Chapitre dix-neuf

Les trois jours d'enquête écoulés avaient décimé une bonne partie de nos capacités de résistance. Sous la lumière tamisée de son bureau, Del Piero gazait à la nicotine et à la caféine. Les post-it s'accumulaient, sur les murs, le tableau, les contours de son ordinateur, les dossiers s'empilaient autant que les heures de sommeil à rattraper. Les pressions subies par la hiérarchie, le paludisme et nos petits soucis personnels n'arrangeaient rien.

L'inspecteur Sanchez se tenait à mes côtés, courbé, le visage tiré et les mains jointes sur les genoux. Je lui proposai une cigarette, qu'il refusa. Je voulus porter une clope aux lèvres mais me ravisai. Appeler la flamme d'un briquet serait la meilleure façon d'attirer l'attention sur mes doigts… et de faire remarquer qu'ils tremblaient encore.

— La station fantôme Haxo s'étend sur plusieurs kilomètres, expliqua Del Piero en stabilotant une ligne sur un plan d'archivé de la RATP. La Compagnie du Métropolitain envisageait, au début des années 1900, d'exploiter à meilleur escient les lignes 3 et 7, notamment avec le prolongement des rames Pré-Saint-Gervais de la ligne 7 jusqu'à la porte des Lilas. Une station est alors bâtie, à voie et quai uniques. Haxo… Aucune bouche extérieure n'a jamais été construite, pas un seul voyageur n'a emprunté la ligne. On s'en servait, il y a quelques années encore, comme garage à rames, puis les accès ont été définitivement murés.

Elle désigna une croix rouge.

— La ligne oubliée passe à proximité d'Haxo et du cimetière de Belleville. D'après cette carte, la partie supérieure du tunnel se situe, en moyenne, à quatre mètres sous terre. Autrement dit, à partir d'un endroit déjà profond, comme une cave ou une tombe, en creusant un peu on doit atteindre la voûte facilement.

Il y eut un claquement sec qui me fit sursauter.

— Vous m'écoutez, Sharko ? demanda-t-elle en haussant le ton.

J'acquiesçai.

— Bon… Outre les caves, il semble possible de pénétrer par les voies d'aération, joignant Haxo aux lignes 3 et 7. Elles ont normalement été fermées, côté Haxo, mais ont très bien pu être démolies… Si ces passages existent, ils sont terriblement dangereux, car donnant sur des tunnels à voie unique où circulent des rames.

Je retournai le plan et considérai la zone surlignée.

— Valdez prétend ne pas connaître le point d'entrée, on lui bande chaque fois les yeux. Selon lui, il faut marcher trois ou quatre minutes, monter, descendre des escaliers, même sortir à l'extérieur, peut-être au travers du cimetière. Sans doute la raison de ces… marchés interdits pendant la nouvelle lune. Obscurité absolue, pas de risque d'être repéré…

La commissaire repoussa une mèche rousse sur le côté. Son chignon, parfait dans la journée, ressemblait à présent à une nébuleuse éclatée.

— Nous disposons de trop peu d'éléments et de ressources pour quadriller le périmètre, constata-t-elle sous les plis inquiets de son front. Ces boutiques, ces maisons attenantes à la ligne sont des sources potentielles d'abords illicites. Si vous descendez là-dessous, personne ne vous appuiera. C'est une opération extrêmement hasardeuse qui… m'embarrasse.

— J'en suis conscient, mais… mais nous avons un moyen inespéré d'approcher ces vendeurs d'insectes meurtriers. Il faut prendre le risque, c'est la nuit de nouvelle lune.

Polo Sanchez envoya, tout penaud :

— Excusez-moi… Mais qu'est-ce que je fiche ici ?

Je me tournai vers lui :

— Tu es ma clé du sanctuaire.

Le jeune inspecteur me regarda sans comprendre. Je lui tendis le téléphone portable de Valdez.

— D'après ce que la commissaire a comme infos sur Valdez, il a passé cinq ans à Fresnes pour trafic de stupéfiants, en 95. Je vais prétendre auprès d'Opium être l'un de ses compagnons de taule. Je me débrouillerai pour le baratiner, mais il se méfiera sûrement. À tous les coups, il appellera sur ce portable, pour que le Mexicain confir…

Une goutte de sueur me brûla soudain la rétine. Je m'arrachai de mon siège.

