Chapitre vingt-sept

Les champs avaient craqué sous la poussée des roches, les routes s'étaient brusquement tordues, l'horizon s'était déchiré en une grande mâchoire affûtée, d'un noir presque effrayant dans la nuit furieuse. Puis l'aube avait grandi, tirant son lourd soleil par l'est. Dans cette poussière d'aurore, la vapeur blanche des échappements montait toute rose de la ville. Grenoble, alors, enflait de vie, frémissant dans le grand berceau des montagnes.

L'enfant, à l'arrière. Là, à la place d'Éloïse. Dans l'obscurité, je n'avais eu qu'à imaginer. Ma fille, allongée sur la banquette, endormie. Je l'aurais réveillée doucement, un bisou sur la joue. Elle aurait voulu son grand verre de lait, avec des morceaux de biscuits coupés dedans.

Fini, tout ça… L'imagination. Juste l'imagination…

Le centre hospitalier s'ancrait sur les hauteurs, au pied de la butte Bastille et en regard des eaux palpitantes de l'Isère. C'était un grand vaisseau spatial, dont le blanc cinglant des bâtiments ultramodernes luisait par-devant le bleu-gris du granit alpin.

À l'entrée, un gardien m'indiqua la direction de l'unité de soins pédiatriques. Sa voix sortit de ses rêves ma petite passagère, qui se frotta longuement les yeux avant de coller son front contre la vitre.

— Les montagnes !

— Exact ! Tu as bien roupillé, on dirait ?

— On est en vacances ?

— Puis quoi encore ?

Je me garai face à une immense barre aux fenêtres oblongues. Ma nuque était pleine de tension, mes muscles pareils à des cailloux. Je me versai une tasse de café tiède et agitai un paquet de biscuits par-dessus mon épaule.

— Des Petits-Beurres, ça te va ?

Elle secoua la tête.

— Et un verre d'eau ? Une banane ?

Même réponse muette.

— Comme tu veux, mais je laisse tout ici, si ça te tente… Bon… Tu vas m'attendre dans la voiture, OK ? Je devrais en avoir pour une heure maximum.

— Je veux venir avec toi ! répliqua-t-elle de sa voix grêle d'oisillon.

— Tut tut tut ! Rappelle-toi ce que tu as promis. Je t'ai emmenée mais, en retour, tu ne me déranges pas !

Elle abdiqua et se cala sagement dans le fond de la banquette, son livre de Fantômette ouvert entre les jambes.

Je piochai rapidement une chemise propre dans mon sac, me passai un filet d'eau sur le visage et lissai les plis de ma veste. Presque retapé à neuf, le vieux Sharko. Et pas tout à fait mort.

Dénicher rapidement l'interlocuteur adéquat dans un hôpital peut, pour la personne lambda, relever d'une mission impossible. Aussi fallait-il agir avec poigne. À la première blouse croisée, en l'occurrence une infirmière, j'exigeai de parler au chef de service dans les plus brefs délais. J'avais utilisé ma plus grosse voix, celle du flic sévère. Lorsque, de surcroît, elle lut Direction de la Police judiciaire de Paris sur ma carte et qu'elle entraperçut mon arme dans son holster, elle s'effeuilla presque.

J'eus alors droit au défilé des grades, à qui il fallait répéter encore et toujours la même histoire. Infirmière en chef, médecin, médecin-chef et, finalement, chef de service adjoint.

Cet dernier arborait un faux air du docteur Magoo. Crâne piqueté d'une poignée de cheveux, yeux luisants et une belle paire de baskets aux pieds. Son badge indiquait Docteur Cross.

— Je dois avouer que votre visite… me surprend un peu, fit-il en déchaussant ses lunettes. Nous sommes plutôt habitués aux brigades du coin. Mais là, direction de la police parisienne ? À… sept heures du matin ?

Une nuée d'infirmières s'était regroupée au bout du couloir. Ça chuchotait dur, mais la basse-cour se volatilisa quand Cross y alla à coups de regards furibonds. Je réajustai ma veste sur mes épaules et expliquai :

— Nous avons des raisons de penser qu'une personne que nous recherchons a été hospitalisée dans votre établissement. Et je suis ici pour le vérifier.

— Dans ce cas, nous allons régler cette affaire immédiatement. J'ai énormément de travail et très peu de temps pour le réaliser.

Le médecin me pria de le suivre et se dirigea d'un pas de grenadier derrière le comptoir de l'accueil pour s'installer devant un écran.

