12-1 La prisonniere de la tour - Akounine, Boris

12-2 Le chapelet de jade - Akounine, Boris

12-3 Avant la fin du monde - Akounine, Boris

13 Le monde entier est un theatre - Boris Akounine

14 La ville noire - Boris Akounine

Fiction Book Description

Akounine, Boris

La prisonnière de la tour

(Dédicaces - 1)

Tout commence à la fin du XIXe siècle, très précisément le 31 décembre 1899...Arrive à Saint-Malo en provenance de Southampton un navire ayant à son bord deux illustres personnages qui ont nom John Hamish Watson et... Sherlock Holmes. Le détective le plus célèbre du monde a été embauché à prix d'or par un riche hobereau malouin, victime d'une arnaque de haut vol qui met en péril la vie de sa fille unique. Accueillis sur le quai par leur commanditaire, Watson et Holmes ont la surprise de le voir aussitôt disparaître pour aller chercher à la gare un autre détective, venu, lui, d'Amérique. Un certain Eraste Fandorine...La nouvelle qui donne son titre à ce recueil est dédiée à Maurice Leblanc ; les deux autres, à Edgar Allan Poe et à Georges Simenon. Mettant toutes les trois en scène Eraste Fandorine, ce sont autant d'exercices de style d'un humour constant et d'une éblouissante virtuosité, démontrant s'il en était besoin que Boris Akounine connaît intimement l'oeuvre de chacun de ces maîtres du roman policier, à qui il rend ainsi le plus beau des hommages.

DU MÊME AUTEUR

CHEZ LE MÊME EDITEUR

Azazel

Le Gambit turc

Léviathan

La Mort d’Achille

Missions spéciales

Le Conseiller d’Etat

Le Couronnement

La Maîtresse de la Mort

L’Amant de la Mort

Altyn Tolobas

Pélagie et le bouledogue blanc

Pélagie et le Moine Noir

Pélagie et le coq rouge

Boris Akounine

LA PRISONNIÈRE

DE LA TOUR

et autres nouvelles

Dédicaces 1

Traduit du russe par Odette Chevalot

Titres originaux : Table -Talk 1882

Iz žizni ščiopok

Uznica bašni

« Cette śuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage privé du client. Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, à titre gratuit ou onéreux, de tout ou partie de cette śuvre, est strictement interdite et constitue une contrefaçon prévue par les articles L 335-2 et suivants du Code de la Propriété Intellectuelle. L’éditeur se réserve le droit de poursuivre toute atteinte à ses droits de propriété intellectuelle devant les juridictions civiles ou pénales. »

© Boris Akounine, 2007

© I. Bogat, éditeur, 2007

© I. Sakourov, illustrateur, 2007

© Presses de la Cité, un département de

, 2007 pour la traduction française

EAN 978-2-258-08708-8

CONVERSATION

DE SALON

Cette nouvelle est dédiée

à Edgar Allan Poe

Après le café et les liqueurs, l’on se mit à parler de mystère. Evitant à dessein de regarder le nouveau venu, homme le plus en vue de la saison, la maîtresse de maison, Lydia Nicolaievna Odintsova, dit à l’intention des membres de son salon :

— Tout Moscou chuchote que ce serait Bismarck qui aurait empoisonné le pauvre Sobolev. Est-il possible que l’on connaisse jamais les dessous de cette épouvantable tragédie ?

L’hôte dont Lydia Nicolaievna régalait ce jour-là les habitués de son salon s’appelait Eraste Pétrovitch Fandorine. D’une beauté suffocante, paré d’une aura de mystère, il était en outre célibataire. Pour obtenir sa présence, la maîtresse de maison avait dû recourir à l’une des intrigues complexes et à multiples détentes dont elle avait le secret.

Sa remarque s’adressait à Arkhip Mustafine, vieil ami de la maison. Homme à l’esprit subtil, ce dernier comprit à demi-mot où voulait en venir Lydia Nicolaievna et, jetant un regard au jeune assesseur de collège de sous ses paupières rougeâtres et dénuées de cils, il répondit :

— Mais l’on m’a dit que c’était une passion fatale qui avait emporté notre Général Blanc.

Dans le salon, chacun retint son souffle, car le bruit courait qu’Eraste Pétrovitch, nommé depuis peu fonctionnaire chargé des missions spéciales auprès du général gouverneur de Moscou, avait un rapport direct avec l’enquête sur les circonstances de la mort du grand soldat. Or une déception attendait l’assistance : le beau brun écouta poliment Arkhip Mustafine et fit mine d’être totalement étranger à ce qui venait d’être dit.

Il en résulta une situation que la maîtresse de maison ne pouvait tolérer : un silence gêné. Mais, forte de sa longue expérience, Lydia Nicolaievna se montra prompte à la riposte. En battant des cils de manière charmante, elle vola au secours de Mustafine.

— Comme cela ressemble à la mystérieuse disparition de la pauvre Polinka Karakina ! Vous vous souvenez, mon ami, de cette horrible histoire ?

Remerciant son hôtesse d’un imperceptible mouvement des sourcils, Mustafine répondit, l’air songeur :

— Comment l’aurais-je oubliée ?….

Certains membres de l’auditoire hochèrent la tête, semblant, eux aussi, se remémorer l’histoire, tandis que la majorité n’avait manifestement jamais entendu parler de Polinka Karakina. Quoi qu’il en soit, Mustafine ayant la réputation d’être un conteur talentueux, c’était toujours un plaisir d’entendre une histoire de sa bouche, fût-elle déjà connue. C’est alors que, fort à propos, Molly Sapéguine, une délicieuse jeune femme dont le mari – un bien grand malheur – était mort l’année précédente au Turkestan, demanda avec curiosité :

— Une disparition mystérieuse ? Comme c’est intéressant !

Lydia Nicolaievna se cala plus confortablement sur sa chaise, indiquant par là à Mustafine qu’elle remettait entre ses mains expertes les rênes de la table-talk.

— Beaucoup d’entre nous, bien sûr, se rappellent le vieux prince Léon Karakine, dit Arkhip Mustafine en introduction à son récit. C’était un homme de l’ancien temps, héros de la campagne de Hongrie. Rejetant les tendances libérales du précédent règne, il avait donné sa démission et s’était retiré dans son domaine des environs de Moscou, où il vivait comme un nabab. Il était fabuleusement riche ; d’ailleurs, de telles fortunes n’existent plus dans l’aristocratie d’aujourd’hui. Le prince avait deux filles, Polinka et Aniouta. Attention, pas Pauline et Annie : le général était un adepte du patriotisme le plus strict. Les deux jeunes filles étaient jumelles. Leurs visages, leurs silhouettes, leurs voix étaient absolument identiques. Et pourtant, il était impossible de les confondre, car Aniouta avait sur la joue droite, juste là, un grain de beauté. L’épouse de Léon Karakine était morte en couches, et le prince ne s’était jamais remarié. Il déclarait qu’une femme, c’était du souci, qu’il n’en avait pas besoin et que les servantes faisaient très bien l’affaire. Il faut dire que les filles ne manquaient pas chez lui, même après l’abolition du servage. Je vous le répète : Léon Karakine vivait comme un nabab.

— Vous n’avez pas honte, Arkhip ? Ne pourrait-on éviter ces obscénités ? prononça Lydia Nicolaievna avec un sourire de reproche, tout en sachant parfaitement que, pour réussir un bon récit, il n’y avait rien de tel que d’« ajouter un peu de sel », comme disaient les Anglais.

Mustafine posa la main sur son cśur d’un air contrit et reprit sa narration :

— Polinka et Aniouta n’étaient pas des laiderons, loin de là, mais on ne pouvait pas dire non plus qu’elles étaient particulièrement jolies. Cependant, comme chacun le sait, une dot de plusieurs millions est le meilleur des produits cosmétiques, de sorte que, durant l’unique saison où elles parurent dans le monde, les deux princesses engendrèrent parmi les jeunes gens à marier une sorte de fièvre épidémique. Puis le vieux prince eut maille à partir avec notre vénéré général gouverneur, et il regagna son domaine de Sosnovka pour ne plus jamais en sortir.

« Léon Karakine était obèse, poussif, rougeaud, bref, ce que l’on appelle une nature apoplectique, et l’on pouvait espérer que la retraite forcée des princesses ne serait pas de longue durée. Mais les années passaient, le prince était de plus en plus gros, haletait de plus en plus bruyamment, et ne manifestait pas la moindre intention de mourir. Les fiancés potentiels patientèrent, patientèrent, puis finirent par oublier les malheureuses recluses.

« Bien que considéré comme un faubourg de Moscou, Sosnovka était perdu au milieu des forêts, à une vingtaine de verstes1 de la première route, sans parler de la voie de chemin de fer, plus éloignée encore. En un mot : un trou. Néanmoins, l’endroit était idyllique et magnifiquement aménagé. Je possède moi-même un petit domaine situé non loin, si bien qu’il m’arrivait souvent de rendre au prince des visites de voisinage. Je précise que Sosnovka était un endroit merveilleux pour la chasse au coq de bruyère. Et, ce printemps-là, le gibier venait pratiquement se poser sur le guidon du fusil. Je n’avais jamais vu une telle parade. Bref, je m’attardai plus que de mesure, de sorte que toute l’histoire se déroula directement sous mes yeux.

« Le vieux prince avait depuis longtemps le désir de faire construire dans le parc un belvédère de style viennois. Il avait d’abord fait venir de Moscou un célèbre architecte qui avait conçu un projet et même entrepris la construction, mais ne l’avait pas terminée : incapable de supporter le despotisme du prince, il avait plié bagage. Pour achever le travail, Léon Karakine s’était adressé à un architecte plus modeste, un Français du nom de Renard. Jeune et plutôt bien de sa personne. Certes, il boitait sensiblement, mais, depuis lord Byron, nos demoiselles ne considéraient plus cela comme un défaut.

« La suite… vous l’imaginez aisément. Cela faisait dix ans que les deux demoiselles vivaient en permanence à la campagne. Elles avaient vingt-huit ans, étaient privées de toute espèce de compagnie, si ce n’était, de temps à autre, un vieil imbécile dans mon genre qui venait chasser. Or, voilà que débarquait un beau jeune homme, à l’esprit vif et natif de Paris.

« Il faut dire que, en dépit de leur ressemblance extérieure, les princesses avaient deux tempéraments complètement différents. Aniouta rappelait Tatiana, l’héroïne d’Eugène Onéguine de Pouchkine : indolente, mélancolique, un peu raisonneuse et, pour être franc, un tantinet ennuyeuse. Polinka, en revanche, était espiègle, exubérante, telle la sśur de Tatiana, « candide comme la vie du poète, douce comme un baiser d’amour ». Sans compter que le côté vieille fille transparaissait moins chez elle que chez sa sśur.

« Renard prit le temps de s’installer, de se familiariser avec les habitudes de la maison, et, bien sûr, jeta son dévolu sur Polinka. J’observais tout cela de l’extérieur et m’amusais follement, ne soupçonnant pas alors de quelle incroyable façon allait se terminer cette pastorale. D’un côté, vous aviez une Polinka éperdument amoureuse, de l’autre, un petit Français enivré par l’odeur des millions, et, enfin, une Aniouta dévorée de jalousie à qui revenait, bien malgré elle, le rôle de gardienne de la moralité. J’avoue franchement que cette comédie ne me divertissait pas moins que la parade amoureuse du coq de bruyère. Le noble père, pour sa part, était dans l’ignorance de tout cela, bien trop arrogant pour imaginer qu’une princesse Karakina pût s’éprendre d’un petit architecte de rien du tout.

« Naturellement, cela se termina par un scandale. Un soir, par hasard (ou pas du tout par hasard), Aniouta jeta un coup d’śil dans la cabane du jardin et découvrit sa sśur et Renard in flagrante delicto. Immédiatement, elle alla moucharder à son papa. Le redoutable prince Karakine, échappant miraculeusement à la crise d’apoplexie, voulut chasser sur-le-champ le criminel. A grand-peine, le petit Français parvint à le convaincre de le laisser demeurer jusqu’au matin, les bois autour de Sosnovka étant tels qu’un homme seul en pleine nuit pouvait parfaitement s’y faire dévorer par les loups. Si je ne m’en étais pas mêlé, on aurait mis le fornicateur à la porte sans autre forme de procès et en simple redingote.

« Polinka, éplorée, fut expédiée dans sa chambre et placée sous la garde de sa raisonnable sśur, l’architecte regagna, afin de préparer ses bagages, l’aile où il était logé, les domestiques s’éclipsèrent, et ce fut donc sur votre humble serviteur que se déversa tout le courroux du prince. Karakine tempêta pratiquement jusqu’au petit jour et me mit dans un tel état que je ne dormis que très peu cette nuit-là. Le matin, par la fenêtre, je vis le Français embarquer pour la gare dans une simple charrette. Le pauvre garçon ne cessait de regarder en direction des fenêtres. Mais en vain ; apparemment, personne n’était là pour lui adresser le moindre signe d’adieu. Il en faisait une triste mine, le Français !

« Puis commencèrent les prodiges.

« Les princesses ne parurent pas pour le petit déjeuner. La porte de leur chambre était fermée à clé et, malgré les coups répétés, personne ne répondait. Le prince se met de nouveau en rage, commence à montrer les signes d’une crise d’apoplexie imminente, ordonne d’envoyer au diable la maudite porte.

« La porte est fracassée. On entre. Seigneur Jésus ! Aniouta est dans son lit, comme plongée dans un profond sommeil, mais pas trace de Polinka, elle a disparu. Elle n’est ni dans la maison ni dans le parc, elle semble s’être évaporée comme par enchantement.

« On eut beau essayer de réveiller Aniouta, rien n’y fit. Le médecin de famille installé à demeure était mort peu auparavant, et l’on n’en avait pas encore engagé de nouveau. Il fallut dépêcher une voiture à l’hôpital du district. Arriva un médecin, du genre à cheveux longs. Il tâta la patiente, la palpa, la mania et dit : “Elle a les nerfs sérieusement détraqués. Qu’elle reste couchée, elle va reprendre connaissance.”

« Puis revint le charretier qui avait raccompagné le Français. Un homme de toute confiance, attaché depuis toujours au domaine. Il jura qu’il avait conduit Renard à la gare et l’avait même mis dans le train. Il n’y avait pas de demoiselle avec lui. D’ailleurs, comment aurait-elle pu se faufiler par le portail ? Le parc de Sosnovka était entouré d’un haut mur de pierre et des gardes étaient postés à l’entrée.

« Aniouta reprit connaissance le lendemain, mais dans quel état… Elle avait perdu l’usage de la parole. Elle n’arrêtait pas de pleurer, tremblait de tous ses membres, claquait des dents. Une semaine plus tard, elle recommença peu à peu à parler, mais elle ne se rappelait rien de cette fameuse nuit. Dès qu’on lui posait des questions, elle était prise de convulsions. Le médecin s’opposa fermement à ce qu’on l’interroge. D’après lui, il en allait de sa vie.

« Donc, Polinka avait bel et bien disparu. Le prince en était devenu complètement fou. Il écrivit au gouverneur, au souverain lui-même, alerta la police. A Moscou, on prit Renard en filature, mais cela non plus ne donna rien. Le petit Français se démenait comme un beau diable pour trouver des clients, mais sans succès, naturellement. Personne ne voulait se fâcher avec Karakine. Et le pauvre type n’eut plus qu’à regagner son Paris natal. Mais le prince ne décolérait pas. Il s’était mis en tête que le scélérat avait tué sa Polinka chérie et l’avait enterrée quelque part. On retourna tout le parc, on assécha les étangs, exterminant au passage des carpes inestimables. Rien. Un mois plus tard, l’apoplexie frappa. Le prince était à table en train de déjeuner quand, soudain, il poussa un râle et s’affaissa, le front dans son assiette de soupe. Rien d’étonnant après de telles épreuves…

« A la suite de la nuit fatale, Aniouta n’avait pas tant l’esprit dérangé qu’un caractère complètement différent. Si, auparavant, elle ne se distinguait pas particulièrement par sa gaieté, désormais elle n’ouvrait carrément plus la bouche. Au moindre bruit, elle sursautait, comme paniquée. Je ne suis pas, je l’avoue, grand amateur de tragédie. J’avais donc fui Sosnovka alors que le prince était encore en vie. Ensuite, je ne suis revenu que pour l’enterrement. Grand Dieu, la propriété était méconnaissable ! C’était sinistre, on avait l’impression qu’un grand corbeau noir avait tout recouvert de son aile. Je regarde, je me souviens et je me dis : Que ce lieu soit déserté. Et c’est ce qu’il advint.

« Restée seule héritière, Aniouta ne voulut pas continuer de vivre là-bas, et elle partit. Mais pas pour s’installer n’importe où, dans la capitale ou en Europe, mais au bout du monde. Son régisseur lui envoie de l’argent au Brésil, à Rio de Janeiro. Par curiosité, j’ai regardé sur une mappemonde. Eh bien, Rio est très exactement à l’opposé de Sosnovka, impossible de trouver un endroit plus éloigné. C’est dire combien son pays natal faisait horreur à la princesse. Réfléchissez un instant : le Brésil ! On ne doit pas y croiser un seul visage russe, fit Arkhip, terminant avec un soupir son singulier récit.

Ayant écouté la curieuse histoire avec intérêt, Eraste Pétrovitch Fandorine marmonna d’un air pensif :

— Pourquoi dites-vous cela ? J’ai justement un ami au Brésil, un ancien c-collègue de notre ambassade au Japon : Karl Ivanovitch Weber.

Le fonctionnaire chargé des missions spéciales s’exprimait de façon délicate, plaisante, et son léger bégaiement n’y nuisait en rien.

— Weber est maintenant ambassadeur auprès de d-don Pedro, l’empereur du Brésil. Et Rio n’est pas à ce point le bout du monde.

— Vraiment ? s’étonna Arkhip en se tournant vivement vers Fandorine. Alors, peut-être est-il encore possible d’élucider le mystère ? Ah, cher Eraste Pétrovitch, il paraît que vous êtes un brillant esprit analytique, que vous pouvez briser n’importe quel mystère plus facilement qu’une noix. Eh bien, voici pour vous un problème qui n’a aucune solution logique. D’un côté, Polinka Karakina a disparu, c’est un fait ; de l’autre côté, elle ne pouvait d’aucune manière quitter la propriété, et c’est aussi un fait.

— Oui, exactement, renchérirent aussitôt plusieurs dames. Monsieur Fandorine, Eraste Pétrovitch, nous mourons tous d’envie de savoir ce qui s’est vraiment passé dans cette histoire.

— Je suis prête à parier qu’Eraste Pétrovitch n’aura aucun mal à résoudre ce paradoxe, déclara Odintsova, sûre d’elle.

— Vous voulez parier ? fit Mustafine, saisissant la balle au bond. Combien ?

Il convient d’expliquer que Lydia Nicolaievna et Arkhip Mustafine étaient tous deux des querelleurs invétérés et que leur passion des paris confinait parfois à l’absurde. Les plus perspicaces des invités se regardèrent, soupçonnant que la mystérieuse histoire, apparemment surgie par hasard de la mémoire du conteur, n’était en fait qu’un intermède préparé d’avance et que le jeune fonctionnaire se retrouvait victime d’un complot habilement ourdi.

— J’aime beaucoup votre petit Boucher, dit Arkhip avec un léger salut.

— Et moi votre grand Caravage, répondit l’hôtesse sur le même ton.

Mustafine eut un mouvement de tête admiratif face à l’appétit exorbitant d’Odintsova, mais ne contesta pas : visiblement, il ne doutait pas de sa victoire. A moins qu’ils ne se soient préalablement mis d’accord.

Eraste Pétrovitch, sidéré par une telle fougue, écarta les mains, l’air désarmé.

— Mais je n’étais pas sur les lieux, je n’ai pas vu les p-protagonistes. Pour autant que j’ai compris, la police n’a rien pu faire, alors qu’elle disposait de tous les moyens nécessaires. Que voulez-vous que je fasse maintenant ? En plus, pas mal de temps a dû passer.

— Cela fera six mois en octobre, fut-il répondu.

— Oui, vous voyez…

— Eraste Pétrovitch, mon cher, mon délicieux ami, implora la maîtresse de maison, posant sa main sur celle de l’assesseur de collège. Ne causez pas ma perte. Vous voyez bien, j’ai déjà topé avec ce vampire ! Il va s’approprier mon Boucher sans vergogne ! Ce monsieur n’a pas une once de courtoisie chevaleresque.

— Mon ancêtre était mourza, un prince tatar, si vous préférez, précisa Arkhip Mustafine, l’air amusé. Et chez nous, dans la horde, la discussion avec les femmes est vite expédiée.

Pour Fandorine, en revanche, la courtoisie n’était apparemment pas un vain mot. Le jeune homme se frotta la racine du nez et bredouilla :

— Quoiqu’il y ait une chose… Dites-moi, m-monsieur Mustafine, avez-vous noté le genre de bagage qu’avait le Français ? Vous l’avez vu partir. Il devait bien avoir un coffre quelconque, non ?

Mustafine fit mine d’applaudir.

— Bravo ! Il a caché la fille dans sa malle et l’a emmenée. Quant à sa vertueuse sśur, Polinka lui a donné à boire une saleté quelconque qui lui a causé un choc nerveux. Ingénieux. Seulement voilà, il n’y avait malheureusement aucune malle. Le Français était nu comme un ver. Je me souviens de petites valises, de baluchons, de deux cartons à chapeaux. Non, monsieur, votre hypothèse ne tient pas.

Après un bref instant de réflexion, Fandorine demanda :

— Vous êtes absolument certain que la princesse ne pouvait pas s’entendre avec les gardes ou bien tout simplement les soudoyer ?

— Absolument. C’est la première chose que la police a vérifiée.

Curieusement, à ces mots, l’assesseur de collège s’assombrit brusquement et prononça en soupirant :

— Dans ce cas, votre histoire est infiniment plus vilaine que je ne le croyais.

Puis, après une courte pause, il demanda :

— Dites-moi, n’y aurait-il pas une conduite d’eau dans la maison du prince ?

— Une conduite d’eau ? A la campagne ? s’étonna Molly Sapéguine avant d’émettre un ricanement incrédule, persuadée que le beau fonctionnaire plaisantait.

Toutefois, Mustafine ajusta son monocle cerclé d’or et regarda Fandorine très attentivement, comme s’il venait seulement de le découvrir.

— Comment avez-vous deviné ? Figurez-vous qu’il y a effectivement une conduite d’eau dans la maison. Un an avant les événements que je viens de relater, le prince avait fait installer une chaudière et un réservoir. De sorte qu’aussi bien lui-même que les princesses et les invités disposaient de vraies salles de bains. Mais quel rapport avec l’affaire ?

— Je pense que votre p-paradoxe est résolu, dit Fandorine avant d’ajouter en secouant la tête : Mais d’une manière fort désagréable.

Les questions se mirent à fuser de tous côtés :

— Comment cela ? De quelle manière ? Mais enfin, que s’est-il passé ?

— Je vais de ce pas vous le raconter. Mais auparavant, Lydia Nicolaievna, j’aimerais charger votre laquais d’une mission.

