Chapitre trente-deux

J'étais resté là, seul, appuyé sur ma voiture, la tête dans mes mains tremblantes. La Trompette blanche ne respirait plus, privée de ses âmes, étouffée par la maladie. Tout s'était passé si vite… Le tueur rachetait sa jeunesse volée, comme Zeus avec Tantale, il avait condamné ces gens à un supplice éternel ; la prison de leur corps. La fièvre partirait et viendrait, les ébranlant, transparente aux notions de temps et d'espace. Pire qu'une exécution. Une bombe, au creux de leurs entrailles. Ils se souviendraient, toujours, à chaque fois… Ils se souviendraient d'une femme qu'il aurait fallu soigner, d'un enfant qu'il aurait fallu aider.

Les premières gouttes éclatèrent comme de grands baisers humides. Je brandis les paumes au ciel, l'eau s'y invita sans retenue, tandis que les collines tressaillaient, leurs sols libérant soudain leurs bonnes odeurs de terre fraîche. Je partis alors, les maisons aux murs blancs et toits rouges s'évanouirent lentement, dans cette brume d'eau, comme si rien de tout cela n'avait existé. Juste un rêve…

Je roulai jusqu'à Veyron, ce village d'où se déroulait l'immense forêt de pins à la pente agressive, érigée d'arbre en arbre jusqu'aux flancs des sommets. Dans quelques heures, on traquerait Vincent partout en France, arpenterait chaque pavé, interrogerait proches, voisins, amis. On chercherait, mais on ne trouverait pas. Parce qu'il avait une dernière mission à accomplir. Ici, en ces terres fracturées.

Les frères Ménard.

Je m'engouffrai dans un bistrot, la veste par-dessus la tête tant le ciel crachait, puis demandai le moyen d'atteindre la Goutte-d'Or. La patronne, un peu surprise, m'accompagna sur la terrasse et désigna une montagne en forme de dent de requin.

— Il n'y a pas de sentier balisé qui mène à la cascade. C'est un endroit sauvage et dangereux, en bordure d'un gouffre d'une dizaine de mètres de profondeur… Je vous déconseillerais d'y aller aujourd'hui… Nous ne sommes pas encore au cœur de l'orage et, croyez-moi, il va être d'une violence rare !

— Je prends le risque…

— Vous seriez pas parisien, vous ?

Elle ravala vite fait son sourire.

— Bon, si vous n'avez pas peur de la foudre, ni de glisser dans la gorge, libre à vous ! Il y a un parking, un peu plus en hauteur. Garez-vous là et attaquez la forêt de cet endroit. Gardez toujours la dent du Diable en ligne de mire. Après deux kilomètres, vous arriverez normalement au bord du canyon. Longez-le par la droite. Vous trouverez alors la cascade… Mais, encore une fois…

Je m'éloignais déjà, dans ces rideaux de pluie, la remerciant d'un bref coup de menton.

Entre un aller-retour d'essuie-glace, je dégotai l'aire de stationnement, un simple espace défriché à l'écart de toute forme de civilisation. Je vérifiai l'état de mon Glock. Chargé, sécurité du percuteur en place. La Maglite, dans ma boîte à gants. Mon portable, que j'enroulai dans un emballage de sandwich. J'étais paré. Seul problème, cette flotte, tant désirée… Et qui se dressait devant moi dans un vacarme de vitre brisée.

Instantanément, ma chemise, mon pantalon se gorgèrent d'eau, mes souliers de boue. Devant, racines piégeuses, silex acérés, aiguilles bruissantes. Et une brusque noirceur de suie. L'orage. Fougueux et diabolique.

En mire, la dent du Diable… Happée en sa pointe par le déluge… Découpée par les troncs sinistres… Mais toujours là, puissante, érigée.

