La mine défaite, il regardait les maisons et les rues de la Ville-Rideau.

L’Asie entrevue dans les contours constantinopolitains de la gare s’était évanouie. La voiture cahotait sur le pavé d’une avenue idéalement rectiligne, parfaitement européenne. Des maisons de pierre, à deux ou trois étages. On se serait cru rue Petrovka ou Neglinnaïa. Les passants n’y offraient guère plus d’intérêt – comme dans la partie centrale de Tiflis. On en croisait bien, c’est vrai, qui arboraient le costume oriental, mais ils représentaient une minorité négligeable. Les dames marchaient armées d’ombrelles de dentelle, coiffées de chapeaux aériens et vêtues de robes claires, et quand, à un carrefour, apparurent deux silhouettes féminines aux visages dissimulés, Massa manqua choir de la calèche et ne cessa de se retourner, terriblement intrigué. C’était là son premier séjour dans l’Orient musulman.

Ils croisèrent encore plusieurs Bakinoises portant le voile, et chaque fois le Japonais les observait avec attention.

— Les femmes de Ba-Ku doivent être très intelligentes, déclara-t-il enfin.

— D’où sors-tu ça ?

— Celles qui sont laides préfèrent cacher leur visage. N’est-ce pas une preuve d’esprit ?… Mais on rencontre aussi des sottes, ajouta-t-il un instant après. Tenez, cette kikimora eût mieux fait de se couvrir d’un chiffon.

Le mot russe kikimora était récemment entré dans le vocabulaire courant de Massa : sa sonorité lui avait plu, ainsi que sa couleur un peu japonaise.

Mais Fandorine venait de se trouver un nouveau motif de mauvaise humeur, en découvrant que Bakou abritait un nombre considérable d’hommes vêtus exactement comme son agresseur malheureux (tcherkeska noire, papakha gris et même poignard à manche d’ivoire à la ceinture). En fait de signe particulier, ne restait plus que l’infirmité.

Le plus sûr moyen de vaincre l’état d’abattement qui s’emparait de lui était d’agir de manière utile. La malle de Claire pouvait attendre. Ne devrait-il pas commencer par le lieutenant-colonel Choubine ? Son costume, il est vrai, était dans un état atroce, et il avait perdu son chapeau. Mais peu importait.

— Passe d’abord par la résidence du gouverneur, commanda Eraste Pétrovitch au cocher après avoir jeté un coup d’śil à son guide de voyage de poche. Rue des Jardins, numéro 1, tu connais ?

— Qui ne connaît pas ? rétorqua le barbu d’une voix chantante, en se tournant à demi, la main plaquée sur la poitrine.

Ne voulant pas perdre de temps, Fandorine déplia un plan de la ville. Il lui fallait se familiariser le plus vite possible avec la topographie des lieux.

Bien…, se dit-il. La voiture traverse des quartiers réguliers, surgis de terre seulement au temps des Russes. Quelque part à gauche se trouve la vieille ville, l’ancienne capitale du khanat de Bakou. Ah, et là, de l’autre côté du boulevard, parfaitement entretenu mais aux allures de désert, se dessine un rempart crénelé gris-jaune à merlons arrondis, pour rappeler qu’on est en Orient.

Mais sur la droite, hélas, s’étirait une rangée ininterrompue de bâtiments à façades grises d’architecture française. Fandorine ressentit une certaine déception, comme en sa jeunesse au premier contact de Yokohama, dont la physionomie s’était révélée bien peu exotique.

L’araignée-Occident tisse chaque jour davantage sa toile grise autour de la planète, songea-t-il. Architecture standard, vêtements uniformes, en tous lieux langages européens. Voilà une ville orientale, appartenant à la couronne de Russie, or ce pourrait être une rue de Nice : la moitié des enseignes sont en français et en allemand.

— La résidence du gouverneur, éfendi, annonça le cocher en retenant les chevaux.

Tout au bout d’un large boulevard – au-delà commençait le bord de mer – apparaissait un magnifique hôtel particulier : façade à moulures, balcons élégants, réverbères ouvragés le long du trottoir. Sans les policiers montant la garde devant l’entrée principale, il eût été impossible de soupçonner que ce splendide palazzo abritait d’ennuyeux services administratifs.

— Attends ici, dit Eraste Pétrovitch à son aide et serviteur. Il se peut que je sois retenu un moment.

Au-dedans, le bâtiment se révéla encore plus luxueux qu’au-dehors. Il était peu probable qu’en aucun autre hôtel administratif de l’Empire on eût employé tant de marbre et de bronze pour la décoration intérieure. Au plafond du hall, fort haut, scintillait un lustre de cristal comme on n’en voyait qu’au théâtre. Sa partie inférieure, chatoyant de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, était surmontée d’une couronne dorée sur laquelle était gravé en grosses lettres : « Don du XXVIIIe Congrès des Industriels du Pétrole ».

