Elisa ne protesta pas. Sima Abrikossova et Vassia Innokentov l’aidèrent à s’installer dans ce nouveau lieu, une élégante suite de trois pièces, avec piano à queue, gramophone, lit à baldaquin, et bouquets somptueux en des vases de cristal.

Assise dans un fauteuil sans avoir ôté ni chapeau ni pèlerine, elle regarda Sima pendre ses robes dans la grande armoire de la chambre. Se tuer, cela demandait aussi un effort. Or des forces, elle n’en avait plus. Plus du tout.

Demain, se dit-elle. Ou bien après-demain. Mais je vais cesser de vivre, aucun doute là-dessus.

— J’ai fini de tout ranger, déclara Sima. On reste un peu avec vous ?

— Vous pouvez y aller, merci. Je vais très bien.

Ils s’en furent.

Elle ne vit pas le soir tomber. Dehors, les réverbères brillaient au-dessus de la place des Théâtres. Beaucoup d’objets luisaient dans la pièce, bronzes, dorures, et tout cela scintillait en un jeu de reflets.

Elisa passa la main sur son visage abondamment poudré. Elle esquissa une grimace. Elle allait devoir se démaquiller.

Elle se traîna à pas lents jusqu’à la salle de bains. Chaque pas lui coûtait un effort.

Elle alluma la lumière électrique. Regarda dans le miroir le visage blanc aux yeux cernés de bleu, le visage d’une suicidée.

Sur la table de toilette, entre boîtes et flacons, se dessinait une forme blanche. Une feuille pliée. D’où sortait-elle ?

Elle la saisit d’un geste mécanique. L’ouvrit.

« Je t’avais prévenue : tu es mienne à jamais. Tous ceux avec qui tu fricoteras sont condamnés à crever », lut Elisa.

Elle reconnut l’écriture et poussa un cri.

Ni demain ni après-demain ! C’était maintenant qu’il fallait mettre un terme à ce supplice ! Même en enfer, ce ne pourrait être plus atroce !

Elle ne s’embarrassa pas de savoir comment Gengis Khan avait eu vent de son déménagement, ni quelle ruse il avait mise en śuvre pour déposer son message dans la salle de bains. Satan, c’était Satan ! Une saute de vent soudaine semblait avoir balayé chez Elisa toute apathie, sa résignation. A présent, elle frémissait d’impatience.

Fini, fini ! Hors de ce monde ! Et vite !

Elle alluma la lumière dans chacune des pièces, qu’elle se mit à parcourir en tous sens en quête d’un moyen adapté.

La mort était partout prête à la prendre dans ses bras. La fenêtre était une porte ouverte sur le néant, il suffisait d’en franchir le seuil. Le lustre brillait de toutes ses pendeloques, parmi lesquelles se serait bien trouvée une place pour pendre un corps. Le coffret à médicaments renfermait un flacon de laudanum. Mais une actrice ne pouvait quitter la vie comme une femme ordinaire. Même dans la mort, elle se devait d’être belle. Cette ultime apparition avant le baisser du rideau, il fallait la mettre en scène et la jouer de manière qu’elle restât gravée dans les esprits.

La mise en scène occupa Elisa et la divertit, son effroi fit place à une activité fiévreuse.

Elle ôta les fleurs de l’eau, et les répandit sur le parquet en un tapis bariolé et odorant. Elle plaça au milieu un fauteuil, avec de chaque côté un grand vase de cristal qu’elle venait de vider.

Elle téléphona ensuite à la réception et demanda qu’on portât à sa chambre une douzaine de bouteilles de vin rouge, et du meilleur.

— Une douzaine ? répéta une voix de velours. Tout de suite, madame.

En attendant, Elisa se changea. Sa robe de chambre de soie noire ornée de dragons chinois ressemblait à un kimono – évocation de son dernier rôle.

Enfin le vin fut là. Elle ordonna qu’on lui débouchât tous les flacons.

— Ce sera tout, madame ? lui demanda le garçon, sans paraître autrement étonné.

D’une actrice, on pouvait attendre n’importe quoi.

— Ce sera tout, oui.

Elisa vida six bouteilles dans l’un des vases, et les six autres dans le second.

De manière assez logique, les femmes qui ont un sens aigu de la beauté, si elles décident de se donner la mort, le plus souvent s’ouvrent les veines. Certaines s’allongent dans leur baignoire après y avoir jeté une brassée de lilas. D’autres plongent leurs poignets entaillés dans une cuvette d’eau. Mais des vases de cristal remplis de bordeaux rouge, voilà qui ne figurait dans aucun des livres ou articles qu’Elisa avait lus. Ce n’était pas banal, on s’en souviendrait.

Ne devrait-elle pas mettre de la musique ? Elle passa en revue les disques, choisit du Saint-Saëns, mais finalement renonça. Le disque serait peut-être fini avant qu’elle eût perdu conscience. Il lui faudrait alors mourir avec, dans les oreilles, non pas une sublime harmonie, mais le grincement affreux de l’aiguille du gramophone.

Elle imagina le bruit qu’allait faire sa mort et, sottement bien sûr, regretta de n’être pas là pour y assister. On pouvait supposer que Noé Noévitch se chargerait d’organiser les funérailles. La foule derrière le corbillard s’étirerait sur plusieurs verstes. Mais qu’écrirait-on dans les journaux ? Quels seraient les gros titres ?

Elle aurait bien aimé savoir quelle comédienne Stern engagerait pour le rôle d’Izumi. Il lui faudrait trouver une remplaçante au plus vite, avant que le battage ne s’essouffle. Sans doute saurait-il débaucher la Guermanova du Théâtre d’art. Ou bien il expédierait un télégramme à la Iavorskaïa pour la faire venir. Les pauvrettes. On pouvait compatir à leur sort. Il leur serait bien difficile de rivaliser avec le fantôme de celle dont le sang s’était mêlé au vin.

Il lui vint encore à l’esprit cette autre idée. Et si elle laissait une lettre rapportant toute la vérité à propos de Gengis Khan ? Elle pourrait y joindre son mot, il tiendrait lieu de preuve.

Mais non. Ce serait trop d’honneur. Le misérable irait se pavaner, et jouirait de son rôle de démon humain ayant conduit dans la tombe la grande Elisa Lointaine. Et puis, qui sait s’il ne parviendrait pas à se tirer d’affaire. Un unique message, pour un tribunal, ce serait sans doute bien peu. Mieux valait que tous réfléchissent et cherchent à deviner quelle bourrasque avait emporté la mystérieuse comète dans le ciel sans étoiles.

Alors elle prit place dans le fauteuil, retroussa ses larges manches, prit ses ciseaux à ongles à la pointe acérée. Dans un article consacré au suicide d’une jeune poétesse décadente (il y avait une véritable vague de suicides dans la Russie contemporaine), Elisa avait lu qu’avant de s’ouvrir les veines la victime avait longuement tenu ses mains dans l’eau – ce procédé atténuait la douleur. Non qu’une vétille comme la douleur pût avoir à présent une quelconque importance, mais il était préférable malgré tout d’éviter l’irruption d’un brutal phénomène physiologique dans un acte relevant du pur esprit.

Dix minutes, se dit-elle, en plongeant ses mains dans les vases. Le vin avait été rafraîchi, et Elisa comprit qu’elle ne tiendrait pas ainsi dix minutes : ses doigts s’engourdissaient. Peut-être que cinq suffiraient finalement. L’esprit vide, presque avec indifférence, elle se mit à fixer l’horloge. Il se trouva qu’une minute, c’était affreusement long, une véritable éternité.

Par trois fois, l’aiguille bascula d’une graduation, puis la sonnerie du téléphone retentit.

D’abord, Elisa fronça les sourcils. Ça tombait vraiment mal ! Mais la curiosité s’empara d’elle : qui cela pouvait-il être ? Qu’était ce dernier signal que lui envoyait la vie, et de la part de qui ?

Elle se leva, secoua ses mains constellées de gouttes rouges.

Le standard de l’hôtel.

— Un certain M. Fandorine désire vous parler. Voulez-vous prendre la communication ?

Eraste ! Aurait-il donc senti quelque chose ? Mon Dieu, elle n’avait pas du tout pensé à lui durant ces heures terribles. Elle ne se l’était pas permis. Pour ne pas faiblir dans sa résolution.

— Oui, passez-le-moi.

Il allait lui dire : « Mon amour, mon unique, reprenez vos esprits ! Je sais ce que vous avez en tête, n’allez pas plus loin ! »

— Je vous demande p-pardon pour cet appel tardif, fit dans l’appareil une voix au timbre glacial. J’ai effectué le travail que vous réclamiez. Je voulais vous le remettre au théâtre, mais les événements que vous savez m’en ont empêché. Je parle du poème. Du cinquain, expliqua-t-il, n’entendant aucune réponse. Vous vous rappelez ? Vous me l’aviez demandé.

— Oui, murmura-t-elle. C’est très aimable à vous d’y avoir pensé.

Mais elle aurait voulu répondre : « Mon aimé, je fais cela pour toi. Je meurs pour que tu vives… »

Cette réplique non formulée l’émut terriblement. Elle essuya une larme.

— Vous notez ? Je d-dicte.

— Un instant.

Seigneur, voilà ce qui manquait pour donner à son départ une beauté idéale ! Son bien-aimé l’appelait pour lui dicter un poème d’adieu à la vie ! On le trouverait sur la table, mais personne, personne en dehors d’Eraste, n’aurait conscience de la profonde harmonie de ce qui s’était passé ! C’était là, assurément, ce qu’on appelait le yugen !

Il lui dicta le texte d’un ton monocorde, elle le nota, sans prêter beaucoup d’attention aux mots, car durant tout ce temps elle s’observait dans le miroir. Ah ! quelle scène ! La voix d’Elisa répétant chaque vers, une voix égale, joyeuse même, un sourire sur les lèvres, et des larmes dans les yeux. Dommage, il n’y avait personne pour la voir ou l’entendre. Mais c’était sans conteste ce qu’elle avait joué de mieux dans sa vie.

Elle eût aimé lui adresser en guise d’adieu quelques paroles singulières, dont le sens lui fût apparu plus tard et qu’il eût gardées en mémoire jusqu’à la fin de ses jours. Mais rien ne lui vint à l’esprit, qui fût à la hauteur de l’instant, et Elisa ne se risqua pas à gâcher celui-ci par une banalité.

— Voilà, à d-dire vrai, c’est tout. Bonne nuit.

Sa voix cependant trahissait une attente.

— Vous ne me posez aucune question sur Aguilev ? demanda-t-il après un silence. Ça ne vous intéresse pas ?

— Non, ça ne m’intéresse pas.

Elisa sentit le souffle lui manquer, et elle ajouta, entre murmure et chuchotement :

— Adieu…

— Au revoir, répondit Eraste d’un ton encore plus sec qu’au début de la conversation.

La communication fut coupée.

— Ah ! Eraste Pétrovitch, comme vous allez le regretter, déclara Elisa en s’adressant au miroir.

Elle jeta un coup d’śil à la feuille de papier et décida de recopier le poème au propre. Comme sa main gauche était prise par le combiné du téléphone, les lignes étaient parties de travers, ce n’était pas beau.

Ce n’est qu’à ce moment qu’elle lut pour de bon ce qui était écrit.

En une autre vie

Ce n’est pas fleur, mais abeille

Que je voudrais être.

Cruel et pesant fardeau,

Qu’un humble amour de geisha.

Pour ce qui était de « l’autre vie », pas de mystère, les Japonais croyaient en la migration des âmes, mais comment fallait-il entendre la suite : « Ce n’est pas fleur, mais abeille que je voudrais être » ? Qu’est-ce que cela signifiait ?

Tout à coup, elle comprit.

Etre non pas un continuel objet de concupiscence, mais se changer soi-même en désir, en volonté tendue vers un but. Choisir soi-même sa fleur, bourdonner et piquer !

Dépérir passivement ou bien être cueillie – tels étaient le sort de la geisha et le sort de la fleur. Mais l’abeille possédait un dard. Si un ennemi l’attaquait, l’abeille usait de son arme sans se soucier des conséquences.

Voilà quel signal la vie envoyait à Elisa au tout dernier instant !

Il ne fallait pas se rendre sans combattre ! Il ne fallait pas capituler devant le mal ! L’erreur d’Elisa avait été de se comporter en femme : elle voulait que d’autres hommes la protègent de Gengis Khan, et quand il n’en restait plus aucun pour la défendre, elle croisait les bras et fermait fort les paupières. Honteuse faiblesse !

Mais elle deviendrait une abeille maintenant, dans sa vie présente. Elle anéantirait l’ennemi, sauvegarderait celui qu’elle aimait, et pour couronner le tout serait heureuse ! « Seul peut prétendre à la vie et la liberté, qui… ta-ta-ta… combat pour gagner l’une et l’autre ! » Sous le coup de l’émotion une partie de la strophe s’était envolée de sa mémoire, mais c’était sans importance.

Elle devait elle-même terrasser le dragon ! Se présenter devant Eraste, forte et libre !

La sublime grandeur de cette idée emplit Elisa d’enthousiasme.

Elle téléphona à la réception.

— Veuillez débarrasser ma chambre, s’il vous plaît, de deux vases pleins de bordeaux, dit-elle, et portez-les de ma part au Madrid, pour les acteurs de la troupe de l’Arche de Noé. Qu’ils boivent à la victoire de la lumière sur les ténèbres !

— Ah ça, c’est d’un chic, madame ! s’exclama l’employé d’un ton admiratif.

Le combat contre le dragon

Le tuer, comme on tue un chien enragé, sans tourments de conscience, sans se soucier des commandements chrétiens. Pour qu’il ne puisse plus mordre personne.

Et le plus merveilleux est que cet acte resterait sans conséquence. Enfin, bien sûr, il y aurait un procès retentissant, avec avocats, cohue dans la salle et journalistes. L’idée du tribunal n’effrayait nullement Elisa. Bien au contraire. Coiffure savamment négligée. Style de vêtements simple et efficace – du noir uniquement, avec un léger éclair d’acier, comme il sied à une combattante. A coup sûr, elle serait acquittée. A coup sûr, le bruit provoqué par l’affaire se répandrait dans toute l’Europe. A coup sûr, aucune Sarah Bernhardt, aucune Eleonora Duse n’avait rêvé d’une telle gloire, même dans ses rêves les plus doux.

Tout cela serait fantastique, théâtral, avec applaudissements garantis. Mais d’abord, il fallait tuer un homme. Non qu’Elisa eût pitié de Gengis Khan, ça non. Elle ne le considérait même pas comme un être humain, mais comme une monstrueuse anomalie, une tumeur cancéreuse qu’il convient d’opérer le plus vite possible. Cependant Elisa n’avait pas la moindre idée de la manière de s’y prendre pour tuer. Sur scène, elle l’avait fait bien des fois – par exemple quand elle jouait la comtesse de Terroir dans Victime de Thermidor. Là, tout était simple : elle levait la main armée d’un pistolet, un accessoiriste en coulisse frappait sur une feuille de cuivre, et le cruel commissaire de la Convention s’effondrait en poussant un cri. Dans la vie, cependant, les choses devaient être certainement plus compliquées.

Et Elisa prit alors conscience qu’elle ne saurait se passer d’un consultant ou d’un second, en un mot d’un aide.

Elle passa en revue les possibles candidatures.

Eraste fut éliminé d’office. Dans la pièce qu’elle méditait, il était destiné à un tout autre rôle : tour à tour accablé de honte, transporté de ravissement, et enfin pardonné.

Gazonov ? Trop repérable, avec son physique d’Asiatique. Et puis, lui aussi était une célébrité à présent. Elle n’avait pas envie de partager la gloire avec un autre acteur.

Vassia ? Dans la pièce japonaise, c’était certes un grand bretteur, mais dans la vie réelle il se montrait assez empoté. Sans doute même n’avait-il jamais tenu une arme dans ses mains. Il aurait plutôt fallu quelque militaire…

Et Georges ? Primo, c’était un ancien officier. Secundo, il était amoureux, à la fois fidèle et accommodant. Tertio, c’était un vrai chevalier, un homme d’honneur. Quarto, c’était un héros – il suffisait de se rappeler comment il avait empoigné le serpent, brrr… Peu bavard. Et, détail important, habitué à rester dans l’ombre.

Le lendemain, elle s’isola avec Novimski dans une loge vide et, après lui avoir fait jurer silence et obéissance, lui raconta tout. Il l’écouta, le regard enflammé, parfois même en grinçant des dents contre le scélérat qui lui avait causé tant de peine et avait assassiné impunément cinq personnes totalement innocentes. Le récit d’Elisa ne suscita chez lui aucun doute, ce dont elle lui sut un gré extrême.

— Ainsi, voilà de quoi il retourne… murmura l’assistant en se frappant le front de son poing. Ah, comme tout cela… Le destin, le fatum ! Maintenant tout est clair. Et nous qui…

— Qui ça, « nous » ? demanda Elisa, sur ses gardes. De qui parlez-vous ?

— Cela n’a pas de rapport. J’ai juré sur l’honneur, et suis contraint de me taire.

Georges colla sa main sur sa bouche.

— Mais je vous suis infiniment reconnaissant de la confiance que vous me témoignez. Vous pouvez ne rien me dire de plus. Connaissez-vous l’adresse à laquelle je puis trouver ce monstre ? Ne vous inquiétez pas, je me débrouillerai sans la police. Je l’obligerai à tirer à deux pas, le sort décidant du premier, sans autre chance. Et si ça se trouve, je le tuerai net !

C’était justement ce qu’Elisa redoutait.

— Je dois l’anéantir moi-même. De mes propres mains. Il ne manquerait plus qu’on vous expédie au bagne à cause de moi !

Les yeux de Georges s’embrasèrent.

— Madame, pour vous, non seulement je suis prêt à aller au bagne… mais pour vous… pour vous… je sauverais de sa perte tout ce monde maudit !

Sur quoi il étendit la main au-dessus de la salle, en un geste si comique, si attendrissant…

— Ah ! si vous pouviez ouvrir les yeux, si vous me voyiez tel que je suis en réalité ! Si vous pouviez m’aimer… tout cela serait changé !

— Jamais encore en dehors de la scène on ne m’avait fait une déclaration si… majestueuse, dit Elisa, peinant à trouver le mot juste. Vous êtes mon chevalier, et je suis votre dame. C’est là une belle relation. Ne sortons pas de son cadre, voulez-vous ? Et il est inutile de prendre ma défense. Ce n’est pas d’un défenseur que j’ai besoin aujourd’hui, mais d’un assistant. Rappelez-vous : vous avez fait serment d’obéir. Vous êtes un homme de parole, n’est-ce pas ?

Il parut s’éteindre. Ses épaules s’affaissèrent, sa tête retomba.

— Ne vous inquiétez pas. Novimski ne trahit pas ses serments. Et le rôle d’assistant ne lui est pas étranger. Un être unique présentant neuf visages ! comme dit Noé Noévitch par plaisanterie.

Rassurée, Elisa expliqua que son aide devrait rester secrète. Autrement, la chose ne passerait plus pour un crime passionnel, commis dans un instant d’égarement, mais pour un véritable assassinat perpétré avec la complicité d’un tiers – ce qui était une autre paire de manches.

— Ordonnez, maîtresse. J’exécuterai tous vos désirs, déclara Georges d’une voix encore chargée d’amertume, mais déjà plus sereine.

— Trouvez-moi un pistolet et apprenez-moi à m’en servir.

— Je possède un revolver, un Nagant. Il est un peu lourd pour votre jolie main, mais vous comptez tirer à bout portant, n’est-ce pas ?

— Oh oui !

La conversation avait eu lieu le 6 novembre. Trois jours d’affilée, après la répétition, ils descendirent dans les caves où de vastes entrepôts aux murs de pierre conservaient les décors d’on ne savait quels spectacles oubliés depuis longtemps, et Elisa apprit à tirer sans plisser les paupières. Les coups de feu y produisaient un écho assourdissant, le vacarme des détonations semblait enfler faute de trouver une issue sous les voûtes pesantes. En haut en revanche – ils l’avaient vérifié – les tirs restaient inaudibles.

Le premier jour, l’exercice ne donna rien de bon. Le deuxième, Elisa réussit au moins à ne pas laisser tomber l’arme après avoir pressé la détente. Elle vida tout le barillet, mais ne toucha pas le mannequin une seule fois. Enfin, le troisième jour, en tenant le lourd revolver à deux mains et en tirant à très faible distance, elle parvint à loger cinq balles sur sept dans la forme de bois. Novimski déclara que le résultat n’était pas mauvais.

Le temps manquait pour pratiquer davantage. Le lendemain, jeudi, après le spectacle, la vengeance devait s’accomplir.

Elisa était certaine que Gengis Khan se montrerait au théâtre. Il n’avait manqué aucune représentation jusqu’alors et, maintenant qu’on venait de refermer la tombe du prétendant déçu, il voudrait forcément manifester sa présence. La veille et l’avant-veille, elle avait vu qu’il la suivait à travers la place, du théâtre jusqu’à l’hôtel, dissimulé parmi sa suite d’admirateurs. Après que les journaux avaient annoncé – pas en termes explicites, certes, mais par le biais d’allusions tout à fait transparentes – que le suicide du « jeune millionnaire » était lié au « caractère inflexible » de certaine « actrice trop célèbre », les curieux guettaient Elisa devant l’entrée des artistes et la suivaient pas à pas, même si, grâce à Dieu, ils se gardaient de l’importuner, et se contentaient de l’observer de loin avec respect.

Elle joua ce soir-là de manière féerique, comme si une force magique l’eût portée sur scène, au point qu’il lui semblait par moments être à deux doigts de s’envoler, les manches de son kimono battant les airs comme deux grandes ailes. Jamais encore le public ne l’avait si avidement dévorée des yeux. Elisa sentait sur elle cette attention vorace, s’en délectait, s’en enivrait. En coulisse, la Goupilova, qui elle aussi avait hérité d’un rôle des plus marquants, lui siffla : « C’est du vol ! Cessez de me souffler mes entrées ! Vous n’avez pas assez des vôtres ? »

Gengis Khan était au parterre. Au début, Elisa ne l’avait pas vu, mais au troisième acte, au moment de la scène d’amour, sa silhouette familière se dressa soudain au-dessus des têtes des autres spectateurs. Le meurtrier, qui était condamné ce jour-là à être tué à son tour, s’était levé pour aller s’adosser à une colonne, bras croisés sur la poitrine. S’il comptait désarçonner la comédienne, il en fut pour ses frais : Elisa étreignit Massa avec une passion redoublée.

Après le spectacle, comme à l’accoutumée, on but une coupe de champagne. Stern était très satisfait, et annonça qu’il consignerait ses impressions sur le jeu de chacun dans les Tables de la loi.

A la toute fin de cette brève réunion apparut soudain Fandorine. Il félicita la troupe du succès remporté par le spectacle – par seule courtoisie, probablement, car Elisa ne l’avait pas aperçu dans la salle. Elle ne le regarda qu’une fois, brièvement, puis lui tourna le dos. Quant à lui, il ne parut pas même lui prêter attention. Attendez donc un peu, Eraste Pétrovitch, vous vous en mordrez les doigts, songea-t-elle avec une joie mauvaise qui lui chauffait le cśur. Et très bientôt.

Puis Novimski fit une déclaration :

— Messieurs, mesdames, demain, comme à l’habitude, nous répétons à onze heures. Mais prenez bien note : désormais les retardataires feront l’objet de sanctions rigoureuses, il n’y aura aucune indulgence. Une amende d’un rouble pour chaque minute de retard !

Un murmure indigné accompagna la nouvelle, et tous commencèrent de se séparer.

— Le khan est ici, murmura Elisa à Novimski.

Des frissons lui secouaient le corps.

