Une musique pastorale se fit entendre tandis que sur l’écran s’inscrivait : « Un jour, vers la fin du règne de Catherine II, un jeune et brillant officier de la garde s’en revenait de garnison pour retrouver son domaine… »

La mise en scène se révéla au plus haut point inventive, riche d’une foule de trouvailles, à la fois espiègle et philosophique, soutenue par des décors et des costumes somptueux créés par un artiste en vogue, membre du mouvement « le Monde de l’art ». La brève parabole de la pauvre ingénue poussée à la noyade par la trahison de son bien-aimé se trouvait nourrie de multiples rebondissements. Des personnages supplémentaires intervenaient dans l’histoire, certains totalement nouveaux, d’autres que Karamzine s’était contenté d’évoquer au passage. Le spectacle était dédié à une passion amoureuse piétinant tous les interdits : la pauvre Lisa, en effet, se donnait à son Eraste sans se soucier ni de la rumeur ni des conséquences. Il y était question du courage et de l’abnégation de la femme, de la lâcheté masculine face au jugement de la société ; de la faiblesse du Bien et de la force du Mal. Ce dernier était incarné avec beaucoup de vivacité et de relief par la riche veuve (la comédienne Goupilova) et le tricheur (Méfistov), engagé par celle-ci pour ruiner Eraste tombé amoureux et le forcer à un mariage de raison.

Pour reconstituer le Moscou d’autrefois, les paysages, les phénomènes naturels, l’écran de cinématographe était activement mis à contribution. La scène où apparaissait le fantôme du père de Lisa (joué par Rézonovski), éclairé par le faisceau bleu d’un projecteur, était excellemment conçue. Le monologue et la danse de la Mort (rôle tenu par M. Stern en personne) attirant la jeune fille jusque dans l’étang produisirent une forte impression.

Mais ce qui épata par-dessus tout le public, ce fut le coup de la sculpture. Presque tout le deuxième tableau se déroulait au pied d’une statue du dieu Pan, symbolisant l’aspect sensuel et pastoral de l’intrigue amoureuse. Au bout d’une minute, bien sûr, les spectateurs avaient cessé de prêter attention à celle-ci, la tenant pour un élément du décor. Quel ne fut pas leur ravissement quand à la fin de l’acte le dieu antique soudain s’anima et se mit à jouer de sa flûte !

Pour la première fois, Eraste Pétrovitch voyait une troupe au sein de laquelle on ne sentait aucune différence de niveau quant au jeu des acteurs. Tous les artistes, y compris les petits rôles, étaient irréprochables. L’entrée de chacun était un vrai feu d’artifice.

Cependant, ce fut à peine si Fandorine remarqua les multiples qualités de la mise en scène. Dès le moment où Elisa Altaïrskaïa-Lointaine parut sur scène, le spectacle se trouva pour lui scindé en deux parts d’inégale valeur : il y eut les scènes où elle jouait, et celles où elle n’était pas.

Sitôt que sa voix charmante s’élevait sur scène pour entonner un simple refrain parlant de fleurs des champs, des doigts impitoyables semblaient étreindre le cśur du spectateur jusqu’alors indifférent. Il reconnaissait cette voix ! Il pensait l’avoir oubliée, or elle était restée gravée dans sa mémoire durant toutes ces années !

Et la silhouette, la démarche, le port de tête… tout était exactement semblable !

— Permettez…

Fandorine se retourna et arracha presque les jumelles des mains du sous-lieutenant.

Son visage… Non, le visage était différent. Mais l’expression des yeux, mais le sourire confiant, mais l’espoir de bonheur et l’acceptation du destin ! Comment pouvait-on reproduire tout cela de manière si fidèle, si implacable ? Il ferma les yeux et ne protesta pas quand le hussard lui reprit son appareil d’optique en chuchotant d’un ton courroucé :

— Rendez-moi ça, voyons, moi aussi, je veux la contempler !

Regarder la pauvre Lisa tomber amoureuse de l’insouciant Eraste, voir celui-ci troquer son amour contre d’autres distractions et permettre que la jeune femme se donne la mort… combien était-ce douloureux et en même temps… vivifiant – le mot était singulier, mais d’une parfaite justesse. Comme si le temps, de ses griffes acérées, eût déchiré la gangue de cuir racorni qui enveloppait son âme et que celle-ci, soudain gorgée de sang, eût recouvré sensibilité et innocence.

Une nouvelle fois Fandorine ferma les yeux, incapable de supporter la scène où Lisa succombait au péché, scène traitée par Stern de manière extrêmement audacieuse, sinon naturaliste. Un faisceau de lumière détachait de l’ombre le bras dénudé de la jeune fille, main et doigts tendus, qui ensuite, telle la tige d’une fleur qui se fane, se courbait et s’affaissait.

— Ah, cette Lointaine ! s’exclama Tsarkov alors que toute la salle applaudissait. Elle est vraiment prodigieuse ! Autant peut-être que la défunte Komissarjevskaïa !

Fandorine lui jeta un regard mauvais. Pareils propos lui semblaient sacrilèges. Son voisin l’agaçait de plus en plus. A plusieurs reprises des gens étaient entrés dans la loge pour lui murmurer quelques mots à l’oreille – encore heureux que Lisa, c’est-à-dire Elisa Lointaine, ne fût pas alors en scène. Durant les intermèdes musicaux, le bavard se penchait par-dessus le fauteuil pour partager ses impressions ou bien narrer telle ou telle anecdote à propos du théâtre ou de ses interprètes. Concernant, par exemple, Emraldov, le jeune premier de la troupe, il avait déclaré, d’un ton fort méprisant :

« Il n’est pas au niveau de sa partenaire. »

Ce n’était pas l’avis d’Eraste Pétrovitch, qui était tout entier du côté de ce personnage, n’éprouvait nulle jalousie quand l’Eraste de la pièce embrassait Lisa, et, contre toute logique, espérait naïvement que celui-ci finirait par se raisonner et reviendrait à sa bien-aimée.

Fandorine ne prêtait l’oreille aux discours de l’expert en théâtre que lorsque ce dernier parlait de la jeune première. Ainsi, durant la longue scène, sans intérêt pour lui, du club de jeu où un ami du héros cherchait à convaincre celui-ci d’arrêter de jouer alors que le tricheur le poussait au contraire à se refaire, Tsarkov livra une information sur Mme Altaïrskaïa-Lointaine qui assombrit l’humeur d’Eraste Pétrovitch :

« Mm-oui, la Lointaine est sans conteste une perle d’une inestimable valeur. Dieu merci, il s’est trouvé un homme qui ne lésinera pas sur les moyens pour lui offrir un écrin digne de son talent. Je veux parler de ce M. Aguilev, de la Société théâtrale et cinématographique.

— C’est son p-protecteur ? avait demandé Fandorine, dont le cśur soudain s’était glacé, et qui s’en voulait d’avoir pareille réaction. Qui est cette personne ?

— Un jeune entrepreneur très doué. Il a hérité de son père une modeste biscuiterie. Il a fait ses études en Amérique et gère également ses affaires à l’américaine, sans aucune pitié. Il a écrasé tous ses concurrents, puis a vendu son empire du biscuit pour une petite fortune. A présent il est en train de bâtir un empire du spectacle – entreprise nouvelle, riche de perspectives. Je ne pense pas qu’il nourrisse des sentiments pour l’Altaïrskaïa. Aguilev est un homme dénué de romantisme. Il s’agit plutôt pour lui d’un investissement, d’un pari sur le potentiel artistique de la demoiselle. »

Il avait évoqué encore certains plans napoléoniens échafaudés par l’ex-industriel du biscuit, mais Fandorine, rassuré, ne l’écoutait déjà plus et avait même interrompu le bavard d’un geste peu courtois quand Lisa était de nouveau apparue sur scène.

Son second voisin, s’il ne l’importunait point par des jacasseries, ne l’irritait pas moins que Tsarkov. A chaque entrée de la comédienne, il s’exclamait et poussait des bravos. Sa voix sonore martyrisait les oreilles de Fandorine. Plusieurs fois celui-ci lui dit :

« Mais cessez donc ! Vous me dérangez !

— Pardon, bredouillait le sous-lieutenant sans détacher les yeux de ses pesantes jumelles, pour de nouveau brailler, un instant plus tard : Divin ! Magnifique ! »

Des admirateurs enthousiastes, la comédienne en avait une multitude dans la salle. Il était même étrange que leurs hurlements ne l’empêchassent en rien de jouer son rôle : elle semblait ne pas les entendre. Son partenaire, en revanche, M. Emraldov, lors de sa première entrée, quand la salle avait retenti des cris et des glapissements des dames, avait porté une main à son cśur et salué.

En d’autres circonstances, les manifestations d’émotivité du public eussent exaspéré Fandorine, mais ce jour-là il ne se ressemblait guère. Il avait comme une boule dans la gorge, et les réactions des spectateurs ne lui paraissaient nullement excessives.

En dépit de son trouble – provoqué sans doute moins par le jeu de l’actrice que par les souvenirs qui l’envahissaient –, Fandorine avait remarqué que le comportement de la salle obéissait au canevas psychologique de la mise en scène. Les passages comiques alternaient avec les scènes sentimentales. Au moment du final, le public se tenait coi, à la fois apaisé et sanglotant, et quand le rideau retomba, ce fut sous un tonnerre d’applaudissements et d’ovations.

Une minute avant la fin, le siffloteur au costume à rayures entra dans la loge et vint se camper respectueusement derrière Tsarkov. Il serrait la serviette verte sous son bras, et tenait dans les mains un carnet et un crayon.

— Eh bien, lui dit Tsarkov tout en applaudissant presque sans bruit. Je les remercierai, elle et Stern, personnellement. Fais préparer là-bas quelque chose qui ait de la classe. Pour Emraldov, il peut se contenter de toi. Remets-lui ma carte et, tiens, fais-lui porter du vin. Lequel préfère-t-il ?

— Du bordeaux, un château-latour à vingt-cinq roubles le flacon, répondit l’autre après un coup d’śil dans son carnet, sur quoi il émit un léger sifflement. Monsieur est connaisseur !

— Une demi-douzaine de bouteilles… Eh, vous, moins fort, s’il vous plaît !

Ces derniers mots s’adressaient au hussard qui, à peine le rideau tombé, s’était mis à hurler : « Loin-taine, Loin-taine ! »

Eraste Pétrovitch ajouta encore à l’offense.

— Passez-moi ça ! dit-il en confisquant une nouvelle fois ses jumelles au garçon, tant il était curieux d’observer le visage de la renversante comédienne quand celle-ci ne jouait pas.

— Mais je dois la voir quand elle recevra ma corbeille de fleurs !

L’officier voulut arracher l’instrument des mains de Fandorine, mais il eût tout aussi bien pu tenter d’arracher leur sabre aux statues de bronze de Minine et Pojarski.

— Considérez que c’est le prix de votre place, murmura Eraste Pétrovitch, dents serrées, tout en tournant la molette.

Non, elle ne lui ressemble pas du tout, se dit-il. Elle est plus âgée d’une dizaine d’années. Son visage n’est pas ovale, mais plutôt anguleux. Et ses yeux n’ont rien de juvénile, ils paraissent pleins de lassitude. Ah, mais quels yeux !…

Il abaissa les jumelles, soudain en proie à un incompréhensible vertige. En voilà encore une nouveauté !

Les artistes revenaient pour saluer, non pas comme c’était ordinairement l’usage au théâtre, l’un après l’autre, mais tous en même temps : jeunes premier et première devant la rampe, les autres au second plan. Quant à celui qui jouait la Mort, Noé Stern lui-même, il s’abstint de paraître – brillant, pour ainsi dire, par son absence.

Sous les applaudissements incessants de la salle, des accessoiristes parurent des deux côtés de la scène, apportant d’abord des bouquets, puis des corbeilles de fleurs, de taille toujours croissante. La moitié environ des offrandes du public revenaient à Emraldov, le reste à Altaïrskaïa. Les autres comédiens eurent droit chacun à un ou deux minuscules bouquets, et encore, pas tous.

— Ils vont bientôt apporter la mienne ! Rendez-moi donc ça ! Tenez, la voilà ! J’y ai claqué toute ma solde du mois !

Le hussard se pendit au bras de Fandorine – force lui fut de lui rendre les jumelles.

La corbeille était en effet somptueuse : on eût dit un énorme nuage de roses blanches.

— Elle va la prendre, elle va la prendre ! répétait le sous-lieutenant, sans paraître s’apercevoir que, dans son excitation, il secouait son voisin par la manche.

— Permettez. Je vois que la chose vous intéresse.

Le sieur Tsarkov tendait aimablement sa lorgnette incrustée de nacre. Eraste Pétrovitch s’empara du bibelot pour découvrir avec étonnement que son optique ne le cédait en rien à celle des jumelles de l’officier.

De nouveau devant ses yeux surgit, tout proche, le visage souriant d’Elisa Altaïrskaïa-Lointaine. Elle pencha la tête, la tourna de côté, les ailes de son nez parfait frémirent légèrement. D’où venait donc son désarroi ? De ce que la dernière corbeille offerte à Emraldov (des orchidées couleur citron) était plus luxueuse que ses roses blanches ? Non, impossible. Cette femme ne pouvait être aussi vaine et mesquine !

Cependant, une autre corbeille encore venait d’être apportée sur scène, un véritable château de fleurs. A qui était-elle destinée ? A la prima donna ou au jeune premier ?

A elle ! La merveille de l’art floral fut déposée à ses pieds, sous les cris enthousiastes de toute la salle. Elisa Lointaine esquissa une révérence, serrant la corbeille dans ses bras blancs et délicats, le nez dans les fleurs.

— Nom de Dieu de nom de Dieu… gémit Limbach, pitoyable, voyant que sa carte était battue.

Eraste Pétrovitch braqua un instant sa lorgnette sur Emraldov. Les traits du héros karamzinien, d’une beauté picturale, étaient déformés par la jalousie. Eh bien, dites, que de passions pour de simples fleurs !

Il observa de nouveau Elisa, s’attendant à la voir triomphante. Mais le beau visage de la comédienne s’était figé en un masque de terreur : les yeux écarquillés, la bouche entrouverte sur un cri qui refusait de s’échapper. Que se passait-il ? Pourquoi un tel effroi ?

Tout à coup Fandorine s’aperçut qu’une des fleurs, encore en bouton, à la couleur foncée, oscillait et semblait se dresser vers le haut.

O Seigneur ! Ce n’était pas un bouton ! Dans le double objectif de la lorgnette de théâtre se dessinait soudain le losange d’une tête de serpent. C’était une vipère qui se tendait droit vers la poitrine de la comédienne pétrifiée.

— Un serpent ! Un serpent dans la corbeille ! hurla Limbach.

Dans le même temps il sautait par-dessus la rambarde pour atterrir dans le couloir du parterre.

Tout se déroula en l’espace de quelques secondes.

Aux premiers rangs de l’orchestre, on criait, on agitait les bras. Le reste de la salle, n’y comprenant rien, déclencha une nouvelle ovation.

Le téméraire officier bondit sur ses pieds, dégaina son sabre et courut vers la scène. Mais Pan, toujours grimé en statue de marbre blanc, se porta avant lui au secours de l’Altaïrskaïa. Il se tenait juste derrière l’actrice, aussi avait-il aperçu le premier le sinistre occupant de la corbeille de fleurs. Le dieu cornu se précipita, empoigna sans hésiter le reptile par le cou et d’un geste brusque le tira hors de la corbeille.

A présent toute la salle voyait ce qui se passait. Les dames poussèrent des cris aigus. L’Altaïrskaïa vacilla sur ses jambes puis s’effondra à la renverse. Ce fut ensuite au courageux Pan de lâcher une exclamation : le serpent venait de le mordre à la main. Il frappa à toute volée l’animal contre le plancher et le piétina.

Le théâtre s’emplit de hurlements, d’un vacarme de fauteuils, de cris aigus.

— Un médecin ! Faites venir un médecin ! criait-on sur scène.

Quelqu’un éventait Elisa avec un mouchoir, tandis qu’on éloignait le héros blessé.

Dans le fond de la scène apparut alors un homme de haute taille, très maigre, au crâne entièrement rasé.

Il se tenait bras croisés sur la poitrine et observait tout ce tumulte, le sourire aux lèvres.

— Qui est-ce ? Là-bas, derrière tout le monde ? demanda Fandorine à son voisin omniscient.

— Un petit instant… répondit celui-ci, qui achevait une conversation à voix basse avec son factotum à rayures : … trouver le coupable, et le corriger !

— Ce sera fait.

L’homme sortit rapidement, et le sieur Tsarkov, comme si de rien n’était, se tourna vers Eraste Pétrovitch avec un sourire courtois.

— Où cela ? Ah ! C’est Noé Noévitch Stern, en personne. Il a ôté son masque de Mort. Regardez-le, il rayonne. Il aurait bien tort de ne pas se réjouir. Un tel succès ! A présent, les Moscovites vont tous être fous de son Arche !

Quel monde étrange, songea Fandorine. Incroyablement étrange !

Rencontre préalable

Le Premier ministre mourut pendant qu’Eraste Pétrovitch se trouvait au théâtre. Le lendemain toute la ville était pavoisée de drapeaux endeuillés de rubans noirs. Le décès de l’homme d’Etat faisait les gros titres des journaux, composés en caractères géants. Les quotidiens libéraux écrivaient : « Bien que le défunt se cramponnât à des idées réactionnaires, avec lui a cependant disparu le dernier espoir de réformer le pays sans traumatismes ni révolutions. » Les feuilles patriotiques maudissaient quant à elles la race juive, à laquelle appartenait le meurtrier, et voyaient un sens particulier au fait que Stolypine eût fermé les yeux le jour anniversaire de la dormition du prince Gleb, saint protecteur de la foi, venant ainsi s’ajouter à la foule des martyrs de la terre russe. Les publications à tendance boulevardière et mélodramatique citaient avec des accents déchirants le testament de Piotr Arkadiévitch, qui avait réclamé qu’on l’enterrât là où il serait assassiné.

Eraste Pétrovitch avait appris la funeste nouvelle à son retour du théâtre, par téléphone, mais elle l’avait laissé indifférent. Le haut fonctionnaire qui avait appelé l’avait également informé qu’on avait débattu en Conseil des ministres de l’opportunité de le mêler à l’enquête, mais que le commandant du corps des gendarmes s’y était résolument opposé et que le ministre ne s’était pas prononcé.

Fait curieux, Eraste Pétrovitch ne s’en était nullement trouvé affecté, au contraire, il avait éprouvé un certain soulagement, et s’il n’avait pas fermé l’śil de la nuit, ce n’était pas à cause de l’offense, ni même de son inquiétude quant à l’avenir de l’Etat.

Il avait arpenté son bureau, les yeux perdus dans le miroitement du parquet ciré ; il s’était étendu sur le divan, un cigare aux lèvres, pour contempler la blancheur du plafond ; s’était assis sur l’appui de fenêtre, scrutant l’obscurité pour toujours n’y voir qu’une main fuselée, des yeux las, une tête de serpent au milieu des fleurs en boutons.

Ce que Fandorine avait l’habitude de soumettre à l’analyse, c’étaient les faits et non ses propres émotions. Même à présent, il n’osait quitter le sentier des déductions rationnelles, pressentant qu’au moindre pas de côté il s’enliserait dans un bourbier d’où il lui serait impossible de s’extraire.

L’élaboration d’une ligne logique créait l’illusion qu’il ne s’était rien passé de particulier. Il s’agissait d’une enquête comme une autre, le monde n’en était pas chamboulé.

Les craintes de Mme Altaïrskaïa se trouvaient justifiées. Le danger était bien réel. Et d’un, avait compté Eraste Pétrovitch en pliant un doigt, et il s’était surpris à sourire. Ce n’est pas une mythomane hystérique, ce n’est pas une psychopathe !

A l’évidence, elle avait un ennemi acharné, doué d’une imagination perverse. Ou bien des ennemis. Et de deux. Mais comment peut-on la haïr ?

A en juger par le caractère très théâtral de l’attentat, il convenait de chercher le ou les coupables d’abord à l’intérieur de la troupe ou bien à sa périphérie immédiate. Il était douteux qu’on ait pu placer le reptile dans la corbeille sans avoir eu accès aux coulisses. Au reste, il faudrait vérifier. Et de trois. Et si le serpent l’avait mordue ? O mon Dieu !

Il faudrait se rendre au théâtre, bien étudier chacun et, surtout, essayer de pousser à la confidence cette Mme Altaïrskaïa-Lointaine. Et de quatre. Je vais la revoir ! Je vais m’entretenir avec elle !

Ainsi s’était poursuivi jusqu’au matin ce dialogue intérieur, où le trouble des émotions venait constamment entraver le travail de la pensée.

Enfin, alors que l’aube poignait déjà, Fandorine s’était dit : Nom d’un chien ! Je dois être malade ! Il s’était couché, par un effort de volonté s’était obligé à se détendre, puis s’était assoupi.

Trois heures plus tard, il se leva, reposé, procéda à ses exercices physiques habituels, prit un bain glacé, évolua une dizaine de minutes sur la corde raide tendue en travers de la cour. Bientôt il eut repris contrôle de son monde intérieur. Il déjeuna avec appétit, puis parcourut les journaux moscovites achetés par Massa, jetant un bref coup d’śil aux gros titres funèbres, pour vite passer à la page des faits divers. Même les quotidiens qui ne possédaient pas de rubrique théâtrale avaient publié un article concernant le spectacle de l’Arche de Noé et l’affaire du serpent. Les uns traitaient le sujet sur le mode horrifique, les autres sur le mode spirituel, mais tous en parlaient, sans aucune exception. Les hypothèses des journalistes (jalousie d’acteur, admirateur déçu, mauvaise plaisanterie) ne présentaient aucun intérêt, tant elles étaient évidentes. L’unique information utile que Fandorine retira de cette lecture était qu’on avait administré à M. Novimski, le comédien mordu par le reptile, une injection de sérum antivenimeux, et que son état de santé ne suscitait plus d’inquiétude.

Olga Léonardovna appela plusieurs fois, fort anxieuse, mais Massa avait reçu l’ordre de répondre que son maître était absent. Fandorine n’avait aucune envie de perdre son temps et son énergie mentale en sensibleries. Ces ressources pouvaient être employées autrement avec un meilleur profit.

Le directeur de l’Arche de Noé accueillit son visiteur devant l’entrée de service. Il lui serra la main et le conduisit à son bureau. De manière générale, il se montra d’une parfaite cordialité. Durant leur conversation téléphonique, Fandorine l’avait senti un peu sur ses gardes, mais au moment de leur rencontre il se montra d’accord sur tout.

— La volonté de Mme Tchekhova est pour moi sacrée, dit Stern en présentant un fauteuil à Eraste Pétrovitch.

Ses yeux étroits et attentifs glissèrent sur le visage impénétrable du personnage, puis sur l’élégant costume couleur crème, avant de s’attarder aux chaussures en croco à bouts pointus.

— Elle a appelé hier, elle voulait une contremarque pour vous, mais c’était trop tard, il ne restait plus une seule bonne place. Elle a dit qu’elle s’arrangerait autrement, sans mon aide, mais a souhaité que je vous accorde du temps après le spectacle. Elle m’a téléphoné de nouveau ce matin pour me demander si nous nous étions vus…

— Je n’ai pas voulu vous importuner hier, compte tenu des circonstances.

— Oui, oui, un incident tout à fait monstrueux ! Que de hurlements dans les coulisses ! Et quelle angoisse pour le public !

Ses lèvres minces s’étirèrent en un sourire suave.

— Cependant, quel est l’objet de votre visite ? Olga Léonardovna ne m’a rien expliqué. M. Fandorine, m’a-t-elle dit, vous racontera tout… Mais, pardonnez-moi, quelle est la nature de vos activités ?