— Bien ! Allons-y ! Son nom ?

— Tout n'est malheureusement pas aussi simple. Je ne connais que son prénom… Et… cette hospitalisation remonte à vingt-cinq ans…

Le toubib se perdit dans un long sifflement.

— Ah d'accord ! Et… vous voulez que je fasse quoi ?

— Que vous consultiez vos archives. Cet enfant est resté plusieurs semaines dans le coma. II…

— Je vous arrête tout de suite, trancha Cross en éteignant son écran. Nous n'avons plus ces dossiers.

Une claque en pleine figure. Docteur Magoo enfouit ses mains dans les poches de sa blouse.

— Il y a des centaines et des centaines de mètres carrés d'archives mortes sous le sol de cet hôpital. Des rapports d'entrées, de sorties, de consultations, les protocoles opératoires, établis bien avant que l'informatique devienne monnaie courante. La plupart de ces dossiers sont en cours d'informatisation, mais le Code civil nous autorise à détruire ceux de plus de vingt ans. J'aime autant vous dire qu'on ne s'en prive pas.

Six heures de route dans les pattes pour s'entendre dire ça. Les veines gonflèrent toutes bleues sur mes avant-bras.

— Et les médecins, les infirmières qui se sont occupés de lui ? Vous avez bien les moyens de les retrouver, non ? Année 1980 ! Donnez-moi les noms, juste les noms !

Une femme débarqua avec un bébé dans les bras. Elle braillait plus que l'enfant.

— S'il vous plaît ! Quelqu'un ! Docteur ! Docteur !

— Les urgences ! lança-t-il en la regardant à peine. Il faut passer aux urgences pédiatriques avant de venir ici ! L'autre aile du bâtiment, sur la gauche !

— Mais ! Il a eu plus de quarante de fièvre ! Toute la nuit ! Docteur !

Une infirmière éloigna la mère affolée, sous l'œil mauvais de Cross.

— Des fièvres, des fièvres et encore des fièvres ! Les coups de chaleur engorgent nos urgences ! Ça n'arrête pas depuis quelques jours ! Jeunes, vieux, bambins. Tout le monde y passe. Fichue canicule !

Il recouvra son calme après de petits mouvements de poitrine, puis me reluqua d'un œil blasé.

— Bref, où en étions-nous ? Ah oui ! Un coma, il y a vingt-cinq ans… Et vous aimeriez rencontrer les praticiens de l'époque… Savez-vous combien de patients nous traitons par an, commissaire ? Plus de mille… Espérer déterrer des souvenirs vieux d'un quart de siècle relève de la pure utopie !

— C'est mon problème. Y a-t-il un moyen, oui ou non ?

L'autre haussa les épaules et déroula un geste d'énervement.

— Essayez de voir avec les services administratifs ! Un bâtiment aux vitres teintées, face à la géode de cardiologie, juste derrière. Ils s'occupent de tout ça. Bon ! Excusez-moi, commissaire, mais j'ai à faire. Bonjour à la tour Eiffel…

Je l'attrapai de justesse par un pan arrière. Il n'apprécia pas vraiment.

— Une dernière chose ! Ces prénoms vous évoquent-ils quelque chose ?

Il m'arracha la liste du Déluge des mains, la mine furibonde.

— Vous en avez de bonnes, avec vos prénoms !

— C'est très important… Prenez votre temps…

Après un silence réfléchi, il envoya :

— Rien qui ne coïncide. Je connais bien des Olivier, Pascal, Jean. Mais… La première lettre du nom ne correspond pas… Désolé…

Il m'abandonna là, comme un rond de flan. Allez, courage ! Direction les services administratifs…

En sortant du bâtiment de pédiatrie, je reluquai de loin ma voiture. La petite lisait tranquillement à l'arrière. Cinq cents bornes, pour avaler du Fantômette. Et si sa mère s'était affolée ? Si elle avait appelé la police, inquiète de ne pas voir sa môme revenir ? Dans quelle galère m'étais-je embarqué ?

Services administratifs. Même topo. Carte de police, le responsable du responsable du responsable. Une attente interminable, des coups de téléphone. J'eus droit finalement à une bonne grosse, à la face de saxophoniste et aux doigts boudinés.

— La Criminelle de Paris ! fit-elle en pianotant sans se presser sur un clavier. J'aime bien le commissaire Moulin. Vous connaissez ?

— Il travaille dans le bureau juste à côté du mien.