— Tenez-vous prêt, attendez. C’est aujourd’hui que tout se joue !

— Je ne tiens pas en place, dit l’assistant tout en vérifiant qu’ils étaient maintenant seuls dans la salle. Et si vous étiez trop lente et qu’il tire avant vous ? Est-ce là une affaire de femme ? Reprenez vos esprits !

— Pour rien au monde. Les dés sont jetés.

Elle sourit bravement et releva le menton. Ce mouvement brusque lui fit tourner la tête, et elle eut peur un instant de s’évanouir. Mais non, le vertige lui passa. Seuls ses genoux tremblaient de plus en plus fort.

Alors Georges poussa un soupir et sortit de sa poche un curieux objet de métal noir.

— Vous êtes l’héroïne. Que suis-je pour vous retenir d’accomplir un exploit… C’est pour vous, tenez.

Elle prit ce qui se révéla être un pistolet, léger, presque à sa main.

— Qu’est-ce que c’est ? Pourquoi ?

— Un Bayard. Une arme noble au nom noble. J’ai dépensé pour l’acheter tout ce qui me restait de mon cachet. Et je garderai le Nagant sur moi. Si jamais vous vous trouvez en danger, je pourrai vous défendre. Cela, vous ne pouvez pas me l’interdire !

Elisa sentit des larmes lui monter aux yeux.

— Merci… Maintenant je n’aurai plus peur. Enfin, presque… Mais comment fait-on pour s’en servir ?

— Venez au sous-sol, je vais vous montrer.

Ils descendirent, et elle vida un chargeur entier sur un mannequin. C’était une tout autre chose ! On pouvait tenir l’arme d’une seule main, le recul était à peine sensible, et les balles allèrent se loger dans la cible l’une à côté de l’autre.

Georges se montra satisfait. Il inséra des balles neuves, fit claquer un mécanisme, et rendit le pistolet à Elisa.

— Maintenant, il suffit d’ôter le cran de sûreté, et feu ! Rappelez-vous : je serai à côté de vous, prêt à intervenir.

En chemin vers la sortie, elle donna encore une fois ses instructions à son second :

— Ne vous retournez en aucun cas. Ne vous mêlez de rien. Seulement si j’appelle à l’aide, d’accord ?

Il hocha la tête, s’assombrissant un peu plus à chaque seconde qui passait.

— N’allez pas sortir votre Nagant ! Vous nous perdriez tous les deux !

Nouveau hochement de tête.

— Seulement dans le cas où le khan s’apprête à tirer. Vous avez bien tout compris ?

— Pour avoir compris, j’ai compris, maugréa Novimski.

A ce moment ils passaient devant la salle.

— Attendez un instant.

Elle avait eu envie de jeter un coup d’śil sur le rideau de scène. Peut-être ne le reverrait-elle plus jamais. Ou sinon, dans longtemps. Car durant son procès il était probable qu’on la garderait en prison.

Les hommes de ménage achevaient déjà leur travail : ils apportèrent la table de Noé Noévitch et l’installèrent près de l’estrade, pour la répétition du lendemain. Ils montèrent une lampe au-dessus, dont la lumière tombait en son milieu exact, comme l’aimait Stern, puis y placèrent du papier vierge, des crayons taillés et enfin, avec un respect tout particulier, les Tables de la loi.

Elisa fut tentée de lire ce que le metteur en scène avait écrit sur sa dernière interprétation.

Ce qu’elle lut était agréable : « Pour E. L. : prodigieuse faculté d’exacerbation du jeu ! La recette du succès : tendre la corde jusqu’à la limite, mais sans la casser ! »

Ça, c’était sur la scène. Dans la vie, on était conduit parfois à passer outre.

Avant de sortir du théâtre, Elisa prit une profonde inspiration et consulta sa montre. Minuit pile. L’heure idéale pour verser le sang.

Elle s’avança sur le trottoir comme Marie Stuart vers l’échafaud.

En dépit de l’heure tardive, une foule se tenait devant l’entrée. Des applaudissements retentirent, des cris, plusieurs personnes lui tendirent des bouquets, quelqu’un lui demanda de signer une photographie. Il y eut un éclair de magnésium.

Elisa hochait la tête et souriait, tout en observant du coin de l’śil un personnage vêtu d’un long manteau noir et coiffé d’un huit-reflets.

Il était là, il était là !

Elle confia les fleurs à Novimski, qui les enveloppa tant bien que mal de son bras gauche, tandis qu’il gardait la main droite dans sa poche.

Une vingtaine de pas plus loin, Elisa sortit un poudrier de la poche de son manchon et jeta un coup d’śil dans le miroir. Une quinzaine d’admirateurs des deux sexes la suivaient à une distance respectueuse, et à leur tête, frappant bruyamment des talons, marchait Gengis Khan.

Il serait plus facile de mettre son plan à exécution à la vue d’un public. Il lui suffirait d’imaginer qu’elle jouait un rôle.

Elisa tourna la tête. Elle tressaillit, comme si elle ne découvrait qu’à l’instant l’homme au long manteau. Celui-ci esquissa un sourire ironique sous sa moustache noire.

Elle poussa une exclamation et accéléra le pas.

Le martèlement de talons, derrière elle, augmenta lui aussi sa cadence.

Il ne faudrait pas toucher ceux qui le suivent, songea Lisa. Elle compta mentalement jusqu’à cinq et s’arrêta.

— Tortionnaire ! Monstre ! lança-t-elle en un cri perçant. Mes forces sont à bout !

Sous le coup de la surprise, Gengis Khan se jeta sur le côté. A présent elle pouvait tirer hardiment : derrière lui ne s’étendait plus que la place noire et déserte.

— Dieu est mon juge ! improvisa Elisa. Je veux bien périr, pourvu que tu disparaisses également !

Avec élégance, elle dégagea le pistolet de son manchon et s’avança d’un pas. Sa main ne tremblait pas, son grand talent d’actrice rendait chacun de ses gestes irréprochable.

Le khan sursauta. Son haut-de-forme tomba par terre.

— Meurs, Satan !

De toutes ses forces, elle pressa son index sur la détente, mais le coup ne partit pas. Elle appuya une nouvelle fois, puis une autre – la gâchette refusait de s’actionner.

— Le cran de sûreté, le cran de sûreté ! soufflait Novimski derrière elle.

Le regard d’Elisa s’obscurcit. C’était un fiasco !

Ses admirateurs se mirent à hurler, à agiter les bras. Gengis Khan à son tour reprit ses esprits. Il ne tenta pas de riposter en sortant une arme. Il releva simplement le col de son manteau, pivota sur ses talons et détala à toutes jambes, jusqu’à se fondre dans l’obscurité.

Un nouvel éclair de magnésium fusa. L’appareil photographique venait de fixer Elisa Altaïrskaïa-Lointaine dans une pose du plus bel effet : le bras tendu, un pistolet dans la main.

— Bravo ! C’est un extrait de la prochaine pièce ? clama un de ses admirateurs. Comme c’est original !

— Tous, nous vous adorons ! lança un autre.

— Je n’ai pas raté un seul de vos spectacles !

— Je suis une de vos idolâtres !

— Je suis reporter au Journal du Soir, permettez-moi une question !…

— Que s’est-il passé ? demanda Elisa à son second, en un chuchotement terrible. Pourquoi le coup n’est pas parti ?!

— Mais vous n’avez pas ôté le cran de sûreté…

— Quel cran de sûreté encore ? Qu’est-ce que c’est que votre cran de sûreté ?

Georges la prit par le bras et l’entraîna à l’écart.

— Mais quelle question ! Allons, nous nous sommes exercés au tir dans la cave… Vous avez bien vu ! Et je vous l’ai rappelé…

— Je ne me souviens pas. J’étais troublée. Et puis, quand je tirais avec le Nagant, il n’était pas question de cran de sûreté.

— Seigneur, n’importe quel collégien sait qu’un pistolet, à la différence d’un revolver, est doté d’un dispositif de ce genre, tenez, le voici !

— Je ne suis pas une collégienne ! protesta Elisa entre deux sanglots hystériques. C’est votre faute ! Ah ! vous parlez d’un second ! Vous ne m’avez rien expliqué clairement ! Mon Dieu, mais éloignez-les de moi ! Et puis, vous aussi, allez-vous-en ! Je ne veux plus voir personne !

Elle partit en courant, droit devant elle, suffoquée par ses larmes. Novimski, docilement, resta sur place.

— Mme Altaïrskaïa est fatiguée ! lança-t-il alors qu’elle s’éloignait. Je vous demande de montrer du tact. Venez au spectacle, messieurs et mesdames ! Et laissez les artistes avoir une vie privée !

Le monde du théâtre est plein de récits et légendes de fiascos honteux, sinon monstrueux. Il n’est pas une comédienne, même parmi les plus célèbres, qui n’ait un jour fait un cauchemar où elle oubliait son rôle ou bien commettait une gaffe affreuse à laquelle la salle répondait d’abord par un silence funeste, puis par des sifflets, des huées, un vacarme de fauteuils. Elisa était persuadée qu’une telle chose ne lui arriverait jamais. Et pourtant elle venait de rater ignominieusement la plus importante entrée en scène de sa vie. Errant à l’aveuglette dans le couloir de l’hôtel, elle pensait non aux conséquences de son agression contre Gengis Khan (il y en aurait certainement), mais à sa propre irrémédiable vacuité.

La vie n’était pas un théâtre. Aucun garçon de scène ne frappait en coulisse sur une plaque de métal pour faire entendre un coup de feu, et le scélérat ne s’écroulait pas de lui-même. Nul rideau salvateur ne la dérobait au public déchaîné. Il n’était point de costume ou de grime dont elle pût se débarrasser.

Je suis nulle, ma vie est nulle, j’ai mérité mon sort. Tel un oiseau blessé, défaite et à bout de forces, Elisa s’était enfermée dans sa chambre, dans le noir, sans même ôter son chapeau. Elle n’eut pas conscience qu’elle sombrait dans le sommeil.

Elle fit un rêve atroce, insupportable. Elle était dans sa loge de maquillage, dont tous les murs étaient tapissés de miroirs. Elle voulait s’y regarder, mais aucun ne la reflétait. Qu’elle posât les yeux sur l’un ou sur l’autre, chacun lui renvoyait la même image – vide. Et il lui semblait en même temps entrevoir comme une tache noire sur le côté, mais qui se dérobait aussitôt, insaisissable. Elle restait assise, tournait la tête de plus en plus vite, à droite, à gauche, à droite, à gauche, mais nulle part il n’y avait d’Elisa. C’est parce que j’ai ôté mon costume et mon maquillage, et qu’en dehors de mon rôle je n’existe pas, devina-t-elle, et elle en fut si terrifiée qu’elle poussa un gémissement et se réveilla, en larmes.

Si le soleil eût brillé dans le ciel, peut-être eût-elle connu quelque soulagement. Mais l’aube grisâtre de novembre était encore pire que les ténèbres nocturnes. En outre tout son corps demeurait engourdi d’être resté longtemps dans une pose inconfortable. Elisa se sentait sale, malade et vieille. Le cśur étreint par la peur, elle parcourut la chambre des yeux. Les contours des objets émergeant de la pénombre l’effrayaient. Une grande glace luisait sur le mur, mais pour rien au monde Elisa ne se fût résolue à s’en approcher. Le monde réel l’oppressait de tous côtés, il était menaçant et imprévisible, elle ne comprenait pas l’évolution de son intrigue et n’osait imaginer ce qu’en serait le dénouement.

Debout d’un bond, elle se prit à courir sans but d’une pièce à l’autre. Il lui fallait décamper d’ici, partir, vite ! Mais où ?

Là où tout était bien connu et prévisible. Au théâtre ! Ses murs étaient ceux d’une forteresse imprenable. Il n’offrait d’accès ni aux étrangers ni à la vie réelle et ses dangers. Là-bas, elle serait dans son royaume, où tout était familier et intelligible, où rien ne faisait peur.

Après la mort du malheureux Limbach, on avait aménagé pour elle une nouvelle loge à l’extrémité opposée du couloir, très claire et élégante – Noé Noévitch avait donné des ordres. Elle éprouvait une envie intolérable de fuir dans l’instant même la suite sinistre, parfaitement hostile, qu’elle occupait, de traverser la place et de se retrouver là-bas, au milieu des affiches et des photographies rappelant les triomphes passés. Rappelant qu’Elisa Lointaine existait pour de bon.

Seule l’habitude de la discipline en tout ce qui touchait l’apparence physique et les vêtements l’empêcha de lever le camp sur-le-champ. Avec une rapidité inouïe (en une heure à peine), Elisa se refit une beauté, se changea, se parfuma et coiffa ses cheveux en un chignon serré. Toute cette activité lui redonna quelques forces. Le miroir, en tout cas, lui renvoya son reflet. Elle était pâle, certes, les yeux caves, mais, allié à un velours bleu marine et un chapeau à larges bords, cet air maladif avait quelque chose d’intéressant.

Tandis qu’elle marchait dans la rue, des hommes se retournaient sur son passage. Elisa, peu à peu, commençait à s’apaiser. Quand enfin elle entra dans le foyer du théâtre, où chaque son rendait un écho, elle poussa un soupir de soulagement. Il restait plus d’une heure et demie avant la répétition. Avant onze heures, elle aurait retrouvé la forme. Et ensuite… Mais elle s’interdit de penser à ce qui adviendrait ensuite…

Ah ! comme on était bien au théâtre quand il était encore désert ! La pénombre n’avait rien d’effrayant, le bruit léger des pas lui-même était plaisant.

Elle adorait également la salle de spectacle plongée dans l’obscurité, sans une âme qui vive. En l’absence des acteurs, ce vaste espace restait inerte ; il attendait, docile et patient, qu’Elisa l’emplît de sa lumière.

Elle poussa le battant… et s’immobilisa.

Au loin, près de l’estrade, une lampe était allumée sur la table du metteur en scène. Quelqu’un se tenait devant, dos tourné, qui fit brutalement volte-face quand la porte grinça. Une haute silhouette, large d’épaules.

— Qui est là ? s’écria Elisa avec effroi.

— Fandorine.

Voilà donc quelle force m’a attirée ici ! songea Elisa, pénétrée par l’évidence du fait. C’est le destin. C’est le salut. Ou bien la fin de tout – à présent peu importe.

Elle s’avança rapidement.

— Vous aussi, vous avez ressenti un appel ? dit-elle en frissonnant. C’est l’instinct qui vous a conduit ici ?

— Ce qui m’a conduit ici, c’est la chimie.

Au premier instant, Elisa fut surprise de cette réponse, puis elle comprit : il parlait de la chimie intérieure, de la chimie du cśur !

Seulement la voix de Fandorine n’avait pas le timbre qui eût convenu. Elle n’était pas émue, ni troublée, mais soucieuse. En s’approchant encore, Elisa vit qu’il tenait dans ses mains un grand cahier ouvert – les Tables de la loi.

— R-regardez. Hier soir, ça n’y était pas.

Elle jeta un coup d’śil distrait à la page du jour. En haut était écrit en larges lettres : « QUATRE UNITÉS AVANT LE BÉNÉFICE. PRÉPAREZ-VOUS ! »

— En effet, ça n’y était pas. Je suis partie la dernière, il était minuit passé.

Elisa haussa les épaules.

— Mais pourquoi êtes-vous préoccupé par cette stupide et lassante plaisanterie ?

Comme ses yeux sont profonds, pensait-elle. S’il pouvait me regarder ainsi toujours…

Fandorine lui répondit à mi-voix :

— Là où on tue, on ne plaisante pas.

DEUX UNITÉS AVANT LE BÉNÉFICE

Nouvelles et anciennes hypothèses

Eraste Pétrovitch avait prononcé ces paroles sans réfléchir : il n’avait pas encore recouvré ses esprits, tant l’apparition d’Elisa en ces lieux était inattendue. Mais la jeune femme, Dieu merci, n’avait pas bien entendu ce qu’il disait.

— Comment ? demanda-t-elle.

— Rien. Des b-bêtises…

Et il songea : Il est nocif pour moi de la regarder de près. Les symptômes de la maladie s’aggravent. Il dissimula l’analyseur-extracteur derrière son dos, pour éviter d’avoir à entrer dans des explications. Mais il lui faudrait bien, cependant, justifier sa présence d’une manière ou d’une autre.

Quel regard elle avait ! Si une autre femme l’avait regardé avec de tels yeux, aucun doute n’eût été permis : il eût pu être assuré qu’elle l’aimait de toute son âme. Mais Elisa était une actrice…

Elle n’avait montré de sentiment vraiment sincère qu’une seule et unique fois : quand elle s’était évanouie à l’annonce de la mort de son fiancé. Une douleur aiguë avait alors percé le cśur de Fandorine. Ne devait-on pas conclure qu’Elisa s’apprêtait à épouser le millionnaire non par calcul mais par amour ?

Cette idée l’avait taraudé ensuite toute la journée, l’empêchant de se concentrer sur sa tâche. Finalement, il avait commis un acte indigne. Tard dans la soirée, il avait téléphoné au Métropole, après s’être informé auprès de Stern du numéro de chambre de la comédienne, et avait planté à celle-ci une aiguille, en lui lisant un tanka tout empreint de sarcasme. Le sens de ce poème était évident : votre amour ne vaut pas tripette, madame ; peut-être, dans une prochaine vie, aurez-vous mieux à offrir.

Elle lui avait répondu d’une voix totalement inexpressive, affectant une parfaite indifférence à tout cela, elle avait même ri, mais elle n’avait pas réussi à l’abuser pour autant. Si une telle actrice n’était pas capable de dissimuler son chagrin, c’était que celui-ci était immense. Pourquoi alors avoir opposé à Aguilev un refus ? En vérité, le cśur d’une comédienne est aussi ténébreux que l’ombre d’une arrière-scène.

Fandorine s’était senti honteux, et s’était juré de laisser Elisa en paix. Les jours suivants, il s’était tenu à distance. La veille au soir, seulement, il s’était trouvé contraint de paraître à ses yeux, mais il ne l’avait pas approchée.

La veille, il lui avait été impossible en effet de ne pas se rendre au théâtre. L’intérêt de l’enquête le réclamait.

La mort d’Aguilev avait porté en outre un coup très violent à l’amour-propre de Fandorine. L’hypothèse à laquelle il avait consacré tant de temps et d’énergie se trouvait anéantie. Mister Svist était mort ; le Tsar se trouvait de l’autre côté de l’Atlantique. La bande des revendeurs à la sauvette moscovites n’existait plus et ne pouvait avoir de lien avec le décès du millionnaire.

Eraste Pétrovitch avait la quasi-certitude qu’il ne s’agissait nullement d’un suicide. Aguilev n’était pas homme à attenter à ses jours pour des fiançailles avortées. Mais il convenait d’abord de se rendre sur le lieu de la tragédie et de tout vérifier par soi-même. Il serait toujours temps ensuite de se livrer à l’autoflagellation, et de remettre de l’ordre dans ses sentiments bouleversés et ses idées embrouillées.

— Allons rue Pretchistenka, avait-il dit à « M. Simon », pendant que les dames s’affairaient auprès d’Elisa évanouie. Je dois voir ça.

Massa avait lancé un coup d’śil expressif à son maître, s’était heurté à un regard qui n’exprimait rien du tout, et avait poussé un soupir avant de tourner le dos.

Eraste Pétrovitch n’avait toujours pas aplani ses relations avec son camarade depuis son retour d’Europe. Informé du mariage imminent d’Elisa, Fandorine était rentré chez lui, rue Svertchkov, plus sombre qu’un ciel d’orage. Il n’avait envie de parler de rien. Et du reste il n’avait guère de quoi se vanter. Il avait échoué à capturer le Tsar. Dès le début, l’opération avait marché de travers, elle s’était achevée par un fiasco, et l’unique responsable en était Eraste Pétrovitch lui-même. Si, au lieu de ce balourd de Georges, il avait emmené avec lui Massa aux Sokolniki, le résultat eût été tout différent.

— Tu restes, avait dit Fandorine à son serviteur. Ne pose pas de questions.

Et le Japonais, naturellement, s’était vexé. Non content de disparaître pendant près de deux semaines, sans donner la moindre explication, le maître, par-dessus le marché, ne voulait rien raconter ? Pareille chose ne s’était pas produite une seule fois en l’espace de trente-trois ans.

— Dans ce cas, moi non plus je ne vous raconterai rien ! avait déclaré Massa, voulant évidemment parler d’Elisa et de ses rapports avec elle.

— Très bien, à ton aise.

Fandorine ne désirait de toute façon rien entendre de la vie amoureuse mouvementée de Mme Altaïrskaïa-Lointaine. Elle pouvait bien se laisser embrasser et cajoler par qui elle voulait, et épouser qui bon lui semblait. C’était son affaire.

A la vérité, l’espoir de guérison d’Eraste Pétrovitch s’était révélé prématuré. Le cafard lui était retombé dessus. A seule fin de se distraire et de s’occuper l’esprit, il s’était rendu le lendemain au théâtre pour faire ce dont il avait depuis longtemps l’intention : examiner les inscriptions délictueuses laissées dans les Tables de la loi.

A ce moment, elles étaient au nombre de trois.

En date du 6 septembre : « HUIT UNITÉS AVANT LE BÉNÉFICE. REPRENEZ-VOUS ! »

Puis à la deuxième page d’octobre, simplement : « AVANT LE BÉNÉFICE, SEPT UNITÉS. »

Et la plus récente, à la date du 1er novembre : « AVANT LE BÉNÉFICE, CINQ UNITÉS. »

De grosses lettres. Ecriture chaque fois identique. Le tout tracé au crayon à encre.

C’était d’une évidente absurdité. L’un des acteurs s’amusait – il cherchait apparemment à piquer au vif le metteur en scène pour l’écouter vociférer.

Eraste Pétrovitch avait feuilleté encore une fois le « livre saint », de manière à vérifier qu’il n’avait pas sauté d’inscription mentionnant six unités, mais il n’en trouva pas. Alors, furieux, il reposa le cahier. La plaisanterie n’était pas seulement stupide, mais incohérente. Ces messages ne méritaient pas qu’on leur prêtât attention.

La fois suivante, il s’était présenté au théâtre le 5 novembre, le samedi où Elisa devait donner sa réponse à Aguilev. Bien qu’il luttât contre lui-même, il était tout de même venu. Comment serait-elle ce jour-là ? Serait-elle troublée de le voir ? Il avait dans sa poche le triste poème évoquant l’amour de la geisha. Eraste Pétrovitch avait composé ce tanka pendant la nuit, tourmenté par l’insomnie.

Mais il n’avait pas eu l’occasion de le lui remettre. Les événements s’étaient emballés quand une vieille connaissance, personnage d’une vie antérieure, avait fait irruption dans la salle de spectacle.

Senia avait beaucoup changé, au point que Fandorine ne l’avait pas reconnu immédiatement. Il s’était métamorphosé en un jeune Européen à la mine dégourdie, qui mélangeait mots russes et français ; cependant ses manières laissaient de temps à autre transparaître l’adolescent de la Khitrovka, à moitié délinquant, avec lequel Eraste Pétrovitch avait vécu autrefois une des plus sombres aventures de sa carrière de détective.

Sur le chemin de la rue Pretchistenka, ils eurent le temps de parler un peu, ou plutôt de brailler un peu sous les rugissements du puissant moteur de la Bugatti.

— Comment en êtes-vous venu à travailler dans le cinématographe ? Et pourquoi vous appelez-vous à présent Simon ? demanda Fandorine.