Eraste Pétrovitch se borna à répondre à la première question.

— Mme Tchekhova pense que votre principale comédienne…

Il resta court. Il voulait prononcer le nom, mais bizarrement n’y parvint pas.

— … est menacée par un danger. L’incident d’hier semble p-prouver qu’elle a raison. Je lui ai promis de tirer la chose au clair.

Le regard perçant du metteur en scène s’enflamma de curiosité.

— Mais qui êtes-vous ? Pas un voyant tout de même ? J’ai entendu dire qu’à Moscou la mode était aux devins et autres mages. Cela m’intéresse énormément !

— Oui, en effet, j’ai étudié la divination. Au Japon, répondit Eraste Pétrovitch d’un air sérieux.

Il lui était venu à l’esprit que pareille version serait très utile pour l’enquête à venir. Et puis, entre voyance et déduction (autrement dit clairvoyance), il n’y avait guère qu’un pas.

— Phénoménal ! s’exclama Stern avec tant de feu qu’il bondit de son fauteuil. Peut-être pourriez-vous me faire une démonstration de votre art ? Tenez, ne serait-ce que sur moi ? Je vous le demande, regardez dans mon avenir ! Non, plutôt dans mon passé, que je puisse juger de votre habileté.

Quel individu remuant ! songea Fandorine. Une vraie bille de mercure.

Cette comparaison lui était venue au spectacle du crâne lisse du metteur en scène scintillant dans un rayon de soleil : cette journée de septembre se révélait splendide.

La lecture des journaux et les appels téléphoniques auxquels Eraste Pétrovitch avait consacré la matinée n’avaient fourni que peu d’éclaircissements quant à la biographie de Stern. Il passait pour un homme renfermé, qui n’aimait guère parler de son passé. On savait juste qu’il avait grandi dans un schtetl, dans une misère extrême, et qu’il avait passé son adolescence à vagabonder sur les routes. Il avait commencé comme clown dans un cirque, avait très longtemps joué dans des théâtres de province, jusqu’au moment où, enfin, il avait connu la célébrité. Il avait fondé sa propre troupe un an seulement auparavant, et obtenu le mécénat de la Société théâtrale et cinématographique, qui misait sur son talent. Aux journalistes, Stern contait toutes sortes de fables, sans cesse différentes, et à l’évidence de manière intentionnelle. Tous s’accordaient cependant sur un point : l’homme était possédé par une seule et unique passion, le théâtre. Il n’avait pas de famille, ni même, semblait-il, de maison.

— Regarder dans votre p-passé ?

Le visage du metteur en scène tressautait, tant l’homme était impatient de voir se réaliser, sous ses yeux, un prodige.

— Oui, quelque chose de mon enfance.

Il est assuré que personne ne sait rien de cette période de sa vie, devina Eraste Pétrovitch.

Eh bien, puisqu’il fallait jouer de la boule de cristal…

— Dites-moi, Noé Noévitch, c’est votre vrai nom ?

— Tout à fait vrai. Tel qu’il figure sur mon acte de naissance.

— Je vois…

Fandorine fronça ses sourcils de jais, les yeux révulsés, comme s’il cherchait à voir la mèche de cheveux blancs qui lui barrait le front (dans son esprit, c’est ainsi qu’un extralucide se fût comporté en pareille circonstance).

— Le début de votre existence fut fort triste, cher m-monsieur. Votre vénéré père ne vous a jamais vu. Il est parti dans l’autre monde quand vous étiez encore dans le ventre de votre mère. Sa mort fut soudaine : un coup inattendu du sort.

Le risque de se tromper était mince. Les Juifs avaient depuis longtemps pour coutume de nommer leurs enfants en l’honneur de quelque parent défunt, et presque jamais d’une personne en vie. C’était d’ailleurs la raison pour laquelle il était si rare qu’un fils portât le prénom de son père. L’hypothèse de la mort soudaine n’était pas non plus trop hasardeuse. Les gens atteints d’une longue et grave maladie ne mettaient pas au monde de progéniture douée d’un tel appétit de vivre.

Cette déduction toute simple parut frapper de stupeur l’impressionnable metteur en scène.

— Phénoménal ! s’écria-t-il en portant une main à son cśur. Je n’ai jamais raconté ça à personne ! Jamais, vous m’entendez. Il n’est personne autour de moi qui connaisse mon histoire ! Seigneur, j’adore décidément tout ce qui est inexplicable ! Eraste Pétrovitch, vous êtes un être unique ! Un thaumaturge ! Dès le premier instant où je vous ai vu, j’ai compris que j’avais devant moi un individu d’exception. Si j’étais une femme ou un émule d’Oscar Wilde, je serais déjà sans doute amoureux de vous !

La plaisanterie s’accompagnait d’un sourire des plus charmeurs. Stern fixait Fandorine de ses grands yeux noisette avec un air de franche sympathie, auquel il était impossible de rester indifférent.

Il tisse sa toile, songea Eraste Pétrovitch, il utilise la séduction, et de manière singulièrement habile. Cet homme est un excellent comédien, un manipulateur-né. Mon petit tour de passe-passe l’a effrayé, et à présent il veut comprendre quelle sorte d’animal je suis, m’apprivoiser, m’éprouver. Eh bien, vas-y, tente l’épreuve. Prends garde seulement à ne pas t’y casser les dents.

— Il y a en vous une force généreuse, poursuivit Noé Noévitch sur le même ton flatteur. Oh, je m’y connais en ce domaine. Il est peu de gens avec qui j’aie envie de me laisser aller aux confidences, mais avec vous on ressent comme un désir d’être désarmé… Je suis terriblement heureux qu’Olga Léonardovna vous ait envoyé à nous. La troupe est en effet actuellement la proie de je ne sais quelle fermentation malsaine. Ce serait parfait si vous pouviez tenir mes comédiens à l’śil, et démasquer la canaille qui a dissimulé un serpent au milieu des fleurs. Par la même occasion, il ne serait pas mauvais de découvrir qui, avant-hier, a versé de la colle dans mes snow-boots. Quelle blague idiote ! J’ai dû changer les semelles de bottines toutes neuves, et jeter mes claques !

Eraste Pétrovitch promit de « démasquer » également l’assassin des snow-boots quand on lui aurait donné la possibilité de faire connaissance avec la troupe.

— Eh bien, nous allons expédier ça tout de suite ! déclara Stern. Pourquoi tergiverser ? Nous avons justement une réunion prévue. Dans une demi-heure. Je dois annoncer ce que sera notre nouveau spectacle, et déterminer qui jouera quoi. Les acteurs ne dévoilent jamais autant leur véritable moi qu’au moment de la foire d’empoigne pour les rôles. Vous les verrez pour ainsi dire tout nus.

— Quel sera le titre de la pièce ? demanda Eraste Pétrovitch, se rappelant ce que lui avait confié son voisin de loge. Ou bien est-ce encore un secret ?

— Je vous en prie !

Noé Noévitch éclata de rire.

— Saurait-on avoir des secrets pour un voyant ! Qui plus est, dès demain tous les journaux en parleront. J’ai choisi de mettre en scène La Cerisaie. Un texte parfait pour écraser Stanislavski avec ses propres armes, sur son propre terrain ! Que le public compare un peu ma Cerisaie avec leurs exercices cachectiques ! Je vous accorde que le Théâtre d’art a pu connaître d’assez beaux jours, mais aujourd’hui il est à bout de souffle. Le théâtre Maly, il serait ridicule d’en parler. Quant au théâtre Korsch, ce n’est qu’une baraque de foire pour petits boutiquiers ! Je leur montrerai à tous ce qu’est une vraie mise en scène, et un vrai travail avec les acteurs. Voulez-vous, cher Eraste Pétrovitch, que je vous dise ce que doit être le théâtre idéal ? Je sens pouvoir trouver chez vous un auditeur attentif et spirituel.

Il eût été discourtois de refuser pareille proposition ; en outre Fandorine était en effet désireux de mieux comprendre le bizarre fonctionnement de ce monde pour lui nouveau.

— D-dites-moi, ça m’intéresse.

Noé Noévitch se dressa au-dessus de son invité dans la pose d’un prophète de l’Ancien Testament, tandis qu’une flamme s’allumait dans ses yeux.

— Savez-vous pourquoi mon théâtre s’appelle l’Arche de Noé ? Premièrement, parce que seul l’art sauvera le monde du Déluge, or la plus haute expression de l’art, c’est le théâtre. Deuxièmement, parce que ma troupe rassemble une collection complète d’échantillons humains. Et enfin, troisièmement, parce que toutes mes créatures vont par couples.

Voyant la perplexité se peindre sur le visage de son interlocuteur, Stern sourit d’un air satisfait.

— Eh bien, oui. J’ai un héros et une héroïne ; un raisonneur-père noble et une mère noble ; un serviteur-chenapan-bouffon et une soubrette-polissonne-ingénue-coquette ; un scélérat et une scélérate ; un naïf et une enfant (ils ne forment pas un couple, mais ces deux emplois réclament d’être solitaires) ; et enfin, il y a moi et mon assistant pour tenir tous les autres rôles possibles, moi de second plan, lui de troisième. Ma théorie du jeu de l’acteur se résume à l’idée qu’il ne faut pas miser sur les artistes dits universels, capables de vous jouer n’importe quoi. Tenez, moi, par exemple, je suis universel. Je peux jouer avec le même brio n’importe quel personnage, que ce soit Lear, Shylock ou Falstaff. Mais les génies de cette trempe sont extrêmement rares, observa Noé Noévitch d’un ton affligé. Impossible d’en réunir toute une troupe. Des comédiens, en revanche, qui excellent dans un seul et unique emploi, il en est légion. Je choisis, moi, un individu de cette sorte et je l’aide à pousser son talent, bien réel mais très spécialisé, jusqu’à la perfection. L’emploi doit devenir inséparable de la personnalité, c’est le mieux. Par ailleurs, les artistes se prêtent volontiers à ce genre de mimétisme, et je sais parfaitement les orienter. Quand j’accueille un comédien dans ma troupe, je l’oblige même à prendre un nom de scène qui corresponde à la nature de son rôle. Vous savez, il faut appeler un chat un chat. Seule la prima donna et le jeune premier ont conservé leur ancien pseudonyme : tous deux avaient déjà des noms propres à attirer le public. Mon raisonneur est devenu Rézonovski, mon scélérat Méfistov, ma polissonne Abrikossova, et ainsi de suite. Quand vous allez les voir tout à l’heure, vous constaterez tout de suite que leur rôle leur colle littéralement à la peau. Même en dehors de la scène, ils continuent à travailler leur personnage !

Eraste Pétrovitch, qui avait eu le temps d’apprendre par cśur la composition de la troupe, demanda :

— Et quel est l’emploi du dieu Pan qui s’est c-comporté hier avec tant de bravoure ? Novimski… pareil nom ne m’évoque rien.

— C’est notre régisseur, mon irremplaçable assistant, homme à tout faire, être unique présentant neuf visages. Et, à propos, le seul à part moi qui se produise sous son vrai nom, expliqua Stern. Je l’ai récupéré dans une sinistre troupe de province où il jouait les héros de manière cauchemardesque sous le pseudonyme de Lermont, alors que lui-même ressemble plutôt au capitaine Saliony1. A présent il est à sa place et m’est infiniment précieux, sans lui je serais comme manchot. Le truc essentiel est que dans mon théâtre tout le monde est à sa place. Excepté peut-être Emraldov.

Le front du metteur en scène se plissa, formant un faisceau de rides tragiques.

— Je regrette qu’il ne soit plus préoccupé que de son physique avantageux et de sa cour d’innombrables admiratrices. Un héros doit être joué par un héros, or notre petit Hippolyte n’est qu’un paon au plumage criard…

Le génie, cependant, ne resta pas longtemps plongé dans sa détresse : un instant après, son visage rayonnait de nouveau, triomphant.

— Mon théâtre est idéal ! Savez-vous ce qu’est un théâtre idéal ?

Fandorine répondit que non, il ne savait pas.

— Eh bien, je vais vous l’expliquer. C’est un théâtre où il y a tout le nécessaire et rien de superflu, car pour une troupe le manque et la surabondance sont également délétères. La difficulté est qu’il existe au monde fort peu de pièces idéales. Savez-vous ce qu’est une pièce idéale ?

— Non.

— C’est une pièce dans laquelle tous les emplois sont dessinés avec relief. Un exemple classique en est Le Malheur d’avoir trop d’esprit. Cependant on n’écrit plus ainsi de nos jours, et puis on ne peut tout le temps se nourrir que de classiques. Le spectateur en est las. Il serait bon d’avoir quelque chose de nouveau, d’exotique, fleurant bon le parfum d’une autre culture. Vous disiez avoir vécu au Japon ? Vous devriez nous traduire une histoire de geishas et de samouraïs. Depuis la guerre, le public est friand de japonaiseries de toute espèce.

Il rit.

— Je plaisante ! La Cerisaie est une pièce presque idéale. Exactement le nombre de rôles dont j’ai besoin. Il faudra revoir un peu quelques détails, en souligner d’autres plus clairement, et il en sortira une excellente comédie de masques, entièrement fondée sur les caractères, sans les habituelles demi-teintes tchékhoviennes. Nous verrons alors, Konstantin Serguéiévitch, quel verger est le plus fleuri !

— Mon nom est Eraste Pétrovitch, corrigea Fandorine, qui ne comprit pas pourquoi Stern, à ce moment, le regardait avec une telle sympathie.

1. Personnage des Trois Sśurs de Tchekhov, individu médiocre aimant à se comparer au poète Lermontov.

Les passagers de l’arche

Lors de l’assemblée de la troupe, qui eut lieu dans le foyer des artistes, Stern, selon ce qui était convenu, présenta rapidement Fandorine comme un candidat au poste de « dramaturge », autrement dit de directeur de la partie littéraire. Il avait affirmé que cette fonction, au théâtre, n’était pas jugée très importante, et qu’ainsi les artistes n’iraient pas faire la roue devant un personnage aussi insignifiant. Et il ne s’était pas trompé. Au premier instant, tous fixèrent avec curiosité l’élégant monsieur au physique agréable (cheveux blancs semés d’un peu de gris, raie sur le côté, petite moustache noire soignée), mais quand ils eurent appris qui il était, ils cessèrent bientôt de lui prêter attention. Pareille situation convenait parfaitement à Eraste Pétrovitch. Il alla s’asseoir modestement dans un coin éloigné et entreprit d’observer chacun – à l’exception d’Elisa Altaïrskaïa. Il ressentait de manière aiguë sa présence (elle était assise en face, légèrement de biais), comme si un halo scintillant flottait dans cette partie de la pièce, mais il hésitait à y plonger le regard, de crainte que tout le reste du local ne sombrât dans la pénombre et qu’il ne lui fût alors impossible de travailler. Il s’était promis de la contempler tout son saoul plus tard, quand il aurait fini d’étudier les autres.

Pour commencer, Noé Noévitch prononça un speech énergique, félicitant la troupe pour le succès colossal de Pauvre Lisa et regrettant que « l’événement que l’on sait » eût empêché de procéder, comme il était de règle, à l’analyse critique du spectacle immédiatement après la chute du rideau.

— Je rappellerai ce dont nous sommes convenus hier : nous ne débattrons pas de cette sordide histoire. Une enquête sera menée, et le coupable démasqué et châtié, parole de Noé Noévitch.

Stern adressa un bref regard entendu à Fandorine.

— Mais des scènes et des cris de souk oriental comme ceux que nous avons connus hier soir, il n’y en aura plus. Est-ce bien clair ?

Du côté où ondoyait le chatoiement de lumière, une voix s’éleva, pleine de douceur, une voix qu’Eraste Pétrovitch rêvait d’entendre à nouveau :

— Un seul mot, si vous le permettez, Noé Noévitch. Hier, je n’étais pas en état de remercier comme il convient notre cher Guéorgui Ivanovitch pour son courage. Au péril de sa vie, il s’est précipité à mon secours ! Je… je ne sais pas ce que je serais devenue… si cette horreur m’avait non pas même mordue, mais simplement frôlée…

On entendit un sanglot étouffé, et Fandorine en eut un pincement au cśur.

— Guéorgui Ivanovitch, vous êtes le dernier chevalier de notre temps ! Puis-je vous embrasser ?

Tous applaudirent, et Eraste Pétrovitch se permit pour la première fois de jeter un regard furtif vers la jeune première. Elle portait une robe blanche serrée à la taille par une écharpe bordeaux et était coiffée d’un chapeau léger à large bord, orné de plumes. On ne voyait pas son visage, du fait que la comédienne se tenait à présent debout, à moitié tournée vers un homme de taille médiocre, au teint pâle, dont la main était bandée. Son front haut et ses tempes lissées à la Lermontov brillaient de sueur ; ses yeux bruns écarquillés fixaient Elisa avec adoration.

— Je vous remercie… Euh… je veux dire, il n’y a pas de quoi… bredouilla Novimski quand, ôtant son chapeau, la jeune femme lui effleura les joues de ses lèvres.

Il rougit jusqu’aux oreilles.

— Bravo ! s’exclama d’une voix sonore une petite demoiselle à l’amusante frimousse plantée d’un nez en trompette et couverte de taches de rousseur.

Fandorine la baptisa aussitôt in petto la Piafette.

Elle bondit sur ses pieds et se mit à applaudir sans plus s’arrêter.

— Cher Georges, vous êtes comme le saint du même nom qui terrassa le dragon ! Moi aussi, je veux vous embrasser ! Et serrer votre pauvre main !

Elle se rua vers le héros saisi de confusion, se haussa sur la pointe des pieds et l’étreignit, mais l’assistant du metteur en scène reçut les baisers de la Piafette de moins bonne grâce que ceux qui les avaient précédés.

— Ne serrez pas si fort, Zoïa, ça fait mal ! Vous avez les doigts osseux.

— « Voilà où mon trépas se tenait en cachette, un os me menaçait de mort. Un serpent en sifflant, du crâne d’un squelette, s’était faufilé au-dehors », déclama d’un ton moqueur un jeune homme au charme renversant, arborant costume blanc et śillet rouge à la boutonnière.

Il s’agissait bien sûr du fameux Emraldov, encore plus beau de près que sur scène.

Eraste Pétrovitch lança un coup d’śil prudent en direction d’Elisa pour voir comment elle était sans chapeau. Mais la comédienne était occupée à arranger sa coiffure, et on ne voyait que ses cheveux aux reflets cendrés relevés sur le sommet de sa tête et retenus par un nśud ou bien très simple, ou bien au contraire incroyablement compliqué, qui donnait à sa silhouette quelque chose d’égyptien.

— Je me vois contraint d’interrompre cette scène émouvante. Trêve d’exaltation et d’embrassades, dans une minute il sera déjà quatre heures, déclara le metteur en scène en agitant la montre qu’il venait de tirer de son gousset. Mesdames et messieurs, un événement important nous attend aujourd’hui. Avant que nous nous attelions à l’examen de notre nouvelle pièce, notre bienfaiteur, notre bon ange Andreï Gordéiévitch Aguilev, a souhaité vous rencontrer.

Tous s’animèrent, quelques-unes des dames poussèrent même un cri.

Stern souriait.

— Oui, oui. Il veut faire votre connaissance. Jusqu’à présent seuls Elisa et moi avons eu le plaisir de converser avec ce remarquable mécène sans lequel notre Arche n’aurait jamais pris la mer. Mais nous sommes à Moscou, et M. Aguilev a ménagé son temps pour venir vous saluer tous personnellement. Il a promis d’être ici à quatre heures, or cet homme-là n’est jamais en retard.

— Canaille, vous ne pouviez pas nous avertir plus tôt ? J’aurais mis ma robe en moiré et mes perles ! protesta d’une voix profonde de contralto une grosse dame d’allure impériale, qui avait dû autrefois être très belle.

— Aguilev est trop jeune pour vous, ma très chère Vassilissa Prokofievna, lui dit un homme de belle prestance dont les cheveux blancs s’ornaient de merveilleux reflets bleutés. Il doit avoir une trentaine d’années. Ce n’est pas avec des perles et des moirés que vous parviendrez à le séduire.

La dame riposta, sans tourner la tête :

— Vieux bouffon !

On frappa délicatement à la porte.

— Je vous l’avais bien dit : une ponctualité inouïe ! s’exclama Noé Noévitch en agitant de nouveau sa montre, avant de se précipiter pour aller ouvrir.

Fandorine avait été prévenu de la visite de l’entrepreneur. Le metteur en scène lui avait expliqué que ce serait un excellent moyen de faire connaissance avec la troupe, puisqu’il aurait justement à présenter tous les acteurs à leur mécène.

Le propriétaire de la Société théâtrale et cinématographique n’avait guère la mine d’un homme d’affaires – d’un homme d’affaires russe en tout cas. Il était jeune, maigre, modestement vêtu et avare de paroles. Ce que Fandorine trouva de plus intéressant chez ce personnage à première vue assez terne, ce fut son regard d’une intensité singulière, ainsi que l’impression d’extrême sérieux qui émanait de sa personne. L’homme semblait ne jamais plaisanter, ni sourire, ni parler pour ne rien dire. D’habitude, les gens de cette sorte en imposaient à Fandorine, et pourtant cet Aguilev lui déplut.

Pendant que Stern prononçait un discours de bienvenue – grandiloquent, cousu de ces hyperboles rebattues qu’affectionnent les gens de théâtre (« très vénéré bienfaiteur », « protecteur éclairé des muses », « promoteur des arts et des choses de l’esprit », « parangon d’un goût irréprochable », etc.) –, le capitaliste se tenait coi et observait tranquillement la troupe. Son regard s’arrêta bientôt sur Elisa Altaïrskaïa-Lointaine et ne s’en détacha plus pour observer quiconque.

A partir de ce moment, Fandorine commença d’éprouver une violente antipathie pour le « parangon du goût ». Il glissa un coup d’śil vers la jeune première. Que faisait-elle ? Elle souriait, avec chaleur. Elle non plus ne quittait pas Aguilev des yeux. Et bien que ce fût, somme toute, assez naturel – tous les membres de la troupe regardaient le jeune homme avec des sourires radieux –, Eraste Pétrovitch se rembrunit.

Il pourrait au moins protester contre les compliments, afficher un semblant de modestie, se disait-il, rageur.

Mais en vérité, les comédiens de l’Arche de Noé avaient des raisons de remercier Andreï Gordéiévitch. Ce dernier avait non seulement payé le voyage de Saint-Pétersbourg à Moscou, mais également mis à la disposition de la troupe, pour la durée de sa tournée, un théâtre magnifiquement pourvu. Ainsi que le discours de Stern le laissait entendre, les acteurs avaient à leur service un régiment entier de musiciens et de bruiteurs, de maquilleuses et d’habilleuses, d’éclairagistes et de machinistes, avec tous les accessoires indispensables, et des ateliers de couture et de menuiserie où des artisans expérimentés pouvaient confectionner en un temps record n’importe quel costume ou décor. Aucune autre troupe sans doute, même impériale, n’avait jamais connu de conditions aussi propices à son épanouissement.

— Nous vivons ici, chez vous, comme dans un palais enchanté ! s’exclamait Noé Noévitch. Il suffit de formuler un désir, de frapper simplement dans ses mains, et le rêve se réalise ! Ce n’est que dans des conditions idéales de cette sorte que l’artiste peut vraiment créer, sans être distrait par d’ennuyeuses et humiliantes démarches concernant la manière de joindre les deux bouts. Saluons par conséquent notre ange gardien, mes amis !

Sous les applaudissements et les acclamations enflammées de l’assistance, auxquels seul Fandorine s’abstint de se joindre, le sieur Aguilev s’inclina légèrement, rien de plus.