J'imaginais… J'imaginais Vincent, traîné par les deux frères, sous la colère du ciel, dans ces mêmes fureurs liquides, insulté, peut-être battu. Je voyais les ombres croître, autour, comme autant de démons, alors que la forêt se refermait, obscure, pareille à une grande main assassine. J'avançais sur ses pas d'enfant et frissonnais tout autant. Son passé explosait devant mes yeux. Ses hurlements, ses peurs, son calvaire. Aux autres de subir, maintenant. Il allait le leur rendre au décuple. Par la brutalité de ses meurtres.

Je le détestais pour ça.

Combien ? Combien à marcher ? Le sol grimpait, sans cesse. Je m'accrochais aux branches, me hissais aux souches, m'écorchais à sang, ce sang qui ruisselait jusqu'à mes pieds. Les flots boueux enflaient, la pluie claquait sur mon corps, fumant comme une vieille chaudière et je dus, à maintes reprises, faire une pause, essuyer mes doigts gourds et rappeler ce souffle qui ne venait plus.

Cette fin, j'avais déjà l'impression de l'avoir vécue. Pas une impression. La réalité. Il y avait tant d'années. Ces endroits rendus irréels par les éléments déchaînés. Cette quête du Mal absolu. La souffrance des êtres, au-delà de l'entendement. Tout allait-il finir dans le même bain de terreur ?

Les mauvais pressentiments de Del Piero. Peut-être pour maintenant…

J'aurais dû prévenir une équipe. Hélicoptères, fusils, mort. Appeler Leclerc peut-être ? Savoir qui était Vincent ? Non… Non… Je le voulais, face à moi, dans la pureté de mon ignorance. Je le voulais tel que je le concevais. Authentique. Beau et violent. Simple et abominable. Un être par-delà les frontières du bien et du mal.

L'ultime face à face. Un seul vainqueur… Je le tuerai… Je le tuerai de mes propres mains pour ce qu'il avait fait.

Une pente plus abrupte, escaladée à l'arrache, dans un déchirement de gorge. Puis l'haleine d'un ravin. Peu profond. Quinze mètres, à tout casser. En son fond, le gros bouillon d'un torrent. Par la droite, avait dit la femme. Un éclair fracassa un arbre sur l'autre rive. Le paysage flamba, avant de replonger dans ce noir de cataclysme. Le tonnerre faillit ébranler la terre.

Je m'agrippai à tout ce que je pouvais, dans la douleur insoutenable de mes articulations et de mes cuisses brûlantes. Le passage était vraiment étroit, glissant au possible. Le gouffre guettait. L'averse emprisonnait le paysage. Troncs gris, parois grises, montagnes grises. L'uniformité d'une nécropole.

Là-bas, plus à droite encore, la roche s'extirpait du sol en un colosse de granit. Un flanc de montagne, brut et offensif. Coiffé de sa cascade, écrasante de puissance. Je m'approchai du déluge d'eau, les mains sur les genoux, avec un halètement devenu grognement. Une cavité, derrière la cascade, avait dit la vieille dame. Où ? Et comment l'atteindre ? Les torrents dévalaient d'une paroi verticale, à fleur de vide, avant d'éclater au fond du canyon dans un lac intermédiaire. Non, impossible. Pas sans cordage. Des enfants…

Comment avaient-ils pu découvrir une grotte, y emmener Vincent ?

Et sa mère ? Était-ce l'endroit où elle attisait les regards des mâles, dans sa nudité originelle ?

J'avais emprunté la mauvaise voie, forcément. Les dessins au fusain. Le reflet des yeux dans le lac. Oui !

Le dessin se trouvait là, sous mes pieds. Il ne fallait pas attaquer la Goutte-d'Or par le haut… Mais par le bas… Par le petit lac…

Une vibration, dans ma poche. Le portable. Un nom, sur l'écran, martelé par les barreaux d'eau. Leclerc. J'hésitai, puis sortis l'appareil de l'emballage. Voix lointaine, à peine audible. Grésillements, parasites en tout genre, roulement incessant du tonnerre.

— Shark ! Écoute bi… ce que… te di…

— Allô ! Commissaire !

— Vincent Croo… On… atrouvé !

Je plaquai l'engin contre mon oreille.

