La situation devenait amusante : la nuit, sur un sentier de forêt, deux hommes sérieux, un savant de Pétersbourg et l’assistant personnel d’un fonctionnaire chargé de missions spéciales auprès du général gouverneur lui-même, menaient une étrange conversation à propos de diableries invraisemblables. Tioulpanov arborait un air méfiant (n’était-on pas en train de duper l’étranger venu de Moscou ?) ; le folkloriste, lui, semblait aux anges.

— Savez-vous, monsieur, que la légende de la Guivre, que l’on appelle aussi la Vouivre ou la Vivre, est répandue dans toute la plaine russe depuis Arkhangelsk jusqu’aux provinces du Sud ? demanda Vladimir Ivanovitch.

De toute évidence, il n’escomptait aucune réponse, car il ne fit pas la moindre pause.

— Etymologiquement, le nom de ce reptile magique remonte probablement à Gwer, le serpent de feu germanique. La tradition dote la Guivre de sagesse, de clairvoyance ; elle est également dispensatrice de richesses. Pourtant, l’image du serpent couronné symbolise aussi la mort inévitable. Toutes ces composantes sont bien présentes dans la légende de la famille Baskakov.

— Comment, les Baskakov auraient-ils leur propre serpent magique familial ?

— Oui. Selon la légende, le serpent qui a permis à leur lignée de s’élever devait un jour causer sa perte. Ce qui s’est passé en effet, ajouta Petrov avec une satisfaction manifeste – sans doute purement scientifique.

A partir de cet instant, Anissi écouta très attentivement, sans interrompre. Le récit coula, savoureux : on voyait bien que ce n’était pas la première fois que le savant le racontait.

— Au XVe siècle, pendant le règne de Vassili l’Obscur, lorsque Moscou était encore sous le joug des khans tatars, le cruel baskak1 Pantar-Murza passait à travers nos forêts et nos marécages avec ses coupe-jarrets afin de prélever le tribut sur les Russes. La légende dit qu’il avait reçu l’ordre de laisser tranquilles les bourgs et les villages, pour ne piller que les trésors des églises et des monastères. Les Tatars arrachaient l’or des bulbes, les encadrements des icônes, les broderies précieuses des habits sacerdotaux. A cause de cette profanation, une plainte montait au-dessus de toute la région de Pakhrinsk. Et voilà qu’au beau milieu du marais de Gnilovo, Pantar-Murza eut une vision. Un immense serpent tout brillant de lumière, avec une couronne sur la tête, lui apparut et proféra d’une voix humaine : « Rends aux églises tout l’or que tu as pris, puis reviens ici, je te récompenserai. » Terrifié, le baskak rendit tout aux popes et aux moines et il retourna dans le marécage. La Guivre vint de nouveau vers lui en disant : « Parce que tu as obéi à ma volonté, je te donne une touffe d’herbe miraculeuse. Chaque fois que tu la jetteras par terre, tu trouveras un trésor. Ta descendance sera riche et prospère pendant de longues années, jusqu’au jour où je reviendrai chercher le dernier de ta lignée. » La Guivre disparut après avoir posé devant lui une touffe d’herbe. Le Tatar, plus mort que vif, partit en courant, fuyant cet endroit enchanté. Dans son affolement, il fit tomber sa touffe d’herbe à l’orée du marécage. Aussitôt, un coffre bardé de fer, rempli de roubles d’or, s’ouvrit devant lui.

A cet endroit, Vladimir Ivanovitch abandonna son intonation chantante et parla normalement, comme s’il faisait une note ou un commentaire scientifique :

— A l’époque de Vassili l’Obscur, il n’y avait pas encore de roubles d’or. Pourtant, c’est bien ce que dit la légende. Après sa rencontre avec la Guivre, Pantar-Murza se convertit au christianisme, bâtit une maison à l’orée du marécage et épousa une jeune fille russe de bonne naissance. A la fin de sa vie, devenu veuf, il prit l’habit et se fit connaître par de nombreuses bonnes actions et même des miracles, ce qui lui a valu plus tard d’être canonisé sous le nom de saint Pancrace. Voilà. Et donc, il y a un mois, la Guivre est revenue et elle a emporté l’âme de la dernière des Baskakov. Du moins, c’est ainsi que les paysans d’ici interprètent la mort de Sophie Konstantinovna. Car, à les entendre, la Guivre apparaît périodiquement aux uns ou aux autres dans les marais. L’accident qui a coûté la vie à Mme Baskakov a d’ailleurs coïncidé avec une nouvelle vague de rumeurs. Il n’y en a pas un qui n’ait pas quelque chose à raconter. Déjà que personne ne mettait les pieds dans les marécages depuis plusieurs mois ! Et il fallait qu’une histoire pareille leur tombe dessus !

Anissi regarda l’ethnographe d’un air embarrassé et il ordonna :

— Racontez-moi la mort de Mme Baskakov dans le moindre détail. Seulement avançons, il se fait tard. Vous pouvez parler tout en marchant.

Ils progressèrent de nouveau sur le sentier bien visible dans le clair de lune, mais plus lentement qu’auparavant, car le savant se tournait sans cesse vers son interlocuteur.

— Vous comprenez, il s’agit bien sûr d’une coïncidence. J’avais raconté la légende à la dame et à ses invités et, quelques jours plus tard, lorsque la triste nouvelle du Pamir est arrivée, il est devenu évident que la lignée allait s’éteindre. La nouvelle de la mort de son fils a bien failli tuer Sophie Konstantinovna : son cśur était brisé. Pendant une journée entière, elle est restée sans connaissance. Elle n’avait plus envie de vivre. Pourtant, elle s’en est sortie ! Le lendemain, elle s’est levée ; le surlendemain, elle a pu descendre dans le jardin, on l’a vue s’y promener, pleurer. C’est dans le jardin que le régisseur Kracheninnikov et sa fille l’ont trouvée. Ils ont raconté qu’elle avait un visage épouvantable : la bouche grande ouverte, les yeux exorbités. Pendant qu’on la transportait dans la maison, elle a eu seulement le temps de répéter deux fois : « La Guivre, la Guivre », après quoi elle est morte. Selon les médecins, les causes de sa mort étaient tout à fait naturelles, une crise cardiaque, et pourtant, avouez que cela fait peur. Lorsqu’on est amené, de par sa profession, à collectionner des légendes sur les sorcières, les naïades et autres créatures maléfiques, on commence à comprendre que ce ne sont pas que des superstitions. Il n’y a pas de fumée sans feu, comme on dit… Il existe des choses dans ce monde dont nos sages n’ont pas la moindre idée.

Là, Vladimir Ivanovitch se tut, manifestement confus de ces propos obscurantistes. Tioulpanov, quant à lui, leva plusieurs fois les sourcils, dans l’espoir de stimuler le travail de l’intellect. A cause de cet exercice, ses oreilles bien décollées se mirent à bouger. Fasciné par ce spectacle, Petrov faillit trébucher.

Tioulpanov finit par formuler sa conclusion :

— Il n’y a absolument rien de surnaturel dans cette histoire. La Baskakov a dû voir tomber une branche ou encore le tuyau d’arrosage, ce qui lui a rappelé la légende. Sachant qu’elle était la dernière de la famille, elle a imaginé que le serpent était venu la chercher. Ajoutez à cela ses nerfs détraqués, son cśur brisé : il y avait de quoi rendre le dernier soupir, que Dieu ait son âme. C’est une histoire banale, pas besoin de faire une enquête.

Petrov finit par trébucher sur le sol plat, et il s’accrocha au tronc d’un tremble.

— Et que faites-vous de la trace ? demanda-t-il en regardant le secrétaire d’un air perplexe.

— Quelle trace ?

— M. Blinov ne vous a-t-il donc rien dit ? Il n’a pas eu le temps. Ou bien il n’a pas voulu vous en parler : c’est un matérialiste. Ce soir-là, il pleuvait. Eh bien, dans la boue, sur le chemin où on a trouvé Sophie Konstantinovna, il restait une trace, comme si un énorme reptile était passé par là.

Vladimir Ivanovitch coula un regard en direction d’Anissi, qui demeurait bouche bée, et il poussa un soupir.

— C’est bien ça, le hic. C’est à cause de ça qu’il y a des rumeurs et des rôdeurs. Kracheninnikov a planté des piquets autour de cet endroit et il a mis une bâche pour garder la trace. Vous pourrez donc vous en assurer vous-même.

II

Sitôt dit, sitôt fait. Il faisait déjà nuit, mais lorsque le régisseur souleva la bâche posée sur quatre piquets et éclaira le sol avec une lampe à huile, Tioulpanov aperçut un long sillon sinueux : on aurait dit que quelqu’un avait traîné une grosse bûche dans la boue…

Mais commençons par le commencement.

Le village de Baskakovka était apparu soudainement aux yeux de Tioulpanov et, à cause de cela sans doute, lui avait fait une étrange impression.

L’ethnographe, qui marchait devant, avait écarté les branches et, derrière un carré d’arbres clairsemés, avait surgi une bâtisse blanche ancienne, dont toutes les vitres étaient illuminées d’une belle lumière. A cause de cela, la maison sembla à Anissi pareille à une lanterne japonaise en papier, un peu comme celles qui étaient accrochées dans le bureau d’Eraste Pétrovitch. On ne se couchait pas si tôt à Baskakovka. D’ailleurs, il était à peine dix heures.

La maîtresse des lieux avait fait un signe de tête à Petrov, comme à une personne de la famille, et ne s’était pas du tout étonnée de la visite impromptue de Tioulpanov. Anissi s’était dit que les incroyables métamorphoses survenues ces derniers temps avaient dû endurcir le cśur de la millionnaire, qui avait désappris à s’étonner.

En tout cas, lorsque Tioulpanov s’était présenté et avait expliqué qu’il était venu de Moscou pour enquêter sur les circonstances du décès de Mme Baskakov, Barbara Ilinitchna avait seulement dit :

« Eh bien, faites votre enquête, puisque vous êtes là pour ça. Samson Stépanovitch vous montrera votre chambre, laissez-y vos bagages et rejoignez-nous dans la véranda, je vous prie, pour prendre le thé. »

L’homme d’un certain âge à la figure sévère, à la chemise russe, chaussé de bottes, que la maîtresse des lieux avait désigné comme Samson Stépanovitch, était justement le régisseur Kracheninnikov, auquel Tioulpanov avait demandé séance tenante de lui montrer la trace mystérieuse.

Il n’en retira pas grand-chose. Il eut beau s’accroupir et toucher du doigt les bords secs, fissurés du sillon : il n’y avait là aucun élément important pour son enquête. Il était évident qu’aucun reptile russe n’aurait pu creuser pareille ornière, pour ne pas dire pareil canyon.

— Que pensez-vous d’un phénomène aussi extraordinaire, Kracheninnikov ? demanda Tioulpanov en regardant le régisseur de bas en haut.

Celui-ci lissait sa longue barbe russe d’un air maussade.

Passé un certain temps, il répondit à contrecśur :

— Il n’y a rien à en penser. Une bête rampante est passée par là. Grosse comme votre mollet, non, comme votre cuisse.

— Eh bien, dit Anissi en se levant d’un air amusé. Nous avons établi les signes particuliers de notre Guivre : elle est aussi grosse que la cuisse du secrétaire de l’adjoint du général gouverneur. A présent, on peut lancer l’avis de recherche. Bon, allons-y, Samson Stépanovitch. Qu’est-ce qu’on va nous servir pour le thé ?

Fini les modestes biscottes mentionnées par le président du Conseil ! Il y avait des friandises si délicieuses qu’Anissi, grand amateur de sucreries, en oublia pourquoi il était venu. Il goûta aux pâtes de fruit à l’abricot, au chocolat blanc suisse (que l’on vend rue du Pont-des-Maréchaux à un rouble et demi la tablette), et à l’ananas de serre, et aux fruits confits de Revel. Cette merveilleuse abondance s’accordait si peu aux meubles vétustes et à la nappe soigneusement reprisée qu’Anissi n’eut aucun mal à se faire une idée de la situation financière de la nouvelle propriétaire. Ses richesses n’existaient qu’en perspective, non en réalité, car les terrains n’avaient pas encore été vendus ni les millions touchés. Toutefois, en prévision des rivières d’or qui allaient descendre sur Baskakovka, elle jouissait d’un généreux crédit auprès des grosses fortunes locales et en profitait à volonté.

Deux de ses possibles prêteurs, Papakhine et Makhmetchine, étaient assis devant le samovar.

Le premier avait versé du thé dans sa soucoupe, et il le buvait en aspirant bruyamment et en plissant ses petits yeux rusés et moqueurs. Il était pourtant vêtu d’un excellent costume de tweed anglais, une perle brillait sur son épingle à cravate, ses doigts soignés qui portaient un morceau de sucre à ses lèvres rouges n’avaient manifestement pas l’habitude du travail physique. Il est vrai que, lorsque le businessman se mit à gesticuler, Anissi aperçut un cor à sa main droite, mais il expliqua ce fait par son engouement pour le nouveau jeu britannique à la mode, le lawn-tennis. Papakhine buvait donc son thé dans la soucoupe et grignotait son morceau de sucre non parce qu’il était un barbare, mais avec une intention secrète et même un défi : Je ne suis pas un aristocrate, je n’ai pas le sang bleu, je suis quelqu’un de simple. D’où la coupe au bol et la barbe en balai-brosse. Bref, ce monsieur avait du caractère.

La deuxième des huiles locales qu’on lui présenta comme Rafik Abdourrakhmanovitch, était encore plus imposante : l’homme portait une redingote noire, une chemise immaculée et une cravate de soie ; un turban enserrait le sommet de son crâne, coiffure qui seyait à son visage hautain aux pommettes saillantes. D’après la manière ironique qu’avait Egor Ivanovitch de s’adresser à son concurrent en lui donnant du « Hodja », ainsi que toutes sortes d’allusions à La Mecque, la ville sacrée des musulmans, le secrétaire de gouvernement comprit que Rafik Abdourrakhmanovitch avait effectué récemment un pèlerinage en Orient, ce qui expliquait sa coiffure.

En revanche, la propriétaire déçut Tioulpanov. Dans l’entrée sombre, il n’avait pas pu bien la voir. A présent, sous l’abat-jour, il fallait se rendre à l’évidence : Barbara Ilinitchna n’était pas jolie. Sa peau était terne, ses cheveux, qu’elle avait eu la mauvaise idée de rassembler en chignon, étaient clairsemés, et son visage était étonnamment petit et couvert de drôles de bosses minuscules. En écoutant le récit du président du Conseil, il s’en était fait une tout autre image : une demoiselle pâle, mais bien de sa personne, le regard effarouché d’un être sans défense, complètement perdue face au destin qui avait pris un tour imprévu et attendant le preux chevalier qui allait la délivrer, la prendre sous sa protection, la rassurer et la sauver. Elle le paierait en retour en lui offrant la gratitude du cśur, un amour passionné – on dit que les jeunes filles phtisiques sont particulièrement ardentes – et, naturellement, une dot de deux millions.

La dot, Anissi s’était mis à en rêver en marchant avec Petrov vers la maison par une allée sombre. A présent, le secrétaire de gouvernement dévisageait Barbara Ilinitchna non sans une pensée secrète : oui, les millions, c’était une fort bonne chose, mais il lui faudrait la suivre à Menton, démissionner de son travail. Avec une fortune pareille, c’eût été idiot d’user ses souliers pour gagner cinquante roubles par mois. Or, sans son supérieur, Eraste Pétrovitch, sans Massa, son tortionnaire à la figure lunaire, il risquait de sombrer dans l’ennui et de se mettre à boire. Qu’elle aille au diable, cette fortune !

Après s’être rempli la panse de friandises et avoir résolu la question de la fortune, Tioulpanov commença son enquête.

— Et les autres invités, sont-ils partis ? demanda-t-il en montrant les tasses vides et les serviettes froissées.

— Dans notre campagne, on se couche tôt, répondit la maîtresse de maison avec un sourire condescendant. Ils ont mangé des tartes et des gâteaux, ils m’ont bien observée, histoire de pouvoir jaser à volonté, et ils sont rentrés se coucher. Ils doivent dormir à présent. Nos propriétaires sont des gens ennuyeux, monsieur Tioulpanov. Heureusement que Rafik Abdourrakhmanovitch et M. Papakhine ne m’oublient pas, sinon je resterais seule devant mon samovar. Vladimir Ivanovitch, lui, ne compte pas : rien ne l’intéresse en dehors de ses antiquités.

En effet, le savant ethnographe s’était mis dans un coin avec sa tasse de thé, le nez dans un gros bloc-notes relié en cuir. Au-dessus de sa tête, Anissi aperçut l’icône dont il venait d’apprendre l’histoire : un vieillard (aussi malingre que Vladimir Ivanovitch lui-même, avec la même barbe et un livre saint à la main à la place du bloc-notes) et, devant lui, un serpent moucheté portant une couronne lumineuse.

Anissi n’apprécia pas du tout les propos de Barbara Ilinitchna sur les propriétaires du coin. Un mois plus tôt, elle-même n’était qu’une pique-assiette et, à présent, elle crachait sur ses voisins ? Il eut envie de lui dire une vacherie.

— Et votre régisseur, Samson Stépanovitch ? Pourquoi ne l’invitez-vous pas à prendre le thé ? Vous ne le jugez pas digne de votre compagnie ?

Barbara Ilinitchna, que cette remarque était censée confondre (ne s’était-elle pas souciée du bien du peuple ?), ne se troubla pas le moins du monde mais, au contraire, monta sur ses grands chevaux :

— Il ne viendra pas ! C’est une sorte d’arrogance spéciale, quand on se fait tout petit par orgueil. Les Kracheninnikov sont au service des Baskakov depuis presque cent ans. Pour eux, s’asseoir à la table des maîtres, c’est comme découper du saucisson sur un autel d’église. Et puis, qui suis-je pour Samson Stépanovitch ? Une parvenue, une obscure. Si vous saviez les propos qu’il a tenus !

Elle se mit à rire, mais hélas, son rire se mua en une quinte de toux sèche, convulsive, c’en était pénible à regarder. Après s’être essuyé les yeux avec un mouchoir et repris son souffle, Barbara Ilinitchna poursuivit comme si de rien n’était :

— Il aime lire des livres anciens, il s’occupe de l’église. Il voudrait que j’emploie mon héritage à construire une église à la mémoire de saint Pancrace et de la famille Baskakov. Et que je me fasse moniale pour passer le reste de ma vie à prier pour les Baskakov, afin que leurs péchés leur soient pardonnés. Qu’est-ce que vous en pensez ?

Elle rit de nouveau, sans tousser, mais d’un rire douloureux, triste.

— Kracheninnikov habite-t-il dans la maison ? s’enquit Anissi, qui se demandait s’il ne devait pas commencer par observer le régisseur.

— Non, pensez-vous. Il a sa maisonnette au fond du jardin. Et aussi une guérite au bord de l’étang qu’on appelle le « bureau ». Il s’y retire pour lire les livres pieux et alors, il n’est pas question de le déranger. Même sa fille n’a pas le droit d’y entrer. Il est veuf, il vit avec sa fille, ajouta la maîtresse de maison. Une personne délicieuse, une véritable beauté russe.

M. Papakhine s’anima.

— Un vrai bouton de rose ! Dommage qu’elle ait un père pareil : sa vie sera gâchée. Serioguine, le clerc, a demandé sa main, et il s’est fait jeter de la belle manière. (Egor Ivanovitch donna un coup de poing à un adversaire imaginaire). Samson Stépanovitch n’acceptera jamais de se séparer d’elle, il la gardera auprès de lui jusqu’à ce qu’elle ne soit plus en âge de se marier. Elle n’aura plus alors qu’à se faire moniale. Pourtant, avec une tenue élégante et un peu d’instruction, et un petit voyage à Paris pour voir l’Exposition, elle s’épanouirait, je ne vous dis pas !

Cette réplique montrait que les échanges entre la propriétaire et Papakhine étaient tout ce qu’il y a de plus libre. Bien que l’industriel eût accompagné les mots « un peu d’instruction » d’un clin d’śil entendu, Barbara Ilinitchna ne se fâcha pas, ne le rabroua pas, elle sourit même. Ce petit détail n’échappa pas à Anissi.

Il était temps de passer aux choses sérieuses.

— J’ai eu l’occasion d’entendre des avis divergents sur le triste événement survenu il y a un mois. (Anissi jeta un coup d’śil discret à la propriétaire : n’allait-elle pas se renfrogner ? Mais non, pas du tout.) M. Blinov estime qu’il n’y a rien de surnaturel dans cette histoire. Il a déclaré que la rumeur sur la Guivre n’était qu’une superstition sans fondement…

— … qui risque de décourager les estivants, renchérit Papakhine, et d’empêcher que Pakhrinsk devienne un pays de cocagne. Antoine Maximilianovitch a dû vous décrire l’existence merveilleuse et progressiste que nous mènerons ici dans deux cents ans grâce au progrès ? Non ? Ce sera pour la prochaine fois, alors. (Egor Ivanovitch pouffa.) Foutaises ! Les estivants se fichent des légendes locales. Ils ont besoin d’air pur, d’un hamac, de baignades et de lait frais. Quant à notre président, c’est un beau parleur et un imbécile. Savez-vous que l’année dernière, il a fait un voyage en Extrême-Orient ? Il espérait faire fortune en vendant des peaux de tigre. Un commerçant, lui ! Il a failli se faire trancher la tête par les Honghuzi chinois, les « Barbes rouges ». D’ailleurs, ça n’aurait pas été une grosse perte, il ne s’en serait même pas aperçu !

— Egor Ivanovitch est furieux parce que Antoine Maximilianovitch a gagné les élections contre lui, expliqua Barbara Ilinitchna d’un air amusé.

On n’avait pas du tout l’impression que le souvenir de Blinov, ce doux rêveur, éveillait en elle des remords.

Le Tatar esquissa un sourire et inclina son turban, mais Tioulpanov ne s’intéressait pas aux élections locales, et il revint au sujet initial :

— Mais M. Petrov, qui est dans une disposition beaucoup plus romantique, a exprimé un tout autre point de vue. Votre Samson Stépanovitch m’a montré la trace du serpent dans le jardin.

Anissi poursuivait son idée, tout en regardant son reflet dans le samovar. Une drôle de tête avec des joues en forme de melons comme celles du Japonais Massa, et les oreilles semblables à des crêpes.

— Impressionnant, reprit-il. A ma connaissance, dans notre patrie, il n’existe pas de reptiles de cette taille. Je voudrais savoir ce que vous, vous pensez de cette Guivre, Barbara Ilinitchna. Elle vous fait peur ?

Aussitôt, il tourna la tête et darda son regard sur la maîtresse de maison. C’était son supérieur qui lui avait appris ce truc. Certains se troublaient – ceux qui n’avaient pas la conscience tranquille.

Barbara Ilinitchna ne se laissa pas impressionner. Elle pouffa de nouveau. Toujours à rire, malgré sa maladie. Sans doute cette fortune qui lui tombait dessus avait-elle ébranlé son esprit.

— Et pourquoi devrais-je la craindre ? C’est la pauvre Sophie Konstantinovna qui n’arrêtait pas de répéter, une fois qu’elle a appris pour Serge Gavrilovitch : « Je suis la dernière des Baskakov, je suis la dernière des Baskakov », et elle pleurait, elle pleurait…

Sans aucune transition, sans même avoir effacé le sourire de son visage, la demoiselle étouffa un sanglot, renifla plusieurs fois et conclut :

— Je ne suis pas une Baskakov, la Guivre ne me fera rien.

— Vous y allez un peu vite, ma chère Barbara Ilinitchna, dit Papakhine en la menaçant du doigt. Vous héritez de la fortune des Baskakov qui vient du coffre magique, et donc, de la relique familiale.