Après quoi commença la présentation des comédiens.

Tout d’abord, Stern conduisit l’invité de marque auprès de la jeune première.

Maintenant, je peux, se dit Fandorine. Et enfin il se permit de se concentrer tout entier sur la créature qui depuis une journée le plongeait dans un trouble inexplicable.

Il en savait à présent sur elle beaucoup plus que la veille.

Age : environ trente ans. Issue d’une famille de comédiens. Elle avait fait ses études au conservatoire dans la classe de danse, mais s’était ensuite orientée vers l’art dramatique, grâce à une voix scénique d’une étonnante profondeur et d’un timbre d’une douceur infinie. Elle avait joué sur les planches des deux capitales et brillé durant plusieurs saisons au Théâtre d’art. Les mauvaises langues prétendaient qu’elle en était partie pour éviter d’avoir à rivaliser avec les autres actrices de talent dont il y avait là-bas pléthore. Avant de devenir la vedette de l’Arche de Noé, Elisa Altaïrskaïa-Lointaine avait remporté un énorme succès à Saint-Pétersbourg dans des récitals d’un genre alors très à la mode : la mélo-déclamation.

Eraste Pétrovitch ne trouvait plus son nom aussi prétentieux qu’il lui semblait au début. Il lui allait bien : lointaine comme l’étoile d’Altaïr… Tout au début de sa carrière, elle avait tenu avec brio le rôle de la Princesse lointaine dans la pièce d’Edmond Rostand. L’autre moitié du pseudonyme, qui soulignait encore le caractère inaccessible du personnage, n’avait été accolée à la première que récemment, à l’issue d’un bref épisode marital. Les journaux n’en parlaient que de manière assez vague. Le mari de la comédienne était un prince oriental, un khan presque à moitié régnant, et dans certains articles Elisa était même qualifiée de khancha.

A dire vrai, quand il la regardait, Fandorine était disposé à croire tout ce qu’on voulait. Une telle femme pouvait bien être et princesse et khancha.

Bien qu’il se fût longuement préparé à la dévisager de près, le choc n’en fut pas moins violent. Quand il l’avait observée avec les jumelles, Eraste Pétrovitch l’avait vue grimée, et qui plus est dans le rôle d’une simple et naïve campagnarde. Dans la vie réelle, dans son état naturel, Elisa était tout autre, non pas en comparaison de son personnage sur scène, elle était simplement autre, différente des autres femmes, unique… Fandorine eût peiné à formuler plus clairement cette idée qui le forçait à se cramponner solidement aux bras de son fauteuil, tant il éprouvait une envie irrésistible de se lever et de se rapprocher pour la regarder en face, avec avidité, sans ciller.

Qu’a-t-elle donc de si particulier ? se demanda-t-il, cherchant comme à son habitude à rationaliser l’irrationnel. D’où vient cette sensation de grâce inouïe, presque magnétisante ?

Il tenta d’en juger de manière impartiale.

Ce n’était pas une beauté à strictement parler. Ses traits, pour dire vrai, étaient assez quelconques. Son physique ne répondait guère au canon classique : silhouette anguleuse, épaules pointues. Lèvres minces, bouche trop large. Nez légèrement busqué. Mais toutes ces irrégularités, loin d’affaiblir l’impression de prodige, ne faisaient que la renforcer.

C’est certainement à cause de ses yeux, diagnostiqua Eraste Pétrovitch, tout est là. Un détail étrange autant qu’insaisissable qui vous oblige à quêter son regard pour en déchiffrer le mystère. Il semble tourné vers vous, mais ne fait que vous effleurer, comme s’il ne vous voyait pas. Ou bien voyait tout autre chose que ce qui était montré.

Fandorine avait de l’esprit d’observation à revendre. Même dans l’état décidément anormal où il était, il eut tôt fait de tirer la chose au clair. Mme Altaïrskaïa était affligée d’un léger strabisme, c’était là tout ce qu’elle avait d’insaisissable. Mais à ce moment surgit une nouvelle énigme : celle du sourire. Ou plutôt du demi-sourire, de l’esquisse de sourire qui ne quittait jamais ses lèvres. Visiblement, c’est là que réside toute sa magie, se dit Eraste Pétrovitch, avançant une seconde hypothèse. Cette femme paraît se trouver dans une constante expectation du bonheur. Elle vous regarde et semble demander : « Etes-vous celui que j’attends ? Est-ce bien vous qui me rendrez heureuse ? » Par ailleurs l’étonnant sourire laissait transparaître une sorte de trouble. Comme si Elisa s’offrait au monde et qu’elle-même fût un peu gênée de la générosité du cadeau.

Mais dans l’ensemble, force était d’avouer que Fandorine n’avait pas réussi à décrypter jusqu’au bout le secret de l’attirance qu’exerçait la comédienne. Il l’eût encore longuement observée, mais déjà Stern présentait Aguilev au voisin de la jeune femme, et il se vit contraint de déplacer son regard sur ce dernier.

Hippolyte Emraldov était, quant à lui, d’une beauté qui ne donnait guère à réfléchir. Grand, élancé, large d’épaules, cheveux partagés par une raie impeccable, regard clair, sourire aveuglant, voix sublime de baryton. Un régal pour les yeux, un véritable Antinoüs. Les journaux rapportaient qu’une cinquantaine de théâtreuses enamourées l’avaient suivi depuis Saint-Pétersbourg, qui ne manquaient aucune de ses apparitions et couvraient leur idole de fleurs. Stern l’avait débauché du théâtre Alexandra en lui promettant un cachet d’un montant inouï, de près d’un millier de roubles par mois.

— Vous avez été magnifique dans les rôles de Hamlet et de Verchinine. L’Eraste de Karamzine vous a également fort bien réussi, lui dit le mécène en lui serrant la main. Mais surtout, vous possédez un physique d’exception. On peut l’observer de près. C’est important.

Le millionnaire avait une manière singulière de parler : on sentait que l’homme n’était guère prodigue en compliments. Il ne disait que ce qu’il pensait vraiment, et ne s’inquiétait guère que l’enchaînement de ses idées fût compris de son interlocuteur.

Le comédien répondit avec un sourire charmant :

— Je dirais volontiers : « Regardez, regardez, le coup d’śil est gratuit ! », mais ce serait un péché que de ne rien oser vous demander. En conséquence, j’aimerais bien savoir s’il ne serait pas possible malgré tout de toucher un petit pourcentage sur les recettes à la fin de la saison…

— Pas question ! coupa Noé Noévitch. Les statuts de l’Arche de Noé le stipulent très clairement : personne n’aura part aux bénéfices.

— Même votre favorite ? demanda l’apollon à Aguilev, en hochant la tête en direction d’Elisa.

Quel insolent ! songea Fandorine, irrité. Est-ce que personne ne va le remettre à sa place ? Et puis, qu’entend-il par « favorite » ?

— Hippolyte, ferme-la ! Tu nous bassines tous, lança d’une voix forte la dame qui un peu plus tôt se tourmentait pour sa robe en moiré.

— Ah ! Je vous présente Vassilissa Prokofievna Réginina, notre mère noble, déclara Stern en amenant le mécène devant elle. Elle a joué la reine Gertrude avec un talent extraordinaire, tous les critiques l’ont remarquée.

— Ils l’ont qualifiée d’« impérissable », renchérit le voisin de la mère noble, l’homme à la chevelure blanc bleuté.

Il y eut des ricanements étouffés, et la monumentale Vassilissa Prokofievna jeta un regard assassin au blagueur.

— Voix d’outre-tombe, prononça-t-elle. Il importe aux morts de se taire.

On s’esclaffa de plus belle.

Les relations au sein de la troupe étaient complexes, l’atmosphère chargée d’électricité, constatait Eraste Pétrovitch.

La Réginina leva son ample menton.

— Il n’est de plus grand malheur pour une actrice que de s’accrocher trop longtemps à l’emploi de jeune première. Une femme doit savoir passer à temps d’un âge à un autre. Je serai éternellement reconnaissante à Noé Noévitch de m’avoir convaincue d’en finir avec les Desdémone, les Cordélia et les Juliette. Messieurs, quelle libération que de ne plus chercher à se rajeunir, de ne plus piquer de crise d’hystérie à la moindre nouvelle ride ! A présent je puis, jusqu’à ma mort si je le désire, jouer en toute quiétude les Catherine II et les Kabanikha1. Je mange des beignets, j’ai pris quarante livres et je m’en trouve fort bien !

Tout cela fut dit avec une authentique majesté.

— Une reine ! s’exclama Stern. Une regina au plein sens du terme ! Vous devez bien regretter, mon cher, d’avoir laissé échapper votre bonheur, ajouta-t-il sur un ton de reproche à l’adresse de l’individu aux cheveux blancs. C’est notre raisonneur, Lev Spiridonovitch Rézonovski, le plus philosophe des hommes, même s’il lui arrive parfois de se montrer caustique. Autrefois jeune amoureux. Et pas seulement sur scène, semble-t-il, n’est-ce pas, Lev Spiridonovitch ? Dévoilez-nous enfin ce mystère : pourquoi vous êtes-vous séparé de Vassilissa Prokofievna ? Pourquoi vous traite-t-elle de « cadavre » et de « défunt » ?

Notant la soudaine agitation qui s’emparait des acteurs, Fandorine devina que le sujet jouissait au sein de la compagnie d’une certaine popularité, et il s’étonna : n’était-il pas étrange de garder dans une troupe aux effectifs réduits des époux divorcés, qui plus est incapables de conserver des rapports amicaux ?

— Vassilissa m’appelle ainsi parce que je suis mort pour elle, répondit le raisonneur d’un ton triste et doux. J’ai en effet commis un acte monstrueux pour lequel il n’est pas de pardon. Ce n’est point faute pourtant de… Mais les détails resteront entre nous.

— Cadavre. Cadavre vivant, jeta la Réginina avec une grimace, citant le titre de la pièce dont toute la Russie parlait depuis quelque temps.

Aguilev soudain s’anima.

— Voilà précisément, dit-il. Le Cadavre vivant est un excellent exemple de la manière dont théâtre et cinématographe peuvent se soutenir l’un l’autre et se faire mutuellement de la réclame. Le comte Tolstoï avait laissé une pièce inédite, le texte de celle-ci est tombé mystérieusement entre les mains de mon concurrent Perski, qui a déjà entrepris de tourner un film sans même attendre que le spectacle soit monté ! Personne n’en sait le contenu, plusieurs copies dactylographiées ont été volées et revendues pour des montants atteignant trois cents roubles ! La famille du défunt a porté plainte ! J’imagine comment le public va se ruer et dans les cinémas et dans les théâtres ! Magnifique composition ! Nous en reparlerons, vous et moi, un peu plus tard.

Il se calma de manière aussi soudaine qu’il s’était emporté. Tous regardaient l’entrepreneur avec une perplexité empreinte de respect.

— Mon assistant Novimski, annonça Noé Noévitch en désignant la victime du serpent. Egalement acteur sans emploi, ce qu’on appelle au théâtre une « utilité ». Son histoire est en quelque sorte unique en son genre. Il a grandi au corps des cadets, a servi dans un bataillon de sapeurs quelque part à Bechbarmak…

— A Manguychlak, corrigea Novimski.

— Dans un atroce trou perdu, en tout cas, où la principale attraction culturelle est la foire aux cochons.

L’assistant du metteur en scène corrigea de nouveau :

— Pas aux cochons, aux chevaux. On n’élève pas de cochons là-bas, ce sont des territoires musulmans.

— Et un beau jour, un petit théâtre s’arrête chez eux en cours de tournée. La troupe est minable, mais joue le répertoire classique. Notre lieutenant est vaincu, amoureux, ensorcelé ! Il démissionne de l’armée, monte sur les planches sous un pseudonyme romantique, joue de manière cauchemardesque dans des mises en scène de cauchemar. Puis nouveau miracle. De passage à Saint-Pétersbourg, il tombe sur mon spectacle et comprend enfin ce qu’est le vrai théâtre. Il vient me trouver, et me supplie de le prendre dans n’importe quel rôle. Je m’y connais en hommes – c’est là mon métier. Je l’ai engagé comme assistant et je ne l’ai pas regretté une seule fois depuis. Hier, Novimski s’est révélé un héros. Mais bien sûr, Andreï Gordéiévitch, vous êtes déjà au courant.

— En effet.

Aguilev serra avec force la main gauche de l’assistant, celle qui n’était pas bandée.

— Bravo, mon ami ! Vous nous avez tous sauvés de grandes pertes financières.

Eraste Pétrovitch haussa le sourcil gauche et se sentit soudain de bien meilleure humeur. Si, pour le mécène, la santé d’Elisa n’était qu’une question « financière », alors… c’était une tout autre affaire.

— Je n’ai pas agi pour vous épargner des pertes, grommela Novimski.

Mais déjà Stern présentait le visiteur à un autre comédien :

— Kostia Labiline. Comme le suggère son pseudonyme, spécialisé dans les rôles de valet débrouillard et de fripon, dit Noé Noévitch en désignant un jeune homme à la physionomie incroyablement expressive. Il a joué Truffaldino, Leporello, Scapin.

Le comédien passa une main dans son abondante chevelure bouclée, étira ses lèvres épaisses en un large sourire carnassier, puis s’inclina de manière burlesque.

— Au service de Votre Très Haute Excellence.

— Amusant personnage, observa Aguilev d’un ton approbateur. J’ai commandé une enquête. Le public aime les comiques presque autant que les femmes fatales.

— Notre métier est d’obéir. Ordonnez de jouer un rôle, nous nous exécuterons. Vous voulez une femme fatale ? A vos ordres ! clama Labiline en effectuant le salut militaire.

Et sur-le-champ il prit la pose, mimant de manière très ressemblante sa camarade de scène, Elisa Altaïrskaïa : son regard s’embruma, ses mains s’entrelacèrent avec élégance et une esquisse de sourire vint même à fleurir sur ses lèvres.

Tous les comédiens, y compris la principale intéressée, éclatèrent de rire. Seules deux des personnes présentes ne se joignirent pas à l’hilarité générale : Aguilev, qui se contenta de hocher la tête d’un air grave, et Fandorine, que cette singerie rebutait.

— Et voici notre soubrette, notre chère Sérafima Abrikossova. Je l’ai vue jouer Suzanne dans Le Mariage de Figaro et je l’ai immédiatement invitée à rallier la troupe.

Une jolie blonde potelée esquissa une rapide révérence.

— Est-ce vrai ce qu’on dit, que vous êtes célibataire ? demanda-t-elle, cependant que des diablotins se mettaient à danser dans ses yeux.

— Oui, mais je compte bientôt me marier, répondit Aguilev d’un ton égal, indifférent à la provocation. Il est temps. L’âge.

Une dame maigre et dégingandée, au visage osseux, tordit son immense bouche en une grimace et chuchota de manière fort peu discrète (« en aparté », comme on dit au théâtre) :

— Arrière, Sima. Le poisson est trop gros pour toi.

— Xantippa Pétrovna Goupilova, notre scélérate, dit Stern en tendant la main vers la comédienne. Intrigante et rusée renarde, si je puis m’exprimer ainsi. Elle jouait naguère les rôles comiques, sans trop de succès. Mais je lui ai dévoilé sa vraie vocation. Elle s’est révélée chez moi une parfaite lady Macbeth, et dans Les Trois Sśurs elle n’est pas moins excellente. Sa Natalia fait littéralement bouillir les spectateurs de rage.

— Le genre du conte pour enfants ouvre également de nombreuses perspectives, intervint Aguilev, suivant sans doute sa propre logique intérieure.

Au reste, il s’expliqua aussitôt :

— Vous pourriez triompher en Reine des neiges. Vous seriez terrifiante, les gosses pleureraient.

— Merci, répondit la scélérate en passant la main sur ses cheveux d’un geste étudié.

Son chignon était si serré qu’il semblait que sa seule raison d’être fût de mettre en valeur les oreilles de l’actrice, d’une taille déjà disproportionnée.

— Oh ! Vous entendez ?

Elle désignait la fenêtre.

Dehors, des voix féminines hurlaient en chśur.

« Em-ral-dov ! Em-ral-dov ! » entendit Eraste Pétrovitch.

Sans doute des admiratrices, espérant que leur idole se montrerait à la fenêtre.

La Goupilova fit mine de tendre l’oreille.

— Qu’est-ce qu’elles crient ? Mé-fis-tov ? Ma parole, Méfistov !

Et prise d’un joyeux émoi, elle se tourna vers son voisin.

— Anton Ivanovitch, le public moscovite a su apprécier votre talent ! Ah ! Vous avez été fantastique dans ce rôle de tricheur !

Fandorine s’étonna : il était impossible de confondre les deux noms.

L’individu – cheveux bruns, nez proéminent, sourcils broussailleux en accent circonflexe – auquel s’était adressée la scélérate-intrigante émit un ricanement sardonique.

— Si la popularité était en rapport avec le talent plutôt qu’avec le physique…

Il jeta un regard mauvais à Emraldov.

— … moi aussi, on me guetterait à la porte du théâtre. Cependant, si géniales que soient mes interprétations de Iago ou de Claudius, jamais on ne me couvrira de fleurs. Ces sortes de satisfactions sont réservées aux médiocres à petite gueule d’ange.

Le jeune premier, qui écoutait les clameurs, un léger sourire aux lèvres, répliqua d’une voix paresseuse :

— Mon cher Anton Ivanovitch, je sais que vous entrez dans la peau de votre personnage de méchant dès le lever du jour, mais aujourd’hui il n’y a pas de spectacle, aussi, revenez dans le monde des gens convenables. Ou bien cela vous est-il impossible ?

— Je vous en supplie, ne vous querellez pas ! C’est ma faute ! J’ai mal entendu, et voilà qu’Anton est fâché…

— Vous avez mal entendu ? Avec des oreilles comme les vôtres ? persifla Emraldov.

La scélérate s’empourpra – c’était donc qu’elle souffrait malgré tout de son physique disgracieux, conclut Fandorine.

— Camarades ! Mes amis !

Un homme s’était levé de sa chaise – visage rond, veste étriquée.

— Allons, arrêtez, je vous en prie ! Nous sommes constamment à nous chamailler, à nous lancer des piques, et pour quel résultat ? Le théâtre n’est-il pas une chose bonne et belle et généreuse ?! Faute de nous aimer les uns les autres, faute de veiller à ne pas toujours tirer la couverture à soi, il finira par voler en morceaux !

— Voilà le jugement d’un homme auquel le métier de metteur en scène est à jamais interdit, déclara Stern en posant une main sur l’épaule du comédien qui venait de s’exprimer. Rassieds-toi, Vassia. Et vous tous, calmez-vous, s’il vous plaît. Vous voyez, Andreï Gordéiévitch, dans quelle maison de fous je travaille ! Ainsi, qui nous reste-t-il à vous présenter ? Eh bien, celui-ci, comme vous l’avez déjà deviné, est notre méchant, Anton Ivanovitch Méfistov, dit-il avec un geste presque négligent en direction du personnage aux cheveux bruns.

Puis il pointa le doigt sur l’autre, à la large figure.

— Et lui, c’est Vassia, notre innocent, d’où son pseudonyme d’Innokentov. A cet emploi se rattachent les rôles de fidèles compagnons d’armes et de sympathiques empotés. Dans Les Trois Sśurs, il jouait Touzenbach, dans Hamlet, Horatio… Voilà toute la troupe.

— Et Zoïa ? lança alors la voix réprobatrice d’Elisa Lointaine.

Il y avait quelques minutes seulement qu’Eraste Pétrovitch ne l’avait pas entendue, mais déjà il s’en languissait.

— On m’oublie toujours. Je dois être un détail sans importance.

La demoiselle au visage taché de son, qui avait embrassé Novimski, le héros, et dans son ardeur écrasé sa main blessée, venait de prononcer ces paroles avec une gaieté forcée. Elle était de très petite taille : elle gambillait sur sa chaise, ses pieds ne touchant pas le sol.

Stern se frappa du poing la poitrine.

— Désolé, chère Zoïa ! Mea culpa ! C’est notre merveilleuse Zoïa Linotova. Elle tient l’emploi d’idiote, autrement dit de bouffonne. Formidable talent pour le grotesque, la parodie, la feinte sottise, s’empressa-t-il d’ajouter, visiblement désireux de rattraper sa gaffe. Et avec ça, incomparable dans les rôles travestis, capable de jouer avec le même bonheur les jeunes garçons et les fillettes. Figurez-vous que je l’ai enlevée à un cirque de lilliputiens où elle campait un personnage de guenon à faire mourir de rire.

Aguilev posa sur la petite femme un regard dénué d’intérêt, puis considéra Fandorine.

La Linotova attrapa le millionnaire par la manche pour l’obliger à se tourner vers elle.

— Chez les lilliputiens, je passais pour une géante, mais ici je suis une naine. Tel est mon destin, je prends toujours ou bien trop de place ou bien pas assez.

Elle grimaça, la mine pitoyable.

— En revanche, je sais faire des choses dont personne d’autre n’est capable. J’ai un don prodigieux pour verser des larmes. Je puis pleurer aussi bien des deux yeux que d’un seul, au choix. Certes, dans mon emploi, les larmes ne sont rien d’autre qu’un moyen de susciter le rire.

Elle fut soudain prise d’une quinte de toux, sèche et rauque.

— Excusez-moi. Je fume beaucoup… C’est utile pour jouer les adolescents.

— A présent vous connaissez toute la troupe, déclara Noé Noévitch en désignant son armée d’un geste circulaire. Les passagers de l’Arche, pour ainsi dire. Vous pouvez omettre M. Fandorine. Il est candidat au poste de dramaturge, mais n’est pas encore engagé dans la compagnie. Pour l’instant, nous sommes dans une phase d’observation mutuelle…

A dire vrai, Eraste Pétrovitch, pour sa part, se sentait déjà en pays de connaissance. Plusieurs premières hypothèses avaient mûri dans son esprit et un cercle de suspects commençait à se dessiner.

Il avait déjà tout élucidé quant à la funeste corbeille. Elle avait été commandée par lettre à la boutique Flora, une lettre grossie de cinquante roubles, qui n’avait pas été conservée, mais ne contenait rien de particulier, juste la prière d’épingler une petite carte indiquant « A la divine E. A.-L. ». Un jeune commis avait livré la corbeille au théâtre, où jusqu’à la fin du spectacle elle était restée en coulisses, dans la loge des ouvreurs. En principe, n’importe qui pouvait y accéder, même de l’extérieur. Cependant Eraste Pétrovitch était presque certain que l’acte infâme perpétré la veille avait été ourdi par l’une des personnes présentes. En tout cas, il semblait rationnel de se concentrer pour l’instant sur cette théorie.

L’atmosphère au sein de la troupe était surchauffée, saturée d’antagonismes de toute sorte, mais tous les acteurs n’étaient pas aptes au rôle d’attrapeur de serpents.

Il était, par exemple, assez difficile d’imaginer dans cet emploi l’impériale Vassilissa Prokofievna. Quant au raisonneur, en dépit de sa mine sardonique, il y avait bien peu de chances qu’il se fût ainsi sali les mains, il semblait bien trop digne pour cela. On pouvait également exclure sans état d’âme le dénommé Innokentov. La coquette soubrette Abrikossova n’eût quant à elle jamais osé toucher le reptile de ses jolis doigts roses. Truffaldino-Labiline ? Verser de la glu dans les snow-boots du metteur en scène, voilà un méfait qui sans doute était à sa portée, mais pour choisir d’utiliser un serpent venimeux comme arme de son crime il fallait être de nature singulièrement retorse. On sentait là l’effet d’une haine profonde, sinon pathologique. Ou bien d’une jalousie tout aussi dévastatrice.

