Chapitre vingt-deux

La péniche s'était transformée en un tumulte de voix et d'allers-retours incessants. Policiers, légiste, inspecteurs, hauts responsables de la santé publique… Les techniciens de la police scientifique avaient pénétré en priorité, afin d'installer un couloir de rubans où nous pouvions circuler sans risques de contaminer les éléments sensibles. Poils, empreintes, squames de peau, poussière. Van de Veld les avait suivis dans la foulée, sa valise en aluminium à la main.

Accoudé au bastingage, j'observais les ondoiements qui glissaient de poupes en proues. L'astre rayonnait de son plus beau jaune, imposant dans ce profond ciel bleu. Dans des circonstances normales, cette journée aurait pu être belle.

Mais la mort rôdait. En nous et autour de nous.


Peu à peu, la fatigue m'envahissait. Mes mains tremblaient un peu moins. Plus de quinze heures sans antidépresseurs ou stimulants, Deroxat, Guronsan, Olmifon, Tranxène. Même plus de vitamine C. La pénurie de pilules, à l'appartement, était peut-être un bien, en définitive. Il faudrait tenir sans, affronter les appels au secours du corps, et résister. Ne plus sombrer…

Leclerc, cravate grise sur visage fermé, me tendit un gobelet de café.

— Tu devrais retourner chez toi une heure ou deux, fit-il en s'appuyant à son tour au garde-corps. Le temps que les premières analyses arrivent. Tu n'as même plus de liquette et, franchement, tu as une tronche à effrayer un poulpe !

Je palpai mon visage creusé. Poils crissants, cernes profonds, plis prononcés. Du pas joli-joli, en effet.

— Et Del Piero ?

— En bas, avec les techniciens… Elle a passé la chemise d'un de nos hommes, tout ça pour éviter de rentrer chez elle. Un sacré bout de femme, elle ne lâche pas facilement, elle non plus…

Il se racla la voix.

— Ce salopard de tueur sait que nous sommes ici…

— Le détecteur, dans la salle des machines ?

— Oui. Il était couplé à une vieille station d'émission qui a pu envoyer des ondes radio sur, estime l'expert, un rayon d'une vingtaine de kilomètres. C'est-à-dire jusqu'aux portes de la capitale.

— L'enfoiré…

— On ne le tient pas encore, mais avec les traces qu'il y a là-dedans, on aura bientôt son profil génétique complet et son groupe sanguin. Quant aux empreintes digitales, on en possède plus qu'il n'en faut.

— Encore faut-il des suspects ou qu'il ait un casier ! Ce dont je doute franchement.

— Pour les suspects, on va se débrouiller. Le procureur a lancé une opération d'envergure à l'église d'Issy. Nous sommes dimanche, dès la sortie des fidèles, nous allons relever les identités et procéder à un filtrage. Le barman de l'Ubus nous indiquera les clients potentiels.

— Parce que vous croyez qu'il va se pointer à la messe ? Et cet… Opium ? Vous l'avez coincé ?

— Volatilisé, avec tous ses porte-flingues, les acheteurs, les vendeurs. Un beau fiasco, quoi !

Il eut un geste de sourde violence.

— L'entrée se trouvait sous le magasin africain, voisin du bar, mais la sortie officielle se faisait par l'arrière-cour d'un restaurant, à plus d'un kilomètre de là. Ils ont fui comme des rats, nos équipes n'y ont vu que du feu…

Il se brûla les lèvres dans son café.

— Merde !!! Ce… cet Opium s'appelle Seal Bouregba, un escroc déjà arrêté pour vol de voitures de luxe. Avec sa petite équipe, il organisait la logistique, l'accès à la station, la remontée, les prélèvements d'argent. Un business qui permettait aussi aux patrons respectifs des établissements d'arrondir leurs fins de mois. On va quand même cuisiner ceux qu'on a sous la main, en attendant mieux. Barmen, serveurs, responsables. Peut-être obtiendra-t-on des éléments permettant de dresser un portrait-robot de l'assassin.

Je haussai les épaules.