Il montra ses dents solides, toutes jaunes à cause du tabac, écarquilla les yeux et imita le sifflement d’un serpent.

— Nous autres, les Papakhine, nous avons aussi notre fantôme familial, poursuivit-il. Dans la maison de mon père, il y avait une vieillarde blafarde derrière le poêle. Toute petite, toute grise, à fureter partout. Enfant, j’en avais une peur bleue. A Ilinskoïe, il y a des créatures maléfiques dans chaque isba, et c’est comme ça depuis la nuit des temps. Il ne faut pas vous étonner, mon cher, c’est la région qui veut ça, les marécages de Gnilovo sont tout près. Qu’est-ce que tu veux, Serioguine ?

En posant cette question, il avait tourné légèrement la tête. Anissi suivit son regard et vit dans la pénombre, hors du cercle de lumière distillée par la lampe, un petit homme voûté vêtu de manière étrange : il portait veste et cravate, mais était chaussé de bottes qui lui arrivaient aux genoux. Il tenait dans ses bras un gros chat roux et lui grattait le menton. Le chat plissait les yeux.

— Ce n’est pas à vous, mais à Barbara Ilinitchna que je le dirai, répondit cet avorton avec dignité tout en regardant de biais le fonctionnaire en uniforme. Ce matin, Samson Stépanovitch a récupéré à la poste un courrier de l’administration des arpentages, et il ne vous en a pas dit un mot. En tant qu’homme honnête, j’estime qu’il est de mon devoir…

— Enfin ! s’écria la maîtresse de maison, ravie. Est-ce le certificat de superficie pour ma propriété ?

— Parfaitement, et même tout à fait récent, il date de l’année dernière.

— Dieu soit loué ! A présent, je peux vendre le domaine ! Et partir à Menton, à Paris, à Marienbad !

Barbara Ilinitchna bondit sur ses pieds et se mit à tourner : sa robe modeste, qu’elle avait gardée de son ancienne existence, enfla un instant comme une cloche, mais aussitôt retomba et s’enroula autour de ses jambes de façon disgracieuse.

Papakhine fit un clin d’śil à Anissi et dit en montrant Serioguine :

— Ce vaurien cherche à faire couler le régisseur. Il imagine que Barbara Ilinitchna le prendra avec elle à l’étranger. Et qu’il pourra emmener Minette avec lui. A présent que son projet de mariage est tombé à l’eau, Minette lui tient lieu de fiancée.

— Il y a des créatures animales qui sont beaucoup plus honnêtes que certains marchands, n’est-ce pas, Minette ? dit le clerc en embrassant le chat sur le nez. Barbara Ilinitchna est gentille, elle nous prendra avec elle à Paris.

— C’est ton seul espoir, dit Egor Ivanovitch dans un rictus avant de se tourner vers Tioulpanov : Il sait que je le mettrai à la porte dès que j’aurai acheté le domaine.

— Des acheteurs comme vous, on en a vu, rétorqua Serioguine sans même daigner regarder le millionnaire. Rafik Abdourrakhmanovitch propose davantage.

Papakhine se tourna vers la valseuse.

— Barbara Ilinitchna ! cria-t-il. Ma mignonne ! Est-ce possible que vous songiez à vendre Baskakovka à un marchand de koumys à la tête rasée ? Ce serait un péché, un vrai péché.

La jeune femme cessa de danser et répondit, toute joyeuse :

— Pas du tout, ce serait même tout à fait juste. Ce domaine nous vient d’un Tatar, qu’il revienne à un Tatar.

A ces mots, Rafik Abdourrakhmanovitch porta sa main à son front, puis à sa poitrine, et intervint dans la conversation pour la première fois :

— Ma parole est sûre. Un million et demi. Si vous êtes d’accord, mes gars vous les apporteront demain. Quant à l’acte de vente, on pourra le rédiger après.

Egor Ivanovitch donna un coup de poing sur la table : on entendit tinter les tasses.

— Il va construire une mosquée ici, et on se mettra à dos tous les popes. Moi, je vous en donne un million six !

— Ça ne me fait ni chaud ni froid ! répondit en riant Barbara Ilinitchna, qui semblait heureuse d’avoir réussi à jouer ces deux richards l’un contre l’autre. Moi, je partirai en Europe et je ne remettrai plus jamais les pieds ici.

— C’est la vérité vraie, dit le clerc en embrassant Minette sur ses joues poilues.

Rafik Abdourrakhmanovitch haussa les épaules.

— Une mosquée ? Pourquoi ? La mosquée, je la construirai dans le quartier musulman et ici, je ferai des affaires. Un million sept.

Le secrétaire sentit l’ennui le gagner. Il était évident qu’au terme de ce marchandage, ils arriveraient à deux millions, comme prévu. Et même si le prix grimpait au-dessus, qu’est-ce que cela changerait pour lui ?

Prétextant la fatigue, Tioulpanov se retira dans sa chambre, mais il n’arriva pas à dormir et rédigea un rapport détaillé à son supérieur à propos de tout ce qu’il avait vu et entendu, multipliant portraits et descriptions, relatant les conversations. Dans ce genre d’affaire, les détails secondaires peuvent présenter un intérêt particulier. Barbara Ilinitchna avait bien dit que le fils du jardinier courrait à la poste dès le matin. La lettre parviendrait alors à son destinataire le jour même. Le surlendemain, Anissi pouvait s’attendre à recevoir des recommandations ou des conseils de la part d’Eraste Pétrovitch.

Il était plus de minuit lorsqu’il se coucha. Il avait beau se tourner et se retourner, il ne réussit pas à s’endormir. A peine fermait-il les yeux qu’il voyait des serpents avec une langue fourchue et une tête plate en forme de losange, couronnée par-dessus le marché.

Il fut pris de colère contre lui-même. Vous n’avez pas sommeil, Anissi Pitirimovitch ? Alors, ce n’est pas la peine d’user le matelas pour rien. Allez faire une promenade. Comme dit Massa le sage : « Petite balade, bonne dolmade. »

Il enfila le manteau par-dessus sa chemise de nuit, glissa ses pieds nus dans ses bottes et sortit dans le jardin. Les fenêtres étaient toutes sombres à présent, la maison était plongée dans l’obscurité, tout à fait silencieuse. De nombreux bruits mystérieux, clapotis, grincements, claquements résonnaient dans la nuit : des oiseaux ou des crapauds tramaient leur conspiration. Rien à voir avec les bruits, les odeurs et l’obscurité d’une nuit moscovite. Une créature se glissa entre les buissons derrière lesquels se trouvaient l’étang et, un peu plus loin, les marais de Gnilovo. Une ombre noire passa dans l’allée – il l’aperçut du coin de l’śil. Un superstitieux ou un homme aux nerfs fragiles aurait sans doute pris peur. Mais Anissi, à qui son supérieur avait souvent dit que le plus terrible se trouvait à l’intérieur de l’homme, avançait d’un pas alerte, sans crainte.

Il écarta les branches et vit, juste devant lui, l’étang qui brillait de toutes les étoiles reflétées par ses eaux. Ça sentait la vase, les grenouilles et quelque chose d’autre qu’Anissi ne réussit pas à identifier. Il s’assit sur une souche et se mit à réfléchir : à quel endroit, vu d’ici, se trouvait la trace de la Guivre protégée par la bâche ?

Au bout de cinq minutes à peine, il entendit un frôlement tout près, derrière les framboisiers. Quelqu’un bougeait, en gémissant et en marmonnant. Anissi se sentit mal à l’aise et regretta d’avoir laissé le revolver dans son sac de voyage. Cependant, s’il s’agissait d’un vivant, il n’y avait rien à craindre. Et contre une créature surnaturelle, le revolver était sans secours.

Créature surnaturelle ? Mais où as-tu la tête ! se dit le secrétaire de gouvernement en reprenant ses esprits. Quelqu’un rôde dans la nuit en gémissant et en marmonnant, c’est tout. Ce serait intéressant d’en savoir plus.

Tioulpanov descendit de sa souche, s’accroupit, plissa les yeux pour percer l’obscurité, se figea.

Kracheninnikov !

Oui, c’était bien lui. Anissi reconnut sa silhouette et, lorsque l’homme se tourna, il vit le contour de sa longue barbe.

Le régisseur portait sur son dos une petite besace. De temps à autre il s’arrêtait, en sortait une boulette et la jetait par terre tout près de l’eau. A quoi jouait-il ?

Anissi le suivit tout doucement, sans bruit. Il tâta la terre, trouva quelque chose de mou comme une boule de feutre. Il porta la chose à ses yeux et la rejeta immédiatement, dégoûté. Deux souris mortes nouées ensemble par leurs queues. Pouah !

Sacré village, Baskakovka. Une vraie cour des miracles. Ils étaient tous plus ou moins fous. A l’exception de Papakhine, pas fou du tout, lui. Il savait ce qu’il voulait et il allait parvenir à ses fins.

Anissi n’eut pas le temps d’aller loin dans ses réflexions sur Papakhine car un cri terrifiant retentit à cet instant-là, au loin, dans la maison des maîtres. Ce hurlement était si atroce que le secrétaire sentit ses genoux fléchir.

III

A Son Excellence M. le conseiller de collège E. Fandorine, en mains propres.

Monsieur,

Je vous envoie cette lettre en même temps que celle d’hier, que je vous prie de lire d’abord. J’ai complété ma première lettre en y ajoutant le récit de ma promenade nocturne dans le jardin, des agissements fous de Kracheninnikov et du cri, pour ne plus y revenir, et à présent je passe directement à la description du crime.

Une fois arrivé à la maison, j’ai su que ce cri déchirant avait été poussé par Anastasie Triapkina, la femme de chambre, qui était entrée chez sa maîtresse à deux heures et demie du matin.

Quand je lui ai demandé pourquoi elle ne dormait pas et pourquoi elle avait pénétré dans la chambre, elle a répondu que le soir, en se retirant chez elle, la demoiselle lui avait dit d’attendre avant de l’aider à se déshabiller : elle avait envie de rêver un peu devant la fenêtre.

Elle avait attendu plus d’une heure. Selon ses dires, elle n’avait pas bougé du couloir. A ceci près qu’elle n’était pas restée devant la porte, mais dans la cage d’escalier : il y a là des images sur le mur, et elle les regardait pour se distraire. Cependant elle jure que personne n’est entré dans la chambre, elle s’en serait aperçue et puis la porte grince. Enfin, pensant que la demoiselle s’était endormie dans son fauteuil tout habillée, elle s’était décidée à aller la voir. C’est alors qu’elle a poussé son cri avant de s’évanouir.

J’ai été la deuxième personne à arriver sur les lieux du crime, c’est pourquoi je décris tout ce qui suit d’après mes propres observations.

En approchant de la porte ouverte de la chambre, j’ai vu d’abord le corps inerte de Triapkina et tâté l’artère à son cou. Quand il m’est devenu évident qu’elle était en vie et qu’il n’y avait pas de blessures visibles sur son corps, j’ai pénétré dans la pièce.

Vous savez que j’ai été amené, de par mon travail, à voir toutes sortes de choses. Vous rappelez-vous, l’année dernière, l’assassinat de la marchande Grymzina ? J’avais gardé mes esprits, j’avais même fait respirer des sels à l’enquêteur Moskalenko. Tandis que là, il n’y avait ni sang, ni membres tranchés, et pourtant, c’était absolument terrifiant.

Mais je préfère raconter dans l’ordre.

La jeune femme tuée était assise dans son fauteuil devant la fenêtre ouverte. J’ai vu immédiatement qu’elle était bel et bien morte, car sa tête pendait comme une marguerite ou un pissenlit sur une tige cassée.

Au début, je n’ai pas eu peur : après tout, ce n’était qu’un meurtre. Un assassinat tout ce qu’il y a de plus ordinaire, on va voir ça, me suis-je dit. Même lorsque j’ai allumé la lampe et que j’ai vu une trace tout autour de son cou, je n’y ai pas attaché d’importance particulière. On l’avait étranglée, c’était clair. Or, cette trace était très large, ce qui m’a paru étonnant. Généralement, on étrangle avec un cordon, une ceinture, une ficelle, tandis que là, il y avait une trace rouge de la largeur d’un bras.

Tout d’abord, je me suis précipité vers la fenêtre ouverte. Le rebord était tout à fait propre. J’ai sauté en bas, j’ai éclairé le sol avec ma lampe. Et là, j’ai été saisi d’une telle frayeur que pendant une minute ou deux, je me suis senti incapable de bouger, ma parole.

Autour de la maison, la terre est recouverte de sable fin afin que l’eau s’évacue mieux après les pluies. Eh bien, sur ce sable, on voyait clairement une trace sinueuse qui allait de la fenêtre jusqu’aux buissons. Exactement la même que celle que j’avais vue la veille sous la bâche.

Vous me connaissez, chef. Je ne crois pas aux créatures surnaturelles, mais d’où venait donc cette trace ? A supposer même qu’une bête gigantesque soit apparue dans le marais de Gnilovo (tout est possible, après tout), comment aurait-elle fait pour grimper jusqu’à la fenêtre ? C’est impossible.

Je dois vous avouer qu’à ma grande honte, j’ai même récité une prière pour me protéger de cette diablerie. Et c’est seulement après que je me suis un peu calmé et que j’ai commencé à réfléchir comme vous me l’avez appris.

Bon, me suis-je dit. Comment cet assassinat aurait-il pu être commis sans l’intervention d’une cause surnaturelle ?

Supposons que le scélérat se soit caché dans la chambre. Lorsque Barbara Ilinitchna s’est assise à la fenêtre, il s’est approché par-derrière, l’a étranglée, mettons, avec une serviette enroulée, après quoi il a sauté sur le sable et a imité la trace de la Guivre, en traînant une bûche ou un autre objet.

Il y a là de nombreuses traces de pieds, il y a du passage toute la journée, mais vous savez comme moi qu’on ne peut pas lire les traces laissées sur le sable.

Bien sûr, le chef de la police est arrivé, accompagné d’un médecin et de l’enquêteur du chef-lieu du district. Ce dernier m’a fait une piètre impression. Il s’est réjoui de la présence de votre assistant à Baskakovka, trop heureux de se décharger de l’enquête sur moi. « Chez nous, a-t-il dit, c’est la Russie profonde, il n’y a jamais eu de crimes aussi sophistiqués, il faut que vous soyez à la hauteur, Anissi Pitirimovitch. Vous êtes notre seul espoir. » Il a dit aux policiers de m’obéir et il est parti, ce vaurien.

Je comprends bien que vous soyez tenu de rester auprès de Sa Majesté l’impératrice et qu’il vous soit impossible de vous absenter, mais aidez-moi donc au moins par un conseil.

J’ai fait ma liste de suspects.

En premier lieu, ceux à qui cette mort profite. Ce sont, bien sûr, Papakhine et Makhmetchine. Le premier est resté hier jusqu’à une heure du matin, il est donc parti une heure avant le meurtre. Il a un cabriolet anglais attelé à un seul cheval, qu’il conduit lui-même, allez savoir s’il est rentré chez lui. Makhmetchine, lui, avait un cocher, un Tatar comme lui. Ces gens-là ne dénonceront jamais un des leurs. Le chef de la police m’a expliqué ce qu’ils gagnaient avec la disparition de Barbara Ilinitchna. Il n’y avait plus d’héritier pour le domaine. Passé un certain délai, si aucun descendant ne se déclarait, le bien reviendrait à l’Etat, en l’occurrence à l’Assemblée locale. Celle-ci allait-elle s’enquiquiner à le gérer ? Bien sûr qu’elle allait le revendre aux mêmes entrepreneurs, mais à bas prix, moyennant un pot-de-vin de cinq à dix mille roubles au fonctionnaire chargé de l’affaire. Il y avait moyen de gagner un demi-million, ce n’est pas rien !

Ensuite, il y a le régisseur Kracheninnikov. Lui, il n’aurait pas commis le crime par intérêt, il est fou, le vieux, cela se voit ! La famille Baskakov est pour lui comme Allah pour les musulmans et tout donne à penser qu’il méprisait et haïssait même la défunte.

Reste encore le savant pétersbourgeois, Vladimir Ivanovitch Petrov. C’est lui qui a découvert et décrit de manière bien pittoresque la légende de la Guivre. Mais je ne vois pas vraiment l’intérêt qu’aurait eu ce folkloriste à tuer d’abord Mme Baskakov, puis sa fille adoptive.

Pour le moment, c’est tout ce qui me vient à l’esprit.

La femme de chambre Triapkina, le jardinier et le concierge ont fait leurs malles et ils ont quitté Baskakovka avant la nuit. Le clerc Serioguine vit dans un réduit sous l’escalier. Voici ce qui lui est arrivé. Le matin, il faisait montre d’un sang-froid à toute épreuve, la nouvelle de la mort de sa propriétaire ne l’avait pas ému plus que cela, il s’était lancé dans des considérations sur l’impuissance des mortels face à la volonté de la providence. Le soir, après le départ de la police, il est entré chez moi en larmes, se mouchant sans arrêt, et disant qu’il allait mettre fin à ses jours. Savez-vous pourquoi ? Son chat était mort. Il avait mangé une saloperie dans le jardin. Son affliction était sans bornes ! Il a fallu lui donner des gouttes de valériane. Il a l’intention de partir. Au Brésil ou en Australie, car il ne veut pas vivre dans le même hémisphère que ces empoisonneurs et ces Héliogabale pernicieux. Il a fait sa malle, a pris le chandelier des maîtres représentant Méphistophélès « pour mémoriation » et il est parti dans une direction inconnue.

Je suis resté tout seul dans la maison. Bon, ce n’est pas grave, j’ai été élevé à la dure, je suis capable de me débrouiller sans serviteurs.

Ci-joint les copies de l’examen des lieux du crime et de la conclusion du médecin légiste réalisées sur ma demande par le chef de la police et le médecin.

J’attends votre réponse et vos conseils.

Votre Tioulpanov

Mes salutations les plus respectueuses à M. Massa.

24 août 1888

IV

Anissi n’était pas tout à fait sincère. Il avait exposé les faits et les circonstances avec une parfaite précision, de même que sa version du crime, mais il n’avait rien dit de ses soupçons. Ainsi, en cas d’erreur, il n’aurait pas à rougir, et en cas de succès il aurait de quoi être fier.

Bien sûr, Papakhine et Makhmetchine avaient tout à gagner à la disparition de Barbara Ilinitchna, c’était indéniable. Mais ces millionnaires n’étaient pas des gens à se lancer dans une mystification de ce genre, même pour un gros magot. C’était l’śuvre d’un cerveau tout à fait spécial, sombre, sinueux et forcément perturbé.

Son supérieur disait qu’il ne pouvait y avoir que quatre motifs du crime prémédité : l’intérêt, la peur, la passion (l’exaspération amoureuse, par exemple jalousie, vengeance, envie), enfin la folie. Les crimes les plus difficiles à élucider entraient dans cette dernière catégorie, car un maniaque vit dans un monde imaginaire dont l’organisation et la logique échappent aux gens normaux.

L’histoire de la Guivre faisait penser à un crime de maniaque et, dans ce cas, Kracheninnikov devenait le suspect numéro un.

Un homme sombre, renfermé, au comportement étrange. Et d’un.

Lecteur de livres religieux. Et de deux.

Il s’était opposé à la vente du domaine. Et de trois.

Et il nourrissait des idées malsaines sur la grandeur de la famille Baskakov. Et de quatre.

Bien sûr, le plus grave était qu’il avait jeté des souris mortes la nuit.

Anissi feuilleta un manuel apporté de Moscou et glana quelques termes de criminologie pour épater son chef plus tard. Sa version du crime semblait à présent tout à fait convaincante.

Les choses s’étaient passées de la manière suivante. A cause de son penchant pour les vieux livres et d’une fétichisation obsessionnelle de sa situation de vassal auprès des Baskakov, Samson Stépanovitch Kracheninnikov avait perdu la raison, basculant, sans même s’en apercevoir, dans l’univers de ses fantasmes malsains. Probablement, la légende du serpent magique entendue dans la bouche du folkloriste pétersbourgeois y était pour quelque chose. Le régisseur avait imaginé que, de par sa situation dans la famille Baskakov, il était au service de la Guivre, protectrice de leur lignée. En apprenant la mort du jeune Baskakov, il avait compris que cette antique lignée prendrait fin avec la disparition de Sophie Konstantinovna, et il avait entendu l’appel imaginaire de la souveraine des marais. Il devait être sujet aux hallucinations et sans doute même au dédoublement de la personnalité. En faisant croire à l’apparition de la Guivre grâce à quelque moyen technique, il avait immédiatement oublié qu’il s’agissait d’une mise en scène. Sinon, comment expliquer qu’il eût déposé la nourriture pour le serpent au bord de l’étang ? Non, il n’était pas mû par l’intérêt, mais par une véritable folie. Il avait tout fait pour que Mme Baskakov meure d’une crise cardiaque, afin que la prophétie s’accomplisse, et ensuite il avait sans doute voulu punir Barbara Ilinitchna parce qu’elle avait attenté à la fortune de la famille. Ayant compris que l’héritière ne ferait pas bâtir d’église en l’honneur de saint Pancrace, il avait sacrifié la malheureuse au rituel sanglant.

Cette version était logique, il manquait juste des preuves.

C’est pourquoi, le lendemain du crime, Anissi s’installa dans une cachette en face de la maison du régisseur, dès le petit matin, pour observer les alentours.

Kracheninnikov habitait au fond de l’immense jardin des Baskakov, dans une isba en rondins solidement bâtie, surmontée d’un toit de tôle.

Anissi vit sortir une jeune fille de haute taille avec une longue natte châtain. Elle donna à manger aux poules, puisa de l’eau dans le puits, arrosa les fleurs dans un petit jardinet bien propret. Papakhine avait raison, la fille du régisseur était une vraie beauté.

Cependant, sa tentative de surveiller Samson Stépanovitch lui-même se révéla inutile. A huit heures passées, le régisseur descendit le perron, le visage renfrogné et préoccupé. Il sella son cheval et s’en fut. Tioulpanov avait eu tort de s’installer dans les buissons. A présent, il était tout trempé par la rosée et avait trois méchantes piqûres de moustiques.

Tout allait de travers ce jour-là.

Poussé par une sensation de vide au creux de l’estomac et des borborygmes, il se rendit à Olkhovka pour chercher à manger, mais le village était désert. Il réussit enfin à trouver dans une isba une centenaire qui arrivait à peine à bouger ses jambes. Comme il lui demanda où étaient passés les gens, elle répondit :

— Ils ont fui la Guivre. Moi, je ne crains rien, j’ai déjà vécu ma vie. Tu ne viens pas de sa part, des fois ? Me chercher, hein ?

Et elle plissa ses yeux bigleux, dans l’espoir qu’il dise oui.

Le président du Conseil avait dit vrai : c’était le Moyen Age ici, l’obscurantisme ! Dire qu’on n’était qu’à soixante kilomètres de Moscou !

La vieille n’avait que du kvas et un bout de pain. N’ayant trouvé personne pour lui prêter un cheval, il se rendit à pied à Ilinskoïe, où il y avait une épicerie et un bureau de poste. Il acheta des craquelins, du thé, du sucre, du saucisson. Il attendit longtemps le facteur : il espérait une réponse du chef à sa missive de la veille. En vain.

Il dut rentrer à Baskakovka à pied. Aucun paysan n’accepta de l’y conduire, même pour un rouble ou deux. Le matin, passe encore, disaient-ils, mais à la tombée de la nuit, pour rien au monde. Ignorance et superstition.

Il faisait déjà nuit lorsqu’il regagna le domaine vide. Il était fatigué, furieux. Vous agissez mal, Eraste Pétrovitch. Que vous ne m’ayez rien raconté sur la Guivre, je veux bien. Vous souhaitiez que je me fasse une idée par moi-même. Soit. Mais pourquoi ne pas répondre à ma lettre ? Il ne s’agit tout de même pas de futilités, hein ?