Cette Mme Goupilova, en revanche, avec sa bouche tordue et ses oreilles de chauve-souris, on pouvait facilement l’imaginer en charmeuse de reptiles. Ou encore ce M. Méfistov, avec son aversion pour les « petites gueules d’ange »…

Fandorine s’avisa soudain qu’il avait malgré lui mordu à l’hameçon lancé par le rusé Noé Noévitch : il en venait à confondre les êtres vivants avec les personnages de théâtre. Ainsi ses principaux suspects se trouvaient-ils être justement le méchant et la scélérate.

Non, c’était une faute que de se gouverner sur ses premières impressions. Mieux valait pour l’instant attendre un peu avant de tirer des conclusions. Dans ce monde étrange, rien n’était tel qu’il paraissait. Tout y était factice, artificiel.

Il fallait qu’il l’étudiât encore de près. Les comédiens ne ressemblaient pas aux gens ordinaires. Ou plutôt, ils leur ressemblaient bel et bien, mais en réalité constituaient peut-être une sous-espèce particulière d’Homo sapiens.

Mais l’occasion se présentait de poursuivre son travail d’observation : Andreï Gordéiévitch Aguilev prononçait un discours.

1. Héroïne principale de la pièce d’Aleksandr Ostrovski L’Orage (1859).

La profanation des Tables de la loi

Le discours de l’entrepreneur fut à l’image de celui-ci : sec, précis, dénué de toute fioriture. Aguilev semblait réciter par cśur un mémoire ou un rapport. Cette impression était encore renforcée par la manière qu’il avait d’exposer ses vues sous forme de thèses dûment numérotées. Eraste Pétrovitch recourait lui-même souvent à semblable méthode pour atteindre à une plus grande clarté d’analyse et de déduction, mais dans la bouche d’un protecteur des arts, cette énumération prenait une résonance un peu étrange.

— Premier point, commença Andreï Gordéiévitch en s’adressant au plafond, comme s’il cherchait à y lire l’avenir. En ce XXe siècle, le spectacle cessera bientôt d’être le champ d’activité d’entrepreneurs, d’imprésarios et autres individus isolés, pour se muer en une immense industrie à haut rendement financier. L’industriel qui aura compris cela le premier et su intelligemment se développer, celui-là occupera une position dominante.

« Deuxième point. C’est précisément dans ce but que mon associé, M. Simon, et moi-même avons fondé l’an passé la Société théâtrale et cinématographique, où j’ai pris en charge la partie théâtre, et lui la partie cinéma. Au stade actuel, M. Simon cherche des réalisateurs, traite avec des distributeurs, achète du matériel, fait construire des studios, loue des salles de projection. Il a appris tout cela à Paris chez Gaumont. Quant à moi, pendant ce temps, j’aide votre compagnie à se rendre célèbre dans toute la Russie.

« Troisième point. J’ai décidé de miser sur M. Stern, parce que je vois chez lui un énorme potentiel qui s’adapte idéalement à mon projet. La théorie de Noé Noévitch sur l’union de l’art et du sensationnel me paraît juste à cent pour cent.

« Quatrième point. J’attendrai notre prochaine rencontre pour vous raconter comment mon associé et moi avons l’intention de conjuguer nos sphères d’activité respectives. Certains aspects de l’affaire vous sembleront à coup sûr inhabituels, sinon inquiétants. C’est pourquoi j’aimerais d’abord mériter votre confiance. Vous devez comprendre que vos intérêts et les miens coïncident entièrement. Et cela nous amène au cinquième et dernier point.

« Cinquième point, donc. Je déclare en toute conscience que soutenir l’Arche de Noé n’est pas pour moi une lubie ou un caprice éphémère. Peut-être certains d’entre vous trouvent-ils bizarre que je vous fournisse tout le nécessaire, sans rien prélever sur vos recettes, pourtant tout à fait conséquentes…

— Vous êtes notre bienfaiteur ! s’exclama Noé Noévitch. Nulle part en Europe des comédiens ne touchent un cachet aussi élevé que dans notre… je veux dire votre théâtre !

Les autres y allèrent également de leurs bruyants commentaires. Aguilev attendit patiemment que le brouhaha reconnaissant se fût apaisé, puis il reprit sa phrase là elle avait été coupée :

— … tout à fait conséquentes, et cependant loin encore, je suppose, d’avoir atteint leur maximum. Je vous promets à tous, mesdames et messieurs, qu’en liant votre sort à celui de la Société théâtrale et cinématographique vous oublierez à jamais les difficultés financières auxquelles se heurtent forcément les comédiens ordinaires…

De nouveau chahut, vibrantes exclamations et même applaudissements.

— … et les artistes de premier plan se feront des plus prospères…

— Menez-nous au combat, capitaine bien-aimé ! s’écria Emraldov. Nous vous suivrons désormais jusqu’en enfer !

— … et pour preuve du sérieux de mes intentions, et c’est là, à dire vrai, le cinquième point, j’ai voulu accomplir un geste qui garantira à jamais l’indépendance économique de l’Arche de Noé. J’ai déposé aujourd’hui à la banque trois cent mille roubles, dont les intérêts seront versés à votre profit. Ni moi ni mes héritiers ne pourront récupérer cet argent. Si vous décidez de vous séparer de moi, le capital restera malgré tout votre propriété collective. Et si je meurs, votre indépendance continuera d’être assurée. Voilà tout ce que j’avais à dire. Je vous remercie…

On se leva pour acclamer le généreux donateur, avec force cris, larmes et embrassades, qu’Aguilev subit, impassible, remerciant poliment chacun.

— Silence, silence ! s’égosillait Stern. J’ai une proposition ! Ecoutez donc !

On se tourna vers lui.

D’une voix étranglée d’émotion, le metteur en scène déclara :

— Je propose de rédiger une note dans les Tables de la loi ! C’est une journée historique, mesdames et messieurs ! Ecrivons, voulez-vous : « Aujourd’hui, l’Arche de Noé a acquis pour de bon sa liberté. »

— Et nous fêterons désormais le 6 septembre comme jour de l’Indépendance ! renchérit Elisa Altaïrskaïa.

— Hourra, bravo ! hurlèrent tous les autres.

Aguilev, quant à lui, posa une question qui était venue également à l’esprit de Fandorine :

— Ces Tables de la loi, qu’est-ce que c’est ?

— C’est ainsi que se nomme notre livre saint, notre bible de l’art théâtral, expliqua Stern. Un vrai théâtre est impensable sans traditions, sans rituel. Par exemple, après le spectacle, nous ne manquons jamais de boire une coupe de champagne, après quoi je procède à l’analyse du jeu de chaque acteur. Le jour de notre première représentation, nous avons décidé d’enregistrer désormais tous les événements importants, succès, triomphes et trouvailles dans un album spécial intitulé Tables de la loi. Chaque membre de la troupe a le droit d’y consigner ses illuminations et ses pensées philosophiques concernant le métier. Oh ! Il y a là un trésor ! Un jour, nos Tables de la loi seront publiées sous forme de livre et traduites dans une multitude de langues ! Vassia, passe-moi la chose.

Innokentov s’approcha d’un piédestal de marbre sur lequel reposait un grand in-folio à luxueuse reliure de velours. Eraste l’avait pris pour un accessoire de scène, sans soupçonner un instant qu’il pût s’agir de la bible de l’art théâtral.

— Tenez… commença Stern, qui tournait déjà les pages noircies d’écritures différentes. Dans l’ensemble, bien sûr, c’est surtout moi qui écris. J’expose mes remarques sur la théorie du théâtre, je note les impressions que m’a laissées tel spectacle qu’on a joué. Mais les autres y inscrivent eux aussi bon nombre de commentaires fort précieux. Ecoutez donc celui-ci, il est signé d’Hippolyte Emraldov : « Un spectacle est pareil à un acte d’amour passionné, où tu serais l’homme, et le public la femme qu’il convient de mener à l’extase. Si tu échoues, elle demeurera insatisfaite et courra retrouver un amant plus fougueux. Mais si tu réussis, elle te suivra au bout du monde. » Voilà les paroles d’un vrai héros-amoureux ! Et voilà pourquoi ses admiratrices poussent des hurlements sous nos fenêtres.

Le bel Hippolyte salua avec élégance.

— On y trouve également des traits d’esprit, ajouta Stern après avoir tourné quelques pages. Regardez, c’est un dessin de Kostia Labiline. Au-dessus, il est écrit : « Et entrèrent dans l’arche Noé et ses enfants, ainsi que les bêtes de la terre par espèces, et le bétail par espèces, et le serpent qui se meut sur le sol, et l’oiseau ailé, de genre mâle et femelle. » Nous sommes tous représentés de manière très ressemblante. Me voici avec mes « enfants », Elisa et Hippolyte, voici notre mère noble en compagnie de Rézonovski sous l’aspect de nobles fauves, voilà le « bétail », Kostia lui-même avec Sérafima Abrikossova ; vous avez ici notre couple de scélérats rampant dans la poussière, et là les « oiseaux ailés », Vassia en hibou et Zoïa en colibri, tandis que Novimski figure dans la scène en qualité d’ancre marine !

Aguilev examina la caricature d’un air sérieux.

— Il est un autre genre cinématographique très prometteur, dit-il, il s’agit du dessin animé. De simples images, mais qui bougent. Il faudra aussi s’en occuper.

— Eh, quelqu’un ! De l’encre et une plume ! commanda Noé Noévitch.

Sur quoi il entreprit de tracer sur une page vierge des lettres solennelles.

Tous les comédiens se massèrent derrière lui pour regarder par-dessus son épaule. Fandorine s’approcha à son tour.

En haut de la page avait été imprimé par un procédé typographique : MARDI 6 (19) SEPTEMBRE 19111.

« Jour de l’Indépendance, acquise grâce à la phénoménale générosité du très noble A. G. Aguilev : à fêter chaque année ! » écrivit Stern, et tous poussèrent alors un triple vivat.

On voulut de nouveau se précipiter sur le bienfaiteur pour l’embrasser et lui serrer la main, mais celui-ci battit prestement en retraite vers la porte.

— Je dois être à cinq heures à la réunion du conseil municipal. Question importante : celle de permettre ou non aux lycéens l’accès le soir aux séances de cinématographe. C’est presque un tiers de notre public potentiel. Je vous dis au revoir.

Après son départ, les comédiens passèrent encore quelques moments à exprimer leur enthousiasme, puis Stern demanda à chacun de s’asseoir. Tous, d’un coup, firent silence.

L’instant réclamait attention : on allait connaître le titre de la nouvelle pièce et, plus important encore, la répartition des rôles. Les visages se firent tendus. Les yeux fixés sur leur directeur, tous les comédiens affichaient la même mine, où se mêlaient espoir et suspicion. Les moins nerveux semblaient être Emraldov et Altaïrskaïa-Lointaine, qui n’avaient pas à craindre de rôle où ils ne fussent pas à leur avantage. Ils paraissaient cependant gagnés par l’inquiétude.

Fandorine avait rejoint son poste d’observation et se tenait prêt lui aussi. Il se rappelait les paroles de Noé Noévitch : c’était à cet instant précis que les saltimbanques accoutumés à feindre trahissaient leur véritable moi. Peut-être le tableau allait-il s’éclaircir.

La déclaration du metteur en scène, annonçant que la troupe aurait à jouer La Cerisaie, ne suscita guère d’enthousiasme, et ne contribua en rien à détendre l’atmosphère.

— On ne pouvait rien dégoter d’un peu plus neuf ? demanda Emraldov.

Plusieurs autres hochèrent la tête.

— A quoi nous sert d’avoir un dramaturge, si nous prenons encore du Tchekhov ? poursuivit le jeune homme. Mieux vaudrait un truc un peu plus vivant. Un peu plus spectaculaire.

— Où irais-je dénicher une pièce nouvelle qui propose des rôles intéressants pour chacun ? s’emporta Noé Noévitch. La Cerisaie se prête parfaitement à une distribution de douze comédiens. Le sujet est connu du public, c’est vrai. Mais nous surprendrons par le caractère révolutionnaire de l’interprétation. De quoi parle la pièce, à votre avis ?

Tous se prirent à réfléchir.

— Du triomphe du matérialisme brut sur l’inutile beauté ? suggéra Elisa Altaïrskaïa.

Elle est intelligente, songea Eraste Pétrovitch, c’est remarquable.

Mais Stern n’était pas d’accord.

— Non, ma chère Elisa. Cette pièce traite du comique de l’intellectuel face à son impuissance, ainsi que de l’aspect inéluctable de la mort. Il s’agit d’une śuvre terrible à la fin désolante, et par ailleurs d’une méchanceté extrême. Mais elle est qualifiée de comédie, parce que le destin se moque des êtres humains sans aucune pitié. Ici, comme à l’habitude chez Tchekhov, tout n’est qu’allusions et demi-teintes. Mais nous, nous pousserons chaque sous-entendu en pleine lumière. Ce sera une mise en scène antitchékhovienne de Tchekhov !

Noé Noévitch peu à peu se laissait emporter par l’exaltation.

— Chez Tchekhov, il n’y a pas de conflit dans ce drame, parce qu’à l’époque où il l’a écrit l’auteur était gravement malade, il n’avait déjà plus la force de lutter ni contre le Mal ni contre la Mort. Nous ressusciterons, vous et moi, le Mal dans toute sa puissance. Il deviendra le principal moteur de l’action. Compte tenu de la complexité des personnages et des idées chez Tchekhov, pareille interprétation est tout à fait licite. Nous apporterons de la netteté au flou psychologique des personnages, comme si nous opérions une mise au point, nous en accentuerons les caractères pour les ranger dans les emplois traditionnels. Et c’est en cela que nous serons novateurs !

— Génial ! s’écria Méfistov. Bravo, maître ! Et qui sera le principal représentant du Mal ? Lopakhine ? Celui qui provoque la perte de la cerisaie ?

— Voyez ce qu’il s’est mis en tête, ricana Emraldov. Lopakhine, rien que ça !

— Le vecteur du Mal, c’est Epikhodov, le comptable, répondit le metteur en scène à Méfistov, dont l’enthousiasme aussitôt retomba. Ce pitoyable homuncule est la personnification de la trivialité, de la médiocrité pernicieuse que chacun de nos spectateurs rencontre dans sa vie bien plus souvent que le Mal d’envergure démoniaque. Epikhodov est également le symbole ambulant de l’Infortune, avec, qui plus est, toujours un revolver en poche. Il a pour surnom Vingt-Deux Malheurs. Tant de malheurs, ça devient effrayant. Epikhodov est le messager de la destruction et de la mort – mort absurde autant qu’impitoyable. Ce n’est pas un hasard si les personnages répètent comme un refrain funeste : « C’est Epikhodov qui vient, c’est Epikhodov qui vient. » Et le voilà qui erre quelque part derrière la scène, en grattant les cordes de sa « mandoline ». Chez moi, il jouera une marche funèbre.

— Et qui, parmi les femmes, représente le Mal ? demanda la Goupilova.

Stern esquissa un sourire.

— Vous ne le devinerez jamais. C’est Varia, la fille adoptive de Lioubov Ranievskaïa.

— Comment cela ? Mais elle est si bonne ! protesta Innokentov, stupéfait.

— Vous avez mal lu la pièce, mon cher Vassia. Varia est une hypocrite, une fausse dévote. Elle parle de partir en pèlerinage ou de se retirer au couvent, mais elle-même ne nourrit les pauvres pèlerins que de pois. On la représente d’habitude comme une fille modeste, travailleuse et pleine d’abnégation, mais de quelle travailleuse parle-t-on, nom d’un chien ?! Une économe qui a conduit la propriété et sa magnifique cerisaie à la ruine et à la destruction ! L’unique rayon de soleil de la pièce, c’est la timide tentative de rapprochement de Pétia avec Ania, mais Varia empêche ce bourgeon d’éclore, elle est constamment sur le qui-vive. Parce qu’au royaume du Mal et de la Mort il n’est point de place pour l’Amour.

— C’est très profond. Très… murmura la Goupilova d’un air songeur.

Plusieurs grimaces défilèrent rapidement sur sa laide figure, exprimant tour à tour feinte dévotion, douceur cauteleuse, jalousie, puis méchanceté.

— Et qui incarnera le Bien ? Pétia Trofimov ? demanda Innokentov au metteur en scène, comme pour lui en souffler l’idée.

— J’y ai réfléchi. Le Bien, noble cśur et bavard, face au Mal triomphant de tout ? Le tableau serait trop noir. Trofimov, bien sûr, vous revient, Vassia. Vous le jouerez à la mode classique, en aimable naïf. Mais c’est Lopakhine le vainqueur qui se chargera de la mission de lutter contre le Mal.

Noé Noévitch tendit la main en direction du jeune premier qui aussitôt, à la grande stupéfaction de Fandorine, tira la langue à un Méfistov visiblement humilié.

— Pour sortir la Russie de son état d’indigence et de misère, il faut abattre les cerisaies qui ne produisent plus de fruits. Il faut travailler sur la terre, la peupler de gens modernes, actifs. Je vous conseille, Hippolyte, de copier notre bienfaiteur Andreï Gordéiévitch Aguilev, de manière photographique. Mais, et c’est une nuance très importante, le Bien, en raison même de sa générosité, est aveugle. C’est pourquoi, à la fin, Lopakhine prend Epikhodov à son service. Quand le public entendra cette nouvelle, il devra frémir d’un funeste pressentiment. Le mauvais pressentiment est du reste la clef de la mise en scène du spectacle. Tout va bientôt finir, et qui plus est finir mal, telle est l’atmosphère de la pièce, comme l’est celle de notre époque.

— Bien entendu, je serai la Ranievskaïa ? s’enquit d’une voix douce la mère noble, Vassilissa Réginina. Je rêvais depuis longtemps de ce rôle !

— Et qui d’autre ?! Une femme vieillissante, mais toujours belle, vivant d’amour.

— Et moi ? intervint Elisa, n’y tenant plus. Je ne vais pas jouer Ania tout de même ? C’est encore une gamine.

Stern se pencha sur elle.

— Que dites-vous ? susurra-t-il. Vous ne jouerez pas une gamine ! Ania, c’est la Lumière et la Joie. Vous aussi !

— Permettez, mais les critiques en feront des gorges chaudes ! Ils diront que l’Altaïrskaïa commence à vouloir tricher sur son âge !

— Vous les envoûterez. Je vous ferai confectionner une robe toute en paillettes miroir, la lumière viendra s’y briser en mille feux. Chacune de vos entrées sera un feu d’artifice !

Elisa renonça à contester davantage, mais elle poussa un soupir.

— Qui nous reste-t-il ?…

Stern jeta un coup d’śil à son carnet.

— M. Rézonovski jouera Gaïev. Un homme de la vieille école, de solides valeurs mais dépassées, et cetera, rien que de très évident…

— Comment ça, « évident » ? Et pourquoi donc ? s’exclama le raisonneur, s’échauffant soudain. Donnez-moi une esquisse ! Développez-moi le personnage !

— Mais quel développement vous faut-il encore ? Le monde entier sera bientôt la proie d’un incendie universel, et votre Gaïev périra dans les flammes avec son armoire chérie. Vous passez votre temps à chinoiser, Lev Spiridonovitch… Bon, ensuite…

Stern pointa le doigt sur la petite Linotova.

— Nous vieillirons un peu notre Zoïa, qui jouera Charlotta, la magicienne. Labiline aura le rôle du laquais Iacha. Abrikossova, celui de la femme de chambre Douniacha. Je me charge de Firs. Et quant à vous, Novimski, vous serez Siméonov-Pichtchik, et tous les autres menus personnages, comme le passant et le chef de gare.

— Siméonov-Pichtchik ? balbutia l’assistant en un murmure tragique. Excusez-moi, Noé Noévitch, mais vous m’aviez promis de me confier un grand rôle ! Vous avez aimé pourtant la manière dont j’ai incarné Saliony dans Les Trois Sśurs ! Je pensais que Lopakhine serait pour moi !

— « Armoire chérie » vous-même, grommela Rézonovski assez fort pour qu’on l’entendît, à l’évidence mécontent lui aussi de son rôle.

— Lopakhine, allons donc ! railla Emraldov en faisant pivoter son index contre sa tempe.

La minuscule Zoïa intervint pour défendre Novimski :

— Et alors ? Ce serait très intéressant justement ! Quel Lopakhine feriez-vous, Hippolyte Arkadiévitch ? Vous n’avez rien d’un fils de paysan.

Le jeune premier l’éloigna de la main, comme on chasse un moucheron.

— Quand vous m’avez permis d’incarner Saliony, j’ai pensé que vous aviez foi en moi ! continuait de murmurer Novimski, en agrippant le metteur en scène par la manche. Comment pourrais-je jouer un Pichtchik après Saliony ?

— Mais allez-vous cesser ! s’écria Stern en colère. Vous n’avez pas joué Saliony, vous l’avez « incarné », comme vous dites. Ce que je vous ai donné à jouer, ce n’est jamais que votre propre personnage. Un Lermontov pour pauvres !

— Ah ça ! Vous n’avez pas le droit !

La face ordinairement blême de l’assistant s’était couverte de taches pivoine.

— C’est, vous savez, la goutte qui fait déborder le vase ! Je ne demande pourtant pas grand-chose, je ne cherche pas à prendre votre place !

— Ha ! Ha ! fit Noé Noévitch en le toisant du haut de sa taille. Il ne manquait plus que ça. Vous auriez donc des ambitions de mise en scène ? Un jour, vous épaterez tout le monde. Vous monterez un de ces spectacles qui laissera le public bouche bée.

Il avait prononcé ces mots avec une ironie non dissimulée, comme s’il voulait pousser l’autre à l’esclandre.

Fandorine fronça les sourcils, s’attendant à des hurlements, une crise de nerfs ou autre désordre de même espèce. Mais Stern se révélait excellent psychologue. Devant cet affront déclaré, Novimski s’effondra, il courba le dos et baissa la tête.

— Moi, qu’est-ce que j’en dis ? murmura-t-il. Rien du tout. Qu’il en soit selon votre désir, maître…

— Bon, à la bonne heure ! Chers collègues, je vous laisse étudier le texte. Mes remarques, comme à l’habitude, sont notées au crayon rouge.

Les mécontents se turent. Tous prirent un exemplaire de la pile posée sur la table, et Fandorine s’aperçut alors que les chemises étaient toutes de teintes différentes. Visiblement chaque couleur était réservée à un emploi déterminé – encore une tradition ? Le jeune premier s’empara sans hésitation du dossier rouge. La jeune première prit le rose et tendit le bleu ciel à la Réginina en lui disant :

— Voici le vôtre, Vassilissa Prokofievna.

Le raisonneur, la mine sombre, tira d’un geste brusque le bleu marine, Méfistov le noir, et ainsi de suite.

A ce moment, un employé du théâtre entra pour annoncer que « monsieur le directeur » était demandé au téléphone. Stern semblait attendre cet appel.

— Pause d’une demi-heure, déclara-t-il. Après quoi nous commencerons à travailler. Je demande pour l’instant à chacun de feuilleter son rôle et de se le remettre en mémoire.

Il suffit que le metteur en scène fût sorti pour que le tabou frappant le sujet qui agitait les comédiens cessât de faire effet. Tous se mirent à parler de l’incident de la veille, ce qui convenait on ne peut mieux à Fandorine. Il se tint assis, immobile, s’efforçant de ne pas attirer l’attention, et ouvrit grands les yeux et les oreilles, dans l’espoir que le coupable se trahirait d’une manière ou d’une autre.

Au début, les émotions prédominèrent : compassion pour la « pauvre Elisa », admiration devant l’exploit de Novimski. Celui-ci, à la demande des hommes, ôta son bandage pour exhiber la trace de morsure qui ornait sa main.