Et l’assesseur de collège, devant une assemblée de plus en plus intriguée, écrivit un message qu’il remit au laquais en lui glissant quelques mots à l’oreille. La pendule de la cheminée sonna minuit sans que personne manifeste la moindre intention de partir. Tous attendaient en retenant leur souffle, mais Eraste Pétrovitch ne se pressait pas de commencer la démonstration de ses dons analytiques. Satisfaite de son flair qui, cette fois encore, ne l’avait pas trompée dans son choix de l’invité principal, Lydia Nicolaievna regarda le jeune homme avec un attendrissement quasi maternel. Le fonctionnaire chargé des missions spéciales avait toutes les chances de devenir l’idole de son salon. Katy Polotskaïa et Lily Epantchina allaient en crever de jalousie.

— L’histoire que vous nous avez contée n’est pas tant m-mystérieuse que repoussante, déclara l’assesseur de collège en grimaçant. L’un des plus monstrueux crimes passionnels qu’il m’ait été donné de connaître. Ce n’est pas une disparition, mais un meurtre, et le pire qui soit, puisqu’il rappelle celui d’Abel par Caïn.

— Vous voulez dire que la sśur enjouée a été tuée par la triste, c’est bien cela ? voulut préciser Serge von Taube, président de la chambre d’accise.

— Non, je veux dire exactement le c-contraire : que l’enjouée Polinka a tué la triste Aniouta. Mais là n’est pas le plus cauchemardesque.

— Enfin, voyons, comment est-ce possible ? s’étonna von Taube.

Lydia Nicolaievna jugea nécessaire de préciser :

— Que peut-il y avoir de plus horrible que d’assassiner sa propre sśur ?

Fandorine se leva, arpenta le salon.

— Je vais essayer de reconstituer l’enchaînement des événements, tel qu’il m’apparaît. Donc, nous avons deux d-demoiselles qui meurent d’ennui. La vie leur file entre les doigts, pour ne pas dire qu’elle leur a déjà presque échappé ; je veux parler de leur vie de femme. Oisiveté. Passions émoussées. Espoirs déçus. Relations éprouvantes avec un père tyrannique. Et, pour finir, frustration des sens. On peut le comprendre, les deux femmes sont jeunes et en pleine santé. Ah, pardonnez-moi…

Conscient du caractère déplacé de sa remarque, l’assesseur de collège prit l’air confus, mais la maîtresse de maison s’abstint de le réprimander. D’ailleurs, il était si charmant avec cette brusque rougeur montée à ses joues pâles !

— Je m’abstiendrai de décliner tous les sentiments qui se mêlent dans l’âme de d-demoiselles se trouvant dans une telle situation, reprit Fandorine après une courte pause. Mais ici il y a une autre particularité : la présence permanente, là tout près, de ce miroir vivant qu’est une sśur jumelle. Sans doute, dans ce cas, le complexe mélange d’amour et de haine est-il inévitable. Et voilà qu’un beau jeune homme fait son apparition. Il manifeste un vif intérêt pour les demoiselles. Un intérêt de toute évidence loin d’être désintéressé, mais comment une telle idée pourrait effleurer l’une ou l’autre des princesses ? Entre les deux sśurs s’instaure une inévitable rivalité, mais le choix est vite fait. Jusqu’alors, chez Aniouta et Polinka, tout était semblable, égal ; or, désormais, elles évoluent dans des mondes différents. L’une est heureuse, elle renaît à la vie et – du moins en apparence – elle est aimée. L’autre se sent repoussée, isolée et, de ce fait, doublement malheureuse. L’amour est égoïste. Pour Polinka, rien d’autre ne devait exister que la passion amassée au cours de longues années de réclusion. C’était la vraie vie, la pleine vie à laquelle elle avait si longtemps rêvé mais aussi cessé de croire. Et soudain, tout cela se rompt en un instant, au moment p-précis où l’amour atteint son apogée.

Les dames écoutaient, comme ensorcelées, le palpitant récit du beau jeune homme. Molly Sapéguine porta ses doigts fins à l’échancrure de sa robe et se figea.

— Le plus horrible de tout, c’est que la coupable de la t-tragédie est sa sśur. Que l’on peut aussi comprendre, convenons-en. Supporter un tel bonheur à côté de son propre malheur exige une force d’âme qu’Aniouta ne possédait manifestement pas. Et c’est ainsi que Polinka, qui venait juste d’atteindre le paradis, fut brisée. Or, aucun animal sauvage au monde n’est plus dangereux qu’une femme à qui l’on a enlevé son amour ! s’exclama avec flamme Eraste Pétrovitch avant de prendre de nouveau un air gêné, conscient que ce jugement pouvait froisser le beau sexe.

Mais aucune protestation ne se manifesta ; tous attendaient la suite, et Fandorine reprit en accélérant le rythme :

— Alors, sous l’influence du désespoir, germe dans l’esprit de Polinka un plan insensé : terrible, monstrueux, mais qui témoigne de l’incroyable force du sentiment qui l’anime. Quoique, je ne sais pas. Il est possible que l’idée soit venue de Renard. En tout cas, c’est à la jeune femme que revient sa mise en śuvre… Pendant la fameuse nuit, Arkhip, où vous piquiez du nez en écoutant les récriminations du maître de maison, dans la chambre des princesses se jouait un drame infernal. Polinka a tué sa sśur. J’ignore de quelle manière. L’a-t-elle étranglée, l’a-t-elle empoisonnée ? Quoi qu’il en soit, elle a évité l’effusion de sang, sinon il serait resté des traces dans la chambre.

Mustafine, qui depuis le début écoutait Eraste Pétrovitch avec un scepticisme non dissimulé, haussa les épaules et dit :

— L’enquête a en effet admis la possibilité d’un crime. Mais s’est aussitôt posée la question de bon sens : où est passé le corps ?

Le fonctionnaire chargé des missions spéciales répondit sans l’ombre d’une hésitation :

— C’est précisément en cela que réside le cauchemar. Après avoir tué sa sśur, Polinka a traîné le corps dans la salle de bains. Là, elle l’a découpé en morceaux et a fait disparaître le sang dans la tuyauterie. Le Français ne pouvait pas procéder lui-même au dépeçage. Il n’aurait sûrement pas pu s’absenter aussi longtemps de l’aile où il logeait sans attirer l’attention.

Après avoir attendu le retour au calme – son exposé avait soulevé une véritable tempête d’exclamations indignées, « Impossible ! » étant la plus fréquente –, Fandorine déclara tristement :

— Hélas, c’est possible, et c’est même la seule explication. Il n’y a aucune autre solution au p-problème. Et mieux vaut ne pas essayer d’imaginer comment les choses se sont passées cette nuit-là dans la salle de bains. Polinka n’avait évidemment aucune notion d’anatomie et ne pouvait disposer d’autre instrument que d’un vulgaire couteau dérobé en douce à la cuisine.

— Elle n’a tout de même pas pu faire passer les morceaux de corps et les os dans la tuyauterie, cela aurait tout bouché ! s’écria Mustafine avec une ardeur qu’on ne lui connaissait pas.

— En effet, elle n’a pas pu. Le corps d-découpé a quitté la propriété, réparti dans les valises et les cartons à chapeaux du Français. Dites-moi, les fenêtres de la chambre étaient-elles situées très haut ?

Mustafine plissa les yeux, essayant de se souvenir.

— Non, pas très haut. A hauteur d’homme, je pense. Et elles donnaient sur la pelouse, côté jardin.

— Ce qui signifie que le transfert des morceaux s’est fait p-par là. A en juger par l’absence totale de traces sur le rebord de la fenêtre, Renard, depuis l’extérieur, passait dans la chambre un récipient quelconque qu’Aniouta portait dans la salle de bains. Puis, une fois qu’elle l’avait rempli de morceaux de corps, elle le repassait à son complice. Quand le funeste va-et-vient a été t-terminé, Polinka n’a plus eu qu’à rincer la salle de bains et à nettoyer le sang qu’elle avait sur elle…

Lydia Nicolaievna avait beau avoir très envie de gagner son pari, l’honnêteté lui interdisait de se taire.

— Eraste Pétrovitch, tout cela est très cohérent, à l’exception d’une chose. Si Polinka a bien commis cet acte monstrueux, elle a forcément taché ses vêtements, or le sang ne se nettoie pas si facilement, à moins d’être lingère, et encore.

Cette remarque pratique déconcerta moins Fandorine qu’elle ne le mit mal à l’aise. Il toussota et, baissant les yeux, dit doucement :

— Je suppose qu’avant d’entreprendre le d-dépeçage du corps la princesse s’est d-déshabillée. Complètement…

Plusieurs dames poussèrent des oh ! et Molly Sapéguine, pâlissant, murmura en français :

— Oh, mon Dieu…

Craignant apparemment que quelqu’un ne s’évanouisse, Eraste Pétrovitch s’empressa de poursuivre sur le ton de la froide analyse scientifique :

— Il est tout à fait vraisemblable que la perte de connaissance prolongée de la fausse Aniouta n’a pas été simulée, mais qu’elle a bel et bien été la conséquence psychique d’un t-terrible choc émotionnel.

Là, tous se mirent à parler ensemble.

— Enfin, ce n’est pas Aniouta qui a disparu, mais Polinka ! rappela Serge Ilitch.

— Ah oui, bien sûr, c’est simplement Polinka qui s’est dessiné un grain de beauté sur la joue, expliqua avec impatience Lydia Nicolaievna, plus maligne que les autres. Et tout le monde l’a prise pour Aniouta !

Stupitsine, médecin de la cour en retraite, refusa de souscrire à cette hypothèse.

— C’est impossible ! Les proches savent parfaitement différencier les jumeaux. Par la façon de se comporter, les intonations de la voix et, enfin et surtout, par l’expression des yeux !

— Mais, au fait, pourquoi une telle substitution ? intervint le général Liprandi, médecin de la cour en exercice. Pourquoi Polinka avait-elle besoin de se faire passer pour Aniouta ?

Eraste Pétrovitch attendit que le torrent de questions et de contestations se tarisse, et répondit à toutes, l’une après l’autre :

— Si Aniouta avait disparu, Votre Excellence, Polinka eût été inévitablement soupçonnée de s’être débarrassée de sa sśur par vengeance et l’on aurait alors plus soigneusement cherché les t-traces d’un meurtre. Et d’un. La disparition de celle qui était amoureuse en même temps que le Français mettait au premier plan l’hypothèse de la fuite et non celle du crime. Et de deux. Et puis, enfin, sous les traits d’Aniouta, elle pouvait se marier un jour avec Renard sans se trahir a posteriori. C’est apparemment ce qui s’est passé dans la lointaine ville de Rio de Janeiro. Je suis certain que Polinka s’est retirée aussi loin de sa patrie pour pouvoir s’unir tranquillement à l’objet de son adoration.

L’assesseur de collège se tourna vers le médecin de la cour.

— Votre argument selon lequel les proches savent très bien différencier les jumeaux est tout à fait valable. Mais n’oubliez pas que le m-médecin de famille des Karakine, qui, lui en tout cas, ne se serait pas laissé berner, était mort peu avant les événements. A ce propos, d’ailleurs, la fausse Aniouta a changé du tout au tout après la nuit fatale, comme si elle était devenue quelqu’un d’autre. Vu les circonstances, tout le monde a jugé cela normal. En réalité, c’est Polinka qui a subi une complète transformation, mais faut-il s’étonner du fait qu’elle ait perdu sa vivacité et sa gaieté naturelles ?

— Et la mort du vieux prince ? demanda Serge Ilitch. Elle ne pouvait pas mieux tomber pour la criminelle.

— Cette mort est hautement suspecte, admit Fandorine. Il est probable que le poison n’y est pas étranger. Il n’y a pas eu d’autopsie, naturellement. On a mis le décès sur le compte du chagrin paternel et sur la tendance du prince à l’apoplexie, mais l’on peut penser qu’après une nuit pareille ce n’était pas un acte aussi anodin que l’empoisonnement de son père qui allait arrêter Polinka. D’ailleurs, il n’est pas trop tard, même aujourd’hui, pour procéder à l’exhumation. Le poison demeure longtemps dans les tissus osseux.

— Je fais le pari que le prince a été empoisonné, prononça à la hâte Lydia Nicolaievna en se tournant vers Mustafine.

Mais celui-ci fit mine de n’avoir pas entendu et prononça lentement :

— L’hypothèse est ingénieuse. Et subtile. Toutefois, il faut vraiment avoir une imagination débordante pour se représenter une princesse Karakina, en tenue d’Eve, découpant avec un couteau à pain le cadavre de sa propre sśur.

De nouveau tout le monde se mit à parler en même temps, chacun défendant avec la même ardeur l’un ou l’autre des deux points de vue. Cela étant, les dames penchaient plus pour l’hypothèse de Fandorine, tandis que les messieurs la réfutaient majoritairement, la considérant comme invraisemblable. De son côté, le responsable de la controverse s’abstenait d’y prendre part, même s’il écoutait avec grand intérêt les arguments des deux parties.

— Mais enfin, pourquoi ne dites-vous rien ? s’exclama Lydia Nicolaievna, s’adressant à lui. Regardez-le, ajouta-t-elle en montrant Mustafine, il nie l’évidence uniquement pour ne pas honorer son pari ! Dites-lui quelque chose ! Trouvez donc un argument qui l’obligera à se taire !

— J’attends le retour de votre laquais, lui répondit Eraste Pétrovitch.

— Et où l’avez-vous envoyé ?

— A la chancellerie du général gouverneur, au centre t-télégraphique, qui fonctionne jour et nuit.

— Mais c’est rue de Tver, à cinq minutes de marche d’ici, or cela fait plus d’une heure qu’il est parti, s’étonna quelqu’un.

— J’ai ordonné à Mathieu d’attendre la réponse, expliqua le fonctionnaire chargé des missions spéciales.

Puis il se tut à nouveau, et l’attention générale fut captée par Mustafine, qui se lança dans un long développement visant à démontrer l’extravagance de l’hypothèse de Fandorine du point de vue de la psychologie féminine.

Au moment crucial, alors que Mustafine évoquait avec conviction et force effets de manche les caractères inhérents à la nature féminine, qui avait honte de la nudité et ne supportait pas la vue du sang, la porte s’entrouvrit doucement, et entra celui que tout le monde attendait. Marchant sans bruit, Mathieu s’approcha de l’assesseur de collège et, avec un salut, lui tendit une feuille de papier.

Eraste Pétrovitch la déplia, la lut et hocha la tête. La maîtresse de maison observait attentivement le visage du jeune homme et, n’y tenant plus, approcha sa chaise de lui.

— Alors, qu’est-ce que cela dit ? murmura-t-elle.

— J’avais raison, répondit Fandorine, chuchotant lui aussi.

Aussitôt, Lydia Nicolaievna, triomphante, interrompit l’orateur :

— Cessez vos idioties, Arkhip ! Que pouvez-vous comprendre à la nature féminine, vous n’avez même jamais été marié ! Eraste Pétrovitch dispose d’une preuve formelle !

Elle arracha le message des mains de l’assesseur de collège et le fit circuler parmi l’assemblée.

C’est avec perplexité que les personnes présentes lurent la dépêche, qui se réduisait à ces trois mots : « Oui. Oui. Non. »

« Et c’est tout ? C’est quoi ? D’où ça vient ? » Telle était la tonalité générale des interrogations.

— Le télégramme provient de l’ambassade russe au B-Brésil, expliqua Fandorine. Vous voyez le sceau diplomatique ? Si c’est la nuit à Moscou, à Rio de Janeiro tout le monde est au travail. C’est sur quoi je comptais lorsque j’ai demandé à Mathieu d’attendre la réponse. Je reconnais bien là le style laconique de mon ami Karl. Mathieu, rendez-moi donc la feuille que je vous ai donnée. Voici comment était rédigé mon message.

Eraste Pétrovitch prit le papier des mains du laquais et lut :

— Très cher Karl, peux-tu répondre par retour aux questions suivantes ? La ressortissante russe vivant au Brésil née princesse Anna Karakina est-elle mariée ? Si oui, son époux boite-t-il ? Autre chose : la princesse a-t-elle un grain de beauté sur la joue droite ? J’ai besoin de tout cela pour un pari. Fandorine. La réponse de l’ambassadeur montre que la p-princesse est mariée à un boiteux et n’a aucun grain de beauté sur la joue. Pourquoi en aurait-elle un maintenant ? Dans le lointain Brésil, elle n’a plus aucun besoin de recourir à ce genre de subterfuge. Comme vous le voyez, mesdames et messieurs, Polinka est vivante et a réussi à épouser son Renard. L’horrible conte connaît une fin absolument idyllique. A propos, l’absence de grain de beauté prouve une fois de plus que Renard a participé à l’assassinat et qu’il sait parfaitement que son épouse est Polinka et non Aniouta.

Lydia Nicolaievna se tourna alors vers Mustafine.

— J’envoie immédiatement chercher le Caravage, lui lança-t-elle avec un sourire triomphant.

1- Une verste valait 1,067 kilomètre.

DE LA VIE DES COPEAUX

Cette nouvelle est dédiée

à Georges Simenon

Quelqu’un a joué de malchance

Cinq personnes ? Cela paraît un peu beaucoup pour une « discussion strictement confidentielle », telle fut la première chose qui vint à l’esprit d’Eraste Pétrovitch lorsqu’il pénétra dans le bureau du directeur de la compagnie de chemin de fer Von Mack et Fils.

L’assesseur de collège salua les présents et arrêta son regard sur l’homme assis en bout de table. C’était sans aucun doute lui le baron Serge Léonardovitch von Mack, chez qui Fandorine avait été envoyé par son chef afin de prendre part à la discussion en question. On pouvait penser que le baron allait présenter le fonctionnaire chargé des missions spéciales aux autres personnages : un chauve au visage renfrogné, une vieille femme éplorée et deux jeunes gens aux mêmes yeux inexpressifs (exactement semblables à ceux de Serge Léonardovitch : ses frères, donc). Hormis le chauve, tous étaient en noir, les trois frères von Mack portant en plus un brassard de deuil.

Contre toute attente, aucune présentation n’eut lieu. En réponse au salut du nouvel arrivant, le chef d’entreprise se contenta d’un léger signe de tête avant de s’adresser au monsieur à l’air maussade :

— Vous pouvez continuer. C’est… Il est de la maison. Ne faites pas attention à lui, dit-il en balayant l’air d’un geste désinvolte. Je vous en prie, monsieur Vanioukhine, vous commenciez à parler de Stern.

N’étant pas habitué à ce qu’on le traitât comme une mouche ou un moustique, Eraste Pétrovitch avait haussé un sourcil, mais il lui fit aussitôt reprendre sa place en entendant le nom de l’homme à la mine renfrognée.

Ainsi, c’était lui. Zossim Prokofiévitch Vanioukhine soi-même.

Fandorine avait souvent entendu parler de cet homme, mais c’était la première fois qu’il le voyait, et, à franchement parler, il éprouvait une certaine déception. La légende vivante de la police ressemblait au laquais d’une maison de parvenus : crâne chauve encadré de part et d’autre par des favoris passablement ridicules, faux col d’une blancheur éclatante mais cravate manquant pour le moins de discrétion. Quant à la pince à cravate ornée d’une perle fine, elle n’allait pas du tout avec le gilet framboise. Mais peut-on juger un individu à sa mise, surtout un homme ? En son temps, Vanioukhine avait démêlé pas mal d’affaires embrouillées. Et l’on pouvait lui tirer son chapeau : de simple commissionnaire, il était devenu chef de la police judiciaire de Saint-Pétersbourg avec le grade de général, tout cela grâce à sa jugeote naturelle et à sa hargne de bouledogue.

Le regard de Vanioukhine était vif et pénétrant. Ses petits yeux narquois se braquèrent sur Fandorine.

— Excusez-moi, mais où l’homme « de la maison » se trouvait-il le 6 de ce mois ? demanda le Pétersbourgeois à l’aîné des frères von Mack.

La façon de s’exprimer de Zossim Prokofiévitch était extrêmement désagréable : caustique, comme discréditant par avance tout ce que pourrait dire son interlocuteur. Vanioukhine semblait vouloir signifier au chef d’entreprise : Tu as beau être le magnat des magnats et cent fois millionnaire, je m’en bats l’śil, pour moi tous les gens se valent.

Bien qu’hostile à toute forme d’impolitesse, Fandorine apprécia la démonstration. Apparemment, ce n’était pas sans raison que l’on disait de Vanioukhine qu’il était un homme indépendant et qu’il accomplissait son travail sans faire de distinctions entre les personnes.

— Il venait juste de rentrer après une longue absence, répondit Serge Léonardovitch à l’enquêteur, qui perdit aussitôt tout intérêt pour le nouveau venu, ne demandant pas même comment il s’appelait.

— Zur ce, reprenons, dit Zossim.

A en juger par la légère grimace qui altéra son visage impassible, ce n’était pas la première fois que le directeur entendait ce piètre calembour.

— Votre père et, par conséquent, votre époux…

En prononçant ces mots, le policier s’inclina avec une déférence outrancière devant la dame âgée.

— … s’est senti mal dans la nuit du 6 au 7, et une heure plus tard il avait, comme on dit, passé l’arme à gauche.

Les deux jeunes gens échangèrent un regard indigné, blessés par le ton du policier. L’un d’eux eut même un geste brusque, mais Serge Léonardovitch fronça imperceptiblement les sourcils, et ses deux cadets se ressaisirent aussitôt. Dans la famille von Mack, le droit d’aînesse semblait être rigoureusement respecté.

— Pas plus d’une demi-heure plus tard, dans un petit appartement à vingt roubles le mois, le secrétaire du défunt, un certain Nicolas Stern, rendait l’âme à son tour. Dans d’horribles convulsions, parce qu’on ne s’est pas donné la peine d’aller chercher un médecin pour un être aussi insignifiant, et que personne n’a soulagé ses douleurs avec du camphre et autres moyens modernes.

Le policier fit une pause, promenant un regard ironique sur les membres d’une famille qui comptait parmi les plus riches de l’Empire.

— Et maintenant, transportons-nous mentalement à la direction de votre noble entreprise, à savoir à l’endroit même où nous nous trouvons actuellement. Car c’est ici que s’est joué le troisième acte de la tragédie. Juste avant l’aube, le portier a entendu des cris en provenance du couloir où l’homme de ménage, un employé de nuit du nom de Kroupennikov, était occupé à laver le sol. Avant de trépasser, le malheureux a eu une courte conversation avec le portier. Si l’on peut appeler ça une conversation. Kroupennikov a crié : « J’ai les intérieurs en feu ! Je m’sens partir ! » Le portier a demandé : « Tu as mangé quelque chose de pas frais ? » « Que dalle que j’ai becté », rapporta Zossim Prokofiévitch, qui imitait le langage populaire de l’homme de ménage avec une évidente délectation, « j’ai juste avalé une lampée de thé parfumé du maître, directement à la théière. » Et une minute plus tard, Kroupennikov joignait son âme à celles des deux autres.

Dans la mesure où ces éléments lui étaient déjà connus (après sa discussion avec le général gouverneur, il avait eu le temps de prendre succinctement connaissance de l’affaire), Fandorine écoutait moins qu’il n’observait.

Le fils aîné du défunt entrepreneur, héritier de l’affaire, intéressait l’assesseur de collège plus que toute autre chose. C’était un brun assez beau, encore jeune, aux traits réguliers, qui donnaient cependant une impression de grande froideur. Eraste Pétrovitch était enclin à modifier son jugement initial quant au regard « inexpressif » de l’homme. C’étaient les deux frères cadets qui avaient des regards éteints, couleur de hareng de la Baltique ; celui de Serge Léonardovitch, en revanche, luisait non pas comme des écailles de poisson mais comme de l’acier. A en juger par cet éclat, l’entreprise du magnat qui venait d’être empoisonné était tombée entre des mains solides.