— Oh ! Eraste Pétrovitch, s’il vous plaît, tutoyez-moi comme autrefois. Toutes ces années, je n’ai cessé de converser avec vous et avec M. Massa. Quand je ne savais que faire, je vous posais toujours la question. Mentalement. Et vous répondiez : « Senia, fais comme ceci. » Ou vice versa : « Ne fais pas ça, ne sois pas crétin. »

Il jacassait sans relâche. On voyait qu’il était terriblement heureux de cette rencontre inattendue, au point d’en avoir oublié pour un temps le funeste événement qui venait de se produire. En cela, Senia n’avait pas du tout changé. Déjà auparavant, il était incapable de rester longtemps accablé.

— Je suis devenu Simon, parce qu’un Français est incapable de prononcer « Semion », sa langue tourne ça autrement. Et je suis tombé amoureux du cinéma, parce qu’il n’y a rien de plus formidable au monde. La première fois que j’ai vu Le Voyage dans la Lune, j’ai tout de suite compris : le voilà, mone chmiène dane lia vie, la voie à suivre, si vous préférez !

— M-merci, dit Eraste Pétrovitch, remerciant Senia pour la traduction.

— Dé riène. Je suis allé tout droit chez le grand M. Méliès. Je peinais encore à m’exprimer en français, c’en était à la fois à rire et à pleurer. Vouzêtes jéni, j’ai dit. Jo vio vivre et mourir pour cinéma ! Je l’avais transcrit sur un papier, dans notre alphabet. Je l’avais appris par cśur. Ça, et rien de plus.

— Mais il était inutile d’ajouter quoi que ce soit. L’essentiel était dit. Tu as toujours fait preuve, depuis tes plus jeunes années, d’exceptionnelles qualités p-psychologiques.

— Ensuite, j’ai quitté Méliès. Le vieux commençait à perdre son flair, à se laisser dépasser par le progrès. Aujourd’hui, pour le cinéma, qu’est-ce qui est important ? L’envergure ! Gaumont, par exemple, a de l’envergure. L’an dernier, lui et moi avons inauguré en grande pompe à Paris une salle de projection de trois mille quatre cents places ! Mais Gaumont n’a pas voulu me prendre pour associé, alors je suis parti. Et puis, on est à l’étroit en France. Tout le monde se pousse du coude. On ne peut réaliser de vraies affaires que chez vous, en Russie. A condition d’être énierjik.

Tenant le volant d’une main, et agitant l’autre, il jeta un coup d’śil à Fandorine, qui venait de hausser un sourcil à ce « chez vous, en Russie ». Mais Senia se méprit sur ce signe d’étonnement, et entreprit d’expliquer :

— Etre énierjik, c’est passer son temps à révoluer. Condition essentielle du succès. On peut se passer d’avoir d’autres qualités, mais pas d’être énierjik. Vous avez ici beaucoup de grosses têtes, beaucoup de gens travailleurs, et même parfois honnêtes. Mais ils sont tous endormis, mollassons. Ils vous inventent un truc astucieux, et restent assis sur leur derrière, comme des ours. Ils vous concluent une bonne affaire, et s’en vont fêter ça. Alors qu’il faut aller vite, vite, sanzaret. Un type énierjik, même s’il n’est pas follement antelijan, futé si vous préférez, va trébucher dix fois, et onze fois se relever, et de toute façon dépasser le type malin mais mou. Ici, chez vous, je le vois bien, on ne fait que parler révolioussionne, libertié-égalitié. Mais la Russie n’a pas besoin de révolioussionne, elle a besoin qu’on lui colle un chardon sous la queue pour galoper à toute allure avec agilité.

A ce dernier mot, Senia-Simon se tut subitement, la mine affligée.

— Aguilev, Andrioucha… ça, c’était un vrai jéni financié. Pas « fiancé », ce que je veux dire, c’est…

— Un génie de la finance.

— Voilà, c’est ça. Nous aurions pu faire ici des tas d’affaires sensationnelles, lui et moi. Sans cette femme-serpent. Les gars comme Andrioucha ne sont de marbre qu’en apparence, alors qu’en fait ils sont affreusement passionnés, fébriles. Un cśur de marbre, si on le chauffe à mort et qu’on l’arrose ensuite d’eau glacée – crac ! il se fend !

— Jolie m-métaphore, déclara Eraste Pétrovitch en se frottant instinctivement le côté gauche de la poitrine. Mais que je ne t’entende plus parler de « femme-serpent ». Je ne permettrai à personne d’insulter Mme Lointaine. Et d’un. Ensuite…

Il voulait ajouter qu’Elisa n’y était très certainement pour rien, mais il se retint. Maintenant, après ce nouveau décès, il n’était plus sûr de rien.

Simon interpréta cette hésitation à sa manière. Oubliant encore une fois son chagrin, il adressa à son voisin un clin d’śil rusé.

— Il fallait le dire tout de suite. Vous n’avez pas changé, à ce que je vois. Toujours à en pincer pour les famfatals ! Vous avez juste pris un autre nom, je ne sais pourquoi. Andrioucha m’en rebattait les oreilles : Fandorine, Fandorine, il va nous pondre des trucs fabioulio, mais moi j’étais bien à mille lieues de me douter que c’était vous. Au fait, ça sonne plutôt bien : Fandorine. Ça fait penser à Fantomas. Tenez, voilà qui ferait un film épatant. Vous ne l’avez pas lu ? De la vraie littérature, autre chose qu’Emile Zola ou Léon Tolstoï. Une puissance ! On pourrait essayer M. Massa dans le rôle principal. C’est donc lui, « le Japonais Gazonov » ? Je ne l’ai pigé qu’aujourd’hui. M. Massa lui aussi sait escalader les murs et filer des coups de tatane dans la figure, et tout ce genre de trucs. Et qu’il ait les yeux bridés, on s’en fiche pas mal. Fantomas est toujours masqué. C’est le jéni du crime !

Sur quoi il se mit à raconter avec ferveur les aventures d’une sorte de magnat du monde de la pègre, héros de romans à la mode. Eraste Pétrovitch avait connu quelques personnages de cette espèce dans la vraie vie, aussi l’écouta-t-il avec intérêt. Cependant, la voiture de course s’engouffrait déjà dans l’une des ruelles donnant sur la rue Pretchinstenka. Elle stoppa dans un crissement de freins devant un hôtel particulier dont un policier gardait l’entrée.

Ils étaient arrivés.

L’enquêteur était inconnu de Fandorine – un certain capitaine Drissen, dépêché par l’adjoint au maître de police. La mort d’un millionnaire est une chose sérieuse, rien à voir avec celle d’un petit sous-lieutenant de rien du tout, aussi n’avait-on pas confié l’affaire à un modeste fonctionnaire comme Soubbotine, si zélé fût-il.

L’officier ne lui plut guère. Il y avait toujours eu beaucoup de ces individus retors dans la police, mielleux avec les gens haut placés et grossiers avec les humbles, mais au cours des dernières années cette espèce s’était partout multipliée. Le capitaine avait bien sûr entendu parler d’Eraste Pétrovitch, c’est pourquoi il se montra des plus aimables avec lui. Il ne fit aucune difficulté pour tout lui montrer, tout lui expliquer, et même lui exposer les conclusions auxquelles il avait abouti, ce qu’on ne lui avait nullement demandé.

Lesdites conclusions, pour faire bref, se résumaient à ce qui suit.

Comme l’avait établi l’interrogatoire des témoins, le défunt était convaincu que ce jour-là serait le plus heureux de sa vie. Depuis les premières heures du jour, il se préparait à aller rendre visite à l’hôtel du Louvre à la dame de son cśur, la célèbre comédienne Elisa Altaïrskaïa-Lointaine, pour lui passer au doigt une bague de fiançailles.

— A propos, où est-elle passée, cette bague, monsieur Simon ? demanda Drissen, interrompant son rapport pour fixer Senia d’un regard non pas flagorneur mais bel et bien menaçant. Vous l’avez prise et vous êtes sauvé avec, or on risque de me la réclamer.

— Ne vous inquiétez pas pour ça, rétorqua le Parisien, la mine sombre, balayant la question d’un revers de main.

Depuis qu’il était entré dans la maison de feu son associé, il était tout tendu, et ne faisait que pousser des soupirs.

— En cas de besoin, je rembourserai. Pas dé problème.

L’officier parut enchanté d’apprendre que l’argent n’était pas un problème pour son interlocuteur. Il sourit d’un air paterne, et reprit son exposé.

Le tableau pour lui était clair. La fiancée, au dernier moment, avait changé d’avis, et en avait informé le défunt par téléphone. Aguilev, fou de douleur, avait empoigné son rasoir. Sa main tremblait, c’est pourquoi au début il ne s’était infligé que quelques menues entailles, puis enfin, surmontant sa faiblesse, il s’était tranché l’artère carotide en même temps que la trachée, en sorte que la mort était survenue sur-le-champ.

Si Eraste Pétrovitch avait écouté avec attention l’exposé des faits, il n’en accorda aucune aux raisonnements du policier. Il resta un long moment accroupi auprès du cadavre, pour examiner à la loupe la gorge béante.

Finalement, il se releva, la mine très soucieuse.

— Vous savez, dit-il au capitaine Drissen, qui attendait dans une attitude pleine de déférence, il y a des policiers qui, c-contre rétribution, transmettent à la presse de boulevard toutes sortes de détails piquants concernant les faits divers. Alors voilà, s’il vient à transpirer dans les journaux que l’enquête lie la mort d’Aguilev au nom de l’artiste que vous avez mentionnée, je vous en tiendrai pour personnellement responsable…

— Permettez… s’insurgea Drissen.

Cependant Eraste Pétrovitch le foudroya d’un regard bleu si extraordinairement expressif que l’officier se tut.

— … et si un tel incident devait se produire, j’userais de toute mon influence pour que votre prochain lieu d’affectation soit la Tchoukotka. J’incommode rarement les instances supérieures de mes requêtes, aussi ne me refusera-t-on pas un service aussi insignifiant.

Le policier toussota.

— Néanmoins, monsieur, je ne puis porter la responsabilité pour d’autres. La rumeur peut filtrer du théâtre… L’affaire va soulever un énorme intérêt auprès du public. Ils ont déjà eu là-bas plusieurs suicides, voyez-vous…

— Les rumeurs sont une chose. La version officielle en est une autre. Vous m’avez compris ? Eh bien, parfait.

L’humiliant soupçon conçu par Fandorine s’était trouvé confirmé.

Il était fort peu probable que le Tsar et Mister Svist eussent été mêlés aux tragiques événements que le théâtre avait connus. Ils n’avaient pu tuer Aguilev, or celui-ci avait bel et bien été assassiné. Et à en juger par la manière d’opérer, par le même meurtrier qui avait éliminé Emraldov et Limbach.

Force était de reprendre l’enquête à zéro.

D’ordinaire, quand se produit une série de crimes mystérieux, le problème réside dans l’absence de toute hypothèse vraisemblable. Ici c’était exactement l’inverse. Des hypothèses, il en naissait beaucoup trop. Même en se bornant à l’abc de la méthode déductive : aux deux principaux mobiles capables de pousser un être humain à en tuer un autre – « à qui profite le crime » et « cherchez la femme ».

A qui pouvait profiter la mort du millionnaire ?

Eh bien, par exemple, à toute la troupe de l’Arche de Noé, et à son directeur en particulier. Par testament, la compagnie théâtrale héritait d’un capital considérable. Et d’un. L’insistance avec laquelle l’entrepreneur cherchait à pousser l’ensemble des comédiens vers le cinématographe impatientait et irritait chacun d’eux. Le monde du théâtre était pathologique, habité de passions hypertrophiées. Si un tel milieu avait nourri en son sein un individu aux penchants meurtriers (et c’était un fait presque indubitable), les raisons susmentionnées pouvaient se révéler pleinement suffisantes. Il fallait encore tenir compte ici de la psychologie du criminel artiste. Il s’agissait d’un type de personnage particulier, pour lequel le moteur du crime pouvait être la « beauté » du projet, en addition au profit matériel.

Quant au « cherchez la femme », il n’était pas besoin d’aller bien loin. Il y avait une candidature évidente. Cependant, si les crimes avaient été commis à cause d’Elisa, tout un éventail d’hypothèses surgissait.

Aguilev avait demandé en mariage celle qu’une multitude de regards fixaient avec concupiscence, vers laquelle des centaines de mains se tendaient chaque jour. (Eraste Pétrovitch répugnait à penser qu’il s’était lui-même trouvé un temps égaré au milieu de cette bousculade.) Parmi les adorateurs de Mme Altaïrskaïa, il pouvait fort bien s’en être trouvé un capable de tuer par jalousie.

A la différence de la version cui prodest, celle-ci pouvait inclure facilement les deux meurtres précédents. Le bruit avait couru en effet (peu importait qu’il fût ou non digne de foi) que Limbach avait obtenu les faveurs d’Elisa. La même rumeur avait circulé à propos d’Emraldov. Eraste Pétrovitch avait lui-même lu dans une critique de Pauvre Lisa une allusion des plus transparentes au fait que « la sensualité provocante du jeu des acteurs » découlait « d’une passion qui sans doute débordait la scène ».

Aux deux principaux mobiles susceptibles d’animer les gens ordinaires, il convenait encore d’ajouter plusieurs motivations exotiques, envisageables uniquement au théâtre.

La jalousie amoureuse y coexistait avec la jalousie professionnelle. La jeune première, dans une troupe, était toujours en butte à des rivalités féroces. On connaissait des cas où des ballerines, avant le spectacle, avaient versé du verre pilé dans les chaussons de la danseuse étoile. Une chanteuse d’opéra s’était vu un jour servir un lait de poule additionné de poivre destiné à lui casser la voix. Des faits semblables pouvaient fort bien se produire dans un théâtre d’art dramatique. Mais c’était une chose que de glisser un serpent dans une corbeille de fleurs, et c’en était une toute différente que d’empoisonner froidement Emraldov, d’éventrer Limbach, et d’égorger Aguilev.

Concernant les différentes entailles relevées sur la gorge de celui-ci, l’exaspérant capitaine Drissen s’était bien sûr trompé quant à leur succession. L’examen des blessures avait montré que c’était le coup mortel qui avait été porté en premier. Les autres avaient été infligés plus tard, alors que les convulsions de la victime avaient cessé. On le voyait aux traces de sang par terre, et à l’aspect des entailles les moins profondes : celles-ci étaient régulières, précises, comme tracées à la règle. Pourquoi le meurtrier avait-il eu besoin d’un pareil artifice ? La question restait posée. Néanmoins le mode opératoire de tous ces crimes se caractérisait clairement par une sorte de maniérisme, de théâtralité. Emraldov avait été empoisonné par du vin versé dans la coupe de la reine Gertrude ; on avait laissé Limbach se vider de son sang dans une loge fermée à clef ; on avait tailladé au rasoir la gorge d’Aguilev alors qu’il était déjà mort.

A propos de théâtralité, justement. Dans la pièce écrite par Eraste Pétrovitch, un des personnages, le marchand, avait la tête tranchée, pour prix de sa perfidie. Aguilev, l’entrepreneur, était lui aussi un marchand d’une certaine façon. Cette sorte de référence au spectacle n’était peut-être pas la seule ? Tout était possible. Il faudrait voir si l’on pouvait établir des parallèles entre la vie du millionnaire moscovite et celle du riche Japonais.

Il y avait encore une autre théorie, totalement folle celle-là. Eraste Pétrovitch était poursuivi par le « bénéfice » et les maudites unités mentionnées dans les Tables de la loi. Il en rêvait même la nuit : bâtons pointus, scintillants de pourpre, qui à mesure s’effaçaient, s’effaçaient. Au début ils étaient huit, puis sept, puis cinq disparaissaient d’un coup, pour n’en laisser plus que deux. Par ailleurs, les blessures observées sur la gorge du mort ressemblaient à des chiffres « 1 » couleur de sang : l’un grand et gras, et dix autres plus maigres. En tout, onze « 1 ». Mais « 11 », c’était encore finalement deux unités. Délire ! Schizophrénie !

Son cerveau, déjà hébété par d’humiliants tourments amoureux, refusait d’accomplir son habituel travail analytique. Jamais encore Eraste Pétrovitch ne s’était trouvé en une si piètre forme intellectuelle. Fleurs peuplées de serpents, coupes emplies de poison, rasoirs ensanglantés, chiffres « 1 » au fragile jambage… tout cela se mélangeait dans sa tête, et y tournoyait en une ronde absurde.

Mais l’expérience forgée au fil des ans, la volonté et l’habitude de l’autodiscipline finirent par prévaloir. Le premier principe de l’investigation le dit expressément : quand il y a trop d’hypothèses, il convient d’en réduire le nombre, en commençant par écarter les moins vraisemblables. C’est pourquoi Eraste Pétrovitch décida en premier lieu de se débarrasser de cette histoire d’unités qui l’obsédait.

Pour cela, il lui faudrait démasquer le plaisantin, auteur des inscriptions idiotes laissées dans le « livre sacré ». Le saisir par le col (s’il se révélait être une dame, par le bras) et exiger des explications.

L’affaire était un peu délicate, mais assez simple au fond – raison supplémentaire pour laquelle Fandorine résolut de commencer par le « bénéfice ».

Le soir du 10 novembre, après le spectacle, Eraste Pétrovitch vint dans les coulisses boire le champagne avec la troupe. Les comédiens sont gens superstitieux, qui prennent les traditions très au sérieux, aussi, même ceux qui ne buvaient jamais, comme la Réginina ou Noé Noévitch, trinquèrent avec les autres et trempèrent leurs lèvres dans le vin.

Fandorine mémorisa où chacun avait posé son verre. Quand le foyer des artistes se fut vidé, il plaça toutes les coupes dans un sac de voyage, après avoir repéré chacune d’elles par une marque, et les emporta chez lui. Le serveur du buffet avait déjà quitté le théâtre, en sorte que personne ne remarquerait leur disparition avant le lendemain. Or Eraste Pétrovitch avait l’intention de revenir visiter les lieux pendant la nuit et de remettre les verres à leur place.

Ayant consacré l’année précédente à des travaux de chimie, Fandorine avait passé beaucoup de temps à étudier les groupes sanguins, une toute nouvelle découverte présentant une importance aussi bien pour la médecine que pour la criminologie. Elle promettait dans l’avenir des résultats encore plus intéressants, cependant l’analyse des traces de sang pouvait déjà, dès maintenant, rendre à l’enquêteur d’exceptionnels services. Pour l’instant, les tribunaux refusaient encore d’accorder à de telles expertises une valeur de preuve à charge, cependant un cas s’était déjà présenté où une analyse de sang avait permis d’innocenter l’accusé. Un meurtre accompagné d’un cambriolage avait été commis dans une maison de tolérance. Sur la robe d’une des pensionnaires figurant parmi les suspects, la police avait découvert plusieurs taches de sang frais, et il ne lui en avait pas fallu davantage pour conclure que la prostituée était l’assassin. La fille n’avait pas d’alibi, et avait déjà été traduite en justice par le passé. Les jurés penchaient à l’évidence pour un verdict de culpabilité. Toutefois l’analyse des taches avait permis de démontrer que le sang était d’un autre groupe que celui de la victime. La prostituée avait été acquittée, et le héros du jour n’avait pas été son avocat, mais l’expert en médecine.

Très intéressé par cette découverte, Eraste Pétrovitch était allé plus loin. Il avait établi en particulier qu’il était possible de déterminer le groupe sanguin à partir de traces de salive. C’était dans ce but qu’il avait temporairement dérobé les verres du buffet du théâtre.

Tard dans la nuit, dans son laboratoire personnel, Fandorine sortit les échantillons et procéda à l’analyse. Il y avait dix coupes en tout, car il avait exclu Massa et Elisa de la liste des suspects. Après hésitation, il y avait laissé Stern cependant. Comment savoir si le metteur en scène ne jouait pas lui-même à l’imbécile, au nom de sa fameuse « théorie de la rupture », ou autre considération semblable ?

Comme prévu par la science, les échantillons se divisaient en quatre lots : trois membres de la troupe étaient du premier groupe, deux du deuxième, trois encore du troisième, et deux du quatrième. En outre, les particules de liquide possédaient dans tous les cas des particularités individuelles complémentaires. La présence dans la salive, en quantité microscopique, de nicotine, de rouge à lèvres, de médicaments divers permettait d’espérer qu’il serait plus facile d’identifier l’individu que ne le pensait Fandorine.

A présent, il lui fallait retourner au théâtre, et mettre en śuvre une dernière procédure.

L’aube poignait déjà. Tandis qu’il se rasait et se changeait, Fandorine prêta l’oreille, curieux de savoir si Massa dormait. Pour la première fois depuis longtemps, Eraste Pétrovitch avait la possibilité de se prévaloir d’un succès devant le Japonais. Bien sûr, ce n’était pas là une avancée extraordinaire, mais il avait néanmoins quelque chose à raconter.

Cependant Massa, dans sa chambre, émettait des ronflements réguliers – comme s’il ruminait une offense, songea Fandorine. Eh bien, tant mieux. Aujourd’hui, l’auteur des griffonnages serait identifié. Il serait alors possible de raconter à Massa toute l’histoire, de se réconcilier avec lui et de l’associer à l’enquête. Un assassin était en liberté, il était dangereux. L’heure n’était plus aux enfantillages.

L’étape suivante consistait à prélever des échantillons dans les Tables de la loi. Toutes les inscriptions annonçant la fameuse représentation à bénéfice avaient été tracées avec un crayon chimique, qu’on mouillait de salive avant utilisation. Grâce à un « analyseur-extracteur » de son invention, permettant de conjuguer prélèvements et analyse, Eraste Pétrovitch avait l’intention de gratter des parcelles de papier susceptibles d’être imprégnées de cette salive. Il avait dû, hélas, y renoncer la nuit précédente, car l’homme de ménage avait pris le cahier pour le porter dans la salle de spectacle. Fandorine n’avait pas voulu attendre que l’homme fût parti. De toute manière, il lui fallait revenir ranger les verres à leur place.

Il pénétra dans le théâtre par la porte de service après avoir ouvert celle-ci au moyen d’un rossignol. Selon la règle instituée par Stern, les jours de répétition, aucun des membres du personnel de service ne devait se risquer à entrer dans le bâtiment avant la pause du déjeuner, de manière à ne pas troubler la cérémonie sacrée. Seul le portier était présent, enfermé dans sa guérite et séparé de la salle de spectacle par un étage entier. C’est pourquoi Eraste Pétrovitch n’avait pas à craindre d’être vu à une heure si matinale.

Sans rencontrer aucune difficulté, il commença par rapporter les verres où il les avait pris, puis pénétra dans la grand-salle. Les Tables de la loi étaient posées là où elles devaient l’être : sur la petite table du metteur en scène.

Fandorine alluma la lampe, prépara l’extracteur, ouvrit le livre, et se figea.

Sur la page vierge, juste au-dessous de la date du jour, de grosses lettres chatoyaient d’un bleu chimique : « QUATRE UNITÉS AVANT LE BÉNÉFICE. PRÉPAREZ-VOUS ! »

Pour la quatrième fois ! Et les unités étaient à présent au nombre de quatre également.

Stupéfait, il porta le cahier à ses yeux. Très bien, se dit-il. Les traces sont fraîches. Maintenant nous allons savoir qui est ce plaisantin. Bien qu’il ne pensât plus du tout qu’il pût s’agir d’une plaisanterie.

Derrière lui, une porte grinça.

Fandorine se retourna : c’était Elisa.

On empêche Fandorine de raisonner

Impossible de prélever un échantillon devant elle. Eraste Pétrovitch dissimula l’extracteur. Il restait encore beaucoup de temps avant la répétition, les comédiens ne commenceraient pas à se rassembler avant une heure. Si Elisa le laissait seul, ne fût-ce que cinq minutes, cela lui suffirait.

— Vous ne montez pas à votre loge ? demanda-t-il après un silence pesant.

— Si, je dois ôter mon manteau et mon chapeau, et changer de chaussures. Vous m’accompagnez ? Passons par le foyer. Il y a trop de poussière dans les coulisses.