— Ce n’est rien du tout, affirmait avec courage l’assistant du metteur en scène, en remuant les doigts. Ça ne fait même plus mal.

Mais cette phase pacifique de la conversation générale ne dura guère.

Ce fut l’intrigante qui alluma le cordeau Bickford.

— Avec quelle adresse, tout de même, chère Elisa, vous avez réussi à ôter votre main, fit observer la Goupilova avec un sourire perfide. A coup sûr, la peur m’aurait paralysée et j’aurais été mordue. Mais vous, c’est comme si vous aviez su qu’un serpent se dissimulait dans les fleurs.

Elisa Altaïrskaïa chancela comme sous l’effet d’une gifle.

— A quoi faites-vous allusion ? s’exclama Innokentov. Voudriez-vous suggérer qu’Elisa a tout combiné elle-même ?

— Cela ne m’était pas venu à l’esprit ! protesta l’intrigante en levant les bras au ciel. Mais puisque vous abordez le sujet… La soif de célébrité et de sensationnel pousse parfois les gens à des actes bien plus extrêmes.

— Ne l’écoute pas, Elisa !

Innokentov avait saisi la main de la jeune femme manifestement bouleversée.

— Quant à vous, Xantippa Pétrovna, c’est exprès que vous avancez tout cela. Parce que vous savez que tout le monde vous soupçonne.

La Goupilova éclata d’un rire sonore.

— Mais bien entendu, qui d’autre soupçonnerait-on ? Cependant j’ai, pour ma part, observé entre autres un petit détail fort curieux. D’habitude, au moment du salut final, le fidèle chevalier servant que vous êtes s’empare de la belle corbeille pour la remettre en personne à la dame de votre cśur. Cette fois-ci, vous vous en êtes abstenu. Pourquoi ?

Innokentov ne trouva pas quoi répondre et se contenta de secouer la tête, muet d’indignation.

Le sieur Méfistov clappa de la langue, puis déclara d’un ton lugubre :

— Je ne serais étonné de rien. Je veux dire : de personne.

Et il dévisagea chacun tour à tour.

Ceux sur qui se fixait le regard soupçonneux du scélérat réagissaient de différentes manières. Les uns protestaient, les autres se répandaient en injures. La Linotova tira la langue. Mme Réginina esquissa un sourire méprisant et s’éloigna dans le couloir. Rézonovski bâilla.

— Allez donc au diable… Et si je sortais fumer une pipe, et lire un peu mon texte…

Il n’y eut cependant pas de véritable empoignade. Après une ou deux minutes, tout le monde se dispersa, laissant le couple de scélérats quelque peu désappointé.

— Mon cher Anton, ce pourrait fort bien être un de vos tours, simplement destiné à agacer les oies, dit la Goupilova à son partenaire, comme par inertie. Avouez-le, c’est votre śuvre, n’est-ce pas ?

— N’insistez pas… répondit Méfistov d’un ton indolent. A quoi bon nous titiller l’un l’autre ? Je vais m’installer dans la salle, m’essayer à Epikhodov. C’est un rôle malgré tout…

L’intrigante ne semblait pas satisfaite. Comme il ne restait plus personne dans le foyer à part Fandorine, elle voulut essayer ses griffes sur le petit nouveau.

— Mystérieux inconnu, commença-t-elle d’un ton patelin, vous êtes apparu de manière si soudaine… Exactement comme la corbeille d’hier, dont on ne sait qui l’a apportée.

— Veuillez m’excuser, madame, je n’ai pas le temps, rétorqua froidement Eraste Pétrovitch, avant de se lever.

Il jeta d’abord un coup d’śil dans la salle de spectacle. Plusieurs comédiens se trouvaient là, chacun assis dans son coin, loin des autres, le nez plongé dans le dossier à sa couleur. Elisa n’était pas parmi eux.

Il gagna le couloir.

Il y croisa Labiline, perché sur un appui de fenêtre, Rézonovski, enveloppé par la fumée de sa pipe, puis Novimski, les yeux rivés à une unique misérable page de texte.

Ce fut dans l’escalier qu’il découvrit enfin celle qu’il cherchait. Elle se tenait à la fenêtre, dos tourné, les mains enserrant ses épaules. Son dossier rose était posé, ouvert, sur le dessus de la balustrade.

Assez joué les idiots ! se dit Fandorine. Cette femme me plaît. En tout cas, elle m’intéresse, elle m’intrigue. Et par conséquent, il faut que je lui parle.

Il se regarda brièvement dans la glace qui, fort à propos, s’apercevait à quelque distance, et se trouva content de son reflet. Il n’était jamais arrivé que des dames se montrassent indifférentes à son physique – surtout quand il désirait plaire.

Eraste Pétrovitch s’approcha, toussa discrètement et, quand la comédienne se retourna, déclara d’une voix douce :

— Vous avez eu tort de vous laisser affecter. Vous n’avez fait que procurer du plaisir à cette femme à langue de vipère.

— Mais comment a-t-elle osé ?! s’exclama Elisa d’un ton plaintif. Aller supposer que j’aurais pu moi-même…

Elle eut une grimace de dégoût.

Sentant avec acuité combien elle était proche, juste à la portée de sa main, Fandorine poursuivit avec un fin sourire :

— Les femmes de la trempe de Mme Goupilova sont incapables de vivre en dehors d’une atmosphère de scandale. Il ne faut pas lui permettre de vous entraîner dans son jeu. Ce type de personnalité psychologique s’appelle un « scorpion ». Ce sont en fait des gens malheureux, et très seuls…

Ce début de conversation se révélait très réussi. Primo, il était parvenu à ne pas bégayer une seule fois. Secundo, son interlocutrice se voyait à présent forcée de l’interroger sur les types psychologiques, et là Fandorine saurait l’intéresser à sa personne.

— Ah, ma foi, c’est bien vrai ! s’exclama Elisa avec étonnement. On devine en effet chez Xantippa une sorte de cassure intérieure. Elle se livre à des méchancetés, mais il y a dans ses yeux quelque chose qui inspire la pitié, quelque chose comme une prière. Vous êtes un homme observateur, monsieur…

Elle hésita.

— Fandorine.

— Oui, oui, monsieur Fandorine. Stern vous a présenté comme un spécialiste de la littérature contemporaine, mais vous n’êtes pas seulement conseiller dramatique, n’est-ce pas ? On sent chez vous une espèce de… singularité…

Elle avait mis du temps à choisir le mot, mais il le trouva à son goût. Et ce qui lui plut encore davantage, ce fut de voir éclore sur son visage un sourire délicieux.

— Vous semblez fort bien connaître la nature humaine. Vous devez rédiger des critiques de théâtre ? Qui êtes-vous ?

Après un instant de réflexion, il répondit :

— Je suis… un voyageur. Mais hélas, pas un auteur de critiques.

Le sourire s’éteignit, en même temps que l’intérêt qui se lisait dans le regard fabuleusement insaisissable de la jeune femme.

— Voyager, dit-on, est passionnant. Mais je n’ai jamais compris le plaisir qu’il y avait à constamment déménager d’un endroit à un autre.

Le coup d’śil qu’elle jeta alors à son texte était éloquent, et ne pouvait signifier qu’une chose : « Laissez-moi en paix, la conversation est terminée. »

Mais Eraste Pétrovitch ne voulait pas s’en aller. Il devait à toute force lui faire entendre que leur rencontre n’était pas fortuite, qu’il y avait là indubitablement une mystérieuse intrigue ourdie par le destin.

— Elisa… Pardonnez-moi, mais je ne connais pas votre patronyme…

— Je déteste les patronymes.

Elle prit la liasse de feuillets entre ses mains.

— Il en émane une odeur de mort et de barbarie. Comme si vous étiez la propriété de votre géniteur. En ce qui me concerne, je n’appartiens qu’à moi. Vous pouvez m’appeler simplement Elisa. Ou, si vous préférez, Elisabeth.

Le ton était indifférent, et même un peu froid, mais Fandorine en conçut une émotion encore plus vive.

— Voilà, précisément, vous êtes Elisabeth, Lisa. Et moi, Eraste ! Vous c-comprenez ? s’exclama-t-il avec une fougue dont il ne se savait pas capable, et qui plus est en bégayant outre mesure. J’y vois le d-doigt du d-destin… Ce geste q-qui est le vôtre, main t-tendue… Et aussi ce mois de s-septembre…

Il se tut brusquement, voyant que, non, elle ne comprenait rien. Aucun mouvement de l’âme en retour, aucune réaction hormis une légère perplexité. Il n’y avait pas de quoi s’étonner. Qu’était Eraste pour elle ? Qu’étaient septembre et la blancheur d’une main ?

Il serra les dents. Il ne manquait plus que Lisa, ou plutôt Elisa, le prît pour un fou ou un admirateur exalté. Il y avait suffisamment des uns et des autres autour d’elle pour qu’il s’ajoutât à leur nombre.

— Je veux dire que votre jeu, dans le spectacle d’hier, m’a profondément impressionné, prononça-t-il d’un ton plus maîtrisé, tout en s’efforçant encore de saisir son regard mouvant, de le retenir. Jamais je n’avais éprouvé rien de semblable. Et, bien sûr, la coïncidence des prénoms m’a troublé. Je m’appelle m-moi aussi Eraste, voyez-vous. Eraste Pétrovitch.

— Ah oui, en effet. Eraste et Lisa… dit-elle, de nouveau avec un sourire, un sourire distrait cependant, dénué de toute chaleur. Mais quels sont ces hurlements là-bas ? Ils recommencent à faire du chahut…

Fandorine se retourna, dépité. On entendait en effet quelqu’un à l’étage pousser des cris :

— Blasphème !… Sacrilège !… Qui a fait cela ?

Il reconnut la voix du metteur en scène provenant du foyer des artistes.

— Il faut y aller. Noé Noévitch est revenu et paraît furieux.

Tête basse, Eraste Pétrovitch suivit Elisa, en se maudissant d’avoir ruiné cette première conversation. Depuis son adolescence, il ne s’était jamais conduit avec une femme de manière aussi stupide.

— Je veux savoir qui a fait ça !

Noé Noévitch, la mine furibonde, se tenait à l’entrée de la « boîte à casser le sucre » (c’est ainsi que les comédiens appellent parfois leur foyer), les Tables de la loi ouvertes dans les mains.

— Qui a osé ?

Fandorine jeta un coup d’śil aux pages qu’il montrait. Juste au-dessous de l’inscription solennelle concernant le jour de l’Indépendance, quelqu’un avait griffonné, au crayon à encre, en grosses lettres bancales : « HUIT UNITÉS AVANT LE BÉNÉFICE. REPRENEZ-VOUS ! »

Tous s’approchaient, regardaient et demeuraient perplexes.

— Le théâtre, c’est un temple ! Le travail de l’acteur est une mission sublime ! Sans piété ni objets sacralisés, nous sommes impuissants ! se lamentait Stern, au bord des larmes. Celui qui a fait cela a voulu nous blesser, moi, nous tous, notre art ! Qu’est-ce que ce gribouillis ? Que veut-il dire ? Combien de fois devrai-je le répéter, dans mon théâtre il n’y a pas de représentation à bénéfice2, et il n’y en aura jamais. C’est un premier point. Deuxième point, profaner notre livre saint équivaut à souiller une église ! Seul un vandale est capable d’un pareil crime !

Certains l’écoutaient avec sympathie, d’autres partageaient son indignation, mais on entendait aussi quelques rires étouffés. En tout cas, l’auteur de l’absurde message se gardait bien de se dévoiler.

— Partez tous, dit Stern d’une voix faible. Je ne veux plus voir personne… Impossible de travailler aujourd’hui. Demain, demain…

Profitant de ce que tout le monde avait les yeux fixés sur le martyr, Fandorine, de son côté, ne lâchait pas Elisa du regard. Elle lui semblait à une distance vertigineuse, pareille en vérité à l’étoile Altaïr, et cette idée, sans qu’il sût pourquoi, lui était douloureuse.

Il comprenait seulement qu’il lui faudrait agir pour faire taire cette douleur – elle ne s’apaiserait pas toute seule.

1. Jusqu’en 1918, le calendrier en usage en Russie était le calendrier julien, en retard de treize jours sur le calendrier grégorien. Mais il était courant de donner les dates dans les deux « styles ».

2. Mode de rémunération des acteurs en usage en France jusqu’à la fin du XIXe siècle, mais qui a perduré plus tard en Russie. Par contrat un artiste pouvait percevoir le bénéfice d’une des dernières représentations du spectacle.

Il n’y a pas de problèmes insolubles

Comme la nuit précédente, Eraste Pétrovitch ne parvenait pas à s’endormir. Et cependant son esprit n’était nullement occupé à résoudre, à force de déductions, le mystère du serpent caché dans la corbeille de fleurs. L’état intérieur de l’être harmonieux était passé par plusieurs stades successifs.

Au premier de ces stades, Fandorine avait subitement découvert une simple vérité qu’un individu moins intelligent et moins compliqué eût admise beaucoup plus tôt. (Même s’il convient de reconnaître qu’Eraste Pétrovitch tenait ce chapitre de sa vie pour depuis longtemps lu et refermé à jamais.)

Je suis amoureux, s’était dit tout à coup cet homme de cinquante-cinq ans, qui en avait vu et enduré au cours de son existence. Il en fut étonné à n’y pas croire, il partit même d’un grand éclat de rire dans le silence de sa chambre déserte. Hélas, pas de doute, je suis bien amoureux ! Amoureux comme un gamin débordant de passion juvénile ? Oui, débordant ! Quelle honteuse sottise, et même quelle trivialité ! Brûler son cśur à vingt-deux ans, puis vivre encore un tiers de siècle sur ces cendres à peine tièdes, en supportant sans broncher les terribles coups du sort, sans jamais perdre sa froideur de jugement, si tragiques fussent les circonstances ; atteindre à la paix et à la clarté spirituelles à un âge encore point trop avancé, pour finalement retomber en enfance, et se retrouver dans une ridicule situation d’amoureux ?!

Et amoureux de qui, par-dessus le marché ? D’une actrice, autrement dit d’une créature notoirement artificielle, désaxée, fausse, habituée à faire tourner les têtes et à briser les cśurs.

Mais ce n’était là que la moitié du problème. La seconde était encore plus humiliante. Cet amour n’était pas partagé, il ne rencontrait ni réciprocité ni même intérêt du côté opposé.

Au cours des années passées, tant de femmes – belles et intelligentes, brillantes et philosophes, infernales et angéliques – s’étaient offertes à lui avec adoration et passion, quand lui, dans le meilleur des cas, se contentait de leur permettre de l’aimer, le plus souvent sans se départir de son sang-froid. Et voilà que celle-ci déclarait : « Je n’appartiens qu’à moi. » Et le regardait comme on regarde une mouche importune.

Ainsi Eraste Pétrovitch, sans s’en rendre compte, était-il passé au stade suivant : celui de l’indignation.

Mais appartenez à qui vous voulez, madame, peu me chaut ! Moi, tombé amoureux ? En voilà une lubie ! Eclatant de rire à nouveau (sous l’effet cette fois-ci non plus de l’étonnement mais de la colère), il s’était donné l’ordre de se sortir sur-le-champ de la tête la jeune première au pseudonyme ronflant. Qu’ils se débrouillent tout seuls là-bas, dans leur petit théâtre, pour découvrir qui joue des tours de cochon aux autres – ou plutôt des tours de vipère. Séjourner dans leur maison de fous mettrait en péril l’équilibre psychique de n’importe quel être rationnel.

Eraste Pétrovitch avait une volonté de fer. Sa décision prise, il la mit aussitôt à exécution. Il fit sa gymnastique vespérale et dîna même un peu. Il se coucha, lut quelques pages de Marc Aurèle, puis éteignit la lumière. Et dans le noir, l’hallucination revint à la charge avec une force redoublée. Le visage de la jeune femme lui apparut brusquement, dont les yeux semblaient regarder à travers lui, tandis que s’élevait une voix douce et profonde. Il n’eut ni la force ni, ce qui est pire, le désir de chasser cette « Princesse lointaine ». Jusqu’à l’aube, Fandorine se tourna et se retourna dans son lit, s’efforçant de temps à autre de se détacher de l’attirante vision. Mais force lui fut de reconnaître au bout du compte que la dose de poison était trop forte et son organisme irrémédiablement intoxiqué.

Il s’habilla, prit entre ses mains son chapelet de jade et s’attaqua au problème sérieusement, pour de bon. Ainsi commença le troisième stade : celui de l’analyse et de la réflexion.

Je suis amoureux, il serait absurde de le nier. Et d’un. (Il fit claquer une des perles vertes.)

Visiblement, sans cette femme la vie me paraîtra désormais sinistre. Et de deux. (Nouveau claquement.)

Par conséquent, je dois faire en sorte qu’elle soit mienne, un point c’est tout. Et de trois.

La chaîne logique était établie.

Il se sentit tout de suite soulagé. Chez un homme d’action, comme l’était Fandorine, un objectif clairement défini suscite toujours un regain d’énergie.

Avant tout, il importait d’apporter des amendements à la Constitution en vigueur, qui ne prévoyait nullement de culbute aussi inattendue sur l’harmonieux chemin menant à la vieillesse.

L’on va son chemin à travers une plaine dont la traversée réclame toute une vie, on regarde sans inquiétude la ligne monotone de l’horizon, et celui-ci peu à peu s’éclaircit, devient plus proche. Le chemin est plaisant, votre pas mesuré, le ciel là-haut moutonne, chargé de placides nuages : ni soleil ni pluie. Et soudain, un coup de tonnerre, un éclair, et une terrible flèche électrique vous transperce de la tête aux pieds, les ténèbres s’abattent sur la terre, on ne voit plus ni chemin ni horizon, et on ne comprend plus par où il faut aller, ni même surtout s’il convient de marcher encore. L’homme propose, Dieu dispose.

Une intense vibration lui pénétrait et le corps et l’âme. Fandorine se sentait comme une tortue tout à coup privée de carapace. C’était à la fois effrayant et embarrassant, mais en retour il en naissait une sensation indicible, comme si… comme si toute sa peau respirait. Avec cette impression aussi de s’être réveillé brusquement alors qu’il sommeillait. Apparemment, je m’étais enterré de manière prématurée, pensait Eraste Pétrovitch, tout en égrenant de plus en plus vite son chapelet de jade. Tant que la vie continue, n’importe quel événement est possible, qu’il soit heureux ou catastrophique. Au reste, les plus importantes de ces surprises tiennent à la fois des deux catégories.

Fandorine, assis dans un fauteuil, regardait la baie vitrée qui lentement s’emplissait de lumière, et prêtait une oreille désemparée aux bouleversements qui se produisaient à l’intérieur de lui.

C’est ainsi que le trouva Massa, venu à huit heures du matin jeter prudemment un coup d’śil par l’embrasure de la porte.

— Que se passe-t-il, maître ? Depuis avant-hier, vous n’êtes plus le même ! Je vous ai laissé en paix, mais cela m’inquiète. Je ne vous ai jamais vu dans cet état.

Puis après un instant de réflexion, le Japonais ajouta :

— Ou en tout cas, pas depuis longtemps… Vous avez un visage plus jeune. Comme il y a trente ans. Vous êtes tombé amoureux, c’est ça ?

Comme Fandorine fixait avec stupeur le devin, celui-ci se donna une tape sur le sommet du crâne – lequel étincelait.

— Oui, c’est bien ça ! Oh, comme c’est inquiétant ! Il faut prendre des mesures.

C’est mon unique ami, et il me connaît mieux que je ne me connais moi-même, songea Eraste Pétrovitch. Il serait absurde de rien lui cacher, en outre, Massa s’y entend à merveille en matière de psychologie féminine. Voilà qui peut m’être d’un grand secours !

— Dis-moi, comment fait-on pour gagner l’amour d’une actrice ? lui demanda Fandorine en russe, allant sans détour à l’essentiel.

— Vélitable ou essoplès ? s’enquit aussitôt le serviteur.

— Comment cela ? Qu’entends-tu par « amour exprès » ?

Pour parler des choses du cśur, Massa préférait utiliser sa langue maternelle, qu’il jugeait plus subtile et raffinée.

— Une actrice, c’est comme une geisha ou une courtisane de haut rang, commença-t-il d’un ton pratique. Chez une femme de cette sorte, l’amour peut prendre deux formes. Le plus facile à obtenir est l’amour joué – elles savent à merveille en mimer l’apparence. Un homme normal n’a besoin de rien de plus. Au nom d’un tel amour, la belle peut aller jusqu’à certains sacrifices. Par exemple, se couper les cheveux en gage de passion. Parfois même se trancher le bout du petit doigt. Pas davantage. Il arrive aussi, mais plus rarement, qu’une telle femme se trouve pénétrée d’un authentique sentiment, auquel cas elle peut même consentir à un double suicide.

— Va au diable avec ton exotisme japonais ! s’exclama Eraste Pétrovitch, exaspéré. Je ne te parle pas d’une geisha, mais d’une actrice, une actrice européenne normale.

Massa réfléchit.

— J’ai connu des actrices. Trois. Non, quatre – j’allais oublier cette mulâtresse de La Nouvelle-Orléans, qui dansait sur la table… En effet, vous avez raison, maître. Elles sont différentes des geishas. Il est beaucoup plus facile de gagner leur amour. Mais il est aussi plus compliqué de savoir si elles jouent ou si elles aiment vraiment…

— Peu importe, je saurai me débrouiller, coupa Fandorine avec impatience. Plus facile, as-tu dit ? Et même beaucoup plus ?

— Ce serait un jeu d’enfant si vous étiez metteur en scène, auteur de pièces de théâtre, ou si vous écriviez des articles dans les journaux. Seuls ces trois types d’hommes passent aux yeux des actrices pour des créatures supérieures.

Se rappelant le sourire qui avait illuminé le visage d’Elisa quand elle l’avait pris pour un journaliste, Fandorine dévisagea son consultant avec un intérêt redoublé.

— Et alors ? Parle, parle !

Massa reprit, toujours posément :

— Vous ne pouvez pas être metteur en scène, il faut pour cela avoir son théâtre. Rédiger des critiques ne présente guère de difficultés, bien sûr, mais il s’écoulera beaucoup de temps avant que vous ne vous fassiez un nom. Ecrivez plutôt une bonne pièce, où l’actrice aura un joli rôle. C’est le moyen le plus commode. Je me suis déjà consacré à l’écriture. C’est un travail assez facile, et même plaisant. Tel est le conseil que je vous donnerais, maître.

— Tu te moques de moi ? Je suis incapable de pondre une pièce de théâtre !

— Pour prouver son amour à une femme, on doit accomplir des exploits. Pour un homme comme vous, surmonter cent obstacles ou vaincre cent malfaiteurs, ce n’est pas un exploit. Mais en l’honneur de la femme aimée, s’atteler à la rédaction d’une fabuleuse pièce de théâtre, voilà qui serait une véritable preuve d’amour.

Eraste Pétrovitch ordonna au spécialiste d’aller prodiguer ses conseils en enfer, et de nouveau demeura seul.

Cependant l’idée qui au début lui avait paru stupide ne cessait de lui trotter dans la tête et finit peu à peu par l’absorber.

Il convenait d’offrir à la femme aimée ce qui lui procurerait la plus grande joie. Elisa était comédienne. Sa vie, c’était le théâtre. Sa joie la plus grande, un bon rôle. Ah ! Si en effet il était possible de lui présenter une pièce dans laquelle elle aurait envie de jouer ! Elle cesserait alors de le regarder avec une indifférence polie. Massa lui avait donné un conseil fort sensé. Dommage seulement qu’il fût irréalisable…

Irréalisable ?