— Merde ! Merde ! Merde ! J'en ai plus qu'assez de cette putain de chaleur !!!

Del Piero me fixa, les lèvres serrées, sans décrocher une parole. Je restai debout et poursuivis mes explications.

— Ex… cusez-moi. Tu… tu es d'origine hispanique. À peu de chose près, tu as le même accent que ce pourri de Valdez. Tu te feras passer pour lui.

Je brandis une fausse carte d'identité, que je traînais depuis mes années à l'antigang.

— Je m'appelle Tony Shark. Retiens bien ce nom…

Sanchez écarta les bras.

— Mais je ne connais rien de ce putain de Mexicain !

— Débrouille-toi, bordel ! Il te reste une heure avant que je débarque là-bas ! Va dans la salle d'interrogatoires, discute avec lui, prends ses intonations de voix ! Agis ! C'est pourtant pas compliqué !

Le regard qu'il croisa avec Del Piero me déplut. Il dit, en sortant :

— Je vais faire mon possible…

Dès qu'il eut quitté la pièce, la flic se massa les tempes.

— Désolée de vous dire ça, mais vous êtes dans un sale état, Franck. Vos nerfs sont à fleur de peau, vos mains… tremblent. Je ne pense pas que vous soyez ce soir en état de…

J'inspirai un grand coup.

— Vous allez jouer la psy, vous aussi ? Au contraire, mon… état sera un avantage. Je serai plus crédible, plus loin de mon personnage de commissaire.

Elle pianotait avec un stylo.

— Vous avez toujours réponse à tout, hein ? Combien de temps tiendrez-vous ?

— Plus que vous.

Elle ignora la remarque.

— Cet Opium a sûrement été en contact avec notre assassin. On devrait peut-être l'interpeller directement, en force.

— Sans savoir de quoi il en retourne ? On risque de foutre un boxon pas possible. Laissez-moi d'abord fouiner.

Elle agita la bouche de droite à gauche.

— Que sait-on d'Opium ?

— Sénégalais, crâne rasé, balèze, avec un anneau dans le nez. Valdez n'a pas voulu en dire plus.

Elle affina ses yeux félins.

— Il en a déjà dit beaucoup, je trouve. Ce type a l'air de tout sauf tendre, et pourtant, j'ai vu la façon dont il vous dévisageait. Comme… s'il avait peur de vous.

Je claquai mes mâchoires, comme un requin.

— L'effet Sharko, sans doute…

Elle se força à sourire et déplia une carte de l'Est parisien.

— Bon ! Nous posterons deux hommes à l'angle de l'avenue Gambetta et deux autres rue Haxo. Je vais aussi mettre en place une brigade d'intervention, au cas où il y aurait un problème. Mais… surtout, pas de zèle ! Vous descendez, repérez les vendeurs louches, puis remontez. Nous les intercepterons à leur sortie, en douceur, en espérant qu'ils pourront nous mener au meurtrier. C'est… le scénario le plus optimiste…

J'opinai du chef. Elle me jaugea rapidement, le poing sous le menton, et ajouta :

— Et si le tueur se trouve là-dessous ? Si, d'une manière ou d'une autre, vous vous faites pincer ? Si les choses tournent mal ? Vous n'aurez même pas d'arme ! Franck, c'est extrêmement dangereux !

— C'est tout ce qui me plaît dans ce métier. Et puis, avons-nous une autre solution ?

Elle serra la mâchoire.

— Je vais contacter la BRB. En attendant, prenez vos hommes et allez-y. Mais… Soyez extrêmement prudent… Je resterai en liaison radio avec les équipes à l'extérieur.

Je décochai une risette nerveuse.

— Vous devriez aller vous coucher une heure ou deux. Demain risque d'être une très grosse journée.

— Et lâcher mon enquête ? Vous êtes taré ou quoi ?

Elle se plaqua au fond de son fauteuil, son visage englouti par l'ombre.

— Je ne sais pas si je devrais vous dire ça mais… J'ai une mauvaise intuition… Une très mauvaise intuition…

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