Comment coincer ce Kracheninnikov ? Il fallait procéder par déduction. Ou alors, l’attraper par la peau du cou et lui faire cracher le morceau ? Mais il fallait des indices, et il n’en avait pas. Les souris mortes ne suffisaient pas. Donc, il devait retourner dans les buissons ?

Tioulpanov n’était pas complètement fixé sur la démarche à suivre. Il longea l’étang, se dirigeant vers la maison de Kracheninnikov. Son supérieur disait que même le maniaque le plus endurci conservait toujours un bon fond et que cette parcelle encore vivante de l’âme humaine était le meilleur partenaire de l’instruction, car elle poussait souvent le fou criminel à se dénoncer et même à se repentir.

Peut-être y avait-il un moyen de parler avec lui tranquillement, à cśur ouvert. Il parviendrait ainsi à toucher ce bon fond et, qui sait, à obtenir des aveux ? De toute façon, Kracheninnikov était bon pour l’asile, on ne l’enverrait pas au bagne.

Tioulpanov réfléchissait ainsi en longeant la sombre étendue d’eau parsemée de taches noires : troncs à moitié engloutis, broussailles de joncs, petits îlots. Un voile de brume blanchâtre s’élevait au-dessus de l’étang. L’été n’était pas encore fini, et pourtant, on sentait déjà un petit froid pénétrant.

Il avait pris son revolver pour le cas où le côté méchant l’emporterait chez le régisseur.

Soudain, derrière l’îlot le plus proche, une grosse bête tout ébouriffée surgit dans un clapotis. Anissi porta sa main gauche à son cśur tandis que la droite saisissait l’arme. La détente se prit dans les replis de sa poche : il faillit se tirer une balle dans le pied.

Ce n’était pas un monstre des marais, ni le légendaire serpent Gorynytch des bylines russes qui sortait de l’eau, mais un grand moujik chaussé de bottes et tout couvert de vase. Une énorme barbe noire hirsute lui arrivait presque aux yeux.

— Qui es-tu ? s’écria le secrétaire d’une voix tremblante en serrant la poignée de son arme.

L’homme trempé tendit sa main en direction du marais et poussa un cri inarticulé. Il était soit muet, soit malade.

L’idiot du village, se dit Anissi, rassuré. C’est pour cela qu’il n’a peur de rien. Les autres ont fui et lui, il est allé carrément se mettre dans le marécage.

Depuis qu’il était tout jeune, Tioulpanov éprouvait de la compassion pour les faibles d’esprit. Il donna un morceau de sucre à l’idiot et lui dit d’un ton gentil :

— Va-t’en, va-t’en. Tu n’as pas à rôder ici.

Il n’aurait pas dû : le pauvre fou se mit à l’accompagner. Tantôt il marchait loin derrière, tantôt il le devançait et toujours il se retournait vers le marécage. Soudain, il poussa Anissi, tomba à quatre pattes et se mit à marmonner des sons inarticulés en montrant la terre avec sa main.

Tioulpanov faillit se mettre en colère, mais à cet instant la lune parut derrière les nuages, éclairant la rive humide, et le jeune homme aperçut dans la boue glaiseuse l’horrible trace sinueuse qu’il ne connaissait que trop bien. Le serpent, de nouveau !

L’homme des marais mugit, gloussa, hocha sa tête hirsute dans tous les sens comme s’il venait de perdre une âme sśur. Anissi le laissa là, près de l’étang.

A présent, il marchait vite, avec entrain. Assez de tours de magie ! Que l’idiot du village cherche le serpent mythique, je m’en vais vous dire vos quatre vérités, Samson Stépanovitch !

Deux minutes plus tard, il se trouvait devant la maison de Kracheninnikov. Avant de monter sur le perron, il leva le chien du revolver, glissa celui-ci sous sa ceinture et referma son manteau.

Ce fut la jeune fille qui lui ouvrit la porte. De près, elle paraissait encore plus belle : le visage blanc, lisse, les yeux purs, lumineux, le regard attentif. La pauvre, ce ne devait pas être facile que de vivre avec un forcené.

Anissi souleva sa casquette, se présenta, lui demanda comment elle s’appelait. Elle répondit : Angeline.

— Papa n’est pas là, ajouta-t-elle. Il est dans son « bureau ». Il est parti il y a longtemps, avant la nuit.

— C’est où ? demanda Tioulpanov en scrutant attentivement les lieux. De quel côté ?

— Il ne me permet pas d’y entrer, expliqua la belle jeune fille. La table est mise depuis longtemps, tout est prêt, mais je ne peux pas aller le chercher. Voulez-vous l’attendre ? Nous pourrons dîner ensemble.

Le secrétaire de gouvernement se renfrogna et répondit d’un air distrait :

— Je vous remercie. Une autre fois… Vous savez… Je dois voir votre père, c’est urgent. Je vais prendre le risque de le déranger. Pourriez-vous juste m’accompagner ?

On voyait bien que c’était une fille intelligente. Elle ne dit plus rien, fronça ses sourcils fins, réfléchit quelques instants, puis jeta un châle sur ses épaules et conduisit Anissi par un étroit chemin qui longeait la clairière, puis à travers les groseilliers et le verger. De lourdes pommes bien mûres pendaient aux branches, les tirant vers la terre. Tioulpanov se cogna le front sur une de ces grosses pommes juteuses.

— Il est là-bas, le bureau, dit Angeline.

Une petite guérite avec une seule fenêtre se dressait au bord de l’étang. A l’intérieur, la lumière brillait derrière un rideau d’indienne.

Anissi aurait bien aimé regarder à travers le rideau, mais il n’osa pas le faire devant la jeune fille. Il frappa quelques coups, plutôt pour la forme, puis poussa la porte. Il avait vraiment envie de surprendre Kracheninnikov à quelque occupation criminelle.

Il vit d’abord la lampe à pétrole sur une table en bois, une gourde dans un étui en daim avec un petit verre, et seulement après, il aperçut Samson Stépanovitch lui-même. Le régisseur était affalé sur sa chaise, la tête renversée en arrière. Il était vêtu d’un habit large et informe semblable à une tunique asiatique à motifs.

Angeline poussa un cri terrifiant derrière le dos d’Anissi. Elle le repoussa et se précipita vers son père mais, à mi-chemin, agita convulsivement ses bras et s’effondra sur le sol : elle avait perdu connaissance.

Il y avait de quoi. Le visage du régisseur était terriblement bleu et enflé ; sur son cou, à côté de la barbe, on voyait deux points noirs, une goutte de sang s’écoulait de chacun.

Anissi fut même content que la jeune fille soit tombée en pâmoison. Sans cela, il aurait dû la consoler, lui apporter de l’eau. Or, c’était le meilleur moment pour travailler : il fallait tout examiner, chercher des traces, prendre des mesures.

Le secrétaire tendit la main pour toucher la pomme d’Adam du mort : était-elle déjà froide ou encore tiède ?

Soudain sa tunique orientale se mit à bouger. Anissi plissa les yeux.

Ce n’était pas une tunique, mais un serpent de taille inouïe qui s’était enroulé autour du cadavre. Il leva sa tête rétrécie sur le devant, ses petits yeux couleur d’agate brillèrent, et il ouvrit une gueule effrayante, montrant deux crocs fins.

Anissi se trouva mal. Il avança mollement sa main en direction de la Guivre, l’air de dire « pas la peine de me parler d’une voix humaine, je ne te croirai pas », et s’écroula sur le côté. Son regard glissa sur le plafond sombre, sur les bouts de toiles d’araignée, puis ses yeux se révulsèrent et Tioulpanov prit congé de sa conscience.

V

Le plus honteux, c’était que la jeune fille avait repris connaissance bien avant le limier expérimenté, et en plus, elle avait eu du mal à le ranimer. Elle lui avait frotté les oreilles, l’avait aspergé avec de l’eau du baquet, tout en sanglotant, en claquant des dents, en priant. Lorsque Tioulpanov revint à lui, clignant des yeux plusieurs fois avant de comprendre où il se trouvait, ce qui s’était passé et pourquoi une magnifique jeune fille sanglotait, penchée sur lui, l’horrible reptile avait disparu : sans doute s’en était-il allé par la porte ouverte.

Anissi pensa dans un premier temps qu’il avait eu une hallucination, que le serpent avec la gueule ouverte était le produit de ses nerfs à vif, mais Angeline, elle aussi, avait vu le monstre et, d’ailleurs, les traces de la morsure sur le cou du malheureux Samson Stépanovitch ne laissaient aucun doute.

Le lendemain matin, Anissi se rendit au centre administratif et en revint avec toute une équipe d’enquêteurs. Ayant effectué l’autopsie, le médecin légiste déclara que le décès était dû à une paralysie respiratoire provoquée par un poison organique non identifié – la science de cet Esculape rural s’arrêtait là. Rien d’étonnant d’ailleurs à ce que la conclusion fût aussi imprécise : le médecin semblait éméché et ne tenait pas bien sur ses jambes. Heureusement qu’il avait au moins réussi à ne pas se blesser avec son scalpel.

Bon, la campagne, c’est la campagne.

Vers midi, Anissi y voyait à peu près clair dans les crimes de Baskakovka. Le secrétaire de gouvernement exposa les faits objectifs et ses propres conclusions dans un rapport détaillé à son supérieur, y joignit les copies des procès-verbaux d’instruction. Un courrier de la police partit à cheval à Moscou, rue Saint-Nikita, afin de remettre ce pli important à M. le conseiller de collège en mains propres.

Sa première version s’était révélée presque juste : c’était la seule chose dont Tioulpanov pouvait être fier dans cette histoire. Kracheninnikov était effectivement devenu fou et s’était imaginé l’esclave de la Guivre. Dans ses déductions, Anissi ne s’était trompé que sur un point : le serpent géant existait bel et bien et pas seulement dans l’imagination malade du régisseur. Mais c’était là une chose qu’aucune personne saine d’esprit n’aurait pu envisager.

Et il n’y avait rien d’étonnant à ce que Kracheninnikov soit devenu fou en voyant le monstre. Il y avait en effet de quoi perdre la raison, surtout quand on connaissait la légende des Baskakov. Anissi, lui, s’était bien évanoui, et pourtant, il n’était pas un lâche…

L’idiot du village qu’Anissi avait croisé la veille avait sans doute aperçu le reptile, mais, étant privé d’imagination, il n’avait pas eu peur. Bien au contraire, il était ravi de sa découverte et il s’était mis en tête d’attraper cette drôle de palanche. Bienheureux les pauvres d’esprit. Quant au pieux Samson Stépanovitch, il avait pris peur et s’était mis à vénérer la Guivre à l’instar des fils d’Israël qui faisaient fumer l’encens devant Nehushtan, le serpent de cuivre. Il donnait à manger à l’horrible bête, essayant de l’apprivoiser, il lui avait très probablement offert le gîte dans son « bureau » en la laissant sortir en promenade de temps à autre, jusqu’au jour où il était mort, victime de sa rampante souveraine.

Dans la guérite, on trouva un sac rempli de souris et de grenouilles, devant le seuil il y avait une grande gamelle avec des restes de lait et, dans la poche du défunt, on découvrit un petit mirliton en jonc, sans doute pour appeler la bête. Angeline ne l’avait jamais vu auparavant chez son père.

Anissi interrogea personnellement la jeune fille anéantie par le chagrin, sans le chef de la police ni le juge d’instruction, et il dressa lui-même le procès-verbal. Premièrement, la pauvrette lui faisait pitié ; deuxièmement, ce n’était pas la peine que tout le monde sache que Tioulpanov avait les nerfs fragiles, cela pouvait saper l’autorité de l’enquêteur. Lorsque le médecin eut terminé l’autopsie, on plaça le cadavre sur une simple charrette et Angeline transporta son scélérat de père au village. Mais il n’était pas du tout certain que les paysans lui permettent d’enterrer le sorcier au cimetière. La pauvre ! Qu’allait-elle devenir ?

Après avoir pris congé de la jeune fille qui avait été témoin de son déshonneur, Anissi retrouva son courage et prétendit devant ses collègues qu’il avait tenté de saisir la Guivre par la queue, mais que cette maudite saucisse lui avait échappé.

Comment savoir pourquoi elle s’était retournée contre son bienfaiteur ? Peut-être qu’il l’avait agacée en lui accordant trop d’attention, ou peut-être qu’il ne la laissait pas assez sortir. Toujours est-il qu’elle avait planté ses dents meurtrières dans son cou.

Anissi eut un débat scientifique avec le chef de la police et le médecin sur l’espèce biologique à laquelle appartenait la bête.

Le médecin prétendait que c’était très vraisemblablement une Vipera berus qui, en vertu de quelque circonstance, avait atteint une longueur incroyable. N’avait-il pas lu qu’en Italie, quelque temps auparavant, des paysans avaient attrapé un reptile venimeux qui faisait une fois et demie la taille d’un homme ordinaire ? Comme Tioulpanov répliqua que la Guivre mesurait, à vue de nez, au moins cinq mètres, le médecin resta sceptique et se permit même une remarque du style « quand on voit avec les yeux de la peur… ».

Le chef de la police, lui, doutait que ce fût une vipère. Anissi avait parfaitement retenu le motif qui ornait la peau du serpent, noir avec des zigzags jaunes. Il n’y avait jamais eu de vipères pareilles dans les marais de Gnilovo.

Le soir, après avoir bu avec les autres de la vodka de genièvre pour la paix de l’âme des victimes de la Guivre et le succès de l’enquête, Anissi décida d’agir sans tarder : il allait mobiliser toute la police de la région et même du district, faire appel à la population et passer le marais au peigne fin. Le monstre n’avait pas pu se cacher ailleurs. Il fallait le trouver et le capturer ou bien, à défaut, le détruire. C’est alors qu’ils pourraient trancher quant à son espèce et voir si les yeux de la peur d’Anissi étaient réellement aussi énormes (lança Tioulpanov au médecin d’un ton caustique).

Ses compagnons de bouteille soutinrent son idée. Ils résolurent de réserver la journée du lendemain aux préparatifs et de partir combattre le dragon le surlendemain à l’aube.

L’expédition ne fut pas aussi importante qu’Anissi l’avait imaginé. Deux dizaines de gardes sous la direction du chef de la police et quelques volontaires, voilà toute la troupe. Trois propriétaires du voisinage amenés par Antoine Maximilianovitch Blinov, qui, en tant qu’ancien chasseur, avait été promu au rôle d’archistratège, le savant folkloriste Petrov (sans fusil, avec un filet, comme s’il était venu à la chasse aux papillons), le médecin Tsarevokokchaïski et les deux millionnaires de Pakhrinsk, Papakhine et Makhmetchine. Ces derniers cherchaient sans doute à se faire bien voir des autorités locales en vue des futures transactions avantageuses. Le Tatar amenait avec lui une demi-douzaine de commis basanés aux yeux bridés, qui faisaient beaucoup de bruit et riaient sans cesse, montrant que les superstitions chrétiennes ne les concernaient pas. Egor Ivanovitch Papakhine arriva seul, on aurait dit un Anglais partant chasser le renard : képi noir, redingote rouge, un fin fouet à la main (ce qui d’ailleurs n’était pas si bête).

Malgré la récompense promise, un seul paysan eut le cran de s’aventurer dans le marécage : un grand-père chétif coiffé d’un bonnet de fourrure. Antoine Maximilianovitch serra la main de ce volontaire et déclara que c’était là un « représentant de la nouvelle paysannerie consciente », mais, vu de plus près, il apparut que ce représentant n’était pas tout à fait sobre. Complètement déguenillé, il portait cependant de gros gants de toile bien solides et, sur son épaule, une besace vide dont Anissi ne saisit pas bien l’utilité. De temps en temps, il buvait un coup à même la bouteille, dansotait sur place, chantonnait des refrains monotones. Le folkloriste tenta de se rapprocher de ce porteur de l’art populaire oral et sortit son calepin, mais le paysan l’envoya promener vertement.

La nouvelle connaissance d’Anissi, le moujik muet qui cherchait la Guivre dans l’étang, apparut aussi. En voyant Tioulpanov, il montra sa bouche, sans doute pour demander du sucre. Il avait beau être idiot, il avait bien compris pourquoi tout ce monde s’était réuni là. Il sifflait à la manière d’un serpent, mugissait, sautillait, cherchant à montrer de toutes les manières possibles qu’il approuvait cette entreprise. Il n’y avait nul moyen de le chasser.

Ils formèrent une file de trente-six personnes, ce qui était bien sûr insuffisant pour passer le marécage au peigne fin. Celui-ci faisait huit kilomètres de long, un et demi de large : peine perdue !

Tous les espoirs reposaient sur Antoine Maximilianovitch, qui connaissait les lieux comme sa poche. Le président du Conseil fronça les sourcils et désigna sa place à chacun. Il plaça Anissi à sa droite en tant que personnalité officielle. A la demande de Tioulpanov, il mit juste derrière eux l’unique paysan (qu’il fallait surveiller pour qu’il ne se noie pas) ainsi que l’idiot muet (dont le secrétaire de gouvernement se sentait également responsable).

— Nous sommes peu, nous ne pourrons donc pas fouiller tout le marécage, déclara Blinov. Au milieu, il y a un îlot où je n’ai jamais l’occasion de m’aventurer. Nous allons l’examiner. Là, il n’y aura que sept à huit pas d’intervalle entre les rangées. En avant, messieurs ! N’ayez pas peur ! Si quelqu’un s’enfonce, ses voisins le tirent de l’eau.

Et il entra le premier dans le liquide verdâtre.

Jusqu’à l’îlot, ils marchèrent en file indienne. Anissi se retournait sans cesse sur le paysan, mais celui-ci suivait sans tomber, bien qu’en titubant. Quant à l’idiot, il semblait se sentir comme un poisson dans l’eau. En revanche, le secrétaire de gouvernement eut un moment de faiblesse : il bondit sur le côté en voyant surgir, à la surface du marécage, une petite tête noire avec des taches jaunes sur les côtés. Et aussitôt, il fut englouti. Antoine Maximilianovitch le tira par les cheveux et le ramena sur le sentier, mais il avait eu le temps d’avaler de la vase avec des śufs de grenouille. Cet incident le rendit mélancolique et ses genoux se mirent à trembler nerveusement. S’il avait eu peur d’une simple couleuvre, qu’allait-il se passer s’il voyait apparaître derrière une butte une tête de serpent grosse comme un melon ? Et puis, il était trempé, ce qui n’arrangeait pas les choses. Il y avait un bon seau d’eau dans chacune de ses énormes bottes.

Ils finirent par déboucher sur un îlot de terre ferme où ils purent se déployer en ordre de bataille.

— Au printemps, quand je chassais les bécasses, j’avais vu des trous de bête derrière ces buissons-là, dit Blinov. Mais je n’y avais pas fait attention, je pensais que c’étaient des ratons laveurs. Venez, Anissi Pitirimovitch, on va regarder ça.

En effet, derrière les buissons, au milieu des racines, on voyait trois trous : deux côte à côte et un plus loin.

— Vous avez des gants ? demanda le président. Non ? Prenez le mien. Moi, j’y mettrai ma main gauche.

Les autres chasseurs allèrent plus loin, seul le vieux paysan s’arrêta un moment : on entendit glouglouter le tord-boyaux dans sa bouteille. L’idiot s’accroupit devant le trou.

Anissi enfila le gant glacé de Blinov, repoussa l’idiot et attendit un peu pour se donner du courage. Il n’avait aucune envie de s’enfoncer dans la trouée noire. Même s’il ne s’agissait que d’un raton laveur, il risquait une morsure au doigt, ce n’était pas de la blague !

Mais, comme Antoine Maximilianovitch, lui, n’hésita pas une seconde à plonger son bras jusqu’à l’épaule dans le premier trou, Tioulpanov se sentit coupable. Il se mordit la lèvre, s’accroupit et fit de même.

Un sifflement retentit : Chhhhhhoooohhhh ! et, avant qu’il eût le temps de reculer, une terrible douleur lui brûla la main.

Il bondit en arrière avec un cri sauvage, retira son bras d’un coup sec et se mit à hurler de terreur en voyant surgir, accrochée à sa main, l’énorme tête en forme de losange aux petits yeux féroces qu’il connaissait déjà. Derrière la tête s’étirait le corps élastique jaune et noir aussi gros que le cou d’Anissi ou peut-être même plus volumineux.

— Aïe, aïe, aïe, maman ! cria Anissi, secoué de sanglots, tout en agitant sa main pour l’arracher à la gueule venimeuse.

La Guivre desserra ses mâchoires et s’enfuit dans les broussailles avec une habileté insoupçonnée.

— Attrapez-la ! hurla Blinov en pointant son fusil.

L’idiot fit un bond de chat et s’accrocha à la queue jaune et noir du serpent, mais fut immédiatement emporté dans les hautes herbes couleur rouille. Le vieil ivrogne s’y précipita aussi.

— Au secours, marmonna Anissi en serrant sa main endolorie contre sa poitrine. Faites quelque chose, je vous en supplie !

Il arracha le gant et vit, entre le pouce et l’index, deux petits trous par lesquels s’écoulait du sang. Etait-ce la mort ?

Le président du Conseil s’agitait autour de Tioulpanov agonisant.

— Mon Dieu, quel malheur ! Respirez profondément, la bouche ouverte ! L’essentiel, c’est que la cage thoracique ne soit pas paralysée !

C’était trop tard. Anissi sentit justement qu’il ne pouvait plus respirer. Il avait beau ouvrir la bouche, l’air n’entrait pas dans ses poumons. C’était bien cela, la paralysie respiratoire.

Montrant le gros couteau qui pendait à la ceinture d’Antoine Maximilianovitch, Tioulpanov dit dans un râle :

— Coupez… Coupez-moi la main…

— Que dites-vous ! s’écria Blinov avant de reculer, affolé. Je ne pourrai pas.

Et il ouvrit ses bras dans un geste d’excuse : un pauvre type !

Avec sa main gauche, Anissi sortit son propre couteau, le brandit, mais comprit que lui non plus, il ne le pourrait pas. D’ailleurs, c’était trop tard, car il suffoquait déjà.

Les deux paysans surgirent des broussailles. Ils ressemblaient à deux jumeaux siamois réunis par le flanc. De sa main gantée de grosse toile, le vieux tenait le cou de la Guivre ; le benêt, lui, serrait sa queue contre sa poitrine. Tous les deux avançaient enroulés d’anneaux vivants, vibrants.

On dirait Laocoon, se dit Anissi, prostré. A cet instant, il pensait à feu sa mère, à sa sśur Sonia, à Eraste Pétrovitch, à Massa. Adieu tous ceux que j’aime. Adieu, le ciel bleu et l’herbe verte.

— Tuez le monstre ! hurla Blinov. A vos couteaux !

La réponse tomba :

— Pourquoi donc ? Sa place est dans un zoo…

Anissi, à l’agonie, râlait, s’étranglait. Dans son délire, il avait cru entendre la voix d’Eraste Pétrovitch.

Les vaillants guerriers vainqueurs du dragon étaient en train de mettre la bête, qui résistait désespérément, dans la besace. Tioulpanov se sentait complètement détaché de cette agitation indigne.

C’est alors qu’il entendit de nouveau cette voix qu’il connaissait si bien. Elle disait avec reproche :

— Vous êtes un méchant homme, Blinov. Vous traitez votre ami de monstre, vous souhaitez le voir mourir.

— C’est vous, chef ? murmura Anissi dans un souffle en regardant avec stupéfaction l’idiot du village tout rouge après son combat avec le serpent. Est-ce possible ?

Le faible d’esprit montra sa bouche édentée dans un grand sourire, et il mugit. Ce fut le vieil ivrogne qui répondit à sa place.

— Je vous remercie, Tioulpanov. Vous me flattez en pensant que mes talents d’acteur vont aussi loin.