Elle ne m'épargna pas sa plus belle risette.

— Alors, 1980… Unité de soins pédiatriques… Le chef de service était le docteur Reynalds, il a dirigé de 71 à 83. Et…

Après maints clics de souris, elle imprima une feuille.

— … voici le listing de tous les médecins qui ont travaillé dans l'unité cette année-là. Quatorze au total… Sans compter les infirmières, quarante-sept… Je vous sors leur liste aussi… Notez que les adresses fournies sont celles de l'époque…

— Je me débrouillerai, merci bien. Puis-je utiliser votre fax ?

— Bien sûr !

Elle se mit à chuchoter.

— Dites, vous enquêtez sur quoi ? Un tueur sadique, comme dans les romans policiers ? J'adore les romans policiers.

— Plus sadique encore. Il pose des asticots dans les plaies de ses victimes et recoud par-dessus. Les pauvres se font alors dévorer de l'intérieur…

Ses joues gonflèrent comme deux petites montgolfières. Elle s'éloigna sans plus rien dire, une main devant la bouche.

Je faxai les imprimés à Leclerc, lui expliquant qu'il fallait interroger par téléphone cette cinquantaine de personnes, leur demander de se rappeler un gamin, avec un situs inversus et potentiellement hospitalisé dans leur service voilà un quart de siècle. Je le voyais déjà se plier de rire. Enfin, de rire… Si on peut dire…

Je remerciai la fan de séries policières et regagnai ma voiture. La mouflette aux bottines rouges sourit jusqu'à ses dernières molaires.

— Mon Franck !

— Tu vois, je n'ai pas été trop long, répliquai-je d'une voix que j'aurais souhaitée plus dure. Tu veux te dégourdir les jambes ? Il y a une machine qui fait de bons chocolats chauds dans le hall.

— J'aime pas les hôpitaux, grogna-t-elle en s'emmitouflant dans sa robe de chambre. C'est plein de microbes…

— Ah, j'oubliais ! Madame est nunuche ! Tu vas bien manger quelque chose, quand même ? Ou boire un coup ?

— Non, non et non ! Arrête de m'embêter avec ça !

Je haussai les épaules et posai mes mains à plat sur le capot, l'énumération du Déluge sous les yeux. Un tas d'inconnus qui avaient sans doute vécu dans la proximité de Vincent, alors que le gamin n'avait pas quinze ans. L'hôpital de Grenoble… Probable qu'il ait passé son enfance dans la région. Et, fatalement, ces gens aussi. Il fallait oublier Paris et chercher là, autour, dans le cercle des montagnes… La solution approchait, je la sentais vibrer sur la trame de ma feuille. Cinquante-deux noms… Un passé commun, il y a vingt-cinq ans… Un enfant dans un hosto… La mémoire fracturée… Grenoble…

La tôle brunissait de chaleur. Je levai un sourcil vers ce soleil déjà agressif qui, par-delà le granit, diluait sa brûlure sibylline.

Derrière, la mère avec son bébé jaillissait des urgences, un portable à l'oreille. Hystérique. Sur le parking, les voitures s'amassaient déjà, lourdes de malades aux visages pas frais.

Des coups de chaleur, avait dit Cross. Les coups de chaleur… Les premiers symptômes du paludisme s'apparentaient à des coups de chaleur… Et si l'assassin avait profité du pic de températures pour frapper ? Pour que la maladie se noie dans l'engorgement des fièvres liées à la canicule ? Pour qu'elle puisse se développer à son maximum et… tuer ?

Certes, la vigilance sanitaire avait été renforcée dans la région parisienne, à tous les niveaux. On poserait les bonnes questions aux patients, réaliserait les tests adéquats. Mais partout ailleurs ? Comme ici, à Grenoble ? Un verre d'eau, de bons conseils et hop, dehors ?

Les urgences… La grande enseigne rouge et blanche m'appelait à elle, j'empochai alors cette fameuse liste de prénoms. Il fallait vérifier… Juste vérifier… Je me penchai par la fenêtre.

— Attends-moi encore un peu…

— Dépêche-toi, Franck, fit-elle sans relever le menton. J'ai bientôt fini Fantômette.

— Je ne fais que ça, me dépêcher… marmonnai-je entre mes dents.

L'aile du service déroulait ses grands couloirs encombrés, baignés d'odeurs d'antiseptiques et bruissants de gémissements lointains. Les consultants étaient regroupés dans une salle aux parois de plexiglas, à laquelle on accédait après l'étape de l'accueil où une file d'attente grossissait déjà. Je doublai sans ménagement, provoquant des grognements et des protestations basses, puis brandis ma carte de police à la secrétaire.