Eraste Pétrovitch se remémora les nombreuses circonstances de sa vie où il s’était heurté à des problèmes qui au départ paraissaient insolubles. Pourtant il avait toujours trouvé une solution. La volonté, l’esprit et la science sont capables de renverser des montagnes.

Si l’esprit et la volonté ne lui faisaient guère défaut, sa science en revanche laissait beaucoup à désirer. Les compétences de Fandorine dans le domaine de la dramaturgie étaient minimales. La tâche qu’il avait à accomplir relevait des douze travaux d’Hercule. Mais il pouvait au moins essayer, dès lors que le but était si important.

Une chose était bien claire. Ne pas revoir Elisa lui était insupportable, mais paraître devant elle en qualité de Monsieur Tout-le-Monde, de simple individu parmi tant d’autres, ça, jamais plus. Il avait déjà essuyé un camouflet, cela suffisait. S’il devait affronter à nouveau la comédienne, ce serait armé de pied en cap.

Ainsi l’être naguère harmonieux était-il passé au stade ultime : celui de l’inébranlable résolution.

Eraste Pétrovitch s’attela à la mise en śuvre de son projet de manière méthodique. Pour commencer il s’entoura de livres : recueils de pièces de théâtre, études sur l’art dramatique, traités de stylistique et de poétique. Son expérience de la lecture rapide et la faculté qu’il avait de concentrer son attention permirent au futur dramaturge d’ingérer en quatre jours plusieurs milliers de pages.

Le cinquième jour, Fandorine le passa dans une totale inaction, se livrant à la méditation et créant à l’intérieur de lui le Vide où devait naître l’Impulsion créatrice que les Occidentaux appellent Inspiration, et les Orientaux, Samadhi.

Il savait déjà exactement quel texte il allait écrire : sa conversation avec Stern, à propos de la « pièce idéale », lui en avait soufflé la couleur et l’esprit. Ne restait plus qu’à attendre l’instant où les mots se mettraient à couler tout seuls.

A l’approche du soir, Fandorine, toujours en quête de l’illumination, commença de se balancer à un certain rythme, puis ses paupières jusqu’alors mi-closes s’ouvrirent toutes grandes.

Il trempa la plume d’acier dans l’encre et inscrivit le long titre de l’śuvre. Au début, sa main bougeait lentement, puis elle alla de plus en plus vite, peinant à suivre le flot des mots qui s’évadaient. Le temps enveloppa la pièce d’une brume mouvante, piquée de scintillements. Au cśur de la nuit, alors que la pleine lune régnait dans le ciel en tout son éclat, Eraste Pétrovitch se figea soudain, sentant la prodigieuse énergie se tarir. Une tache se forma sur le papier. Il lâcha le porte-plume, se renversa contre le dossier du fauteuil et enfin, pour la première fois depuis quatre nuits, il s’endormit, sans même avoir éteint la lampe.

Massa pénétra sans bruit dans le bureau et couvrit son maître d’un plaid. Il commença de lire ce qui était écrit, soupirant et hochant d’un air sceptique sa tête toute ronde.

SEPT UNITÉS AVANT LE BÉNÉFICE

La vengeance de Gengis Khan

Elle eût mieux fait de ne pas se coucher du tout. Encore le même cauchemar : un visage dans un chou et une barbe entourant une bouche qui chantait sans émettre le moindre son.

A dire vrai, le rêve avait commencé très gentiment. Elle roulait sur une route de campagne – pas en automobile mais en calèche. Martèlement bien rythmé des sabots, cliquetis des boucles de harnais, douce oscillation des ressorts, soulevant une onde voluptueuse au plus profond du corps. Personne à côté, une humeur… comme si des ailes lui avaient poussé, le cśur empli d’un avant-goût de bonheur, et aucun autre besoin que de se laisser bercer ainsi sur le siège à la fois ferme et confortable et de se préparer à une joie prochaine…

Soudain on frappe un coup à la vitre de gauche. Elle tourne la tête : il y a là un visage cyanosé, les yeux clos, des lambeaux de chou pendus à ses somptueuses moustaches poivre et sel. Une main arborant un anneau rectifie la cravate, et celle-ci se met à remuer. Ce n’est pas une cravate, c’est un serpent !

Puis à droite également, on frappe. Elle tressaille : c’est le chanteur à la barbe rouge feu. Il la regarde d’un air pénétré, ouvre grande la bouche, et écarte même le bras en un geste gracieux, mais rien ne semble sortir de sa gorge.

Ne s’entendent que les coups contre la vitre : toc-toc-toc, toc-toc-toc.

Pendant un temps, ces rêves avaient presque cessé. Elle ne s’était même pas sentie très effrayée quand, durant la représentation de Pauvre Lisa, elle avait aperçu au troisième rang du parterre la calvitie familière et le regard brûlant de haine par-dessous les sourcils noirs en broussaille. Elle savait qu’il se manifesterait tôt ou tard, elle y était prête au fond d’elle-même et s’était trouvée satisfaite de sa maîtrise de soi.

Mais après le spectacle, quand tout à coup la tête du serpent avait surgi entre les boutons de rose, la fixant des mêmes petits yeux féroces, le cauchemar s’était abattu à nouveau sur elle, avec un poids encore plus écrasant. Sans le charmant Novimski, si touchant tant il semblait amoureux… Brrr, mieux valait ne pas y penser !

Elle s’était empêchée ensuite de dormir pendant quarante-huit heures, sachant trop comment cela finirait. Mais le troisième jour, la fatigue l’avait emporté, et bien sûr le réveil avait été atroce. Avec cris, sanglots convulsifs et hoquettements. Depuis lors, chaque nuit le rêve revenait, toujours identique : un vieux rêve qu’elle faisait à Saint-Pétersbourg, où à présent figurait en outre un serpent.

Dans le dortoir du conservatoire de danse, avant de s’endormir, la petite Lisa jouait souvent devant ses camarades les héroïnes qui se meurent. De la lente action d’un poison, comme Cléopâtre, ou bien de phtisie, comme la Dame aux camélias. Juliette qui se transperçait d’un poignard convenait également fort bien, car avant de se donner la mort elle prononçait un monologue des plus émouvants. Elle aimait rester étendue, immobile, les yeux clos, et écouter les fillettes sangloter. Elles étaient toutes devenues plus tard danseuses, certaines avaient même atteint la célébrité, mais une carrière de ballerine est bien courte, alors que Lisa désirait se consacrer au théâtre jusqu’à un âge très avancé, comme Sarah Bernhardt, aussi avait-elle choisi la comédie. Elle rêvait de tomber un jour inanimée sur la scène, comme Edmund Kean, pour que mille personnes, en la voyant, se disent que c’était là seulement du théâtre, mais fondent en larmes néanmoins, cependant qu’elle exhalerait son dernier souffle sous les applaudissements et les bravos.

Lisa avait convolé de bonne heure. Elle jouait la Princesse lointaine, Sacha Leïkine jouait Joffroy, le prince amoureux. Premier succès, première ivresse devant un public pâmé. Quand on est jeune, il est facile de confondre la fiction avec la vie. Bien entendu, ils avaient divorcé, très vite. Impossible à deux comédiens de vivre ensemble. Sacha s’était évanoui quelque part en province, ne lui laissant que son nom. Mais une jeune première ne pouvait décemment s’appeler Lisa Leïkina, et elle était devenue Elisa Lointaine.

Si son premier mariage avait été tout au plus un échec, le second s’était révélé une catastrophe. Encore une fois elle ne pouvait s’en prendre qu’à elle-même. Elle s’était laissé séduire par le dramatisme d’un soudain tournant de son existence, par le clinquant d’un prestige de façade. Par un titre ronflant, enfin. Mais combien de comédiennes ne se fussent pas résolues au mariage à seule fin de s’entendre appeler « Votre Haute Noblesse » ou « Votre Excellence » ? Or, là, l’étiquette était encore plus pompeuse : « Votre Grandeur ». C’était ainsi que l’usage voulait qu’on s’adressât à l’épouse d’un khan. Iskander Altaïrski était un brillant officier de l’escorte impériale, fils aîné du souverain d’un des khanats caucasiens qui s’étaient alliés à l’empire au temps d’Ermolov. Il dépensait sans compter, faisait joliment la cour, était assez bel homme en dépit d’une calvitie précoce, et par-dessus le marché se montrait fougueux et éloquent comme savent l’être les Asiates. Il était prêt à tout sacrifier par amour, et avait tenu parole. Quand sa hiérarchie lui avait refusé l’autorisation de se marier, il avait donné sa démission et mis un terme à sa carrière militaire. Il avait rompu ses relations avec son père et renoncé à ses droits au profit de son frère cadet : une actrice, qui plus est divorcée, ne pouvait devenir l’épouse de l’héritier. Mais on avait alloué au renégat une rente annuelle très confortable. Et surtout, Iskander avait juré de ne pas faire obstacle à sa carrière théâtrale et accepté un mariage sans enfants. Que pouvait-elle demander de plus ? Ses rivales comédiennes avaient manqué s’étouffer de jalousie. Lidia Iavorskaïa, qui avait épousé un prince Bariatinski, avait même quitté la Russie : des princesses, à Saint-Pétersbourg, il y en avait en veux-tu en voilà, mais des khancha, il n’y en avait qu’une seule.

Son second mariage s’était délité encore plus vite que le premier : au lendemain des épousailles et de la nuit de noces. La cause n’en fut pas que l’époux, en proie à une trop violente excitation, n’avait pas su faire preuve des qualités qu’on attendait de lui (incident, au contraire, plutôt touchant), mais bien les conditions qu’il exposa au matin à sa femme.

« Le statut de khancha Altaïrskaïa impose des devoirs, lui avait dit Iskander d’un ton sévère. J’ai promis de ne pas m’opposer à votre passion pour le théâtre et je tiendrai parole, mais vous devrez éviter les pièces où vous seriez contrainte de subir l’étreinte ou, pire encore, les baisers d’autres hommes. »

Elisa avait éclaté de rire, pensant qu’il plaisantait. Quand elle avait compris que son mari était parfaitement sérieux, elle avait longuement tenté de le raisonner. Elle lui avait expliqué que dans l’emploi de jeune première il était impossible de se soustraire aux étreintes et aux baisers ; il était même à présent de plus en plus à la mode de représenter sur scène le triomphe de la chair de manière assez réaliste.

« Quel triomphe ? avait demandé l’Oriental, avec une grimace si expressive qu’Elisa avait tout de suite compris que ses explications ne mèneraient à rien.

— Celui dont vous avez été incapable ! s’était-elle exclamée, imitant la grande Jemtchoujnikova dans le rôle de Marfa Possadnitsa1. Et qui à présent ne risque plus d’arriver ! Adieu, Votre Grandeur, la lune de miel est terminée ! Il n’y aura pas davantage de voyage de noces. Je demande le divorce ! »

Elle tremblait au souvenir de ce qui s’était passé ensuite. Le rejeton d’une très ancienne famille, descendant en droite ligne de Gengis Khan, s’était abaissé à porter la main sur une femme et à jurer comme un grenadier, avant de se précipiter vers son bureau pour y prendre un revolver et abattre sur-le-champ celle qui venait de l’offenser. Tandis qu’il s’escrimait avec la clef du tiroir, Elisa, morte de peur, avait bien entendu pris ses jambes à son cou, et par la suite n’avait plus accepté de rencontrer le gengiskhanide à moitié fou qu’en présence d’avocats.

Devant témoins, Iskander se tenait de manière civilisée. Il expliquait avec courtoisie qu’il n’accorderait jamais le divorce, car dans sa famille la chose était tenue pour un terrible péché et son père lui couperait les vivres. Il n’était pas opposé à vivre séparé de son épouse et se déclarait même prêt, si celle-ci acceptait d’observer « les convenances », à lui verser une pension alimentaire (ce qu’Elisa avait refusé avec mépris – Dieu merci, ce qu’elle gagnait au théâtre lui suffisait amplement).

Le khan ne dévoilait sa nature de sauvage que lors des rencontres en tête à tête. Sans doute faisait-il suivre sa femme, car il surgissait devant elle dans les lieux les plus inattendus, et toujours sans avertissement. Il bondissait comme un diable hors de sa boîte.

« Ah, c’est comme ça ? disait-il, une lueur mauvaise brillant dans ses yeux exorbités, des yeux auxquels naguère elle trouvait pourtant du charme. Le théâtre vous est plus cher que mon amour ? Fort bien. Sur scène vous pouvez vous conduire comme une traînée. C’est votre affaire. Mais puisque formellement vous continuez d’être ma femme, je ne vous laisserai pas couvrir de boue le nom de mes ancêtres ! Sachez-le bien, madame : vous ne pourrez avoir d’amants que sous les feux de la rampe, sous les yeux du public. Tout homme auquel vous ouvrirez votre lit sera condamné à périr. Et vous le suivrez dans la mort ! »

A dire vrai, ce discours, au début, ne l’avait guère effrayée. Au contraire, il ajoutait du piment à son existence. Durant le spectacle, s’il y avait une scène d’amour, elle prenait soin d’observer la salle à la dérobée, et si d’aventure elle croisait le regard incendiaire de son mari, elle jouait avec une passion redoublée.

Les choses continuèrent de la sorte jusqu’au jour où l’entrepreneur de théâtre Fourchtatski s’éprit d’elle sérieusement. C’était un homme en vue, un homme de goût, propriétaire du meilleur théâtre de Kiev. Il lui proposait de rejoindre sa troupe à des conditions incroyablement avantageuses, l’inondait de fleurs et de compliments, et lui picotait l’oreille de ses opulentes moustaches parfumées. Il lui fit également une proposition d’un autre ordre, matrimoniale celle-là.

Elle était déjà prête à accepter, la première offre comme la seconde. Tout le monde en parlait dans le monde du théâtre, et ses rivales de nouveau se mordaient les doigts.

Et brutalement, au cours d’un repas officiel organisé en son honneur par les membres du bureau de la Société théâtrale, Fourchtatski mourut ! Elisa n’était pas présente à ce banquet, mais on lui peignit la scène avec force couleurs : l’entrepreneur s’était subitement empourpré, puis avait émis un râle avant de s’écrouler, la face dans son assiette de solianka à la villageoise2.

Elisa, bien sûr, avait abondamment pleuré ce soir-là, se lamentant sur le sort du pauvre Fourchtatski, et se répétant « C’est donc que le destin ne le voulait pas » et autres phrases de circonstance. Puis le téléphone avait sonné, et une voix familière à l’accent caucasien avait chuchoté dans l’appareil :

« Je vous avais prévenue. Cette mort pèsera sur votre conscience. »

Même alors, elle n’était pas allée jusqu’à prendre Iskander au sérieux. Il n’était à ses yeux qu’un scélérat d’opérette, qui roulait de gros yeux, la moustache hérissée, sans vraiment effrayer personne. En son for intérieur, elle l’avait baptisé Gengis Khan.

Oh, comme la vie devait la punir cruellement de sa légèreté !

Trois mois environ après la mort de l’entrepreneur, dont personne n’avait mis en doute le caractère naturel, Elisa se permit de s’enticher d’un autre homme, ténor dramatique au théâtre Mariinski. Aucune considération de carrière n’entrait cette fois-ci en jeu. Simplement, le chanteur était beau (ah ! cette éternelle faiblesse qu’elle nourrissait pour les apollons…) et possédait une voix affolante qui vous instillait dans tout le corps une langueur hypnotique. A cette époque, Elisa jouait déjà avec l’Arche de Noé, mais travaillait encore à ses récitals. Un jour, le ténor (il s’appelait Astralov) et elle donnèrent une petite pièce en un acte, un duo intitulé La Barbe rouge. Un aimable divertissement de rien du tout : elle y déclamait en esquissant quelques pas de danse, tandis qu’Astralov chantait, avec tant de charme et de talent qu’ensuite ils s’en furent tous deux à Strelnia, où arriva ce qui tôt ou tard devait arriver. A dire vrai, pourquoi pas ? Elle était une femme adulte, libre, moderne. Quant à lui, il était séduisant, et s’il n’avait guère de plomb dans la cervelle, il était en revanche fort doué et galant homme. Au matin, Elisa repartit, car elle devait être à onze heures à une répétition. Son amant resta dans la chambre. Il prenait toujours grand soin de son apparence, et partout emportait avec lui un nécessaire de toilette contenant instruments de manucure, brosses de toutes tailles, ciseaux à ongles et rasoir brillant comme un miroir réservé à l’entretien de sa barbe.

C’est avec ce rasoir dans la main qu’il fut retrouvé. Son cadavre était affalé dans un fauteuil, toute la chemise rouge de sang, ainsi que la barbe. La police arriva à la conclusion qu’au terme d’une nuit passée avec une femme le ténor s’était tranché la gorge, assis devant un miroir. Elisa portait un voile, les domestiques de l’hôtel n’avaient pas vu son visage, si bien que l’affaire n’avait pas soulevé de scandale.

Aux funérailles, elle était en larmes (il n’en manquait pas à ce moment, de belles dames éplorées), torturée par un doute affreux : qu’avait-elle fait ou dit qui eût pu provoquer ce drame ? Cela ressemblait si peu à ce bon vivant d’Astralov ! Soudain, elle aperçut Gengis Khan au milieu de la foule. Il la regarda, esquissa un sourire ironique, et d’un geste vif se passa l’index sur la gorge.

A cet instant seulement les yeux d’Elisa se dessillèrent.

Un meurtre ! C’était un meurtre ! Et même deux, car il était certain que Fourchtatski avait été empoisonné.

Durant un ou deux jours, elle se débattit dans des affres. Que faire ? Que faire ?

Prévenir la police ? Mais premièrement, elle n’avait aucune preuve. On prendrait sa déclaration pour un délire de petite demoiselle fantasque. Deuxièmement, Astralov avait une famille. Troisièmement… Troisièmement, elle était terrifiée.

Gengis Khan était devenu fou, sa jalousie à son endroit avait tourné à la paranoïa. Partout dans la rue, les magasins, au théâtre, elle se sentait suivie. Et ce n’était pas le fruit d’une manie de la persécution, non ! Dans son manchon, son carton à chapeaux, et même dans son poudrier, Elisa découvrait constamment des petits bouts de papier. Sans un mot, ni même une initiale, juste des dessins : tête de mort, couteau, nśud coulant, cercueil… En proie à la méfiance, elle avait congédié plusieurs femmes de chambre qui lui semblaient avoir été soudoyées.

Le pire, c’était la nuit. A cause de la tension, à cause de la solitude à laquelle elle était condamnée (comment aurait-elle eu des amants à présent ?), Elisa faisait des cauchemars atroces où la sensualité se mêlait à d’affreuses images de mort.

La mort, Elisa y pensait souvent maintenant. Viendrait un moment où la folie de Gengis Khan atteindrait son paroxysme, et alors le monstre la tuerait. La chose risquait de se produire très bientôt.

Pourquoi n’allait-elle pas, malgré tout, chercher de l’aide auprès de quelqu’un ?

Il y avait plusieurs raisons à cela.

Primo, comme il a déjà été dit, elle n’avait pas de preuves, et personne ne la croirait.

Secundo, elle avait honte de son extraordinaire sottise : comme pouvait-on épouser un monstre ? Bien fait pour toi, pauvre idiote !

Tertio, le remords la tenaillait d’avoir causé la perte de deux êtres. Elle était coupable, elle n’avait qu’à payer.

Et aussi – et c’était la raison la plus étrange –, jamais Elisa n’avait éprouvé de manière si intense la fragile beauté du monde. Le médecin psychiatre qu’elle avait consulté, avec beaucoup de prudence, sans citer aucun nom, au sujet de Gengis Khan lui avait affirmé que les paranoïaques voyaient leur délire s’aggraver au cours de l’automne. C’est le dernier automne de ma vie, se disait Elisa en regardant les peupliers qui commençaient à jaunir, et son cśur se serrait devant la douceur de cette fatalité. Sans doute était-ce là ce que ressentait le papillon de nuit volant vers la flamme d’une bougie. Il sait qu’il va périr, mais refuse de dévier de sa route…

L’unique fois où, cédant à un instant de faiblesse, elle s’était laissée aller à parler de sa peur, c’était une dizaine de jours plus tôt, en compagnie de cette excellente femme qu’était Olga Knipper. Elle avait craqué, on n’eût pas trouvé de plus juste expression. Elle n’avait fourni aucune explication concrète, mais avait éclaté en sanglots en bredouillant des paroles incohérentes. Olga, avec son obstination tout allemande, l’avait harcelée de questions, lui téléphonant sans relâche, lui expédiant lettre sur lettre, et après l’épisode du serpent avait accouru à l’hôtel. Elle avait fait plusieurs mystérieuses allusions à certain personnage susceptible de lui venir en aide dans n’importe quelle situation, et tout en exprimant bruyamment sa sympathie avait mis tout en śuvre pour lui tirer les vers du nez. Mais Elisa était restée de pierre. Sa décision était prise : ce qui devait arriver était inévitable, et il ne servirait à rien de mêler des étrangers à l’histoire.

Il n’existait qu’un seul moyen de se débarrasser de sa compatissante protectrice, un moyen fort cruel : se brouiller avec elle. Elisa savait comment y parvenir. Elle avait débité à son amie une kyrielle de propos outrageants et parfaitement impardonnables, touchant à ses relations avec son défunt mari. Olga s’était recroquevillée sur elle-même, avait fondu en larmes et était passée au vouvoiement pour rétorquer : « Dieu saura vous punir pour ce que vous venez de dire. » Puis elle avait pris congé.

Il me punira en effet, avait songé Elisa, et bientôt. Elle était ce jour-là si terrifiée, plus morte que vive, qu’elle n’avait éprouvé aucun remords. Elle s’était juste sentie soulagée qu’on la laissât en paix. Seule à seul avec son dernier automne, sa folie et ses cauchemars nocturnes…

Toc-toc-toc ! Toc-toc-toc !

Les coups retentirent à nouveau à la vitre, et Elisa se frotta les yeux pour chasser l’affreuse vision. Plus de calèche ni de cadavres pressant contre le carreau leurs faces avides.

Les ténèbres se dissipaient. Les contours des objets se dessinaient déjà, on discernait les aiguilles de l’horloge murale, qui venaient juste de passer cinq heures. Bientôt l’aube se lèverait et la peur, tel un animal nocturne, rentrerait dans sa tanière jusqu’au crépuscule suivant. A présent elle pouvait s’endormir sans crainte, elle le savait, on ne fait pas de cauchemar au matin.

Mais de nouveau un discret « toc-toc-toc » s’entendit.

Elle se redressa sur l’oreiller et comprit que son réveil n’était qu’un leurre. Elle continuait de dormir.

Elle rêvait qu’elle était étendue dans sa chambre d’hôtel encore plongée dans l’obscurité, elle regardait par la fenêtre, pour voir à nouveau se dessiner un visage de mort à la barbe rouge hirsute, un visage énorme et flou. Seigneur Dieu, prends pitié !

Elle se pinça, frotta encore une fois ses yeux collés de sommeil. Sa vue s’éclaircit. Ce n’était pas un rêve !

Un énorme bouquet de pivoines se balançait derrière les carreaux. Une main gantée de blanc le contourna et frappa trois coups : « toc-toc-toc ». Un visage apparut sur le côté, nullement cadavérique, mais au contraire bien vivant. Les lèvres surmontées d’une fine moustache en croc remuaient dans un murmure silencieux, les yeux s’écarquillaient, cherchant à scruter l’intérieur de la pièce.