Les deux jeunes frères von Mack ne méritaient pas d’attention particulière : des adolescents comme les autres. Mais la veuve plut beaucoup à Eraste Pétrovitch : l’on percevait en cette femme un être capable à la fois d’endurer la souffrance avec le courage d’un homme et de compatir avec la sensibilité d’une femme. Elle avait un beau visage.

L’aspect du bureau lui-même en disait long sur la famille von Mack.

A mille kilomètres de là s’étendait la toile d’araignée en acier où battait le cśur de l’immense empire ; ici se trouvait le cerveau qui dirigeait le travail de dizaines de milliers de gens ; Dieu seul savait combien de millions de roubles, de francs, de marks étaient comptés par les bouliers posés sur la table de ce bureau, dont l’ameublement était pourtant des plus simples, pour ne pas dire spartiate. Le strict nécessaire (un coffre, des étagères pour les documents, une table, des chaises et quelques fauteuils, des cartes géographiques, le tout nouvel appareil de Bell) et rien de superflu (ni tableaux, ni sculptures, ni tapis). Cette austérité si soigneusement soulignée signifiait : nous ne jetons pas l’argent par les fenêtres, chez nous chaque kopeck doit travailler. Une conception exotique pour un entrepreneur russe, et d’ailleurs pratiquement inédite.

Tout de même, que voulait dire l’étrange accueil réservé au fonctionnaire chargé des missions spéciales ?

Là, Eraste Pétrovitch dut à nouveau se concentrer sur le récit du policier de Saint-Pétersbourg, car celui-ci avait entrepris de commenter les analyses de laboratoire qui, manifestement, venaient de lui parvenir.

— … Zur ce, fit Zossim, passons à la théière contenant l’excellent breuvage qui a si malencontreusement tenté l’homme de ménage. Bien que la police de Moscou soit un ramassis de bras cassés, ces derniers ont quand même eu l’idée de donner la théière au laboratoire. Par chance, Kroupennikov n’était pas un rapide, il n’avait pas encore eu le temps de faire sa petite vaisselle.

Ces paroles s’accompagnèrent d’un regard si mauvais à l’adresse de l’aîné des von Mack que Fandorine se raidit et observa à son tour le baron. Hormis un tressaillement au coin de la bouche, celui-ci ne laissa rien transparaître.

Le plus jeune des frères, dont la lèvre supérieure s’ombrait d’un léger duvet noir, ne put s’empêcher de demander :

— Qu’avez-vous à tourner comme ça autour du pot ? Que démontre l’analyse de la théière ?

Vanioukhine fixa l’adolescent avec une noble indignation.

— Retenez-vous, jeune homme ! Etre né dans une famille de gros richards ne vous donne aucun droit. Sachez que vous parlez à un conseiller d’Etat, chevalier de l’ordre de Saint-Vladimir ! Chez vous, à Moscou, on adore volontiers le veau d’or, mais personnellement je ne compte pas parmi ses adeptes. Moi, monsieur, c’est du droit que je suis adepte ! Et sachez que je ne suis pas à votre botte ! Je suis venu ici pour enquêter sur un triple meurtre, et je trouverai le criminel, quel qu’il soit, vous pouvez me croire !

Il était clair que, depuis déjà un certain temps, Zossim brûlait de dire ce qu’il avait sur le cśur : son rang, son titre, l’histoire du veau d’or et du droit. C’était certainement dans ce but qu’il avait mis à l’épreuve la patience des von Mack. Afin d’avoir un prétexte pour remettre ces rupins à leur place et leur faire savoir qui, ici, commandait.

— Volodia ne voulait pas vous offenser, Votre Excellence, prononça timidement la dame. Je vous en prie, poursuivez.

Sans cesser tout à fait de suffoquer de colère, Vanioukhine continua sur le même ton venimeux, en regardant principalement Serge Léonardovitch.

— On a découvert de l’arsenic dans le thé à la menthe. L’empoisonneur ne s’est pas embarrassé de ciguë ou autre cyanure, plus aristocratiques. D’ailleurs, ce n’est pas mal pensé. Contrairement aux poisons plus sophistiqués, la mort-aux-rats se vend dans toutes les pharmacies, et même dans certains bazars. C’est un produit courant, car, comme chacun le sait, les souris et les rats sont, en ville, infiniment plus nombreux que les bipèdes. Et maintenant, après ces considérations d’ordre général, revenons-en aux faits.

L’enquêteur remua ses papiers, parcourant ses notes.

— Fait numéro un : le défunt baron prenait tous les soirs du thé à la menthe, exactement à la même heure.

— Léon souffrait de l’estomac, et la menthe apaisait ses douleurs, expliqua tristement la veuve.

— Ce que le criminel savait parfaitement, ajouta Vanioukhine. Fait numéro deux : à sept heures et demie précises, la servante, Marie Lioubakine, a apporté la théière dans le cabinet directorial. Cela est confirmé par tous les collaborateurs, retenus, ce jour-là, après les heures normales de travail. Vers neuf heures, tout le monde est parti, seuls restant dans le bureau le directeur et son secrétaire. Selon le témoignage du portier, ces deux hommes ont quitté le bâtiment pratiquement en même temps, à dix heures et demie. Le baron en calèche, le secrétaire Stern à pied, comme il se doit. A en juger par les tasses, restées sur la table, le directeur, dans sa grande largesse, a offert du thé au pauvre Stern. Mais, comme le dit si bien Griboiédov, « craignons plus que tout et la colère des maîtres et l’affection des maîtres ».

A ces mots, même l’impassible Serge Léonardovitch perdit son sang-froid.

— Je vous prie de changer de ton, il est offensant, prononça l’héritier d’une voix sourde en baissant les yeux. Mon père n’était pas un homme arrogant, il respectait ses collaborateurs. Si on lui a servi le thé dans son bureau, il va de soi que père en a offert à son secrétaire.

Une remarque sans appel, mais prononcée avec une telle dignité que même ce vieux loup de Vanioukhine dut baisser le ton.

— Admettons. Ils ont bu le thé à la menthe et à l’arsenic, se sont séparés, et ce pauvre idiot de Kroupennikov a terminé le fond. L’empoisonneur n’avait absolument pas tablé sur pareille issue. Si le baron avait été le seul à mourir, il est probable que le crime serait passé inaperçu. Votre père était un homme de santé fragile, les malaises et les vomissements étaient fréquents chez lui. L’idée d’une mort suspecte ne serait même pas venue à l’esprit de la police. Mais le meurtrier a vraiment joué de malchance. Trois morts d’un coup ! Même les policiers d’ici ne pouvaient pas laisser passer ça, fit le Pétersbourgeois, envoyant une nouvelle pique à ses collègues moscovites. Plutôt que d’essayer de faire les malins tout seuls, ils ont fait appel à moi, et c’est tout à leur honneur. Zossim Vanioukhine connaît son affaire. Un meurtre prémédité, plus deux sans préméditation, c’est le bagne à perpétuité, prononça le policier avec insistance en regardant Serge Léonardovitch dans le blanc des yeux. Quand on coupe du bois, des copeaux volent, ou, comme disent les Français, on ne fait pas d’omelette sans casser des śufs. Eh bien, ce sont ces copeaux qui vont me conduire au criminel. Je n’aurai pas besoin de beaucoup de temps. Entre le « à qui profite le crime » et le « qui est coupable », le chemin est court. Zur ce, je vous tire ma révérence. Mais pas pour longtemps.

Sur cette note menaçante, Vanioukhine se leva, s’inclina devant la veuve et sortit. Il n’avait pas daigné saluer les frères von Mack, et, quant à Fandorine, il ne lui avait pas même adressé un regard.

Discussion strictement confidentielle

A ce moment-là, Eraste Pétrovitch avait déjà décidé en son for intérieur de ne pas s’attaquer à cette affaire. Même si la grossièreté de Vanioukhine lui laissait un arrière-goût désagréable, l’assesseur de collège pouvait comprendre une telle attitude. Les gens très riches ressemblent aux personnes souffrant de quelque maladie honteuse. Ils sont mal à l’aise avec leur entourage et leur entourage est mal à l’aise avec eux. Il est probable que les sentiments humains les plus élémentaires, comme l’amour ou l’amitié, sont totalement exclus pour un homme tel que Serge Léonardovitch. Dans son cśur, il y aura toujours ce petit ver qui le ronge et qui lui dit : cette femme prête à t’épouser, ce sont tes millions qu’elle aime, pas toi ; cet homme, ce n’est pas avec toi qu’il est ami, mais avec tes chemins de fer.

En plus, c’était quoi, cette morgue détestable ? Le prince Vladimir Andréiévitch Dolgoroukoï avait dit que le jeune von Mack demandait, voire implorait, que l’on vienne chez lui pour une conversation strictement confidentielle. Or, il n’avait même pas daigné dire bonjour.

Fandorine se sentait blessé dans son amour-propre, et à peine la porte se fut-elle refermée sur le policier de Saint-Pétersbourg qu’il s’apprêta à tourner les talons sans un mot pour sortir à son tour (notons que personne n’avait invité l’assesseur de collège à s’asseoir).

Mais le nouveau patron de la compagnie Von Mack et Fils précéda son geste.

— Seigneur, pardonnez-moi ! s’écria-t-il en se levant. Je vais tout de suite vous expliquer mon étrange conduite… Mère, c’est ce M. Fandorine à propos duquel je suis allé chez le gouverneur. Eraste Pétrovitch, je vous présente maman, Lydia Filarétovna, et mes frères, Vladimir et Alexandre.

La dame sourit aimablement, les deux adolescents bondirent sur leurs pieds, saluèrent respectueusement et se rassirent.

— Venez, je vous en prie, fit le chef d’entreprise en montrant le fauteuil qui se trouvait près de lui. Ah, si j’avais su ! Comme je m’en veux de ne pas avoir immédiatement suivi le conseil de Vladimir Andréiévitch. Durant les obsèques, il m’a tout de suite dit : « Pourquoi voulez-vous donc mêler Saint-Pétersbourg à cette histoire ? Demandez à Fandorine, il va démêler tout ça. » Mais je tenais absolument à ce que ce soit Vanioukhine en personne qui s’occupe de l’affaire. Oh, comme les réputations sont sujettes à caution dans notre Russie !

Eraste Pétrovitch longea l’immense table, visiblement réservée aux réunions de travail, et s’assit. Après avoir examiné de près le fonctionnaire chargé des missions spéciales, Serge Léonardovitch fronça les sourcils d’un air inquiet.

— Mais vous êtes très jeune pour de telles responsabilités ! fit-il remarquer, visiblement contrarié (de loin, du fait de ses tempes grises, Fandorine faisait plus que son âge).

— Comme vous p-pour les vôtres, répondit sèchement l’assesseur de collège, qui n’avait guère apprécié la remarque. Vous vous apprêtiez à m’expliquer quelque chose ?

Le baron posa sur lui un regard investigateur. On voyait que décontenancer cet homme n’était pas chose facile.

— Eh bien, finit-il par dire après réflexion. On peut toujours essayer. Le prince s’est engagé à vous mettre à ma disposition le temps qu’il faudra…

Les joues de Fandorine rosirent imperceptiblement. Au cours de la discussion avec son adjoint, le général gouverneur s’était, certes, exprimé plus élégamment, mais cela ne changeait rien sur le fond : l’assesseur de collège était bel et bien « à la disposition » de ce rupin.

A la première impolitesse, au premier signe de suffisance, je prends congé, se dit le fonctionnaire chargé des missions spéciales. Que von Mack ait donné cent mille roubles pour la construction de la Cathédrale et qu’il ait fondé deux orphelinats n’est pas une raison suffisante pour qu’un serviteur de l’Etat joue les larbins de ce sac à fric.

Mais le directeur ne se montra nullement suffisant, simplement affairé et inquiet.

— Je n’ai pas attiré l’attention sur votre personne, afin que vous ayez la possibilité d’observer tranquillement Vanioukhine et de vous forger une opinion sur sa manière d’agir. Il y a également une autre raison, mais je la garde pour plus tard. Donc, que dites-vous du conseiller d’Etat actuel ?

Dans la façon de rappeler le rang de Zossim Prokofiévitch, on aurait pu déceler une pointe d’ironie, mais le visage du baron resta imperturbablement sombre.

Fandorine commença sans grand enthousiasme :

— En son temps, M. Vanioukhine a dû être un enquêteur valable, mais ses t-talents appartiennent au passé. Et d’un. Il est trop sûr de lui, cela limite son champ de vision. Et de deux. Il a déjà choisi l’hypothèse principale et il n’a pas l’intention de s’en détourner pour examiner les autres. Et de trois. Et cette hypothèse est fort désagréable pour vous. Et de quatre.

— Comme quoi j’aurais empoisonné mon père pour hériter, c’est cela ? fit Serge Léonardovitch avec un hochement de tête en regardant les membres de sa famille. Hum… Nous avons grand besoin de votre aide, Fandorine.

— Pour que je contribue à lever les soupçons qui p-pèsent sur vous ?

L’aîné des von Mack grimaça :

— Mais non, voyons. Ce ne sont pas les soupçons de Vanioukhine qui m’inquiètent, mais le fait que l’enquête soit en train de partir dans la mauvaise direction. Au final, il renoncera à l’idée qui aujourd’hui lui semble tellement logique, mais il sera alors trop tard.

— Je crains de ne pas tout à fait c-comprendre. Dans quel sens « trop tard » ? Vous voulez dire que le vrai coupable échappera au châtiment ?

— Ah, de nouveau vous êtes à côté de la plaque ! s’exclama le baron, une pointe de dépit dans la voix. Il faut, bien sûr, châtier le coupable, la loi et les intérêts de la société l’exigent. Mais l’essentiel est ailleurs !

— Mais encore ?

— Business, lâcha sèchement Serge Léonardovitch. Dommage que ce mot n’existe pas dans notre langue, « affaires » est un mot bien trop emphatique. Mon père ne vivait que pour le business, et je suis son fils. Nous, les von Mack, sommes tous comme cela.

Dans un même mouvement, les frères cadets poussèrent le menton en avant et froncèrent les sourcils, tandis que la veuve exhalait un soupir et se signait.

Décidément, être trop riche est malsain pour l’esprit et le cśur, pensa de nouveau Fandorine. Puis, tout haut, il demanda :

— Si je comprends bien, vous avez une autre version des événements ?

— Oui. Et j’en ai parlé à Vanioukhine, mais il m’a répondu : « Vous voulez m’utiliser pour jeter le discrédit sur votre concurrent ? Ne me prenez pas pour un idiot. »

Le baron se leva et s’approcha de la carte qui occupait la quasi-totalité du mur.

— Dans le business des chemins de fer de notre empire, la concurrence est féroce. Les rails, les traverses, les locomotives, les gares, les ponts… voilà dans quoi aujourd’hui se font et se défont les grosses fortunes. Regardez un peu ! Quel champ d’action ! Quelles possibilités ! Avec leur Trans-American, les Américains sont des Lilliputiens face à la Russie. Ce n’est pas un pays, mais un miracle ! Combien de millions de kilomètres de voies peut-on y frayer !

Moralité, on peut aussi aimer la Russie pour cela, s’étonna Eraste Pétrovitch en voyant la main de von Mack caresser tendrement l’Oural, les steppes d’Orenbourg et la Sibérie.

— Pour l’obtention de marchés, on distribue des millions de roubles de pots-de-vin, on s’espionne, et au besoin…

En un geste explicite, Serge Léonardovitch passa un doigt en travers de sa gorge.

— Mon père disait toujours : « Le business, c’est la guerre, et la compagnie, c’est l’armée. » Personnellement, j’ajouterai : la mort du général en plein milieu de la bataille, c’est presque toujours la défaite… Bon, après ce préambule, passons à l’affaire. Actuellement, le gouvernement est en train de décider à qui sera attribuée la construction de la ligne Sud-Est. Budget : 38 millions de roubles ! Même pour notre compagnie, ce marché est d’une importance considérable, alors, pour Mossolov, c’est tout bonnement une question de vie ou de mort.

— Mossolov ? Qui est-ce ? demanda Fandorine, qui connaissait mal le milieu des entrepreneurs.

— Notre principal concurrent. Le propriétaire de la Société des Vapeurs, la plus ancienne compagnie de chemin de fer.

— Les vapeurs, en p-principe, ce sont des bateaux. Que viennent-ils faire ici ?

— Autrefois, au tout début des chemins de fer, on disait « vapeurs » également pour les trains, expliqua patiemment le baron, comprenant qu’il s’adressait à un profane. Vous vous souvenez chez Glinka ?

Et il entonna d’une voix agréable et parfaitement posée une célèbre romance du grand compositeur russe, intitulée Le Vapeur et célébrant les premiers trains.

— Je m’en souviens, acquiesça Fandorine quelque peu stupéfait.

Il ne s’attendait pas du tout à découvrir des talents musicaux chez l’homme froid et implacable que semblait être Serge Léonardovitch.

— La Société des Vapeurs est noyée sous les dettes. Si Mossolov ne reçoit pas ces 38 millions, son affaire tout entière va s’écrouler comme un château de cartes, et lui-même va être traduit en justice… Mon père vivant, le marché de la ligne Sud-Est nous serait revenu, la décision était pratiquement prise. Mais maintenant, tout est remis en question ! Face à mon père, Mossolov était comme David face à Goliath. Maintenant, Goliath, c’est Mossolov, et moi je suis David. Qui ira confier une telle affaire à un homme de mon âge et de mon expérience alors que Mossolov est là ? La Société des Vapeurs peut pavoiser, elle est sauvée.

— Et vous pensez que M. M-mossolov aurait pu empoisonner votre père pour obtenir le marché ?

— Pas lui-même, bien entendu. Quelqu’un parmi nos employés est à la solde de Mossolov. C’est une pratique habituelle, nous-mêmes avons chez eux, un… homme à nous. Ce n’est pas moral, je vous l’accorde, mais il n’y a pas de business sérieux sans cela. C’est celui qui en connaît le plus sur la concurrence qui gagne. On paie très cher les informateurs. Et dans des cas exceptionnels, comme l’histoire de la ligne Sud-Est, on peut exiger des services non moins exceptionnels. Et pour une rétribution sans doute également exceptionnelle. J’en suis certain : quelqu’un parmi nos plus proches collaborateurs a versé l’arsenic dans la théière. Le cercle est très limité. Mon père ne supportait pas plus la débauche de luxe que celle de personnel. En tout et pour tout, cinq personnes se trouvent en permanence au secrétariat. Personne, en dehors d’eux, n’est admis à pénétrer dans la pièce.

— Intéressant, dit Eraste Pétrovitch, oubliant qu’il s’apprêtait à prendre congé au plus vite.

— Pour être intéressant, ça l’est ! (Tous les muscles du visage anguleux de von Mack se contractèrent.) Ainsi, le mobile du crime est connu, l’instigateur aussi, et les suspects se comptent sur les doigts de la main. Votre tâche consiste donc à démasquer l’exécutant et à prouver son lien avec la Société des Vapeurs. Alors, la justice triomphera, et le marché sera pour nous. Les avocats engageront toutes sortes d’actions dilatoires, mais personne ne songera à confier à Mossolov, un homme accusé de meurtre, une affaire d’ampleur nationale. Malheureusement, le temps est compté, il ne reste qu’une semaine avant l’attribution du marché. Ce salaud le savait quand il a porté son coup !

Le baron se tut et, brusquement, demanda à l’un de ses frères, le plus âgé :

— Sacha, tu as gardé ton uniforme d’étudiant ?

— Affirmatif, répondit Alexandre à la manière d’un militaire.

— Porte-le à l’adresse que t’indiquera M. Fandorine. Et n’envoie pas un domestique. Charge-t’en personnellement.

— Compris.

Vraiment, on se croirait à l’armée, pensa Eraste Pétrovitch. Le commandant en chef est mort, mais les troupes font bloc autour du nouveau général et sont prêtes à exécuter tous ses ordres.

— Que voulez-vous que je f-fasse de l’uniforme d’Alexandre Léonardovitch ?

— Vous êtes à peu près du même gabarit. Je pense qu’il sera juste à votre taille. C’est finalement une bonne chose que vous soyez si jeune. Nous recevons régulièrement comme stagiaires des étudiants de l’Institut des voies de communication.

L’assesseur de collège acquiesça d’un hochement de tête.

— Vous voulez que je me fasse passer parmi vos employés comme un étudiant en stage. C’est pour cela aussi que vous ne m’avez pas présenté à Vanioukhine.

— C’est commode d’avoir affaire à un homme intelligent, fit le baron avec un léger sourire. Cela évite de perdre du temps en explications superflues. Disons que vous êtes un condisciple de Sacha. Que vous souhaitez vous initier au travail de bureau. C’est d’usage dans notre compagnie. Par exemple, chacun de nous a dû passer par tous les emplois depuis le bas de l’échelle, afin d’avoir une idée précise de la façon dont fonctionne le système dans son ensemble. J’ai moi-même commencé à dix-sept ans comme employé de chaufferie. Actuellement, Volodia est conducteur de train. Sacha est déjà chef de gare. Vous serez mon secrétaire. En remplacement de feu Stern. D’accord ?

Eraste Pétrovitch se taisait. L’affaire présentait de l’intérêt, mais il n’était pas habitué à ce qu’on lui dicte sa conduite.

Von Mack interpréta à sa façon le silence du fonctionnaire chargé des missions spéciales.

— Il va de soi qu’en cas de succès vous serez récompensé. A votre chaîne de montre et vos boutons de manchette, je vois que vous n’êtes pas dans le besoin, mais même à quelqu’un comme vous, la prime semblera colossale.

— Une personne travaillant au service de l’Etat ne peut recevoir de rétribution de la part d’un entrepreneur p-privé, expliqua l’assesseur de collège.

Le directeur général se contenta d’un sourire malicieux.

— Si tous les fonctionnaires pensaient comme vous, nous aurions un autre pays. J’ai peut-être eu tort de ne pas annoncer la somme. Si la compagnie Von Mack et Fils remporte le marché de la ligne Sud-Est… Ou non. Si, en l’espace d’une semaine, vous trouvez l’assassin et dévoilez de façon probante les dessous de cette affaire criminelle, j’aurai le plaisir de vous remettre une somme égale à un pour cent de la valeur du contrat.

Le visage de Fandorine demeura imperturbable, et Serge Léonardovitch jugea nécessaire de préciser :

— Un pour cent de 38 millions, cela fait trois cent quatre-vingt mille. Je pense qu’aucun enquêteur n’a jamais reçu une telle somme. Et ajoutons qu’il ne s’agit pas de pot-de-vin mais de rétribution pour un travail.

Cette générosité inouïe reçut un lourd soupir pour toute réponse. Dans le regard de Fandorine parut une expression attristée.

— Vous doutez de moi ? demanda le baron en haussant les épaules, l’air vexé. Sachez qu’un von Mack n’a qu’une parole. Mais si vous insistez, je peux noter par écrit…

Là, pour la première fois, quelqu’un coupa la parole au directeur de la compagnie.

— Serge, arrête un peu, dit Lydia Filarétovna. Tu vas tout gâcher. Eraste Pétrovitch n’acceptera pas d’argent, quoi que tu puisses lui proposer.

Fandorine regarda la noble matrone avec intérêt. Il était bien possible que le vrai chef de l’entreprise ne fût pas l’implacable Serge Léonardovitch, mais sa sage maman.

— Alors, vous refusez ? demanda le directeur d’un ton abattu.