Le jeune homme n’essaya même pas de comprendre par quel miracle le vieil ivrogne s’était soudain transformé en Eraste Pétrovitch : ces choses terrestres n’avaient plus aucune importance à présent qu’il ne lui restait qu’un petit fond de vie qui s’écoulait goutte à goutte. Quel que fût ce tour de magie extraordinaire, Anissi n’aurait pu souhaiter un meilleur cadeau d’adieu.

— Adieu, chef, murmura-t-il en puisant dans les dernières provisions d’air que ses poumons retenaient encore.

Eraste Pétrovitch fronça les sourcils :

— Eh, Tioulpanov ! Vous n’avez pas l’intention de r-rendre l’âme pour de vrai ? Ce serait tout de même honteux de mourir de peur !

Le secrétaire de gouvernement jeta à son supérieur un regard plein de reproche. Pourquoi m’humiliez-vous alors que je me meurs, monsieur Fandorine ? C’est un péché.

Blessé dans son amour-propre, il eut encore assez de souffle pour bredouiller :

— C’est du poison… Une douleur atroce…

— Normal que vous ayez mal ! Vous avez vu un peu ses dents !

Le chef examina le gant lacéré par le serpent.

— Il n’a pas r-réussi à percer la toile, mais vos gants glacés, il n’en a fait qu’une bouchée. Ça fait mal, mais il n’y a aucun danger. Il n’est pas venimeux, le serpent. C’est un éryx de l’Amour, Tioulpanov. Sur la base de votre rapport et du témoignage d’Angeline Kracheninnikova (qui est plus observatrice que vous), j’ai consulté l’atlas zoologique à la bibliothèque de la ville. Un exemplaire magnifique, n’est-ce pas, Antoine Maximilianovitch ?

Le président du Conseil, livide, secouait la tête comme pour chasser une hallucination.

Anissi, qui n’avait plus la force de parler, montra sa pomme d’Adam comme pour demander : et la paralysie respiratoire ?

Le chef ordonna :

— Dites : « Atchoum ! »

Tioulpanov, fort étonné, s’obligea à éternuer. Et, miracle, sans même s’en rendre compte, il aspira un peu d’air. Il répéta cet exercice encore et encore, jusqu’à respirer enfin à pleins poumons.

— Qui êtes-vous, monsieur le saltimbanque ? demanda le président du Conseil en retrouvant ses esprits. Qui est-ce, Anissi Pitirimovitch ? Et quelles sont ces insinuations à mon égard ?

Eraste Pétrovitch se tourna vers lui :

— Je suis le conseiller de collège Fandorine. Ah, vous avez une nouvelle gourde, à ce que je vois ? (Il montra la gourde en cuivre toute brillante qui pendait à la ceinture d’Antoine Maximilianovitch.) Et l’ancienne, où est-elle ? Je parie qu’elle avait un étui en daim et qu’elle se refermait avec un joli bouchon en argent qui pouvait servir de verre à l’occasion.

Ces paroles eurent un effet étrange. L’élu du peuple cessa de protester et fit quelques pas en arrière.

VI

— Dites, Tioulpanov, avez-vous lu vous-même le procès-verbal que vous m’avez envoyé hier ? Celui où le chef de la police décrit les lieux du meurtre de Kracheninnikov ?

Fandorine regardait son assistant avec reproche.

— Non, pour quoi faire ? Je lui avais juste demandé de me faire une copie carbone… J’avais tout vu de mes propres yeux et je vous avais tout raconté dans mon rapport.

— Justement ! Vous aviez écrit que sur la table il y avait une gourde dans un étui en daim avec un petit verre, mais le chef de la police, lui, ne l’avait pas remarquée. Cela voulait dire que, pendant que vous étiez sans connaissance, ce récipient avait miraculeusement disparu de la table. Ce n’était tout de même pas le serpent qui l’avait emporté, n’est-ce pas ?

Anissi cilla et fronça ses sourcils clairs.

— Il n’y avait personne à part moi et la fille de Kracheninnikov !

— C’est justement pour ça que j’ai d’abord soupçonné la jeune fille. Hier matin, Sa Majesté l’impératrice étant enfin repartie à Pétersbourg, je suis venu directement ici. J’ai retrouvé Kracheninnikova à Ilinskoïe et je l’ai interrogée. Si elle m’avait dit qu’elle n’avait pas vu la gourde, cela aurait signifié que la c-criminelle, c’était elle. Car elle avait repris connaissance avant vous. Mais elle avait remarqué la gourde, et elle s’est rappelé qu’après son évanouissement celle-ci avait disparu. Il se trouvait donc là un troisième personnage, caché dans le noir, qui vous observait. Après qu’elle m’a décrit le serpent dans le détail et que j’ai pu m’assurer qu’il s’agissait d’un éryx inoffensif, il était devenu évident que la mort du régisseur n’avait pas été causée par la morsure. Vraisemblablement, le poison se trouvait justement dans la gourde, disparue comme par magie. Un certain visiteur que Samson Stépanovitch avait reçu dans sa guérite lui avait offert une boisson empoisonnée, puis avait pratiqué deux petites incisions sur le cou du défunt pour imiter une morsure de serpent. Notre expert local est tombé dans le piège. Le fait que nous ayons affaire à un éryx de l’Amour m’a mis immédiatement sur la trace du vrai assassin.

Fandorine ne regardait plus Anissi, il fixait le président du Conseil, qui se tenait immobile, mordillant ses lèvres blafardes.

— Qui d’autre que vous, Blinov, aurait pu apporter ici un éryx de l’Amour ? L’année dernière, vous aviez fait un voyage en Extrême-Orient. Vous n’en aviez pas rapporté de peaux de tigre, en revanche vous vous étiez procuré un magnifique trophée vivant. Vous aviez alors un objectif innocent et je dirais même noble : éloigner les paysans braconniers du marécage de Gnilovo afin qu’ils ne détruisent pas les espèces rares d’oiseaux et ne vous empêchent pas de chasser. Votre projet était original, et il avait réussi. Mais votre éryx avait été vu non seulement par les paysans superstitieux, mais aussi par Kracheninnikov. En tout cas, lui, il savait bien que la Guivre n’était pas une invention des femmes hystériques, seulement il s’était bien gardé d’en parler au juge d’instruction. Sans doute craignait-il de passer pour un fou. A propos, Tioulpanov, pour moi, dès le début, Kracheninnikov n’était pas suspect. Vous savez pourquoi ? Parce qu’il jetait sur les bords de l’étang des appâts empoisonnés pour le serpent.

— Pourquoi empoisonnés, chef ? s’étonna Anissi. Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?

Fandorine poussa un soupir :

— Et le chat du clerc Serioguine ? Il est évident qu’il a succombé après avoir goûté aux mets distribués par Kracheninnikov. Non, Samson Stépanovitch n’avait pas cru à l’histoire de la Guivre magique et vous avez jugé qu’il serait plus sûr de l’envoyer dans l’autre monde. Entre-temps avait mûri le projet de tout lui mettre sur le dos et vous y étiez presque parvenu. Vous lui avez rendu visite dans sa guérite, lui avez offert du vin empoisonné et avez arrangé le décor selon vos besoins. Vous avez glissé dans la poche du mort un mirliton en jonc, puis apporté une gamelle avec du lait. Quant au sac rempli de souris et de grenouilles, le pauvre Samson Stépanovitch l’avait préparé lui-même, ce qui convenait parfaitement pour votre mise en scène. Mais vous avez oublié votre gourde, et il vous a fallu retourner la chercher. La nature morte au serpent que vous aviez réussi à créer avait fait tellement peur aux témoins qu’ils s’étaient évanouis, si bien que vous avez réussi à subtiliser l’indice s-sans problème. Cependant, vous étiez inquiet. La jeune fille ne vous préoccupait pas beaucoup : elle ne pouvait pas retourner à Baskakovka. Mais il y avait Tioulpanov. Il risquait malgré tout de se pencher sur le procès-verbal du chef de la police et de remarquer la disparition de la gourde. Vous avez alors trouvé une manière habile de vous débarrasser du témoin sans prendre aucun risque. Vous avez conduit Tioulpanov directement vers le trou où habitait le serpent apprivoisé par vous et vous l’avez poussé à…

Antoine Maximilianovitch interrompit l’accusateur.

— Un instant, monsieur ! Vous venez de dire que le serpent était inoffensif. Si je suis le monstre que vous décrivez, votre assistant ne risquait rien en mettant sa main dans le trou.

— L’exemple de Mme Baskakov vous avait donné l’occasion de vous assurer que la peur tuait une personne émotive plus sûrement que le couteau. Tioulpanov ne doutait pas une seconde de l’effet mortel de la morsure et croyait dur comme fer à la paralysie respiratoire. Encore un peu, et il se serait étouffé pour de vrai.

Le secrétaire de gouvernement porta sa main à sa poitrine et prit une profonde inspiration. Seigneur, quel bonheur c’était que de respirer, simplement respirer !

Il y avait là une autre personne parfaitement heureuse : l’idiot. Assis par terre, il caressait affectueusement la besace qui enflait et ondulait. Le reptile de l’Extrême-Orient venait de trouver un nouvel ami bien plus fidèle que celui qu’il avait perdu.

Anissi ne douta pas une seconde que Fandorine eût raison. Il demanda :

— Mais à quoi lui servait de tuer Mme Baskakov ? Qu’est-ce qu’il gagnait avec sa mort ?

— Il y avait un intérêt immédiat. En tant que président de l’Assemblée du district, Blinov a été le premier au courant de la construction d’une ligne de chemin de fer et a compris que Baskakovka deviendrait une mine d’or. La situation de ce monsieur était désespérée. J’ai appris au secrétariat que l’Assemblée de Pakhrinsk était suspectée d’avoir détourné des fonds publics à grande échelle et qu’une inspection allait avoir lieu. Ça sentait le tribunal et la prison. M. Blinov avait terriblement besoin d’argent pour couvrir sa dette. Il a donc mis au point un p-plan habile, très habile. C’est que les circonstances lui étaient si favorables, n’est-ce pas, Antoine Maximilianovitch ? Le fils unique de Mme Baskakov avait été tué. De chagrin, la propriétaire avait développé une maladie du cśur, et elle avait perdu la tête. C’est sans doute elle qui s’est mise à répandre l’idée que la Guivre viendrait chercher la dernière des Baskakov. Peu de temps avant, Petrov avait déniché cette vieille légende. Vous saviez que Barbara Ilinitchna avait hérité de Baskakovka. La jeune fille partageait vos idées sur la nécessité de se mettre au service du bien public, et il ne vous a pas été difficile de lui faire rédiger un testament en faveur de l’Assemblée.

Antoine Maximilianovitch tenta de parer cette nouvelle attaque :

— Remarquez : de l’Assemblée, et non en ma faveur à moi !

— Même Tioulpanov a compris que le répartiteur des biens immobiliers de l’Etat pouvait s’enrichir grâce à la location des lopins.

Anissi fit la moue en entendant ce « même » et Eraste Pétrovitch ajouta :

— Il ne s’agit plus en l’occurrence de pots-de-vin de cinq ou de dix mille, comme vous le supposiez dans votre lettre, Tioulpanov, mais de sommes beaucoup plus importantes. La location de datchas risque de rapporter aux entrepreneurs pas loin de deux cent mille roubles de bénéfice annuel : vous pensez bien qu’ils n’auraient pas hésité à donner un bakchich. Je crains que cette mode de la villégiature ne corrompe définitivement les autorités des régions aux alentours de Moscou. La perspective de faire fortune sans effort est trop tentante.

Fandorine sortit son mouchoir et se frotta le visage, faisant disparaître ses rides ; peu à peu, sa peau terreuse redevint blanche.

— Trois meurtres, Blinov. Tel est le bilan de votre mystification. Pour tuer la malheureuse Mme Baskakov, il a suffi de lui montrer votre serpent exotique. Mais avec Barbara Ilinitchna, il vous a fallu vous salir les mains. Une serviette enroulée, exactement, Tioulpanov. Apparemment, là, votre version du crime est exacte. C’était une idée courageuse que de faire de l’enquêteur moscovite un témoin. Vous avez laissé la Guivre se promener un peu sous la fenêtre, apportant une confirmation supplémentaire à la version « surnaturelle »… Comment s’appelle votre copine ? demanda le conseiller de collège en indiquant la besace qui bougeait dans tous les sens.

Antoine Maximilianovitch avait manifestement compris qu’il ne servait à rien de nier les faits. Ses lèvres se tordirent dans un rictus.

— Victoria… Suis-je en état d’arrestation ?

Fandorine se détourna et dit à mi-voix :

— C’est comme vous voudrez.

Tioulpanov crut avoir mal entendu : il ne s’attendait pas du tout à cela. Le président du Conseil avala sa salive, cligna des yeux. Puis il salua en inclinant légèrement le buste :

— Je vous remercie.

Il saisit son fusil par la bandoulière et s’en alla sans hâte. Sur le chemin, il cueillit une fleur, la sentit. Quelques pas plus loin, les hautes herbes qui dépassaient la taille d’un homme se refermèrent derrière lui.

— Il risque de s’enfuir ? demanda Anissi.

— Où ? Sur les routes ? Pour parcourir notre mère la Russie avec une besace en demandant l’aumône ? Non, ce n’est pas du tout dans les habitudes de ce monsieur. Et en plus, avec le risque de se faire prendre et d’être condamné au bagne à perpétuité. Laissons à Antoine Maximilianovitch cinq minutes et évitons au Conseil d’être compromis en tant qu’institution. Les accidents de chasse ne sont pas rares, hélas.

Fandorine se frotta la joue, marquée par des piqûres de moustiques, et dit d’un air dégoûté :

— Vivement qu’on retourne à Moscou ! Ces séjours en plein air ne me plaisent pas du tout. Les moustiques d’ici, on dirait des piranhas.

— Chef… dit Anissi.

Et il s’arrêta à mi-phrase.

— Qu’y a-t-il encore ?

— A propos d’Angeline, la fille de Kracheninnikov. C’est une jeune fille très bien. Elle a vécu un cauchemar et elle est seule au monde à présent. Si elle reste ici, elle est perdue. C’est trop affreux. Ne peut-on pas faire quelque chose pour elle ?

— D’accord. Prenons cette jeune fille très bien avec nous.

Dans les broussailles, on entendit un coup de feu. Un rapide écho parcourut les marais.

Les épaules d’Anissi tressaillirent. Il se signa trois fois. L’idiot, quant à lui, sembla apprécier ce lointain bruit de crécelle. Tout en caressant sa besace, qu’il ne quittait plus des yeux, il cria :

— Poum-poum-poum !

Et il partit d’un éclat de rire joyeux.

1- Collecteur d’impôt.

0,1 POUR CENT

Cette nouvelle est dédiée

à Patricia Highsmith

1

L’assemblée trimestrielle des institutions judiciaires qui se déroula en présence de Son Excellence ressemblait parfaitement à toutes les manifestations de ce genre, toutes ces cérémonies où l’on dresse les bilans, bref elle rappelait un ballet ennuyeux et solennel dans le genre de Giselle, d’Adolphe Adam.

Le procureur du tribunal fut le premier à exécuter son adagio en déplorant les effroyables statistiques des crimes graves dans la capitale : sept meurtres rien que pendant les trois derniers mois.

Ensuite, le chef de la police criminelle et celui de la police de sûreté dansèrent leur pas de deux optimiste : certes, la criminalité augmentait, mais tous les meurtriers avaient été arrêtés et les organes de la police n’étaient pas responsables des tares de la société.

Son Excellence le général gouverneur commença à somnoler pendant l’exposé du procureur. Pendant celui du chef de la police criminelle, sa tête s’inclina sur sa poitrine, sa perruque glissa sur le côté. Lorsque le colonel de la Sûreté prit la parole, il ronflait déjà. Vladimir Andreïevitch était âgé : plus de quatre-vingts ans.

Lorsque le chef de tous les juges d’instruction moscovites, un homme débordant d’énergie, éleva sa voix puissante par excès de zèle, le prince se mit à mâchouiller dans son sommeil. Aussitôt, un vieillard en livrée avec des galons sortit sa tête de derrière le rideau et menaça le colonel du doigt. C’était le valet de chambre de Son Excellence, le tout-puissant Frol Vedichtchev. Le chef de la Sûreté passa immédiatement de son puissant forte à un pianissimo léger ; quant aux orateurs suivants, c’est tout juste s’ils ne chuchotaient pas.

Eraste Pétrovitch avait fait exprès de s’installer près de la fenêtre. Il regardait les voitures descendre la rue de Tver, suivait des yeux les nuages légers et vaporeux qui flottaient dans le ciel, et écoutait les gouttes printanières tomber sur le rebord. Les discours n’intéressaient absolument pas le conseiller d’Etat. Il connaissait les faits, pouvait prédire les opinions au mot près. Toutefois, lorsque le chef de la police, M. Schubert, prit la parole, Fandorine y prêta l’oreille un instant, tournant la tête vers la tribune non pour entendre son allocution, mais pour observer l’orateur. Celui-ci venait d’être nommé à Moscou.

Pour le moment, on ne pouvait être sûr que d’une chose : Schubert était un homme du monde, courtois. Cependant, Fandorine, qui dans sa vie avait vu un grand nombre de fonctionnaires, comprit immédiatement que celui-ci ne tiendrait pas longtemps à ce poste. Ce général semblait onctueux, fuyant, et manquait de fermeté. Autant de qualités qui rendaient la carrière plus facile à Pétersbourg qu’à Moscou.

L’ayant observé pendant un moment, le conseiller d’Etat s’en désintéressa et se tourna de nouveau vers la fenêtre.

Tout se déroulait comme prévu. Le prince, lui aussi, répondit aux attentes de ses subordonnés, qui ne cessaient de s’étonner de cette étonnante qualité de Son Excellence : comme toujours, à l’instant même où le dernier orateur avait refermé la bouche, le général gouverneur s’éveillait. Il ouvrit les yeux, promena un regard pétillant sur les murs de la salle revêtus de marbre blanc et prononça, d’un air de reproche, sa phrase habituelle :

— Eh bien, mes chers messieurs, il faudra faire un effort. Il y a trop de désordre. Bon, Dieu est miséricordieux. Je remercie tout le monde. Vous pouvez disposer.

Dans le couloir, le chef de la police s’approcha de Fandorine, qui sortait le dernier, et lui dit avec un délicieux sourire :

— Vous n’êtes pas venu chasser dimanche dernier, Eraste Pétrovitch, dommage !

Il s’agissait d’une grande chasse organisée par le gouverneur, qui ouvrait traditionnellement la saison de printemps. Toute la haute société moscovite prenait part à cette sortie, mais Fandorine refusait ce genre de réjouissances.

— Je n’aime pas ça, dit-il. Pourquoi tuerais-je des êtres vivants qui ne m’ont fait aucun mal ?

— Je sais que vous avez des opinions originales, dit Son Excellence, dont le sourire se fit encore plus sympathique. Mais ce n’est pas pour les coqs de bruyère que j’ai regretté votre absence. Avez-vous entendu parler de l’accident ?

— Le décès du prince Borovski ? Oui, on m’en a parlé. Homicide involontaire à la suite d’une imprudence, n’est-ce pas ?

Le général baissa la tête et la voix :

— Involontaire ?

— Pourquoi, il y a des doutes ?

Prenant le conseiller d’Etat par le bras, Schubert l’entraîna près de la fenêtre.

— C’est pour cette raison que je me permets de vous déranger… Voyez-vous, on a découvert de nouvelles circonstances… Afin de ne pas vous faire perdre votre temps, faisons ainsi : vous me racontez ce que vous savez sur la mort de Borovski et moi, je compléterai.

Fandorine tenta de se souvenir des récits qu’il avait entendus dans la bouche de ceux qui avaient pris part à cette chasse.

— Quand les rabatteurs ont fait partir les coqs de bruyère (il y a un terme spécial pour ça, je ne m’en souviens plus), le jeune homme qui se tenait à côté de Borovski a visé trop bas et, par inadvertance, a planté une cartouche à plombs dans la nuque du malheureux. Je crois que le nom de ce tireur infortuné est Koulebiakine : ai-je bien retenu ? (Le chef de la police confirma.) Qu’y a-t-il d’autre ? On m’a dit que ce Koulebiakine était sérieusement éméché après un déjeuner au champagne. C’est sans doute ce qui explique une erreur aussi énorme. Pourquoi donc vous intéresser à une histoire triste, mais absolument banale ? Quelles sont ces nouvelles circonstances ?

— Un témoin s’est présenté.

Le général poussa un profond soupir. Il semblait dépité par la tournure que prenait cette histoire.

— Il est venu avant-hier, reprit-il. Car, le jour de l’accident, on n’avait même pas appelé la police. Tout était clair, les invités faisaient partie de la haute société et, après tout, le chef de la police était présent !

Schubert rit et se frotta la tempe, l’air gêné.

— Je crois que je n’ai pas été à la hauteur. Je viens de la garde, je n’ai jamais travaillé dans la police auparavant. Je me suis contenté de demander à M. Koulebiakine de ne pas quitter son hôtel en attendant la fin de l’enquête.

— Il vit donc à l’hôtel ?

— Au Dusseaux. Il est de Pétersbourg, de passage à Moscou pour régler des questions financières. Il est le neveu et l’unique héritier d’Ivan Dmitrievitch Koulebiakine, l’industriel. Comme vous l’avez sans doute appris par les journaux, son oncle est mort il y a quinze jours, et le jeune homme hérite d’une fortune colossale. Il est célibataire, bien de sa personne et fabuleusement riche. Naturellement, à Moscou, on a fait un cirque inimaginable autour de lui : il était invité à des soirées, à des bals, dans des salons, et on a organisé à son intention une véritable foire aux jeunes filles. Il va de soi qu’il était invité à la chasse. Il vit sur un grand pied. Il a loué une chambre avec une fontaine, à cinquante roubles la nuit, il dépense à droite et à gauche. C’est naturel : une fortune pareille. Dimanche, il était éméché dès le matin, on vous a dit la vérité. D’ailleurs, pendant qu’on plaçait les chasseurs deux par deux, je l’ai vu boire à sa gourde…

— Pourquoi vous arrêtez-vous ? C-continuez.

— Naturellement, personne n’a pu imaginer qu’il y avait préméditation. En effet : Koulebiakine, dans sa situation, à quoi bon ? Par intérêt ? C’est franchement risible. Vengeance personnelle ? Mais il avait rencontré le prince une demi-heure avant la tragédie. J’ai fait mon enquête : c’est le baron Norfeldt qui les a présentés. Aussitôt, ils se sont rendu compte qu’ils étaient tous les deux amateurs passionnés de théâtre, une conversation animée s’est nouée et ils ont demandé eux-mêmes qu’on les place ensemble. Non, cela ne peut pas être une vengeance personnelle. Et pourtant…

Le général fit une pause : deux fonctionnaires de la chancellerie passaient devant eux. Ils saluèrent Eraste Pétrovitch et s’inclinèrent en silence devant le chef de la police. Enfin, ce dernier put continuer.

— Hier, un chasseur est venu chez le chef de la police de la ville de Zvenigorod, un dénommé (Schubert consulta son carnet) Antip Sapryka, qui a déclaré qu’il avait vu de ses propres yeux ce qui s’était passé. M. Koulebiakine dit avoir pressé la détente trop tôt en levant son fusil. Ce chasseur affirme que le geste de Koulebiakine ne laissait aucun doute : il a planté le canon sur la nuque du prince et il a tiré. Le chef de la police a vérifié : depuis l’endroit où se trouvait ce chasseur, on pouvait en effet observer la scène. Naturellement, le témoignage d’un Sapryka ne pèse pas lourd face à la parole d’un jeune homme aussi brillant, mais d’un autre côté, pour quelle raison ce chasseur calomnierait-il Koulebiakine ? C’est un moujik d’un certain âge, de mśurs sobres, et il a une excellente réputation. Il travaille dans le domaine du général gouverneur depuis presque trente ans.