Ah ! Tout était dit…

Après avoir fait la queue durant quelques minutes devant le guichet du fonctionnaire de service, Eraste Pétrovitch demanda si l’adjoint du gouverneur de la ville Choubine était là. Non, lui fut-il répondu sèchement. Le lieutenant-colonel était sorti et son retour n’était pas attendu ce jour.

Force lui fut de préciser qu’il était porteur d’une lettre urgente à son attention, adressée par le secrétariat du gouverneur général.

Le fonctionnaire esquissa un sourire poli.

— Si la chose est urgente, je vous conseille de chercher M. le lieutenant-colonel à la Locanta. Le lundi, à cette heure, il s’y trouve toujours.

— De quoi s’agit-il ? s’enquit Fandorine en sortant son carnet.

— D’un restaurant-spectacle.

Quelque peu étonné, Eraste Pétrovitch ne prit pas la peine de noter l’adresse de l’établissement de plaisir. Mieux vaudrait parler avec Choubine dans un décor sérieux, sans risque d’être dérangés.

Le crochet par la résidence du gouverneur se révélait inutile. Il fallait renoncer à engager l’affaire sur-le-champ.

— Très bien, je rep-passerai plus tard.

L’hôtel Nouvelle Europe, bâtiment moderne de six étages, ne plut guère à Fandorine. Certes il représentait l’Europe, certes il était neuf. Il eût aussi bien pu s’élever à Moscou ou à Berlin. Toute la rue Gortchakov observait d’ailleurs la même discipline européenne. Cependant, pour l’Europe, il faisait beaucoup trop chaud.

Des chasseurs se précipitèrent vers la voiture pour décharger les bagages.

— La malle seulement, dit Fandorine.

Sur quoi il demanda de nouveau à Massa et au cocher de l’attendre.

Eraste Pétrovitch pénétra dans le hall comme il fût entré dans la salle d’attente d’un dentiste – avec la mine résignée et courageuse de l’homme prêt à souffrir. Il s’approcha du comptoir de la réception.

— Mme Claire Delune est-elle dans sa chambre ?

Le préposé considéra d’un śil hautain et soupçonneux la veste de Fandorine, couverte de taches, et ne répondit pas.

— N’est-ce donc pas chez vous qu’est descendue l’équipe de tournage cinématographique ?

— Si fait, monsieur, c’est bien chez nous. Cependant, il est inutile d’espérer obtenir un autographe de Mme Delune, il est formellement interdit de la déranger. Ne le demandez même pas.

Eraste Pétrovitch savait que Claire avait le don de se faire aimer du personnel de service. Laquais, serveurs, femmes de chambre, maquilleuses faisaient toujours rempart pour la protéger. Claire s’attachait leur affection inconditionnelle non par de généreux pourboires, mais par une humanité qu’elle jouait à la perfection. Adresser un sourire intime, effleurer légèrement une épaule de la main, ou mieux encore se plaindre en confidence d’une migraine ou de la fatigue – et l’humble cśur était conquis.

— Je ne viens pas pour un autographe. Veuillez annoncer à Mme Delune que son mari est arrivé.

Toute une gamme de sentiments intenses défila sur le visage mafflu de l’employé. L’incrédulité s’y dessina un instant pour aussitôt s’évanouir : un monsieur si sérieux, même vêtu d’un costume négligé, n’irait pas mentir et encore moins plaisanter ; puis vint un élan de vivacité (une pareille nouvelle !), immédiatement tempéré par un étrange embarras.

— Est-elle là ? interrogea Eraste Pétrovitch avec impatience.

Il n’avait pas le temps de se pencher sur les états d’âme d’un employé d’hôtel.

— Mais parfaitement, Monsieur, dans la salle Trianon. Celle-ci a été louée pour servir de studio de prise de vues. Toute l’équipe s’y trouve en ce moment, en plein travail. M. le réalisateur se fâche terriblement quand quelqu’un vient déranger, cependant pour un tel visiteur…

L’homme fit mine de bondir de sa place sur-le-champ, dans la seconde même, mais Fandorine s’exclama d’une voix soulagée :

— Non, non ! Qu’ils continuent de travailler. Faites monter cette malle dans la chambre de Claire, quant à moi je lui laisserai un message.

— Vous ne désirez pas vous y installer en attendant ?

— Je ne le désire pas. Je compte choisir un autre hôtel. J’ai à vaquer à mes propres affaires en ville, et toute cette agitation me gênerait.

Fandorine montra un ouvrier en blouse bleue qui roulait prestement à travers le hall un énorme engin ressemblant à un projecteur.