Elisa reconnut un de ses admirateurs les plus persévérants : Vladimir Limbach, un hussard de la garde. Dans la cohorte des amateurs passionnés de théâtre se trouvaient bon nombre de jeunes officiers. A Saint-Pétersbourg, toute actrice, chanteuse ou ballerine un tant soit peu connue comptait forcément dans son entourage quelques-uns de ces jeunes gens bruyants et exaltés. Ils ovationnaient leur idole, lui lançaient des brassées de fleurs, et le jour de la représentation à bénéfice ou de la première dételaient les chevaux de sa calèche et promenaient eux-mêmes par les rues la maîtresse de leurs cśurs. Leur excès d’enthousiasme était flatteur et même utile, mais certains d’entre eux ne savaient pas où s’arrêter, et se permettaient de franchir la ligne séparant admiration et sollicitation.

Elisa eût-elle été dans un autre état d’esprit, peut-être eût-elle ri de l’entreprise de Limbach. Dieu sait comment il avait réussi à grimper sur la haute corniche du premier étage ! Cependant, à ce moment, elle fut prise de fureur. Le maudit roquet ! Il lui avait fait une peur bleue !

Elle bondit du lit et courut à la fenêtre. Le sous-lieutenant discerna dans la pénombre une silhouette blanche dévêtue et se colla avidement à la vitre. Sans penser que le gamin risquait de tomber et de se rompre le cou, Elisa tourna l’espagnolette et poussa les battants de la fenêtre, qui s’ouvrait vers l’extérieur.

Le bouquet vola par terre, tandis que Limbach, sous le choc, perdait l’équilibre, sans pour autant dégringoler dans le vide. Contredisant les lois de l’attraction terrestre, l’officier resta suspendu en l’air, oscillant et pivotant légèrement autour d’un axe.

L’énigme se trouva vite résolue : l’impudent personnage était descendu du toit, accroché à une corde nouée autour de sa ceinture.

— Divine ! prononça Limbach d’une voix oppressée. Laissez-moi entrer ! Je ne désire… que baiser le bas… de votre peignoir… avec vénération !

La colère d’Elisa s’évanouit brusquement, chassée par une terrible pensée. Si Gengis Khan avait vent de l’incident, le jeune idiot était condamné à mort !

Elle observa la rue de Tver, totalement déserte à cette heure de la nuit. Néanmoins, comment pouvait-on être sûr que le maudit maniaque ne se dissimulait pas quelque part sous un porche, ou derrière un réverbère ?

Sans un mot, Elisa referma la fenêtre et tira les rideaux. Entamer des tractations, formuler des prières ou des réprimandes n’eût fait qu’augmenter le risque.

Mais Limbach ne la laisserait pas en paix. Même dans sa propre chambre, la nuit, elle ne serait plus désormais à l’abri de ses manśuvres. Et le pire était que sa fenêtre donnait directement sur la rue… Pour la durée de sa tournée moscovite, l’Arche de Noé s’était installée au Louvre-Madrid, à l’angle de la rue Léontiev. Le Louvre était un hôtel chic dont la façade se dressait rue de Tver. C’était là que résidaient le directeur de la troupe, le jeune premier et la jeune première, dans des appartements dits « de luxe ». L’ensemble hôtelier comportait cependant une partie plus modeste, baptisée « le Madrid », qui donnait, quant à elle, sur la rue Léontiev, et où les autres membres de la troupe avaient pris leurs quartiers. Les compagnies de passage s’arrêtaient souvent dans ce double établissement, qu’on eût dit spécialement adapté à la hiérarchie théâtrale. Les comédiens à l’esprit railleur avaient surnommé le long couloir unissant le riche hôtel aux chambres de second ordre « les Pyrénées malaisées ».

Si la chose se reproduit, je devrai échanger ma chambre avec quelqu’un des Pyrénées, songea Elisa, un peu apaisée, et commençant même à sourire. Il lui était malgré tout difficile de rester indifférente face à pareille folie amoureuse. Il avait accouru de Saint-Pétersbourg, le vilain drôle. Sans doute en cachette de ses supérieurs. A présent il allait passer de longs jours en salle de police. Ce n’était pas le pire qui pouvait lui arriver…

1. Marfa Possadnitsa de Novgorod (1830) : drame en cinq actes et en vers de Mikhaïl Pétrovitch Pogodine (1800-1875).

2. Soupe à base de viande, de poisson ou de champignons et de différents ingrédients en saumure (concombre, chou, câpres, olives…).

Horreur

Après le scandale survenu à l’issue de la représentation de Pauvre Lisa, on avait tant parlé du théâtre, dans le monde et dans les journaux, que Stern avait changé ses plans, et renoncé à suspendre les spectacles. L’agiotage autour de l’Arche de Noé avait atteint une échelle inouïe : les spéculateurs revendait les billets non pas le triple, mais près du décuple de leur prix. Dans la salle, partout où c’était possible, et même dans les passages interdits, on installait des chaises supplémentaires. A chacune de ses entrées sur scène, Elisa sentait mille paires d’yeux braquées avidement sur elle, comme si les spectateurs attendaient que la jeune première fût victime de quelque accident incongru. Mais contrairement à son habitude, elle s’efforçait de ne pas regarder le public, craignant d’y repérer une flamme démente couvant sous des sourcils en broussaille…

On avait donné encore une fois chacune des pièces déjà montées : Pauvre Lisa, Les Trois Sśurs et Hamlet. Toutes avaient reçu un très bon accueil, mais Noé Noévitch restait insatisfait. Lors des séances d’analyse qui succédaient au spectacle, quand les comédiens buvaient le champagne, inscrivaient leurs remarques dans les Tables de la loi et s’adressaient piques et compliments, le metteur en scène se plaignait que la « tension diminuait ».

« Irréprochable mais fade ! s’exclamait-il. On se croirait chez Stanislavski ! Si nous continuons ainsi, nous allons perdre toute notre avance. Un théâtre sans bruit, sans provocation, sans scandale, ce n’est plus qu’une moitié de théâtre. Donnez-moi du scandale ! Donnez-moi la pulsation du sang ! »

L’avant-veille, lors de la représentation de Hamlet, le scandale avait malgré tout eu lieu, et cette fois encore Elisa en avait été l’objet. L’effet avait été moindre que le 5 septembre, cependant elle ne savait encore ce qui était le plus répugnant : voir surgir un serpent ou subir l’abjecte conduite d’un Emraldov !

Car si Elisa ne supportait plus du tout quelqu’un, c’était bien son principal partenaire. Un paon épris de lui-même, pontifiant, bête, mesquin et envieux ! Qui ne pouvait absolument pas admettre qu’elle fût indifférente à son charme mièvre et qu’elle eût plus de succès que lui auprès du public. Sans le troupeau de demoiselles hystériques dont les cris perçants électrisaient le reste des spectateurs, tous se fussent depuis longtemps rendu compte que le roi était nu ! Il était incapable de jouer correctement, et se contentait de lancer des regards farouches. Et il fallait encore qu’il s’évertuât, l’animal, à l’embrasser pour de vrai, sur la bouche. En y mettant la langue par-dessus le marché !

L’avant-veille, donc, il avait franchi toutes les bornes. Dans la scène où Hamlet s’emploie à faire sa cour à Ophélie, Emraldov avait joué le prince danois en grossier personnage aux manières obscènes, la serrant contre lui, lui écrasant la poitrine, puis provoquant l’effroi et l’enthousiasme de la salle en lui pinçant une fesse, d’un geste appuyé, comme l’eût fait un domestique avec une femme de chambre !

En coulisse, Elisa lui avait flanqué une gifle, mais l’autre s’était contenté de ricaner, tel un gros chat repu. Elle était certaine qu’au moment du bilan, après le spectacle, il serait le premier à en prendre pour son grade, mais Stern avait loué au contraire « sa trouvaille novatrice » et prédit que tous les journaux en parleraient le lendemain. Ils en avaient parlé en effet, et la feuille de chou La Vie pour un kopeck s’était même permis de glisser une allusion transparente aux « relations particulières » qu’entretenaient Mme Altaïrskaïa-Lointaine et « l’irrésistible » M. Emraldov, et d’insister sur « la passion africaine qui avait si spontanément fait irruption sur scène ».

Si les choses continuaient ainsi, Noé Noévitch, pour ne pas décevoir son public, se verrait contraint d’imaginer chaque fois de nouveaux tours, conformément à sa « théorie du sensationnel ». Irait-il jusqu’à lâcher des crocodiles au milieu de ses comédiens ? Ou bien à forcer ses actrices à jouer nues ? La Goupilova avait déjà proposé, dans Les Trois Sśurs, de paraître sur scène en déshabillé, pour souligner, selon elle, quelle souillon dévergondée Natalia était devenue une fois installée dans la demeure des Prozorov. Mais qui aurait envie de contempler les squelettiques appas de Xantippa Pétrovna ?

Les répétitions de La Cerisaie allaient bon train : elles avaient lieu chaque matin à partir de onze heures. Mais le spectacle bizarrement peinait à prendre tournure. Y avait-il tant matière à sensationnel dans la pièce, même traitée de manière inédite ? Noé Noévitch lui-même semblait déjà avoir conscience de s’être fourvoyé, mais refusait de reconnaître son erreur. Et c’était bien dommage. Elisa aurait tant aimé interpréter quelque chose de piquant, de raffiné, qui sortît de l’ordinaire. Le rôle de jeune ingénue de dix-sept ans écrit par Tchekhov ne lui plaisait pas du tout. Il était ennuyeux, sans épaisseur, il n’y avait presque rien à jouer. Mais la discipline est la discipline.

A onze heures moins le quart, elle montait dans l’auto. Jeune premier et jeune première avaient droit par statut à une voiture ouverte, les autres étaient remboursés de leurs frais de déplacement en fiacre, mais ce jour-là, Dieu merci, Elisa fit le trajet seule. Emraldov n’avait pas passé la nuit à l’hôtel, comme cela lui arrivait souvent.

Elisa remonta la rue de Tver, retenant son chapeau à large bord, orné d’une plume d’autruche. On la reconnaissait, et des cris enthousiastes s’élevaient sur son passage, tandis qu’en retour le chauffeur donnait du klaxon pour remercier les badauds. Elisa aimait ces excursions en voiture, qui l’aidaient à se charger d’énergie créatrice avant la répétition.

Chaque acteur avait son truc, sa petite ruse personnelle lui permettant d’entrer dans l’état magique du Jeu. La Goupilova, par exemple, se querellait systématiquement avec quelqu’un, afin de s’élever au degré de nervosité nécessaire. La Réginina lambinait exprès pour arriver en retard et essuyer la colère du metteur en scène. La pulpeuse Abrikossova se collait des claques sur les joues (Elisa l’avait vue faire plusieurs fois). Lev Spiridonovitch Rézonovski, tout le monde le savait, vidait un flacon. Quant à Elisa, elle avait besoin d’une brève promenade en voiture, de la caresse du vent et des acclamations des passants, ou bien, autre plaisir, de marcher dans la rue d’un pas aérien, et qu’on la reconnût et qu’on se retournât en la voyant.

Rouge pivoine, toute vibrante intérieurement, elle grimpa l’escalier quatre à quatre, se débarrassa de sa cape, ôta son chapeau et se regarda brièvement dans le miroir (elle était un peu pâle, mais cela lui allait bien), et à la minute près, à onze heures tapantes, entra dans la salle. Tous, hormis Emraldov et la Réginina, étaient déjà assis devant la scène, au premier rang. Stern se tenait en haut, montre à la main, prêt à exploser. Novimski piétinait derrière lui, gagné par son impatience.

— Je ne comprends pas comment on peut témoigner autant d’irrespect à ses collègues et, pour tout dire, à l’art, commença la Goupilova d’une voix mielleuse.

Méfistov renchérit :

— Est-ce qu’ils seraient arrivés en retard également à la véritable arche de Noé ? La personne qui prétend au statut de principal acteur de la troupe paraît nous tenir tous pour de la vulgaire valetaille. Y compris le metteur en scène. Nous devons tous attendre que monsieur daigne avoir achevé son déjeuner ! Et les éternels retards de Mme Réginina ! On entre dans le personnage, on se prépare, on s’accorde à son rôle, et au lieu de cela…

A cet instant, comme à l’habitude, Vassilissa Prokofievna déboula dans la salle, la face écarlate, en lançant :

— Je ne suis pas en retard ?

— Ha ha ha ! fit la Goupilova.

Stern porta les mains à ses tempes, tandis que Novimski hochait la tête d’un air réprobateur. On aurait pu à présent commencer, mais Emraldov ne se montrait toujours pas. Cela ne lui ressemblait guère. Il pouvait passer la nuit avec n’importe qui, Hippolyte arrivait toujours à l’heure aux répétitions, même s’il ne tenait qu’à peine sur ses jambes sous l’effet de la gueule de bois.

— Il faudrait que quelqu’un aille voir à la loge de maquillage. Sans doute notre apollon est-il si bouffi qu’il n’arrive pas à poudrer les poches sous ses yeux, suggéra Rézonovski.

— Allez-y donc vous-même. Il n’y a pas de domestiques ici, lui rétorqua son ex-épouse avec mépris.

— Comment ça, « il n’y a pas de domestiques » ? plaisanta Labiline. Et moi alors ?

Cependant il se garda bien de quitter sa place. Finalement ce fut, bien entendu, le toujours serviable Vassia Innokentov qui se chargea de la corvée.

Quel ennui, songea Elisa, en réprimant un bâillement. Méfistov a raison : ça vous ferait perdre toute envie de jouer.

Elle tira un petit miroir de son sac à main et entreprit de travailler la mimique de son personnage : joie innocente, émotion touchante, attendrissement, légère frayeur. Le tout très « jeune fille », tendre, dans les tons pastel.

Stern était en train de sermonner Novimski on ne savait à quel propos, Kostia Labiline plaisantait avec Sérafima, la Goupilova se chicanait avec Vassilissa Prokofievna sur un ton hystérique.

— Messieurs… Noé Noévitch !

Vassia se tenait au fond de la scène, pâle comme un mort. Sa voix était chevrotante, presque étranglée. Tous se tournèrent vers lui dans un silence soudain.

— Vous avez trouvé Emraldov ? demanda Stern d’un air sévère.

— Oui…

Les lèvres d’Innokentov s’étaient mises à trembler.

— Eh bien alors, où est-il ?

— Chez lui, dans sa loge… Je crois qu’il est… mort.

— Qu’est-ce que vous racontez ?

Noé Noévitch se précipita dans les coulisses. Les autres le suivirent. Le miroir tressautait dans les mains d’Elisa. A cet instant, elle avait l’esprit vide, elle était simplement sous le choc. Elle se pressa de rejoindre le reste de la troupe.

Tous étaient effarés, confus, désemparés. Bien qu’au premier coup d’śil il fût évident qu’Hippolyte était bel et bien mort (il gisait sur le plancher, étendu sur le dos, une main en l’air, les doigts crispés), on tenta de le relever, de lui souffler dans la bouche, tandis que quelqu’un criait : « Un médecin ! Un médecin ! »

Enfin Noé Noévitch intervint :

— Allons donc, vous ne voyez pas ? lança-t-il. Il est déjà raide. Eloignez-vous, tous ! Novimski, téléphonez à la police. Ils doivent avoir leur propre médecin… Comment dit-on déjà… un expert médical.

Elisa, bien sûr, fondit en larmes. Elle était désespérée de voir Emraldov, de son vivant si incroyablement beau, à présent affalé sur le sol, le visage contracté, sa jambe de pantalon retroussée, sans qu’il s’en souciât désormais le moins du monde.

Ils restèrent là, massés sur le seuil, en attendant les policiers. La Réginina récitait des prières avec sentiment, Abrikossova sanglotait, Méfistov et Goupilova conféraient à voix basse, se demandant avec qui le défunt avait pu passer la nuit. Rézonovski soupirait :

— Il a fini de faire la noce, et de boire plus que de raison, le malheureux jouisseur. Je l’avais pourtant prévenu.

Incapable de rester inactif, Novimski tenta de remettre de l’ordre : il redressa la chaise renversée et ramassa une coupe d’étain qui traînait par terre (un accessoire qui servait dans Hamlet).

— Où allons-nous dégoter maintenant un Lopakhine ? s’enquit Noé Noévitch sans qu’on comprît à qui il s’adressait.

Enfin un fonctionnaire de la police arriva, escorté d’un médecin. Il demanda à tous de sortir et ferma les portes de la loge. L’examen du corps dura un long moment. Les hommes, à l’exception de Stern, se rendirent au buffet pour boire à la mémoire du défunt. Un premier reporter se présenta, qui avait eu vent, on ne sait comment, de la tragédie. Puis un deuxième, et un troisième. Suivis bientôt par des photographes.

Elisa se retira aussitôt chez elle (comme Emraldov, elle disposait par contrat d’une loge personnelle). Elle s’assit devant le miroir pour réfléchir à la toilette qu’elle porterait pour accompagner le cercueil. Les funérailles en effet n’auraient pas lieu sur place, mais à Saint-Pétersbourg. Hippolyte avait une épouse qui haïssait le théâtre et tout ce qui s’y rapportait. A présent, son mari volage allait enfin lui revenir, et elle le ferait inhumer comme elle le jugerait bon.

Elle passa un instant à composer sur son visage différentes nuances d’affliction.

Puis du bruit s’éleva dans le couloir, on entendit des pas, des voix alarmées, quelqu’un même poussa un cri. Elisa comprit que la police en avait terminé et qu’il était temps de sortir affronter la presse. Elle se leva et jeta sur ses épaules le boa de plumes des Trois Sśurs, dont la forme et la couleur convenaient parfaitement au deuil. Son front et ses joues étaient pâles, sans qu’elle eût usé d’artifice. Et ses yeux, au souvenir du pauvre Hippolyte, s’emplirent dans l’instant de larmes. Ils brilleraient sur les photographies. Quel désastre, quelle horreur, se dit Elisa, pour se remettre dans la note.

Mais l’horreur était encore à venir. Elle commença quand le visage taché de son de Zoïa Linotova parut dans l’encadrement de la porte.

— Vous imaginez, Elisa ? Le médecin prétend qu’Emraldov s’est empoisonné. Certainement à cause d’un amour malheureux ! Eh bien, qui aurait pu attendre ça de lui ! Les reporters sont comme fous !

Sur quoi elle fila propager plus loin l’ahurissante nouvelle.

Elisa, quant à elle, songea à l’entrepreneur Fourchtatski. Ainsi qu’à un autre fait, qui venait juste de lui revenir à l’esprit, à l’instant même.

Quand Hamlet-Emraldov avait pincé la fesse d’Ophélie, provoquant dans la salle exclamations indignées et rires gras, Elisa avait remarqué dans son champ de vision latéral un homme vêtu d’un frac noir qui se levait brusquement et gagnait la sortie. Elle était alors sous le choc, abasourdie, et n’avait pas cherché à le suivre des yeux, mais à présent la scène se redessinait devant elle comme sur une photographie. Son regard possédait une faculté essentielle pour une actrice : celle de retenir les menus détails.

L’homme qui avait quitté la salle avait des épaules carrées, un pas nerveux, une calvitie étincelante. C’était Gengis Khan, c’était lui à coup sûr, à présent elle en était certaine.

Etouffant un cri, Elisa se cramponna à la table pour ne pas tomber. En vain. Ses jambes se dérobèrent sous elle comme si elles étaient soudain de chiffon.

Ce fut Noé Noévitch qui présida en personne à la cérémonie d’adieu, triste événement qu’il s’appliqua à mettre en scène comme il l’eût fait d’une pièce de théâtre.

Le spectacle qui en résulta fut impressionnant. Le cercueil franchit les grandes portes du théâtre, comme il se doit, sous les applaudissements et les cris stridents de tout un chśur de pleureuses inconsolables, admiratrices désormais orphelines du jeune premier. La place débordait de monde. La procession se mit en marche, traversant la moitié de la ville pour atteindre la gare Nikolaïev, située à une verste de là.

Elisa marchait juste derrière le corbillard, la tête obstinément baissée. Elle était couverte d’un voile qu’elle relevait de temps à autre pour essuyer ses larmes.

L’état de peur panique qui s’était emparé d’elle dès le moment qu’elle avait deviné la vraie cause de la mort d’Hippolyte l’avait abandonnée pour un temps. Elisa sentait les regards posés sur elle et était tout entière dans son personnage. Le défunt, revêtu d’un costume de Cyrano (son rôle le plus célèbre), auquel seul manquait le faux nez, était transporté dans un cercueil ouvert, et il n’était guère difficile de s’imaginer en Roxane accompagnant dans son dernier voyage le héros prématurément disparu.

Avant le départ du train, Stern prononça un discours magnifique qui tira des sanglots à toutes les femmes présentes dans la foule, plongeant même certaines dans de véritables crises d’hystérie.

— Un grand acteur s’en va, un homme chargé d’énigmes, qui emporte avec lui le mystère de sa mort. Adieu, l’ami ! Adieu, toi, le plus talentueux de mes disciples ! Oh, dans quelle scintillante lumière tu vécus ! Oh, dans quelles ténèbres aujourd’hui tu t’en vas ! Mais à travers la nuit, tu quittes ce monde pour un autre monde encore plus radieux !

Elisa, en tant que partenaire du défunt, aurait dû également se fendre de quelques paroles de circonstance, mais après les exploits oratoires de Stern, elle craignait de paraître ridicule, aussi porta-t-elle la main à sa gorge, comme si une boule de chagrin l’étouffait, qu’elle était incapable de ravaler. Elle baissa la tête et, toujours silencieuse, se contenta de laisser tomber un lis blanc dans le cercueil.

Le tout lui parut assez réussi. Quel avantage offre le voile ! On peut à travers observer les visages sans que personne s’en rende compte. Elisa ne s’en privait pas. Oh, comme on la regardait ! Avec des larmes dans les yeux, avec admiration, avec vénération !

Soudain son attention fut attirée par une main levée, gantée de blanc. La main se referma, serrant le poing, puis tournant le pouce vers le bas, en ce geste par lequel on condamnait à mort le gladiateur vaincu. Elisa tressaillit, son regard passa du gant au visage de son propriétaire, et tout lui parut s’envelopper de brouillard. C’était lui, Gengis Khan ! Triomphant, découvrant ses dents en un rictus vengeur.

Pour la seconde fois de la journée, elle perdit connaissance. Ses nerfs étaient tendus à craquer.

Durant le trajet du retour, entre la gare et le théâtre, Noé Noévitch la morigéna longuement, le tonnerre de sa voix couvrant le vacarme du moteur :

— La scène avec le lis était formidable, je ne le discute pas. Mais aller s’évanouir, c’est pousser un peu loin le bouchon ! Et puis, pourquoi tomber de manière si vulgaire, si inélégante ? Le bruit du choc de votre nuque contre l’asphalte s’est entendu à dix pas ! Depuis quand êtes-vous adepte de l’école naturaliste ?

Elisa ne répondit pas, peinant encore à reprendre ses esprits. Stern pouvait bien penser ce qu’il voulait. Sa vie, de toute manière, était finie…

Ils ne se rendaient pas au théâtre pour célébrer un repas funéraire. C’eût été indigne, petit-bourgeois. Le metteur en scène avait déclaré : « La meilleure manière d’honorer la mémoire d’un acteur, c’est de poursuivre le travail sur son dernier spectacle », et avait fixé une réunion extraordinaire pour redistribuer les rôles. La troupe avait chaleureusement accueilli la proposition. Depuis la veille, tous s’interrogeaient : qui donc allait jouer à présent Eraste, Verchinine, Hamlet et Lopakhine ?

Devant les comédiens, Noé Noévitch prononça un discours d’une tout autre teneur qu’au cimetière.