— Un docteur, et vite !

Une femme en blouse, très cernée, apparut dans la minute. Je lui resservis mon discours passe-partout, expliquant qu'il me fallait absolument le listing de leurs récents clients.

Elle m'emmena dans un bureau fermé puis souffla un grand coup.

— Un peu de calme… ça fait tellement de bien…

Elle mit en route un logiciel.

— … Ça n'en finit plus. Nous avons eu plus de cent patients en moyenne ces derniers jours…

— Vous pouvez imprimer ?

— Je ne préfère pas, pour des raisons de confidentialité, mais je peux répondre à vos questions. Que voulez-vous, précisément ?

Je dépliai ma feuille de papier.

— J'ai en ma possession une série de prénoms avec, chaque fois, la première lettre du nom. J'ai besoin de savoir si ces personnes sont passées ici.

— D'accord… Donnez-moi juste une période de départ…

— Saisissez… deux semaines en arrière…

— OK… Démarrons la recherche au 5 juillet… Je vous écoute…

— Odette F…

— … Non…

— Gérard G… Monique L…

— Non… Non…

— Frédéric T… Jeanne P… David O…

Elle eut un geste fatigué, alors que je débitais les identités.

— … Non… Non… Et non. Vous en avez encore beaucoup comme ça ?

Je perdis les dernières forces qui m'animaient. J'en avais plein les bottes. Cinq cents bornes de bitume, pour remuer un passé dont personne ne voulait se souvenir. J'écrasai la feuille entre mes doigts et, dans un dernier sursaut de rage, lançai :

— Il faut… essayer encore ! Alexis U… Nathalie R… Roland D…

Elle soupira de lassitude.

— Non… Non… et… N… Attendez ! J'ai un Roland Dumortier ! Avant-hier en milieu d'après-midi !

Mon cœur partit en fanfare.

— Pour… Pour quelle raison ?

— Fièvre et fortes suées. Un simple coup de chaleur…

Le virage d'une enquête criminelle, jailli des lèvres d'une toubib qui ne se doutait de rien.

— Ce… n'est peut-être qu'un hasard, un simple hasard… Continuons ! Thierry H, Arnaud P, Valérie U…

Elle cessa de taper au clavier.

— Mais que cherchez-vous exactement ?

— Poursuivez, s'il vous plaît ! Je répète, Thierry H, Arnaud P, Valérie U…

— Doucement, commissaire… Non… Non… Et non…

— René G… Yvonne G…

Une nouvelle expression de surprise écarquilla ses yeux.

— C'est dingue ça ! Ils sont venus hier tous les deux pour… un coup de chaleur !

Elle fit courir son doigt sur l'écran, fronçant les sourcils.

— Mais… c'est assez curieux… une minute !

— Quoi ? Quoi !

De rides lui barrèrent le front.

— Avez-vous un… Christian Valentin sur votre liste, une… Laurette Boidin et un… Michel Vortreux ?

Christian V, Laurette B, Michel V. Je hochai vivement la tête, au bord de l'asphyxie. Le docteur m'invita derrière son bureau, avec de petits gestes rapides de la main.

— Comment avez-vous deviné ? haletai-je.

— Voyez ! Toutes ces personnes habitent un lieu-dit, situé sur les hauteurs, à une quinzaine de kilomètres d'ici…

— Seigneur ! C'est pas possible ! Dites-moi que j'hallucine !

— Excusez-moi, commissaire, mais… C'est quoi le problème ? Je…

— La Trompette blanche… Ces gens habitent tous La Trompette blanche !

— Et alors ?

Je portai mes paumes à mes joues. J'avais l'impression que mon corps se vidait de son sang. Alors, au son de la trompette, le fléau se répandra. La Trompette blanche…

— Commissaire ? Commissaire ?

Une douleur brûla en moi, une profonde déchirure des chairs. Les noms, cette encre aveugle sur du papier, prenaient subitement vie. Des hommes, des femmes étaient peut-être en train de mourir. Je voyais encore le cadavre de Viviane Tisserand, nu, foudroyé par cette maladie ignoble. Des millions de parasites dans son organisme, détruisant un à un ses globules rouges, escaladant les viscères jusqu'à frapper son cerveau. Je posai une main sur mon ventre, instinctivement, parce que cette saloperie y avait peut-être grossi et une grande vague nauséeuse remonta jusque dans ma gorge. Je me pliai en deux. Mon front se tartinait de sueur, mes yeux bouillaient dans leurs orbites. Le médecin m'attrapa par l'épaule.