— Je comprends, monsieur…

Néanmoins, la physionomie abasourdie du préposé trahissait son désarroi : quel être un tant soit peu sensé pouvait renoncer au bonheur d’emménager dans la même chambre que Claire Delune ?

— Eh, l’ami ! lança Fandorine à l’adresse de l’ouvrier. Quand le tournage se termine-t-il ?

— Il y a une pause dans dix minutes. Les lampes ont besoin de souffler, répondit l’autre (probablement était-ce l’éclairagiste).

Eraste Pétrovitch décida de presser le mouvement.

— Quel est le meilleur hôtel de Bakou ?

— Le nôtre, répondit l’employé d’un ton digne.

— Bon, et en second ?

— Le National. Un établissement convenable, mais qu’on ne saurait comparer à celui-ci. Cependant, si le tournage doit bientôt s’interrompre, pourquoi ne pas vous asseoir un moment à une table ? Je vais donner des ordres pour qu’on vous serve une orangeade. Et si vous le souhaitez, je peux sortir une bouteille de champagne de la glacière.

— Inutile. Je reviendrai.

Le cocher avait de la chance : une troisième course à présent l’attendait.

— Le National, tu connais ?

— Qui ne connaît pas, répondit l’Oriental en saluant de nouveau avec la même flegmatique déférence.

L’employé joufflu avait menti : l’hôtel National était meilleur. Et plus cher. En découvrant le prix des chambres, Fandorine secoua la tête.

En revanche, les lieux étaient confortables, à l’ancienne mode, sans excès de luxe de mauvais goût, et un personnel stylé accueillit le nouveau client comme s’il l’avait attendu toute sa vie. Le seul détail regrettable était que l’hôtel de Claire en fût si proche – à cinq ou dix minutes de marche, tout au plus. À peine Eraste Pétrovitch avait-il eu le temps de faire un brin de toilette et de passer un costume propre, de simple toile blanche, qu’un vigoureux toc-toc-toc retentit. Un garçon d’hôtel ne frappait pas de manière si énergique.

Pas possible, serait-ce Claire ? s’étonna Fandorine. Mais bien entendu ! Ce diable de cerbère aura filé illico informer Madame de l’arrivée de son mari et de l’endroit où il s’était rendu.

Étirant ses lèvres en une grimace polie, Fandorine ouvrit la porte, et là, de contraint qu’il était, son sourire devint normal et naturel.

— Eraste Pétrovitch ! Monsieur Massa !

Un jeune dandy se tenait sur le seuil, scintillant de toutes ses dents. Son gilet était tout de paillettes dorées, son toupet rayonnait de brillantine, et sa moustache passée au fixatif dressait en l’air deux petites pointes. Monsieur Simon, producteur de cinématographe, s’appliquait à paraître aussi impeccablement élégant que Fandorine, mais il forçait un peu la note.

Eraste Pétrovitch serra la main de son vieil ami. Le visiteur salua très bas le Japonais, tandis que celui-ci lui répondait d’un hochement de tête, la mine grave – tel était leur rituel. Après quoi leurs visages s’éclairèrent.

— Senka-koun ! Comme tu as vieilli, balavo mon galaçon ! le félicita Massa. Tu as une lide sul le folont !

Arrivé à la trentaine, le « galaçon » avait eu le temps de vivre déjà plusieurs vies très différentes, si bien qu’en le regardant Fandorine se prenait parfois à méditer sur les insondables ressources métamorphiques que recelait la nature humaine et que si peu de gens mettaient à profit.

L’homme que toute l’industrie du cinéma connaissait sous le nom de « monsieur Simon » avait été autrefois un jeune délinquant de la Khitrovka, puis s’était changé en un authentique Parisien passionné du septième art, avant de replonger depuis trois ans ses racines dans le sol de Russie. Du fait de ces diverses perturbations et d’un manque d’instruction scolaire, le discours de Simon se composait d’un salmigondis de russe et de français. Quand le mot ou l’expression juste lui faisait défaut, le « prodiouktor » glissait sans hésiter un gallicisme sans se troubler outre mesure.

— Pourquoi n’es-tu pas sur le tournage ? demanda Fandorine.

— Pour koua faire ? répondit Simon en haussant les épaules. Je suis le prodiouktor, ce sont le réalisateur et le chef opérateur qui commandent là-bas.

Le regard perspicace d’Eraste Pétrovitch releva que la joie du jeune homme, si elle était bien réelle, dissimulait néanmoins un certain embarras. Pour quelle raison ? Simon n’avait jamais montré de propension à la gêne.

— Votre arrivée est une telle siourpriz ! s’exclama-t-il avec un enthousiasme quelque peu exagéré. Claire ne m’en avait pas averti…

— C’est inattendu pour elle.