Il serait discourtois de refuser, songea-t-il tout en comprenant parfaitement qu’il s’abusait lui-même. Etre à son côté, marcher seul avec elle dans la pénombre des couloirs déserts… n’était-ce pas là le bonheur ?

Fandorine avait beau se sentir veule et pitoyable, il suivit Elisa sans dire mot. Soudain elle le prit par le bras – chose étrange, car lorsqu’elles se trouvent dans un lieu clos, les dames n’ont pas coutume de pareilles familiarités.

— Seigneur, continuer ainsi serait… murmura-t-elle, perdue dans ses pensées.

— Comment ?

— Rien, rien…

A la porte de la loge de maquillage, elle s’excusa et le pria de patienter un instant, le temps d’enfiler des tabi – des chaussettes japonaises adaptées à ses sandales.

Cinq minutes plus tard, elle l’appela :

— Vous pouvez entrer.

Elisa était assise devant un trumeau, mais elle regardait Fandorine, et celui-ci la voyait sous tous les angles en même temps : la nuque, le visage, les deux profils. Sa chevelure chatoyait dans la lumière des lampes, tel un casque d’or.

— Je vous en prie, restez un peu avec moi. Soyez seulement présent. Je me sens très mal…

Eraste Pétrovitch baissa la tête pour ne pas la regarder dans les yeux. Il craignait de se trahir, il craignait de se précipiter vers elle et de se mettre à bafouiller de lamentables sottises à propos d’amour.

Il serra les dents et se força à penser à l’affaire. A l’évidence, il lui faudrait maintenant attendre le soir pour effectuer les prélèvements de salive dans les Tables de la loi, mais même sans résultat d’analyse il y avait déjà de quoi réfléchir un peu.

Ainsi, une quatrième inscription était apparue dans le cahier. La chronologie et l’arithmétique des messages étaient les suivantes : le 6 septembre restaient huit unités avant certaine représentation à bénéfice, et l’on invitait quelqu’un à « se reprendre » ; le 2 octobre restaient sept unités ; le 1er novembre, bizarrement, cinq seulement ; enfin, ce jour, 11 novembre, le nombre d’unités était tombé à quatre, tandis que l’auteur anonyme commandait de « se préparer ». Dans cette cavalcade de chiffres, à première vue arbitraire, Fandorine subodorait un système. Et si tel était le cas…

— Je compatis sincèrement à votre p-peine, dit-il tout haut, car Elisa attendait manifestement quelques paroles de lui. Perdre un fiancé, c’est horrible.

— C’est horrible de se perdre soi ! Horrible de vivre à chaque instant dans le désespoir et la peur !

Elle pleurait ? Pourquoi avait-elle plaqué la main sur sa bouche ?

Eraste Pétrovitch s’avança vivement vers elle. S’arrêta. Fit un pas encore. Elisa s’était retournée. Elle l’enlaça, colla son visage contre lui et éclata en sanglots.

C’est nerveux. Rien d’étrange là-dedans. Son étreinte signifie seulement qu’elle a besoin de soutien, de consolation. Prudemment, très prudemment, il posa une main sur son épaule, et de l’autre lui caressa les cheveux.

Elisa pleura un long moment, et durant tout ce temps les pensées d’Eraste Pétrovitch refusèrent de revenir à l’énigme des « unités ».

Mais quand la comédienne releva son visage humide et regarda Fandorine, celui-ci fut pris d’une irrésistible envie de se pencher vers elle et de sécher de ses lèvres chacune de ses larmes. Il recula d’un pas. Et se raccrocha au travail de déduction comme à une bouée de sauvetage.

Le reste d’unités qui change constamment signifie qu’il en était au début un nombre déterminé. En conséquence d’un processus soustractif, lié de quelque manière avec l’écoulement du temps, ce nombre diminue. Première question : qu’est-ce que ce nombre ? Combien d’unités y avait-il initialement ?

— Je n’en puis plus, murmurait Elisa. Je dois vous raconter… Non, non !

Elle se retourna brusquement, se vit dans le miroir et poussa une exclamation.

— Quelle tête épouvantable ! La répétition a lieu dans cinquante minutes ! Vous ne devez pas me voir ainsi ! S’il vous plaît, attendez-moi dehors. Je me remets en état et je vous retrouve tout de suite !

Cependant, elle sanglotait encore. Debout dans le couloir, Fandorine l’entendait renifler, marmonner.

Enfin Elisa sortit, repoudrée et recoiffée.

— J’ai les nerfs à vif, dit-elle en se forçant à sourire. Je crois que je vais faire des étincelles aujourd’hui à la répétition. A condition que je ne pique pas une crise d’hystérie. Permettez-moi de m’appuyer sur votre bras, cela me redonnera des forces.

Leurs épaules se touchèrent. Il sentit qu’elle tremblait de tout son corps et eut peur que ce tremblement ne se communiquât à lui.

X moins Y égale huit. X moins Y plus un égale sept. X moins Y plus trois égale cinq. X moins Y plus quatre égale quatre… Au lycée, Fandorine n’avait jamais brillé par ses résultats en algèbre, et il ne gardait qu’un vague souvenir de cette matière a priori inutile, qu’il avait omis d’inclure dans son programme de vieillissement fécond. Et il avait eu tort. Peut-être un mathématicien eût-il su résoudre cette équation délirante. Quoique une équation à deux inconnues n’eût pas de solution unique, semblait-il. Ou bien si ? Impossible de se rappeler. Sans la proximité brûlante de l’épaule d’Elisa, sans le parfum de ses cheveux, son esprit n’eût pas tiré à hue et à dia, ni sauté du coq à l’âne…

Ils voulurent pénétrer dans la salle par une porte latérale, mais celle-ci bizarrement se trouvait fermée à clef, aussi furent-ils contraints d’emprunter celle du milieu.

— … ne peux plus voir dans le cahier ces âneries à propos de bénéfice et d’unités ! braillait Noé Noévitch en agitant les bras. Celui qui fait ça cherche à me détruire ! Il me plante ses unités dans le corps, comme autant d’aiguilles ! Il s’en sert pour m’égorger, comme avec un rasoir !

L’avertissement lancé la veille par l’assistant à propos de l’amende à payer en cas de retard avait porté ses fruits. Bien qu’il ne fût encore que onze heures moins vingt, presque toute la troupe était déjà rassemblée. Les acteurs étaient assis au premier rang, écoutant d’une oreille paresseuse les vociférations du metteur en scène.

— Installons-nous au fond pour l’instant, dit Elisa. J’ai besoin de me reprendre en main… Je ne sais pourquoi, je n’y arrive toujours pas… Je vais m’effondrer en morceaux. Comme du verre brisé.

Les unités… Pour l’égorger, comme avec un rasoir ! Fandorine tressaillit. Combien d’entailles y avait-il sur la gorge du millionnaire ?

— C’est fini, je n’en peux plus. Arrive que pourra, disait Elisa d’une voix cassée.

Mais Eraste Pétrovitch ne la regardait plus, ni ne l’écoutait. Les chiffres claquaient dans sa tête.

— C’est Gengis Khan qui les tue tous ! Mon ancien mari ! Il est devenu fou de jalousie ! Il a assassiné deux de mes admirateurs à Saint-Pétersbourg. Et trois à Moscou ! Ce n’est pas un être humain, mais un démon ! Il finira par me tuer moi aussi ! balbutiait la comédienne, suffoquée par les larmes.

— Gengis Khan vivait au XIIe siècle, répondit Fandorine distraitement. Douze, ça ne va pas. C’est onze, le bon nombre ! Onze unités ! Récapitulons. Huit, c’est onze moins trois. Sept, c’est onze moins quatre. Cinq, c’est onze moins six. Pourquoi tout à coup un tel intervalle ? Bon Dieu ! Parce que c’était le 1er novembre ! Et aujourd’hui, 11 novembre, il ne reste plus que quatre unités. Mais qu’est-ce que c’est que ces quatre unités ?

Elle le regardait avec effroi.

— Vous ne vous sentez pas bien ?

— Comment ?

— Vous… vous ne m’écoutiez pas ?

Eraste Pétrovitch abandonna non sans peine son raisonnement arithmétique.

— Que dites-vous là ! Bien sûr que je vous écoute. Votre ancien mari Gengis Khan assassine tout le monde… C’est de la p-psychose. Vous en avez trop enduré. Il faut vous apaiser.

La peur s’accentua dans les yeux de la jeune femme.

— Oui, oui, de la psychose ! N’y accordez pas d’importance. Je deviens folle. Promettez-moi de ne rien entreprendre !

Elle joignit les mains en une prière.

— Oubliez ! Je vous en supplie !

A ce moment Vassilissa Prokofievna entra majestueusement dans la salle, le visage écarlate.

— Ouf ! J’ai failli être en retard !

Elle jeta un coup d’śil à Elisa en larmes, et s’approcha, intriguée.

— Que répétez-vous, ma petite Elisa ? Ah ! j’ai deviné. Le Roi Lear, cinquième acte. Cordélia : « C’est pour toi, roi opprimé, que je m’afflige ; seule, j’affronterais aisément les affronts de la fortune perfide. » Allons-nous donc jouer Shakespeare ?

Nous ressemblons effectivement à un père et sa fille, songea Fandorine avec déplaisir. Elle est une jeune femme, et j’ai les cheveux blancs.

Elisa, quant à elle, piqua un fard et s’écarta.

— Je suis la dernière ?

La Réginina regarda autour d’elle.

— Non, Georges, notre cerbère, n’est pas encore là, béni sois-tu, Seigneur.

En effet, tout le monde était assemblé, à l’exception de l’assistant. Fandorine aperçut la tête ronde de Massa tout au bout du premier rang. Le Japonais chuchotait à l’oreille de Sima Abrikossova, mais en même temps louchait en direction de son maître.

Quatre unités, c’est un repère de temps ! Telle heure, tant de minutes ! Cependant, où caser le nombre échappant à la série ?

Le souffle d’Elisa lui chatouilla l’oreille.

— Vous me promettez d’oublier ce que j’ai dit ?

Mais Stern venait de monter sur la scène. Il parcourut la salle du regard.

— Geisha Izumi ! Vous avez assez distrait notre cher auteur ! Venez nous rejoindre, je vous prie ! Nous commençons ! Bon Dieu, mais où est Georges ? Ah, il est beau, l’apôtre de la discipline ! Onze heures moins une, et il n’est toujours pas là ! Quelqu’un a-t-il vu Novimski ? Où est Novimski ?

Fandorine vacilla dans son fauteuil.

Mais bien sûr ! Novem ! Le chiffre neuf !

— Où est Novimski ! s’exclama-t-il à la suite de Stern, tout en se levant.

— Ici ! Je suis ici !

L’assistant venait d’apparaître dans l’allée centrale. Il avait une tout autre allure qu’à l’ordinaire : en habit, avec plastron empesé et chrysanthème blanc à la boutonnière. Georges se retourna et, curieusement, ferma la porte à clef. Puis, apercevant Fandorine en compagnie d’Elisa, il parut se réjouir au plus haut point.

— Eraste Pétrovitch ? Je ne m’y attendais pas. Mais c’est encore mieux. Sans dramaturge, le spectacle du monde serait incomplet.

— Novimski, j’ai à vous parler.

Fandorine fixait Georges avec insistance.

— Répondez à mes questions.

— Je n’ai pas le temps de bavarder avec vous.

L’assistant du metteur en scène, miraculeusement métamorphosé, affichait un sourire tranquille et assuré.

— Quant à vos questions, dans un instant elles seront caduques. Je vais tout expliquer. Suivez-moi, je vous prie, jusqu’à la scène.

— Pourquoi avez-vous fermé la porte ? demanda Elisa. Qu’est-ce que c’est, un nouveau règlement ?

Mais Georges ne répondit pas ; s’engageant entre les rangées de fauteuils, il marchait déjà vers la scène d’un pas aérien. Il escalada avec aisance l’escalier menant au hanamiti. Puis de la main gauche tira une montre de sa poche, qu’il exhiba à l’assistance.

— Mesdames et messieurs, je vous félicite ! déclara-t-il d’une voix solennelle. La représentation à bénéfice va commencer. Plus que deux unités à attendre !

LE BÉNÉFICE

Onze un et un neuf

Du haut de la scène, vêtu de son costume de cérémonie, Georges, qui s’était permis de s’adresser à la troupe sans que Noé Noévitch lui en eût donné l’autorisation, débita le singulier discours suivant :

— Il est à présent exactement 11 heures du 11e jour du 11e mois de l’année 1911 ! Ce qui nous fait neuf un, neuf unités. Dans 11 minutes, le nombre de un atteindra onze, et l’instant deviendra parfait ! A ce moment je l’arrêterai ! L’heure de ma représentation à bénéfice aura sonné, mesdames et messieurs !

On ne saurait affirmer qu’Elisa eût prêté une oreille attentive à ce galimatias, tant elle était occupée par ses propres ennuis. Elle se maudissait d’avoir craqué et d’en avoir trop dit. Dieu merci, Eraste n’avait pas pris son bredouillis hystérique au sérieux. Lui-même du reste était bizarre aujourd’hui. Etait-ce donc la journée qui voulait ça, que tout le monde fût dans un état second ?

D’abord sidéré par l’insolence de son assistant, Stern, en entendant parler de bénéfice, entra dans une colère noire.

— A-ah, c’est donc vous ! hurla-t-il d’une voix terrible avant de bondir lui aussi sur l’estrade. C’est vous qui avez couvert de foutaises notre livre saint ! Mais je vais vous…

D’un geste leste, l’assistant décocha un soufflet sonore à celui qu’il tenait jusqu’à présent pour son idole et son maître. La gifle retentit, plus bruyante qu’un coup de feu. Tous se figèrent, tandis que Noé Noévitch, les yeux écarquillés, portait la main à sa joue et arrondissait le dos.

— Asseyez-vous à votre place, lui ordonna Georges. Vous n’êtes plus metteur en scène. Le metteur en scène, c’est moi !

Le malheureux avait perdu la raison. C’était clair !

En quelques larges enjambées, il gagna le milieu de la scène, où le décor était dressé, et monta à la chambre de la geisha. Il s’arrêta devant la table basse, s’assit par terre et fit basculer le couvercle du faux coffret : celui-là même où se rejoignaient les fils qui, à la fin de la pièce, permettaient de déclencher l’envol des deux comètes.

Le premier moment de stupeur passa.

— Eh, camarade, mais qu’est-ce qui te prend…

Labiline s’était levé, tournant son index contre sa tempe.

— Il faut te calmer.

Rézonovski se leva à son tour.

— Georges, mon cher ami, pourquoi être monté sur scène ? Viens ici, causons un peu.

— Novimosoki-san, on ne doit pas falapper le senseï ! dit Gazonov d’un ton courroucé en se hissant sur le hanamiti. Il n’y a lien de pile !

Stern, quant à lui, la main toujours posée sur la joue, cria :

— Ne discutez pas avec lui, il faut lui passer la camisole de force ! Et l’expédier à la villa Kanatchikova1.

Soudain tout le monde fit silence à nouveau. Un pistolet venait d’apparaître dans la main de Novimski : Elisa reconnut le Bayard, témoin de son honteux fiasco.

— Assis ! Tout le monde assis au premier rang ! commanda l’assistant. On se tait. On écoute. Le temps est compté !

Sima se mit à pousser des glapissements aigus. Vassilissa Prokofievna s’exclama :

— Mes aïeux ! Il va nous tuer, ce fou ! Asseyez-vous, ne l’excitez pas !

Kostia, Lev Spiridonovitch et Stern battirent en retraite et se laissèrent tomber chacun dans un fauteuil. Ce faisant, Rézonovski, dans son effroi, atterrit sur les genoux de son ex-épouse, laquelle n’émit pas même un cri de protestation alors qu’en temps normal pareille privauté lui eût coûté fort cher.

Seul le Japonais ne manifesta aucune peur.

— Donne le pissotolet, imbécile, dit-il avec douceur tout en continuant d’avancer. Djentiment.

L’acoustique de la salle était merveilleuse. Le coup de feu retentit avec une telle puissance qu’Elisa en eut les oreilles bouchées. Dans la cave où elle s’était entraînée au tir, le Bayard était plus silencieux. Massa venait juste de descendre du hanamiti. Il leva les bras en l’air et dégringola au bas de la scène, devant les fauteuils du premier rang. Il était blessé à la tête. Du sang coulait de son oreille déchirée, tandis qu’une traînée rouge lui barrait la tempe. Quelques gouttes éclaboussèrent Sima Abrikossova qui, horrifiée, se prit à pousser des hurlements stridents.

Quelle confusion s’ensuivit ! Ces cris furent le signal de la débandade pour tous les acteurs. Seul Gazonov, assommé, resta gisant sur le sol, tandis que Fandorine ne bougeait pas de sa place.

Elisa lui empoigna le bras.

— Il est devenu fou ! Il va tous nous tuer ! Fuyons !

— La retraite est coupée, répondit Eraste Pétrovitch sans quitter la scène des yeux. Et c’est trop tard.

Les trois portes de la salle se révélèrent fermées à clef, et personne ne se fût risqué à s’échapper par les coulisses : le dément était assis sur la scène, jambes croisées, et agitait son arme. Il leva la main, visa en l’air, et tira une nouvelle fois. Une pluie de miettes de cristal tomba du lustre.

— Tout le monde à sa place ! cria Novimski. Voilà deux minutes perdues pour rien. Ou bien voulez-vous mourir comme des animaux stupides, sans avoir rien compris ? Je fais mouche à tous les coups. Si dans cinq secondes l’un de vous n’est pas assis au premier rang, je l’abats.

Tous revinrent à leurs fauteuils dans une même cavalcade et s’assirent, le souffle court. Elisa ne s’était pas éloignée d’un pas d’Eraste Pétrovitch. Celui-ci releva Massa, l’installa à côté de lui et essuya d’un mouchoir sa blessure sanglante.

— Nan ja ? demanda Gazonov, les dents serrées.

— Une contusion. J’ai oublié le mot japonais.

L’autre secoua la tête.

— Dje ne palalu pas de l’égalatinuru ! C’est quoi ? Ça ?!

Il tendit le doigt en direction de Novimski.

La réponse de Fandorine fut énigmatique :

— Onze un, et un neuf. Je suis infiniment coupable. J’ai c-compris trop tard. Et je n’ai pas d’arme sur moi…

Un nouveau coup de feu éclata. Des éclats de bois volèrent, arrachés au dossier du fauteuil vide voisin.

— Silence dans la salle ! A présent c’est moi, le metteur en scène ! Et c’est mon bénéfice ! L’amende pour bavardage, c’est une balle. Il reste huit minutes !

Novimski gardait sa main gauche posée sur le coffret, là où se trouvaient les boutons électriques.

— Si vous tentez le moindre geste rapide, j’appuie.

L’assistant s’adressait à Fandorine.

— Je vous tiens à l’śil. Je sais comme vous êtes prompt et agile.

— Ce n’est pas seulement une commande d’éclairage, n’est-ce pas ?

Eraste Pétrovitch se tut un instant et grinça des dents.

Elisa l’entendit de manière très nette.

— La salle est m-minée ? Vous êtes un ancien officier du génie, c’est vrai… Et je suis un satané idiot…

Ces derniers mots avaient été prononcés tout bas.

— Que v-voulez-vous dire par « m-minée », souffla Noé Noévitch, soudain aphone. Avec des b-bombes ?!

— Eh bien, voilà, Eraste Pétrovitch, vous avez ruiné tout l’effet ! lança Novimski d’un ton contrarié. Je ne voulais parler de ça que tout à la fin. Du travail d’orfèvre en matière d’électrotechnique ! Les charges sont calculées de telle sorte que l’onde explosive détruise tout à l’intérieur de la salle, sans endommager le bâtiment. Cela s’appelle une « implosion ». Ce qui se trouve hors des limites de notre monde commun, à vous et à moi, ne m’intéresse pas. Tout cela peut bien rester. Silence, messieurs les artistes ! cria-t-il à l’auditoire qui commençait à s’agiter et murmurer. Qu’avez-vous à caqueter comme ça ? Pourquoi, maître, avez-vous la main crispée sur le cśur ? C’est vous-même qui le disiez : le monde entier est un théâtre, et le théâtre est le monde entier. L’Arche de Noé est la meilleure troupe du monde. Nous tous, purs et impurs, sommes un modèle idéal d’humanité ! Combien de fois nous l’avez-vous répété, maître ?

Stern s’écria dans une plainte :

— Tout cela est vrai ! Mais pourquoi nous faire tous sauter ?

— Il y a deux actes sublimes en art : la création et la destruction. Par conséquent il doit y avoir deux types de démiurges : des artistes du Bien et des artistes du Mal, ou encore des artistes de la Vie et des artistes de la Mort. Se pose encore la question de savoir lesquels sont supérieurs aux autres. Je vous ai servi fidèlement, j’ai été votre élève, j’ai attendu que vous appréciiez à leur juste valeur mon dévouement, mon zèle sans limites ! J’étais prêt à me contenter du rôle d’artiste de la Vie, de metteur en scène de théâtre. Mais vous vous gaussiez de moi. Vous avez donné mon rôle à cette nullité d’Emraldov. Vous disiez que j’étais un valet à tout faire, que mon numéro était le neuf. Alors j’ai inventé mon propre spectacle ! Ma splendide représentation à bénéfice ! Vous êtes ici onze artistes jouissant de tous vos droits, qui tous prétendez à de bons rôles, qui tous désirez être numéro un. Vous êtes des unités, alors que je ne suis qu’un neuf. Appréciez donc la beauté de ma pièce : j’ai découvert un point où onze unités s’assemblent avec un seul neuf. A exactement 11 heures, 11 minutes, du 11e jour du 11e mois de l’an 1911 – Novimski éclata de rire –, notre théâtre va s’envoler dans les cieux. Quand le compteur de l’horloge électrique affichera les nombres 11:11, le tonnerre éclatera, accompagné d’éclairs. Et s’il vous venait à l’idée de faire du grabuge, je presserais le bouton du détonateur moi-même : voyez, je garde le doigt dessus. Le toit et les murs de cette arche seront notre sarcophage ! Avouez, maître, qu’on n’a pas vu de spectacle aussi sublime depuis le temps d’Erostrate ! Avouez-le, et reconnaissez que l’élève a surpassé le maître.

— Je reconnaîtrai tout ce que vous voudrez, mais n’appuyez pas ! Débranchez l’horloge ! supplia Noé Noévitch sans quitter des yeux la main gauche du fou, qui pas un instant ne se détachait du boîtier. Votre trouvaille sur les chiffres est incomparable, phénoménale, géniale, nous apprécions tous sa beauté, nous sommes tous transportés d’admiration, mais…

— Fermez-la !

L’assistant tourna son pistolet du côté du metteur en scène, et celui-ci parut avaler sa langue.

— Rien n’existe au monde à part l’art. Il est la seule chose qui vaille la peine de vivre et de mourir. Vous nous l’avez répété cent fois. Nous sommes tous des enfants de l’art, et mon spectacle-bénéfice est le geste suprême de l’artiste. Aussi réjouissez-vous avec moi !

Soudain la petite Linotova bondit de son siège.

— Et l’amour ? cria-t-elle d’une voix perçante. Qu’en est-il de l’amour ? Le monde entier n’est pas un théâtre, le monde entier est amour ! Mon Dieu, je t’aime tant, et tu n’en as pas conscience ! Tu souffres d’une inflammation du cerveau, tu es malade ! Georges, je ferai tout pour toi, je n’ai besoin de personne d’autre ! Ne cause pas la perte de ces gens, que te sont-ils ? Ils sont aveugles à la richesse de ton être, alors que le diable les emporte ! Moi, je saurai t’adorer à leur place ! Partons, partons !