— Que se passe-t-il ? Commissaire !

— Il faut… aller vérifier, tout de suite… Tout de suite…

— Vérifier quoi ?

— Le paludisme !

— Mais que…

— Un moyen ! Est-ce qu'il y a un moyen rapide de savoir si quelqu'un est contaminé ?

Elle se cabra brusquement.

— Mais lâchez-moi, bon sang ! Qu'est-ce qui vous prend ?

Je levai les bras en l'air.

— Ex… excusez-moi ! Mais des personnes sont en danger ! Dites-moi s'il y a un moyen de savoir si on est infecté par cette putain de maladie !!!

Impossible de maîtriser mes mains, prises de violents soubresauts. Mon interlocutrice recula, un pas derrière l'autre, partagée entre terreur et incompréhension.

— II… faudrait voir avec le service des maladies infectieuses. Je…

— Faites ! Qu'on ramène ce qu'il faut ! Vite ! Vite !

Elle se mordit les lèvres.

— Je ne sais pas à quoi vous jouez mais… Attendez ici !

Je ne tenais plus en place. Mon corps partait en lambeaux, les afflux de sang poussaient les parois de mes veines. Cinquante-deux noms, étalés sur le papier comme autant de pierres tombales. Un carnage démesuré.

Elle réapparut avec un type balèze, genre gardien de phare, qui portait une mallette en aluminium. Docteur Flament.

— Qu'est-ce que c'est que ce bordel ! furent ses premiers mots.

— Commissaire Sharko, DCPJ de Paris. Vous avez de quoi tester là-dedans ?

Il hocha la tête, se forçant un peu.

— J'ai des kits de Parachecks, utilisés par les équipes mobiles qui partent pour…

— Parfait. Allons-y ! envoyai-je en m'élançant vers l'entrée.

Mais Flament ne bougea pas d'un millimètre. Sa grosse moustache noire mangeait ses lèvres pincées.

— Avant, vous m'expliquez ce qui se passe ! répliqua-t-il d'une voix très grave. Vous débarquez ici, exigez un tas d'informations, agressez presque ma consœur, me demandez de vous suivre pour… vérifier si des patients sont atteints du paludisme ? Ça n'a aucun sens ! Où sont vos collègues ?

Je le harponnai par la manche.

— Je vous jure que vous allez comprendre ! Mais s'il vous plaît, suivez-moi ! Des vies sont enjeu !

Le colosse hésita, puis finit par s'adresser à la toubib.

— Je reste joignable sur mon portable !

Elle acquiesça, bouche bée.

Nous fonçâmes sur l'asphalte, remontâmes la longue bâtisse de pédiatrie jusqu'à ma voiture. Une fois assis, Flament posa sa petite valise sur ses genoux.

— Voilà… les adresses que… votre collègue m'a données… haletai-je en lui tendant un imprimé. Nous devons nous rendre… à La Trompette blanche et… voir si ces gens… réagissent à votre test paludique…

À l'arrière, la petite regroupa ses genoux contre sa poitrine.

— C'est un docteur ! Pourquoi tu ramènes un docteur ici ? Tu essaies de me jouer un mauvais tour !

Je me retournai brusquement.

— Toi, ce n'est pas le moment, OK ? Il n'est pas là pour toi ! Il veut juste m'aider !

Je passai la marche arrière et fis crisser mes pneus.

— Ne faites pas attention à… ma nièce, justifiai-je en fixant mon rétroviseur. Je joue les baby-sitters, on ne devait normalement pas bouger mais il y a eu un imprévu. Je ne pensais pas que la journée serait aussi… agitée…

Le médecin serra si fort son attaché-case que les jointures de ses poings blanchirent.

— Elle… a l'air… charmante…

Il était devenu blanc comme la mort.

— Un problème ? dis-je en l'observant en coin. Vos mains… Elles… tremblent très fort…

— Pou… Pourriez-vous… vous arrêter à l'entrée ? Je dois… signaler ma sortie…

Je fronçai les sourcils. Sa voix trahissait une peur bleue.

— Signaler votre sortie ? Mais… Ça n'a aucun sens !

Il parlait sans me regarder, un pli inquiet sur les lèvres.