Sur quoi Fandorine passa à un sujet moins déplaisant :

— Comment avance le film ? Je sais qu’il a p-pris du retard. Tu as encore des difficultés d’argent ?

Comme on sait, chaque individu a son karma financier : les uns voient l’argent leur tomber tout seul dans les mains, les autres se démènent, se tuent presque à la tâche, et sont constamment à sec. Le karma financier de monsieur Simon était singulier. Des ruisseaux d’or coulaient vers lui, sans aucun effort visible de sa part, mais tout aussi vite s’évaporaient, laissant le prodiouktor sans un sou. Non, Simon ne menait pas grand train, ne jetait pas l’argent par les fenêtres. Il était économe, et même dur à la détente. Mais une seule et unique passion le gouvernait : faire du cinéma, et il investissait chaque kopeck dans le projet suivant. Au cours des deux premières années passées en Russie, il avait produit six films : trois succès et trois échecs ; autrement dit il s’était enrichi par trois fois, et par trois fois s’était ruiné. Après sa dernière banqueroute, il était venu, en larmes, trouver Fandorine pour lui demander de lui prêter des fonds. Eraste Pétrovitch lui avait donné non seulement de l’argent, mais aussi un conseil qui avait entièrement changé la vie de l’entrepreneur de cinéma.

« Tu ne réussiras jamais avec ton propre argent. Ce n’est pas ta faute, c’est ton karma qui est ainsi. Tente plutôt avec les capitaux des autres. »

C’était alors que Simon avait inventé une nouvelle profession : réaliser des films en les finançant par des apports extérieurs, et contrôler personnellement chaque rouble dépensé. Comme il n’existait pas de mot russe pour désigner pareil métier, Simon avait comblé cette lacune en recourant à un mot français, et était ainsi devenu « prodiouktor ».

Simon s’était révélé virtuose dans l’art de trouver de l’argent, et scrupuleux dans sa gestion. Il n’était pas lui-même un très bon réalisateur, mais il possédait en revanche un flair fantastique pour dénicher les talents. Son précédent film, Le Naufrage du Titanic, avec Claire Delune dans le rôle principal, avait fait une recette record et était même arrivé sur le marché cinématographique européen. Simon avait mis en chantier une nouvelle production sur un sujet oriental, un projet d’une envergure inouïe, doté d’un budget phénoménal (près de trois cent mille roubles, à en croire les journaux).

Fandorine savait bien qu’en interrogeant son ami sur le tournage il s’épargnerait la corvée d’exposer les motifs de sa venue.

— Non, pas dié problème avec l’argent. Jamais encore je n’ai été aussi libre de dépenser. Mais cette lenteur orientale ! Aucune pounctoualitè. Or j’ai l’intention de provoquer une révoloussione, de faire du cinéma russe le meilleur du monde ! Oh, monsieur Gaumont va regretter de ne pas m’avoir pris pour associé !

Les yeux du prodiouktor s’étaient embrasés, ses joues colorées de rose – il venait d’enfourcher son dada.

— Mon film sera en couleurs et parlant, avec prises de vues réparties sur trois caméras, un exotisme oriental vertigineux et la divine Claire Delune ! De quoi faire perdre la tête au monde entier !

— En couleurs et parlant ? répéta Eraste Pétrovitch, intrigué, car il pensait de son devoir de suivre les nouveautés du progrès dans tous les domaines techniques. Comment est-ce possible ?

— C’est très simple ! Enfin… c’est une manière de parler… Chaque image sera peinte à la main, sur toutes les copies. Quant au son, il sera préanerégistré sur des disques de phonographe. Bièn antandiou, les acteurs en gros plan, chez nous, ne parlent pas – seulement ceux filmés de loin, ou bien de dos. Mais les bruits de la nature, de la rue, le vacarme des batailles, tout cela sera natiourrel ! J’ai investi cinquante mille roubles dans l’impression d’affiches, de kartpostal, de calendriers, j’ai commencé à éditer un magazine illustré, et sur chaque couverture apparaît Claire Delune.

— Oui, j’ai vu, soupira Fandorine.

L’aile droite de la maison de la rue Svertchkov était tout entière tapissée d’śuvres chromolithographiques : Claire se tordant les mains, Claire arborant un sourire aveuglant, Claire haussant les sourcils d’un air tragique, Claire à cheval, Claire sur un iceberg, et cetera, et cetera.

— Vous n’imaginez pas l’effet que ça a produit ! poursuivit Simon.

Une ombre passa sur le visage de son interlocuteur, mais il n’y prêta pas attention.