— Je n'entends rien !!! Vous dites que vous l'avez retrouvé ? Vous avez retrouvé Vincent Crooke ?

— Oui !!! On l'a retr…vé !

Je me sentis soudain très con, au cœur du déluge, dans le trou du cul du monde. Ils l'avaient eu… Sans moi…

— Il pleut ! Je ne peux pas m'abriter !!! Je vous rappelle dans une heure ! Le temps que je regagne ma voiture, OK ?

— Non !!! Ne… croche pas… On a un… oblème !… énorme prob… !!!

Je me recroquevillai, protégeant au possible le téléphone de la flotte.

— Un problème ? Quel problème ? Quel problème !!!

— Vin… Crooke… mort !!! Il est… ort…

— Quoi ? Qu'est-ce que vous racontez ? Il est mort ?!

— Y a quat… ans !!! Quatre…

— Allô ! Allô ! Commissaire !!!

Plus de tonalité. Je recomposai son numéro. Sans succès.

— Merde ! Merde ! Merde !

Je fracassai cette saloperie d'appareil contre un rocher, bouillant de rage. Avais-je bien saisi ? Vincent Crooke mort, il y a quatre ans ? Non ! Impossible ! Ça n'avait aucun sens ! Je ne poursuivais pas un fantôme, nom de Dieu ! Ces cadavres, ces gens malades, le mauvais air ! Le message, Maleborne, l'hôpital, La Trompette blanche ! Tout m'avait amené à Vincent Crooke ! À sa jeunesse ! Mais alors…

Quelqu'un d'autre tuait. Quelqu'un d'autre remontait à la source, dans la peau de Vincent Crooke. L'usurpateur d'un anonyme… Animé d'une cruauté démesurée. Pourquoi ?

La réponse là, derrière la cascade. Aller au bout. Sous mes pieds, l'encaissement. Comment descendre ? Rebrousser chemin ? Éviter la forêt ? Je me frottai les joues, le front, saturés d'eau, la pluie ruisselait sur ma nuque, entre mes omoplates. L'orage fracassait sa hargne, tout près. La forêt partout, ses éperons tendus aux cieux. Devant, derrière, au-dessus. Le vide. Deux nouvelles heures de route ou… trois secondes ?

Le tout pour le tout. Pour savoir, comprendre. Torche dans une main. Glock dans l'autre. Puis le néant. La chute m'aspira. Un fracas. Une gifle. Des bulles.

Une grande gorgée d'air. Je respirais. Les immeubles d'eau grondaient, tout près, dans un nuage d'écume, de vapeur froide, tandis que les roches se comprimaient. Je me hissai sur la rive, m'agrippai aux flancs de granit, approchai du monstre liquide…

Une coupure, sur un rocher tranchant. Paume en sang. Je lançai un grand cri en transperçant la muraille aqueuse. Tête entre les épaules, yeux fermés. Des tonnes sur le crâne… Une paroi, enfin. Mes doigts palpèrent alors un décrochis… Une grotte…

Vingt-cinq ans en arrière. Voyage dans les travées du temps.

Maglite en sale état, mais fonctionnelle. Quant au Glock… Il avait vu pire.

Je m'enfonçai dans les toiles d'ombre, les doigts collés à la pierre. Le sol glissait, comme couvert de glaires. Le rugissement de la cascade s'éloignait, relayé par d'étranges crépitements. Bruissements d'ailes, crissements de pattes.

J'allumai ma lampe torche. Juste à temps, car le sol plongeait dans les ténèbres, juste devant, en une espèce de toboggan géant. Et là, sur le côté, une corde nouée autour d'une protubérance. Une corde tressée de gros nœuds. Je l'attrapai.

Au fil de la descente, le peuple des insectes cavernicoles croissait. Des mouches énormes agglutinées sur des champignons. Des araignées monstrueuses, munies d'espèces de pinces. Des mites noirâtres, sans yeux. Un monde de répugnance. Le cauchemar de Vincent.