Elle tendit les bras vers lui. Elisa, en dépit de la stupeur et de l’effroi qu’elle ressentait, fut émue par ce monologue, bien qu’il fût interprété de manière un peu trop « excessive » peut-être. Elisa eût prononcé ces mots autrement, sans crier, en demi-teinte.

— Ah ! oui, l’amour !

Novimski baissa un instant les yeux sur le chronomètre électrique inséré dans le boîtier.

— Je l’avais totalement oublié. Ne me suis-je pas battu pour mon amour ? N’ai-je pas jeté à terre les audacieux qui se dressaient entre moi et la Belle Dame ? Mais elle m’a repoussé. Elle n’a pas voulu s’unir avec moi dans le lit de la Vie. Alors nous nous unirons dans le lit de la Mort ! Cette journée n’est pas seulement celle de mon bénéfice, mais aussi celle de mes noces ! Assieds-toi, nabote ! hurla-t-il à la Linotova. Tu offenses de ta personne ces derniers instants de vie. Et toi, froide déesse, viens ici ! Plus vite, plus vite ! Il ne reste que quatre minutes !

Fixant le canon du Bayard braqué sur elle, Elisa se leva, puis elle se tourna vers Fandorine d’un air impuissant.

— Pressez-vous, murmura celui-ci. Autrement ce p-psychopathe va tirer.

Elle ne sut pas comment elle monta sur la scène, pour se trouver assise à côté de Novimski. En bas, juste sous ses yeux, des chiffres brillaient sur le compteur : 11:08, tandis que les secondes se succédaient à toute allure.

— A l’ultime instant, je vous prendrai par la main, dit l’assistant tout bas.

Il émanait de lui une forte odeur d’eau de Cologne aux essences de fleurs.

— N’ayez crainte. Les vraies comètes, c’est vous et moi.

C’est alors qu’Elisa se mit à trembler pour de bon.

— Ec-coutez, artiste du Mal, prononça Fandorine à haute voix alors qu’il venait de chuchoter un mot à l’oreille du Japonais. Votre arithmétique est boiteuse. La beauté de votre représentation prend l’eau. Nous sommes ici devant vous non pas onze, mais douze. Il y en a un de trop. Laissez-moi partir d’ici.

Novimski fronça les sourcils.

— Je n’y avais pas pensé. En effet, vous êtes le douzième. Un dramaturge n’a rien à faire en ce lieu. C’est moi l’auteur de cette pièce intitulée Apocalypse. Allez-vous-en. Par les coulisses. Et racontez à tout le monde mon spectacle-bénéfice !

Il menaça de son pistolet Fandorine, qui venait lestement d’escalader la scène.

— Mais pas de coup fourré. Si vous vous dépêchez, vous aurez le temps de sortir.

— Je v-vous remercie.

Et celui qu’Elisa aimait avec tant de passion, tant d’incohérence, déguerpit aussitôt à toutes jambes. Qui eût pu imaginer qu’il se conduirait de manière si indigne et navrante ! Le monde autour d’elle semblait avoir perdu la raison. La vie s’achevait telle qu’elle avait toujours été : absurde et incompréhensible.

1. Un des surnoms de l’hôpital psychiatrique Alexeïev, à Moscou.

Deux fois onze

Onze heures neuf.

Le metteur en scène de l’apocalypse se tenait immobile, un sourire béat aux lèvres, une main sur le bouton électrique, l’autre serrant toujours la crosse du pistolet.

« Comme on est bien, quel bonheur ! répétait sans arrêt le fou. Et vous êtes avec moi ! Plus qu’un tout petit peu, une minute et demie à peine… »

Elisa et lui étaient assis côte à côte sur une natte, à la japonaise.

Noé Noévitch restait muet, bouche bée. Pour les derniers instants qui lui restaient à vivre, son habituelle loquacité l’avait abandonné.

Le scélérat et la scélérate sanglotaient dans les bras l’un de l’autre.

La malheureuse Linotova s’était avachie dans son fauteuil, telle une poupée de chiffon qu’on eût jetée là.

Rézonovski essayait de prendre Vassilissa par la main et semblait lui demander pardon, mais la Réginina le repoussait : elle ne pardonnait rien.

Sima Abrikossova tenta un sourire aguicheur :

— Georges, vous plaisantez, n’est-ce pas ? Cette histoire de bombe, c’est du flan ? Vous cherchez seulement à nous faire peur ?

Pauvre soubrette ! Les femmes de ce genre sont si pleines de vie qu’elles sont tout bonnement incapables d’imaginer leur propre mort.

Labiline se leva à moitié de son siège. Son visage mobile se plissa en une grimace geignarde.

— Georges, laisse-moi partir ! Je n’ai jamais visé les premiers rôles. Si tu es un neuf, je suis au maximum un valet !

— Tu fais le pitre, répondit Novimski. Sans roublard le monde serait incomplet.

Elisa fut frappée de constater qu’une minute avant la fin seul Vassia Innokentov priait. Il avait fermé les yeux, joint les mains, et ses lèvres remuaient.

— Ça n’est pas bon, déclara tout à coup Massa, tout en comprimant sa blessure avec un mouchoir rouge de sang. S’il faut moulil, il faut moulil djoliment. Ol bous abez deux zélos.

— Comment ça, deux zéros ? demanda Novimski en fronçant les sourcils.

— Les secondes. Il en faut aussi onzu.

Georges regarda l’horloge électrique.

— Mais alors, ça ne fera plus onze unités, objecta-t-il. Quoique, bien sûr, deux zéros, ça n’est pas terrible, je suis d’accord.

— Ça fela toleidze unités. C’est encolo mieux. Le nombulo le pulus djoli. Et toleidze pulus neuf, c’est vingt et deux. Deux fois onzu, autant dile deux fois mieux !

— Mais c’est bien vrai ! s’exclama Georges, s’illuminant soudain. Les Japonais s’y connaissent en beauté ! Onze secondes ne changeront rien. Je vais modifier le réglage du chronomètre !

Comme ça moi aussi j’ai le temps de prier, songea Elisa. Notre Père, qui êtes aux cieux…

Elle leva les yeux en l’air. Elle ne comptait pas voir le ciel, bien sûr. Tout en haut, la frise de velours oscillait légèrement, au-dessus se devinaient les cintres plongés dans l’ombre, et la silhouette noire de l’échelle permettant d’accéder au gril d’où pendaient une multitude de câbles. Que pouvait regarder d’autre une actrice se préparant à dire adieu à la vie ?

Mais mon Dieu, qu’est-ce que c’était ?

Jouant rapidement des bras, Fandorine se laissait glisser le long d’un des fils d’une porteuse, servant à accrocher les décors, pile au-dessus de la tête de Novimski. En l’espace de deux minutes, il avait eu le temps d’escalader l’échelle, de se faufiler jusqu’au centre de l’espace et d’entamer sa descente. Mais dans quel but ? Il aurait pu à présent se trouver en sécurité, et au lieu de cela il allait périr avec tout le monde ! Les quelques secondes qui restaient ne lui permettraient pas d’atteindre la scène. Et quand même il y parviendrait, Novimski n’aurait qu’à presser le déclencheur – il se tenait sur le qui-vive !

Ainsi la prière d’Elisa demeura-t-elle inachevée.

Le « bénéficiaire » leva le doigt du bouton pour tourner une molette du cadran, faisant apparaître le nombre onze dans la fenêtre des secondes. Il poussa également une sorte de levier, à l’évidence pour changer l’heure de la détonation. A cet instant précis, Fandorine sauta d’une hauteur de plusieurs toises et atterrit droit sur Novimski. Il y eut un craquement, Elisa fut projetée sur le côté, et quand elle se redressa, deux corps inanimés gisaient auprès d’elle, l’un par-dessus l’autre. La fenêtre centrale du boîtier affichait à présent deux unités, mais les secondes clignotaient encore.

11:11:01 ; 11:11:02 ; 11:11:03 ; 11:11:04…

Avec un cri guttural, Gazonov bondit sur la scène. Il chancela cependant, vacilla sur ses jambes et s’effondra.

— Les coludons ! cria-t-il. Elisa-san, les coludons !

— Quoi ? demanda la jeune femme d’une voix perdue, comme hypnotisée par le clignotement des chiffres.

11:11:05 ; 11:11:06 ; 11:11:07…

Rampant en crabe, le Japonais se hissa jusqu’au seuil de la maisonnette de la geisha, roula sur les nattes de paille et tira de toutes ses forces le boîtier vers lui, arrachant les cordons électriques qui s’y trouvaient reliés. Le tableau de contrôle s’éteignit, tandis qu’une pluie d’étincelles, bizarrement, tombait du plafond, au-dessus de la salle.

— Oufou ! souffla Gazonov.

Il s’allongea sur le dos et plissa les paupières. La tête devait lui tourner.

— La djolie molt attendula. D’abol, une belle vie.

Il n’y aura pas d’explosion. Nous sommes sauvés, songea Elisa. Sur quoi elle éclata en sanglots. Quel intérêt, s’il s’était tué, lui, en se fracassant sur le sol ?! Mieux eût valu qu’ils mourussent ensemble, enveloppés par le vacarme et les flammes !

— Eraste Pétrovitch… Il nous a tous sauvés et il est mort, il est mort… gémit-elle.

Massa rouvrit les yeux et s’assit. Il regarda son maître étendu sur le ventre, et protesta d’un ton outragé :

— C’est moi qui vous ai sauvés tous. Le maîtle m’a aidé. Il a dit seulement : « Massa, jû ichi byou ! », « Massa, onze secondes », et il est palati en coulant. Et moi, dje suis lesuté à me culeuser la tête : qu’est-ce qu’il avait voulu dile ? Je l’ai tellement culeusée, ma tête, que j’avais mal. Difficile de léfulechil. Mais j’ai compuli !

— Quelle différence ça fait ?… Il s’est tué ! Il est tombé d’une telle hauteur !

Elle se traîna à genoux jusqu’au bien-aimé, se colla à son dos et se mit à pleurer.

Gazonov lui toucha l’épaule.

— Poussez-vous, s’il vous palaît, Elisa-san.

Il écarta doucement la jeune femme. Palpa ici et là le gisant et hocha la tête d’un air satisfait. Puis il retourna Fandorine sur le dos. Le visage était pâle, inerte, d’une insupportable beauté. Elisa se mordit la main pour ne pas hurler de douleur.

Mais le Japonais, quant à lui, traita le héros chu à terre de manière fort peu respectueuse. D’un doigt, il lui souleva le menton, se pencha et entreprit de lui souffler dans le nez.

Les longs cils d’Eraste Pétrovitch frémirent et ses paupières s’ouvrirent toutes grandes. Ses yeux d’un bleu sombre fixèrent Massa, d’abord avec indifférence, puis avec stupéfaction.

D’un geste brusque, il repoussa le Japonais.

— Que te p-permets-tu là ? s’écria-t-il avant de promener son regard sur la scène et dans la salle.

Le miracle s’était produit !

Il était vivant, vivant !

Gazonov prononça quelques mots en secouant la tête d’un air réprobateur. Le visage de Fandorine se fit embarrassé.

— Massa dit que j’ai totalement désappris à sauter de haut. Il y a longtemps que je ne me suis pas ent-traîné. Il a raison. J’ai les os intacts, mais sous le choc j’ai perdu connaissance. Il y a de quoi avoir honte. Mais bon, qu’en est-il de notre artiste du Mal ?

Le maître et le serviteur se mirent tous les deux à palper et masser Novimski. Celui-ci poussa un cri. Lui aussi était vivant.

— C-constitution excep-ptionnellement robuste. Il s’en tire avec une clavicule cassée, résuma Eraste Pétrovitch en revenant vers la salle. Tout est fini, rassurez-vous ! Ceux qui le veulent peuvent se lever. Ceux qui sont trop émotionnés feront mieux de rester dans leurs fauteuils. Messieurs les acteurs, allez chercher de l’eau pour les dames. Et des sels.

Prudemment, ne croyant pas encore tout à fait à leur salut, quelques-uns quittèrent leur siège. La première à bondir sur ses pieds fut la Linotova.

— Ne le touchez pas ! Vous lui faites mal ! lança-t-elle à Massa, occupé à ligoter les poignets de l’assistant avec sa ceinture.

— Il faut l’expédier au bagne ! Il a failli tous nous bousiller ! tempêtait Méfistov en menaçant Novimski de son maigre poing. Je témoignerai lors du procès ! Oh, on peut compter sur moi !

Noé Noévitch s’épongeait le haut du crâne avec un mouchoir.

— Abandonnez cette idée, Anton Ivanovitch, de quel procès parlez-vous ? C’est un malade mental.

Le directeur de l’Arche reprenait vie à vue d’śil. Sa voix s’était déjà affermie, son regard étincelait. Il monta sur la scène et se campa dans une pose pleine de majesté devant Novimski gémissant.

— Bravo pour ce bide phénoménal, mon cher disciple sans talent. Un artiste doué d’un génie si particulier mérite bien une place à la villa Kanatchikova par moi déjà évoquée. On y applique des méthodes de soin d’avant-garde, et je crois même qu’on y trouve un cercle d’art dramatique. Quand vous serez un peu retapé, peut-être en prendrez-vous la direction.

Stern manqua tout à coup partir en vol plané, bousculé par la Linotova qui venait de bondir derrière lui.

— Vous n’avez pas le droit de vous moquer de lui ! C’est lâche et indigne ! Guéorgui Ivanovitch est malade !

Elle s’agenouilla et entreprit d’essuyer le visage du blessé, maculé de saleté et de poussière.

— Georges, je vous aime de toute façon ! Je vous aimerai toujours ! J’irai vous rendre visite chaque jour à l’hôpital ! Et quand vous serez guéri, je vous emmènerai. Tout le malheur est que vous vous êtes imaginé dans la peau d’un titan. Mais il n’est pas besoin d’être un titan ! Les titans passent leur temps à bomber le torse, et c’est pourquoi ils sont malheureux. Les petits vivent mieux, croyez-moi. Vous voyez comme je suis petite ? Vous deviendrez pareil. Nous sommes faits l’un pour l’autre. Vous finirez par le comprendre. Pas maintenant, mais plus tard.

Hébété, assailli par la douleur, Novimski était incapable de parler. Il essayait seulement de se tenir à l’écart de l’« idiote ». A en juger par ses grimaces, il ne souhaitait nullement devenir un petit homme.

— Eh bien, chers collègues ! s’exclama Noé Noévitch. Ce spectacle-bénéfice s’est au moins révélé impressionnant ! On peut juste regretter qu’il ait eu lieu à huis clos. Si nous racontons ça maintenant, personne ne nous croira. On dira que nous avons monté toute l’affaire de toutes pièces, et farci nous-mêmes le théâtre d’explosifs pour nous faire de la réclame… Mais à propos… murmura-t-il, soudain inquiet, les explosifs en question, est-ce qu’ils ne risquent pas de sauter tout seuls pour une raison quelconque ? Je vous en supplie, parlez moins fort ! Xantippa Pétrovna, cessez de crier comme ça !

APRÈS LE BÉNÉFICE

Reconstitution

La femme aimante berça de belles paroles l’homme qui avait failli faire sauter le théâtre. Puis arriva une voiture d’ambulance, et des infirmiers emmenèrent le fou ligoté, en le soutenant de chaque côté avec sollicitude. Vassilissa Prokofievna, pleine de compassion, oubliant l’horreur qu’elle venait de vivre, couvrit de son manteau les épaules de l’assistant au moment de son départ et, qui plus est, le bénit d’un signe de croix.

Les gens sont indulgents pour les fous, songea Fandorine, et sans doute ont-ils raison. Et cependant, ce type de dérangement psychique qu’on nomme psychose maniaco-dépressive engendre les criminels les plus dangereux de la terre. Ils ont en propre une obstination de fer, une intrépidité absolue, une ingéniosité virtuose. La plus grosse menace vient de ceux souffrant d’un délire de grandeur. De ceux qui sont possédés non par le mesquin diablotin de la concupiscence, mais par l’idée démoniaque de transformer le monde. Et qui, s’ils échouent à changer le monde selon leur idéal, sont prêts à anéantir tout le règne vivant. Par bonheur, aucun Erostrate n’était encore en pouvoir de réduire en cendres le temple de la vie, il avait les bras trop courts. Cependant le progrès créait des moyens de destruction de plus en plus puissants. La guerre à venir – visiblement inéluctable, hélas – serait plus sanguinaire que toutes celles que les hommes avaient déjà connues. Elle éclaterait non seulement sur la terre et à la surface des mers, mais aussi dans l’air, dans les profondeurs de l’eau, partout. Or le siècle ne faisait que commencer, le progrès technique était en marche, et rien ne pourrait le stopper. Georges Novimski n’était pas un simple metteur en scène raté auquel son amour-propre d’artiste avait fait perdre la raison. C’était le prototype d’un criminel d’un genre nouveau. Qui ne se contenterait plus du théâtre pour modèle d’existence, et voudrait transformer le monde entier en une gigantesque scène, y monter des pièces de sa propre composition, où l’humanité se verrait attribuer le rôle de masse docile, et, si le spectacle était un four, faire périr avec lui le théâtre de l’univers. C’est ainsi que tout se terminerait. Les fous saisis par la grandeur et la beauté de leurs idées feraient sauter la Terre. Le seul espoir était qu’il se trouve des gens qui sachent les arrêter à temps. Sans eux, le monde était condamné.

Mais ces gens n’étaient pas tout-puissants. Ils étaient vulnérables, susceptibles de faiblesses. Par exemple, un certain Eraste Pétrovitch Fandorine, confronté à une catastrophe d’échelle non pas universelle mais microscopique, avait failli permettre qu’un modèle de réalité disparaisse. Il convient de reconnaître que, tout au long de cette absurde histoire, il s’était conduit de manière pitoyable.

Bien sûr, il avait des circonstances atténuantes.

Primo, il n’était plus lui-même. Il était devenu aveugle et muet, avait perdu toute clarté de pensée, tout self-control. Cette fois-ci les deux parties – criminel et enquêteur – souffraient d’aliénation mentale, chacune à sa façon.

Secundo, il était difficile de ne pas s’égarer dans le labyrinthe d’un monde artificiel où le jeu est plus vrai que la réalité, le reflet plus captivant que l’être, où l’art de la diction remplace les sentiments, tandis que le grime dissimule les visages. Il n’y avait qu’au théâtre, dans un milieu de gens de théâtre, qu’un crime pouvait être commis avec pareil mobile et dans pareilles circonstances.

Le petit officier des lointaines marches de l’empire eût continué à traîner son sabre de soldat, tel le lieutenant Saliony des Trois Sśurs de Tchekhov, en agitant son démonisme devant les demoiselles de garnison, si le tourbillon du théâtre, arrivé par les airs jusque dans ce trou perdu d’Asie, ne l’avait empoigné, arraché au sol, tourneboulé et emporté au loin.

Le petit homme avait désiré devenir un grand artiste et, pour assouvir cette faim dévorante, s’était trouvé prêt à sacrifier n’importe quoi et n’importe qui, y compris lui-même.

Son amour pour Elisa était une tentative désespérée de se raccrocher à la vie, de s’éloigner du processus d’autodestruction auquel l’entraînait son obsession de l’art. Et en amour, Novimski avait agi exactement comme le lieutenant Saliony : il avait ridiculement fait le siège de l’objet de sa passion, jalousant férocement ses rivaux et se vengeant cruellement des Touzenbach plus chanceux que lui.

Que pouvait-il être de plus bête que le coup du serpent ? Georges s’était placé à côté d’Elisa, et s’il était le seul à avoir gardé son sang-froid, c’était parce que c’était lui qui avait glissé le reptile dans la corbeille. Dans la steppe d’Asie centrale, Novimski avait probablement appris à manipuler les reptiles : pareil hobby seyait fort bien au lieutenant démoniaque. (N’oublions pas qu’il conservait un flacon de venin de cobra, venin dont il avait enduit la lame de la rapière.) Il savait que la morsure d’une vipère de septembre ne présentait pas de danger particulier, et avait exprès exposé sa main. Il comptait susciter ainsi chez la Belle Dame une ardente reconnaissance qui, en grandissant, se fût ensuite transformée en amour. Ce premier sentiment, Georges avait bel et bien réussi à le faire naître, mais il ignorait que, chez les femmes, reconnaissance et amour relèvent de ministères différents.

En même temps que cette déception, Novimski en avait connu une autre, artistique celle-là. Il n’avait pas obtenu le rôle de Lopakhine qu’il espérait tant. Ce rôle était revenu à Hippolyte Emraldov. Profondément blessé par l’ingratitude de Stern, le maître qu’il idolâtrait, l’assistant s’était révolté, comme un jour un autre assistant, l’ange Satan, s’était soulevé contre le Maître éternel. Toute personnalité de nature maniaque, en équilibre à la frontière de la folie, est susceptible de basculer un jour dans celle-ci. Quelque chose claque dans le cerveau, certaine idée fixe y surgit et prend forme, qui par son caractère apparemment incontestable aveugle l’individu, subjugue sa conscience – et c’en est alors terminé, il n’est point de chemin de retour.

Pour Georges, cette illumination avait été l’idée délirante des onze unités et du chiffre neuf. A l’évidence, elle lui était venue soudainement, dans un moment de désespoir total, et l’avait hypnotisé de son éclat. Et malgré tout, au début, il était encore disposé à épargner le monde, à ne pas le détruire. La première inscription disait : « Reprenez-vous ! »

Le futur « bénéficiaire » avait offert au théâtre-monde une telle possibilité. Il avait tué Emraldov qui, non content de lui avoir « volé » son rôle, courtisait Elisa de manière éhontée. Le plan de Novimski était clair et avait semblé au début fonctionner. Le metteur en scène avait chargé son assistant de jouer le rôle de Lopakhine aux répétitions, en attendant qu’on eût trouvé à Emraldov un remplaçant digne de ce nom. On pouvait être sûr que si Stern avait invité, comme il en avait l’intention, une célébrité extérieure à rejoindre la troupe – que ce fût Leonidov ou un autre –, le théâtre russe eût subi une nouvelle perte. Juste la veille de la première, un malheur eût frappé Lopakhine, et l’on n’eût pu faire autrement que de laisser Novimski monter sur scène. Mais Fandorine avait débarqué avec son drame japonais, et le plan, bien qu’élaboré avec une précision mécanique, s’était écroulé.

Dès lors que l’assistant avait compris qu’il était vain d’espérer d’Elisa un sentiment réciproque, il s’était consacré entièrement à son projet apocalyptique. Les dernières inscriptions, apparues à mesure que le calendrier ajoutait de nouvelles « unités », n’invitaient plus personne à « se reprendre ». Le verdict avait été prononcé et confirmé. Le théâtre-monde s’envolerait dans les airs, et Elisa, faute de s’être fiancée sur terre, accéderait au rang de fiancée céleste.

Mais il convenait que la fiancée demeurât chaste et pure jusqu’au jour de ses noces. C’est pourquoi le « futur marié » éliminait tous ceux qu’il soupçonnait de vouloir attenter à sa vertu.

Ainsi avait péri ce jeune idiot de Limbach. C’était bien sûr l’assistant qui lui avait fourni le laissez-passer permettant d’accéder aux étages des artistes. Le gosse avait certainement adoré l’idée d’attendre Elisa dans sa propre loge, pour la féliciter en tête à tête du succès de la première.