— Le nouveau film n’est pas encore tourné que les distributeurs nous inondent déjà de demandes ! L’armée des adorateurs de Claire a vu ses effectifs décupler ! Bien sûr, ces admirateurs créent cierrtène incammaditié – surtout ici, à Bakou, où les hommes sont si fougueux et insistants, mais cela ne fait que renforcer la lioumiérre dont est auréolée une véritable star !

C’est alors seulement qu’il nota qu’Eraste Pétrovitch s’était passablement rembruni, et il en perdit un instant contenance, devinant qu’un mari n’aimait sans doute guère entendre de tels propos au sujet de sa femme. Toutefois, il n’était pas dans le caractère de Simon de rester longtemps embarrassé.

— La « starification » du cinématographe a une autre conséquence, reprit-il avec une grimace comique. À présent, des milliers de femmes rêvent de devenir des védiettes. Je reçois des milliers de lettres et de photographies d’actrices de théâtre, d’étudiantes, de lycéennes ou de dames qui s’ennuient. J’ai commencé de profiter de mon grransiouccès auprès des femmes. Je n’ai pas le temps de faire de séléksion.

— Sélécassio, qu’est-ce que c’est ? demanda Massa, qui avait cessé de déballer les affaires et dressé l’oreille dès que la conversation était tombée sur les femmes.

— Le choix des candidates aux différents rôles. On vérifie qu’elles sont jolies de visage et de silhouette, et qu’elles ont du talent. On renvoie celles qui ne conviennent pas.

— Ça ressemble au casting, comme disent les Anglais pour désigner le tri des chevaux avant les courses, dit Fandorine en esquissant une grimace.

— Casting ! répéta Simon, séduit par la sonorité du mot. Ça en impose. Ça fait plus strict que séléksion. Je m’en souviendrai.

Massa s’approcha, embrassa à demi son ami et déclara d’un ton patelin :

— Senka-koun, tu es un goland pelsonnage, tlès okyupé. Tu as bozouin d’un assistant, poul faile cassating. Je vais t’aider. Qui t’a appoulis à t’adolesser aux femmes ? Moi, je m’y connais en femmes. Le visage, la shilhouette… tout sela poul le mieux.

Imaginant un instant un film dans lequel ne joueraient que des actrices correspondant aux goûts de Massa, Fandorine frémit.

Mais Simon sut se tirer d’affaire :

— Vous oubliez le talent, senseï. Seul le prodiouktor peut déterminer si une comédienne possède un potènsiel commerrsial. Même les réalisateurs ne devinent pas ça.

Le Japonais réfléchit.

— Et si la femme est tlès belle, mais sans talent ? Vas-tu la chasser, la malheuleuse ?

— Non, je la prends pour assistante ! s’esclaffa Simon.

Sur quoi il consulta sa montre.

— Oh ! Eraste Pétrovitch, allons-y vite, pendant que c’est encore la pause. Dès que les lampes auront refroidi, le tournage va reprendre, et le réalisateur ne laissera personne approcher Claire. Il est complètement cinglé.

— Bien, bien, allons-y.

L’idée d’avoir avec Claire une conversation brève, juste le temps que les projecteurs fussent de nouveau en état de fonctionner, plaisait à Fandorine. Il observerait ainsi les convenances, puis il serait libre et pourrait vaquer tranquillement à ses affaires.

En revenant vers le Nouvelle Europe (à cause de la chaleur, ils marchaient lentement, en s’efforçant de rester à l’ombre), Simon parla sans arrêt du film en cours de tournage, tandis qu’Eraste Pétrovitch, que le sujet ne passionnait guère, l’écoutait d’une oreille distraite.

— Mon réalisateur est un vrai dingo, bon pour l’asile de fous. J’ai eu une chance terrible de le trouver, je suis carrément au septième ciel ! jacassait Simon sans se soucier de logique. J’avais d’abord engagé ce Léon Art en désespouar dié koz. Je n’avais pas d’argent pour le film. Or son oncle est un prince du pétrole. Il voulait faire de son niévo un spécialiste, il l’a envoyé étudier en Amérique, sur les chantiers pétroliers. Mais Léon, en Californie, est tombé amoureux du cinéma. Il a dit à son oncle : « Je ne veux pas exploiter du pétrole, je veux faire des films. » Vous comprrénez ? Léon a de l’argent, mais il ne sait pas comment faire du cinéma, or moi je sais comment faire du cinéma, mais je n’ai pas d’argent. Vous ne le croirez pas : quand je l’ai rencontré, j’étais au fond du gouffre !

Simon ne pouvait se trouver que dans deux états émotionnels : soit au septième ciel, soit au fond du gouffre. C’est pourquoi Eraste Pétrovitch étouffa un bâillement et s’abstint de tout commentaire.