— Non, je prends cette affaire. Mais comprenez-moi bien : je n’ai rien à faire de votre marché, et je ne vous promets pas de tenir le délai d’une semaine. Ce que je sais, en revanche, c’est que l’assassin de trois personnes doit être démasqué et arrêté.

Pleurs dans l’escalier

Le siège de la compagnie Von Mack et Fils occupait un discret hôtel particulier situé dans un quartier pratique mais peu reluisant, proche de la place Kalantchevskaïa, où convergeaient les trois principales lignes de chemin de fer : celle de Nicolaiev, celle de Riazan et celle de Iaroslav.

Le bâtiment, ressemblant à un hôtel de gare de moyenne catégorie, se trouvait dans une rue sale à la chaussée défoncée, où l’air était imprégné d’une puissante odeur de mazout et de fumée de locomotive. En revanche, à l’intérieur, régnaient l’ordre et la propreté, mais aussi, faut-il le préciser, une totale absence d’éléments décoratifs quels qu’ils soient : tableaux aux murs ou géraniums aux fenêtres.

Tout le rez-de-chaussée se résumait à une grande salle occupée par trois dizaines de tables, surmontées chacune par un panonceau portant le nom de telle ou telle portion de ligne. Courbés sur des tas de papiers, les employés transcrivaient des choses dans les livres de comptes, si absorbés dans leur tâche que, même s’ils lui jetèrent machinalement des coups d’śil, ils n’accordèrent aucune véritable attention à Fandorine. Ici, de toute évidence, on était habitué à voir des stagiaires en uniforme d’étudiant.

Dans un renfoncement au niveau du palier séparant le rez-de-chaussée et l’entresol, était installé le bureau du télégraphe, équipé de plusieurs appareils. Tous stridulaient sans interruption.

Plus haut encore, se trouvait le bureau du directeur, où pour l’heure se rendait Eraste Pétrovitch. Dans la mesure où, la veille au soir, il avait déjà pénétré dans le saint des saints, le chemin lui était déjà connu : gravir encore deux volées de marches et passer la porte capitonnée de cuir.

Mais, juste devant celle-ci, l’assesseur de collège dut s’arrêter. De l’entrebâillement provenaient des sanglots et des soupirs : quelqu’un pleurait.

— Qu’est-ce que vous avez à chialer comme ça ? fit un homme d’une voix cassante. Vous disiez vous-même que vous ne l’aimiez pas, et maintenant voyez dans quel état vous êtes. Vous mentiez ou quoi ?

Quelqu’un se moucha bruyamment, puis la même voix d’homme prononça avec une sollicitude empreinte de grossièreté :

— Prenez ce mouchoir, le vôtre est tout trempé… Hé, Mavra Loukinichna, vous ne l’aimiez pas, c’est sûr. A peine trois jours après l’enterrement, vous voilà prête à aller peindre. Ce n’est pas un reproche, bien au contraire. J’ai horreur de l’hypocrisie. Mais si vous ne l’aimiez pas, inutile de pleurer comme une Madeleine. Encore si c’était quelqu’un qui en valait la peine, mais Stern… Pouah !

Là, alors qu’il avait par discrétion commencé à reculer, Fandorine s’immobilisa et tendit l’oreille.

— Arrêtez, c’est répugnant ! C’est vous qui êtes « pouah ! »… En plus, ce n’est pas à cause de Stern que je pleure… répondit la voix nasillarde d’une jeune fille. Ou pas seulement à cause de lui. Je regrette aussi Paris. Ouh, ouh…

Et, de nouveau, retentirent des sanglots.

— Ah, je vous l’offrirais bien, votre Paris ! Si j’avais assez d’argent…

Celle qui pleurait interrompit l’homme.

— Merci, mais je ne serai pas votre épouse. Pour m’appeler Landrinov, du nom d’un bonbon… Ce serait changer son cheval borgne pour un aveugle.

Et elle éclata de rire, dévoilant une étonnante capacité à passer sans transition de la tristesse à la gaieté.

Considérant qu’il le pouvait désormais, Eraste Pétrovitch gravit bruyamment la dernière marche et ouvrit la porte en grand.

Deux personnes plantèrent sur lui leur regard : une demoiselle coiffée d’un grand chapeau de paille, portant sur l’épaule un chevalet en bois, et un monsieur avec un toupet au-dessus du front et un visage anguleux à l’expression nerveuse.

La jeune fille était des plus charmantes. En fait, il serait plus juste de la qualifier autrement : jolie, oui, mais pas mignonne – un regard trop direct et trop perçant pour cela, sans compter l’air obstiné et déterminé qui transparaissait dans le dessin de sa bouche.

Belle, vive, pleine de caractère, la jaugea Eraste Pétrovitch.

— Je vous prie de m’excuser, mais pouvez-vous m’indiquer le secrétariat ? demanda-t-il avec la dose de timidité qui seyait à un stagiaire.

— Vous êtes bien sûr que c’est le secrétariat que vous cherchez ? demanda l’homme en l’examinant de la tête aux pieds. Ne serait-ce pas plutôt le bureau des écritures ? Dans ce cas, vous vous êtes compliqué la vie pour rien : c’est en bas. Si c’est pour un stage, adressez-vous à Kronberg. Une espèce de petit rat avec un pince-nez, assis près de la fenêtre, sur la gauche en descendant.

— Non, je cherche monsieur le baron. J’ai été embauché comme secrétaire, provisoirement… Je me présente, Paul Matvéiévitch Pomerantsev.

Ce nom était effectivement celui d’un condisciple d’Alexandre von Mack (pour le cas où les gens de Mossolov auraient l’idée de vérifier). Pas une seule fois l’assesseur de collège ne buta sur le nom, regorgeant pourtant de p et de m si difficiles pour lui. C’était stupéfiant, mais il suffisait à Eraste Pétrovitch d’entrer dans la peau d’un autre personnage au cours d’une enquête pour que son maudit bégaiement disparaisse sans laisser de traces. D’ailleurs, il était depuis longtemps habitué à ce phénomène et ne s’en étonnait pas.

— Landrinov, machiniste de la « Remington », se présenta l’homme au toupet, sans tendre la main. Il ne s’agit pas d’une locomotive mais d’une sorte d’imprimerie de table.

Fandorine voulut dire qu’il savait très bien de quoi il était question (lui-même possédait chez lui une machine à écrire Remington, ce chef-d’śuvre du progrès technique), mais la demoiselle intervint dans la discussion :

— Comme vous avez un visage intéressant ! Et ces tempes ! Elles sont comme cela de naissance ? Ecoutez, je voudrais faire votre portrait.

— Je ne vois pas ce qu’il y a de tellement intéressant dans le fait d’avoir des cheveux blancs alors qu’on est encore étudiant ! s’emporta Landrinov. Quel âge avez-vous, monsieur ?

Eraste Pétrovitch écarta les mains, l’air désolé :

— Vingt-sept ans déjà. Je fais partie des éternels étudiants. Je ne suis pas riche, voyez-vous. Je termine une année d’études, l’année suivante je travaille quelque part, et avec l’argent amassé je retourne étudier.

— Eh bien, si vous restez ici toute l’année, nous aurons l’occasion de nous voir, dit la jeune fille. Alors, réfléchissez à mon histoire de portrait. Je suis très bonne à la peinture à l’huile. Je me présente : Mavra. Sans patronyme. Mavra tout court.

En effet, elle ressemble tout à fait à une Maure, pensa Eraste Pétrovitch. Une Maure albinos : bouche lippue, petit nez retroussé, cheveux blonds aux boucles serrées. Ce n’est pas pour rien que l’on dit, au Japon, que le nom détermine le destin. L’homme est conforme à la façon dont on l’a nommé.

La jeune fille tendit la main, non pour qu’on la lui baise, mais toute droite, comme une pelle. Elle serra la main de l’assesseur de collège entre ses doigts fins mais étonnamment puissants, puis, ayant rajusté la sangle de son chevalet sur son épaule, elle prit congé et descendit l’escalier.

— Qu’est-ce que vous avez à la suivre comme ça du regard ? Vous la trouvez à votre goût ? demanda le remingtoniste, faussement désinvolte.

Fandorine laissa la question sans réponse. Les gens mal élevés ont cet avantage que l’on peut également s’abstenir d’être poli avec eux.

— En montant l’escalier, j’ai entendu des pleurs de femme. Il s’est passé quelque chose ?

Landrinov se pencha :

— Elle a un peu chialé. On a eu une sale histoire ici… Mais vous en avez sûrement entendu parler.

— Vous faites allusion à la mort de Léonard von Mack ?

— Oui, quelqu’un a éliminé la vieille araignée. On lui a mis du poison dans sa théière.

Pas une once de tristesse ne perçait dans la voix du remingtoniste. C’était un type comme ça, visiblement : pour lui, l’un était « pouah », l’autre était un petit rat et le troisième une vieille araignée.

— Qui lui a fait ça ? demanda tout bas Eraste Pétrovitch.

— Ces choses-là ne nous concernent pas. A grands rapaces, grands ennemis. Ils ont de quoi se bouffer le nez. Le chêne géant s’élevait bien haut, puis il s’est écroulé. Ce faisant, il a écrasé deux fourmis, mais qui se préoccupe de deux méprisables petits insectes ?

L’assesseur de collège fit mine de ne pas comprendre.

Landrinov eut un rire méchant :

— Evidemment, vous n’êtes pas au courant. A part von Mack, deux autres personnes ont été empoisonnées, mais c’était du menu fretin et tout le monde s’en fiche. Pensez, un pauvre type chargé du ménage, et un autre, un certain Stern, le fiancé de Mavra. Entre nous, celui-là, c’était un sale petit mec. Avec quoi il avait accroché sa fiancée, vous le savez ? Avec deux choses : son nom et Paris.

Cette fois, ce fut pour de bon qu’Eraste Pétrovitch ne comprit pas.

— Pardon ?

— Mavra Loukinichna n’aime pas son nom de famille : Serdiouk.

— Pourquoi ?

— C’est exactement la question que je lui pose. C’est un nom comme un autre, mais elle ne le supporte pas. Elle dit : que peut espérer en Russie une femme qui s’appelle Serdiouk ? Devenir boutiquière ? Marchande ? Au mieux, accoucheuse. Or, elle rêve de devenir peintre. Alors Stern, cette crapule, en a profité. Il y a quelque temps, il a hérité de sa tante. Pas énormément, environ cinq mille roubles, mais ça ne l’a pas empêché de proposer aussitôt le mariage à Mavra. Nous irons à Paris, il lui a dit, c’est là qu’actuellement se trouvent tous les plus grands peintres. Et vous aurez un beau nom : Mme Stern. Elle, l’idiote, a mordu à l’hameçon. Seulement, le bon Dieu en a décidé autrement. Elle n’aura ni le nom ni Paris.

Dans la voix du remingtoniste perçait une évidente satisfaction. Un vrai misanthrope, se dit Eraste Pétrovitch. D’ailleurs, c’est vrai, il a le teint tout jaune, à force de déverser sa bile.

— Et pourquoi Mavra Loukinichna est-elle venue ? Sans doute pour obtenir une aide en liaison avec la mort de son fiancé ?

Landrinov eut un ricanement.

— Ça, elle peut toujours en attendre une, d’aide, de la part de von Mack. Elle vient régulièrement voir son petit papa, c’est notre chef de bureau. Elle lui apporte son déjeuner. Ils ont un appartement de fonction tout près d’ici.

L’homme continuait de dévisager Fandorine, incapable de se calmer.

— Non, vraiment, qu’est-ce qu’elle peut bien vous trouver ? Pas d’allure, le teint pâle, et en plus les tempes grises. La taille à la rigueur. Mais moi, regardez, je ne suis pas beaucoup plus petit. Pourtant, elle ne m’a pas une seule fois proposé de faire mon portrait !… Bon, enfin, allons-y, je vous conduis. Là, après le petit couloir, c’est tout de suite à gauche.

La veille au soir, lorsque l’assesseur de collège avait rencontré les von Mack, le secrétariat était vide, car la journée de travail était terminée. Pour l’heure, en revanche, dans la vaste pièce au plafond bas se trouvaient quatre personnes : un vieil homme aux manchettes usées et un jeune homme à l’air patelin étaient à leur table de travail ; dans un coin, assis dans un fauteuil, somnolait un moustachu ; près de la porte opposée, une jeune femme aux joues roses se tenait debout et bâillait.

Il fallait maintenant comprendre qui était qui dans ce bureau et dresser la liste de ceux qui avaient été en mesure de verser le poison dans la théière.

Triste vie

Toute la journée y passa. Non pas, bien sûr, à faire connaissance avec les différents collègues (cela ne prit même pas cinq minutes), mais à déterminer, prudemment et de façon détournée, où était chacun et ce qu’il faisait ce fatal jeudi 6 septembre.

Aucun n’avait d’alibi.

De par ses fonctions, l’atrabilaire Landrinov portait les feuilles fraîchement imprimées dans le cabinet du directeur et, si le patron n’était pas là, il les posait simplement sur la table. Par conséquent, il avait pu s’approcher discrètement de la théière.

Juste à côté de la volumineuse Remington, qui emplissait la pièce tout entière de son cliquetis, se trouvait la table de travail du jeune secrétaire à la mine sournoise. Il se prénommait Taïssi. A chaque fois que retentissait une sonnerie électrique, il se précipitait dans le bureau du directeur. Il en revenait avec des papiers, qu’il allait porter au rez-de-chaussée. Taïssi pouvait-il verser l’arsenic dans la théière pendant que le patron était, disons, occupé à signer un document ou à parler dans l’appareil téléphonique ? Cela n’était pas exclu.

Le moustachu qui somnolait quand le « stagiaire » était entré se révéla être le valet de chambre Fiodot Fiodotovitch et non un employé du secrétariat. Il avait servi le précédent patron et était resté auprès du nouveau. Posée près de lui, sur une petite table, se trouvait une sonnette particulière. Lorsqu’elle retentissait, Fiodot Fiodotovitch entrait dans le cabinet du directeur pour dresser la table du petit déjeuner, présenter son manteau à son maître et autres tâches de ce genre. Tout le reste du temps, il demeurait assis à lire un journal ou à somnoler. Fandorine, cependant, remarqua que, même lorsqu’il ronflotait paisiblement, le valet de chambre entrouvrait de temps en temps un śil pour observer ce qui se passait dans la pièce. Quant aux employés, dès qu’une conversation s’engageait sur un sujet étranger au travail, ils baissaient la voix et regardaient du côté du fauteuil. Un possible suspect ? Sans aucun doute.

La cuisinière, Moussia, méritait pour sa part une attention particulière : c’était elle qui avait apporté la malencontreuse théière. Cette solide jeune femme aux allures de paysanne se trouvait en permanence dans un réduit contigu au secrétariat. Ses fonctions de cuisinière se résumaient à préparer pour l’ex-patron, qui souffrait d’une maladie de l’estomac, certaines purées et boissons. Serge Léonardovitch, n’ayant besoin d’aucune nourriture diététique particulière, avait fait part de son intention de renoncer à ses services, mais Eraste Pétrovitch lui avait demandé de n’en rien faire pour l’instant. Moussia se languissait dans l’inaction et se plantait à intervalles réguliers sur le seuil de la porte pour regarder les employés.

Enfin, comme cinquième suspect il convenait d’ajouter le chef de bureau, le secrétaire Louka Lvovitch Serdiouk, le père de la jeune artiste peintre. Toute son activité se limitait à faire la navette entre le bureau et l’antre de la direction. En observant Louka Lvovitch1, l’assesseur de collège s’étonna une fois de plus de voir combien, parfois, les noms pouvaient s’accorder avec ceux qui les portaient. En effet, la tête du secrétaire en chef, rétrécie vers le haut et surmontée d’un toupet gris, rappelait étonnamment un oignon. Il serait intéressant de connaître le père de ce monsieur, se dit l’assesseur de collège. Etait-il possible qu’il ressemblât à un lion ?

Les pensées futiles de ce genre commencèrent à submerger Eraste Pétrovitch, conséquence de l’horrible monotonie des tâches et d’une sorte d’ennui poussiéreux qui imprégnait tout cet endroit. Le faux secrétaire n’avait aucun véritable travail à accomplir – il rangeait des papiers et, arborant une mine concentrée, dessinait des idéogrammes dans son bloc-notes. A deux ou trois reprises, il fit mine d’aller voir le baron pour raison de travail ; ce dernier était en effet impatient de savoir vers quelles conclusions s’orientait le fonctionnaire chargé des missions spéciales. En l’absence de toute réponse, le « secrétaire » pouvait regagner son poste. Il fixait des pages blanches, conversait prudemment avec les uns et les autres. Le temps passait avec une lenteur désespérante.

Au compte des résultats positifs de la journée, il convenait de porter le fait que le cercle des suspects se limitait strictement à ces cinq personnes. Certes, des courriers et des télégraphistes passaient au bureau, le laquais et le cocher personnels du baron venaient apporter des messages à Fiodot Fiodotovitch, mais on pouvait s’abstenir de les prendre en compte dans la mesure où aucun de ces gens étrangers à l’entreprise n’avait la possibilité de se glisser subrepticement dans le cabinet du directeur ou dans la cuisinette de Moussia.

Une fois établie la liste des suspects, Eraste Pétrovitch passa aux observations d’ordre psychologique.

Le chef de bureau. Le héros du Manteau de Gogol, Akaki Akakiévitch en chair et en os. Bien que leur supérieur, il n’éveillait pas la moindre crainte chez ses subordonnés. Timide, mesquin, pingre. Il était difficile d’imaginer dans le rôle de l’empoisonneur ce petit bonhomme effacé et à la mine contrite, mais il faut toujours se méfier de l’eau qui dort.

Le remingtoniste. Manifestement, un homme aux nerfs malades : irritable, belliqueux. En revanche, excellent travailleur, se débrouillant à merveille avec son énorme machine. Contrairement à Serdiouk et Taïssi, il parlait normalement, sans baisser la voix.

Le valet de chambre, Fiodot Fiodotovitch. Il plaçait rarement un mot dans la conversation, et encore, moins pour avancer une idée que pour se donner de l’importance. De même, il feuilletait les journaux pour faire l’intéressant : c’est tout juste s’il savait lire et écrire. Quand il ne faisait pas semblant de dormir, mais s’assoupissait pour de bon, l’extrémité de ses moustaches commençait à remuer à un rythme régulier. Les deux secrétaires en avaient la frousse.

Taïssi Zaousentsev. A l’exception de Landrinov, tous, y compris la cuisinière, l’appelaient « Tassenka », autrement dit « mon petit Taïssi ». Lui-même usait avec eux de toutes sortes de diminutifs plus ou moins ridicules. Prévenant, on l’avait vu ramasser un élastique pour le donner à Serdiouk, souffler une poussière sur la manche du remingtoniste : « Landrinouchka, une vilaine petite saleté s’est collée sur votre épaule. » Landrinov lui avait fait « Chut ! », et le jeune homme, avec un ricanement, s’était éloigné en virevoltant gracieusement. Curieux personnage : il cache un petit miroir entre les pages d’une éphéméride et s’y admire de temps à autre.

La cuisinière. Quand, pour tromper l’ennui, elle a entrepris de servir le thé aux employés du bureau, elle a ostensiblement cogné chaque verre contre la table avec un air de reine offensée. Elle marmonnait dans sa barbe, mais tout de même assez fort pour qu’on l’entende, qu’auparavant elle servait « monsieur » et que maintenant elle avait « perdu toute dignité ». Apparemment, une femme extrêmement bête. Ou alors, au contraire, exceptionnellement intelligente.

A Fandorine, habitué à une tout autre existence, la vie de bureau apparaissait étrange et surprenante. D’un côté, on avait l’impression que ce n’était pas la vie, mais une sorte de marais sommeillant. Pourtant, sous cette surface entièrement couverte de lenticules, se cachaient non moins de sentiments et de passions que dans un bal mondain, les allées du pouvoir ou une conférence diplomatique. Les tourments de la pauvre Moussia le cédaient-ils en intensité aux affres de l’impératrice Joséphine délaissée par Napoléon ? Le journal de Fiodot Fiodotovitch obligeait à se rappeler le fameux śil aveugle contre lequel Koutouzov appliquait sa longue-vue lors de la bataille de Borodino. La philippique dans laquelle s’était lancé Serdiouk à propos de « certaines personnes incapables d’utiliser les agrafes avec parcimonie » se distinguait par sa sincérité. Le regard sournois, insaisissable, du sirupeux « Tassenka » renfermait un mystère. Haineux de tout et de tous, Landrinov aurait pu en remontrer au misanthrope Caligula. Or, l’un d’eux, ne l’oublions pas, jouait en plus les César Borgia.

L’inactivité et la rêverie amenèrent Eraste Pétrovitch à philosopher.

Oh, de Nicolas Gogol à Fiodor Dostoïevski, la littérature russe se fourvoie avec sa vision apitoyée des « petites gens ». Ces êtres-là n’existent pas et ne peuvent exister. Il ne faut plaindre ni l’Akaki Akakiévitch du Manteau ni le Mackar Diévouchkine des Pauvres Gens. Ce ne sont pas de nos larmes qu’ils ont besoin, mais de notre respect et de notre attention. Ça oui, chaque homme le mérite. Et plus il est silencieux et discret, plus profond est enfoui son secret.

Pourquoi, par exemple, personne dans ce bureau ne manifeste de curiosité à l’égard du nouveau venu ? Tous, à part le remingtoniste, se conduisent poliment avec le « secrétaire » et ne refusent pas de répondre quand on les interroge, mais eux-mêmes ne posent aucune question. Par gêne, par discrétion ? Ou bien s’agit-il d’autre chose ?

Et puis, comment interpréter leur silence absolu concernant l’horrible drame survenu ici même le jeudi précédent ? Fandorine avait bien essayé d’aborder le sujet des empoisonnements avec un secrétaire puis avec l’autre, mais aussitôt l’un comme l’autre s’était trouvé une tâche urgente à l’autre bout de la pièce ; le valet de chambre, pour sa part, s’était mis à ronfler avec application ; quant à Moussia, elle s’était réfugiée dans sa cuisine. Seul Landrinov n’avait pas fui, se contentant de bougonner : « Arrêtez, d’accord ? Ne m’empêchez pas de travailler ! »

Mais soudain, à une heure pile, un soleil radieux dissipa la brume du marécage : Mavra apportait son déjeuner à son père. Tous les présents s’animèrent, commencèrent à s’agiter. Chacun sortit son casse-croûte, tandis que Moussia servait le thé, cette fois sans du tout bougonner.

Naturellement, comme si cela allait de soi, tous se tournèrent vers la table du chef de bureau, qui se régalait d’une croquette de viande et de pirojki faits maison. Landrinov mâchonnait du pain et du saucisson bon marché, Tassenka buvait un bouillon directement au goulot d’une bouteille isolante, Fiodot Fiodotovitch ne mangeait rien (il devait considérer cela indigne de lui) mais écoutait lui aussi le babillage de Mavra avec un évident plaisir.

— … J’ai vu une reproduction. Cela s’appelle Le Déjeuner sur l’herbe ! Quand ce tableau a été exposé, tout Paris a été frappé. Des nymphes et des odalisques nues sont une chose, mais là, sont représentés deux hommes d’aujourd’hui assis dans l’herbe, un panier de fruits, une boule de pain et, au milieu des deux hommes, une dame entièrement nue. A l’arrière-plan, il y a une autre femme.