Le sol enfin, mâchoire de stalagmites et de stalactites. Une bouche humide. Le froid saisissant. Le flop languissant des gouttes. Et des gémissements lointains… Inhumains… Ils étaient là, dans la gorge du néant…

Une lueur, plus en profondeur. Des ombres qui s'étirent, les silhouettes figées des roches déchirées. J'éteignis ma torche, me cramponnai à mon arme. Loin du monde, au fond de la terre, la peur m'enveloppait.

Le goulot vira brusquement sur la droite, la lumière grandit soudain. Un puissant projecteur, accroché haut.

Des espaces qui s'écartent. Des futs de calcaire d'une nuance de pétale. Des concrétions tordues, des draperies ondulantes, des choux-fleurs minéraux. Et le vert émeraude d'un lac souterrain. La beauté cachée de l'enfer.

Je m'agenouillai dans un recoin, entre les stalagmites, flingue tendu devant moi. En léger contrebas, au bord du lac, deux hommes, face à face, attachés à des colonnes séparées d'à peine un mètre. Nus, le visage brûlant de terreur.

Des points rouges, minuscules, en mouvement sur leur corps. Je ne distinguais pas bien. Des insectes ?

Panoramique visuel. La voûte, explosion de roses, de bleus, de jaunes, jonchée de pics mortels. Des arches éclatantes, des labyrinthes rocheux, des cavités étriquées.

Alors je le découvris, de dos, assis en tailleur dans une niche surélevée… Vincent. Non, pas Vincent. Mais son usurpateur… Un large paletot sur les épaules, une capuche sur la tête… Affairé à dessiner.

Je me relevai doucement, le pied léger, progressai, tassé sur moi-même. L'un des frères m'aperçut, puis l'autre, juste après. Des fourmis… des fourmis rouges, échappées au compte-gouttes d'une boîte transparente, escaladaient leurs corps rasés. Parties génitales, nombril, torse, oreilles, elles étaient partout, affamées de chair. Certaines s'engouffraient dans leurs bouches maintenues ouvertes par un anneau de métal. Leurs poignets, chevilles, ripés de sang, tant ils avaient lutté contre leurs chaînes, tant la souffrance, le feu des piqûres devait être grand. Un calvaire abominable.

Je posai un doigt sur mes lèvres, appelant au silence. Exactement au même moment, ils se mirent à hurler.

Plus le choix ! Je fonçai, dérapai sur un film d'eau, me redressai de justesse en criant :

— Ne bouge pas ! Lève les mains ! Lève les mains !

La silhouette frémit, sans se retourner. Les frères gueulaient à la mort. Mes phalanges enroulaient la gâchette, mon canon pointait la capuche bruissante. Trois mètres, deux mètres… Des feuilles de papier, sous mes pieds. Noir et blanc. Femmes, squelettes, ciels d'orages. Des dessins.

— Tourne-toi ! Lentement !

Il n'obéissait pas. Sa main lourde écrasait un fusain entre le pouce et l'index. J'approchai encore. De mon Glock, je poussai l'arrière de son crâne.

— Tu vas te tourner, bordel ?

Alors le corps s'éboula sur le côté. Des grappes d'asticots suintèrent par ses orifices en bourgeons blanchâtres. Narines, oreilles, globes oculaires. Un cadavre… Je braquais un cadavre ! Mais alors…

Un déclic, derrière moi. Le baiser froid d'un canon sur ma tempe.

— Amusant, non, un peu d'obscurité, quelques vers et on a l'impression que les chairs sont en mouvement. Les sens de l'homme sont tellement imparfaits.

La voix… rien à voir avec celle de Ray Charles… Tellement moins mûre, presque enfantine.

Je relevai la tête, mais un coup sur la nuque m'ébranla. Mon arme roula dans la pente.

— Alors c'est toi, le Méritant ?

Du bout de son flingue, il me força à le regarder. Face à moi, un masque de sorcier africain, aux peintures vives, par-dessus un corps nu gonflé de muscles saillants. Taille, largeur d'épaules, épaisseur des cuisses… Carrure identique à la mienne. Rigoureusement.