— Mon prrojè orrièntal s’écroulait, je n’avais plus un rond, mes créanciers menaçaient de me traîner devant les tribunaux. Je vous ai raconté comment l’émir de Boukhara m’a odieusement roulé ?

Fandorine secoua la tête.

— Eh bien, voilà ! Ce fut un cauchemar, toute la perfidie de l’Orient ! J’avais récolté l’argent pour tourner mon film exotique en milio natiourrel – pas en studio, ni en Crimée, mais dans un cadre tout ce qu’il y a d’authentiquement oriental. Le scénario voulait Bagdad, mais Boukhara, c’était encore mieux. Ce n’est pas si loin, pas besoin de passeport, et des mosquées, des palais, des coupoles, des… comment dit-on déjà… des minarets, en veux-tu en voilà, tout comme il y a mille ans. Je me suis entendu avec deux ministres de là-bas. Ç’aurait fait sensassione ! Mais juste avant le départ, tout a brusquement été remis en question. La chancellerie de la cour m’a écrit que Sa Splendeur l’émir était inquiet à l’idée que le film pût comporter des scènes diffamantes pour Boukhara. On exigeait de pouvoir examiner le scénario. Vous imaginez ! Même aux acteurs, je ne le donne pas à lire ! Je paie des fortunes pour l’avoir. Qu’on m’en vole le sujet, et adio ! J’ai donc refusé. « Puisque c’est comme ça, m’écrivent-ils, ne venez pas. Autrement, couper la tête à vous. » Banqueroute totale ! Je suis au fond du gouffre. L’expédissione est annulée, scandale dans les journaux, les investissiorrs reprennent leurs billes…

Envahi par d’affreux souvenirs, Simon se prit la tête dans les mains.

— Et là, Léon Art ! Il lit dans le journal un article sur le film. Il a l’argent, me dit-il. On peut tourner à Bakou. Une seule kondissione : c’est lui le réalisateur. J’ai accepté, je n’avais pas d’autre solution. Et qu’est-ce que vous croyez ? Léon s’est révélé avoir un talent fou ! s’écria le prodiouktor, au comble de l’enthousiasme. Je suis au septième ciel ! Lui et moi allons rrévalioussianer toute l’industrie du cinéma !

Ils étaient arrivés à la porte de l’hôtel, mais Eraste Pétrovitch n’était guère pressé d’y entrer : d’un geste il indiqua à son compagnon de poursuivre, de lui en apprendre davantage.

Des gens se tenaient devant l’entrée, qui fumaient, en petits groupes, les uns vêtus à l’ordinaire, les autres en robe et turban. La pause n’était donc pas terminée, or Fandorine voulait rencontrer Claire au tout dernier moment.

— Q-quel est ce film que tu tournes ?

— Un amour du calife. La magie et le mystère de l’Orient. Pour la première fois à l’écran ! Mieux qu’un sujet, du nanan ! ajouta Simon en baisant le bout de ses doigts. Le grand Haroun al-Rachid, calife de Bagdad, erre la nuit, sous un déguisement, dans les rues de la ville afin de mieux connaître la vie du simple peuple. Il aperçoit par une fenêtre la belle Bibigul. Koudiéfoudrre ! Atteint en plein cśur ! Mais Haroun décide de dissimuler sa pasissione, dans l’espoir que Bibigul tombera amoureuse de l’homme et non du souverain.

— Voilà un sujet des plus originaux ! lâcha malgré lui Eraste Pétrovitch.

— Je suis bien d’accord ! Le malheur est que la belle a pour soupirant le chef de la terrible secte des haschischins, Sabbah.

— Attends un peu, coupa Fandorine, surpris. Si tu parles de Hasan ibn al-Sabbah, il a vécu trois siècles après Haroun al-Rachid. À l’époque de Haroun, les haschischins n’existaient pas encore.

— Vraiment ?

Mais le prodiouktor n’en parut pas autrement affecté.

— Eh bien, dans notre scénario, c’est comme ça. Peu importe ! Nous allons maintenant tourner des scènes à faire craquer le monde entier. Imaginez : le malfaisant a ourdi le projet de posséder la belle en l’enivrant de vapeurs de haschisch. Bibigul, sous l’empire de visions voluptueuses, croit être en présence du beau jeune homme qu’elle a entrevu de sa fenêtre, alors qu’en réalité il s’agit de Sabbah. Léon a eu l’idée d’une misanecène incroyablement audacieuse. J’ai peur qu’on ne connaisse des problèmes en Russie avec la censure. Je pense que nous sortirons une version spéciale pour la distribution à l’étranger, sans koupiourres. Claire dénude sa jambe jusqu’au genou, tandis que sa poitrine se dessine à travers la mousseline transparente. Vous voyez le tableau ! Ça fera l’effet d’une bombe !