La demoiselle attrapa sur la table le premier papier qui lui tombait sous la main, le retourna et esquissa au crayon la disposition des personnages.

— C’est un pique-nique à la campagne. Et les femmes sont de mśurs légères, naturellement. Quel scandale !

Louka Lvovitch regarda le dessin et aussitôt se signa :

— Dégoûtant, fit-il avant de s’écrier, affolé : Mais qu’est-ce que tu as fait, ça ne va pas ! Tu as dessiné sur le rapport de la ligne Saratov-Samara !

— Ce n’est pas très grave, fit Tassenka, arrivant dans une envolée. Donnez, je vais gommer ça, on ne le verra même pas. Dessinez tout ce que vous voulez, chère Mavrotchka. J’ai une gomme autrichienne, je n’aurai aucun mal à effacer toutes ces petites choses.

Landrinov repoussa le jeune secrétaire, s’empara de la feuille.

— Essaie un peu d’effacer, tu vas voir ! Donne-moi ça ! Je le garde en souvenir, et le rapport, je vais l’imprimer à nouveau.

— Le nom de ce peintre, je ne m’en souviens plus, mais à Paris absolument tout le monde le connaît, prononça Mavra, songeuse. Ah, si seulement je pouvais faire partie de ses élèves… Un rêve !

— C’est impossible, car… commença Fandorine depuis sa place, voulant dire qu’Edouard Manet était mort depuis déjà plusieurs mois.

Mais, refusant d’entendre la suite, l’impétueuse jeune fille l’arrêta d’un geste plein d’amertume.

— Oui, je sais, je sais ! Je ferais mieux d’oublier Paris. Vous ne me laissez même pas rêver.

Toutefois, elle regarda le « stagiaire » sans aucune animosité, et même avec un sourire.

— Alors, toujours pas décidé à poser pour moi ?

Mais elle était déjà en train d’esquisser quelque chose sur une autre feuille de papier. Son père ne put que pousser un « oh ! » indigné.

— Quand voulez-vous donc que je pose ? répondit Eraste Pétrovitch en lui rendant son sourire. Vous voyez bien que je suis au travail.

— Aucune importance. Vous travaillez, et moi je m’installe dans un coin. Tout le monde ici est habitué. J’ai déjà fait le portrait de papa, et celui de Moussia. Demain, j’apporte mon chevalet. Et vous, surtout, venez en uniforme, comme aujourd’hui. Le noir avec les broderies dorées vous va à merveille.

Quand la jeune fille se fut éclipsée, tout sembla s’assombrir à nouveau. Les plumes se remirent à grincer tristement, la Remington reprit son cliquetis, le valet de chambre se camoufla derrière La Gazette de Moscou et s’endormit.

Eraste Pétrovitch, quant à lui, en vint à une nouvelle conclusion d’ordre philosophique : les jeunes filles jolies et pleines de vie sont un miracle divin, au même titre que le buisson ardent ou le passage de la mer Rouge. C’est étonnant de voir à quel point les hommes et la vie elle-même sont transformés par la seule présence d’une jeune fille telle que Mavra ! Et il suffit qu’elle disparaisse pour que tous se retrouvent comme plongés dans une lumière crépusculaire.

La seconde moitié de la journée de travail fut tout à fait pénible ; le temps semblait ne pas avancer.

Le seul événement qui apporta une certaine animation à la routine fut l’apparition d’un Asiate en livrée framboise et coiffé d’une casquette portant l’inscription « Société des Vapeurs ». Venu apporter un pli à remettre en main propre au directeur, il fut introduit avec solennité par le valet de chambre dans le cabinet de von Mack.

— Ce Mossolov perd complètement la boule. Voilà maintenant qu’il prend des Chinois comme commissionnaires, murmura Louka Lvovitch.

— Et tantôt, c’est un sourd-muet qui est venu, ricana Tassenka. Incapable de sortir autre chose que des « mou.. » et des « meuh… ». Exactement comme un veau.

Moussia faillit s’étrangler de rire : la comparaison avec le veau l’avait mise en joie.

Mais ils n’eurent pas le loisir de cancaner bien longtemps. L’Asiate ne resta pas plus d’une demi-minute chez Serge Léonardovitch. De toute évidence, le message n’exigeait pas de réponse.

Grossier à son habitude, Landrinov demanda au commissionnaire :

— D’où tu viens, l’épouvantail ?

Le messager de Mossolov ne répondit rien. Il se contenta de regarder fixement tous les présents de ses petits yeux bridés, puis décampa.

On parla de l’Asiate pendant encore quatre ou cinq minutes, puis on se tut à nouveau.

A la toute fin de la journée, Fandorine passa chez le baron.

— Alors ? demanda ce dernier. L’affaire avance ?

L’assesseur de collège, perplexe, haussa les épaules, sur lesquelles scintillaient les petites pattes dorées de l’Institut impérial des voies de communication.

— On m’a apporté un message de Mossolov. Admirez.

Fandorine prit la petite feuille toute froissée (apparemment, elle avait été mise en boule rageusement, puis de nouveau dépliée).

En quelques lignes négligemment jetées, le patron de la Société des Vapeurs proposait au « cher monsieur Serge Léonardovitch » de renoncer à « un certain projet », dans la mesure où il ne pouvait « rien en sortir, sinon une grande confusion ».

Le baron se départit de sa retenue coutumière.

— Il est sûr de sa victoire, le gredin ! Combien de temps vous faut-il encore, Fandorine ?

— Je l’ignore, répondit très calmement le fonctionnaire chargé des missions spéciales en rendant la feuille.

— Que se passe-t-il dans le bureau ? On cancane ? On regrette mon père ou non ?

« Je ne me suis pas fait embaucher comme mouchard », faillit rétorquer Eraste Pétrovitch, mourant d’envie de remettre à sa place le magnat des transports. Mais il regarda le brassard de deuil à la manche de redingote du baron et s’abstint d’une brusquerie aussi directe.

— Dans votre secrétariat, on ne parle pas de choses étrangères au service. Tous les employés travaillent sans relâche, le dos courbé tels les esclaves des plantations.

— Je perçois un reproche dans votre ton, je me trompe ? (Serge Léonardovitch croisa les bras sur la poitrine.) En effet, dans la compagnie von Mack, on n’encourage guère l’oisiveté. En revanche, nos employés reçoivent des appointements une fois et demie supérieurs à ce qu’ils sont chez Mossolov. Si quelqu’un est malade, nous payons ses soins. Celui qui a travaillé dix ans sans blâme ni amende se voit attribuer un appartement gratuit. Vingt-cinq ans de service, et vous avez droit à la retraite. Où trouve-t-on ailleurs en Russie des conditions pareilles ?

Et, de fait, ces conditions étaient exceptionnelles. S’étant quelque peu radouci, Fandorine demanda :

— Tout cela est pour les vivants, pour ceux qui peuvent encore vous être utiles. Mais si l’esclave passe de vie à trépas ? Kroupennikov avait une famille, d’après ce que l’on m’a dit. Stern, apparemment, n’avait pas de parents, mais il laisse une fiancée. Qui s’apprêtait à aller à Paris pour y étudier la peinture. Et maintenant, fini les rêves.

— Ecoutez, monsieur l’assesseur de collège, prononça von Mack d’une voix glaciale. Vous êtes quoi, membre d’une association philanthropique ? Vous vous êtes engagé à trouver l’empoisonneur, alors tenez votre promesse et cessez de vous mêler de mes relations avec mon personnel.

Sur quoi, on se sépara.

Afin de s’immerger totalement dans la vie d’un employé de bureau ordinaire, Eraste Pétrovitch avait loué une chambrette miteuse et décidé de subsister avec cinquante kopecks par jour (dans la vie normale, c’est ce que coûtait le plus petit des cigares que fumait le fonctionnaire chargé des missions spéciales).

Jadis, quand il était jeune et pauvre, cette somme lui aurait très largement suffi, mais, comme chacun le sait, on se déshabitue facilement des choses désagréables. S’en sortir avec le minimum est tout un art. Qui s’oublie si on ne le pratique pas quotidiennement.

Au magasin, Eraste Pétrovitch mit un temps fou à choisir quelles provisions acheter. Finalement, il prit pour trente kopecks de cigarettes et dépensa le reste à un pain aux raisins et une livre de thé. Pour le sucre, il n’avait déjà plus assez.

La chambre qu’il avait louée était affreuse et sale. Avant de prendre le thé, il eut envie de remettre de l’ordre. Ayant emprunté un balai à la logeuse, l’assesseur de collège souleva un tourbillon de poussière jusqu’au plafond, se salit de la tête aux pieds, mais n’obtint aucune amélioration visible.

Rien à faire, le pauvre étudiant n’avait pas de quoi embaucher une femme de ménage.

Quant au valet de chambre Massa, il était occupé à exécuter une mission importante et très délicate.

En réunissant des informations sur le supposé instigateur du meurtre, à savoir le conseiller de commerce Mossolov, Eraste Pétrovitch avait appris que la Société des Vapeurs recrutait en permanence « pour divers travaux, des sourds de naissance ne sachant ni lire ni écrire ». Ainsi était-il précisé dans l’annonce qui, jour après jour, se retrouvait dans les journaux de Moscou. On comprenait mal comment les gens qui intéressaient Mossolov pouvaient, étant analphabètes, avoir connaissance de cette offre d’emploi, mais l’annonce elle-même intrigua au plus haut point l’assesseur de collège. Il chercha à comprendre ce qui se cachait derrière. Il s’avéra que Mossolov passait pour un homme difficile, méfiant, voyant des espions partout, et que, pour cette raison, il employait comme commissionnaires, courriers et estafettes exclusivement des gens qui ne risquaient pas de bavarder, et cela parce qu’ils ne le pouvaient pas.

De là, germa l’idée. En quoi un étranger, venant d’un pays lointain et sauvage, ne sachant pas un traître mot de notre langue, était-il moins bien qu’un sourd-muet ?

Massa se rendit à la compagnie, baragouina en japonais en faisant celui qui ne connaissait pas du tout le russe mais comprenait quand on lui parlait par gestes. Et il fut embauché sur-le-champ pour une rétribution de neuf roubles par mois, plus la livrée et la casquette de la compagnie, des bottes de cuir pour l’été, des bottes de feutre et deux paires de galoches pour l’hiver.

La mission confiée au Japonais par Fandorine était la suivante : observer attentivement Mossolov et, pour commencer, dire si cet homme était ou non capable de régler son compte à un concurrent. Pour ce genre de choses, Massa avait un śil qui ne le trompait pas.

A peine Eraste Pétrovitch, ayant enfin obtenu un samovar de sa logeuse, se fut-il assis pour grignoter son malheureux pain aux raisins tout sec que la porte de la chambre s’ouvrit à la volée et qu’entra son serviteur vêtu de sa livrée framboise et les bras chargés de boîtes, sachets et autres paquets.

Le pain aux raisins tout juste entamé alla rejoindre le tas de poussière, le thé fut humé avec dégoût et jeté, tandis que sur la table apparaissaient des galettes de riz, du gingembre mariné, de l’anguille fumée, des boulettes cuites à la vapeur et autres délices achetés par Massa dans un excellent magasin chinois.

Pendant que l’assesseur de collège mangeait avec appétit, le serviteur fit le ménage en deux temps trois mouvements. Il apporta même une note coquette en collant au mur quelques feuilles d’érable, une décoration en harmonie avec la saison.

Puis il promena son regard sur le papier peint grisâtre, le plafond qui s’écaillait, et soupira.

— Hélas, maître, impossible de faire mieux. Mais le fidèle vassal Yoshida Chûzemon, lorsqu’il se préparait à venger la mort de son suzerain, était obligé de vivre dans des conditions encore plus misérables. Et le fidèle vassal Ôishi Kuranosuke, quant à lui…

— Massa ! cria Eraste Pétrovitch en tapant sur la table, sachant que, s’il ne l’arrêtait pas à temps, son serviteur allait égrener l’histoire de chacun des quarante-sept fidèles vassaux, ses héros préférés. Dis-moi plutôt si tu as vu Mossolov.

— Mossorovu-dono, neee, commença Massa de sa voix traînante (la conversation se tenait en japonais). Pour ce qui est de le voir, je l’ai vu, tel que je vous vois maintenant. Mais je me garderai d’affirmer quoi que ce soit avec certitude. Pénétrer le hara d’un tel homme n’est pas simple. Je ne l’imagine pas accomplissant un crime pour une raison futile ou sous le coup de l’émotion. Mais, au nom des affaires, je le crois capable de tout.

— Eh bien, voilà qui est très important, acquiesça l’assesseur de collège, pensif. Passons à ta deuxième tâche. Bravo d’avoir trouvé aussi vite le moyen de venir chez nous.

— Ça n’a pas été compliqué. On avait donné le pli à un autre commissionnaire, mais je lui ai purement et simplement pris l’enveloppe des mains et, pour qu’il ne pleure pas, je lui ai donné un bonbon. Il est à moitié idiot. Chez nous, au service des courriers, tous sont soit sourds-muets, soit attardés. Ça meugle, ça grogne, ça se récure le nez. Je suis le seul qui soit normal.

— Tu as bien observé mes collègues ?

Le serviteur dit d’un ton désolé :

— Tous les cheveux rouges ont la même tête, c’est difficile de se les rappeler. Mais j’ai essayé. (Il commença à compter sur ses doigts.) Un vieil homme qui ressemble à une prune au sirop. Un jeune homme avec un sourire de kitsuné. Un homme maigre avec une bouche tordue. Un homme à l’air rusé avec de longues moustaches grises. Une jolie femme aux joues rebondies.

— Parfait. Ta tâche consiste à ouvrir l’śil pour le cas où l’un d’entre eux se pointerait à la Société des Vapeurs. Si c’est le cas, tu m’en informes immédiatement. C’est qu’il est un espion et, par conséquent, l’empoisonneur.

Sur ces mots, Massa s’en alla, et Fandorine resta longuement à se tourner et se retourner sur son maigre matelas. A peine commençait-il enfin à s’endormir que quelque chose le piqua à la jambe.

Il se mit sur son séant et rejeta la couverture.

Il vit une punaise et entra dans une telle fureur contre le pauvre insecte qu’il ne l’écrasa même pas. Pourquoi offrir la mort à cette tourmenteuse suceuse de sang ? Pourquoi améliorer le karma d’une punaise, afin que, dans sa prochaine vie, elle renaisse à un niveau supérieur du samsara ? Ça non, elle pouvait toujours attendre.

Un peu de salive sur un mouchoir

Faire mine de travailler quand quelqu’un est en train de faire votre portrait n’est pas simple. Au début, Eraste Pétrovitch entreprit de multiplier des nombres de trois chiffres, ce qui donnait à son visage une expression concentrée, mais, bientôt lassé de cette occupation, il se mit tout simplement à regarder dessiner Mavra Serdiouk.

Le spectacle était des plus plaisants. La jeune fille portait par-dessus sa robe une longue blouse tachée de peinture et de fusain, elle avait natté ses cheveux frisés en une tresse épaisse, mais cet accoutrement ne lui nuisait en rien. Sa main, petite et sûre, travaillait rapidement au crayon à mine, sa joue fut bientôt barbouillée de noir, mais le plus touchant était de la voir renifler désespérément sans même s’en rendre compte tant elle était absorbée. Fandorine essayait de toutes ses forces de garder son sérieux, mais, apparemment, sans grand succès.

— Vous faites seulement semblant d’être triste, dit l’artiste sur un ton désapprobateur. Mais dans vos yeux sautillent de petits lutins malicieux. Comment les représenter, voilà toute la question.

Le malheureux Landrinov souffrait mille morts. Depuis le matin, la machine à écrire martelait deux fois plus fort et plus vite que la veille, et les feuilles de papier étaient arrachées du chariot verni avec un craquement à fendre l’âme. Les regards que le remingtoniste dardait sur Eraste Pétrovitch auraient fait frémir l’homme le moins impressionnable.

Ce jour-là, le directeur et son valet de chambre arrivèrent tard, juste avant midi. Personne ne se leva, personne ne se salua. Fandorine avait déjà appris que, chez Von Mack et Fils, il n’était pas de mise d’interrompre le travail au nom des convenances.

Le baron s’apprêta à passer directement dans son bureau, mais, incapable de résister à la curiosité, il s’attarda près de la table de son « secrétaire ». Il regarda la portraitiste du coin de l’śil, mais s’abstint de commentaire. Mavra pour sa part baissa la tête et rougit de manière adorable. Comme quoi elle savait faire la coquette.

— Monsieur… Pomérantsev, hésita Serge Léonardovitch, ne se rappelant pas immédiatement le nom de famille du stagiaire. Combien vous faudra-t-il encore de temps pour vous mettre au courant des affaires ?

— Je m’y efforce, répondit Fandorine, faussement timide, en se soulevant légèrement.

— Venez me voir après le déjeuner, lâcha le directeur d’un ton lugubre avant d’entrer dans son bureau.

Fiodot Fiodotovitch débarrassa son maître de son manteau, prit sa place habituelle et ouvrit son journal.

Vint l’interruption de midi.

Louka Lvovitch, que le portrait avait privé d’un repas préparé à la maison, sortit déjeuner dans le troquet du coin. Tassenka alla quémander du thé auprès de Moussia. Landrinov se fit appeler par le baron. Fiodot Fiodotovitch s’endormit : seules ses moustaches frémissaient.

C’était la première fois que Mavra et Eraste Pétrovitch se retrouvaient plus ou moins en tête à tête.

La demoiselle s’approcha à la hâte de l’« étudiant », le frôlant avec sa palette (depuis déjà une heure, elle avait commencé à peindre), et chuchota en jubilant :

— Je vais quand même à Paris ! Seulement, chut ! Papa n’est pas au courant pour l’instant.

De toutes les questions qui surgirent dans son esprit à l’annonce de cette nouvelle, l’assesseur de collège choisit d’abord la moins risquée.

— Vous allez étudier la peinture ? J’en suis heureux pour vous.

— A Paris, je me couperai les cheveux. Très courts. Comme vous, dit la jeune fille avec fièvre et la respiration précipitée. Je porterai un chapeau d’homme et des pantalons, je fumerai le cigare et franciserai mon nom. J’ai déjà trouvé comment : Maurice Sieurduc. Vous savez ce que veut dire Sieurduc ?

— Oui, acquiesça Eraste Pétrovitch avec le plus grand sérieux. Cela signifie « monsieur le duc ».

— Et alors ? C’est tout de même autre chose que Mavra Serdiouk.

— Mais où prendrez-vous l’argent ? demanda l’assesseur, passant à l’essentiel.

Elle eut un sourire énigmatique.

— Soit, je vais vous le dire.

Mais elle ne le dit pas, elle n’en eut pas le temps. Du cabinet directorial sortit Landrinov, et Mavra s’éloigna promptement. Puis les autres revinrent.

A son grand dam, Fandorine ne trouvait aucun moyen de continuer la conversation. Alors qu’il s’évertuait à dénicher un prétexte pour attirer la jeune fille dans l’escalier, les événements prirent un tour qui l’obligea à renoncer à son plan.

Vers deux heures et quart, la porte s’ouvrit brusquement, et dans le bureau entra le conseiller d’Etat actuel Vanioukhine, accompagné d’un sténographiste de la police en uniforme.

— Bonjour, messieurs, dit-il d’un ton joyeux en même temps que menaçant. Je viens de nouveau vous rendre visite. J’ai eu le plaisir de m’entretenir avec chacun de vous en particulier, et maintenant j’aimerais discuter avec vous collectivement. J’ai une petite question à vous poser. Où allez-vous comme ça ?! cria Zossim Prokofiévitch au valet de chambre.

— Prévenir monsieur le baron que…

— Inutile. Après. En attendant, rassieds-toi !

Fiodot Fiodotovitch hésita un instant et s’assit.

— Et vous, l’homme « de la maison », fit le policier, s’adressant ensuite à Eraste Pétrovitch, je n’ai pas besoin de vous. Allez donc faire un tour dehors.

— Je n’ai pas pour habitude d’aller me promener quand j’ai du travail, rétorqua froidement l’assesseur de collège. Partir ? Certainement pas ! Et c’est quoi encore, cette « petite question » ?

Vanioukhine se tourna vers l’artiste peintre et jeta un coup d’śil à son tableau.

— Et vous aussi vous avez du travail ? s’enquit-il d’un ton caustique. C’est ressemblant, très ressemblant. Vous ne voudriez pas vous transporter ailleurs qu’ici avec votre modèle ?

— Non, je refuse, trancha Mavra. Vous n’êtes pas au poste de police, pour donner des ordres.

Comprenant qu’il avait affaire à forte partie, l’enquêteur détourna son attention de Fandorine et de la demoiselle. Il prit une chaise, la posa au milieu de la pièce. Il s’assit à califourchon, le menton appuyé contre le dossier, et intima au télégraphiste :

— Mot pour mot.

Lui-même saisit sur la table de Louka Lvovitch un pot à crayons de couleur (sans demander la permission, bien entendu), sortit son bloc-notes de sa poche et ajouta avec un sourire moqueur :

— Tiens, moi aussi, je vais dessiner.

Et effectivement, tout en interrogeant les uns et les autres, il dessina quelque chose, changeant de temps en temps de couleur.

La « petite question » consistait à savoir la chose suivante : qui, combien de fois et à quelle heure, avait quitté la pièce le 6 septembre au soir, avant que le thé empoisonné ne fût bu.

Très vite, la raison pour laquelle le policier avait souhaité un interrogatoire collectif devint claire. Dès que quelqu’un commençait à hésiter et à alléguer sa mauvaise mémoire, les autres lui venaient en aide :

— Enfin, bien sûr, cher Loukonka (Taïssi à Serdiouk), vous avez jugé bon de sortir avec ce monsieur du bureau des expéditions, un roux, comment s’appelle-t-il déjà ? C’était juste avant la rédaction du rapport sur la construction du pont de Térézine, il devait être dans les cinq heures quinze…

— Mais non, voyons, Léandre Ivanovitch (Serdiouk à Landrinov), vous avez terminé le papier de la machine à écrire non pas à cinq heures mais bien plus tard. J’étais en train de remplir mes tableaux, je m’en souviens parfaitement.

Une méthode efficace, à retenir, pensa Fandorine, qui prêtait une oreille attentive au lent processus d’élucidation. Il est stupéfiant de voir jusqu’à quel niveau de détail on peut reconstituer des événements vieux d’une semaine dès l’instant où l’on fait intervenir simultanément plusieurs témoins.

Mais plus que tout, c’est Vanioukhine lui-même qui impressionna l’assesseur de collège. Ayant écouté tout le monde, il montra ce qu’il avait « dessiné » : il en ressortait un parfait graphique chronologique, sur lequel, en différentes couleurs, étaient notées les entrées et les sorties de chacun.

Tous se pressèrent autour du policier pour examiner le schéma.

— Curieux, balbutia Zossim Prokofiévitch.

Eraste Pétrovitch s’approcha derrière lui, jeta un coup d’śil par-dessus son épaule et constata que la remarquable idée n’avait rien donné.

Si l’enquêteur comptait restreindre le nombre des suspects, c’était raté. Chacun des cinq, à un moment donné, éventuellement très court, était resté seul dans la pièce.

Mais alors, pourquoi Vanioukhine affichait-il un air aussi satisfait ?

— Splendide ! conclut-il, caressant son śuvre avec amour. Dans la pièce s’est toujours trouvée au moins une personne. Par conséquent, l’hypothèse d’un malfaiteur ayant pénétré de l’extérieur est totalement exclue. Quod erat demonstrandum2. Maintenant, une seconde petite question, de nouveau adressée à tout le monde : quelqu’un de la famille a-t-il rendu visite à feu Léonard von Mack ?