— Il y avait un sacré monde là-dessous… Tout ceci risque de prendre du temps et des ressources.

Il se redressa brusquement et broya son gobelet dans ses mains.

— Je sais, je sais ! Ça part dans tous les coins ! Je me perds en paperasses, on me tombe dessus de partout, jusqu'au ministre de la santé, qui appelle ma hiérarchie au moins une fois par jour !

Un silence s'étira. Une envie soudaine de respirer, d'oublier un peu. Aussi difficile que de creuser le marbre.

— Trois des cinq cuves ne contenaient plus de moustiques, fis-je sans décrocher mes yeux de l'eau où mon visage las se réfléchissait. Le fléau… On est peut-être arrivés trop tard…

Le divisionnaire tentait de garder son aplomb, mais je sentais que la situation le déstabilisait, comme nous tous.

— Pour l'instant, aucun signe d'alerte dans les hôpitaux du secteur, fit-il. Mais la canicule ne nous aide pas. Les urgences des CHR sont saturées de coups de chaleur, le personnel soignant est débordé. Ça tombe vraiment au mauvais moment.

— C'était peut-être volontaire…

Je fixai Leclerc dans les yeux.

— Cette fille, il l'a violée, n'est-ce pas ?

— Van de Veld est catégorique, répliqua-t-il en réajustant sa cravate. On a retrouvé du sperme et du sang à proximité de ses entraves, dans le vagin, de même que… dans l'anus. Il l'a violée régulièrement… et par-derrière…

Torturée, bafouée, violentée sans pitié. Ma haine grandissait, cette rage incontrôlable, cette envie de tuer à mon tour. Après avoir inspiré un grand coup, je baissai les paupières et annonçai :

— Il y avait trois paires de chaînes, chacune dans un coin de la pièce… Le père, la mère, Maria… L'assassin voulait que les parents le voient agir… mais pas directement… Alors… il dresse un drap et… installe un miroir au plafond…

Leclerc frappa du plat de ses mains contre le garde-fou.

— Cet enfoiré est peut-être frustré, ou il a honte… Merde ! Il est même pas fichu d'assumer ses actes !

Il retrouva un calme apparent.

— … Le légiste affirme qu'à première vue, le meurtrier, en mutilant la fille, n'avait sectionné aucune veine ou artère vitale. Aucune blessure, en soi, n'était mortelle. Il voulait prolonger le calvaire, le plus longtemps possible. C'est la montée de la température et la simultanéité des saignements qui ont entraîné le décès.

Mes tempes puisaient, de plus en plus fort, tandis que ma tête bourdonnait.

— Il faut… analyser ces dessins… Comprendre… Pourquoi… Pourquoi… Je… Je vais rentrer me reposer… quelques heures… Oui, quelques heures… J'ai… la vision qui se brouille…

Alors que je m'apprêtais à embarquer dans un Zodiac, Houcine Courbevoix surgit de la cabine en courant, se pencha par-dessus la rambarde et désigna les papillons.

— Ça m'est revenu d'un coup, comme ça ! s'époumona-t-il dans de grands gestes désordonnés. Regardez-les !

Leclerc se pencha à son tour, l'air indifférent.

— Et alors ?

— Nous n'en avons découvert aucun dans la cale ! Des moustiques, oui, et j'ai même trouvé les vestiges d'une fourmilière, mais pas un seul lépidoptère ! Alors, dites-moi ce que ces mâles sont venus chercher ici ?

Je remontai les quelques barreaux, interloqué.

Exact. Ils n'avaient pas bougé d'un millimètre depuis mon arrivée avec Del Piero. Ils battaient de l'aile sur la coque, sans s'interrompre, avec la volonté farouche de percer la carapace d'acier.

Leclerc pointa un doigt autoritaire vers le pilote du canot.

— Polo ! Essaie d'en choper un !

L'inspecteur se débrouilla fichtrement bien, en équilibre sur un boudin, pour piéger un papillon. Non sans dommages, certes, puisqu'il lui amocha sérieusement l'aile droite. Le sphinx couina. Un long cri désespéré.

— II… en faut un autre ? demanda le policier en tendant sa prise effarouchée.