La mise en scène avait été montée de main de maître. On sait que les individus maniaques, quand ils sont la proie de leur idée fixe, peuvent faire preuve d’une ingéniosité hors du commun. Le coup de couteau en travers du ventre devait rappeler la menace de harakiri formulée par le hussard. Au cas où le subterfuge serait éventé (à ce moment Novimski savait déjà que Fandorine menait une enquête et que l’homme était expérimenté), le criminel avait pris des mesures de précaution. Tout d’abord, il s’était muni d’une sacagne – l’arme des bandits moscovites. Ensuite, il avait tracé sur la porte avec du sang les deux lettres « Li ». Le stratagème était astucieux, et il avait atteint son but. Au cas où l’enquêteur ou bien Fandorine ne croiraient pas au harakiri, il serait possible de leur souffler la solution de l’énigme du nom inachevé, ce à quoi Novimski s’était employé avec beaucoup d’habileté. De manière apparemment fortuite, il avait orienté la conversation sur le passé de Mister Svist, mais avant que le vrai nom de l’ancien policier eût été prononcé, il s’était prestement retiré dans l’ombre. Il savait que l’hameçon serait avalé.

Eraste Pétrovitch souffrait de voir le nombre d’erreurs qu’il avait commises. D’avoir permis si longtemps à l’assassin de le mener par le bout du nez !

Le plus vexant était que sa toute première hypothèse, la plus évidente, l’avait tout de suite conduit à Novimski. Mais celui-ci avait réussi à se tirer d’affaire et même à gagner sa confiance… Quelle honte, mais quelle honte !

Son erreur initiale avait été de tenir l’empoisonnement du jeune premier pour un meurtre de sang-froid, soigneusement prémédité, alors qu’il s’agissait en réalité du geste d’un artiste qui, sans balancer, mettait sa propre vie sur le tapis. Hélas, Fandorine n’avait pas deviné que l’empoisonneur jouait avec Emraldov à chances égales, et cherchait à éprouver le destin. Il n’y avait pas eu assassinat, à strictement parler, mais duel. Seulement le pauvre Hippolyte n’en savait rien : il ignorait qu’en choisissant la coupe il décidait de son propre sort. Sans doute les deux hommes avaient-ils trinqué, puis bu l’un et l’autre, le « démoniaque » voulant se frotter lui aussi à la fatalité.

Novimski décida de procéder de même manière avec Fandorine tout près de le démasquer, en empoisonnant cette fois non pas une coupe de vin mais la lame d’une épée. Ces intermèdes impressionnants, au dénouement mortel, devaient lui paraître de fantastiques trouvailles de mise en scène ! Mais Eraste Pétrovitch n’avait pas été trahi par la chance qui le servait toujours. Le chasseur avait manqué être victime du traquenard qu’il avait lui-même tendu, et n’avait réussi à s’en dépêtrer que grâce à une exceptionnelle présence d’esprit et au faux témoignage de Zoïa Linotova, amoureuse de lui, dont il ne doutait pas qu’elle le couvrirait.

Cet épisode risqué n’avait cependant pas suffi à ramener « l’artiste du Mal » à la raison. L’idée morbide du spectacle-bénéfice était déjà trop solidement ancrée dans son esprit. Il lui fut plus facile de renoncer à sa foi dans le destin. Qu’on s’en souvienne : « Le destin est aveugle, avait-il déclaré. Seul l’artiste est voyant ! »

Or sans conteste, il était un comédien fort doué. Stern avait sous-estimé cet « acteur de troisième plan ». Georges avait interprété avec talent son rôle de benêt, empoté mais noble cśur.

L’expédition aux Sokolniki présentait pour lui un danger non négligeable. Toute la version imaginaire des faits, qu’il avait si soigneusement élaborée, risquait de s’effondrer si jamais Fandorine parvenait à coincer le Tsar et à le forcer à une confession sincère. Sans doute, tandis qu’il marchait au côté d’Eraste Pétrovitch dans la nuit du parc, le maniaque avait-il hésité : n’était-il pas plus sûr de tirer dans le dos de l’enquêteur trop zélé ? Cependant son instinct de machinateur lui avait soufflé qu’il valait mieux s’en abstenir. L’allure même de Fandorine (sa démarche tigresque de shinobi prêt à passer à l’action) indiquait qu’il était impossible de prendre un tel homme au dépourvu.

Novimski avait agi de manière plus subtile. Il avait entraîné les « pinschers » loin de la maison, puis était revenu espionner ses occupants. Dès que la conversation avec le Tsar avait pris un tour fâcheux pour lui, Georges était entré en scène, manifestant à nouveau un total mépris du danger. La ruse avait fonctionné. Eraste Pétrovitch, comme le dernier des nigauds, avait parcouru la moitié de l’Europe, lancé sur une fausse piste. Encore heureux qu’il ne se fût pas embarqué pour l’Amérique. Le lendemain, 12 novembre, il eût appris par le New York Times qu’une mystérieuse explosion s’était produite dans un théâtre moscovite…

Pour tuer Aguilev, nouvel entêté prétendant à la main de la fiancée, Novimski ne s’était plus guère dissimulé. Il s’était permis une imprudente fantaisie en décorant la gorge de son rival d’une série de onze « un ». Mais même avec cet indice, Fandorine n’avait pas su deviner à temps le projet psychopathique du meurtrier et empêcher le « spectacle-bénéfice » d’avoir lieu. A cause d’un conflit entre sa raison et ses sentiments, Eraste Pétrovitch avait failli permettre que la troupe, cette molécule d’humanité, fût anéantie.

Chaque fois que Fandorine relisait l’Ecclésiaste ses yeux s’arrêtaient sur un verset évoquant le « jour où tremblent les gardiens de la maison ». Il se disait alors : Ceux qui gardent la maison n’ont pas le droit de trembler. Ils doivent rester fermes, garder l’śil ouvert, et prévenir à temps le danger. C’est leur mission, leur voie, le sens de leur existence. Toute sa vie, il s’était compté dans les rangs de cette armée-là. Et voilà qu’il avait tremblé, qu’il avait fait preuve de faiblesse. Et la maison qu’il s’était chargé de protéger avait failli connaître l’apocalypse.

Plus question de se relâcher, se dit Eraste Pétrovitch quand les infirmiers eurent emmené le malade et que la tension hystérique qui régnait dans la salle se fut un peu relâchée. Je suis un être adulte, je suis un homme mûr. Assez d’enfantillages.

Il se laissa tomber dans le fauteuil à côté d’Elisa, qui était la seule à ne pas crier, ni agiter les bras, ni montrer aucun signe d’épouvante, et se tenait simplement assise, immobile, le regard absent.

— C’est fini, le c-cauchemar est terminé. La chimère s’est évanouie. J’ai une proposition à vous faire.

Il prit ses doigts, qu’il trouva flasques et glacés.

— Cessons de jouer à la vie, vivons plutôt.

La jeune femme, cependant, parut ne pas entendre ces derniers mots.

— Terminé, dites-vous ?

Elle secoua la tête.

— Mais pas pour moi. Mon cauchemar personnel ne s’est enfui nulle part.

— Vous parlez de votre ex-époux ? Du khan Altaïrski ? C’est bien lui que vous surnommez Gengis Khan, n’est-ce pas ?

Elle releva la tête et le regarda avec effroi.

— Mon Dieu, Eraste Pétrovitch, vous aviez promis d’oublier… C’est ma psychose, vous l’avez dit vous-même… Ce n’est pas du tout ce que j’avais à l’esprit…

— Si, si, c’est bien cela. Vous vous êtes mis dans la t-tête qu’Emraldov, Limbach et Aguilev avaient été tués par votre ancien mari, par jalousie. Ils ont effectivement été assassinés. Mais l’auteur de ces meurtres n’est pas le khan Altaïrski, c’est Georges. Il n’est plus dangereux à présent. Rassurez-vous.

Eraste Pétrovitch désirait en venir au plus vite à l’essentiel – qui l’avait conduit à s’asseoir auprès d’Elisa. Parler enfin avec elle, en évitant les non-dits et les sottises, comme il appartient à des personnes adultes.

Mais Elisa n’avait rien cru de ses explications. Comme un instant plus tôt, seule la peur se lisait dans ses yeux.

— Bon, très bien, dit Fandorine en souriant avec douceur. J’irai trouver votre époux et j’aurai une conversation avec lui. Je ferai en sorte qu’il vous laisse en paix…

— Non !!! N’y pensez même pas !

A ce cri, tout le monde se tourna vers elle.

— Tout ça est du passé maintenant, déclara Stern d’une voix impatiente. Reprenez-vous en main, ma chère Elisa. Les autres dames ont recouvré leur calme, n’allez pas recommencer.

— Je vous en supplie, je vous en supplie, murmura-t-elle en retenant Fandorine par la main. N’entrez pas en relation avec lui ! Il n’a rien de commun avec ce pauvre Georges, dont l’esprit est fêlé ! Le khan est un suppôt du diable ! Vous vous trompez, si vous pensez que Novimski les a tués tous ! Bien sûr, après le « bénéfice », il est facile de croire n’importe quoi, mais c’est une coïncidence. Georges n’est pas capable d’un meurtre de sang-froid ! Puisque j’en ai déjà trop dit, autant que vous sachiez tout ! Gengis Khan est l’homme le plus dangereux de la terre !

Eraste voyait qu’elle était au bord de la crise de nerfs, et c’est pourquoi il s’efforçait de parler avec elle de manière aussi raisonnable que possible.

— Croyez-moi : les gens les plus dangereux sur terre, ce sont les d-déments habités par des ambitions d’artiste.

— Le khan est totalement fou ! La jalousie lui a fait perdre la raison !

— Mais a-t-il des ambitions artistiques ?

Elisa perdit un peu contenance.

— Non…

— Eh bien, dans ce cas, nous t-trouverons le moyen de nous entendre avec lui, conclut Fandorine en se levant.

Force serait dans tous les cas de reporter la conversation sur l’essentiel à plus tard, quand Elisa aurait cessé de s’inquiéter au sujet de son Othello du Caucase.

— Mon Dieu, mais vous ne m’écoutez pas ! Emraldov a été empoisonné, tout comme Fourchtatski ! Aguilev a été égorgé avec un rasoir, exactement comme Astralov ! Tout ça, c’est l’śuvre de Gengis Khan ! Il me l’avait dit : « La femme du khan Altaïrski ne peut avoir d’amant ni se marier avec un autre ! » Que vient faire Novimski là-dedans ? Quand Fourchtatski est mort (c’était un entrepreneur de théâtre, à Saint-Pétersbourg, qui voulait m’épouser), je ne jouais pas encore dans l’Arche, et je ne connaissais même pas Georges !

— Astralov ? Le ténor ? demanda Fandorine, qui s’était rembruni en se rappelant que quelques mois plus tôt, en effet, le célèbre chanteur pétersbourgeois s’était tranché la gorge d’un coup de rasoir.

— Oui, oui ! Quand Fourchtatski est mort, le khan m’a téléphoné pour m’avouer qu’il était l’auteur du crime. Et aux funérailles d’Astralov, il a fait ce geste-là !

Elle passa un doigt sur sa gorge et se mit à trembler de tout son corps.

— Je ne pourrai jamais lui échapper ! Je ne puis faire un pas sans qu’il soit au courant. Je trouve des messages de lui partout. Jusque dans ma salle de bains ! Même dans ma chambre du Métropole ! Je n’y étais pas encore installée qu’il y avait déjà un mot sur la table de toilette : « Tous ceux avec qui tu fricoteras sont condamnés à crever » ! Personne à part Stern ne savait encore quelle chambre j’occuperais ! Et Novimski l’ignorait également !

— Vraiment ?

Fandorine reprit place dans le fauteuil.

— De toute la troupe, seul Noé Noévitch savait où vous logeriez ?

— Oui, lui seulement ! Vassia et Sima m’ont accompagnée. Vassia a ouvert mes malles, pendant que Sima suspendait mes robes et disposait mes affaires de toilette…

— Où cela ? Dans la salle de bains ? Je vous demande de m’excuser, coupa Eraste Pétrovitch. Je dois vous quitter. Nous reprendrons sans faute cette conversation. Plus tard.

— Masi où allez-vous ? s’enquit Elisa dans un sanglot. Je vous en supplie, ne prenez aucune initiative !

Il lui adressa un geste apaisant, tout en cherchant Massa du regard.

Celui-ci était toujours assis, la mine maussade, le crâne enturbanné d’un pansement.

— Ne sois pas fâché, lui dit Eraste Pétrovitch. Je suis entièrement coupable envers toi. Pardonne-moi. Dis-moi plutôt ce que tu penses de t-ton amie, Mme Abrikossova ?

Le Japonais répondit tristement :

— Je ne suis pas fâché contre vous, maître. Comment se fâcher contre un malade ? J’en veux à Sima-san. Comment avez-vous su que j’étais en train de penser à elle ?

Celle qui faisait l’objet de leur entretien se trouvait non loin, à une dizaine de pas. Rouge des émotions qu’elle venait de vivre, Sima Abrikossova, une main plaquée sur sa poitrine, discutait avec fièvre avec Kostia Labiline :

— … mon pauvre cśur a manqué défaillir de terreur. Il continue à palpiter sans arrêt !

Kostia jeta un coup d’śil à l’endroit où le cśur de la comédienne palpitait, et parut incapable d’en détacher son regard.

— Il faut souffler un peu dessus, il se calmera. Vous n’avez qu’un ordre à donner, proposa le fripon d’un air espiègle.

— Cette vaine créature, se plaignit Massa, ne m’aimait que pour ma beauté. Maintenant qu’une balle m’a défiguré, elle ne veut plus me regarder. Je m’approche d’elle, et elle me dit : « Massa, tu es bien sûl un hélos, mais tu sens le bululé. » Et puis elle fronce le nez. Et elle se détourne avec dégoût de ma blessure ! C’est la bonne Réginina-san qui m’a pansé. Elle n’est encore pas mal du tout, à propos. Et bien en chair…

— Un point m’intéresse : est-ce que l’Abrikossova aime l’argent ?

— Elle ne parle que de cela. Combien coûte telle ou telle chose, et quelle robe elle s’achèterait si elle touchait un plus gros cachet. Elle ne parle pas d’argent uniquement quand elle fait l’amour, mais dès qu’elle a fini elle recommence à réclamer des cadeaux. J’étais blessé, je dégoulinais de sang, et elle s’est détournée de moi !

Ayant senti qu’on l’observait, Sima se retourna, joignit ses lèvres en bouton de rose et expédia à Massa un baiser aérien.

— Dites-lui, maître, que je ne veux plus la connaître !

— J’y vais tout de suite.

Fandorine s’approcha de la comédienne et adressa un coup d’śil éloquent à Labiline, qui dans l’instant s’éclipsa.

— Mademoiselle, demanda Eraste Pétrovitch à mi-voix, combien vous paie le khan Altaïrski ?

— Quoi ? glapit la jeune femme en battant des cils, qu’elle avait fort duveteux.

— Vous espionnez Elisa, vous rapportez ses moindres faits et gestes à son mari, vous déposez des messages en cachette, et cetera. Ne vous avisez pas de me mentir, autrement j’annonce tout cela à haute voix devant tout le monde. Vous serez chassée honteusement de la t-troupe… Bien, je corrige ma question. Le montant de votre rétribution ne m’intéresse pas. Ce que je veux savoir, c’est où je puis trouver ce m-monsieur.

— Permettez ! Comment pouvez-vous… ?!

Les yeux de Sima s’emplirent de larmes très pures, d’excellente qualité.

— Elisa est mon amie la plus chère ! Nous sommes, elle et moi, comme deux sśurs !

Une crispation tirailla le coin de la lèvre de Fandorine.

— Je compte jusqu’à t-trois. Un, deux…

— Il loue un appartement dans un immeuble de rapport, rue Kouznetski Most, à côté du passage Solodnikov, prononça-t-elle rapidement.

Elle cligna des yeux : ses larmes avaient déjà séché.

— Vous n’allez pas me dénoncer à présent ? Attention, vous avez promis !

— Il y a longtemps que vous êtes appointée par le khan ?

— Depuis Saint-Pétersbourg… Mon ami, mon très cher ! Ne causez pas ma perte ! Noé Noévitch me discréditerait dans tout le monde du théâtre ! Je ne trouverais plus d’engagement dans aucune troupe digne de ce nom ! Croyez-moi, je sais me montrer reconnaissante !

Elle s’était rapprochée d’Eraste Pétrovitch, le souffle soudain haletant. Il loucha dans son décolleté, esquissa une grimace et détourna la tête.

Le visage de Sima s’inonda à nouveau de larmes avec la même fantastique facilité.

— Ne me regardez pas avec un tel mépris ! C’est insupportable ! Je préfère encore me tuer !

— Ne sortez pas de votre emploi de soubrette, m-mademoiselle.

Il la salua d’une légère inclination de la tête puis s’en fut d’un pas vif vers la sortie, se contentant de faire signe à Massa de le suivre.

De l’amour et du mariage

Avant d’entreprendre quoi que ce fût, il convenait de conduire le Japonais chez un spécialiste des traumatismes crâniens. Le fait que Massa vacillât d’un pied sur l’autre, ajouté à la teinte verdâtre de son visage, suscitait chez Eraste Pétrovitch une certaine inquiétude. Suspecte également était sa soudaine volubilité. Par expérience, Fandorine savait que si un Japonais bavardait sans relâche, c’était qu’il se sentait en piètre état et cherchait à le dissimuler.

Tandis qu’ils roulaient vers la clinique de Devitchié Polé, le commotionné ne parlait plus de Sima ni de l’inconstance des femmes, mais de lui-même et de l’héroïsme des hommes.

D’abord Fandorine présenta ses excuses pour son saut calamiteux, avant de féliciter son assistant de la présence d’esprit dont il avait fait preuve.

— Oui, répondit Massa avec gravité. Je suis un véritable héros.

Eraste Pétrovitch lui glissa alors cette remarque :

— C’est fort possible, mais laisse aux autres le soin d’en décider.

— Vous vous trompez, maître. Tout homme décide lui-même d’être ou non un héros. Il faut faire un choix, et dès lors n’en plus dévier. Un homme qui d’abord choisirait d’être un héros, pour ensuite changer d’avis, offrirait un bien triste spectacle. Mais l’homme qui au beau milieu de sa vie passe tout à coup de non-héros à héros risque de ruiner son karma.

Eraste Pétrovitch releva ses lunettes d’automobile sur son front et jeta un coup d’śil inquiet à son passager : n’était-il pas en train de délirer ?

— Peux-tu être plus explicite ?

— L’homme-héros consacre son existence à servir telle ou telle idée. Peu importe quelle cause ou quelle personne il défend. Le héros peut avoir une femme et des enfants, mais mieux vaut qu’il s’en abstienne. Triste est le sort de la femme qui a lié son destin à celui d’un héros. Et plus triste encore, celui de ses enfants. Il est affreux pour eux de grandir avec le sentiment que leur père est toujours prêt à les sacrifier à sa mission.

Massa poussa un soupir plein d’amertume.

— Il en va tout autrement, quand vous êtes un non-héros. L’homme de cette sorte choisit une famille et s’engage à la servir. Il n’a pas à faire le héros. Ce serait comme si un samouraï trahissait son suzerain à seule fin de parader devant le public.

Fandorine écoutait avec attention. Les considérations philosophiques de Massa se révélaient parfois intéressantes.

— Et quelle cause sers-tu, toi ?

Le Japonais le regarda avec stupeur, la mine offensée.

— Vous le demandez encore, maître ? Il y a trente-trois ans, je vous ai choisi, vous. Une fois pour toutes, et pour toute la vie. Des femmes agrémentent parfois – ou plutôt assez souvent – mon existence, mais je ne leur promets pas beaucoup et je ne me lie jamais à celles qui attendent de moi que je leur sois fidèle. Je leur réponds que j’ai déjà quelqu’un à servir.

Et Eraste Pétrovitch se sentit envahi de honte. Confus, il toussa plusieurs fois pour chasser la boule qui s’était formée dans sa gorge. Massa vit que son maître était gêné, mais n’en comprit pas la vraie raison.

— Vous vous reprochez votre amour pour Elisa-san ? Vous avez tort. Ma règle ne vous concerne pas. Si vous souhaitez aimer une femme de toute votre âme et sentez que cela n’entrave pas votre mission, alors grand bien vous fasse.

— Mais… en quoi, à ton avis, consiste ma mission ? demanda Fandorine d’un ton prudent, se rappelant qu’un quart d’heure plus tôt il méditait sur « les gardiens de la maison ».

Le Japonais haussa les épaules avec insouciance.

— Je n’en ai pas la moindre idée. Ça m’est égal. Il suffit que vous ayez une idée quelconque et que vous la serviez. Mon idée à moi, c’est vous, et je vous sers. Tout est très simple et harmonieux. Bien sûr, aimer de toute son âme représente un très grand risque. Mais si vous voulez avoir l’avis d’un homme qui s’y connaît bien en matière de femmes, une comme Elisa-san nous conviendrait mieux que tout.

— Nous conviendrait ?!

Eraste Pétrovitch considéra son serviteur d’un śil sévère, mais le regard de Massa était franc et limpide. Et il lui fut tout de suite évident, de manière certaine, qu’il n’y avait jamais rien eu entre Elisa et le Japonais. Seul l’obscurcissement de son jugement avait pu le conduire à imaginer Massa capable de traiter l’élue de son maître comme une femme ordinaire.

— Vous ne voudriez tout de même pas que s’immisce entre nous une femme jalouse qui me haïrait à cause de tout ce qui nous lie, vous et moi ? N’importe quelle épouse normale agirait ainsi. Mais une actrice, c’est une autre histoire. Outre son époux, elle a le théâtre. Elle n’a pas besoin de cent pour cent de vos actions, quarante-neuf lui suffisent.

L’automobile cahota sur des rails de tramway puis coupa la ceinture des Jardins.

— Tu comptes sérieusement me marier ? demanda Fandorine, en russe cette fois-ci. Mais p-pourquoi ?

— Poul qu’il y ait des enfants, et que dje sois leul péléceputeul. Un fils, précisa Massa après réflexion. Dje ne clois pas pouvoil applende quoi que ce soit de bon à une fille.

— Et que tâcherais-tu d’enseigner à mon fils ?

— Le plus impolotant. Ce que vous, vous ne poullez pas lui enseigner, maîtle.

— Intéressant ! Et qu’est-ce donc que je ne pourrai pas enseigner à mon fils ?

— A êtle heuleux.

Terriblement surpris, Fandorine mit un moment à trouver quoi répondre. Il n’avait jamais réfléchi au fait que sa vie, vue de loin, pût paraître malheureuse. Le bonheur, n’était-ce pas l’absence de malheur ? Le plaisir, n’était-ce pas l’absence de souffrance ?

— Il n’est pas de bonheur en ce monde, mais la paix, oui, et la liberté, déclara-t-il, se remémorant une formule consacrée qui lui avait toujours beaucoup plu.

Massa réfléchit, réfléchit, pour finalement exprimer son désaccord :

— C’est un raisonnement erroné, fait par une personne qui redoute d’être heureuse, répondit-il en repassant au japonais. Ce doit être la seule chose dont vous ayez peur, maître.

Le ton condescendant qu’il avait employé rendit Fandorine furieux.

— Va donc au diable, philosophe à la manque ! Ce sont des vers de Pouchkine, et un poète a toujours raison !

— Pouchikinu ? Oooh !

Massa afficha une mine empreinte de respect, allant jusqu’à s’incliner. Il respectait l’opinion des grands hommes.

Dans la salle d’attente de la clinique universitaire, alors qu’on l’emmenait pour l’examiner, le Japonais fixa soudain Eraste Pétrovitch de ses petits yeux perçants.

— Maître, je vois à votre visage que vous comptez partir à nouveau en expédition sans moi. Je vous le demande, ne me punissez pas comme ça. J’ai les oreilles qui tintent, et les idées un peu embrouillées, mais ça n’a pas d’importance. C’est vous qui prendrez les décisions, moi, je me contenterai d’agir. Pour un vrai samouraï, une caboche abîmée, ce n’est rien du tout.

Fandorine lui donna une bourrade dans le dos.