Voilà où il voulait en venir, comprit Eraste Pétrovitch, et il retourna à sa place, ce à quoi l’incitait Mavra par des gestes impatients : elle avait envie de continuer à travailler sur son portrait.

Aucun membre de la famille n’était passé, telle fut la réponse unanime, laquelle fit perdre au policier son calme et sa bonhomie.

— Comment ça ?! s’écria-t-il. Impossible ! Vous pouvez affirmer que son fils, Serge Léonardovitch, n’est pas passé le voir ?!

Tous se regardèrent en silence, comme s’interrogeant les uns les autres. Les deux secrétaires haussèrent les épaules, l’air de ne pas se souvenir, Fiodot Fiodotovitch secoua la tête négativement, Moussia se gratta la nuque.

Mais le remingtoniste dit soudain :

— Il est venu. Il est entré pour une minute puis est ressorti. C’était à la toute fin de la journée de travail. Tous les autres étaient à la cuisine : après avoir porté la théière dans le cabinet du directeur, Moussia les a servis. Evidemment, ils se sont tous précipités. Moi seul suis resté ici. Il me fallait prendre un flacon d’huile de graissage dans l’armoire.

Il indiqua une armoire massive près de la fenêtre.

— Mais pourquoi diable ne l’avez-vous pas dit ?! fit Vanioukhine en bondissant sur ses jambes. Je vous ai pourtant bien demandé si un membre de la famille était ou non venu ?

Landrinov haussa les épaules.

— Serge Léonardovitch est avant tout un membre de la direction. J’étais derrière la porte ouverte de l’armoire, si bien qu’il n’a pas remarqué ma présence. Il est entré dans le cabinet et est aussitôt ressorti. Sans doute désirait-il discuter avec son père, mais il ne l’a pas trouvé. Monsieur le directeur se trouvait à ce moment-là au télégraphe, où il avait été appelé d’urgence.

Un sourire doucereux illumina le visage fripé du limier pétersbourgeois.

— Quod erat demonstrandum, répéta-t-il à mi-voix. Maintenant, tout est définitivement à sa place. Messieurs ! lança-t-il d’un ton différent, sévère. Vous avez tous été témoins de cet événement d’importance capitale. Aussi, dans le cas où l’idée viendrait à M. Landrinov de modifier sa déclaration (pour de gros sous, que ne ferait-on pas ?), je vous appellerai tous à témoigner sous serment.

— Rien ne dit que ce n’est pas vous le corrompu, alors n’accusez pas les autres, cria le remingtoniste, tout pâle. Landrinov ne renoncera jamais à la vérité, même pour des millions !

Il se redressa et regarda Mavra avec une telle fierté que la jeune fille ficha son pinceau entre ses jolies dents blanches et fit mine d’applaudir le défenseur des grands principes. Le remingtoniste ne décela pas l’ironie contenue dans cette gesticulation ; il la prit pour argent comptant et rougit de bonheur, à tel point que Fandorine eut pitié du malheureux. Bientôt, il saurait pour Paris, et le coup serait terrible.

Brusquement, Zossim Prokofiévitch s’approcha de la table du « secrétaire », s’inclina et, avec une raillerie non dissimulée, murmura :

— Eh bien, l’homme « de la maison », courez faire votre rapport, dit-il avec un signe de tête en direction de la porte du cabinet directorial. Je crois que votre patron est dans de foutus draps. Je ne vais pas l’ennuyer aujourd’hui, car il y a encore certaines formalités, mais, pour demain, qu’il s’attende à une joyeuse visite. Excellente nuit à lui. Et transmettez-lui bien : Son Excellence lui souhaite de faire de merveilleux rêves. Et dites-lui encore ceci (le policier s’approcha tout près) : qu’il n’aille surtout pas inventer un voyage imprévu. Il ne sortira pas d’ici, j’ai pris toutes les mesures.

— Monsieur, vous me gênez, dit Mavra en tirant sans façon Vanioukhine par la manche. Poussez-vous.

Quand, après un dernier regard menaçant à l’homme « de la maison », le policier s’éloigna, la jeune fille s’exclama :

— Enfin ! En sa présence, votre visage a pris une tout autre expression ! Chassez ces plis. Comme ça, montra-t-elle en lissant le front d’Eraste Pétrovitch, puis le coin de sa bouche. Oh ! Je vous ai mis de la peinture.

Et avec une délicieuse spontanéité, elle cracha un peu de salive sur son mouchoir et essuya la joue du fonctionnaire chargé des missions spéciales.

— Mavra, cela lui est peut-être désagréable ! prononça Louka Lvovitch sur un ton de reproche.

Tassenka ricana, et Landrinov grinça si bruyamment des dents qu’on l’entendit dans toute la pièce.

Repoussant doucement la main qui tenait le mouchoir, Fandorine déclara :

— C’est assez pour aujourd’hui. Et j’ai effectivement besoin de discuter avec monsieur le directeur.

— Je n’étais pas ici, je vous le jure ! s’écria Serge Léonardovitch sans même écouter jusqu’au bout. C’est faux !

Fandorine baissa les yeux et fixa le drap vert qui recouvrait la table.

— Monsieur le baron, avant de venir ici, je suis descendu au rez-de-chaussée et j’ai regardé dans le livre du concierge. Vous n’êtes pas sans savoir que, dans votre compagnie, sont consignées les heures d’arrivée et de départ de chaque collaborateur. Or voici ce qui est écrit noir sur blanc : le membre de la direction S. L. von Mack est arrivé à 7 heures 25 minutes et reparti à 7 heures 34 minutes. C’est exactement à cette heure-là que la cuisinière a servi le thé.

— Ah, oui, c’est vrai… fit le baron, gêné. J’avais deux mots à dire à mon père. Je m’apprêtais à monter dans son cabinet, mais je me suis arrêté en route, car je l’ai rencontré au télégraphe.

— Il s’y trouvait certainement quelqu’un d’autre, non ? Le télégraphiste, par exemple ? interrogea Eraste Pétrovitch, continuant de ne pas regarder le directeur.

— Sûrement. Oui, probablement… Je ne sais pas. Et par quoi a conclu Vanioukhine ? Qu’est-ce qu’il s’apprête à faire ?

Fandorine s’abstint de parler des « formalités » et de la « joyeuse visite » qui l’attendait, il n’en avait plus envie.

Toute cette histoire paraissait étrange. Quelque chose clochait.

— Je n-n’en ai aucune idée.

— Que va-t-il se passer demain ? demanda Serge Léonardovitch avec inquiétude.

— Demain, je vous dirai qui est l’assassin, répondit l’assesseur de collège, levant enfin le regard sur son interlocuteur.

Il fit un bref salut au directeur, blanc comme un linge, et sortit.

Je me suis trompé !

Quand il arriva chez lui, il faisait déjà nuit. D’une part, il n’était pas particulièrement pressé de retrouver son misérable logis, d’autre part, il voulait partir le dernier afin d’observer le départ des autres.

Au premier tournant, à l’angle de la rue Kalantchevka, très animée, et de la rue Olkhovski, au contraire déserte et sombre, Fandorine découvrit qu’il était filé. Quelqu’un le suivait à pas de loup, courant d’une palissade à une autre pour s’y cacher. L’homme avait beau s’efforcer d’être invisible, comment tromper un adepte des shinobi japonais ?

Le plus probable était que ce fût un agent de Vanioukhine. Le policier avait certainement placé Serge Léonardovitch sous surveillance et peut-être avait-il décidé à tout hasard de garder à l’śil l’homme « de la maison ». Dans ce cas, c’était sans intérêt.

Toutefois, il ne fallait pas exclure une autre éventualité : le nouveau « secrétaire » intéressait pour une raison ou une autre l’empoisonneur, lequel voulait établir quel genre d’oiseau était l’étudiant Pomérantsev. Et cela, ce serait excellent.

Hélas, l’endroit était pourri, on n’y voyait goutte.

Eraste Pétrovitch tourna à dessein dans une rue mieux éclairée. Certes, ce n’était pas non plus les Champs-Elysées, mais, au moins, des becs de gaz dessinaient de loin en loin des taches de lumière bleuâtre.

Le plan de l’assesseur de collège était on ne peut plus simple : ne pas montrer qu’il avait repéré la filature et encore moins essayer d’arrêter l’espion, mais simplement arriver à le voir. Pour cela, dès qu’il serait dans l’obscurité après avoir dépassé l’endroit éclairé, il n’aurait qu’à se retourner et à attendre que l’individu se retrouve à son tour sous le bec de gaz. Fandorine était certain de reconnaître n’importe lequel des suspects d’après sa silhouette. Et s’il ne reconnaissait personne, cela voudrait dire que c’était un policier qui le filait, et alors, très bien, qu’il continue tranquillement son travail.

Au premier réverbère, Eraste Pétrovitch s’arrêta pour allumer un cigare. Cela pour preuve de son calme absolu.

Les pas se rapprochèrent. Du fait que l’individu avançait à pas de loup, sur la pointe des pieds, Fandorine n’arrivait à déterminer au bruit ni son sexe ni son gabarit.

L’individu s’arrêta. Attendit.

Et là, l’oreille fine de Fandorine perçut un bruit tout à fait inattendu : le claquement sec du chien qu’on relève.

Faute de cette habitude qu’il avait acquise, au moment du danger, d’agir d’abord et de réfléchir ensuite, l’assesseur de collège aurait perdu un temps précieux, et la balle lui aurait transpercé le dos. Mais, vif comme l’éclair, le fonctionnaire fit un bond de côté. Simultanément avec le fracas du coup de feu, un éclat de bois vola du lampadaire.

Aveuglé par la lueur, Eraste Pétrovitch ne distinguait pas grand-chose dans la nuit et, par ailleurs, il n’avait pas d’arme sur lui ; à aucun instant il n’avait imaginé que les événements prendraient un tour semblable. Se lancer dans un corps à corps avec un adversaire armé était trop risqué. Que l’autre épuise d’abord toutes ses balles.

Le fonctionnaire se mit à courir en essayant d’éviter les endroits éclairés et de zigzaguer de façon irrégulière. Le pire de tout était que l’homme invisible ne se pressait pas de vider son barillet. De toute évidence, l’homme était expérimenté et avait du sang-froid. Il voulait tirer à coup sûr, et prenait le temps d’ajuster sa ligne de mire sur la cible mouvante.

Fandorine plongea à terre et roula sur lui-même jusqu’à une barrière de planches, qu’il sauta pour se retrouver dans le jardinet de la bicoque voisine.

Il ne courut pas plus loin. Cherchant à tâtons, il trouva une pierre pas très grosse, de deux cents grammes environ. La technique du lancer n’avait pas de secret pour Eraste Pétrovitch, qui était capable d’abattre un pigeon en plein vol à une distance de vingt mètres, voire plus (à l’époque de son apprentissage au Japon, parmi d’autres figurait cet exercice). La difficulté principale ne résidait pas dans la précision, mais dans le calcul de la puissance du lancer : le pigeon devait tomber étourdi, mais vivant.

Ainsi embusqué, l’assesseur de collège n’attendit pas moins d’un quart d’heure, mais son adversaire ne se montrait toujours pas. A plusieurs reprises, il jeta un rapide coup d’śil par-dessus la barrière – prudemment, à chaque fois d’un endroit différent. Ses yeux voyaient maintenant parfaitement bien dans l’obscurité, mais le tireur s’était comme évanoui dans la nature.

La conclusion n’était guère réjouissante : tandis qu’Eraste Pétrovitch courait en zigzaguant et montait à l’assaut de la barrière, le malfaiteur n’était pas en train de le viser mais de détaler en sens inverse.

Pestant et jurant, Fandorine repassa dans la rue et se dirigea vers le lampadaire, afin d’extraire la balle fichée dans le poteau. De retour chez lui, il lui faudrait l’examiner à la lumière et à la loupe. Chercher des traces de pas était absurde : quelles empreintes pouvait-on espérer trouver sur une chaussée pavée ?

Sur le chemin du retour, Eraste Pétrovitch tenta d’analyser cet événement aussi inattendu que désagréable.

Le criminel était extrêmement perspicace. Non seulement il avait su d’une manière ou d’une autre démasquer le pseudo-étudiant, mais il avait évalué avec justesse le danger que celui-ci représentait. Et d’un.

Il n’avait pas tourné autour du pot, avait décidé de son propre chef, sans même se concerter avec son employeur (pour autant, bien entendu, qu’il en eût un). Ce qui voulait dire que c’était un homme d’action. Et de deux.

Conclusion : il était très, très dangereux. Et de trois.

Après avoir passé mentalement en revue les membres du secrétariat, l’assesseur de collège ne put que soupirer.

Landrinov ? Celui-là était sûrement capable de crime passionnel. Un vrai personnage de romance sanguinaire. « Admire ta fiancée jolie, un poignard dans le cśur, elle repose dans mon lit. » Ou « Meurs, malheureuse, puisqu’il en est ainsi ! » et autres choses du même tonneau. Mais s’imaginer le remingtoniste versant du poison dans le thé du directeur moyennant une solide récompense était absolument impossible. Cet homme ne savait ni ruser ni feindre.

Le mielleux Tassenka ? Espionner et faire des saletés en douce, ça oui, il en était sans aucun doute capable. Mais tirer sur un homme dans une rue sombre ? Peu crédible.

Le chef de bureau Serdiouk ? Impossible de l’imaginer espionnant et encore moins pressant la détente d’un revolver. Ou alors, c’était un acteur de génie à côté de qui le grand Chtchepkine lui-même aurait fait figure de débutant.

Le valet de chambre Fiodot Fiodotovitch… L’âme d’un serviteur, à savoir d’un homme qui, de par son métier, est condamné à un rôle jugé humiliant, est presque toujours insondable. Ah, si ces grands messieurs savaient la dose de haine qui peut se cacher sous le masque de la complaisance et de la servilité… Une offense dont feu le baron n’aurait pas eu conscience ? Il pouvait aussi s’être fait acheter par le concurrent, mais cela sous-entendait tout de même un règlement de comptes personnel.

Qui d’autre ? Pas la cuisinière, tout de même ! Quoiqu’une femme soit tout à fait capable de tirer dans le dos.

Eraste Pétrovitch s’imagina alors Moussia, se faufilant dans les ténèbres un revolver à la main… et ne put s’empêcher de rire.

Puis il se mit à penser à Serge von Mack, et son sourire s’effaça. Et si, finalement, l’antipathique M. Vanioukhine avait raison ? L’homme était tout de même un limier expérimenté, connu pour son flair. S’il y en avait un qui était prêt à n’importe quel acte radical, c’était bien le baron. Cela eût été fort habile de sa part d’utiliser le fonctionnaire chargé des missions spéciales pour détourner de lui les soupçons !

Fandorine fit le compte des arguments pour et contre, écouta la voix de son cśur. Son cśur lui dit : non. Sa raison suggéra : c’est possible. Si c’était sa raison qui était dans le vrai, alors la cause de la tentative de meurtre contre lui résidait indubitablement dans cette dernière phrase lancée à la légère : « Demain, je vous dirai qui est l’assassin. »

De retour chez lui, l’assesseur de collège alluma la lampe et attendit le Japonais, non sans manifester les signes de la plus grande impatience : tantôt il faisait des allers et retours d’un mur à l’autre, tantôt il tambourinait de ses doigts sur la table et, à chaque instant, sortait sa montre de son gousset – pas son habituelle Breguet, mais une plus modeste, en argent, provisoirement empruntée à Massa pour donner le change.

Cette impatience s’expliquait par deux raisons. Primo, il avait une faim de loup. Secundo, Eraste Pétrovitch espérait entendre de la bouche de son serviteur quelque chose de très important, qui permettrait effectivement de mettre un point final à l’enquête.

Et quand enfin Massa fit son apparition, de nouveau les bras chargés de paquets, Fandorine lui demanda d’emblée :

— Alors ? Qui ?

Le Japonais entreprit d’étaler sur la table les différentes denrées alimentaires. Il ne se pressait pas de répondre à la question posée, mais à son air important une chose était claire : la pêche avait été fructueuse.

Finalement, Massa s’assit en face de son maître et entama un rapport circonstancié. En premier lieu, il sortit la Breguet de sa poche, la posa devant lui et se mit à l’admirer de telle manière que Fandorine commença à se demander s’il arriverait à réaliser l’échange inverse quand il ne lui serait plus nécessaire de cacher son identité.

— Votre message, monsieur, m’a été apporté à cinq heures vingt-trois minutes et trente secondes de l’après-midi. Conformément aux instructions reçues, je me suis posté non loin du cabinet de Mossorovu-dono et j’ai attendu de voir si quelqu’un de chez vous se montrait. Le chef du service des courses voulait m’envoyer remettre des plis quelque part, mais je lui ai expliqué par gestes que j’avais mal au ventre. Il a juré, m’a traité de « cléatule à gueule toldue », ce pour quoi, avec votre permission, je lui flanquerai une petite raclée quand notre mission sera accomplie. (Massa prit la montre dans ses mains.) Donc, le chef du service des courses m’a qualifié en des termes insultants à six heures et onze minutes, et à sept heures neuf…

— Mais enfin, ne me dis pas que tu es resté planté devant la porte avec la Breguet en or à la main ? ne put s’empêcher de demander Fandorine.

— Non, monsieur. J’avais la montre cachée là, expliqua Massa en glissant la main sous son giron. Quand j’avais besoin de regarder l’heure pour mon compte rendu, je faisais semblant de me gratter, et j’en profitais pour jeter un coup d’śil.

Il joignit le geste à la parole.

— Très bien, très bien. Que s’est-il passé à sept heures et neuf minutes ?

— Est arrivée la personne que j’attendais. Hors d’haleine et en sueur.

Et comment donc, pensa Fandorine, se penchant en avant avec curiosité. La journée de travail s’est terminée à sept heures. Arriver en neuf minutes à la Société des Vapeurs est un vrai tour de force. Il va de soi que si l’agent de Mossolov était si pressé, c’est que la nouvelle était d’importance.

Massa, qui aimait ménager ses effets, observa une pause.

— Sur qui pariez-vous, monsieur ? demanda-t-il. Si vous perdez, votre montre est à moi.

— Une chance sur cinq, ce n’est pas juste, protesta Eraste Pétrovitch, qui n’avait pas la moindre envie de perdre sa Breguet.

Inflexible, le serviteur déchira d’un emballage cinq petits morceaux de papier, sur lesquels il écrivit respectivement : « Prune au Sirop », « Kitsuné », « Bouche de Travers », « Moustache Blanche », « Belle ». Il les étala devant son maître.

— Allez, choisissez.

L’assesseur de collège ferma les yeux, essayant de se représenter chacun des cinq en train de faire des messes basses avec M. Mossolov ; de verser du poison dans la théière ; de se faufiler dans une rue sombre, un revolver à la main.

Cela ne donna rien. Quoique, pour chaque action prise séparément, oui, peut-être. Mais pour les trois à la fois, aucun ne collait.

Alors, Fandorine poussa un soupir, ramassa les bouts de papier, les mélangea et tira le premier qui se présentait.

— Celui-là.

Massa le prit, ses lèvres tremblèrent et, furieux, il repoussa loin de lui la Breguet.

— C’est ma faute. Le surnom que j’ai donné à cet homme est bien trop évocateur.

Sur le morceau de papier, était écrit l’idéogramme « kitsuné », un être mi-homme, mi-bête, pouvant se transformer de renard en homme et inversement.

— Tassenka ? Ce n’est pas possible ! murmura Eraste Pétrovitch.

Mais, à vrai dire, il aurait sans doute dit la même chose de n’importe quel autre des cinq suspects.

— Kitsuné est apparu près du cabinet du directeur à sept heures neuf minutes, rouge et transpirant, relata Massa cette fois sans pause ni effet. Après quelques mots échangés à voix basse avec le secrétaire de Mossorovu-dono, il a été immédiatement introduit.

— Attends un peu ! s’anima Fandorine. Et il est resté combien de temps ?

— Dix-sept minutes et demie. Puis il est reparti aussi vite qu’il était venu.

L’assesseur de collège calcula mentalement : donc, Tassenka a quitté en courant la Société des Vapeurs peu avant sept heures et demie. Le coup de feu sous le lampadaire avait eu lieu à huit heures moins cinq. L’espion de Mossolov avait-il le temps de revenir et de prendre en filature le « stagiaire » à sa sortie du bureau ? La réponse était oui. En outre, on pouvait raisonnablement penser qu’il n’avait pas tiré de son propre chef, mais sur instruction de son employeur. Personnage haut placé, Mossolov disposait de relations et de moyens. S’il était vraiment désireux de savoir qui était ce secrétaire brusquement surgi chez son concurrent, il l’avait su. Et Mossolov n’avait pas eu besoin de pousser beaucoup son complice pour qu’il commette un nouveau crime ; il avait déjà laissé trois cadavres et n’en était plus à un près.

Si tout cela était logique et parfaitement cohérent, le fonctionnaire chargé des missions spéciales auprès du général gouverneur était, pour sa part, plutôt ridicule dans cette histoire. Comment avait-il pu se tromper à ce point dans son analyse psychologique ?!

— Débarrasse la table, dit amèrement Eraste Pétrovitch, la tête appuyée sur ses mains. Je ne mangerai rien, je n’ai plus faim. Et d’ailleurs, tu peux partir. J’ai besoin de réfléchir.

Etude dans les tons violet et rouge

— … La balle a sifflé juste ici. C’est un miracle si je suis en vie, dit le « stagiaire » en conclusion de son récit. Jamais plus je ne passerai par la rue Olkhovski une fois la nuit tombée.

L’horrible histoire ne laissa personne indifférent. La cuisinière mit sa main devant sa bouche et se signa.

— Seigneur Jésus, quelle horreur !

Louka Lvovitch prit l’air consterné :

— Voyez dans quel monde on vit. Autrefois, les voleurs exigeaient « la bourse ou la vie ». Maintenant, ils commencent par vous tirer dessus. Où est-ce que l’on va comme ça ?

Sa fille, qui avait commencé à déplier son chevalet et s’était figée sur place, s’écria :

— Moi non plus, pour rien au monde je n’aurais donné ma bourse. Qu’ils me tuent plutôt. Franchement, Pomérantsev, vous êtes un vrai héros !

— Vous parlez d’un héros ! Il a détalé comme un lapin, oui, s’empressa de répliquer Landrinov, dans un accès de jalousie.

L’homme-renard Tassenka se répandit en lamentations, et quant à Fiodot Fiodotovitch, il n’était pas encore là. La journée de travail commençait tout juste.

On commenta encore un peu l’horrible événement, puis chacun se mit à sa tâche habituelle : les secrétaires commencèrent à faire crisser leur plume sur le papier, le remingtoniste régla sa merveille de la technique, Moussia se retira dans sa cuisine, et l’artiste entreprit de terminer son portrait, maniant son pinceau avec une stupéfiante habileté. Il était possible qu’un grand avenir attendît effectivement « Maurice Sieurduc » à Paris.

— Dommage que vous soyez en redingote, aujourd’hui, se plaignit Mavra. Je voulais ajouter des reflets aux boutons de votre uniforme.

Mais Fandorine ne pouvait absolument pas venir aujourd’hui en tenue d’étudiant. Une bataille décisive l’attendait, il n’aurait pas été convenable de la mener masqué.