— Cela devient sérieux, reconnut le conseiller d’Etat. Il faut une enquête détaillée.

— C’est bien ce que je dis. Ce n’est pas un coq de bruyère qu’on a tiré, mais le prince Borovksi. Quel homme c’était ! A présent, la moitié des dames moscovites sont en deuil.

— Je sais, Borovski avait une réputation de don Juan. C’est p-peut-être un crime passionnel ? Une histoire d’amour, un triangle fatal, un drame de la jalousie ?

Le chef de la police leva les bras au ciel.

— Tout à fait possible. Mais Borovski avait des goûts raffinés, il ne frayait jamais avec des soubrettes ou des demi-mondaines. Et il était toujours très délicat dans ses liaisons, jamais il n’aurait compromis une dame. Un vrai gentleman. Comment voulez-vous que je m’y prenne ? Mes bourriques ne franchiront même pas le seuil de ces maisons ! Bien sûr, on peut passer par les domestiques, nos limiers savent faire ça. Mais il y a le risque de faire beaucoup de bruit pour un résultat nul. L’intrusion dans la vie privée des familles respectables, la juste colère des dames et de leurs époux… (Schubert frissonna.) Non merci. Tandis que vous, vous êtes chez vous dans ce milieu. Vous pouvez agir avec tact, discrètement. Je serais vraiment heureux de vous voir vous charger de cette affaire. Je vous assure, Eraste Pétrovitch, pour vous ce n’est pas grand-chose et pour moi ce sera un immense soulagement.

Il n’eut pas de mal à convaincre le conseiller d’Etat. La tâche semblait captivante, quoique simple.

2

Naturellement, il commença par se rendre au district de Zvenigorod pour interroger le chasseur.

La conversation se déroula sur les lieux du crime : c’était plus simple ainsi, et aucune oreille indiscrète ne pouvait les surprendre.

Antip Sapryka, un moujik imposant dans la cinquantaine, expliqua posément :

— Le jeune barine ivre se tenait là-bas. L’autre, le grand moustachu, juste devant. Dès que les nôtres ont commencé à faire du bruit et que les coqs de bruyère se sont envolés, le jeune a fait un pas en arrière, comme ça, et je le vois qui vise avec son fusil directement dans la nuque du plus âgé. Le grand, lui, ne s’en doute pas, il tend le cou et guette les coqs de bruyère. J’ai voulu lui crier : « Monsieur, levez votre fusil ! », mais à cet instant il a tiré. C’était fini. J’étais tout glacé. Quel malheur, que je me suis dit. Tronche imbibée, mains tordues ! Qu’a-t-il fait ! Seulement, je me suis aperçu qu’il n’était pas si ivre que ça. Il a regardé partout autour de lui, très prudent. Il ne m’avait pas vu, je me tenais derrière le sapin. Il y avait un bruit d’enfer, tout le monde tirait et lui, l’assassin, il s’est accroupi et il a bougé le mort dans tous les sens, et c’est seulement après qu’il a appelé. Tout s’est passé comme ça, Votre Excellence. Je vous le dis comme à confesse.

On voyait qu’il disait vrai.

Fandorine ne lui posa qu’une question :

— Pourquoi n’avez-vous pas fait de déclaration tout de suite, pourquoi avez-vous attendu le lendemain ?

Le chasseur baissa la tête et poussa un gémissement.

— Ben, c’est que ça fait peur. C’est une affaire de nobles. Je n’avais pas intérêt à m’en mêler. Lui, il a un fusil Meffert à mille roubles, des bottes vernies, une montre de gousset avec une chaîne en or. Il me livrera à ses avocats et j’irai au bagne à sa place. Je n’aurais pas été le dénoncer si le pope ne m’y avait pas obligé. Imbécile que je suis, j’ai été me confesser au père Constantin, je lui ai raconté ce que j’avais vu. Et lui, il me dit : « Ne te charge pas d’un péché, Antip. Honte à toi. Va en ville demain matin et moi, je vais prier pour toi. » Et j’y suis allé… L’enfroqué m’a eu. A présent, il doit le regretter lui-même.

— On ne peut tout de même pas laisser un meurtre impuni, dit Fandorine d’un air distrait en réfléchissant à la stratégie qu’il allait choisir.

A présent, il pouvait rencontrer Koulebiakine.

Le riche héritier avait en effet une fontaine dans sa chambre d’hôtel. Cette belle fleur en marbre avec une nymphe nue se trouvait au milieu du salon et produisait un murmure continu dont Fandorine se lassa au bout de deux minutes.

L’habitant de ce magnifique palais lui fit une impression désagréable : un jeune homme brun à la physionomie avenante, d’une trentaine d’années, fané avant l’âge.

Avec le représentant des autorités, Athanase Koulebiakine se montra décontracté et même insolent, surtout qu’on ne lui avait pas encore fait part du témoignage de Sapryka.

— Oui, désolé. J’ai trébuché sur un terrain plat et le fusil m’est tombé des mains. J’avais abusé du cognac, voilà. Avez-vous eu l’occasion de goûter du Martell quarante ans d’âge ? C’est du charbon ardent ! On a l’impression de planer sur un nuage, tout est plongé dans une brume délicieuse.

Assis dans son fauteuil, jambes croisées, l’assassin balançait son pied chaussé d’une pantoufle brodée, n’essayant même pas de simuler un choc ou une émotion quelconque.

— Que peut-on y faire ? J’ai joué de malchance. C’est le destin, le fatum. L’hiver dernier, à la chasse chez le grand-duc, le comte Vrede a troué lui aussi le cavalier de la garde Saltykov. Vous n’avez pas lu cette histoire ? Le comte a été condamné par son curé à faire pénitence. Moi aussi, j’irai me confesser, évidemment. (Koulebiakine se signa d’un grand geste.) J’allumerai dix cierges de quinze kilos chacun. Et je ne me limiterai pas à cela, parole de gentleman. On raconte que le défunt avait beau être prince, il n’avait pas un grand revenu. Je m’apprête à offrir à la veuve vingt ou trente mille roubles pour la dédommager de ce tragique malentendu. D’après vous, acceptera-t-elle ? Je pense que oui. Bien sûr, il y a son orgueil d’aristocrate et tout le tralala, mais c’est tout de même une somme. Sa situation ne lui permet pas de faire la fine bouche…

Fandorine l’interrompit au milieu d’une phrase, ce qui fit l’effet d’une douche froide :

— Il y a un témoin qui vous a vu viser la nuque du prince avant de tirer.

Il croisa les doigts, observant la réaction de son interlocuteur.

Koulebiakine s’étrangla, cligna des yeux, cessa de balancer son pied, se redressa dans son fauteuil.

— Un témoin ? demanda-t-il, tendu. Ce n’est pas possible.

Eraste Pétrovitch dut constater qu’il était inquiet, mais pas outre mesure.

— Un des chasseurs, qui se tenait à une dizaine de pas à votre g-gauche, sous un arbre.

Le suspect se rejeta sur le dossier du fauteuil et agita sa main d’un air insouciant.

— Ah, il y a de quoi s’inquiéter ! Il devait être ivre, votre chasseur, il a eu une vision. Ou encore, il a appris que j’étais riche et il veut me faire chanter. Quelle idée ! Et pour quelle raison aurais-je vidé deux canons de plombs dans la tête d’un homme que je connais à peine ?

Le conseiller d’Etat n’avait rien à répondre.

D’après les quelques renseignements qu’il avait réussi à glaner, le crime passionnel semblait exclu. Il ne s’agissait pas du tout de ce genre de personnalité. Le jeune homme ne fuyait nullement les plaisirs de la chair, mais préférait l’amour-marchandise à l’amour-passion et, d’après les rumeurs, avait une idée tout ce qu’il y a de plus cynique du beau sexe. Des gens comme ça ne tuaient pas par jalousie ni pour venger l’honneur d’une femme.

En un mot, la rencontre dans le bel appartement à la fontaine n’apportait aucun élément nouveau à l’enquête.

Hormis la conviction absolue que Koulebiakine mentait, à la différence du chasseur. Il n’avait pas tué le prince par hasard, mais avec préméditation, de sang-froid.

Mais pour quelle raison, en effet ?

Dans quel cas un homme en tue-t-il un autre volontairement ? Ainsi que le disait feu Xavier Grouchine, le premier maître d’Eraste Pétrovitch dans les affaires policières, il fallait qu’il y ait « passion, intérêt, vengeance ou danger ». Mais Fandorine avait beau chercher, il ne trouvait pas la moindre présence d’aucun de ces motifs.

Il existe des hommes dégénérés qui prennent plaisir à tuer, surtout s’ils peuvent le faire impunément. Ce genre de maladie mentale frappe deux types humains : ceux qui ont versé beaucoup de sang à la guerre et ceux qui depuis la petite enfance aiment faire souffrir. Or, Athanase Koulebiakine n’avait jamais servi sous les drapeaux, sans parler de guerre. Et, selon les renseignements fournis par la police de Saint-Pétersbourg en réponse à ses questions détaillées et classées par rubriques, le jeune homme n’avait jamais manifesté de pulsions sadiques. La justice connaissait bien Koulebiakine, noceur invétéré, qui avait déjà signé des lettres de créance sans provision et avait fait de la prison pour dettes. Mais il ne fouettait pas les prostituées, ne frappait pas ses domestiques et n’avait jamais été mêlé à un accident mortel auparavant. Le juge d’instruction moscovite, vieil ami d’Eraste Pétrovitch, interrogea même ses camarades de lycée, mais en vain : petit, Koulebiakine ne torturait pas les chats ; il n’avait jamais pendu de chien ni fait cuire des rats à petit feu. C’était un enfant espiègle, capable de vous bourrer le mou. En quatrième, il avait réussi à coller le professeur de dessin à sa chaise. Mais on ne lui avait jamais remarqué aucune cruauté pathologique.

Fandorine comprit qu’il devrait s’occuper de cette affaire sérieusement, et que pour cela il lui faudrait se rendre à Saint-Pétersbourg.

3

Après deux jours à la capitale, la biographie de Koulebiakine ne présentait plus de secret pour le conseiller d’Etat.

A dire vrai, celle-ci était sans grand intérêt. Le jeune homme, renvoyé pour piètres résultats et mauvaise conduite, n’avait pas terminé le lycée. Il avait ensuite travaillé sans succès dans six institutions différentes où il était chaque fois admis sur la recommandation de son oncle qui ne désespérait pas de transformer ce polisson en un bon membre de la société. Il ne pouvait se fixer nulle part et fut régulièrement jeté dehors à la suite d’un scandale. A la fin, Koulebiakine senior avait capitulé, cessant de s’occuper de son neveu. Ces derniers temps, il avait même fait savoir qu’il songeait à modifier son testament pour léguer son immense fortune à des śuvres de bienfaisance. Cela dit, il n’avait pas semblé pressé de mettre sa menace à exécution, car n’étant pas âgé il avait l’intention de vivre encore longtemps.

Mais le sort en avait décidé autrement. Une quinzaine de jours auparavant, il avait dîné au yacht-club avec un groupe d’amis. Soudain, il s’était senti mal, avait perdu connaissance et était décédé sur le chemin de l’hôpital. Le décès avait été provoqué par une crise cardiaque.

Voyons, voyons, se dit Eraste Pétrovitch. Et il se mit à creuser plus profond.

Il découvrit une circonstance inexplicable : on n’avait pas pratiqué d’autopsie. Compte tenu de la fin subite du milliardaire, c’était pour le moins étrange.

Puis, en lisant le procès-verbal dressé par l’agent de police, il apprit que parmi les compagnons de bouteille du millionnaire il y avait un certain Dr Boukvine, médecin connu, professeur et sommité en cardiologie. Il avait tenté de venir en aide à l’agonisant et, lorsque Koulebiakine senior eut rendu l’âme, avait constaté tous les signes d’une rupture d’anévrisme. On pouvait donc parfaitement comprendre le policier qui avait décidé d’autoriser l’enterrement sans autopsie : dans aucune morgue on n’aurait fait une expertise plus sûre.

Or, le fonctionnaire venu de Moscou se permit de mettre en doute cette expertise. Avec l’autorisation du procureur, il ordonna d’ouvrir la tombe et d’exhumer le corps.

Et alors ? L’expertise du médecin légiste permit de découvrir dans les tissus du défunt une dose anormalement élevée d’acide prussique.

Il avait été empoisonné !

Un télégramme fut immédiatement envoyé à Schubert, le chef de la police :

Koulebiakine doit rester assigné à résidence. J’ai l’intention de tenter une expérience. Fandorine.

4

Ainsi, une semaine avant le coup de feu d’Athanase Koulebiakine qui avait coûté la vie au prince Borovski, un autre assassinat avait eu lieu, dont l’héritier tirait un avantage immédiat.

L’acide prussique à haute dose est un poison violent qui agit vite. Dans la mesure où l’oncle s’était senti mal à la fin d’un dîner entre amis qui s’était prolongé, il était difficile de supposer que son neveu l’avait empoisonné avant, chez lui par exemple. Il apparut d’ailleurs que, depuis belle lurette, le jeune homme dévoyé était interdit d’entrée chez son oncle. Athanase n’était pas présent au restaurant. Il avait un alibi solide : trois jours avant la mort de son oncle, il s’était retrouvé derrière les barreaux, ses créanciers ayant réussi à le faire jeter en prison. Dieu sait combien de temps il y aurait passé, car son oncle n’avait pas l’intention de le racheter.

Eraste Pétrovitch avait justement besoin de monter une expérience pour élucider ce mystère.

Il décida de reconstituer cette malheureuse soirée dans les moindres détails, de sonder le cśur du professeur Boukvine et des autres connaissances du défunt, d’étudier le comportement du personnel. Le conseiller d’Etat soupçonnait particulièrement ce dernier. N’avait-il pas été acheté ? Il est facile pour un maître queux, et plus encore pour un serveur, de jeter du poison dans un plat ou un verre de vin.

S’il s’avérait que Koulebiakine avait tué son oncle, fût-ce par personne interposée, alors Fandorine pourrait formuler son idée sur le motif du second meurtre, celui de la partie de chasse : un motif sans doute un peu compliqué, mais pas tout à fait fantastique. Des cas de ce genre se présentaient quelquefois en criminologie et il avait déjà rencontré dans sa pratique d’enquêteur des histoires encore plus extraordinaires.

Un homme qui a réussi un crime habilement monté peut éprouver un sentiment de toute-puissance, de supériorité sur le troupeau humain qu’il juge pitoyable, obtus, docile. Il a alors l’impression de diriger secrètement le monde en faiseur de destins clandestin, et jouit de ce pouvoir illimité purement imaginaire. C’est une sensation très forte qui a constamment besoin d’être alimentée. Je peux faire tout ce que je veux, la loi est impuissante contre moi, se dit le maniaque. Et il dépose une machine infernale au milieu de la foule, sachant qu’on ne le trouvera jamais, car on se lancera à la recherche de terroristes. Ou bien, à un raout, il verse du poison dans un des verres sur le plateau, avec un sourire méphistophélique, uniquement pour voir qui sera choisi par le fatum.

Sans doute, pour quelqu’un qui se trouve dans cette position démente, abattre en plein jour à bout portant un homme presque inconnu, un prince de surcroît, et s’en sortir indemne, présentait un plaisir vertigineux. En effet, à moins de prouver la préméditation, le meurtrier n’encourait guère de châtiment. On frémissait rien qu’en pensant à la distraction qu’il se choisirait la prochaine fois.

L’accident de chasse n’offrait aucune prise à l’instruction. Il était facile de prévoir le verdict : après avoir entendu l’accusé et l’unique témoin, on déciderait de classer l’affaire sans suite faute de preuves, appliquant au prévenu la formule juridique inoffensive : « Demeure suspect ». Ou encore, très probablement, Koulebiakine exigerait d’être jugé par la cour d’assises et ces beaux parleurs d’avocats lui obtiendraient l’acquittement.

Non, c’est seulement ici, à Saint-Pétersbourg, que Fandorine avait une chance de démasquer le criminel, et il décida de la saisir.

Etant donné les résultats de l’exhumation, et les conclusions graves qui s’imposaient, aucune des trois personnes ayant participé au dîner fatidique n’avait osé refuser son invitation. Pourtant, tous étaient des gens importants, occupés.

Frank, directeur de banque, annula une réunion du comité. Lioubouchkine, conseiller secret, déplaça une mission. Le professeur Boukvine arriva spécialement de Moscou. Il vivait sur deux maisons et sur deux villes, donnant des consultations et réalisant des opérations à tour de rôle dans chacune des deux capitales.

Naturellement, on fit venir le même cuisinier et le même serveur.

Ils s’assirent. Fandorine prit la place du défunt. Tout se déroulait très lentement, Eraste Pétrovitch ayant insisté pour reconstituer le dîner dans le moindre détail, et les trois hommes se disputaient sans cesse.

— Non, permettez, Excellence, disait le banquier, je me rappelle parfaitement que vous avez d’abord fini le bortsch et seulement ensuite goûté la tourte.

Un agent placé à la cuisine observait les gestes du cuisinier, qui devait préparer exactement les mêmes plats.

Un autre agent suivait le serveur comme une ombre.

Le conseiller d’Etat pensait que le plus facile était de verser du poison dans la liqueur de sorbier : son goût amer masquait celui du poison. Mais les témoins affirmèrent tous comme un seul homme que Koulebiakine n’avait pas pris d’alcool.

Ils reconstituèrent le contenu des propos de table, mais là non plus, il n’y avait rien à quoi s’accrocher. Le dîner était donné en l’honneur de Boukvine, qui avait l’intention d’adhérer au club. Les membres du comité directeur, Frank et Lioubouchkine, connaissaient le docteur depuis très longtemps, le président le voyait pour la première fois. Ils avaient parlé voiles et modèles de yachts, vins, santé (chose inévitable dès lors qu’il y a un médecin à table), évoqué l’emprunt russe en France. Il n’y avait eu ni dispute ni discussion.

Eraste Pétrovitch observait attentivement, écoutait et perdait de plus en plus contenance. Etait-il possible que son expérience ne donnât aucun résultat ?

Ce fut le docteur qui lui asséna le coup de grâce, au moment où le serveur apportait un plat de fruits secs et le posait devant Fandorine en disant :

— Monsieur en avait demandé, avant l’esturgeon.

Le professeur frappa du plat de la main sur la table en s’écriant :

— Vous dites un empoisonnement à l’acide prussique ? (Tous tressaillirent.) Mais bien sûr ! Ah, quelle erreur impardonnable pour un médecin qui a trente ans d’expérience ! Les symptômes sont tellement semblables : une douleur aiguë ici, vertige, nausée, puis respiration difficile, souffle court, douloureux et, bientôt, l’arrêt cardiaque. Etant donné que pendant le repas, Ivan Dmitrievitch s’était plaint de son angine de poitrine… Bon, cela ne sert à rien de me justifier, je me suis trompé dans ma conclusion, je le reconnais. Cela peut arriver à tout le monde. Ce n’est pas de ça qu’il s’agit ! Messieurs, il n’y a pas eu d’empoisonneur ! Vous vous rappelez que notre défunt président avait commandé des abricots ?

— Oui, c’était dans son habitude, répondit le banquier. Avant les plats chauds, Ivan Dmitrievitch exigeait toujours des abricots secs. Il les mettait à côté de lui et les mangeait à sa manière un peu spéciale : uniquement les noyaux, après les avoir décortiqués, tandis qu’il laissait la chair.

— Exactement, confirma le serveur. Nous lui connaissions en effet cette habitude. Il en prenait au moins trois livres par repas, si on compte le poids des fruits entiers. Les noyaux seuls pesaient moins, naturellement.

— Excusez-moi, quel rapport avec notre affaire ? demanda Fandorine en dévisageant le grand cardiologue avec étonnement.

Le médecin se mit à rire :

— Un rapport direct. Savez-vous, mon cher monsieur, que les noyaux d’abricot contiennent de l’acide prussique ? En toute petite quantité, si bien qu’il est difficile de s’empoisonner avec, il faut pour cela avaler plusieurs centaines de noyaux. Mais parfois, très rarement, on tombe sur des noyaux anormaux qui en contiennent une quantité beaucoup plus élevée. Je le sais, car pendant la guerre contre les Turcs, un de nos aides-soignants s’est gravement intoxiqué en mangeant trop de noyaux, on l’a sauvé in extremis. S’il avait eu le cśur moins solide, il y serait passé.

— C’est juste ! s’écria le conseiller secret en levant les mains au ciel. Vous vous rappelez, messieurs ? Après avoir avalé un noyau, il avait fait la grimace en disant : « Ce qu’il est amer, pouah ! »

Le conseiller d’Etat rentrait à Moscou bredouille. Sa conviction quant à la culpabilité de Koulebiakine avait été bien ébranlée. Il n’y avait ni indice ni piste. Apparemment, il n’avait rien à voir avec la mort de son oncle. Peut-être qu’après tout il avait tué Borovski sans préméditation ? Le chasseur avait dit qu’il avait d’abord reculé et examiné le cadavre et que c’est seulement après qu’il avait appelé. Et alors ? Cela pouvait être le comportement d’un homme ivre complètement hébété ou au contraire d’un homme en état de choc. Dans ce genre d’états, on peut agir de manière très étrange, surtout vu de l’extérieur…

C’était un compartiment à deux places.

En face de Fandorine se trouvait un homme corpulent avec une barbiche. Au début de leur voyage, il s’était présenté, mais Eraste Pétrovitch n’avait pas retenu son nom, car il avait l’esprit ailleurs et était dépité. Un professeur adjoint ou un privat-docent.

Ce professeur adjoint, ou privat-docent, était triste, lui aussi, il soupirait sans cesse en silence. Mais, à la fin, il céda à la tentation bien russe de s’ouvrir à un compagnon de hasard.

Il s’adressa à Fandorine en ces termes :

— Je vois que vous aussi, vous êtes d’humeur plutôt mélancolique ?

5

Quatre semaines plus tôt, dans ce même compartiment, se déroulait une conversation qui avait commencé de la même manière.

Deux hommes qui ne se connaissaient pas se rendaient de Moscou à Pétersbourg. Tous les deux tiraient une mine maussade. Au début, ils se taisaient. Puis le plus âgé des voyageurs regarda soudain son compagnon et lui dit :

— Eh, mon cher monsieur, à votre visage je vois bien que vous en avez gros sur le cśur. Voulez-vous un peu de ce breuvage revigorant ?

Il avait ouvert sa sacoche où un petit compartiment bien pratique était réservé à chaque chose : affaires de toilette, petits verres, petites brosses, fioles de toutes sortes parmi lesquelles il s’était même trouvé une gourde avec du cognac. On voyait bien que c’était un homme ordonné, bien organisé et qu’il avait l’habitude de voyager.

Le jeune accepta volontiers. Ils burent un premier verre sans manger (« a cappella », selon l’expression du plus âgé), un deuxième avec une rondelle de citron, un troisième avec du chocolat, un quatrième en fumant un cigare. Ils s’aperçurent alors que la gourde était vide.

Ivre, non pas à cause de la quantité de cognac, mais pour avoir expédié ce rituel à la vitesse record, le plus âgé demanda soudain :

— Dites, avez-vous déjà eu envie de tuer un homme ? Une envie féroce, à en avoir les doigts qui tremblent, à grincer des dents…

Le jeune tressaillit, regarda son compagnon de bouteille avec angoisse :

— Comme c’est étrange que vous en parliez maintenant… J’y pensais justement…

Il s’arrêta.

Le plus âgé poursuivit ses épanchements sans accorder grande attention à ses propos.

— Je vais vous raconter…

Il se pencha sur la table, son visage lisse se convulsionna.

— Je dois le raconter à quelqu’un. Cela me brûle de l’intérieur.