— Allez, va, que le senseï puisse te retaper. Un vrai samouraï doit avoir le teint jaune, et toi tu es tout vert. Et puis cette affaire que j’ai à régler est insignifiante, ce n’est même pas la peine d’en parler.

Cependant, Eraste Pétrovitch ne s’en fut pas tout de suite exécuter son plan. Il passa d’abord au bureau du télégraphe puis au central téléphonique interurbain. Quand son Isotta s’arrêta devant l’immeuble de rapport indiqué par Sima, la nuit commençait déjà à tomber.

Le khan Altaïrski logeait au bel étage, dont il occupait toute la moitié gauche.

— Qui devoir annoncer ? demanda le portier, un solide gaillard à moustache noire, vêtu d’une tcherkeska, un énorme poignard à la ceinture, cependant qu’il dévisageait Fandorine d’un śil soupçonneux. Sa Haute Dignité être occupée. Elle manger.

— Je m’annoncerai m-moi-même, répondit Eraste Pétrovitch d’un ton débonnaire.

Il saisit le djigit par le cou. En même temps, il pressa son pouce sur le point « suï », son index sur le point « min », et retint le corps devenu soudain inerte, afin d’éviter tout bruit inutile. Ladite manipulation produisait un sommeil morbide mais profond, d’une durée de quinze à trente minutes, selon la robustesse de l’organisme.

Fandorine laissa haut-de-forme et manteau dans le vestibule, puis s’observa un instant dans la glace, le temps de vérifier sa coiffure. Après quoi il s’en fut par le couloir, guidé par un mélodieux tintement d’argenterie.

Sa Haute Dignité était en effet occupée à se restaurer.

Un homme brun, à la calvitie avancée et aux sourcils fournis, dont la physionomie boudeuse parut à Fandorine vaguement familière, mâchait d’un air maussade en sirotant du vin rouge. A en juger par cette boisson, ainsi que par le porcelet entamé et le jambon de Hollande trônant sur la table, le khan n’observait guère la charia dans son régime alimentaire.

A la vue de l’inconnu, le maître de maison oublia de refermer la bouche et resta comme pétrifié, avec entre les dents le morceau de pain dans lequel il venait de mordre. Un serviteur, frère jumeau du portier expédié au pays des songes, se figea lui aussi, une carafe de vin dans les mains.

— Qui est-ce donc ? Pourquoi l’a-t-on laissé entrer ? gronda le khan d’une voix terrible, après avoir craché le pain sur la nappe. Moussa, fous-le dehors !

Fandorine secoua la tête. Comment pouvait-on épouser, même pour quelques jours, un pareil malotru ? Il fallait absolument sauver cette femme non de ses ennemis imaginaires, mais d’elle-même.

Le serviteur posa le récipient et se rua sur Eraste Pétrovitch en criant comme un jars. Celui-ci fit subir à Moussa le même traitement qu’à son frère : il l’endormit et l’allongea sur le sol avec précaution.

Le sang se retira du crâne chauve et olivâtre du mari abandonné. S’attendant que le visiteur importun serait reconduit sur-le-champ, le khan s’était empli la bouche de vin, mais n’avait pas eu le temps d’avaler, et à présent le liquide dégoulinait sur son menton et rougissait la serviette empesée. Le spectacle était sinistre : comme si l’homme eût été victime d’une attaque compliquée d’une hémorragie de la gorge.

— Qui êtes-vous donc ? dit Sa Haute Dignité, renouvelant sa question, mais sur un ton tout à fait différent, empreint non plus d’indignation mais d’effroi.

— Mon nom est Fandorine. Mais peut-être pour vous deviendrai-je Azraël, ajouta Eraste Pétrovitch, par allusion à l’ange de la mort des musulmans. Tout dépendra de l’issue de notre c-conversation.

— Fandorine ? Alors je sais qui vous êtes. Vous êtes l’auteur de cette pièce idiote, ainsi qu’un détective amateur disposant de solides relations. J’ai fait prendre des renseignements sur vous.

Le khan arracha sa serviette maculée de vin, et croisa majestueusement ses bras sur sa poitrine, exhibant des doigts chargés de bagues étincelantes.

— Je vous vois un peu rassuré.

Fandorine s’assit près de lui, et d’un geste distrait s’empara d’une fourchette à dessert.

— Vous avez tort. Je serai b-bref. Vous cessez d’importuner Mme Lointaine. Et d’un. Vous lui accordez immédiatement le divorce. Et de deux. Dans le cas contraire… vous vous exposez à des contrariétés.

Il grimaça : le calembour était décidément exécrable. Mais Eraste Pétrovitch jugeait inutile de préciser le sens de sa menace. L’adversaire ne méritait manifestement pas qu’on prît des gants avec lui, et par ailleurs le ton de la voix et le regard étaient toujours plus éloquents que les paroles.

Que le khan fût mort de peur, cela sautait aux yeux. Encore un peu, et il tomberait dans les pommes.

— J’ai déjà résolu moi-même de ne plus m’approcher de cette folle ! s’exclama Sa Haute Dignité. Elle a voulu me tirer dessus avec un pistolet !

C’était la première fois qu’Eraste Pétrovitch entendait parler de cette histoire de pistolet, mais il n’en fut pas autrement surpris. Il est dangereux de pousser à bout une femme au tempérament artiste.

— Ne vous en prenez qu’à vous-même. Vous n’aviez pas à vous faire passer pour un assassin. Mais par conséquent, nous sommes d’accord sur le p-premier point. Reste le second.

Altaïrski bomba le torse.

— Jamais je ne lui accorderai le divorce ! C’est hors de question !

— Je sais, dit Fandorine en plissant les paupières d’un air songeur, vous avez déclaré à Elisa que l’épouse d’un khan ne pouvait avoir d’amants, ni se marier avec un autre homme. Mais pour la veuve d’un khan, les choses sont très différentes.

Sans doute son interlocuteur n’était-il pas assez effrayé malgré tout. Eraste Pétrovitch l’empoigna solidement au collet en lui appuyant la fourchette en argent sur la gorge.

— Je pourrais vous tuer en d-duel, mais je ne vais pas me battre avec un misérable qui terrorise des femmes sans défense. Je me contenterai de vous faire la peau. Tenez, comme à ce p-porcelet, là.

Le khan loucha vers le plat, les yeux injectés de sang.

— Vous ne me tuerez pas, répondit l’entêté d’une voix sifflante et oppressée. Vous n’êtes pas de ce bord-là, tout au contraire. Je vous l’ai dit, je me suis renseigné sur vous. Je me renseigne sur tous ceux qui tournent autour d’Elisa… Mais après tout, tuez-moi, si vous voulez ! De toute façon, je n’accorderai jamais le divorce !

Pareille fermeté avait de quoi éveiller un certain respect. Visiblement, la première impression produite par Sa Haute Dignité demandait à être corrigée. Eraste Pétrovitch reposa la fourchette et se recula.

— Vous aimez donc tant votre femme ? demanda-t-il, étonné.

— Qui parle d’amour, nom de Dieu !

Altaïrski frappa du poing sur la table, s’étranglant de rage et de haine.

— Elisa, cette sssa…

Le visage de Fandorine se tordit d’une grimace furieuse, et le khan aussitôt ravala son injure.

— Cette sacrée bonne femme a brisé ma vie ! Mon père m’a privé de mon droit d’aînesse ! Et si je divorce, il me laissera sans aucune rente ! Cent vingt mille roubles par an ! Et que devrai-je faire alors, dites-moi ? Besogner ? Jamais un khan Altaïrski ne s’abaissera à pareille ignominie. Tuez-moi plutôt !

L’argument était de poids. Eraste Pétrovitch réfléchit. Il n’allait tout de même pas tuer, en effet, ce potentat à la fois faible et fourbe, ce dandy au crâne chauve, cet ennemi du travail ?

— Pour autant que je comprends, vous voulez épouser Elisa. Mais un mariage civil ne pourrait-il vous convenir ? demanda le mari d’un ton obséquieux.

Lui aussi, à l’évidence, désirait trouver un compromis.

— C’est à la mode aujourd’hui. Ça lui plaira. Et vous n’entendrez plus jamais parler de moi. Je vous le jure ! Si vous voulez, je pars m’installer à Nice, à jamais ! Mais n’exigez pas de moi l’impossible !

Il s’en fut à pied de la rue Kouznetski Most à l’hôtel Métropole. Il avait besoin de rassembler ses pensées, de se préparer à son entrevue avec Elisa. Le vent de novembre tentait de lui ôter son haut-de-forme, il devait le retenir sur sa tête.

Il m’est arrivé une chose fort banale, se disait-il. Une personne sur deux, sans doute, passe par la même épreuve. Pourquoi imaginais-je que je serais épargné ? Certes cette maladie qu’on appelle « le démon de midi » semble frapper les autres hommes pour des raisons différentes. J’ai lu des choses sur le sujet. Les uns sentent tout à coup qu’il ne leur reste plus guère longtemps à jouir de leurs facultés de mâle, et cette prise de conscience les plonge dans l’affolement. Les autres s’avisent un jour qu’ils n’ont pas assez batifolé dans leur jeunesse. Je n’appartiens, je crois, ni à la première ni à la seconde catégorie. Ce n’est pas d’une maladie que j’ai été victime. C’est plutôt d’un traumatisme. Comme on sait, un os se brise plus facilement là où il a déjà été fracturé. La même chose s’est produite pour moi, par un concours de circonstances, mon cśur a craqué le long d’une cicatrice ancienne.

Mais est-il bien important de savoir exactement par quel caprice du destin l’amour te tombe dessus ? Il vient, il ouvre ta porte toute grande. Ta demeure familière s’illumine soudain d’une lumière aveuglante. Tu te regardes, tu observes ta vie d’un autre śil, et ce que tu vois te déplaît. Tu peux jouer les coureurs de jupons chevronnés, et tout changer en aventure galante ; tout de suite le scintillement s’affaiblit. Tu peux jeter le visiteur importun à la porte et donner un tour de clef : après quelque temps le logis se retrouve plongé dans son obscurité habituelle. Tu peux aussi céder à la panique, sauter par la fenêtre et te sauver au bout du monde. A dire vrai, j’ai usé de ces trois moyens. Et maintenant il m’en faut essayer encore un autre : simplement faire un pas à sa rencontre et ne pas détourner les yeux. Cela demande du courage.

Tel était le monologue plein de bon sens qu’Eraste Pétrovitch se récitait à lui-même, mais plus il approchait de l’hôtel, et plus il se sentait nerveux. Dans le hall de l’établissement, une idée lâche lui traversa même l’esprit : Mais peut-être qu’Elisa n’est pas dans sa chambre ?

Cependant, le réceptionniste lui apprit que Mme Lointaine était bel et bien chez elle, et obligeamment appela à l’étage après avoir demandé :

— Qui dois-je annoncer ?

— Fandorine…

Eraste Pétrovitch avait la gorge sèche. Les enfantillages allaient-ils recommencer ?

— Elle vous prie de monter.

De toute manière, j’ai le devoir de l’informer que son mari lui accorde son entière liberté ! se tança Fandorine. Et quant au reste… C’est son affaire !

Et c’est dans ce même état d’esprit encoléré qu’il entama la conversation.

Il déclara qu’il n’y avait plus rien à craindre.

Que le khan Altaïrski était une canaille et un vaurien sans envergure, mais pas un assassin. Qu’en tout cas il allait disparaître désormais de la vie de la jeune femme. Qu’il n’accepterait jamais de divorcer, mais qu’il lui accordait une liberté totale.

Que le mystère des deux décès survenus à Saint-Pétersbourg était élucidé. Après la mort prématurée de l’entrepreneur de théâtre venu de Kiev, Bolelslav Ignatiévitch Fourchtatski, comme c’est toujours la règle en pareil cas, on avait procédé à une autopsie. Le télégramme envoyé par le service médico-légal indiquait que la cause de la mort était un arrêt cardiaque, et qu’aucune trace de poison n’avait été découverte. Le khan Altaïrski avait simplement profité de ce triste événement pour menacer son épouse rebelle.

Il en allait autrement du ténor Astralov. Une conversation téléphonique avec l’enquêteur chargé de l’affaire avait permis d’établir que la blessure causée par le rasoir était presque identique à celle qui avait abrégé les jours du sieur Aguilev : une entaille régulière, présentant une légère inclinaison de la gauche vers la droite. Celle-ci pouvait avoir été pratiquée soit par la victime elle-même assise sur une chaise, soit par une personne qui à ce moment se tenait derrière son dos. Le 11 février, jour de la mort d’Astralov, Elisa était déjà membre de la troupe de l’Arche de Noé, elle avait fait la connaissance de Novimski et celui-ci – chose qui n’avait rien d’étonnant, jugea bon de glisser Fandorine – s’était immédiatement pris pour elle d’un amour passionné. De quelle manière exactement le meurtrier avait-il réussi à s’introduire, armé d’un rasoir, d’abord chez Astralov, puis auprès d’Aguilev ? La question n’avait pas encore été tout à fait tirée au clair, cependant, sur ce point, on pourrait interroger le maniaque lui-même. Après tout ce qui s’était passé, il n’avait aucune raison de se taire ; en outre, les gens de cette sorte adoraient se vanter de leurs « exploits ». Novimski raconterait tout très volontiers.

Elisa écouta ce rapport sans l’interrompre. Elle avait croisé les bras sur la table, à la manière d’une lycéenne studieuse. Ses yeux étaient rivés au visage d’Eraste Pétrovitch, mais celui-ci préférait regarder à côté. Il craignait de perdre le fil.

— Mes explications vous suffisent-elles, ou bien souhaitez-vous jeter un coup d’śil au télégramme ? Il est possible de demander une copie intégrale du rapport d’autopsie. Et même de faire procéder à une exhumation et à une seconde exp-pertise.

— Je vous crois, dit Elisa d’une voix étouffée. Vous, je vous crois. Mais le fait demeure inchangé ; ces gens ont été tués à cause de moi. C’est atroce !

— Lisez Dostoïevski, madame. La beauté est une chose effrayante et terrible.

Il avait adopté exprès un ton plus sec, ne voulant pas verser dans la sentimentalité.

— Elle pousse les uns à vouloir atteindre les cieux, et précipite les autres au cśur de l’enfer. La mégalomanie a inexorablement conduit Novimski sur le chemin de l’autodestruction. Cependant, si le dément avait trouvé chez vous un sentiment réciproque, il eût perdu l’envie de dominer le m-monde. Il était prêt à se contenter de votre amour. Tout comme moi…

Cette dernière phrase lui avait échappé malgré lui. Fandorine avait enfin regardé Elisa dans les yeux, et ce qu’il comptait n’aborder qu’après une solide introduction était sorti tout seul de sa bouche. Il était trop tard pour reculer. Au reste, sans manśuvres diplomatiques ni préludes tactiques, c’était encore mieux.

Eraste Pétrovitch prit une profonde inspiration, puis prononça un discours qui n’était pas celui d’un gamin, mais bel et bien d’un mari (enfin, tout au plus d’un candidat au mariage, civil, qui plus est) :

— Je vous ai dit que j’étais amoureux de vous, vous vous rappelez ? Eh bien, je me trompais. Je vous aime, commença-t-il d’un ton maussade, presque accusateur.

Après quoi il se tut un instant pour laisser à Elisa la possibilité de réagir.

— Je le sais, je le sais ! s’exclama-t-elle.

Ayant commencé sur le mode bourru, Fandorine se trouvait forcé de continuer de même :

— C’est parfait que vous le sachiez. Mais j’espérais entendre aut-tre chose. Par exemple : « Moi aussi. »

— Je vous aime moi aussi, je n’ai pas cessé durant tout ce temps ! s’écria aussitôt Elisa, des larmes dans les yeux. Je vous aime follement, désespérément !

Elle tendit les bras vers lui, mais Eraste Pétrovitch ne céda pas à la tentation. Il devait lui faire entendre tout ce qu’il avait l’intention de dire.

— Vous êtes une actrice, vous ne pouvez vous p-passer d’exagération. Ce n’est pas un blâme de ma part. Je vous accepte telle que vous êtes. Et j’attends de vous que vous me traitiez de même. Je vous en prie, écoutez-moi jusqu’au bout, et ensuite décidez.

Fandorine, qui jusqu’alors était resté debout, s’assit de l’autre côté de la table, comme pour dresser entre eux deux une frontière sur les conditions de franchissement de laquelle il convenait encore qu’ils s’entendissent.

— Je vis depuis longtemps sur cette terre. Avec vous, je me suis conduit comme un imb-bécile… Ne protestez pas, écoutez simplement, ajouta-t-il comme elle secouait négativement la tête et levait les mains au ciel. Depuis le début, en effet, je savais sur quoi je pouvais compter, et ce qu’il m’était inutile d’espérer. Une femme, voyez-vous, porte toujours écrit sur son visage si elle est ou non capable d’un grand amour. Ce que sera sa conduite si la vie l’oblige à choisir entre l’homme qu’elle aime et soi-même, entre l’homme qu’elle aime et ses enfants, entre l’homme qu’elle aime et ses idées.

— Et quel choix ferai-je à votre avis ? demanda timidement Elisa.

— Vous choisirez votre rôle. C’est ce qui me plaît chez vous. Nous sommes, vous et moi, de la même farine. Moi aussi, je choisirai mon rôle. Certes, ce n’est pas un rôle de théâtre, mais c’est exactement la même chose. C’est pourquoi je vous propose une alliance honnête, sans mensonges ni illusions. Un mariage parfaitement calculé.

— C’est également ce que me proposait Aguilev, dit-elle en tressaillant.

— Possible. Seulement notre calcul, à vous et moi, ne sera pas commercial, mais amoureux. Pour user de la langue des affaires, je vous propose un amour à responsabilité limitée. Ne faites pas la grimace ! Nous nous aimons l’un l’autre, nous voulons vivre ensemble. Mais en même temps, nous sommes tous deux des invalides du cśur. Je n’accepterai pas de renoncer pour vous à mon mode d’existence. Vous ne sacrifierez jamais pour moi la scène. Et si vous veniez un jour à vous y résoudre, vous ne tarderiez pas à le regretter et seriez malheureuse.

Il lui semblait avoir réussi à l’atteindre à travers le voile d’affectation dont elle s’enveloppait toujours. Elisa l’écoutait avec sérieux et attention, sans se tordre les bras, sans afficher de regard brillant d’amour.

— Vous savez, je crois que nous nous convenons de manière idéale, poursuivit Fandorine, passant à un second point, non moins délicat. Je suis un homme adulte, vous êtes une femme adulte. Il existe une très ancienne formule chinoise permettant de calculer la bonne combinaison d’âges de l’homme et de la femme au moment de leur union. Le nombre d’années vécues par la fiancée doit être égal à la moitié de l’âge du fiancé plus sept. Ainsi, d’après la théorie chinoise, vous êtes un peu plus jeune que l’épouse pour moi idéale. Vous avez trente ans, or, d’après la formule, vous devriez en avoir trente-quatre et demi. La différence n’est pas élevée.

Ainsi qu’il le prévoyait, la sagesse chinoise, si discutable qu’elle fût, éveilla tout de suite l’intérêt d’Elisa. Elle plissa le front et se mit à remuer les lèvres.

— Attendez… J’ai du mal à compter. Quel âge avez-vous donc ? Trente-quatre et demi moins sept multiplié par deux…

— Cinquante-cinq…

— Tant que ça ! s’exclama-t-elle, interloquée. Je ne vous aurais pas donné plus de quarante-cinq !

Le sujet, pour Eraste Pétrovitch, était douloureux, mais il s’était bien préparé.

— Un être humain a trois âges, dont chacun n’est lié que de manière très relative au nombre d’années qu’il a vécues. Le premier est l’âge de raison. Il existe des vieillards dont l’intellect n’est pas plus développé que celui d’un enfant de dix ans, et l’on rencontre des adolescents qui raisonnent en adultes. Plus un homme est âgé en esprit, mieux c’est. Le deuxième âge est spirituel. Le plus grand succès qu’on puisse remporter sur cette voie, c’est de vivre jusqu’à la sagesse. Celle-ci ne peut venir nous habiter que lorsque nous sommes vieux, quand toute agitation s’est retirée de nous, que nos passions ont tari. Je constate aujourd’hui que j’en suis encore loin. Sur le plan spirituel, je suis plus jeune que je ne l’aimerais. Enfin, il y a l’âge physique. Ici, tout dépend de la bonne exploitation de notre corps. L’organisme humain est une machine qui se prête à d’infinis perfectionnements. L’usure en est compensée par l’expérience acquise. Je vous assure que je maîtrise aujourd’hui mon corps beaucoup mieux qu’en ma jeunesse.

— Oh ! je vous ai vu en deux minutes escalader l’échelle menant aux cintres et redescendre de là-haut en vous laissant glisser le long d’un fil !

Elisa baissa chastement les yeux.

— J’ai eu aussi d’autres occasions d’apprécier vos performances physiques…

Eraste Pétrovitch ne permit pas cependant à la conversation de prendre un tour frivole.

— Qu’en dites-vous, Elisa ?

Sentant la voix lui manquer, il s’éclaircit la gorge.

— Que pensez-vous de ma… p-proposition ?

Tout dépendait à présent non de sa réponse, mais de la manière dont elle la prononcerait. Si la sincérité dont il avait fait preuve n’avait pas réussi à l’atteindre derrière le masque d’acteur dont elle se protégeait, leur union ne donnerait rien de solide.

Elisa blêmit, puis rougit comme une pivoine. Puis redevint d’une pâleur de linge. Détail étrange : ses yeux semblaient ne plus être affectés de leur éternel strabisme, tous deux étaient braqués droit sur Fandorine.

— A une condition.

Elle aussi tout à coup paraissait enrouée.

— Pas d’enfants. Dieu fasse que je ne sois jamais écartelée entre toi et la scène. Si nous ne parvenions pas à nous accorder, nous souffririons certes, mais nous saurions nous en remettre. En revanche, ce serait pitié pour des enfants.

Ce n’est pas un masque qui dit ça, songea Eraste Pétrovitch avec un immense soulagement. C’est bien une femme de chair et d’os. Le tutoiement constitue déjà une réponse.

Il se dit encore que Massa serait déçu. Le Japonais n’enseignerait jamais à un petit Fandorine la manière d’être heureux.

— C’est raisonnable, déclara-t-il à haute voix. Je voulais moi-même évoquer le s-sujet avec vous.

Cependant la réserve de sagesse et de retenue d’Elisa se trouva en ce point épuisée. Elle se leva d’un bond, en renversant sa chaise, se précipita vers Fandorine, se serra contre lui et se prit à murmurer, transportée de passion :

— Serre-moi fort, ne me laisse pas échapper à tes bras ! Autrement je vais être arrachée à la terre, enlevée dans le ciel ! Sans toi, je suis condamnée à périr ! C’est Dieu qui t’a envoyé à moi pour mon salut ! Tu es mon unique espoir, tu es mon ancre, mon ange gardien ! Aime-moi, aime-moi autant que tu peux ! Et moi je t’aimerai autant que je sais aimer, de toutes mes forces !

Et voilà que tout à coup il ne parvenait plus à savoir si elle était vraie dans cet instant, ou si sans s’en rendre compte elle s’était glissée dans quelque personnage. S’il en était ainsi, comme c’était bien joué, comme c’était bien joué !

Mais le visage d’Elisa était mouillé de larmes, ses lèvres tremblaient, ses épaules frissonnaient, et Fandorine eut honte de son scepticisme.

Au fond, qu’elle joue ou pas, ça n’avait guère d’importance. Eraste Pétrovitch était heureux, incontestablement heureux. Alors advienne que pourra.