— Dites-moi, lui murmura tout doucement Eraste Pétrovitch. C’est le baron qui vous donne l’argent pour le voyage à Paris ? J’ai vu juste ?

La jeune fille acquiesça d’un signe de tête :

— En mémoire de mon fiancé.

— A part moi, vous en avez parlé à quelqu’un ?

Elle secoua la tête et mit son doigt sur sa bouche, car Tassenka tendait déjà l’oreille et Landrinov avait pivoté sur sa chaise.

Eh bien, désormais le tableau est définitivement reconstitué, pensa Fandorine. Il ne reste plus qu’à attendre.

Tous attendaient. Dans la pièce planait la sensation qu’un événement grave approchait inexorablement. Personne n’en parlait, mais cela se sentait à divers détails : à la façon dont on avait rapidement cessé de commenter l’agression, au silence qui s’était imposé, aux regards furtifs que chacun lançait par intermittence, tantôt en direction du cabinet vide, tantôt en direction de la porte d’entrée.

Quand entra le directeur accompagné de son valet de chambre, tous se remirent au travail avec une ferveur redoublée. Seule Mavra salua Serge Léonardovitch et de nouveau, comme la veille, elle rougit imperceptiblement. De reconnaissance, c’était désormais clair.

— Bonjour, la salua à son tour von Mack, s’approchant du chevalet.

Mais ce n’était pas la jeune fille qui l’intéressait et encore moins le portrait. Ses yeux rougis par le manque de sommeil ne regardaient que Fandorine, d’un air inquiet et interrogateur.

Eraste Pétrovitch répondit d’abord par un imperceptible hochement de tête, puis par un tout aussi discret signe de dénégation. Cette petite pantomime signifiait : « Oui, je sais tout. Non, pas tout de suite. »

Le baron le comprit parfaitement, mais l’on n’aurait su dire si cela l’avait rassuré ou, au contraire, encore plus inquiété.

S’étant à peine arrêté, il passa dans son bureau, Fiodot Fiodotovitch sur ses talons.

Il ne s’était pas passé plus d’un quart d’heure quand, de l’escalier, parvinrent des pas lourds et des cliquetis : un groupe de personnes était en train de monter.

Tous se redressèrent d’un coup et cessèrent de faire mine de se concentrer sur leur travail. Moussia passa la tête dans la pièce.

La porte d’entrée s’ouvrit en grand.

Le premier à entrer fut Vanioukhine, un papier à la main, l’air triomphant.

Derrière lui, dans un tintement de sabres et d’éperons, le lieutenant-colonel Liakhov, commissaire du quartier de Basmannaïa, deux sous-officiers de police, ainsi que le célèbre journaliste Steinhen du quotidien Le Pèlerin de Moscou, dont la lecture était considérée comme de mauvais goût dans les milieux convenables, ce qui n’empêchait pas cette feuille de chou d’être vendue chaque jour à près de cent mille exemplaires.

A la vue du folliculaire à scandale, Eraste Pétrovitch fit la grimace. Jamais Vanioukhine n’aurait dû faire une chose pareille. Désormais, quelle qu’en soit l’issue, l’histoire ferait du bruit à travers tout l’Empire.

— Eh bien, me voici, annonça le Pétersbourgeois d’une voix retentissante. Vous m’attendiez avec impatience, non ? Et ça, c’est le document promis.

Il agita le papier.

Alerté par le bruit, Serge Léonardovitch passa la tête à la porte de son cabinet et devint tout pâle. Par-dessus l’épaule du directeur, pointait la tête du valet de chambre.

— Monsieur, fit Vanioukhine à l’adresse du baron, je suis venu pour vous arrêter. Voici l’injonction de monsieur le procureur.

Von Mack ne répondant rien, le policier ordonna au commissaire :

— Faites votre devoir.

Le journaliste était déjà en train de noircir des pages. Eraste Pétrovitch se leva et, marchant calmement, s’avança. Au passage, il jeta un coup d’śil dans le carnet de Steinhen et lut : « A ces mots du célèbre enquêteur, sur le visage boursouflé et pervers du parricide, passa une indicible terreur. »

Toussotant, l’air important, le commissaire fit un pas vers le directeur.

— Conformément aux dispositions de l’« Acte relatif aux arrestations et détentions administratives », je vous déclare…

— Un instant, Liakhov ! l’interrompit Fandorine d’une voix forte.

Tous se retournèrent.

— Eraste Pétrovitch ? s’étonna le lieutenant-colonel, qui avait déjà eu l’occasion de rencontrer l’assesseur de collège dans le cadre de son travail.

— Fandorine ! s’exclama Steinhen (qui, lui, connaissait tout et tout le monde). Voilà qui est drôlement intéressant !

Les autres se contentèrent de fixer l’insolent qui avait osé donner un ordre à un représentant de la loi.

— Fandorine, fonctionnaire chargé des missions spéciales auprès du général gouverneur de Moscou, déclara-t-il, moins à l’intention de Vanioukhine qu’à celle de ses collègues d’un jour. Je vous demande pardon pour cette m-mascarade obligée. Je mène une enquête indépendante sur ordre du prince Dolgoroukoï.

Cela, en revanche, s’adressait directement au Pétersbourgeois, qui regardait le jeune homme les yeux écarquillés.

— Une intrigue ? Un complot ? s’écria Vanioukhine. Je vais en référer au directeur du département de la police ! Au ministre ! L’affaire m’a été confiée personnellement, et je ne veux rien savoir ! Alors, allez-y, emparez-vous de lui ! Vous êtes sourd, ou quoi ? hurla-t-il au commissaire en montrant le baron.

Lever la voix sur Liakhov, homme fier et officier émérite, était une grave erreur. Le lieutenant-colonel se renfrogna.

— Nous connaissons M. Fandorine, ce n’est pas la première fois que nous avons le plaisir de nous rencontrer. En revanche, nous n’avons jamais eu l’occasion de travailler avec Votre Excellence.

— J’ai tout compris, fit Vanioukhine avec un sourire de mauvais augure. J’avais en effet entendu parler des mśurs moscovites ! On vous a acheté ? J’ai fort bien fait de prendre avec moi un représentant de la presse. Ecrivez, monsieur le reporter, écrivez !

Mais ledit représentant de la presse cessa d’écrire et referma même son calepin. Se fâcher avec le général gouverneur ne faisait pas du tout son affaire.

— Votre Excellence, nous sommes l’un comme l’autre des représentants de la loi, et non des p-prima donna d’opérette, fit Eraste Pétrovitch, le visage sévère. Passons donc à l’affaire. Vous avez une hypothèse, je vais vous en exposer une autre. En tant que professionnel expérimenté, jugez quelle est la plus solide des deux.

Que ce soit le ton employé ou la référence à son professionnalisme, l’effet de ces paroles sur le Pétersbourgeois fut immédiat.

— Fandorine ? Ce nom me dit vaguement quelque chose, j’ai dû entendre parler de vous, dit-il, se reprenant en mains – y compris au sens propre, car il croisa les bras et posa les mains sur ses épaules. Eh bien, exposez votre version des choses. Nous écoutons.

— Je v-vous remercie. Dès le début, j’ai acquis la conviction que Serge Léonardovitch von Mack était innocent. Vous, cher collègue, vous êtes laissé guider, dans votre enquête, par la maxime, d’ailleurs respectable, « cherche à qui profite le crime ». J’ai aussi commencé par là. Si l’on part du principe que l’héritier est mû par l’intérêt, à savoir l’aspiration à s’emparer au plus vite de l’affaire familiale, il en résulte un non-sens absolu. La mort de Léonard von Mack a privé la compagnie d’un marché gigantesque. Si Serge Léonardovitch avait été animé par des intentions criminelles à l’égard de son père, il eût été logique d’attendre encore deux ou trois semaines, le temps que soit annoncé le résultat du concours. Alors que là, il apparaît que l’héritier a commis un crime atroce à son préjudice et au bénéfice de son principal concurrent, la Société des Vapeurs.

— Ce point de vue n’est pas celui d’un enquêteur de la police, mais celui d’un commerçant, dit Vanioukhine, ne pouvant s’empêcher d’envoyer une pique. Et dans ce cas, d’où sort, selon vous, l’empoisonneur ? Il est passé par le vasistas, pour disparaître ensuite comme par enchantement ? D’ailleurs, peut-être qu’il n’y a pas du tout eu de crime ? Que le directeur et son secrétaire se sont suicidés ? J’ai lu ça quelque part. Il paraît que chez vous, au Japon, c’est courant ; cela s’appelle « le double suicide des amants ».

De cette dernière remarque l’on pouvait conclure que Vanioukhine ne connaissait pas seulement « vaguement » le nom de Fandorine, mais qu’il était assez bien informé sur le compte du limier moscovite.

— Il y a bien eu crime, dit Eraste Pétrovitch, ignorant la moquerie. Et fort habilement combiné. Mais ce qu’il fallait placer au centre de vos préoccupations n’est pas cui prodest3, mais une tout autre formule.

— Et qui, d’après vous, est l’assassin ? demanda Vanioukhine avec un sourire ironique. A moins que toute votre théorie n’ait pour but que d’innocenter M. von Mack ?

Là, Eraste Pétrovitch s’autorisa un effet, loin d’être étranger au fait qu’il sentait posé sur lui le regard de la jeune artiste peintre. D’un ton négligent, comme si cela coulait de source, il lâcha :

— L’assassin, c’est cet homme.

Et, ce disant, il pointa Landrinov du doigt.

Un soupir convulsif se répandit à travers la pièce, et le remingtoniste bondit sur ses pieds, renversant sa chaise.

— Vous êtes devenu fou ou quoi ? cria-t-il.

— Vous vous êtes trahi vous-même, lui dit Eraste Pétrovitch. Pourquoi avoir menti à propos de Serge Léonardovitch ? M. Vanioukhine, qui avait très envie de confirmer son hypothèse, a pris votre témoignage pour argent comptant. Mais moi, ce matin, j’ai parlé avec les télégraphistes qui étaient de service le 6 septembre. Serge Léonardovitch ne se rappelle pas qui se trouvait là, mais les « petites gens », eux, se souviennent parfaitement de tous les détails. Comme vous le savez, depuis le télégraphe, on voit l’escalier dans les deux sens, vers le bas et vers le haut. Serge Léonardovitch est monté en manteau, a vu son père près de l’appareil, a échangé quelques mots avec lui puis est reparti. Il n’est pas monté à l’étage. Je me suis donc posé la question : pourquoi Landrinov a-t-il menti ?

— C’est toi qui mens, espèce de gommeux ! lança méchamment le remingtoniste. Voyez celui-là : il s’est insinué ici par ruse, il jouait les étudiants, il était assis, il posait, alors qu’il n’est pas étudiant du tout. Regardez un peu, Mavra Loukinichna, à qui vous avez accordé votre confiance !

Mais, à en juger par le regard plein de feu que la jeune fille fixait sur Fandorine, elle ne lui en voulait d’aucune façon.

Tournant légèrement la tête pour voir la demoiselle, sans pour autant perdre de vue le remingtoniste, Eraste Pétrovitch posa cette question purement rhétorique :

— M. Landrinov aurait-il agi par haine ? Sans doute pas. Cet homme déteste le monde entier, mais nourrir une antipathie particulière à l’égard du directeur, il n’en a tout simplement pas eu le temps. Serge Léonardovitch n’occupe le cabinet directorial que depuis quelques jours. Certes, j’ai pendant un temps envisagé l’hypothèse d’un lien avec un certain voyage à Paris, mais elle s’est vite dissipée, fit l’assesseur de collège en jetant un regard oblique à Mavra. Landrinov ignorait ce fait, sinon ce n’est pas moi que la balle d’hier aurait eu pour cible, mais quelqu’un d’autre.

— Quel voyage à Paris ? Quelle balle ? Qu’avez-vous comme ça à parler par énigmes ? se renfrogna Vanioukhine. Toute votre hypothèse repose sur du vent. Cela se comprend, cher collègue, vous êtes jeune et plein d’enthousiasme pour l’« école psychologique » britannique. Mais une enquête a besoin de faits. Si la bonne question n’est pas cui prodest, quelle est-elle, alors ?

— Le second des motifs de c-crime les plus répandus réside dans « cherchez la femme ». Dans le cas qui nous occupe, nous avons affaire à un crime passionnel. Landrinov est amoureux fou de… d’une personne, cela crève les yeux.

Tous regardèrent Mavra, laquelle rougit et baissa les yeux.

Serge Léonardovitch, qui n’avait pas prononcé un mot jusque-là, s’exclama :

— Comment pouvez-vous penser une chose pareille de mon père ! Vous ne le connaissiez pas, c’était un homme d’une haute moralité ! Uniquement préoccupé de l’intérêt de la compagnie !

Le Pétersbourgeois s’adressa à son tour à Fandorine.

— Ce n’est pas bien, en effet, dit-il sur un ton de reproche. Le défunt était un respectable vieillard et il ne s’intéressait pas aux jeunes filles, tout le monde le sait.

— Que vient faire ici le respectable v-vieillard ? (Eraste Pétrovitch soupira brièvement, agacé par l’inintelligence de ses interlocuteurs.) Ce n’était pas le directeur que Landrinov voulait supprimer, mais son rival heureux, le fiancé de Mavra Loukinichna. Le baron von Mack a été tué uniquement pour camoufler un autre meurtre.

— Le baron von Mack ?! Pour servir de camouflage ?! s’écria Vanioukhine, médusé. A cause d’un petit secrétaire de rien du tout ?!

Serge Léonardovitch secoua lui aussi la tête.

— D’où vous vient cette idée saugrenue ?!

Fandorine écarta les mains :

— L’éternelle méprise des puissants de ce monde, qui croient qu’eux seuls ont de l’importance, alors que les « petites gens » ne sont que des figurants chez qui tout est petit : les passions, les projets, les crimes. Avant-hier, M. Vanioukhine disait : quand on coupe du bois, des copeaux volent. Eh bien, ici, c’est un peu le contraire qui s’est passé : à cause d’un copeau on a détruit la forêt. Pour ma part, je ne compare p-personne à un copeau (ni d’ailleurs à une forêt), mais le calcul de l’assassin était infaillible. Le baron inviterait sans faute son secrétaire à prendre le thé. Les deux hommes mourraient, mais la mort de Stern resterait dans l’ombre. Il ne viendrait à l’idée de personne que la cible n’était pas le titan de l’industrie russe, mais un modeste employé. Quant au malheureux homme du ménage, il est vraiment mort pour rien, par pur hasard. Mais cela ne semble guère vous avoir chagriné, n’est-ce pas, Landrinov ?

Sur ces mots, Eraste Pétrovitch fit quelques pas en direction du coin où se trouvait la machine à écrire.

Le remingtoniste eut une grimace méprisante, mais la main avec laquelle il s’appuyait au dos de la chaise tremblait. Il la cacha dans sa poche.

— J’attends des preuves, rappela Vanioukhine. Car, pour l’instant, vous ne sortez toujours pas du psychologisme.

— Tout de suite, Votre Excellence, je vais en arriver aux faits. Mais d’abord, quelques mots à propos de l’hypothèse émise par Serge Léonardovitch, comme quoi le crime aurait été commis par un espion de la Société des Vapeurs. Vous n’avez qu’à m-moitié raison, dit l’assesseur de collège à l’adresse de von Mack. Il y a bien ici un espion de la firme concurrente, mais il n’a pas tué votre père.

— Qui est-ce ? s’empressa de demander le baron.

Sans regarder Tassenka, Fandorine répondit :

— Je vous le dirai demain. S’il ne démissionne pas de son propre chef. Mais revenons au meurtre. N’avez-vous pas trouvé curieux, Zossim Prokofiévitch, que l’on ait employé un produit aussi bon marché pour empoisonner un millionnaire ?

Vanioukhine haussa les épaules :

— Je vous ai déjà dit ce que j’en pensais. La raison, c’est que l’arsenic est à la portée de n’importe qui. Il suffit d’interroger les pharmaciens pour savoir qui s’est procuré du cyanure ou autre poison « aristocratique ». Mais essayez donc de savoir combien de personnes ont acheté de la mort-aux-rats ces derniers temps. Pas un seul pharmacien ne s’en souviendra.

— Et moi, je pense que la raison est ailleurs. Landrinov n’avait pas assez d’argent pour un poison cher. J’ai compris cela hier soir, quand j’ai retrouvé la balle que le c-criminel avait tirée sur moi. (Eraste Pétrovitch sortit un mouchoir de sa poche, et du mouchoir un fragment de plomb légèrement aplati.) Une balle ronde, tirée d’un pistolet à un coup, à canon non rayé. Une arme telle qu’on peut en acheter pour un rouble et demi au marché aux puces. Le poison le moins cher, l’arme la moins chère… pas très sérieux. Mossolov n’aurait-il pas équipé un peu mieux un éventuel espion ? Et j’ai alors compris clairement ceci : l’assassin était un homme pauvre, avec de très petits moyens, mais de très grandes passions.

Eraste Pétrovitch avança à nouveau de quelques pas en direction de Landrinov, comme s’il s’apprêtait à pointer un doigt accusateur sur le coupable. En réalité, pendant tout ce temps, il observait attentivement le remingtoniste, s’attendant d’une seconde à l’autre à ce que celui-ci se trahisse sans la moindre ambiguïté.

Les lèvres de Landrinov tremblaient, ses épaules étaient agitées de soubresauts, mais pas de peur : de rage. Cet être était trop passionné pour se maîtriser encore longtemps. D’un moment à l’autre, il allait exploser, ses dents grinçaient déjà.

L’assesseur de collège prit soin de tourner le dos à l’accusé, afin d’amortir l’attaque. Désormais, les deux hommes n’étaient plus séparés que par la table de travail du jeune secrétaire.

— Mais pourquoi vous a-t-il donc tiré dessus ? demanda Vanioukhine, qui refusait toujours de s’avouer vaincu.

— Je le sais ! répondit Mavra à la place de Fandorine. A cause du portrait. Et à cause du mouchoir…

— C’est quoi encore, cette histoire de mouchoir ? s’étonna le limier pétersbourgeois.

C’est alors que s’accomplit enfin l’événement escompté par l’adepte de l’« école psychologique ».

Avec un rugissement, Landrinov bondit en sortant de sa poche un rasoir ouvert.

L’assesseur de collège, qui était sur ses gardes, se retourna vivement. Mais il s’avéra alors qu’il ne maîtrisait pas encore parfaitement la science psychologique.

Eraste Pétrovitch était persuadé que l’assassin se jetterait sur lui, son accusateur, mais le remingtoniste passa devant la table de Tassenka et se précipita sur Mavra.

— C’est toi ! C’est toi la responsable de tout ! criait-il d’une voix éraillée, brandissant son rasoir prêt à frapper. C’est toi qui as causé ma perte !

La demoiselle recula d’un bond, ce qui la sauva d’une mort certaine, car la lame acérée fendit l’air en frôlant sa gorge.

La pauvre enfant se serra contre le mur, mais le scélérat l’attrapa par les cheveux et renversa en arrière sa tête bouclée.

Dans la pièce, tous étaient comme pétrifiés.

Eraste Pétrovitch comprit qu’il n’aurait pas le temps. En cas de besoin, il était capable de se déplacer avec une agilité presque incroyable, mais son chemin était ici barré par la table de Louka Lvovitch, massive et croulant sous les encriers, les pots à crayons, les piles de papiers et autres bricoles dont regorgent les bureaux.

— Si tu n’es pas à moi, tu ne seras à personne ! cria désespérément Landrinov, levant à nouveau son arme.

La science japonaise du combat dit : l’action doit précéder la pensée.

La main de l’assesseur de collège, comme mue par sa propre volonté, saisit la bouteille d’encre dans l’écritoire et, sans élan, mais néanmoins fort, la lança de bas en haut.

Le cube de verre toucha le criminel à la nuque, aspergeant son cou et son dos de liquide violet. Landrinov se retourna, l’air effaré, et reçut en plein front un second encrier, contenant cette fois de l’encre rouge, utilisée par le pointilleux Serdiouk pour souligner les passages les plus importants de tel ou tel rapport.

Le second coup fut plus fort que le premier. Le remingtoniste chancela, porta sa main à ses yeux aveuglés. Entre ses doigts, tel du sang, s’écoulait de l’encre écarlate.

Puis, une seconde plus tard, ayant repris leurs sens, les sous-officiers retournaient les bras du meurtrier, lequel mugissait, se débattait et essayait même de mordre. C’est criant et se tortillant que l’on porta dehors le coupable. Vanioukhine et le journaliste aidèrent les policiers.

Quand le vacarme cessa, Eraste Pétrovitch regarda autour de lui.

Serge Léonardovitch se tenait à la même place. Il ne semblait nullement satisfait d’avoir été disculpé. Le directeur affichait une mine désemparée et triste. C’est la perte de ce marché qui le torture, comprit Fandorine.

Moussia et Fiodot Fiodotovitch s’affairaient autour de Serdiouk, lui faisant boire de l’eau, l’éventant avec une serviette.

Tassenka s’était volatilisé, comme s’il n’avait jamais existé.

Dans le coin, recroquevillée sur elle-même, la pauvre Mavra hoquetait et sanglotait.

— Ce n’est rien, ce n’est rien, tout est fini, commença à la consoler l’assesseur de collège.

Délicatement, il lui caressa la tête, et les hoquets cessèrent. Puis il lui prit la main, et les sanglots se calmèrent.

— Vous irez à Paris et deviendrez un peintre célèbre. Tout ira bien, lui dit-il d’une voix douce.

Elle acquiesça et le regarda en levant la tête. Son visage était parsemé d’éclaboussures d’encre rouge et violette. Comme si elle avait mangé des baies sauvages et s’était barbouillée de jus, pensa le fonctionnaire chargé des missions spéciales.

— Oui, j’irai à Paris. Seulement… Promettez-moi une chose… dit-elle dans un chuchotement. D’accord ?

— Bien sûr, c’est d’accord. Mais il ne faut pas pleurer.

— Vous me permettrez de terminer votre portrait ? Si je comprends bien, vous ne reviendrez pas ici. Alors, peut-être… Peut-être pourrai-je le terminer chez vous ?

Ses yeux brillaient d’un vif éclat, mais, apparemment, pas seulement à cause des larmes qui n’avaient pas séché.

— Chez moi, en effet, ce sera sans doute plus confortable, accepta Eraste Pétrovitch en rougissant imperceptiblement.

1- Le prénom Louka a la même racine que louk (« oignon ») et le patronyme Lvovitch signifie « fils de Lev (lion) ». Quant à son nom de famille, Serdiouk, il évoque la colère ou le mauvais caractère, d’où le désir de sa fille d’en changer.

2- Ce qu’il fallait démontrer.

3- A qui profite le crime.

LA PRISONNIÈRE

DE LA TOUR

Cette nouvelle est dédiée

à Maurice Leblanc

La Prisonnière de la tour

(Extrait des Mémoires de John Hamish Watson)

I

Le paquebot pénétra dans la baie de Saint-Malo, comme dans la gueule béante du Léviathan de la Bible. La ceinture d’îlots rocheux coiffés d’antiques forts évoquait des crocs menaçants prêts à se refermer pour dévorer notre frêle navire. La flèche du clocher de la ville émergeait de la brume grise, semblable à un dard pointu. Je me tenais sur le pont, promenant mon regard sur ce paysage inhospitalier, et me recroquevillais frileusement dans mon manteau de solide tissu caoutchouté. Il faisait un froid humide et pénétrant, le vent vous projetait au visage des embruns salés. Le jour terne qui venait à peine de poindre une heure plus tôt semblait se hâter de finir au plus vite.