Et il se mit à raconter fiévreusement, en sautant du coq à l’âne :

— Seigneur, comme je le hais ! Cette tête idiote, avenante, ce regard de conquérant ! Comment a-t-elle pu ! Elle si chaste, elle qui a une âme si sensible !

Il n’y avait rien de spécialement captivant dans son récit : une histoire ordinaire d’homme mûr qui avait eu la bêtise d’épouser une jeune demoiselle dont il était fou amoureux. Naturellement, au bout de quelque temps elle s’était éprise d’un autre, un beau mondain de Moscou qui avait la réputation d’être un croqueur de cśurs.

— Elle n’y est pour rien, affirmait le plus âgé, cherchant à convaincre son auditeur qui l’écoutait avec une attention soutenue. C’est lui qui est coupable, ce Satan, ce séducteur. S’il pouvait crever… Ou si je trouvais le moyen de le tuer de mes propres mains, ce serait encore mieux. Mais en échappant à la loi ! bredouilla le passager sans se rendre compte que son visage était inondé de larmes.

Là, le jeune homme coupa l’ennuyeuse confession du cocu.

— Ecoutez, dit-il en se tournant en direction de la porte et en baissant la voix. C’est le destin qui nous a réunis. Vous pouvez vous débarrasser de votre offenseur. Et il ne vous arrivera rien. Parole d’honneur.

— Pourquoi vous moquez-vous d’un homme devenu fou de chagrin ? demanda son compagnon d’un air tragique. C’est cruel !

— Je ne me moque pas ! (Le jeune était si ému qu’il contenait à peine un tremblement nerveux). Ecoutez-moi sans m’interrompre ! C’est moi qui tuerai l’homme qui a séduit votre femme. En contrepartie, vous tuerez celui qui m’empêche de vivre, moi ! Mon oncle, un Gobseck avare et sans cśur ! Nous nous aiderons l’un l’autre. Vous récupérerez votre femme et moi, je serai riche.

— Vous dites ça sous l’effet du cognac, mais après, une fois les vapeurs d’alcool dissipées, vous ferez marche arrière, remarqua le plus âgé après réflexion. Qu’est-ce que l’appât des richesses auprès des souffrances d’un cśur offensé ? Si encore vous étiez en train de mourir de faim, mais non, vous voyagez en première classe, vous avez un diamant à votre épingle à cravate.

Le jeune homme sortit l’épingle, la jeta sur la table, en colère.

— C’est de la pacotille, une vie à crédit ! Demain, ce diamant sera déposé au mont-de-piété, ou bien je me retrouverai en prison. Croyez-moi, je ne suis pas ivre. Et si je vous donne ma parole, je ne reculerai pas. En tuant votre ennemi, j’imaginerai que j’ai devant moi mon cher oncle. Et vous, vous n’avez qu’à imaginer que mon oncle est votre offenseur. Seulement, attendez ! dit-il, pris soudain de doute.

Son regard glissa sur la figure pacifique de son interlocuteur.

— Etes-vous capable de tuer ?

— Je n’ai pas le choix. Sans cela je deviendrais fou ou je me suiciderais. J’aime votre idée.

L’homme plus âgé se calmait de minute en minute, sa voix se fit plus ferme.

— Ce sera un double crime parfait. Quelque chose de ce genre est décrit dans un roman américain, je ne me souviens plus de son titre. Aucun motif, aucun lien entre le meurtrier et sa victime. Le prince ne vous connaît pas, votre oncle ne me connaît pas. Même si on soupçonne l’un de nous deux, il sera impossible de prouver la préméditation. La probabilité de l’échec est de 0,1 pour cent : il faudrait un concours de circonstances particulièrement malheureux. Dans ces conditions, je suis prêt à prendre le risque.

En guise de réponse, le jeune lui serra la main. Ce fut une poignée de main bien forte.

— Eh bien, parlez-moi de votre oncle. (L’homme plus âgé ouvrit un calepin.) Son mode de vie, ses habitudes. Alimentaires, surtout. Je suis médecin, le plus facile pour moi est de recourir au poison. Qu’est-ce qu’il aime manger ?

— Le diable seul le sait. Non, attendez. Le vieil imbécile adore les noyaux d’abricot. Faute de casse-noix, il les croque avec ses dents. Ça me donne la nausée de le voir ouvrir le noyau et envoyer son contenu dans sa bouche avec ses doigts boudinés…

6

Le privat-docent (et non professeur adjoint) tortura longtemps Fandorine en lui racontant les intrigues qu’il subissait à la faculté de théologie. Eraste Pétrovitch faisait semblant d’écouter en égrenant son chapelet chinois.

Deux heures ou presque de ce récit dramatique valurent au conseiller d’Etat un moment de somnolence. Il s’endormit un bref instant, mais aussitôt, un bruit sec le réveilla : son chapelet avait glissé de sa main, tombant par terre.

Il dut se pencher sous la petite table, tâter le sol malpropre.

— Diantre, je n’y vois rien ! jura Fandorine. Ne pourriez-vous pas me passer vos allumettes ?

Comment ce maudit chapelet avait-il fait pour tomber dans le coin opposé ? Ses perles vertes brillaient faiblement.

— Regardez, une épingle à cravate, dit Fandorine en montrant sa trouvaille à son compagnon de route. C’est un passager qui l’a perdue. Il faut la remettre au chef de voiture.

— Faites voir…

Le privat-docent saisit le bijou, le tourna entre ses doigts, le regarda à la lumière.

— Non, il n’est pas question de le confier au chef de voiture. C’est un vrai diamant, il vaut au moins cinq cents roubles. Le chef de voiture est un escroc, il le volera. Faisons autre chose, dit-il en rendant l’épingle au conseiller d’Etat. Sur cette ligne, on a coutume de noter les noms des passagers de première classe sur un registre spécial qui est gardé par le chef de train. Justement pour le cas où l’on découvrirait dans un compartiment un objet perdu ou oublié. En janvier, j’ai fait tomber par terre un dossier avec mes cours et je ne m’en suis rendu compte qu’à la maison. Je pensais qu’il était perdu, mais que pensez-vous ? On me l’a restitué. D’après les règles du chemin de fer, la liste des passagers est conservée durant un mois.

— Vous me conseillez donc de la remettre au chef de train ? demanda Eraste Pétrovitch en réprimant un bâillement.

— Nullement. L’homme est faible.

Le théologien leva le doigt, faisant comprendre qu’il était bien placé pour connaître la nature humaine.

— Il est bien dit : « Ne nous soumets pas à la tentation. » Demandez au chef de train à consulter son journal de bord et relevez le nom des passagers qui ont voyagé dans notre compartiment ce dernier mois. Qu’on vous fasse une liste. Et c’est la police qui se chargera de contacter ces gens.

— Vous avez raison. C’est ce que je vais faire, répondit Fandorine dans un soupir.

— Et ce sera là une action noble, véritablement chrétienne. Pas du tout comme notre cher adjoint du recteur qui, figurez-vous, m’a convoqué pour me dire…

Le privat-docent avait repris son interminable monologue.

LE FIVE O’CLOCK

À BRISTOL

Cette nouvelle est dédiée

à Agatha Christie

Le football, ce jeu dont les amis britanniques de Fandorine lui avaient rebattu les oreilles, n’avait en réalité aucun intérêt. Ce n’était pas un sport, mais une manière de lutte des classes : une foule de gens en tricot rouge se jetait sur une autre foule en tricot blanc, et à cause de quoi ? D’un ballon en cuir de porc ! Une vraie compétition sportive, que ce soit la boxe, le lawn-tennis ou la course cycliste, est l’héritière des tournois médiévaux. Pendant le match de football, en revanche, chacun pouvait se faire attaquer par deux ou trois personnes à la fois. C’était tout sauf chevaleresque ! Et les spectateurs étaient à l’avenant. Ils hurlaient, gesticulaient, sautaient sur les bancs. On aurait dit des Papous et non des Britanniques.

Persuadé que ce jeu n’avait aucun avenir, Eraste Pétrovitch quitta le stade sans avoir su si l’équipe locale réussirait à faire partie de la Ligue occidentale, dont il ne savait par ailleurs strictement rien.

En réalité, ce ne fut pas le jeu qui démoralisa le fonctionnaire moscovite en vadrouille, mais le sentiment de solitude absolue, irrémédiable qui s’empara de lui au milieu de cette multitude humaine.

Naturellement, il avait l’habitude de vivre en solitaire, mais trop, c’était trop : un pays étranger, une ville inconnue, l’écroulement de toute son existence passée, un flou total quant à son avenir et, en plus, ce sentiment humiliant d’être sans le sou, sentiment dont Fandorine s’était déshabitué.

Eh oui, il n’aurait pas dû défier les autorités. Deux mois auparavant, il était une personne influente et frôlait l’avancement au poste de chef de la police de Moscou, et à présent, il n’était plus personne. A trente-cinq ans, il devait repartir à zéro.

Il ne faisait pas de doute pour lui que cette vie nouvelle, il allait la commencer dans le Nouveau Monde. Cela allait de soi. Encore fallait-il y arriver, et ce n’était guère facile !

En attendant, le conseiller d’Etat en disgrâce restait à Bristol, d’où partaient pour New York des bateaux de la compagnie City-Line. Cela faisait plus de quinze jours qu’il attendait son serviteur japonais.

Il avait dû quitter Moscou en toute hâte, sans même attendre que sa demande de démission soit agréée. Il n’avait aucune chance de toucher son salaire ni les récompenses qui lui étaient dues, or il n’avait amassé aucun pécule durant les années de son travail. Il possédait juste une petite maison rue Saint-Nikita, maison que Massa était justement chargé de vendre. Cet argent suffirait pour deux ans, et pendant ce temps il pourrait apprendre un nouveau métier. Par exemple, celui d’ingénieur.

Une autre voie, plus simple, vers l’indépendance financière passait par Wiesbaden ou Monte-Carlo. Il aurait suffi à Fandorine, avec sa chance phénoménale aux « games of chance », de passer une journée à jouer à la roulette pour n’avoir plus jamais à gagner sa croûte. Une seule chose le gênait : le sentiment que ce serait malhonnête. Eraste Pétrovitch avait un peu honte de son don exceptionnel, il essayait de ne l’utiliser que dans les cas de nécessité extrême, et n’avait nulle intention de se faire maquereau de la Fortune.

Aussi en était-il réduit à circuler en omnibus, à ne fumer que la moitié d’un cigare à la fois et, au lieu de vivre au Royal Hotel, à louer une chambre avec pension (déjeuner et thé) pour une livre deux shillings et six pence par semaine.

Il est vrai que le quartier était tout à fait convenable, en fait le meilleur de la ville. Situé sur une colline, il abritait des hôtels particuliers sans intérêt aucun pour ce qui était de leur architecture, mais entourés de magnifiques jardins. Au bout d’une semaine, l’ex-conseiller d’Etat avait la nausée à force de se promener dans les allées ratissées et de contempler l’unique monument de la ville : un pont de cent cinquante mètres de long suspendu au-dessus de l’Avon.

C’était le début d’avril. Les arbres arboraient de petites feuilles fraîches et brillantes, les gazons étaient d’un vert insoutenable. En se promenant au milieu de cette magnificence, Eraste Pétrovitch tirait une tête de novembre.

L’unique consolation de l’exilé, c’était le thé qu’il prenait tous les jours avec sa logeuse, Mlle Palmer.

Pourtant, lorsqu’ils s’étaient rencontrés la première fois, il l’avait trouvée complètement gâteuse.

Une petite vieille toute maigre, semblable à une poupée de porcelaine, lui avait ouvert la porte. En apprenant que le visiteur venait pour louer une chambre, ayant lu son annonce dans le Western Daily Press, elle avait arrangé ses petites lunettes et, toisant ce grand brun de ses yeux bleu clair, avait demandé après hésitation :

« Jouez-vous de l’harmonica, monsieur ? »

Fandorine, qui s’était déjà habitué aux bizarreries des Anglais, avait secoué la tête en signe de négation. Et la dame de poursuivre son interrogatoire :

« Vous avez sans doute pris part à la défense de Khartoum ? »

Eraste Pétrovitch s’était raclé la gorge pour surmonter son irritation croissante (il avait tout de même une dame en face de lui !), et avait remarqué avec une certaine réserve :

« Si vous louez la chambre uniquement aux d-défenseurs de Khartoum et aux joueurs d’harmonica, vous auriez dû l’indiquer dans l’annonce. »

Il était certain de repartir bredouille. A deux reprises déjà, en apprenant qu’il était étranger, les propriétaires avaient refusé de lui louer la chambre, or les maisons qu’il avait visitées auparavant étaient plus modestes : celle-ci, entourée d’un parc, avec un portail en fer forgé surmonté d’armoiries où était représenté un ours massif coiffé d’une couronne de comte, était somptueuse. Il n’aurait même pas dû monter jusqu’à cet aristocratique Clifton.

« Bienvenue, monsieur, avait dit alors la vieille dame en le laissant entrer. Vous venez de Russie, je suppose ? J’aurais dû m’en douter. Vous êtes officier ou fonctionnaire militaire ? »

Jusque-là, Eraste Pétrovitch était persuadé qu’il parlait l’anglais sans accent. Il se sentit décontenancé.

« C’est à ma prononciation que vous l’avez deviné ?

— Non, monsieur. A l’expression de votre visage et à votre façon de vous tenir. Vous savez, j’étais infirmière à Sébastopol et j’y ai vu nombre de vos compatriotes. Un capitaine prisonnier m’a même fait la cour. Cela s’explique sans doute par le fait qu’il n’y avait pas d’autres femmes, ajouta-t-elle, modeste. De toute façon, cela n’a eu aucune conséquence. »

Ce souvenir avait fait rosir légèrement les joues fanées de la vieille dame et, grâce à ce capitaine anonyme qui, quarante ans auparavant, avait flirté avec l’Anglaise, Fandorine réussit enfin à trouver un toit.

« Je n’occupe que ce petit bâtiment dans l’hôtel particulier de lord Berkeley, il n’y a même pas de remise. Mais vous n’avez pas beaucoup de bagages, n’est-ce pas ? » s’était enquise la perspicace vieille dame.

Avec le temps, il découvrit que Mlle Palmer était extraordinairement observatrice et clairvoyante. Il comprit également les étranges questions qu’elle avait posées le jour de leur rencontre.

C’est tout récemment qu’elle s’était décidée à prendre un locataire, et elle avait eu deux expériences malheureuses. Le premier passait sa journée à jouer de l’harmonica, le second, qui avait assisté à un massacre à Khartoum en 1885, souffrait de cauchemars. Chaque nuit, des cris terribles retentissaient dans la maison : « A bas Issa ! » et « Allah Akbar ! » Pour échapper aux couteaux recourbés, le malheureux reniait le Christ, encore et encore.

Chaque après-midi, de cinq à six, Mlle Palmer offrait du thé à son locataire. La vénérable boisson, déjà pas très forte, était coupée de lait, ce qui achevait de la gâter ; quant aux crackers, ils s’émiettaient et collaient aux dents. En revanche, la conversation de la vieille dame était délicieuse. Eraste Pétrovitch faisait tout pour ne jamais manquer ce moment.

Dès les premiers jours, sa logeuse lui narra son histoire.

Elle avait connu un sort triste et beau qui, hélas, n’échoit que trop fréquemment aux femmes véritablement nobles.

Janet Palmer ne se souvenait pas de ses parents, on pouvait même dire qu’elle ne les avait pas connus. Son père, officier subalterne dans les dragons, était tombé à Waterloo. Il venait de se marier, sa veuve n’avait que dix-huit ans. Elle était enceinte et la terrible nouvelle avait provoqué un accouchement prématuré. On n’avait pas réussi à sauver la parturiente. Tout le monde prédisait une mort rapide à la fillette née dans des circonstances aussi tristes, mais la petite s’était accrochée à la vie. Le colonel lord Berkeley, chef du régiment où servait feu son père, l’avait adoptée et élevée avec ses propres enfants. Janet était si reconnaissante à son bienfaiteur que, lorsque celui-ci, victime d’une attaque d’apoplexie, s’était retrouvé paralysé, elle était restée auprès de lui afin de rendre sa fin moins pénible : après tout, la gratitude imposait bien des devoirs !

La « fin » s’était étalée sur vingt ans. L’homme qui aimait Janet avait d’abord admiré son sacrifice et lui avait promis d’attendre aussi longtemps qu’il le faudrait. Mais la patience a ses limites. Lorsque le vieux lord mourut enfin et que Mlle Palmer recouvra sa liberté, il était trop tard.

Le comte lui avait légué une bonne part de sa fortune, mais ses enfants légitimes avaient entrepris de contester le testament en entamant un procès. Sans doute n’auraient-ils pas gagné, car les dernières volontés du défunt avaient été rédigées selon les règles, mais l’héritière avait d’elle-même renoncé à cette fortune, considérant qu’elle n’avait pas mérité une telle récompense. Après tout, elle n’avait fait qu’accomplir son devoir.

Le fils aîné du défunt, l’actuel lord Berkeley, l’avait alors dédommagée en mettant à sa disposition, à vie, un bâtiment de la maison familiale.

Quarante ans avaient passé depuis. Le lord, comme jadis son père, avait perdu la raison à la suite d’une attaque ; il se mourait quelque part dans les pièces reculées de l’hôtel particulier, tandis que ses descendants ignoraient pourquoi un des bâtiments était occupé par une vieille totalement inutile.

« Qui aurait pu croire que je vivrais si longtemps ? disait la vieille dame en soupirant. Mon père a coûté cher à la Couronne, le pauvre garçon : sa vie s’est arrêtée avant ses vingt-deux ans, et sa fille, elle, touche une pension depuis trois quarts de siècle ! »

Tant que Mlle Palmer vivait aux frais du colonel, sa pension d’orpheline s’accumulait à la banque et, aujourd’hui, les intérêts de ce petit capital lui suffisaient tant bien que mal pour joindre les deux bouts, étant donné ses besoins microscopiques et sa prodigieuse ingéniosité en matière d’économies. Son seul souci était l’hostilité des habitants de la grande maison ! Ils avaient essayé de la déloger par tous les moyens, rendant son existence insupportable.

Ils ne pouvaient l’empêcher de se promener dans le jardin (dont elle avait la jouissance, selon les documents), mais ils lui avaient interdit de passer par le portail, si bien qu’elle devait sortir dans la rue par le petit portillon de derrière. Ils l’avaient obligée à se séparer de son chat, qui vivait avec elle depuis quinze ans. Ils lui avaient imposé également d’autres contraintes.

Tout cela avait fait germer un projet : Mlle Palmer allait trouver une source de revenus complémentaire afin d’acheter une petite maison à la campagne non loin d’Exmoor pour regarder la mer tous les matins.

C’est à cette fin qu’elle avait publié une petite annonce dans le Western Daily Press. Même si elle n’avait pas eu beaucoup de chance avec ses premiers locataires et n’avait réussi à économiser que trente livres, c’est-à-dire un dixième de la somme requise, elle ne perdait pas l’espoir.

Son moral d’acier et sa capacité à faire des projets à l’âge de soixante-quinze ans inspiraient à Fandorine une grande admiration, à laquelle vint s’ajouter bientôt – après rencontre avec ses voisins – une profonde compassion.

Il les croisa en sortant se promener dans le jardin, qui était impeccablement propre, avec de petits sentiers pavés, des statues de marbre et de jolies tonnelles.

Eraste Pétrovitch se tenait devant un saule couvert de fleurs blanches duveteuses, en proie à des émotions que seul peut éprouver un Russe en exil. Le sorbier et le bouleau provoquent les mêmes sentiments, mais on peut les voir toute l’année, tandis que cette variété de saules ne peut être reconnue par un citadin qu’en début de printemps. La nostalgie égratigna son âme d’autant plus intensément.

C’est justement à cause de ce sentiment chanté par les poètes mais au fond très désagréable que Fandorine leva ses yeux baignés de larmes sur un groupe de personnes qui s’approchaient de lui et leur sourit même, comme pour s’excuser d’être aussi bêtement sentimental.

Probablement son sourire avait-il été perçu comme une tentative de faire connaissance. Toute la nombreuse compagnie – des personnes des deux sexes et d’âges différents – s’arrêta pour le considérer avec une sorte de froid étonnement.

— Ah, dit bien fort un monsieur âgé aux joues rondes. Ce doit être le nouvel occupant1 de l’annexe.

— Indeed, répondit un autre gentleman qui, à juger d’après son col, appartenait à la gent ecclésiastique mais, pour tout le reste, était le portrait craché du premier en plus petit et moins ravagé par les ans.

Les informations que lui avait communiquées Mlle Palmer suffisaient pour comprendre qui était qui. Le frère aîné était Daniel Linn, l’héritier du vieux lord Berkeley. Le pasteur, le père Matthieu Linn, le fils cadet. La femme brune à la mine aigrie et deux adolescents tout aussi bougons qui formaient le flanc droit de cette armée étaient l’épouse et les fils de lord Daniel, la blonde qui faisait une tête de carême et deux fillettes qui avaient l’air de s’ennuyer à mourir sur le flanc gauche, la famille du pasteur.

Tous les Linn (tel était le nom héraldique des lords Berkeley) s’étaient réunis dans leur nid familial pour fêter les quatre-vingts ans du patriarche. Il ne manquait à cette promenade familiale que le troisième frère, le très respecté Tobias Linn, que Mlle Palmer appelait the black sheep of the family2.

— Quelqu’un doit mettre fin à cela, dit lady Linn en considérant Eraste Pétrovitch avec horreur. Il n’y avait pourtant vraiment pas de quoi avoir peur. Un gentleman élégant, tiré à quatre épingles, avec une violette pâle à la boutonnière et une canne de bambou à la main.

Il promena son regard au-dessus de toute cette assemblée, montrant ainsi que son sourire ne leur était pas adressé à eux, mais au soleil de printemps, et il voulut passer son chemin, mais à cet instant, derrière les buissons, apparut le dernier membre de la famille, avec à ses côtés un compagnon fort exotique que Mlle Palmer avait en effet mentionné dans ses récits.

La raison pour laquelle le plus jeune des frères était resté célibataire et avait terminé son service au grade de capitaine seulement se devinait sans même que l’on eût besoin de faire appel aux procédés de déduction. La brebis galeuse de cette famille aristocratique avait en effet un air piteux : ses yeux étaient troubles, une résille de vaisseaux rouges recouvrait ses joues, rondes comme chez ses frères ; des cendres de cigare parsemaient sa redingote.

Cependant, Fandorine contemplait non pas Tobias Linn, mais la bête somptueuse que ce respecté monsieur tenait en laisse. C’était un léopard d’Afrique. Le majordome avait raconté à Mlle Palmer que le capitaine ne se séparait jamais du prédateur et l’emmenait partout avec lui. Elle avait également appris que, la nuit, la bête restait dehors, attachée à la tonnelle avec une chaîne. Aussi avait-elle cessé de se promener. Elle soupçonnait qu’on avait fait venir cet Africain féroce à Berkeley House à la seule fin de faire mourir de peur l’habitante de l’annexe.

Mais Eraste Pétrovitch ne trouva pas le léopard effrayant. Certes, l’animal avait le regard fixe d’un meurtrier-né, une démarche souple, et le bout d’un croc pointu brilla comme par hasard sous sa lèvre molle, mais la beauté de cet énorme chat jaune et noir faisait oublier le danger. Un large collier en velours rouge orné de strass et une chaîne en or que le capitaine serrait dans sa main complétaient ce magnifique tableau.

— Admire, Tobias, dit lord Daniel en montrant Fandorine du menton. Elle a transformé notre jardin en une cour de passage.

Le plus jeune des frères eut un rictus mauvais et émit un étrange sifflement : les poils du léopard se hérissèrent, le fauve baissa la tête, de petites lumières brillèrent dans ses yeux dirigés sur Eraste Pétrovitch.