— C’était un acteur passable, mais il nous a fait une belle mort. On peut dire qu’il s’est sacrifié sur l’autel de notre cher théâtre, ajouta-t-il d’une voix émue pour aussitôt adopter un ton purement pratique, sans plus paraître très affligé : Grâce à Hippolyte, on parle de nous dans tous les journaux, dans tous les salons. En conséquence, je vous propose une manśuvre audacieuse. Nous annonçons un deuil d’un mois. Nous ne remplaçons pas Emraldov dans les pièces du répertoire. Pour ainsi dire, nous concéderons des pertes en hommage à la mémoire d’un grand artiste. Nous abandonnons Les Trois Sśurs, Lisa et Hamlet.

— Grandiose, maître ! s’exclama Novimski. Noble geste !

— La noblesse n’a rien à voir là-dedans. Le public a déjà vu notre répertoire. Sans Emraldov et ses admiratrices hystériques, les spectacles perdront la moitié de leur potentiel électrique. Baisser le prix des places serait une erreur, cependant je ne saurais souffrir des fauteuils vides dans la salle. Par conséquent, mes amis, nous nous concentrerons désormais sur les répétitions de La Cerisaie. Je vous demande à tous d’être sur place à onze heures. Et de veiller à ne pas être en retard, Vassilissa Prokofievna, autrement je vous mettrai à l’amende, comme prévu par le contrat.

— Vous voudriez tout convertir en argent ! Vous êtes un marchand du temple, voilà ce que vous êtes !

— Dans un temple, Vassilissa Prokofievna, on n’achète pas de billets, riposta Stern. Et les chantres ne touchent pas trois cents roubles par mois, quel que soit le nombre de messes, autant dire de spectacles, qu’ils ont servies.

La Réginina lui tourna le dos, trop fière pour s’abaisser à lui répondre.

— Pour entretenir l’intérêt du public et compléter nos finances, nous organiserons plusieurs concerts en hommage à Emraldov. Pour le premier, la salle sera remplie par ses admiratrices venues tout spécialement de Saint-Pétersbourg. Le suicide est à la mode en ce moment. Avec un peu de chance, une idiote mettra fin à ses jours pour imiter son idole. Nous honorerons sa mémoire par un concert spécial.

— Mais c’est affreux ! murmura Innokentov. Comment peut-on se livrer à de tels calculs ?

— Quel cynisme monstrueux ! renchérit tout haut la mère noble, que la menace d’être mise à l’amende avait outragée.

Mais Elisa pensa : Stern n’est pas un cynique, pour lui la vie est impensable sans théâtre, et le théâtre impensable sans effet. La vie est un décor, la mort est un décor. Il est comme moi : il aimerait mourir sur scène sous les applaudissements et les sanglots du public.

— Tout cela est merveilleux, intervint Rézonovski d’une voix grave et posée, mais à qui avez-vous l’intention de confier le rôle de Lopakhine ?

La réponse du metteur en scène était déjà prête :

— Je vais chercher quelqu’un ailleurs. Peut-être parviendrai-je à décider Lionia Leonidov1 à collaborer un temps avec nous, par solidarité dans notre malheur. Il connaît bien le rôle, en modifier l’interprétation, pour un acteur de son envergure, c’est un jeu d’enfant. Et pour la période des répétitions, je prendrai Novimski. Vous savez déjà le texte, Georges, n’est-ce pas ?

L’assistant hocha la tête avec empressement.

— Voilà qui est parfait. Je me chargerai moi-même de Siméonov-Pichtchik et du passant. Quant au chef de gare, on peut fort bien l’éliminer : chez Tchekhov, il ne prononce pas un mot. Nous allons commencer maintenant. Je vous demande à tous d’ouvrir vos dossiers.

A cet instant la porte (la réunion avait lieu au foyer des artistes) grinça.

— Qui est-ce encore ? demanda Noé Noévitch, irrité, ne supportant pas que des personnes étrangères à la troupe se manifestent durant les répétitions ou les assemblées. Ah ! C’est vous, monsieur Fandorine !

Le visage émacié du metteur en scène changea dans l’instant d’expression, pour s’éclairer d’un sourire des plus charmants.

— Je ne m’attendais pas…

Tout le monde se retourna.

Dans l’embrasure de la porte, tenant dans ses mains un haut-de-forme anglais, gris à carre peu élevée, se tenait le postulant à l’emploi de dramaturge.

1. Leonid Mironovitch Leonidov (1873-1941), un des acteurs préférés de Stanislavski. En 1911, il jouait au Théâtre d’art de Moscou.

La théorie de la rupture

— Noé Noévitch, on m’a dit au t-téléphone que vous étiez ici, dit-il avec un léger bégaiement. Je vous présente toutes mes condoléances et vous demande pardon de vous déranger en ce t-triste jour, mais…

— Vous avez des nouvelles pour moi ? demanda le metteur en scène, s’animant. Entrez donc, entrez !

— Oui… Enfin, non. Pas dans ce sens, mais dans un autre assez in-nattendu…

Le nouvel arrivant serrait sous son bras une serviette de cuir. Il adressa un salut discret au reste des personnes présentes.

Elisa hocha la tête avec froideur puis se détourna en pensant : Quelle maladresse pour feindre l’embarras ! Je doute qu’il connaisse ce sentiment. Hier, il ne paraissait pas gêné le moins du monde, dans une situation autrement plus embarrassante.

La veille, Elisa était en proie à une agitation extrême. Elle sanglotait, secouée de frissons nerveux, se trouvait incapable de rester en place. Puis tard dans la soirée, prise d’une impulsion soudaine, elle avait filé au théâtre, un énorme bouquet de roses noires dans les bras. Elle voulait, en signe d’hommage et de repentir, déposer les fleurs à l’endroit où était mort l’homme qu’elle avait tant détesté et dont elle avait, sans le vouloir, causé la perte.

Elle avait ouvert elle-même la porte de l’entrée de service. Selon la théorie de Noé Noévitch, le théâtre ne devait pas être la seconde maison du comédien, mais la première, aussi chaque membre de la troupe possédait-il sa propre clef. Le gardien de nuit n’était pas à son poste, mais Elisa n’y accorda pas d’importance. Elle monta à l’étage des loges et suivit le long couloir plongé dans la pénombre, le nez dans le parfum des roses. Elle tourna au coin… et s’immobilisa.

La porte d’Emraldov était grande ouverte. De la lumière brillait à l’intérieur, et il s’en échappait un bruit de conversation.

— Vous êtes certain qu’il est resté ici une fois tout le monde p-parti ? demanda quelqu’un.

Elisa eut l’impression d’avoir déjà entendu ce bégaiement.

Le gardien répondit :

— Et quoi, j’irais raconter des craques peut-être ? Avant-hier, on donnait Hamlet, prince du Danemark, une pièce sentimentale. Après la représentation, ces messieurs et dames ont bu, ont un peu chahuté. Bon, c’est toujours comme ça. Puis chacun est rentré chez soi. Mais M. Emraldov, lui, s’en est point allé. Je suis passé jeter un coup d’śil, pensant qu’il avait encore oublié d’éteindre. Mais il m’a dit : « Tu peux te retirer, Antip, j’attends une visite. » Il était gai, il chantait je ne sais quoi. Il avait déjà quitté le costume réglementaire, vous savez, ces sortes de culottes, avec des poches aux genoux, le chapeau à plume, le sabre. Mais il avait trimballé dans sa loge les coupes avec quoi ils trinquent au banquet. De beaux objets, avec des aigles.

— Oui, oui, vous en avez déjà p-parlé. Et alors, quelqu’un est venu le voir ?

— Je vais pas mentir. J’ai point vu.

Indignée, Elisa se campa sur le seuil sans un mot.

Ça alors ! Pourtant, à leur première rencontre, ce M. Eraste Ivanovitch, non, Eraste Pétrovitch… comment déjà ?… un nom de famille un peu bizarre… avait produit sur elle une excellente impression. Bel homme, du bon âge quand on appartient au sexe fort, quelque chose comme quarante-cinq ans, conjugaison heureuse d’un visage plein de fraîcheur et d’une noble chevelure blanche. Seul défaut, il n’avait guère de goût pour s’habiller : beaucoup trop élégant, et puis quel homme sensé épinglait aujourd’hui une perle à sa cravate ? Mais son maintien était irréprochable. On voyait tout de suite qu’il appartenait à la bonne société. Il aurait même pu l’intéresser, sans doute, s’il eût exercé une activité qui valût quelque chose. Mais dramaturge… c’était d’un tel ennui, c’était bon pour un Bachmatchkine1. Certes il s’était qualifié lui-même de « voyageur ». Mais c’était plutôt quelque théâtreux fanatique, quelque mondain désśuvré brûlant de s’introduire dans le monde du théâtre. Ce genre d’individu n’était pas rare. Au Théâtre d’art, par exemple, il y avait un ancien général qui jouait les troisièmes rôles tout à fait bénévolement.

— Je n’aurais pas cru, monsieur, que vous comptiez au nombre des curieux, lâcha Elisa avec mépris quand enfin il s’aperçut de sa présence.

Dès que la nouvelle de la mort tragique d’Hippolyte Emraldov s’était répandue, le bâtiment du théâtre s’était trouvé littéralement assailli : reporters, admiratrices inconsolables, amateurs de scandale, tous cherchaient à y pénétrer, allant presque jusqu’à se faufiler par les fenêtres. Mais le « voyageur », visiblement, s’était montré plus subtil : il s’était présenté à une heure tardive, une fois la foule dispersée, et avait soudoyé le gardien de nuit.

— Oui, madame, il y a là bien des éléments curieux, en effet, répondit Fandorine (ah ! voilà quel était son nom) avec une identique froideur et, qui plus est, sans trahir la moindre confusion.

— Je vous demanderai de partir. Les étrangers au théâtre n’ont rien à faire ici. C’est indécent à la fin !

— Très bien, je m’en vais. Au reste, j’ai déjà tout vu.

Et prenant congé, il la salua d’un léger signe de tête, presque désinvolte, puis dit à Antip :

— Mme Lointaine a entièrement raison. Fermez la porte à clef et ne laissez plus personne entrer ici. Au revoir, madame.

— Au revoir ? répliqua-t-elle d’un ton hostile. Vous avez donc toujours l’intention de vous employer chez nous comme dramaturge ?

— Non, j’ai changé d’idée. Mais nous nous reverrons bientôt.

Et en effet ils s’étaient revus.

— J’aimerais échanger quelques mots en t-tête à tête, dit le majestueux sieur Fandorine au metteur en scène, en singeant l’émotion avec toujours aussi peu de talent.

Quand on avait de tels yeux de glace, comment pouvait-on savoir ce qu’était l’émotion !

— Mais je puis attendre que vous ayez terminé…

— Non, non, en aucun cas. Nous allons parler tout de suite, et en tête à tête, très certainement.

Stern prit le voyageur par le bras et l’entraîna hors de la pièce.

— Occupez-vous tout seuls. Je reviens dans un instant. Familiarisez-vous avec le nouveau Lopakhine. Que chacun dresse une esquisse de ses rapports psychologiques avec le personnage… Veuillez me suivre dans mon bureau, Eraste… euh… Pétrovitch.

Cependant « l’instant » sternien s’éternisa. Elisa n’avait guère de raison de se familiariser avec le nouveau Lopakhine : d’abord, son Ania, d’après la pièce, n’avait presque aucun contact avec le fils de paysan ; ensuite, Lopakhine serait joué dans le spectacle par Leonidov ou un autre de même talent, et en tout cas pas par Novimski, si adorable fût-il.

Le pauvret trottait de l’un à l’autre, le dossier d’Emraldov serré contre sa poitrine, mais personne ne souhaitait « bâtir des relations psychologiques » avec lui.

S’enveloppant dans son châle, la jeune femme s’assit et prêta une oreille distraite aux conversations.

Anton Ivanovitch Méfistov formula plusieurs perfides hypothèses quant à « l’imposante chevelure blanche » du dramaturge, puis s’enquit auprès de Rézonovski, à titre de « spécialiste des têtes chenues », de la quantité de bleu nécessaire pour entretenir une si noble blancheur capillaire. Le flegmatique Lev Spiridonovitch ne céda pas à la provocation :

— Vous n’aimez pas la beauté chez les hommes, tout le monde le sait. Laissez tomber, mon cher Anton Ivanovitch, l’important chez un homme, ce n’est pas sa jolie gueule, c’est son calibre, dit-il d’un ton débonnaire.

— Ecoutez-le, comme il est sage et généreux ! murmura la Réginina à propos de son ancien mari, en même temps qu’elle s’installait à côté d’Elisa. Je ne comprends pas comment j’ai pu vivre avec cet individu pendant sept années entières ! Calculateur, rancunier, il n’oublie rien ! Il joue les agneaux innocents, puis il vous poignarde dans le dos, tel un serpent venimeux.

Elisa hocha la tête. Elle-même n’aimait guère les gens raisonnables, ni dans la vie ni sur la scène. Face à Rézonovski, elle était toujours l’alliée de Vassilissa Prokofievna. Seule de toute la troupe, Elisa savait pourquoi la mère noble haïssait le raisonneur, et ce qu’elle ne pouvait lui pardonner.

Un jour, en mal de confidences, la Réginina lui avait raconté une histoire à vous dresser tout bonnement les cheveux sur la tête. Les maris trompés se révèlent parfois monstrueusement vindicatifs !

A l’époque où cette histoire s’était produite, Vassilissa Prokofievna jouait encore les jeunes premières. Elle et Lev Spiridonovitch étaient membres de la troupe d’un théâtre impérial de grand renom. La Réginina jouait Marguerite dans La Dame aux camélias – une adaptation scénique du roman de Dumas fils extrêmement réussie, où le rôle de la noble courtisane avait été écrit avec une puissance pénétrante.

« Quand je mourais, toute la salle était en larmes et se mouchait, se rappelait la comédienne, qui, elle-même profondément émue par ce souvenir, tendait la main vers un mouchoir. Comme vous le savez, ma petite Elisa, on considère généralement que la meilleure interprète de Marguerite fut Sarah Bernhardt, mais, croyez-le ou non, je la jouais encore mieux ! Tous les étrangers qui me voyaient étaient littéralement fous d’enthousiasme. On a parlé du spectacle dans les journaux européens. Vous ne vous rappelez pas, vous étiez encore une enfant… Et qu’est-il arrivé à votre avis ? Le bruit provoqué par ma Marguerite est parvenu jusqu’à Elle en personne. Oui, oui, jusqu’à la grande Sarah ! Et la voilà qui débarque à Saint-Pétersbourg. Pour une tournée, soi-disant, mais moi, je le sais bien : elle n’est là que pour me voir. Le grand jour arrive. On me dit : Elle est dans la salle ! Mon Dieu, que vais-je devenir ? Ce jour-là le souverain et la souveraine étaient présents, mais les connaisseurs, bien sûr, ne regardaient que la loge occupée par Sarah Bernhardt. Quel serait son verdict, allait-elle apprécier ? Ah, comme j’ai joué ! Et toujours crescendo et crescendo. On m’a raconté ensuite que la grande Sarah était clouée à son siège, plus morte que vive, consumée de jalousie. Mais voilà que l’histoire atteint son point culminant. C’est la scène avec Armand, je suis à l’agonie. Armand était joué par Lev Spiridonovitch, lui non plus n’était pas mal du tout dans ce rôle. Tout le monde disait que nous formions un couple ravissant. Mais là nous avions eu une terrible dispute, juste avant le spectacle. Le sort avait voulu que, dans un instant de faiblesse – la tête m’avait tourné –, je cède aux avances de Zvezditch, le second amoureux, et quelqu’un était allé le rapporter à mon mari – bon, vous savez comment ça se passe chez nous. D’accord, j’étais coupable. Mais alors qu’on me frappe, qu’on lacère à coups de ciseaux ma robe préférée, qu’on me trompe avec une autre pour se venger ! Or qu’a fait mon mari ? Je prononce ma réplique finale : « Mon ami, tout ce que je te demande, c’est de me pleurer un peu. » Et tout à coup… Imaginez : Armand s’était collé de magnifiques sourcils bien épais. Eh bien, deux jets d’eau soudain en jaillissent ! Ce misérable avait dissimulé, je ne sais comment, sous son maquillage un dispositif d’arrosage, comme en utilisent les clowns ! Toute la salle était tordue de rire. Le tsar riait, et la tsarine riait. Sarah Bernhardt a failli en avoir une attaque… Et le pire, c’est qu’ayant rendu le dernier soupir je gisais là immobile, toute brisée, sans rien comprendre à ce qui se passait. Ensuite, c’est vrai, les critiques ont écrit que c’était une révolution dans l’interprétation de la pièce, que c’était une trouvaille géniale qui soulignait le caractère tragicomique de la vie et la distance infime séparant mélodrame et bouffonnade. Mais peu importe ! Il a dérobé et piétiné l’instant le plus crucial de mon existence ! Depuis ce jour, cet homme pour moi est mort.

— C’est affreux, affreux, avait murmuré Elisa. En effet, on ne peut pardonner une chose pareille. »

Un acteur ne saurait commettre de plus ignoble crime à l’encontre d’un camarade de scène. D’un homme capable d’une telle cruauté, on pouvait s’attendre à tout.

Ce n’était évidemment pas un hasard si le perfide Noé Noévitch avait réuni les époux divorcés dans la même troupe. Conformément à sa « théorie de la rupture », les relations à l’intérieur de la troupe devaient constamment bouillonner à la limite de l’éruption. L’envie, la jalousie, et même la haine… tous les sentiments violents, quels qu’ils fussent, créaient un capital d’énergie productif qui, ajouté à une habile direction de la part du metteur en scène et à une judicieuse distribution des rôles, influait sur le jeu de l’acteur et lui conférait une vivacité inimitable.

— Vous savez, ma petite Elisa, poursuivait la Réginina, toujours murmurant, contrairement aux autres, je ne jalouse nullement votre succès. Ah ! autrefois je faisais se consumer toute une salle de passion. Bien sûr, mon emploi actuel a également ses charmes. Mais je vais vous le dire honnêtement, en toute amitié, ce dont il est difficile de se passer, c’est d’admirateurs. Tant qu’on joue les héroïnes, on est excédée par les adorateurs obstinés qui vous poursuivent en tout lieu comme une meute de chiens en rut, si vous me pardonnez l’expression. Mais ils nous manquent ensuite ! Oh, vous apprendrez plus tard qu’avec l’âge les sentiments – et la sensualité, la sensualité ! –, loin de s’émousser, ne font que s’aiguiser encore. Que votre Chérubin en uniforme de hussard est frais et mignon ! Je parle de ce petit Volodia Limbach. Vous devriez m’en faire cadeau, ce ne serait pas une grosse perte pour vous !

Bien que ce fût dit sur le ton de la plaisanterie, Elisa fronça les sourcils. Ainsi, les langues allaient déjà bon train ? Quelqu’un aurait-il vu le gosse chercher à forcer la fenêtre de sa chambre ? Quel malheur !

— Il ne m’appartient pas. Prenez-le, avec son sabre, ses éperons et tout son saint-frusquin ! Excusez-moi, Vassilissa Prokofievna, mais je vais répéter mon rôle. Autrement, quand Stern va revenir, nous aurons droit à ses jurons.

Elle changea de place et ouvrit son dossier, mais à cet instant Sérafima Abrikossova vint s’asseoir à côté d’elle et se mit à bavarder :

— Kostia Labiline vient de partir en courant. Je file au Madrid, a-t-il dit. Il paraît qu’il a oublié son texte là-bas. Il ment, c’est sûr. Il ment tout le temps, on ne peut jamais le croire. Et vous, ce matin, où étiez-vous allée ? J’ai frappé à votre porte, mais vous n’étiez pas là. Je voulais vous emprunter votre agrafe en strass pour mon chapeau, elle est adorable, et de toute façon vous ne la portez pas. Alors, où étiez-vous ?

Pleine de joie de vivre, limpide, parfaitement terre à terre, sans nul artifice ni ambiguïté, Sérafima agissait de manière bienfaisante sur les nerfs mis à vif d’Elisa. Il est rare au théâtre que deux actrices n’entrent pas en rivalité l’une avec l’autre, pourtant rien de tel n’existait entre elles deux. Abrikossova, avec le bon sens qui lui était coutumier, expliquait le phénomène de manière simple :

« Vous êtes attirante pour un certain type d’hommes, et moi pour un autre, lui avait-elle dit un jour. Les rôles tristes vous réussissent bien, et moi les gais. Nous n’avons rien à partager ni sur la scène ni dans la vie. Certes, vous êtes mieux payée, en revanche je suis plus jeune. »

Sérafima – Simotchka pour ses amis – était plaisante, spontanée, un peu trop intéressée peut-être par l’argent, les chiffons et les babioles, mais à son âge c’était compréhensible autant qu’excusable.

Elisa passa un bras autour de ses épaules.

— J’étais sortie faire un tour. Je me suis réveillée tôt. Je n’arrivais pas à dormir.

— Faire un tour ? Seule ? Ou bien avec quelqu’un ? demanda Sérafima d’un ton animé.

Elle adorait les secrets amoureux, les histoires de cśur et les détails piquants de toute sorte.

— Ne lui racontez rien, ma chère Elisa, intervint Xantippa Goupilova qui venait de s’approcher.

Cette femme était incapable d’observer deux personnes en train de bavarder gaiement entre amis, sans venir y mettre son grain de sel.

— N’avez-vous pas remarqué que notre soubrette passait son temps à vous surveiller et à vous tirer les vers du nez ? Tout à l’heure quand vous vous êtes éloignée, elle est venue fourrer son nez dans votre calepin.

— Qu’est-ce que vous racontez ? s’emporta Sérafima.

Ses yeux couleur de bleuet s’étaient dans l’instant emplis de larmes.

— Comment n’avez-vous pas honte ? Je lui ai seulement emprunté son crayon. J’avais besoin de noter une remarque sur mon rôle, et le mien s’était cassé !

— C’est vous qui espionnez constamment tout le monde, dit Elisa à la scélérate d’une voix courroucée. Qui plus est, vous n’avez même pas entendu de quoi nous parlions, et malgré tout vous vous en mêlez.

La Goupilova n’attendait que cela. Son poing osseux calé sur la hanche, elle se campa devant Elisa et s’écria d’une voix perçante :

— Attention ! Je vous demande à tous d’être témoins ! Cette personne vient de me traiter d’espionne ! D’accord, je compte parmi les petits, les obscurs, je ne joue pas de grands rôles, néanmoins j’ai des droits ! Je réclame le jugement de mes pairs, comme il est inscrit dans notre règlement ! Personne n’a le droit d’offenser impunément un comédien !

Elle avait obtenu ce qu’elle voulait. Au bruit, tout le monde s’était rapproché. Mais Elisa n’eut pas à se défendre, il se trouva des chevaliers servants pour venir à sa rescousse. L’excellent Vassia Innokentov entreprit de raisonner la semeuse de scandale, tandis qu’un second fidèle paladin, Georges Novimski, venait lui aussi exposer sa poitrine pour protéger sa dame.

— En l’absence du metteur en scène, c’est moi qui exerce ses pleins pouvoirs ! déclara-t-il fièrement. Et je vous prierai, madame Goupilova, de ne pas crier de la sorte. Le règlement comporte aussi un point concernant les manquements à la discipline pendant les répétitions !

Xantippa reporta aussitôt son tir sur cette nouvelle cible – peu lui importait, au fond, avec qui elle se prenait de bec.

— Ah ! le chevalier à la triste figure ! Vous pouvez bien faire le beau avec le texte de Lopakhine ! Vous ne verrez jamais ce rôle, pas plus que vos oreilles ! Parce que vous êtes un raté ! Un domestique à tout faire !

Novimski blêmit sous l’outrage, mais lui aussi, à son tour, trouva quelqu’un pour prendre sa défense. Ou plus exactement quelqu’une. Zoïa Linotova bondit sur une chaise – sans doute pour qu’on la voie mieux –, et se prit à hurler de toutes ses forces :

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