— Il faut avouer que tu t'es bien débrouillé, poursuivit-il. Surtout pour la péniche… Je voulais effectivement t'amener là-bas, à la scène du Déluge, te faire découvrir ce qui fut, durant quelques semaines, mon lieu de vie mais… tu as été plus rapide que prévu, je n'ai pas eu le temps de peaufiner les derniers détails et de nettoyer un peu.

Il fit battre ses pectoraux.

Sanctus Toxici… Je suppose que c'est par là que tu es remonté jusqu'à moi… Comment tu as su ?

Je me redressai sur mes avant-bras, l'occiput douloureux.

— Mais… qui es-tu ? Quel rapport avec Vincent Crooke ? Pourquoi nous avoir… trompés ?

Il appuya sur un petit bouton, derrière le masque.

— Je n'ai roulé personne !

Sa voix devenait à présent, effectivement, celle de Ray Charles, de Vincent Crooke…

— J'ai juste suivi le chemin qu'il n'a jamais osé suivre. J'ai agi comme il aurait dû agir, en respectant chaque point, chacun de ses défauts et de ses qualités. Jusqu'aux masques. Les masques… Je suppose que toi et ta tripotée d'analystes en avez déduit que Vincent souffrait d'un problème au visage, non ? Que vous êtes stupides !

Il était fier de lui, ça sourdait de ses pores.

— Je te vois réfléchir, tu sembles pensif, fit-il encore. Tu te demandes, hein ? Tu te dis que je suis un pauvre type battu, violé par un père alcoolique. Tu crois qu'adolescent, je torturais des animaux ou tombais en extase devant des incendies, à me branler sous mes couvertures ?

— En partie, oui. En tout cas, tu es sérieusement perturbé.

Il ricana.

— J'ai eu une jeunesse des plus heureuses ; je me rends à la messe chaque dimanche ; je suis sorti dans les premiers de ma promotion et je devais même terminer ma thèse de troisième cycle sur le Plasmodium, avec deux ans d'avance ! Tu le connais bien le Plasmodium maintenant, non ? Ha ! Ha ! Ha ! Mais cette thèse… Je ne la finirai pas… Mes aspirations sont différentes, maintenant… Bien plus… simples…

Il vrilla l'arme sur ma tempe.

— Ma mère m'a choyé, mon père aurait voulu m'aimer, mais il n'a jamais pu. Des saloperies, dans sa tête. Des tas de cauchemars, des montées d'angoisse, le repli sur soi. Je me souviens, plus jeune, il mettait souvent des masques, à la maison, des masques de clown avec de grands sourires, mais… mais ce n'était que pour dissimuler sa détresse… Pour ne pas nous faire ressentir son mal-être, pour cacher ses yeux, chaque jour gonflés de larmes. Tu ne peux pas savoir à quel point je l'admire pour ça.

Le fils… Il était le fils de Vincent Crooke… Quel âge pouvait-il avoir ? Vingt-deux, vingt-trois ans ? Il serra plus fort sa crosse.

— Ça te troue le cul tout ça, hein ? Mon père s'est suicidé il y a quatre ans. Je me rappelle encore, à son retour de chez Maleborne, l'hypnotiseur. Il portait le masque blême de Pierrot, ce masque d'une tristesse effroyable, qu'il n'a plus quitté jusqu'à sa mort. Ce soir-là, il nous a tout raconté. Cette enfance, à laquelle je t'ai initié… La beauté de sa mère, sa folie, son dégoût des hommes. Les agressions, les moqueries. Il nous a commenté chacun de ses dessins, ceux qui sont ici, sous tes pieds ou que j'ai volontairement abandonnés dans la péniche… Je voulais que tu apprennes à connaître mon père, progressivement, que tu reconnaisses son calvaire. Que tu comprennes pourquoi ces gens ont été punis. Ils le méritaient, tous ! Ils connaîtront la profonde signification du mot souffrance.