Un sourire heureux aux lèvres, il fixa un instant le visage rembruni de Fandorine et, se reprenant, battit des paupières d’un air effrayé. Eraste Pétrovitch, cependant, ne pensait nullement à l’étoffe vaporeuse, mais au fait que, sans doute, il était temps d’y aller. Il adressa à Simon un signe de tête propre à le rassurer.

— Et là apparaît Haroun, et cette scène lui brise le cśur…, acheva le prodiouktor de manière un peu expéditive. Nous allons tourner maintenant la fin de l’épisode, l’explication entre Haroun et Bibigul. Oh, dépêchons-nous, il ne nous reste que cinq minutes !

Il y avait encore plus de monde dans le hall de l’hôtel qu’à l’extérieur. Gardiens, jeunes gens en veston à la dernière mode, demoiselles aux cheveux courts, cigarette aux lèvres, et ouvriers en casquette flânaient là et bavardaient les uns avec les autres. Simon enlaça familièrement au passage une odalisque en sarouel.

— Où est Claire ? lui demanda-t-il.

— Elle répète. Léon nous a tous flanqués à la porte du studio.

Les deux hommes s’engagèrent dans un petit couloir désert.

— La salle des banquets nous sert de studio, expliqua Simon dans un chuchotement. Nous y tournons tous les intérieurs, nous changeons juste la décorrassione…

Il s’arrêta devant une porte calfeutrée et porta un doigt à sa bouche. Il affichait soudain une expression concentrée et recueillie, comme s’il se fût trouvé dans une église, devant l’autel.

— Mieux vaut éviter d’altérer son humeur, murmura le prodiouktor en remuant à peine les lèvres. Il pique des crises d’hystérie, refuse de travailler. Et c’est alors toute une journée perdue…

Il entrouvrit sans bruit le vantail. Fandorine risqua un coup d’śil par-dessus son épaule.

Les fenêtres de la salle étaient entièrement masquées par de grands panneaux. Sur l’un étaient peints des dômes et des minarets, sur un autre était fixée une grosse lampe aveuglante, qui certainement représentait le soleil, ou peut-être la pleine lune.

Des cloisons de bois disposées en U délimitaient le centre de la pièce. De l’extérieur, ce n’étaient jamais que des planches grossièrement clouées ensemble, mais sur l’autre face elles étaient recouvertes de tapis, donnant ainsi l’illusion d’une pièce richement décorée à l’orientale. De puissants projecteurs l’éclairaient de trois côtés. Deux caméras étaient installées : l’une à distance, l’autre juste au-dessus du divan sur lequel étaient assis les acteurs en train de répéter.

Claire avait les cheveux teints en noir et portait une tunique de gaze. À la vérité, une beauté orientale eût été mieux vêtue d’un sarouel, mais on n’eût rien vu alors de ses jambes bien tournées.

— … Voilà, vous couvrez vos yeux de votre main, comme ça, et vous poussez un gémissement voluptueux, disait un jeune homme coiffé d’un turban et enveloppé d’un manteau de brocart.

Il porta une main à son front, renversa la tête en arrière et exhala un long « Ooooh… » langoureux.

— C’est Léon…, chuchota Simon. Il a viré Mozjoukhine et décidé de jouer lui-même le calife. Et le résultat est manifik. Du talent, il a du talent pour tout !

— Suis-je encore sous l’empire du haschisch ? demanda Claire.

Le réalisateur se leva d’un bond et arracha son turban, libérant une cascade de cheveux bouclés qui lui tombaient aux épaules.

— Ah, mais que vient faire le haschisch là-dedans ?! Vous êtes ensorcelée par une passion sensuelle, plus puissante qu’un narcotique ! Vous n’avez même pas conscience que c’est lui ! Vous vous moquez de qui ce peut être – lui ou un autre ! C’est l’amour que vous aimez ! Vous êtes une femme !

Il se tordait les mains – des mains effilées qu’il serrait en même temps contre sa poitrine. Un beau visage inspiré, songea Fandorine. Même son nez démesuré ne le dépare pas. On dirait Cyrano, le poète gascon.

Le discours agité du réalisateur lui paraissait confus et obscur, mais Claire semblait tout saisir parfaitement.

— Ah ! dans cette scène, continua Léon Art, il ne faut pas jouer, mais…

Ses longs doigts dessinèrent dans l’air une sorte d’arabesque.

— Vous comprenez, n’est-ce pas ?

— Bien sûr !

— Que ce soit comme sur la peau, vous voyez…

Il se pencha et caressa avec douceur le cou dénudé de l’actrice.

Fandorine cligna des yeux, stupéfait.

— Voilà, quand c’est comme ça, c’est agréable, n’est-ce pas ?