Les nièces et les neveux du capitaine firent un bond en arrière et les deux ladies reculèrent aussi, par précaution.

— Scalpeur n’aime pas voir des étrangers rôder autour de la maison, maugréa Tobias Linn entre ses dents. Il n’y a pas longtemps, il a scalpé un voleur qui avait pénétré dans la maison.

Il siffla encore une fois. La bête frappa nerveusement le sol avec sa queue et montra ses crocs.

— Cessez de provoquer cet animal ! lança le capitaine avec un incroyable aplomb. Vous êtes tous témoins, ce type n’a pas arrêté de titiller Scalpeur !

A quoi le pasteur fit remarquer avec une férocité pas très chrétienne :

— Tu ne risques pas d’avoir des ennuis avec la loi si Scalpeur écorche cet insolent. Après tout, personne ne l’a invité dans notre jardin.

Lorsqu’il y a plusieurs adversaires, il faut se concentrer sur le plus fort. C’est pourquoi Eraste Pétrovitch n’accorda pas la moindre attention au capitaine ni au prêtre, et se tourna vers la bête.

L’homme qui avait appris à Fandorine à maîtriser n’importe quel adversaire lui disait : « Si tu es menacé par un animal, un tigre ou un serpent, fais-lui comprendre tout de suite que tu ne lui veux aucun mal, mais que tu n’as pas peur. Ne bouge pas, concentre toute ton énergie Ki dans ton regard. Si ta réserve de Ki est médiocre, tu mourras. Si tu as assez de force, la bête reculera. »

Pendant trente secondes, Eraste Pétrovitch mit à l’épreuve son énergie en fixant le chat sauvage. Apparemment, sa provision de Ki était suffisante : le léopard s’assit, plissa les yeux et bâilla, bien que son maître sifflât sans discontinuer, telle une bouilloire sur le feu.

En conformité avec les règles du combat, une fois l’adversaire le plus fort vaincu, les autres se firent petits.

— Vous êtes dompteur de cirque, c’est ça ? demanda le capitaine avec mépris, mais sans défi.

— Quelque chose dans ce genre.

Fandorine fit un pas en avant, si bien que le pasteur dut s’écarter et le capitaine tirer son compagnon de côté.

Après cet incident, il était impossible d’imaginer des relations de voisinage civilisées avec les Linn. En les croisant dans le jardin, Eraste Pétrovitch ne les saluait pas, mais cédait le passage en silence s’il s’agissait d’une dame.

En revanche, il rendait visite au léopard, la nuit.

Il restait devant la tonnelle en fer forgé, à aspirer les parfums du printemps. Les yeux phosphorescents de la bête transperçaient l’obscurité, tantôt jaunes, tantôt verts. Eraste Pétrovitch ne la caressait pas – c’eût été trop familier –, mais parfois il lui disait : « Minou, minou », et le léopard se mettait à ronronner comme un chat.

Par une belle nuit étoilée, chose rare à Bristol, Fandorine et Scalpeur restèrent la tête en l’air, chacun saisi par la nostalgie de sa patrie. Pour le léopard, c’était compréhensible : on sait combien les étoiles de la savane sont éclatantes. En revanche, Eraste Pétrovitch, fils des cieux pâles du Nord, n’avait pas grand-chose à regretter. Mais c’était le ciel étoilé qui voulait cela : en le regardant, on a toujours un petit pincement au cśur. Peut-être venons-nous en effet de quelque planète lointaine ?

Cette idée était amusante et, en se promenant dans le jardin obscur, Fandorine réfléchit encore un moment aux autres univers.

La lune se cacha derrière un petit nuage, la lumière des étoiles se fit encore plus éclatante, surtout la Grande Ourse, qu’il vaut mieux observer au printemps.

Eraste Pétrovitch demeurait figé, la tête en l’air.

Soudain, pas très loin de lui, une voix zézayante dit :

— There she waits for me, under the Bear3.

En se retournant, le rêveur aperçut dans l’ombre profonde d’un buisson un très vieux gentleman en fauteuil roulant. Il était emmitouflé dans un plaid et portait sur la tête un bonnet de laine.

C’est cette coiffure qui permit à Fandorine de deviner qu’il avait devant lui lord Berkeley en personne. Un jour, Eraste Pétrovitch avait aperçu ce bonnet à une des fenêtres de la grande maison, et Mlle Palmer avait dit :

« Voici le pauvre comte. Il regarde par la fenêtre. Que peut-il faire d’autre ? Jadis, il avait une voix de tonnerre, il frappait du pied comme ça – la terre tremblait. Aujourd’hui, il est enchaîné à son fauteuil et il ne se sépare jamais de son valet… »

En effet, il entendit une voix douce dans l’obscurité :

— Bonsoir, monsieur. (Fandorine vit briller le galon d’une livrée.) Je m’appelle Jim. Chaque fois qu’il y a une nuit étoilée, Sa Grâce a une insomnie. Il n’y a rien à faire.

Eraste Pétrovitch les salua tous les deux en s’inclinant légèrement. Il voulut dire quelque chose d’agréable au vieillard, mais le paralytique ne le regardait pas : il avait les yeux rivés sur la Grande Ourse.

— Oh, yes, right under, marmonnèrent ses lèvres anémiques.

Le vieux lord bougea, le plaid glissa de ses épaules et Fandorine vit qu’il était attaché au dossier et aux accoudoirs avec des sangles.

Sans doute par précaution, pour éviter qu’il ne tombe ?

Fandorine avait beau inviter sa nouvelle amie à descendre dans le jardin le soir pour faire connaissance avec Scalpeur, Mlle Palmer poussait des « Oh ! » et des « Ah ! », et levait les yeux au ciel. Il ne pouvait y avoir qu’une explication à son attitude : elle aimait bien se faire peur. La vieille dame n’était ni craintive ni impressionnable, et faisait preuve d’une intelligence fine comme une lame de rasoir. Eraste Pétrovitch avait eu l’occasion de s’en assurer dès le premier jeudi.

C’est que le jeudi, le majordome de Berkeley House, M. Pursley, les rejoignait pour le thé. Ils se connaissaient depuis quarante ans et naguère Pursley passait à l’annexe presque tous les jours, mais à cause des tensions entre les habitants de la grande maison et Mlle Palmer, il avait restreint ses visites afin de montrer sa loyauté à l’égard de ses employeurs. Le jeudi, le majordome avait son jour de congé. Il remettait toutes les affaires à son remplaçant, enfilait une veste et ne se mêlait plus de la marche de la maison. Le matin, il lisait le journal et fumait la pipe dans le jardin, à midi il allait déjeuner dans un pub et dans l’après-midi il venait prendre le thé à l’annexe en toute légitimité.

M. Pursley et Mlle Palmer s’amusaient de la façon suivante : lui lisait The Standard à haute voix, généralement les chroniques criminelles, elle émettait son jugement. Le majordome tombait invariablement d’accord avec la vieille dame et passait à l’article suivant.

Par exemple, lors de leur première réunion, ils avaient eu pour objet de discussion un article au titre accrocheur :

LA MORT DANS UN CLOAQUE

Dick Stylet a été retrouvé.

Mais où est donc l’inspecteur O’Leary ?

Lors du nettoyage annuel des égouts sous la rue d’Oxford, les ouvriers ont découvert un cadavre d’homme enchaîné à l’échelle dans le conduit souterrain. D’après l’état du corps, le décès a été causé par la faim.

Le visage du défunt a été rongé par les rats, mais les tatouages et la cicatrice à la gorge ont permis d’établir son identité : il s’agit du tristement célèbre Dick Stylet, qui avait égorgé trois personnes à Whitechapel. L’inspecteur O’Leary, le meilleur enquêteur de Scotland Yard, qui suivait le meurtrier à la trace, a disparu il y a trois semaines. La police était persuadée que Stylet avait réussi à assassiner l’homme qui le poursuivait et à enterrer son corps ou à le jeter dans la Tamise, mais la découverte d’aujourd’hui contredit cette version et permet d’espérer que le vaillant inspecteur est toujours en vie. En tout cas, les menottes découvertes dans le souterrain malodorant appartiennent à O’Leary.

On n’a pas trouvé sur le cadavre le poignard auquel Dick doit son terrible surnom. Celui-ci aurait permis au prisonnier de se libérer en ouvrant le mécanisme avec la lame. Il paraît raisonnable de supposer que l’inspecteur qui avait arrêté le malfrat avait pris soin de le désarmer. On reconstitue facilement le déroulement des faits. O’Leary a arrêté et enchaîné le scélérat à l’échelle, après quoi il s’est absenté pour ne plus jamais revenir. Privé de la possibilité de bouger ou d’appeler au secours, Dick a souffert une longue agonie de deux, voire trois semaines. Il pouvait étancher sa soif : juste à ses pieds se déversaient des eaux usées, breuvage infect, mais capable de satisfaire les besoins du corps.

Cependant, si les circonstances de la mort de Stylet sont plus ou moins claires, certaines questions demeurent à ce jour sans réponse. Pourquoi l’inspecteur O’Leary, qui a la réputation d’un fonctionnaire rigoureux et respectueux de la loi, a-t-il condamné son prisonnier à une mort aussi atroce ? Et surtout : où est l’inspecteur O’Leary lui-même ?

Le public aura-t-il des réponses à ces questions ou resteront-elles un mystère comme la récente affaire de Jack l’Eventreur ?

— Comment peut-on comparer ? s’indigna M. Pursley en reposant le journal. Je ne suis pas un limier, mais je peux deviner ce qui s’est passé. D’après son nom, cet O’Leary est irlandais, ce qui signifie qu’il aime bien lever le coude. Il a attrapé le bandit dans les égouts, l’a désarmé, l’a menotté, et il est allé fêter la chose après avoir attaché le gars à l’échelle pour qu’il ne s’enfuie pas. Je connais les Irlandais et leur façon de faire la fête. Vous vous rappelez Peter O’Reylli, mademoiselle Palmer ? Notre ancien laquais ? J’imagine que cet inspecteur, lui aussi, boit semaine après semaine, sans discontinuer. Et si, à un moment, il s’est rendu compte de ce qu’il avait fait, il s’est planqué. Tout le mystère est là.

— Elle est bien, votre version, reconnut Mlle Palmer en servant le thé. Et vous, que pensez-vous, monsieur ? Cette affaire vous semble-t-elle aussi mystérieuse que celle de Jack l’Eventreur ?

Pour Eraste Pétrovitch, l’affaire de Jack l’Eventreur ne présentait aucun mystère, mais il se garda de le dire. Il avait également son hypothèse concernant la disparition de l’inspecteur (ce n’était pas bien compliqué), mais à quoi bon brasser l’air pour rien ? Il se contenta de dire :

— Je connais un peu le monde de la police. Un vieux limier n’ira jamais faire la fête tant qu’il n’aura pas conduit le criminel au poste et établi le procès-verbal. Sa prime et son avancement en dépendent.

— Alors, je donne ma langue au chat, dit M. Pursley. C’est une énigme insoluble. A moins que Mlle Palmer n’y arrive.

Eraste Pétrovitch répondit par un sourire poli : il pensa que c’était une blague.

Quelle ne fut pas sa surprise lorsque la vieille dame objecta en trempant un morceau de biscuit dans son thé :

— Il n’y a là aucune énigme. L’absence du stylet explique justement tout.

Fandorine, qui pensait exactement la même chose, la considéra avec curiosité.

— Plus la puanteur, ajouta-t-il à mi-voix.

— Plus la puanteur, acquiesça Mlle Palmer. J’imagine l’horrible odeur qui règne dans ce cloaque ! Les policiers ont dû se boucher le nez avec leur mouchoir. Sinon, ils auraient compris qu’il y a dans ce tunnel deux cadavres en décomposition et non un seul.

Le majordome poussa un cri :

— Pourquoi deux ? Est-ce possible ?

— Voici comment les choses se sont passées, poursuivit la vieille dame. L’inspecteur a poursuivi le criminel jusque dans les égouts. Ils se sont battus et O’Leary l’a emporté. Pour souffler, il a enchaîné son prisonnier à l’échelle. Et c’est alors que chacun des deux a commis une erreur fatale. L’inspecteur n’a pas fouillé immédiatement Dick, et n’a pas découvert le couteau que celui-ci avait caché. Quant à Dick, il a manqué de cervelle pour comprendre les conséquences de ce qu’il s’apprêtait à faire.

— Qu’a-t-il donc fait ? demanda M. Pursley, qui faisait un effort pour deviner.

— Il a sorti son stylet et a poignardé le policier. L’inspecteur a chancelé et il est tombé dans les eaux usées, trop loin pour que l’enchaîné puisse l’atteindre. Le pauvre Irlandais y repose toujours. Peut-être que son corps a juste été déporté de quelques mètres, jusqu’au premier tournant.

— Brillante déduction ! déclara Fandorine.

Il inclina la tête, plein d’admiration. Le majordome, quant à lui, se retira en toute hâte : il s’apprêtait à communiquer cette découverte sensationnelle au Standard.

Dans la quatrième semaine de son séjour à Bristol, un mardi, en rentrant de sa promenade à cinq heures tapantes, Eraste Pétrovitch crut avoir perdu le compte des jours : étant donné le rythme monotone de sa vie, cela n’aurait rien eu d’étonnant.

Dans l’entrée, il aperçut les galoches en cuir de M. Pursley, puis il entendit dans le salon la voix nourrie et légèrement rauque du majordome. Cela ne pouvait signifier qu’une chose : on était jeudi et non mardi.

Cependant, en jetant un coup d’śil dans le salon, il vit que le majordome portait sa livrée, qu’il se tenait debout et que la table était dressée pour deux personnes seulement.

Une phrase bien étrange parvint à ses oreilles.

— Par-dessus le marché, cela résoudrait votre problème ! Vous pourriez vous acheter votre maison à Exmoor. Mille livres, ce n’est pas de la blague !

On pouvait donc en conclure que :

On n’était pas jeudi. Et d’un.

Il s’était passé quelque chose d’exceptionnel. Et de deux.

Il fallait monter dans la chambre sans attirer l’attention de la vieille dame. Et de trois.

Mais la logeuse avait aperçu Fandorine et l’invita à table. Lorsqu’il répondit qu’il ne voulait pas troubler leur conversation, M. Pursley dit quelque chose d’encore plus étrange :

— Ce serait ridicule d’en faire un mystère alors que ce soir ce sera annoncé en première page du Western Daily Press !

Et il raconta la chose suivante.

La veille au soir, lord Berkeley avait disparu. Le domestique qui le gardait s’était absenté quelques instants et, à son retour, il avait découvert le fauteuil vide : le vieillard avait réussi à se détacher. On licencia le laquais écervelé sans indemnité, mais cela ne changeait rien au problème. Il était absolument évident que Sa Grâce était sortie de la maison et s’était perdue, comme cela arrive aux vieillards gâteux. Le fils de l’épicier qui avait sa boutique dans une rue voisine avait vu le comte marcher en direction de Clifton Wood Road en pantoufles et robe de chambre. D’après le gamin, « il clopinait même très vite ». Malheureusement, le garçon était lui-même pressé et n’en avait parlé que le lendemain matin. Entre-temps, on avait cherché l’aristocrate dans le jardin, le grenier et la cave. A présent, il était évident qu’il fallait élargir la zone de recherches.

Les fils du comte ainsi que M. Pursley avec ses aides étaient épuisés. Il était raisonnable de supposer que le vieillard avait emprunté un itinéraire de sa vie précédente. Or, on ne l’avait vu ni à la banque où il avait travaillé comme gérant avant son attaque, ni chez ses vieux amis. La police avait pris le relais : en vain. La famille affolée avait promis une récompense de mille livres sterling.

— A celui qui retrouvera le vieillard ? demanda Fandorine. C’est généreux.

— Pas le vieillard, la serviette ! dit le majordome avec un soupir. C’est à cause de la serviette qu’ils sont devenus fous. Voyez, monsieur, le vieux gentleman a réussi non seulement à se détacher de son fauteuil, mais aussi, par je ne sais quel miracle, à trouver la clé du secrétaire dans le cabinet de lord Daniel. D’ailleurs, ce n’est pas si étonnant : il connaît toutes les cachettes de la maison. Dans ce secrétaire, au côté de l’argent, des papiers de valeur et autres documents importants, se trouvait une serviette en maroquin qui contenait le testament de lord Berkeley et, surtout, le bijou familial des Berkeley, la rivière de diamants appelée « Voie lactée ». Le grand-père de notre lord, le premier comte Berkeley, l’a rapportée d’Inde. Elle est toujours gardée sous clé, on ne la sort que pour le mariage du fils aîné. Moi, j’ai pu la voir deux fois dans ma vie : en 1841 au cou de lady Berkeley et en 1870 lorsque lord Daniel s’est marié. Il est difficile d’évaluer cette relique, mais au moment de la crise ferroviaire, comme nous avions des ennuis financiers, la banque Barclays offrait cent mille livres pour prendre en dépôt ce bijou. Naturellement, nous avions refusé.

— Est-on sûr que c’est le vieillard qui a la serviette ? demanda Eraste Pétrovitch. Et si…

— C’est sûr, c’est sûr ! s’écria le majordome.

Le seul fait qu’il se fût permis d’interrompre son interlocuteur témoignait déjà de l’extrême émotion dans laquelle il se trouvait. Le fils de l’épicier avait remarqué que lord Berkeley serrait un « sac gris-roux » sous le bras. Ce petit ignorant désignait ainsi la vieille serviette en maroquin.

Mlle Palmer plissa les yeux d’un air méditatif, puis s’enquit :

— Avez-vous rendu visite à cette femme, à Bath ?

— Bien sûr. C’est la première chose que j’ai faite ! J’y suis allé moi-même. Mais cela n’a rien donné. Déjà à l’époque ce n’était pas vraiment une lady, et aujourd’hui elle a encore grossi. Ses bras, on dirait des jambons.

— Elle a été grossière avec vous ? demanda Mlle Palmer en hochant la tête d’un air compatissant.

— Elle m’a jeté en bas de l’escalier ! Elle est forte comme un débardeur. Et le pire, c’est que Monsieur n’était pas chez elle. J’ai fait la tournée de ses voisins, et la police a cherché en vain des témoins sur le chemin de Bristol à Bath. Personne n’avait vu un vieillard en robe de chambre avec une serviette sous le bras.

Fandorine s’étonna :

— A ma connaissance, Bath est à une quinzaine de miles de Bristol. Un homme âgé qui ne quitte pas son fauteuil roulant pouvait-il aller si loin ?

— Ah, mais c’est la tête de Monsieur qui a flanché, ses jambes le portent bien. C’est pour cela qu’on l’attachait à son fauteuil, il est trop turbulent. En plus, on peut aller jusqu’à la gare en omnibus et, après, en train jusqu’à Bath.

— Et c’est donc sur cet itinéraire que la police a interrogé les témoins ? demanda Mlle Palmer d’un air de reproche.

— Bien sûr ! Il n’y a pas trente-six façons de se rendre à Bath.

— Mais en ce qui concerne lord Berkeley, c’est exclu, trancha-t-elle. Premièrement, il y a vingt-huit ans, lorsqu’il est sorti de chez lui pour la dernière fois, l’omnibus n’existait pas encore. Deuxièmement, il ne prenait jamais le train pour aller chez cette femme. Il s’y rendait à cheval ou en dog-cart : vous vous rappelez, il avait une charmante voiture à deux places laquée noir ? Dites à la police de le chercher sur la route quelque part entre Brislington et Caynsham ou encore au-delà de Saltford. Là-bas, il y a au bord de la route une grande quantité de buissons, de bosquets et de petits bois.

Le majordome se gratta le favori :

— Eh bien, j’ai l’habitude de me fier à votre intuition. Je m’en vais donner un télégramme à Dodd, l’inspecteur en chef. Cependant, croyez-moi : nous ne reverrons plus le vieux comte vivant. Le malheureux gît quelque part la gorge tranchée. Quant à la rivière de diamants, elle réapparaîtra un jour ou l’autre chez un receleur. Ou, bien pire : on risque de la défaire pour vendre les pierres au détail. Et ce sera la fin de la « Voie lactée ».

— Non, cela ne rime à rien, dit Mlle Palmer d’un air pensif une fois le majordome parti. La zone de recherches est trop vaste. Le temps que la police la passe au peigne fin, le pauvre Jeffrey attrapera une pneumonie : les nuits sont froides et il n’a que sa robe de chambre sur le dos. Il est vrai qu’il ne m’a jamais aimée et, enfant, j’ai eu à souffrir de ses offenses…

Elle semblait hésiter.

— Il faudrait que je traverse le jardin et, là-bas, il y a cette horrible bête… Encore que Mlle Flame soit peut-être bien pire qu’un léopard. Et si elle me jette en bas de l’escalier ? D’un autre côté, je suis tellement redevable au père de Jeffrey… Et cela fait si longtemps que je n’ai pas pris le train… Que me conseillez-vous, monsieur Fandorine ?

— Avant que je me permette de d-donner des conseils, je voudrais préciser certaines choses. Si je comprends bien, Mlle Flame et « cette femme » mentionnée tout à l’heure sont une seule et même personne ? Une ancienne maîtresse de lord Berkeley ou quelque chose dans ce genre ? Et elle vit à Bath.

— Exactement. L’histoire est parfaitement triviale, à l’exception du finale. Prenez une tasse de thé et mangez un cracker pendant que je vous parle de la femme de Bath. Ce sera bref.

Eraste Pétrovitch refusa poliment les biscuits, remua son thé avec une petite cuillère et s’apprêta à écouter.

— Il est arrivé à Jeffrey ce qui arrive fréquemment aux quinquagénaires qui ont mené une vie ennuyeuse et raisonnable. C’était un homme très à cheval sur les principes et en même temps assez grossier, qualités qui voisinent souvent chez les personnes jouissant d’une belle situation. Toujours sûr d’avoir raison, paroissien exemplaire, président d’une société de lutte contre la dégradation des mśurs, etc. Puis, un beau jour, il a eu une attaque, comme son père en son temps, mais plutôt bénigne, si bien qu’il s’est rétabli assez vite. Pourtant, il a changé. Je suppose que, pour la première fois, il s’était rendu compte qu’il était mortel et qu’il avait plus ou moins raté sa vie. Nous autres femmes, nous supportons généralement mieux ce genre de découvertes, fit remarquer Mlle Palmer avec un petit sourire triste. Il est vrai aussi qu’à cinquante ans nous avons bien moins de chances de « perdre la tête ». C’est exactement ce qui est arrivé à notre lord : il a perdu la tête, on ne le tenait plus.

— Le démon de midi, comme on dit chez nous, commenta Fandorine.

— Exactement. Une jeune fille en fleurs nommée Molly Flame se produisait dans un cirque à la station balnéaire de Bath : elle faisait des tours de magie, mettait sa tête dans la gueule du lion et, surtout, charmait le public en dansant merveilleusement sur une corde. Je ne l’ai pas vue moi-même, mais on m’a raconté que le succès de ce numéro tenait non pas tant aux « pas » raffinés qu’au pantalon moulant de la danseuse. (La vieille dame baissa les yeux chastement.) Pour aller vite, M. Berkeley, cette incarnation de la vertu, a perdu la tête. Au début, il essayait de sauver les apparences, mais, à la fin, il a dépassé toutes les limites : il la comblait de cadeaux et de fleurs, achetait toutes les places dans la salle afin de profiter seul du spectacle et ainsi de suite. Heureusement, à l’époque, lady Berkeley était encore en vie, sans quoi il aurait sans doute épousé sa saltimbanque. Mais il a trouvé mieux dans le genre scandaleux. Un beau jour, il a réuni les membres de sa famille pour déclarer qu’il aimait Mlle Flame plus que la vie et que, ne pouvant pas s’unir à elle dans l’existence terrestre, il désirait ne point être séparé d’elle après la mort. Vous imaginez la scène ! La pauvre lady a dû respirer les sels par quatre fois. Mais le pire, Jeffrey le réservait pour la fin. Le notaire a lu le testament selon lequel Mlle Flame devait être enterrée dans le caveau familial à côté du comte. Si les héritiers ne respectaient pas la volonté du défunt, tous les biens hormis ceux qui constituaient le majorat reviendraient au Fonds impérial des veuves et des orphelins. En plus des comptes personnels de lord Berkeley entrait dans cette catégorie la « Voie lactée », trésor principal de la famille.