— Mais… Pourquoi la fille des Tisserand ? Elle était innocente !

— Ces deux médecins ont privé mon père de l'être qui comptait le plus pour lui. Je voulais leur rendre la pareille, à ma façon… Et puis… Elle était plutôt bonne…

L'un des frères hurla. Du fond de son masque, l'homme dégorgea un rire ignoble.

— Ha ! Ha ! Ha ! Écoute-les ceux-là ! Si tu les avais entendus supplier ! Je vous en prie, monsieur ! Pitié ! Pitié ! Et patati et patata ! Ils étaient pourtant plus entreprenants quand ils ont traîné de force mon père ici, qu'ils lui ont avoué qu'ils le laisseraient crever comme un chien ! Il n'a jamais glissé, comme ils l'ont prétendu. Ils voulaient le tuer ! Le tuer, tu m'entends ? Hein ! Les gars ? C'est bien ça ? Je ne me trompe pas ?

— Qu… qu'est-ce que tu leur as fait ?

Il agita sa longue tête en bois.

Wasmannia auropunctata. Des fourmis urticantes d'Amérique du Sud, extrêmement agressives. Elles adorent piquer les yeux et les parties génitales, et pénètrent volontiers dans les endroits à l'abri de la lumière. Une bouche par exemple. Leur poison finira par les occire, à petit feu. Un long… très long supplice… À la hauteur de leur méchanceté.

Je désignai le cadavre, dont les orbites plongeaient dans les miennes.

— Et lui ?

Le masque oscilla, comme une marionnette folle.

— Cette merde ? Tu n'as pas deviné ?

— Ton grand-père… Tu as aussi assassiné ton grand-père…

— Il les a abandonnés à leur triste sort comme de vieilles chaussettes. Veux-tu que je t'explique ce que je lui ai réservé ?

— Tu ne t'en sortiras pas ! On sait qui tu es, toutes les polices du pays sont à tes trousses. Ce n'est plus qu'une question d'heures.

Il approcha sa figure de bois de mon visage, me couvrit de la tiédeur de son haleine.

— Étrange, dit-il en pressant le canon sur mon front. Tu es venu seul ici. Je m'attendais plutôt à l'armada.

— Je voulais Vincent, là, face à moi. Et j'y découvre son fils. Je ne te cache pas ma déception… Ces crimes sont les tiens, uniquement les tiens ! Ils n'ont rien à voir avec ton père !

La face de sorcier se figea brusquement.

— Non, tu n'imites pas ton père ! poursuivis-je en essayant de planter de l'assurance dans ma voix. Il portait des masques pour cacher ses émotions et vous protéger ! Toi, tu te dissimules derrière parce que tu as honte de ce que tu fais, tu n'oses pas affronter le regard de tes victimes ! Pourquoi avoir violé Maria Tisserand par-derrière ? Pourquoi ce bandeau, sur les yeux de sa mère ? Avec le miroir au plafond, ils te voyaient sans te voir, tu cherches à te déculpabiliser de tes actes ! Tu as peur du jugement de Dieu, je me goure ?

— Arrête !

— Quel dilemme, n'est-ce pas ? Croire en Dieu d'un côté, et buter des gens de l'autre. L'enfer ou le paradis ? L'enfer pour toi, sans aucun doute ! Non, tu ne venges pas ton père. Tu salis sa mémoire ! Tu assouvis un besoin de défier, de torturer ! Tu n'en saisis pas la raison, peut-être prends-tu même du plaisir et c'est ce qui te fait le plus mal. Tu n'es pas différent d'un Ted Bundy ou d'un Francis Heaulmes. Une pourriture. Tu es la pire des pourritures !

Le canon, sur mon œil gauche. Le souffle de ses narines, court, saccadé. Il allait appuyer. Ma femme, ma fille… Toutes proches… Un dernier sursaut.

— Attends ! Je t'en prie ! J'ai… j'ai une dernière question ! Tu peux au moins m'accorder ça ! Une dernière question !