— Ça devrait aller, mais restez à proximité ! fit Courbe voix en récupérant par l'abdomen l'insecte braillard. Bon… Aidons un peu ce gros nigaud à s'orienter…

L'entomologiste se précipita à l'intérieur de la cabine et lâcha la bestiole qui, un poil bringuebalante, hissa sa tête de mort en direction de la cale avant de disparaître dans le premier sas.

— Laissez passer la bête ! brailla Leclerc.

L'autel du carnage, avec ses entraves, ses climatiseurs éteints, son drap, son miroir, s'illuminait sous le feu des puissantes lampes à batterie. Van De Veld, à proximité de sa mallette, poursuivait son travail de fouille morbide, exigeant du photographe des plans rapprochés des plaies. Derrière lui, deux techniciens gantés réveillaient l'invisible avec des produits chimiques. Le luminol, un réactif au fer des globules rouges, transformait toute marque de sang, même effacée, en une grosse trace fluorescente. On en détecta sur les parois, près des coups d'ongles, dans les fermoirs des chaînes, sur les maillons, le sol. Le cyanoacrylate de méthyle révélait, quant à lui, des flopées d'empreintes digitales, des crêtes, des lacs, des bifurcations papillaires que dévoreraient bientôt les ordinateurs, les comparant à des milliers d'autres.

Le papillon, dans son ivresse sexuelle, ignora ces activités mortifères et fonça vers le sas suivant.

Là aussi, les flashs battaient. On photographiait les dessins au fusain, on plaçait des numéros près de chaque pièce à conviction, on enfermait divers petits matériels — stylos, gommes, ciseaux — dans les sachets apprêtés. On empaquetait la mort.

Le sphinx changea brusquement de direction, traversa le rayonnement d'un halogène avant de plonger droit sur la table. Sa cavalcade amoureuse finissait ici, sur le torse nu d'une femme à l'agonie, au milieu des flots furieux et des vagues géantes.

En plein sur la scène du Déluge… Ses minuscules pattes crissaient, ses longues antennes courbes se déroulaient, comme des radars affolés. Du fin fond de son cerveau unicellulaire, il devait se demander ce qu'il faisait là.

— Merde ! Qu'est-ce que ça veut dire ? aboya Leclerc. L'Arche de Noé…

— Cette reproduction doit être bourrée de phéromone ! Une lampe ! Une lampe à ultraviolets ! réclama Courbevoix en claquant des doigts.

— Je vais en chercher une ! se proposa un technicien.

Del Piero nous rejoignit et se pencha par-dessus l'image, un trait interrogatif dans le regard.

— J'ai déjà vu l'original quelque part…

J'enfilai une paire de gants en latex et prélevai une vieille Bible à la couverture salpêtrée, posée juste à côté. Un marque-page me porta au bon endroit. La Genèse…

— Vous l'avez aperçu au Louvre, répondis-je en parcourant des versets du doigt. Il s'agit d'une reproduction d'un tableau de Théodore Géricault, Le Déluge… Mon Dieu… Écoutez ces passages, qu'il a soulignés :

« L'Éternel dit à Noé : Entre dans l'arche, toi et toute ta maison ; car je t'ai vu juste devant moi parmi cette génération…

…Tu prendras auprès de toi sept couples de tous les animaux purs, le mâle et sa femelle…

… Tout ce qui se mouvait sur la terre périt, tant les oiseaux que le bétail et les animaux, tout ce qui rampait sur la terre, et tous les hommes…

… Tout ce qui avait respiration, souffle de vie dans ses narines, et qui était sur la terre sèche, mourut… »

Je refermai l'ouvrage, les lèvres pincées.

— Il continue dans son délire, envoya Leclerc en approchant le nez. Ça rime à quoi, ces papillons ?

— Des messagers… Je crois qu'il s'en sert comme messagers… La phéromone les guide et eux nous guident à leur tour… Il voulait nous conduire à cette vision du Déluge.

— Tu voudrais dire qu'il comptait nous amener ici, tôt ou tard ?