— Je vous remercie. C’est très curieux.

Eraste Pétrovitch accepta qu’elle lui serve une deuxième tasse de thé mais fit signe de ne pas y ajouter de lait.

— Naturellement, un conseil de famille s’est réuni, en cachette du comte. Il ne paraissait guère possible de déclarer que le père de famille n’était plus en possession de ses moyens, ni de contester le testament, rédigé en bonne et due forme. Ils se sont rassurés en se disant que le lord était encore ingambe, qu’il finirait par reprendre ses esprits et par renoncer à son idée choquante. Mais c’était compter sans les plans de Jeffrey. Tandis que sa famille tenait conseil, il s’est rendu à Bath. On ne sait pas quelles étaient ses intentions, mais il ne fait aucun doute qu’il avait pris des décisions radicales. L’écervelé a été retrouvé dans la rue, près de l’appartement de Mlle Flame, avec un pistolet chargé dans sa poche.

— Que signifie « retrouvé » ?

— Il avait été terrassé par une deuxième crise bien plus forte que la précédente. C’était il y a vingt-huit ans. Depuis ce jour, Jeffrey n’a pas recouvré la raison. Avait-il eu le temps de se rendre chez Mlle Flame ou était-il tombé au seuil de sa maison ? On l’ignore. Elle-même n’en a pas parlé. Enfin, elle a refusé toute négociation avec la famille du malade, et en usant d’expressions fortes, à son habitude. Voilà donc toute l’histoire.

— Cela veut-il dire que le « testament choquant » reste en vigueur ?

— Bien sûr. N’étant plus « en possession de ses moyens », le testateur a perdu la possibilité de le modifier.

— Et ce document se trouvait, avec la rivière de diamants, dans la serviette en maroquin ? (Eraste Pétrovitch réfléchit.) Dans ce cas, il vaut mieux se rendre à Bath et essayer de faire parler Mlle Flame.

— Vous êtes de cet avis aussi ? demanda Mlle Palmer d’une voix éteinte. Si vous saviez comme cela me répugne ! Mais si nous ne faisions que ce qui nous fait plaisir et refusions de faire notre devoir, l’humanité en serait encore à se promener nue. Eh bien, je passerai devant le léopard et n’hésiterai même pas à mettre ma tête dans la gueule de « cette femme ».

La vieille dame frappa vigoureusement la table de sa petite main, mais sa voix tremblait légèrement et Fandorine dit :

— Permettez-moi de vous accompagner. Je me débrouillerai avec le léopard ; quant à Mlle Flame, il lui sera plus difficile de précipiter deux personnes en bas de l’escalier.

Sa proposition fut acceptée avec gratitude.

Devant l’une des plus vieilles gares anglaises se tenait une loterie de bienfaisance. Sous une banderole multicolore arborant l’inscription Aidez le Bien et Dieu vous récompensera ! Un lot de 500 livres à gagner !, on pouvait voir plusieurs corbeilles avec des billets.

Fandorine et sa dame observèrent un moment le commerce du Bien : il restait plus d’un quart d’heure avant le train et ils n’avaient rien à faire.

L’attention d’Eraste Pétrovitch fut attirée par un billet placé juste sous la vitre. Ce bout de carton qui était exactement comme les autres semblait pourtant spécial.

Le vendeur tourna la manivelle, le billet se déplaça, se perdit dans le tas, puis ressortit de l’autre côté. Fandorine eût juré que c’était le billet gagnant. Il en émanait une sorte de lueur.

Eraste Pétrovitch se détourna avec une grimace. Il n’allait tout de même pas profiter des śuvres de bienfaisance.

— J’hésite à dépenser un shilling, dit Mlle Palmer dans un soupir, sans cela j’aurais bien aimé apporter mon obole à l’śuvre du Bien, et par la même occasion, j’aurais tenté ma chance. Cinq cents livres ! Cela aurait résolu mes problèmes d’un coup…

— Je pense que faire le Bien en jouant sur la cupidité et d’autres bas instincts est un sacrilège, dit Fandorine.

Il n’avait pas complètement surmonté la tentation. Lui-même n’aurait pas refusé cinq cents livres en ce moment.

— Je me permettrai de vous contredire, mon cher Eraste, dit sa compagne qui, déjà dans l’omnibus, avait demandé à son chevalier servant si elle pouvait l’appeler par son prénom. Le Bien doit apprendre à être une marchandise et à vivre selon les lois du marché. L’une des erreurs profondes de notre civilisation consiste à penser que l’avantage du Bien sur le Mal n’a plus besoin d’être prouvé. Satan n’est pas un disciple dévoyé de Dieu. Il s’agit de deux corporations égales en force et en droits. Je suis au monde depuis longtemps et je suis arrivée à la conclusion que le Bien perd sur tous les plans parce qu’il ne sait pas se présenter ou, si vous voulez, ne sait pas se vendre. Rien ne garantit la victoire de Dieu sur Satan, ni celle du Bien sur le Mal. Espérer en Dieu dans les moments difficiles est une position absolument irresponsable et infantile.

— Chez nous, on dit « Espère en Dieu, et débrouille-toi par toi-même », acquiesça Fandorine.

Mlle Palmer abonda dans son sens :

— Un peuple qui a inventé pareille maxime a un grand avenir devant lui. Pourquoi notre monde est-il si souvent horrible ? Pourquoi y a-t-il tant de crimes ? Parce que le Mal se vend bien mieux. L’homme vient au monde et, des deux côtés, on lui propose des marchandises au choix : tu peux être honnête ou escroc, fidèle en amour ou débauché, vivre selon les lois de la justice ou celles de la méchanceté. Satan sait attirer ses clients, il les convainc qu’il est bien plus avantageux d’être escroc et salaud et bien plus agréable d’être un débauché. Il faut que Dieu, lui, arrête de s’enorgueillir de sa bonne foi et qu’il se mette au commerce, à moins que notre sort lui soit absolument indifférent. Le gage de la victoire du Bien sur le Mal, c’est la publicité réussie, le joli emballage et les bonus pour les clients fidèles.

Fandorine rit et baisa la main de sa dame. Mlle Palmer lui inspirait une admiration sans bornes.

— Allons-y, il est temps.

Ils montèrent dans une voiture de seconde classe. Quarante minutes plus tard, ils étaient arrivés à Bath.

La maison où vivait l’ancienne passion de lord Berkeley se trouvait dans une impasse à peine éclairée par un unique lampadaire à gaz.

Après avoir regardé les murs aveugles des autres maisons, Mlle Palmer fit remarquer :

— A la place de M. Pursley, je ne ferais pas trop confiance aux voisins. Jeffrey aurait pu passer inaperçu, surtout s’il est arrivé avant l’aube, au crépuscule.

Elle hocha la tête, leva son parapluie – il pleuvinait – et avança courageusement en essayant de ne pas glisser sur le trottoir humide.

— A l’attaque !

Ainsi qu’il fallait s’y attendre d’après l’aspect extérieur du logis, Mlle Flame n’avait pas de domestiques. Ce fut elle-même qui leur ouvrit la porte.

Une femme de haute stature et forte, aux cheveux grisonnants dépeignés, se tenait sur le seuil, toisant les intrus d’un air menaçant. Derrière son dos, on voyait un escalier étroit et raide qui menait au premier étage.

— Que voulez-vous ? demanda-t-elle d’une voix grave.

Sans doute, jeune, avait-elle été ravissante : une de ces beautés plantureuses qui vous ravissent sur les toiles de Fragonard. Mais, avec les années, son charmant embonpoint avait pris des proportions imposantes tandis que le duvet sur sa lèvre supérieure, plutôt séduisant à l’époque, s’était mué en une vraie moustache. Il n’était pas difficile d’imaginer cette amazone aux épaules larges précipiter le pauvre M. Pursley en bas de l’escalier de ses mains puissantes. Le plus étonnant était qu’elle lui eût permis de monter.

— Ah, je sais ! s’écria-t-elle, les poings aux côtés. Vous venez encore pour ce crétin de Jeff ? On peut m’avoir une fois, mais pas deux ! « Deux mots en tête à tête au sujet d’une affaire importante qui vous concerne directement ! » C’est ce qu’il m’avait dit, ce vieil orang-outan avec des favoris. Vous pouvez toujours courir ! Ne me mêlez pas à vos sales histoires ! Allez au diable ! Je ne le répéterai pas deux fois !

On sentait bien que, chez cette femme, les paroles étaient suivies d’actions. Eraste Pétrovitch n’avait plus qu’à recourir à son énergie Ki, de même que dans le cas du léopard : il n’allait tout de même pas se battre avec une représentante du sexe faible.

Il la regarda fixement dans les yeux, essayant de concentrer toute sa force intérieure. Comme il s’agissait malgré tout d’une dame, il n’oublia pas de composer un léger sourire, après quoi il recourut à la persuasion verbale.

— Je suis absolument désolé de cette intrusion. Mais Mlle Palmer a fait un long voyage, elle est fatiguée et trempée par la pluie. Lui permettrez-vous de se reposer un peu avant que nous repartions ?

Soit l’énergie Ki avait joué son rôle, soit la maîtresse des lieux était moins féroce qu’elle n’en avait l’air, ou pour une autre raison encore, en tout cas Mlle Flame dit soudain, sans détourner le regard d’Eraste Pétrovitch :

— D’accord. Vous pouvez monter un instant. Je vous servirai un grog, mais n’espérez pas plus.

Et elle monta la première. Ses pas d’éléphant résonnèrent dans l’escalier.

Mlle Palmer, quant à elle, mit beaucoup plus de temps à monter. Probablement la vieille dame faisait-elle exprès de jouer les impotentes.

— Comme j’ai eu raison de vous emmener avec moi, dit-elle dans un souffle. Un brun aux yeux bleus ne laisse jamais indifférente une femme de ce genre.

Ils se retrouvèrent dans un petit salon. Mlle Flame n’y était pas : sans doute était-elle allée préparer le grog. Les visiteurs eurent le temps d’examiner les lieux. Les murs de la pièce étaient couverts de vieilles affiches représentant Mlle Flame dans divers spectacles : elle montait à cheval, marchait sur une corde, mettait sa tête dans la gueule d’un lion et même s’envolait, propulsée par un canon. Il y avait là également un portrait peint à l’huile, très mauvais, mais expressif, qui rappelait bien davantage Rubens que Fragonard. En tout cas, Mlle Flame y était représentée en Bethsabée. Ses formes opulentes, peut-être un peu exagérées par l’artiste, étaient impressionnantes.

— Voilà comment était donc l’amour fatal du pauvre Jeffrey, fit remarquer Mlle Palmer en considérant la toile. Eh bien, elle a changé. A présent, on devrait plutôt parler d’un vieil amour, « old Flame ».

Ce calembour fit sourire Fandorine.

La maîtresse de maison revint. Elle apportait un carafon de grog et trois petits verres. Elle avait eu le temps de se pomponner : on voyait bien qu’elle s’y connaissait en déguisements express. A présent, elle portait une vaste cape brodée de fils d’or ; un turban de soie aux couleurs chatoyantes ornait sa tête.

— Molly Flame, c’est votre pseudonyme d’artiste ? demanda Eraste Pétrovitch, suivant la règle d’or de l’interrogatoire d’enquête : il fallait commencer par une question à laquelle la personne aurait du plaisir à répondre. C’est beau, ajouta-t-il.

— C’est moi qui l’ai trouvé, se vanta la dame en vidant son verre d’un trait pour le remplir aussitôt. Pendant dix-sept ans, mon nom était connu dans tout le Sud-Ouest, depuis Gloucester jusqu’à Weymouth et depuis Falmouth jusqu’à Salisbury ! N’était ce lion qui m’a mordue en 69… Avec des tours de magie, on ne va pas très loin.

— Comment « mordue ? » demanda Fandorine d’un air horrifié. Mon Dieu !

Elle s’approcha d’une affiche et montra le lion du doigt.

— C’est lui. Il s’appelait Chaka. Il fallait voir ses dents, on aurait dit des couteaux de boucher. C’était de ma faute : j’avais oublié de retirer une épingle à cheveux. Il s’était piqué. J’ai bien failli y laisser ma peau. Regardez.

La vieille artiste baissa la tête, releva son turban. De longs et profonds sillons marquaient son cou et sa nuque.

Eraste Pétrovitch sifflota, Mlle Palmer poussa des « Oh ! » et des « Ah ! », et une conversation à bâtons rompus s’engagea.

Au bout d’une heure ou une heure et demie, après leur avoir narré ses moments de gloire et apporté un troisième carafon de grog, elle en arriva à l’histoire de lord Berkeley, sans doute l’épisode le plus marquant de sa carrière de dompteuse de lions et de cśurs. Elle conta par le menu toutes les folies commises par le comte amoureux, puis aborda enfin ce jour fatal où le malheureux s’était écroulé sur son seuil, terrassé par une crise d’apoplexie.

— A la fin, il était devenu complètement fou. Il avait de ces idées ! Un jour il est venu me voir, ses yeux brillaient. « M’aimeras-tu jusqu’au tombeau ? » Et moi : « Naturellement. » Pouvais-je dire autre chose, alors que ses lèvres tremblaient et qu’il avait les larmes aux yeux ? « J’ai pensé à tout. On ne nous séparera jamais. Nous reposerons côte à côte, comme Roméo et Juliette. » Et de me raconter des histoires à dormir debout à propos de son testament et de la Voie lactée. Bref, il délirait, quoi. Sur ce, il a sorti un pistolet ! Je vous le jure ! J’ai eu les jetons ! « N’aie pas peur, qu’il me dit. Je sais que les femmes craignent les coups de feu. Le pistolet, c’est pour moi, toi, je t’ai préparé du poison. » Et en effet, il m’a donné une fiole. Bon, je ne me suis pas laissé impressionner plus que ça, j’ai toujours été une fille maligne. Il ne sert à rien de discuter avec un fou. « D’accord, je vais le boire, ton poison. Mais toi, tu ne peux pas te tuer. Les testaments des suicidés sont automatiquement annulés. » C’était un ami juriste qui me l’avait dit il y a longtemps, j’y ai pensé à ce moment-là. Je lui ai pris son poison, je l’ai bu d’un coup et paf ! j’ai jeté la fiole contre la cheminée, elle a volé en mille éclats.

— Comment, vous l’avez bu ? s’écria Mlle Palmer en portant une main à son cśur.

— Comme ça, répondit l’artiste.

Elle prit un verre dans le buffet, y versa du grog et le vida d’un coup. Puis elle leur montra que tout le contenu du verre s’était déversé dans un tube transparent fixé sur le côté et caché astucieusement dans sa manche.

— Un tour de passe-passe élémentaire. J’avais débuté avec des trucs de ce genre à l’âge de quinze ans, je n’étais alors qu’une gamine idiote. Bref, j’ai bu le poison, j’ai chancelé, les larmes ont jailli de mes yeux. J’avais un talent, vous n’avez pas idée ! Une fois, Sarah Bernhardt elle-même est venue à un de mes spectacles : elle s’est levée pour applaudir ! Je vous le jure ! C’était quand je me produisais dans l’attraction « L’étoile du sérail »…

— Et lord Berkeley, alors ? demanda Mlle Palmer prudemment, pour lui faire reprendre le fil de la conversation.

— Je lui ai dit d’une manière terriblement touchante : « Va, mon bien-aimé ! Vis ! Je t’attendrai, tu ne pourras plus me perdre ! » Le vieil idiot a éclaté en sanglots. Il m’a crié : « Tu n’auras pas longtemps à attendre ! », et il est sorti en courant, sans même me regarder mourir. Il est passé à côté de quelque chose : je savais rendre l’âme de manière magistrale ! Vous voulez que je vous montre ?

— T-tout à l’heure, pria Eraste Pétrovitch. Mais, dites-moi, que pouviez-vous escompter ? Vous n’aviez pas peur qu’il revienne ?

— Bien sûr que j’avais peur ! Ma décision était prise : j’en avais ma claque, j’allais faire mes malles. On ne me reverrait plus à Bath. Il y avait longtemps qu’on me proposait un engagement à Glasgow, j’avais l’intention de m’y enfuir. Seulement, le pauvre idiot n’est pas allé bien loin. Une fois dans la rue, il s’est effondré. Un coup de sang. Je ne l’avais jamais aimé, mais il me faisait tellement pitié ! J’ai passé une semaine à pleurer ! (En le disant, Mlle Flame avait les larmes aux yeux.) Jamais personne ne m’a aimée comme lui, ni avant ni après.

Et elle éclata en sanglots. Ils ne réussirent plus à lui tirer un mot.

— Vous savez, j’aurai passé ma vie à me persuader du bien-fondé des vérités banales, dit Mlle Palmer lorsque, sortis de chez Molly Flame, ils pressèrent le pas pour attraper le dernier train. Depuis notre petite enfance, on nous sert sur un plateau toute la sagesse de l’humanité. Chaque jour, nous entendons : « Les eaux tranquilles sont profondes », « Tant que nous sommes en vie, il y a de l’espoir », « Chaque nuage a son envers argenté », et ainsi de suite, mais c’est jeter des perles aux cochons que nous offrir ça ! Tant qu’on n’aura pas trébuché soi-même sur la pierre où des millions de personnes avaient achoppé avant nous, on ne comprendra ni n’apprendra rien. En revanche, une fois qu’on a fait sa petite découverte, on a envie de crier au monde entier : « Braves gens ! Ecoutez-moi tous ! Savez-vous que les amis véritables se reconnaissent à l’épreuve du malheur ? Je viens de le découvrir ! » Ou encore : « Comme vous vous trompez ! Sachez donc que tout ce qui luit n’est pas or ! » Mais il est inutile de crier, vous userez vos cordes vocales pour rien. Eh bien, mon cher Eraste, je vais de découverte en découverte. Par exemple, je viens de comprendre que le diable n’est pas aussi terrible qu’il en a l’air. La redoutable Mlle Flame est en fait une personne plutôt agréable, vous ne trouvez pas ? Il ne faut jamais se fier aux réputations, surtout lorsqu’elles sont mauvaises.

— Il est difficile de ranger ça parmi les banalités, dit Fandorine avec un sourire. C’est une idée tout à fait originale.

— Non, non ! protesta Mlle Palmer. Je ne suis pas capable d’idées originales. Je suis une vieille femme tout à fait ordinaire et banale, un recueil de trivialités ambulant. Soixante-seize ans de solitude m’ont permis de tester sur moi-même tous les adages existants et de me convaincre de leur absolue vérité. A l’exception, naturellement, des banalités de l’amour : je n’ai pas connu cette facette de la vie.

— Je ne suis pas certain qu’il faille le regretter.

La vieille dame le regarda avec pitié.

— Vous le dites avec amertume. Je ne puis croire cependant que vous manquiez d’amour féminin. Au contraire, on a dû trop vous gâter, et il paraît que c’est dangereux. Mais vous savez ce que je vais vous dire ? Il vaut mieux encaisser cent coups du sort plutôt que passer sa vie à fuir son destin. Voilà, je viens de dire une banalité de plus. Que pensez-vous donc du récit de Mlle Flame ?

— Lord Berkeley n’est pas allé chez elle.

— C’est bien ce que je crois aussi.

Ils marchaient lentement dans la rue en regardant le ciel de temps à autre. La pluie s’était arrêtée, des étoiles brillaient dans la voûte dégagée.

Après un assez long silence, Mlle Palmer dit :

— Je crois savoir où il faut chercher Jeffrey.

— Et moi, il me manque un détail…

Fandorine aida la vieille dame à enjamber une flaque et il poursuivit :

— Si seulement vous pouviez me dire… Attention, ne marchez pas dedans ! Un chien est passé par là…

— Merci ! Vous dire quoi ?

— Il y a un ours là-bas ?

— Oui, un énorme.

Elle fit un geste de dépit :

— Et moi qui voulais vous faire la surprise. Alors, on y va ?

— C-carrément ? Ne risquons-nous pas de nous faire arrêter pour ce genre d’initiative ? Je pense qu’il serait plus prudent d’avertir la police.

— Je vous propose que nous nous présentions au poste de police de Brislington, pour voir l’inspecteur.

— Donc, c’est à Brislington ?

C’est ainsi que s’appelait la petite ville située entre Bath et Bristol.

Ils aperçurent enfin le bâtiment de la gare, éclairé par des lumières électriques.

— A quoi sert d’aller chez l’inspecteur ? s’étonna Fandorine. Il est tard, vous êtes fatiguée. Nous pouvons téléphoner de la gare.

— Ah, ce que je suis bête ! J’oublie toujours ces conquêtes du progrès. Vous me montrerez comment faire pour parler dans le combiné ?

C’est Eraste Pétrovitch qui dut s’expliquer avec l’opératrice : Mlle Palmer n’avait pas osé aborder une demoiselle inconnue en lui lançant un « Allô ! La centrale ? » qui lui paraissait bien familier. En revanche, les instructions qu’elle donna à l’inspecteur de police furent claires et précises :

— Comment, vous ne connaissez pas le caveau de famille des lords Berkeley ? Ah, il n’y a pas longtemps que vous êtes en poste ici. C’est très simple, jeune homme. Vous entrez dans le cimetière par la porte centrale, avancez jusqu’à la stèle, tournez à droite. Au bout de l’allée, vous verrez un mausolée. Il est impossible de le confondre avec autre chose : sur le toit, vous verrez une grande sculpture d’ours coiffé d’une couronne de comte.

A peine furent-ils rentrés, à peine Mlle Palmer eut-elle défait les rubans de son chapeau et Fandorine eut-il suspendu son képi à un crochet qu’on frappa à la porte. C’était le majordome.

— On l’a trouvé ! Trouvé ! s’écria-t-il tout excité. L’inspecteur de Brislington a téléphoné ! Il est sain et sauf ! On l’a découvert dans le caveau de famille, il y dormait tranquillement. Pour se protéger du froid, il s’était couvert avec des couronnes de fleurs prises sur des tombes voisines. On le ramène ici !

— Et l’inspecteur, a-t-il dit que c’est moi qui lui ai té-lé-pho-né ? demanda Mlle Palmer en savourant le mot nouveau.

— Oui, mais je doute que vous touchiez la récompense. La serviette a été retrouvée, le lord l’avait utilisée comme oreiller, mais la rivière de diamants a disparu.

— Et le testament aussi ?

— Le testament est là. Il ne manque que le collier. Je suppose que la famille aurait préféré le contraire.

M. Pursley devait se trouver dans un état de grande exaltation pour se permettre pareille plaisanterie.

— Mais que dites-vous donc de Monsieur le comte ! ajouta-t-il. Vingt-quatre heures sans boire ni manger, à dormir sur des pierres nues, et aucune séquelle ! Il est en fer !

Tous les trois observèrent le retour du père prodigue par la fenêtre : il avait été formellement interdit aux domestiques de descendre dans le jardin au moment de l’arrivée du vieux comte.

Toute la famille était réunie, même les enfants, alors qu’il était minuit passé.

Lord Daniel, l’héritier du titre, marchait de long en large en se tordant les mains. Le père Matthieu priait, les paupières closes. Tobias fumait le cigare en toussotant. Les femmes des deux frères susurraient quelque chose à l’oreille des enfants : sans doute leur donnaient-elles les dernières recommandations. En guise d’accompagnement, un hurlement angoissé retentit au fond du jardin : Scalpeur le léopard désapprouvait ce tapage nocturne.

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