— Pourquoi je le ferais ?

— Je… je suis le Méritant, j'ai compris l'histoire de ton père, j'ai ressenti sa souffrance… Tu me dois bien ça… Je t'en prie…

Il jouait cruellement avec le silence.

— Je t'écoute…

Je me relevai davantage, sur les genoux.

— Le parc de la Roseraie… Comment tu as su pour le message, sur le frêne ? Je n'en ai jamais parlé à personne.

Derrière son masque, il sembla réfléchir.

— De quoi tu parles ?

— J'aimerais savoir, avant de rejoindre ma famille… S'il te plaît… Pourquoi avoir lacéré ce que ma femme et moi avions gravé sur le vieil arbre ?

— Je n'ai jamais détruit de tronc ! Je ne t'avais jamais vu avant ! Tu peux me croire, je ne te mentirais pas dans ton ultime instant ! Tu as fini ? T'es prêt à moisir en enfer ?

— Tu… tu m'y rejoin… dras… très… bientôt…

Il y eut un bruit, derrière lui. Des claquements de pas… Mes pupilles frémirent, par-dessus son épaule. La petite, là, à quelques centimètres !

— Non ! Va-t'en ! Va-t'en ! Je ne veux pas que tu assistes à ça !!!

Surpris, le criminel hésita un dixième de seconde. À la force des mollets, je me propulsai sur le côté, hors de son champ de vision restreint.

Il tira une fois, trop haut, peinant à tourner sa lourde tête de bois. Je lui expédiai mon pied dans son flanc, il grogna, tira, encore et encore, à l'aveugle… Des stalactites se décrochèrent, poignards acérés. Les frères beuglaient encore, de peur, de douleur.

Je me ruai sur l'homme, il m'agrippa au cou, tous muscles bandés. La pente nous aspira, nos corps roulèrent, brisant les stalagmites les plus fragiles, butant sur les autres. Il cogna, de toute sa rage. Côtes, poitrine, nez. Giclées de sang… Puis pesa de tout son poids sur moi. Ses pectoraux qui saillent, et son halètement, toujours… Plus d'air !

Je me débattais de toute ma hargne, mais mon dos restait plaqué au sol. Mouvements vains, il était trop lourd, le dénivelé m'empêchait de me relever… J'agonisais…

Soudain, deux pieds, juste devant mon nez. Deux petites chaussures rouges, dont l'une propulsa une stalactite brisée dans ma main. Je repliai mes doigts sans force. Un dernier geste…

Je brandis le pic et, gueulant tout mon soûl, le lui plantai entre ses omoplates, jusqu'à sentir la chaleur de sa chair, entendre le son rauque de son dernier râle.

Il s'écroula sur moi, avec la mollesse terrible d'une bête abattue.

Je me redressai, lentement, les mains sur la gorge, crachai, pleurai presque, de ces larmes froides, sans vie.

La fillette se jeta dans mes bras, je pus sentir le parfum de ses cheveux, percevoir les battements de son cœur. Elle vivait. Et elle venait de me sauver la vie.

— J'ai une dernière chose à faire… murmurai-je en la posant doucement.

— Vas-y, mon Franck… Vas-y…

Je m'agenouillai près du corps inerte, ce corps si jeune, dans la force de l'âge, et le retournai.

Le masque africain pâlissait dans l'éclat blanc du projecteur, ses traits figés effrayaient, rappelant le terrible courroux d'un vieux sorcier vaudou.

Avec précautions, je retirai la lanière de cuir, à l'arrière du crâne. La parure glissa alors sur le côté, presque au ralenti, dévoilant un très joli visage, aux traits purs… Le visage d'un enfant qui aurait pu être mon fils.

Ce fils que je n'ai jamais eu, cette fille, que je ne verrai jamais grandir. Cette femme chérie, qui ne vieillira que dans mes souvenirs… Toutes les deux, je vous aime tellement.

Et je pressai l'enfant contre ma poitrine. La petite fille au cœur à droite…

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