— C'est… la procédure…

— Pourquoi me mentez-vous ?

— Je… je ne vous mens pas…

Alors que je ralentissais au niveau du poste de garde, il me lança sa mallette au visage et se jeta sur moi, les deux bras en avant. J'eus le temps d'enfoncer par réflexe la pédale de frein.

— Mais ! Arrêtez !!!

Il me domina de tout son poids, comprimant ma joue contre la vitre. Une main m'agrippait les cheveux, une autre appuyait sur ma pomme d'Adam. Je parvins à envoyer un coup de boule sur le côté, il y eut alors un bruit d'os broyé.

Dans un long cri rauque, il pressa encore, de plus en plus fort, alors que des clameurs montaient de l'extérieur. Je m'arquai violemment, sa tête percuta le plafond et il finit sur son siège, à moitié groggy.

Devant, la barrière s'abaissait, deux hommes couraient dans ma direction.

Je démarrai en trombe, grillai le feu et fonçai droit dans l'avenue, laissant le grand vaisseau blanc dans mon rétroviseur. Je secouai le médecin par sa blouse.

— Mais qu'est-ce qui vous a pris ?

Flament déplia un mouchoir sur son nez, un bras levé pour se protéger.

— Vous… Vous êtes malade… Il faut… vous faire soigner…

— C'est à vous de vous faire soigner ! Vous m'agressez sans raison ! Je suis commissaire de police, bon sang ! Commissaire de police !!!

Il se ratatina contre la fenêtre passager.

— Laissez-moi m'en aller… Je vous en prie… Qu'est-ce… que vous allez me faire ?

— Mais je ne vais rien vous faire ! C'est dingue ça ! Vous me prenez pour qui ?

— Vous… vous êtes créé un univers dément… Ces gens n'ont pas… le paludisme… Vous n'êtes pas… commissaire de police…

— Ah d'accord ! J'aurais peut-être dû vous briefer avant, il est vrai que la situation…

— Il n'y a personne non plus à l'arrière de cette voiture… Aucune petite fille… Tout ceci… sort de votre imagination.

Je freinai violemment et l'empoignai par le col. Des bagnoles klaxonnèrent.

— Vous commencez à me chauffer sérieusement, OK ?

A l'arrière, la gamine envoyait de grosses grimaces, tirant sur son nez et retournant ses paupières.

Le médecin devenait hystérique. Il embrassa l'arrière de l'habitacle avec de grands gestes circulaires.

— Rien ! Il n'y a absolument rien ! hurlait-il. C'est dans votre tête !

La môme glissa sa frimousse entre nous.

— C'est parce qu'il ne peut pas me voir, murmura-t-elle. Il n'a pas cette sensibilité qu'ont certains, prédisposés… Tu es… différent… Il ne pourra jamais comprendre. Ne perds pas ton temps avec lui, d'accord ? Tu n'aurais jamais dû le faire venir ici… C'est un scientifique, les scientifiques sont dangereux…

Je me pris la tête dans les mains.

— Mais qu'est-ce que tu racontes ? C'est pas possible… Docteur ! Dites-moi que vous la voyez ! Elle est juste là ! Derrière vous ! Une robe de chambre bleue ! Des chaussures rouges ! Willy, mon voisin, la connaît aussi !

Flament secoua la tête.

— Il n'y a rien, monsieur… Absolument rien…

Mes bras fuyaient, mes jambes cédaient. Une incroyable impression de m'évaporer.

— Je… je ne peux plus conduire… Faites-le, docteur, s'il vous plaît… Rendons-nous à cet endroit…

— D'accord, mais… promettez-moi de me relâcher dès que… j'aurai… examiné ces personnes…

Je sortis de la voiture, tout chancelant, tandis qu'il prenait ma place au volant.

L'enfant me suivait du regard, ce regard d'un noir profond, brillant comme une pierre de vie. Alors que je m'installais, elle se faufila entre les sièges et posa son doigt sur mes lèvres. Ce doigt, dont je ne perçus pas la chaleur.

— Chut ! Franck… Chut ! Je t'expliquerai tout, quand le temps sera venu… Mais, à partir de maintenant, ne parle plus de moi à personne. Pour notre sécurité, à tous les deux…

Un fantôme… Aussi dingue que cela pût paraître, le fantôme d'une fillette flottait dans mon véhicule.

Heureusement, Willy l'avait vue, lui aussi. L'unique lien prouvant que je n'étais pas devenu dingue.

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