— Possible. Et nous sommes peut-être arrivés plus vite que prévu… Il n'a pas eu le temps de tout… déménager…

— C'est du délire, putain ! répéta le divisionnaire.

Le technicien réapparut avec la lampe, qu'Houcine Courbevoix approcha du poster. Nous nous pressions tous les quatre autour, épaule contre épaule, le cœur au bord des lèvres.

Lumière. Le voile violet réveilla alors des filaments blanchâtres, indétectables à l'œil nu. Des filaments qui formaient des lettres et les lettres, des mots. De l'encre invisible, sur laquelle s'égaillaient des traces de phéromone.

— Seigneur Dieu ! s'exclama Leclerc, une main devant la bouche.

Del Piero se mordit les lèvres, ma mâchoire se figea, comme prise dans un gel instantané. L'immonde nous frappait au visage.

Sur chaque centimètre carré de la reproduction, le tueur avait noté des prénoms et la première lettre du nom. Des identités, des tas d'identités entassées les unes sous les autres.

Frédéric T… Jeanne P… Odette F… Michel O… Femmes, hommes, enfants peut-être…

Et là, successivement ? Renée M… Guy M… Damien M… Fabien M… Une famille complète ?

Une liste. Ce tableau dissimulait une liste de victimes. Je voyais ces vagues furieuses jaillir de l'œuvre et anéantir sous leur écume mauvaise des vies et des vies. Je pensais aussi aux cuves vidées de leurs insectes. La machine meurtrière était en marche, une grande main assassine capable des pires atrocités.

Leclerc leva les yeux vers ces tracés déments, ces tourbillons de colère, avant de plaquer ses deux mains grandes ouvertes sur son visage.

— Nous ne sommes qu'au début… murmura-t-il. Nous ne sommes qu'au début…

— J'ai compté… souffla Courbevoix. Cinquante-deux… Il y en a cinquante-deux…

Les prénoms tournoyaient, sous les rayons inquisiteurs. Des fantômes d'existences, qui réclamaient secours, là, sous nos yeux, si proches et pourtant si loin. Leclerc abattit ses poings sur la table, dans un douloureux souffle d'impuissance. Del Piero se tourna vers l'entomologiste.

— Nous avons découvert des insectes à proximité de chaque victime. Le confessionnal, le local de plongée. À chaque fois, de la phéromone. Mais vous n'y avez rien remarqué, ni textes, ni noms dissimulés ?

Courbevoix secoua la tête.

— Les techniciens de la scientifique ont tout examiné aux UV et j'ai vérifié derrière, au niveau des marques d'hormone. Aucune inscription particulière. Désolé…

— Merde ! Que foutaient ces putains de sphinx sur les lieux des crimes ? Ce fumier les utilise pour nous faire découvrir des pistes cachées ! Alors pourquoi on n'a rien trouvé ? J'ai l'impression que nous sommes passés au travers de quelque chose. Mais quoi ?

Del Piero grinça, tandis que je me redressais, la tête lourde, vide.

— Je… je vais rentrer… Je n'arrive plus à réfléchir… Tenez-moi… au courant, si vous avez du nouveau…

— Tu ne vas pas nous lâcher maintenant ? brailla Leclerc. Avec cinquante-deux victimes potentielles sur les bras ?

— Désolé, commissaire… Je me sens… vraiment pas bien… Un foutu mal de crâne. Ce serait pas… une bonne idée que…

Il me posa une main sur l'épaule.

— Excuse-moi. Ça fait je ne sais combien de temps que tu n'as pas dormi. Va te reposer un peu.

— Il va… falloir… qu'on me ramène… J'ai pas de… voiture…

— Polo s'en occupe.

Avant de partir, du bout, mais vraiment du bout des lèvres, je demandai au photographe de m'envoyer par mail, dès que possible, un scan de toutes ses photos et de chaque dessin. Il promit de me les fournir dans l'après-midi.

Alors que je m'éloignais en Zodiac, dans l'ombre des monstres curieux et de ce métal trop dense, je me surpris à adresser une parole au ciel, pour ces personnes que je ne connaissais pas… Ces cinquante-deux personnes…

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