ANNEXE

E. F.

DEUX

COMÈTES

DANS UN CIEL

SANS ÉTOILES

PIÈCE

POUR THÉÂTRE DE MARIONNETTES

EN TROIS ACTES

AVEC CHANTS, DANSES, TOURS DE MAGIE,

SCÈNES D’ESCRIME

ET MITIYUKI

PERSONNAGES :

OKASAN,

propriétaire de la maison de thé Yanagi

KUBOTA,

conseiller du prince de Satsuma

O-BARA,

fille adoptive d’Okasan, geisha de haut rang

YUBA,

son élève

IZUMI,

fille adoptive d’Okasan, geisha de haut rang

SEN-TIAN,

son élève

KINJO,

un voleur

LE PREMIER ASSASSIN

SOGA,

surnommé Premier Sabre, rônin vivant dans la maison de thé

LE SECOND ASSASSIN

FUTOYA,

riche marchand

L’INVISIBLE,

jônin du clan des shinobi

LE SILENCIEUX,

guerrier du clan des shinobi

LE RÉCITANT

La scène est divisée en deux parties qui apparaissent tour à tour par rotation du plateau circulaire. Dans l’une des moitiés, le décor est constant : il montre le jardin de la maison de thé et la chambre d’Izumi ; dans l’autre, les décors changent. A gauche de la scène vient s’appuyer la passerelle du hanamiti, laquelle s’avance dans la salle jusqu’à hauteur du cinquième rang environ. Entre le hanamiti et le mur latéral subsiste un espace vide. Durant toute l’action, le récitant se tient assis à droite, au bord de la scène, vêtu d’un strict kimono noir orné de blasons. Il est éclairé par en bas par la faible lumière d’une lanterne de papier.

ACTE UN

Premier tableau

Une estrade est installée devant les portes grandes ouvertes de l’accueillante maison de thé Yanagi. En son centre, un luth shamisen sur son support ; exposés près du bord : deux coussins, l’un grand et luxueux, l’autre plus petit et modeste. On entend une musique douce et paisible.

Le récitant (d’un maillet de bois, il frappe un tambour posé devant lui, produisant un son étouffé et caverneux).

C’est la maison de thé Yanagi bien connue

En notre capitale pour son art raffiné

Des plaisirs délicats. Son honnête patronne,

Pour asseoir son succès, a pris dessous son aile

Deux sublimes geishas aux talents sans égal.

Depuis lors son renom n’a plus fait que grandir,

Et partout à présent Yanagi est célèbre.

Ce jour, de Satsuma, la lointaine province,

Arrive un visiteur de très haute importance,

Qui, de son attention, honorera le temple

Abritant la beauté, et l’art, et l’élégance.

En pareille occasion, on a ouvert en grand

Les portes d’apparat pour que chacun pût voir

Le grand honneur rendu à l’établissement.

Badauds, jeunes et vieux, depuis l’aube s’assemblent

Ici devant la scène. Quand verra-t-on encore

Celles qui par leurs chants et leurs danses ne charment

Que l’oreille et les yeux du noble et du marchand ?

Avant de prononcer la dernière strophe, le récitant bat du tambour, et le public s’élance sur le hanamiti. Désireux d’occuper une place la plus proche possible de la scène, les spectateurs s’installent dos à la salle. Au premier rang, les apprenties geishas : la jeune Yuba et l’adolescente Sen-Tian ; derrière elles, le marchand Futoya et le premier assassin (costumé en moine, coiffé d’un grand chapeau de paille), puis le voleur Kinjo et le rônin Soga (vêtu d’un kimono rapiécé, mais arborant deux sabres à la ceinture).

Le récitant (battant tambour).

Et voici la patronne, Okasan est son nom,

Qui veut dire « maman » simplement car ici

Pour tous, en vérité, elle est comme une mère.

Avec de grands égards, de joie toute tremblante,

Elle conduit son hôte à la meilleure place.

Le seigneur Kubota, il convient de le dire,

Auprès du suzerain, prince de Satsuma,

Est de par sa fonction conseiller et ministre.

Okasan, avec force courbettes, fait s’asseoir le samouraï à la place d’honneur. Elle-même s’agenouille modestement à son côté. A l’apparition de l’hôte, tous les spectateurs sur le hanamiti s’inclinent très bas. Pendant que Kubota converse avec la propriétaire de la maison de thé, tous observent une respectueuse immobilité. Seule Sen-Tian remue, incapable de rester en place.

Okasan. Oh ! qu’il m’est agréable, très cher Kubota-san, que vous ayez gardé le souvenir de moi au bout de tant d’années ! Ah ! bien sûr j’ai vieilli, et suis devenue laide, mais de vous voir mon cśur de nouveau de bonheur se met à palpiter.

Avec élégance elle couvre son visage de sa manche – exécutant le geste dit d’« aimable confusion ».

Kubota. Comment t’oublierait-on ? Ces jours sont si précieux ! Mais quand l’automne est là, il serait insensé d’aller verser des larmes sur le printemps dernier. Non, nous ne sommes plus ceux qu’alors nous étions. Le passé est enfui, cependant nous serions bien fous et bien ingrats d’en vouloir au destin. Tu me vois à présent grand et puissant seigneur, dignitaire important élevé au pinacle, quant à toi tu possèdes cette maison de thé, la meilleure de toutes et la plus réputée. Si je te rends visite, c’est pour autre raison que chanter les beaux jours dont nous gardons mémoire. Mon suzerain m’envoie chargé d’une mission. Sa Splendeur aimerait pour nourrir ses plaisirs prendre pour concubine une geisha, de celles résidant en ces lieux, en notre capitale.

Okasan agite ses manches avec grâce, exécutant le geste dit de « grand et joyeux étonnement ».

Kubota. Mon prince est habitué à me tenir pour juge. Il m’a donné mission de courir à la ville. J’ai devoir d’explorer chaque maison de thé, et pour son arrivée d’avoir déjà choisi pour le moins dix geishas parmi les plus exquises. Leurs talents montreront, pour qu’une soit élue. Quel enviable destin attend en vérité celle qui aura su notre prince séduire ! Songe combien d’argent alors te reviendrait. Et combien ta maison gagnerait en prestige !

Okasan. Je n’oserais rêver d’un si sublime honneur. J’ai déjà récompense à vous voir de mes yeux.

Elle exécute le geste dit de « plus profonde gratitude ».

Je vais vous présenter ce qui fait le renom de ma pauvre demeure. Sans rien dissimuler, je vous dévoilerai chacun de mes trésors. Aurais-je en vain donné l’ordre d’ouvrir les portes toutes grandes ? Ma maison et mon cśur mêmement vous sont toujours acquis.

Elle exécute le geste dit d’« infinie sincérité ».

Tout d’abord devant vous vient ma fille O-Bara. Son talent vient d’éclore. Ne soyez point sévère.

Elle frappe dans ses mains.

Apparaît O-Bara, fille adoptive de la propriétaire, qui monte sur la scène. Elle porte un magnifique kimono de brocart à doublure écarlate. Son haut chignon est orné d’épingles à cheveux en forme de papillons. Son visage, comme il appartient à celui d’une geisha, est fardé d’une épaisse couche de blanc. Ses mouvements sont précis, hardis, chacun de ses gestes respire la sensualité.

Yuba monte à son tour, trottine vers la scène, puis en s’inclinant remet à sa maîtresse un petit tambour avant de battre en retraite aussitôt.

Le spectacle commence. O-Bara tout d’abord danse sur un air rapide, battant la mesure en frappant son tambour. Durant tout ce temps elle ne quitte pas le visiteur des yeux, montrant par divers moyens qu’elle n’est là que pour lui.

Le récitant (pendant que danse O-Bara).

« O-Bara » ou « la Rose » ! Il est quelque raison

Qu’on lui donne ce nom, car le temps d’un éclair

Le cśur de l’homme est pris, percé de ses épines.

Elle n’a point d’égale, quand elle a résolu

D’allumer des passions, ou encor d’éveiller

La générosité. O-Bara sait fort bien

Pourquoi l’hôte est venu. (Dans la maison de thé

Depuis longtemps déjà la rumeur a couru.)

De charmer Kubota, elle s’est mis en tête,

Afin que celui-ci devienne son allié

Et l’aide à devenir concubine du prince.

La danse est terminée. L’élève récupère le tambour, la geisha s’agenouille auprès du shamisen et chante d’une belle voix, grave et un peu rauque, sans cesser de regarder le samouraï.

O-Bara (elle chante).

Comme le liseron s’enroule

Autour du puissant cryptomère

Je voudrais me lover, seigneur,

Liane, autour de votre corps.

Toutes mes feuilles, mes pétales,

Mon doux parfum et mes fleurettes,

Je ne les dédierais qu’à vous,

Mon souverain, trésor précieux !

Kubota écoute, balançant la tête au rythme du chant. Okasan l’observe en coin, pour s’assurer qu’il est satisfait.

Pendant qu’O-Bara danse et chante, voici ce qui se produit sur le hanamiti.

Kinjo, profitant du fait que les spectateurs sont absorbés par le spectacle, s’attelle à son métier de voleur. D’abord il fouille habilement son voisin le rônin : il glisse la main dans sa ceinture, puis dans sa large manche, soulève par-derrière un pan du kimono. Mais il ne trouve rien qui en vaille la peine et secoue la tête, la mine dégoûtée. Progressant à croupetons, il se glisse un peu plus avant. Il entreprend de s’attaquer au marchand. La fortune cette fois-ci lui est plus favorable. De la manche de l’homme, il retire une bourse, de sa ceinture, une blague à tabac en soie et une pipe dorée, il découvre en outre dans la doublure du kimono une poche secrète où il pêche plusieurs pièces d’or.

La geisha achève sa représentation. Elle salue uniquement Kubota, en s’inclinant très bas, avec un profond soupir qu’elle accompagne du geste dit de « sensuelle émotion », puis s’éloigne vers le côté opposé de la scène, où elle prend place.

Kubota (à la patronne). Quel délice ! Je ne puis en rassasier mes yeux. J’ai beau n’être plus jeune, je sens mon sang bouillir. Au prince elle plaira d’autant plus, c’est certain. A la princesse, certes, comment la comparer ? Le père pour le fils a choisi une épouse. Ne pensait point à la beauté, mais au profit pour le trésor…

Okasan. Me permettrez-vous là d’inviter Izumi ? Elle est d’un autre style, mais est aussi très bien.

Kubota acquiesce de la tête. La patronne frappe dans ses mains.

Entre Izumi. Elle est vêtue d’un kimono discret mais élégant, couleur bleu pâle, brodé d’argent. Elle se meut avec aisance, sans presque toucher terre, les yeux baissés. Elle salue d’abord le visiteur, puis la patronne, puis le public. Son élève Sen-Tian se lève d’un mouvement brusque, court jusqu’à la scène et lui tend un éventail, après quoi elle ne se presse nullement de retourner à sa place.

Izumi entame une danse lente et raffinée.

Kubota (d’un ton ému). Oh, qu’elle a de noblesse ! Le motif est si pur, de cette danse ; elle est l’incarnation du saule au-dessus du flot calme !

Sen-Tian (d’une voix sonore). Vous avez entendu, grande sśur ! Votre danse a été appréciée ! Au saule il vous compare, penché dessus les flots !

Okasan. Ah ! le garnement ! L’insupportable enfant ! Elle n’est que depuis peu chez nous, pardonnez-la !

Kubota est si captivé par la geisha qu’il n’a entendu ni le cri de Sen-Tian ni les excuses d’Okasan. Sen-Tian revient en courant prendre l’éventail des mains d’Izumi. Celle-ci s’agenouille auprès du shamisen, dont elle s’accompagne pour chanter.

Izumi.

La vraie beauté point ne se montre,

Point n’aveugle ni saute aux yeux.

Sa voix est si faible et si douce

Que le commun ne peut l’entendre.

Son charme est tout de perfection.

Emplie d’hermétique mystère,

D’elle ne montre qu’un atome

– Mais c’est assez pour l’homme instruit…

Sen-Tian (se tournant vers la salle). Vous avez entendu ? Elle chante à merveille ! Rien sur terre n’est si beau que mon Izumi-san !

Yuba lui flanque un coup de coude dans les côtes, la fillette se tait.

Pendant qu’Izumi danse puis chante, le voleur poursuit son travail. Après avoir dépouillé le marchand, il s’en prend au « moine ». Une surprise l’attend cette fois-ci. N’ayant rien trouvé dans la manche de l’homme, Kinjo soulève le bas de sa robe, et découvre le scintillement d’une lame de sabre dénudée. Le voleur apeuré s’éloigne, toujours à croupetons. Il trouve refuge derrière Yuba. Il va pour glisser la main dans la ceinture de la jeune femme, mais, incapable de résister, caresse amoureusement la hanche rebondie que recouvre l’étoffe.

Sans se retourner, Yuba donne une claque sur la main de l’impertinent. Dès lors Kinjo se tient coi.

Izumi achève sa chanson. De nouveau elle salue de trois côtés et, baissant les yeux, quitte l’estrade pour aller s’agenouiller à côté d’O-Bara.

Kubota (à haute voix). S’il ne tenait qu’à moi, je n’irais pas plus loin chercher ce qu’il nous faut : nous ne saurions rêver meilleure concubine ! Jolie de sa personne, modeste, manières exquises ! Qui point ne lésera l’honneur du suzerain. Et chez elle surtout se voit le vrai yugen, sans quoi toute beauté sombre dans le vulgaire.

Il se penche vers Okasan et lui parle avec animation.

Le récitant.

Longtemps le samouraï porte aux nues Izumi.

Il chérit le yugen, « la secrète beauté »,

Dont la geisha nommait les sept sages principes

Dans le modeste chant qui charma le vieil homme.

Et pour conclure enfin, Kubota de tout cśur

A son ancienne amie donne un précieux conseil.

Kubota. Bien que le prince soit des arts grand connaisseur, il est bien jeune encore. Il pourrait être bon d’animer, colorer la représentation. Je ferai qu’en dernier la maison Yanagi se produise en spectacle.

Okasan exécute le geste dit d’« offense imméritée », mais Kubota lui sourit d’un air matois.

Le prince aura le temps de se sentir blasé des geishas, de leurs chants et de toutes leurs danses. Lors sera le moment d’exhiber tes merveilles. D’abord lance ta Rose (il hoche la tête en direction d’O-Bara) afin qu’il se réveille. Puis tu procèdes ainsi : quelque bouffon engage, ou bien jongleur habile. Le prince aime l’adresse. Qu’il rie à ce spectacle ingénu et naïf. Mais qu’Izumi paraisse, il restera sans voix. Cette scène vulgaire, en un parfait contraste, aura mis en lumière le très subtil yugen.

Le récitant.

Le noble visiteur prend congé. Okasan

Lui envoie des saluts, émue jusques aux larmes.

Sa bienveillante humeur, son conseil avisé

Pour la patronne augurent un profit fabuleux.

Okasan raccompagne le samouraï avec force courbettes. Tous les présents s’inclinent jusqu’à terre. Seul Soga – privilège des nobles – ne salue pas si bas.

C’est pourquoi il est le premier à voir le « moine » se redresser brusquement, sitôt le seigneur Kubota et Okasan disparus dans les coulisses, bondir sur ses jambes et, tirant l’arme qu’il tenait jusqu’alors dissimulée, s’élancer en avant.

Tout se déroule en l’espace d’un instant.

Sen-Tian, lâchant un glapissement, agrippe l’assassin par sa robe. L’autre trébuche, puis se libère, mais entre-temps Soga s’est relevé lui aussi et a dégainé son sabre.

L’assassin court vers Izumi avec un hurlement furieux, en brandissant sa lame. La jeune femme se fige et couvre son visage de ses mains. O-Bara s’écarte vivement, roulant sur le côté.

Les spectateurs s’égaillent dans un concert d’exclamations affolées.

Mais le rônin se déplace plus vite encore que le « moine » et, bondissant sur le hanamiti, fait rempart de son corps à Izumi.

S’engage un duel au sabre. L’assassin pousse des cris gutturaux, Soga reste silencieux.

Le récitant (frappant son tambour à coups redoublés, et parlant vite sur le mode du récitatif).

La lame est acérée, elle vole en tous sens.

Frappant tantôt devant, tantôt sur le côté !

Mais Soga a reçu pour surnom « Premier Sabre »

Car dans l’art de l’escrime il est premier de tous.

Enfin, après une botte placée par Soga avec précision, le « moine » tombe mort. Le rônin se fige dans sa position d’attaque. Tous les autres s’immobilisent de même manière : qui le visage dans les mains, qui les bras levés au ciel.

La lumière s’éteint. Le rideau se ferme.

La scène pivote.

Deuxième tableau

La partie avant de la scène représente le jardin de la maison de thé Yanagi. Il s’agit du décor principal, permanent. Il y a là une passerelle décorative, un jeune pommier, une grande lanterne de pierre. Un peu plus au fond, une étroite véranda surélevée, l’engava, qui encadre le pavillon. Sur l’engava, à chaque extrémité, deux lanternes à huile qui, selon l’heure de la journée, sont ou non allumées. Les shôji (les parois de papier du pavillon) peuvent aussi être tirés ou poussés. A présent ils sont clos. Une lumière brille à l’intérieur. On voit la silhouette d’Izumi qui, assise, effleure lentement les cordes du shamisen, égrenant une mélodie chargée de tristesse.

C’est la nuit. Le jardin est plongé dans l’ombre.

Le récitant bat du tambour : marchant sans bruit, Soga passe sur l’engava, la main sur la poignée du sabre, puis disparaît.

Le récitant.

Quand aux portes du lieu s’est produit le tumulte,

Notre voleur n’a point laissé passer l’aubaine.

A l’un de ses complices a confié son butin

Et dans la confusion s’est glissé au-dedans.

Il s’est tenu caché jusqu’à ce que nuit tombe,

Et dès que les ténèbres ont resserré leur ombre,

Il est parti en chasse, habile malandrin…

Il bat du tambour.

Apparaît Kinjo. Le voleur regarde autour de lui. Il voit la silhouette de la geisha, et se fige, ensorcelé par la musique.

Le récitant.

Izumi ne dort pas. N’ont pas passé six heures

Depuis qu’on a voulu attenter à sa vie.

Elle veille, impuissante à vaincre sa frayeur.

Yuba entre dans le jardin à reculons. Pliée en deux, elle balaie le sentier avec une époussette.

Elle heurte Kinjo de son fessier. Tous deux poussent un cri de peur et se retournent l’un vers l’autre.

Yuba. Qui êtes-vous ? Comment êtes-vous entré là ?

Kinjo (sans se démonter). Ah ! quel bonheur insigne ! J’ai vraiment de la chance !

Yuba (soupçonneuse). Et qu’avez-vous, monsieur, à vous réjouir ainsi ? Je m’en vais de ce pas alerter notre garde !

Kinjo (il la retient par la manche). Le garde ? C’est inutile ! Je n’avais qu’un seul but en me glissant ici : celui de vous revoir ! Je vous ai aperçue tantôt devant les portes, et de folle passion mon esprit s’est troublé. Je me suis introduit au jardin, en secret, et j’erre dans ces lieux, comme erre une âme en peine. Point ne pensais ni même avais le moindre espoir de vous croiser ici, en cette nuit, si tard !

Yuba (s’adoucissant, mais encore sur ses gardes). Ma patronne aujourd’hui est de fort piètre humeur. Elle passe son temps à crier après moi, et m’envoie à cette heure balayer le sentier…

Kinjo (l’étourdissant de paroles). Avez-vous vu tantôt ce duel à l’épée ? Quel spectacle, vraiment ! Pantois j’en suis resté ! J’ai pensé tout d’abord que l’affaire était vraie. Que le sang jaillirait bientôt à gros bouillons ! Eh ! eh ! le joli tour ! Dommage seulement que le puissant seigneur n’eût pas vu ces acteurs habiles à mimer si funeste combat.

Yuba. Quels acteurs sont-ce là ? J’en suis encore tremblante. L’ennemi de nouveau veut la mort d’Izumi !

Kinjo. « L’ennemi de nouveau »… ? De qui parlez-vous donc ?

Yuba. Vous n’êtes point d’ici sans doute. On dit en ville qu’un inconnu a pris notre Izumi en haine. Il a mandé déjà trois hommes pour la tuer. Par bonheur chaque fois Soga-san l’a sauvée. Samouraï sans foyer, seul son sabre il possède, mais il lui est dévoué comme un chien à son maître.

La vie d’une geisha célèbre n’est pas simple. Parfois l’amour d’un homme se révèle un danger. Un fol admirateur par malheur éconduit voudra se venger d’elle et de l’affront subi.

Kinjo. Mais vous toutes, geishas, vous êtes si cruelles ! Telle est votre beauté que nous perce le cśur, comme un trait acéré, or n’en avez que faire. Point ne faut devant nous chantonner et danser, puis les prudes jouer, qu’on ne peut pas toucher.

Yuba. Allons, je ne suis pas encore une geisha, j’apprends tout juste à l’être, bien que notre patronne m’en juge apparemment tout à fait incapable.

Mais Mme O-Bara, tenez, connaît les hommes. D’elle on ne saurait dire qu’elle est prude ou bégueule. De Mme Izumi, elle m’a un jour confié que c’était elle, exprès, qui organisait tout. Qu’elle voudrait ainsi, par la voie du scandale, de tous être connue et que chacun en parle. Que son dévoué rônin, le furieux Soga-san, lui-même prend à gages de pauvres vagabonds, pour ensuite égorger les malheureux idiots. Il les connaît de vue, vous pensez, tous fort bien. Il est si bon bretteur qu’il ne lui coûte rien de tailler en morceaux ces tueurs de pacotille. Et c’est là double gain, estime ma maîtresse : et pour notre geisha dont croît la renommée, et pour le samouraï dont on loue la bravoure.

Kinjo. Oh ! ce « moine » n’avait rien d’un gueux ignorant. Il sabrait à merveille, on voyait là un maître.

Yuba. Ce n’est pas notre affaire. Et dites-moi plutôt d’où vous venez vous-même, et quel est votre nom.

Kinjo. Appelez-moi Kinjo. Mon véritable nom, je n’ose vous le dire avant d’être assuré qu’un même sentiment est né en votre cśur, qu’au feu de ma passion vous avez répondu, pour qu’ainsi vous et moi nous ne fassions plus qu’un.

Je suis jeune héritier d’un comptoir de commerce. Il serait malvenu que je vinsse à ternir le nom de la maison que mon père a fondée.

Le récitant.

En entendant cela, la beauté sur-le-champ

A pensé : pourquoi pas « ne faire qu’un » avec lui ?

Il est assez bel homme, hardi dans ses manières.

Et s’il est riche en plus, que puis-je vouloir d’autre ?

Kinjo commence d’enlacer Yuba. Elle n’oppose guère de résistance. Ils finissent par s’étreindre avec ardeur.

Voleur reste voleur. En cet instant fougueux

Kinjo songe avant tout à l’aubaine possible.

Kinjo fouille dans la ceinture de Yuba, en regardant par-dessus son épaule. Il escamote dans sa manche un peigne d’écaille et un petit miroir, puis avec précaution tire du chignon de la jeune femme une élégante épingle à cheveux.

Mais Yuba, elle aussi, est rusée et voudrait

Au plus tôt vérifier si l’homme est vraiment riche.

Yuba dans le même temps palpe la ceinture de son soupirant. Elle y découvre une maigre bourse qu’elle inspecte aussitôt.

Quelle déconvenue ! La bourse est vide ou presque !

Leur étreinte a perdu pour elle tout attrait.

Yuba tape du pied, furieuse, et tente de se libérer.

Soudain au coin de l’engava surgit Soga. Il saute à terre sans bruit, court jusqu’à Kinjo et l’empoigne au collet.

Soga. Qui est là avec toi ? Fillette, il faut répondre ! Tu n’aurais pas le front d’introduire un amant dedans cette maison ?!

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