Or ce jour, précisons-le, n’était pas un jour comme les autres, mais le dernier de l’année, et peut-être même du siècle. Sur ce point, Holmes et moi avions des opinions divergentes. J’avais beau lui démontrer que toute l’année à venir appartenait encore au XIXe siècle, il campait sur ses positions. Avec l’année 1899, c’est une époque qui s’achève, disait Holmes. « Les années 1800 sont celles de Byron et de Napoléon, des crinolines et des lorgnons, du Barbier de Séville et de Rule, Britannia. Le 1er janvier, va commencer l’ère des années 1900, et tout y sera différent. » Ce en quoi il avait incontestablement raison.

Je fus tiré de mes pensées par cette remarque de Holmes, qui, debout à mes côtés, aspirait l’air froid avec un évident plaisir :

— J’avoue être ravi que nous ayons fui Londres. Je ne supporte pas la nuit du nouvel an. C’est le moment le plus exécrable de l’année, pis encore que Noël ! Il ne s’y commet même pas de crimes. En règle générale, les malfaiteurs sont des gens sentimentaux ; ils aiment s’attarder à table et, à la lueur des bougies, fredonner d’une voix sirupeuse de stupides chansons.

Il poussa un profond soupir.

— Vous savez, Watson, je ne me sens jamais aussi seul que le soir du nouvel an. Je m’enferme chez moi, j’éteins la lumière et je racle du violon… Autrefois, l’opium me venait en aide. Cependant, depuis que vous m’avez scientifiquement démontré la nocivité de l’action des alcaloïdes sur la fonction analytique du cerveau, j’ai perdu l’unique possibilité de me débarrasser ne serait-ce que momentanément des odieuses entraves de l’attraction terrestre… Regardez un peu, quelle vue enchanteresse !

Une fois de plus, je m’étonnai de la façon surprenante dont chez cet homme la stricte rationalité de la pensée côtoyait l’absolue incohérence de l’humeur. Le spectacle de la ville grise se mêlant à la mer cendrée et au ciel de la même teinte blafarde ne me semblait en rien enchanteur. Il s’agissait d’une forteresse sculptée dans les rochers d’une île de taille modeste. Au-delà des murailles sombres au pied desquelles venaient battre les vagues, pointaient les toits de maisons étroitement entassées les unes contre les autres. Leurs tuiles mouillées luisaient telles les écailles d’un dragon. Il était possible que l’été, par beau temps, Saint-Malo se montrât plus accueillante, mais, par une sombre journée de décembre, la cité apparaissait plutôt lugubre, et mon cśur se serra brusquement, sans que je comprenne très bien si c’était le fait d’une étrange émotion ou d’un mauvais pressentiment.

— J’ignorais que Saint-Malo se trouvait sur une île, dis-je négligemment, irrité de ma propre émotivité.

Un tel sentiment en effet ne sied guère à un homme de quarante-sept ans qui a tout vu dans sa vie. D’autant que j’avais plus d’une fois eu l’occasion de me convaincre du peu de crédit qu’il fallait accorder à ces prétendues prémonitions, généralement provoquées par une chute de la tension artérielle ou une simple indigestion.

— C’est une presqu’île, Watson. Elle est liée au continent par une étroite langue de terre. C’est aussi une forteresse inaccessible que nous, Anglais, avons durant des siècles tenté vainement de prendre d’assaut, commença à raconter mon ami sur un ton professoral. Ici, se trouvait un nid d’arrogants corsaires, qui pillaient les navires ennemis à travers les mers et les océans du monde. Ils ne se disaient pas français mais malouins, nation absolument à part, ne reconnaissant d’autre pouvoir que celui de Dieu et de la Bonne Fortune. Vous savez ce qu’est l’« humour noir » ?

— Une tendance décadente de la littérature, tout à fait désagréable, répondis-je, ayant toutes les raisons de supposer qu’au moins en matière de belles-lettres je m’y entendais infiniment mieux que Holmes. C’est quand une chose horrible est tournée en plaisanterie.

— Très exactement. Et Saint-Malo peut être considérée comme la patrie de l’humour noir.

— Vraiment ?

A voir les sinistres bastions de l’ancien repaire de corsaires, il n’était guère facile de croire à une telle assertion.

— Il suffit d’y regarder le nom des voies. L’une d’elles, par exemple, s’appelle la rue du Chat-qui-Danse. Au XVIIIe siècle, nos compatriotes, essayant de prendre la ville, organisèrent une grandiose explosion au pied de la muraille au point que la mer s’éleva de cent mètres et que le fond se découvrit. Curieusement, il n’y eut aucune victime en ville, à l’exception d’un chat que le souffle de l’explosion fit virevolter en tous sens avant de le mettre en pièces… Et là-bas, à gauche de la cathédrale, se trouve une ruelle où, au XVIIe siècle, périt un capitaine amoureux. Sortir la nuit était alors strictement interdit, dans la rue étaient lâchés de féroces chiens de garde, dressés pour attaquer les gens. Or le courageux capitaine décida de braver le danger. Il se rendit à son rendez-vous galant et fut réduit en lambeaux par les chiens. De cette triste histoire Boccace aurait tiré une nouvelle larmoyante, Shakespeare une tragédie. Les Malouins, eux, ont immortalisé à leur façon la mémoire de l’infortuné Roméo. Depuis cette époque, l’endroit s’appelle rue du Gras-Mollet.

— Mon Dieu, Holmes ! m’écriai-je. Je ne cesserai jamais de m’étonner de la quantité d’informations ahurissantes que recèle votre mémoire. Jusqu’aux noms de rues d’une affreuse ville de province bretonne.

Il ne me répondit pas immédiatement, et quand il se décida à parler, il le fit en regardant quelque part de côté, là où se profilaient les contours incertains de la côte déserte.

— Vous n’ignorez pas, Watson, que ma grand-mère était française. Sa maison se trouvait non loin d’ici, si bien que je connais ces lieux. Mais voici que nous accostons. Vous avez déjà préparé votre merveilleuse valise ?

Je me hâtai de descendre à la cabine. Nous avions passé la nuit tout habillés et somnolé dans des fauteuils, de sorte que je n’avais eu aucun besoin particulier de défaire ma valise, mais cela ne m’avait pas empêché d’étaler sur la table une partie de son contenu, uniquement pour le plaisir. L’acquisition de ce superbe article de la firme Waverly datait de la veille, un cadeau de Noël que je m’étais fait à moi-même. Et je peux vous jurer que cette valise valait largement ses six livres et six shillings. D’un splendide cuir jaune, avec des serrures et des rivets argentés, elle offrait plusieurs compartiments, un coffret encastré pour diverses bricoles et même un emplacement particulier pour une bouteille isotherme. Je n’avais de ma vie jamais eu de valise aussi magnifique ! Et plus que tout, j’avais été séduit par le goût discret avec lequel les fabricants avaient glissé cette merveille rutilante dans une modeste housse à carreaux, destinée à la protéger des éraflures. Sans craindre de me montrer ridicule, je dirais que j’ai vu dans cet objet une parfaite illustration de l’esprit britannique, si différent de la propension à en mettre plein la vue propre aux continentaux. Les Français et les Italiens font l’inverse des Britanniques : chez eux, le contenant l’emporte toujours sur le contenu, et la forme sur le fond.

Avant de regagner le pont battu par les vents, j’ouvris la bouteille isotherme, bus une gorgée de thé au rhum et relus une nouvelle fois le télégramme que Holmes m’avait donné pour mes archives. Il était arrivé la veille au soir.

« DE GRÂCE ! STOP PAR PAQUEBOT NUIT POUR SAINT-MALO STOP HONORAIRES VINGT STOP DES ESSARS »

Je n’avais pas compris grand-chose à cette dépêche (en fait, je n’y avais rien compris du tout), mais Holmes avait immédiatement fait son baluchon. Il était heureux comme un gosse de fuir Londres pour la nuit du nouvel an. A mes questions, il s’était contenté de hausser les épaules en précisant que l’affaire promettait d’être aussi rapide que passionnante, et que vingt mille francs, c’était bien payé pour une simple traversée de la Manche. Et bien que j’eusse prévu quelque chose pour le soir du 31 décembre, comment aurais-je pu résister à la tentation ?

Deux heures après, nous avions pris place dans le train de Southampton, à minuit tapant nous montions à bord du paquebot, puis onze heures plus tard nous étions à Saint-Malo.

II

Quand je sortis sur le pont, la passerelle était déjà descendue. Holmes se tenait près du bord, attendant que les plus impatients des passagers soient descendus à quai. Mon ami n’avait jamais pu supporter les foules et les bousculades. Son laboratoire de campagne (une mallette de cuir d’assez grande taille) et son étui à violon étaient posés contre le bastingage.

J’allai le rejoindre.

Scrutant les personnes venues accueillir des passagers, Holmes lâcha :

— A propos, Watson, je dois vous dire que les des Essars sont une des plus anciennes et des plus riches familles de Saint-Malo.

Cela expliquait en partie la raison pour laquelle il avait pris tellement au sérieux ce télégramme inintelligible et hystérique. J’allais demander à Holmes s’il connaissait personnellement l’expéditeur de la dépêche, mais la phrase suivante de mon ami m’indiqua que cette éventualité était à exclure.

— Lequel de ces messieurs est notre client ? fit Holmes en laissant traîner les mots. Celui-là, je suppose, avec son chapeau italien et son manteau à pèlerine.

Sur le quai se tenaient plusieurs gentlemen d’allure tout à fait respectable, mais Holmes avait arrêté son choix sur l’homme qui, à mes yeux, convenait le moins au rôle de représentant d’« une des plus anciennes et des plus riches familles » de la ville. Cependant, fort de mon expérience, je ne songeai même pas à mettre en doute la perspicacité de ce grand diagnosticien des âmes humaines qu’était mon ami.

Le présumé client était gros, joufflu et portait des lunettes rondes à monture d’écaille. De sous son chapeau à large bord, tel qu’en porte généralement Garibaldi sur les portraits le représentant, pendaient d’assez longs cheveux grisonnants. M. des Essars (si c’était bien lui) faisait désespérément signe à quelqu’un, affichant les marques d’une extrême impatience, sautillant même d’un pied sur l’autre.

— Personnage pittoresque, fis-je remarquer.

Mais, après avoir repéré celui des passagers que l’homme accueillait avec tant d’enthousiasme, je devinai comment Holmes avait identifié notre client.

Celui-ci se précipita vers l’un de nos compagnons de voyage, un négociant en vins de Portsmouth, lui serra la main, souleva son chapeau et entreprit un récit embrouillé. A tout hasard, le négociant porta la main à sa casquette de chasse, mais il regardait le Français d’un air perplexe.

— Eh oui, fit Holmes avec un hochement de tête. Tout est dans la casquette à double visière. Depuis que les revues illustrées ont pris l’habitude de me représenter exclusivement coiffé de ce couvre-chef, j’ai cessé de le porter. Mais M. des Essars ignore ce détail. Eh bien, Watson, quelle est votre première impression sur notre client ?

Je rassemblai toutes mes capacités d’observation, mobilisai mes modestes talents de psychologue.

— Cet homme a la cinquantaine bien sonnée, mais il est de ceux dont on dit qu’il est resté un « grand enfant ». Il est plus alerte dans ses gestes que ne le voudrait son âge… Il est sans doute un peu excentrique, mais c’est un cśur bon et une âme sensible. Si, pour l’heure, il est extrêmement inquiet, c’est en temps ordinaire un caractère frivole, sujet aux rapides changements d’humeur… Il a probablement des penchants artistiques, cela se voit à sa tenue. Diamant au doigt, splendide canne : l’homme est riche. Voilà, je crois que c’est tout.

— Et c’est presque parfait, me félicita Holmes. Je vous contredirai toutefois sur l’âge. Cet homme est plus jeune qu’il ne le paraît. D’au moins dix ans. Concernant ses penchants artistiques, je n’en serais pas non plus si sûr. Sa tenue témoigne plutôt de sa crainte d’avoir l’air d’un provincial et de son goût pour tout ce qui est moderne. Je présume que nous avons devant nous un fervent amateur du progrès technique. Il aime les chevaux, mais lui-même ne monte pas. Il est venu nous chercher en calèche découverte et sans cocher. Il vient de l’ouest. Il a fait une route d’environ un quart d’heure.

Jugeant que mon ami se moquait de moi (ce n’aurait pas été la première fois), je pouffai de rire.

— Peut-être pouvez-vous indiquer également son adresse ? ironisai-je.

— Bien entendu. Je pense qu’il arrive du château du Vau-Garni, la propriété familiale des Des Essars, répondit Holmes avec le plus grand sérieux. Vous savez, Watson, je me vois obligé d’apporter un autre correctif à votre description. Notre client n’est pas seulement inquiet. Il est mort de peur. Ce qui paraît fort prometteur. Et maintenant, il est temps d’y aller. La passerelle s’est dégagée.

Sur ces mots, il descendit à quai, déclina son identité à l’homme si manifestement tourmenté et me présenta comme son assistant.

— Je suis très, très… Je n’osais espérer… Vous me sauvez, vous me sauvez tout simplement la vie ! caqueta des Essars dans un anglais teinté d’un fort accent, en frappant dans ses mains et en saisissant tantôt ma valise, tantôt la mallette de Holmes, tantôt son étui à violon. Voici ma carte, je vous en prie… Grand Dieu, vous êtes là, monsieur Holmes ! Je suis excessivement, ou plutôt je voulais dire extrêmement heureux. Nous sommes sauvés !

Après avoir jeté un regard au petit morceau de carton rectangulaire, Holmes me le tendit en esquissant un sourire. On pouvait y lire :

MICHEL-MARIE-CHRISTOPHE DES ESSARS

DU VAU-GARNI

Président honoraire du Poney-Club

Président de la Société des amis de l’électricité

Membre perpétuel du Club des descendants de capitaines de corsaires

Regardant autour de lui, l’air affairé, le détenteur de tous ces titres ronflants nous conduisit à sa calèche. Avant de prendre place sur le siège avant, il sortit de sa poche deux carottes et les donna à manger aux petits chevaux grassouillets.

Je suppose que, depuis le paquebot, Holmes avait, de ses yeux perçants, aperçu les fanes vertes des carottes dépassant de la poche de l’homme et en avait déduit son amour des chevaux. Que M. des Essars ne fût sans doute pas cavalier se voyait à sa démarche gauche et saccadée. Pareil empoté ne tiendrait pas en selle plus de cinq minutes. Restait son amour de l’électricité et donc du progrès… Là, je remarquai que la merveilleuse canne de notre client était, juste au-dessous du pommeau, entourée d’un ruban adhésif bleu tel qu’en utilisent les électriciens pour isoler le courant, pour autant que l’on dise comme cela (j’avoue que je ne m’y entends guère en la matière).

— Votre capacité de déduction tient en grande partie à votre presbytie précoce, murmurai-je à mon ami alors que je m’asseyais à ses côtés et calais ma valise sur mes genoux.

J’aurais pu la fixer à l’arrière, mais j’éprouvais un réel plaisir à tenir sa poignée qui crissait et sentait bon le cuir neuf.

— Vous n’imaginez pas à quel point j’étais inquiet !

Des Essars tira sur les rênes, mais son corps était entièrement tourné vers nous.

— Je n’ai pas fermé l’śil de la nuit. Mais maintenant, tout va aller bien.

— A en juger par votre télégramme, l’affaire est urgente, répliqua sèchement Holmes. Nous n’allons donc pas perdre de temps. Veuillez passer à l’essentiel. Sans entrer dans les détails pour le moment.

— A l’essentiel ? Vous avez raison, vous avez raison ! Tout de suite…

Le Français réfléchit, rajusta ses lunettes et annonça de but en blanc :

— Vous avez devant vous la nouvelle victime du plus abominable criminel des temps modernes !

— Le plus abominable criminel des temps modernes était le professeur Moriarty, lui dis-je. Mais, grâce à mister Holmes, il gît depuis huit ans au fond d’un torrent de Reichenbach. De qui voulez-vous parler ?

Notre cocher fit un bond sur son siège.

— Comment cela, qui ? Mais Arsène Lupin, bien sûr !

De toute évidence, l’expression de mon visage était parfaitement éloquente, et dans les petits yeux limpides et enfantins de des Essars qui me considéraient à travers les verres épais de ses lunettes, se refléta une stupéfaction incrédule, voire offensée.

— Vous n’avez jamais entendu parler d’Arsène Lupin ? !

Là, Holmes s’autorisa une remarque quelque peu indélicate à mon endroit.

— Voyez-vous, sir, mon assistant est un authentique Anglais. Il ne lit que les journaux britanniques et ne s’intéresse aucunement aux nouvelles du continent. Eh bien, sachez, Watson, qu’Arsène Lupin est un génie du crime. Je dirais même un petit prodige, car il n’a que vingt-cinq ans. Nonobstant son jeune âge, il a déjà accompli quantité de vols dont l’ingéniosité n’a d’égal que l’audace. Il est le héros des feuilles à sensation parisiennes, à qui il envoie même de temps à autre lettres et communiqués. De façon générale, Lupin est friand de mise en scène. Le clou du spectacle, qui lui vaut immanquablement un déchaînement d’applaudissements de la part du public, consiste à dérober un million à un richard, puis à faire un geste généreux en offrant à quelque miséreux une infime partie de son butin. Sans omettre, bien entendu, d’en informer les journaux. Toutefois, ce Robin des bois ne dédaigne ni le chantage, ni le kidnapping, ni le racket le plus impitoyable. Je suis sa carrière depuis longtemps et c’est une joie pour moi que nos chemins se croisent enfin. Mon pressentiment ne m’a pas trahi. Je savais que ce voyage se révélerait passionnant.

Notre client écouta l’explication qui m’était adressée en marmonnant « Le vaurien ! La canaille ! » et autres amabilités du même genre.

Il avait une manière intéressante de mener son équipage. Il voulait manifestement que la calèche aille le plus vite possible, et pourtant pas une seule fois il n’avait recouru au fouet ; il se contentait de secouer les rênes en scandant : « Plus vite, mes fillettes, plus vite !1 »

— Reprenez, sir, je suis tout ouïe.

Holmes n’eut pas à le redire. Des Essars se retourna définitivement vers nous, laissant les chevaux à leur bon vouloir, et s’écria :

— Une machine infernale ! Dans ma maison est cachée une machine infernale ! C’est bien le terme exact ? Si aujourd’hui avant minuit je n’ai pas donné tout l’argent que je possède, le château vole en éclats ! « Au douzième coup de la dernière heure du vieux siècle. » C’est ce qui est écrit dans la lettre !

Il eut un sanglot d’émotion, et Holmes dit d’un ton édifiant :

— Vous voyez, Watson, M. Lupin considère lui aussi que c’est ce soir que se termine le XIXe siècle.

— Félicitations pour cette communauté de vues, rétorquai-je.

Mais, comme à chaque fois que je répondais par un bon mot, Holmes fit mine de ne pas entendre.

Tout d’abord, la calèche suivit à grand fracas une chaussée pavée bordée de petites maisons délabrées, puis s’engagea sur la corniche surplombant le golfe. Quelque part tintait la cloche d’une église, l’air sentait la mer, le pain frais et la cire de chandelle.

S’étant presque étranglé sur la « machine infernale », des Essars eut une quinte de toux puis termina d’une voix plaintive :

— Il menace de faire exploser ma maison. Il y a une bombe à l’intérieur, raccordée à un mécanisme d’horlogerie. L’échéance se rapproche, et je ne sais que faire… Voilà l’essentiel, sans détails…

C’était le moment ou jamais de poser des questions, mais, pour une raison quelconque, Holmes restait muet, se contentant de tambouriner sur son étui à violon.

Ce fut donc à moi de passer à l’action.

— Excusez-moi, mais ne serait-ce pas un simple coup de bluff, cette histoire de machine infernale raccordée à un mécanisme d’horlogerie ? Lupin veut vous faire peur, voilà tout.

Notre client poussa un soupir affligé :

— Dans la lettre, il est clairement dit : « parole de Lupin ». Or chacun sait que cet homme sans foi ni loi n’a qu’une parole.

Alors que nous suivions une petite route champêtre, nous passâmes devant un antique mur de pierre, au-dessus duquel bruissaient les branches de vieux ormes.

— Vous avez cherché la bombe, je suppose ? repris-je.

— Avec M. Bosco – c’est mon régisseur – nous avons retourné le château de fond en comble.

— Et où se trouve la lettre de ce… comment dites-vous… Lupin ?

— Elle est chez moi. Nous y sommes presque.

En effet, l’équipage prit sur la gauche et, une minute plus tard, il s’arrêta devant un portail en fer forgé, orné des armoiries de la famille.

— Je vais ouvrir.

Des Essars descendit en gémissant et fit tinter sa clé.

— J’ai donné congé au portier, comme au reste du personnel. Pourquoi mettre inutilement en danger la vie des gens ? Pour la bombe, ils ne sont au courant de rien. Je leur ai dit qu’ils pouvaient tous fêter le nouvel an en famille… Seul est resté M. Bosco. De son plein gré. Lui connaît toute la vérité. Je l’ai pris à mon service en septembre, au décès de l’ancien régisseur. Excellent choix ! Un homme très estimable, M. Bosco, et très courageux.

Les chevaux, sans même qu’il soit nécessaire de les y inciter, passèrent la grille ouverte puis s’arrêtèrent. De l’espace découvert à partir duquel commençait le parc, partaient deux allées, l’une vers la droite, l’autre vers la gauche. Le maître des lieux ferma la grille à clé, remonta à sa place et dirigea la calèche vers la gauche.

— L’allée de droite mène directement à la maison, celle de gauche aux communs, expliqua-t-il. Nous allons passer chez le régisseur. Pour le cas où il y aurait du nouveau.

Les épais buissons avançaient jusqu’au chemin, et, au-dessus de nos têtes, les grands chênes et les mélèzes mêlaient leurs branchages. Le jour, déjà sombre, s’obscurcit d’un coup.

A travers la broussaille transparaissaient une vaste pelouse et, au-delà, la silhouette lugubre du château du Vau-Garni : une maison-écrin avec un haut toit en pente et des tours rondes. Les fenêtres étaient sombres. J’eus l’étrange impression que le bâtiment fermait les yeux de peur, pressentant sa fin prochaine. Pour couronner le tout, quelque part dans les hauteurs, un corbeau fit entendre son cri rauque.

Je me rappelai le mauvais pressentiment qui m’avait assailli une heure plus tôt, alors que j’ignorais encore tout de la machine infernale, et je frissonnai.

III

Des Essars arrêta les chevaux devant l’écurie. C’était une jolie petite construction, sorte de copie en miniature de la maison principale, avec ses tourelles et ses griffons aux différents coins du toit.

— Monsieur Bosco ! cria d’une voix grêle le propriétaire du château. Monsieur Bosco !

Puis, sur un ton interrogateur, il ajouta quelque chose que je ne saisis pas, ma connaissance du français laissant à désirer.

A l’une des fenêtres du premier étage, où apparemment se trouvaient les appartements, parut un homme à la silhouette émaciée. Il se tenait derrière la vitre, sur un fond sombre, et je ne distinguai que l’angle blanc de son plastron sur lequel se détachait sa cravate noire ainsi que sa tête démesurément grosse. Je compris aussitôt que c’étaient ses cheveux épais et drus qui donnaient cette impression. La silhouette du régisseur me fit penser à une fleur de pissenlit.

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