— Oui, oui ! roucoula Claire en collant sa joue contre la main du réalisateur.

— Mais c’est encore mieux comme ça ! s’exclama-t-il en la griffant. Que ça écorche, que de la chair reste sous les ongles, que ça fasse mal ! L’art, ce n’est rien d’autre. Que ça fasse mal dans un premier temps, mais ensuite… Vous comprenez ?

— Oh oui !

— Et après ça, vers la caméra, un de ces regards… très long, dans lequel…

Léon agita de nouveau les mains, incapable de trouver les mots justes…

— J’ai réfléchi à cette scène toute la nuit. J’ai écrit un poème… Il vous dira mieux les choses, écoutez.

Claire leva sur le metteur en scène un regard radieux, que Fandorine se rappelait fort bien avoir vu lors de la brève période idyllique de leur mariage. Il posa un śil interrogateur sur Simon. Celui-ci rougit et baissa la tête.

— C’est ma faute…, bredouilla le prodiouktor. Je n’ai pas fait gaffe… Mais aussi, que pouvais-je faire ?

Ah ! voilà ce qui explique ton embarras, se dit Fandorine avant d’observer plus attentivement le couple en train de répéter. Le réalisateur brûlait de désir, cela se voyait au rouge de ses joues, à l’éclat fiévreux de son regard. Mais Claire aussi était amoureuse. Ou bien elle joue l’amoureuse, songea Fandorine. Ce qui chez elle est exactement la même chose. Ainsi, peut-être Massa avait-il raison quand il proposait de baptiser cette ville « Échappatoire à la sorcière » ? Seigneur, serait-il possible que… Ce serait la délivrance ! Un réalisateur de talent, voilà de qui Claire est capable de s’enticher sérieusement et pour longtemps. Ils avaient tellement en commun.

Monsieur Art avait commencé à déclamer son poème. Il avait une voix bien timbrée, qu’il modulait à merveille.

Que passe un peu de temps encore

J’arracherai mon masque étroit

Avec des lambeaux de visage.

Je souffrirai – ma foi, tant pis !

Enfin délivré de mes chaînes,

Plus nulle entrave ne voudrai.

Tel Ulysse au chant des sirènes

Au loin je fuis l’odieuse scène.

Fini ! Plus de douleur ne sais.

Le rire est mort, s’éteint la peine,

Loges sans voix, muet paradis.

À la geôle vide, au passage

Jetant un regard sans émoi,

Me tourne le dos Terpsichore.

— Oh ! comme c’est beau ! gémit Claire.

Des larmes jaillirent de ses yeux, abondantes autant qu’admirables. Ce « don lacrymal », cette faculté qu’elle avait de pleurer naturellement sur scène avait toujours bouleversé les spectateurs au théâtre.

— Qu’y a-t-il de beau là-dedans ? ronchonna Simon, visiblement mal à l’aise pour Fandorine. Ça n’a ni queue ni tête. Au milieu de la chose on croit que ça commence à prendre tournure, et puis à nouveau, ça part de travers.

— Comment cela ? protesta Fandorine. C’est assez bien balancé. Un poème-reversi à la nouvelle mode, avec rimes en miroir. Dans les salons, cela s’interprète à deux voix : l’une masculine, l’autre féminine, avec accompagnement de piano. L’homme récite le premier vers, la femme le dernier, en un écho étouffé ; l’homme dit le second, la femme l’avant-dernier. Et ainsi de suite, tout le poème, par les deux bouts.

— Ah bon ? fit Simon, peu sensible aux belles-lettres.

Non, il n’y a pas eu encore d’adultère, conclut Fandorine en voyant le metteur en scène poser religieusement un genou à terre et baiser le bout des doigts de l’actrice. Mais ce n’est qu’une question de temps. Il faut simplement éviter de se mettre dans leurs jambes.

Soudain il se reprit, saisi de honte. Un honnête époux pouvait-il raisonner de manière aussi cynique ? Surtout quand l’époux, c’était lui !

— Mais qu’avons-nous, toi et moi, à murmurer de la sorte ? s’exclama-t-il, courroucé.

Il poussa la porte et, frappant des talons, entra dans le studio de tournage.

— Oh, mon Dieu !

Apercevant son mari, surgi comme un diable de sa boîte, qui se dirigeait vers elle d’un pas décidé, Claire se leva d’un bond et colla ses mains à ses joues en feu.

Léon Art s’était redressé lui aussi. Son visage délicat et nerveux était décomposé par la fureur.

— Que se passe-t-il ?! Qui a l’audace… ?!

— C’est mon mari, bredouilla Claire en se risquant à sourire. Eraste, mon chéri, je vous ai écrit, c’est vrai, que je m’ennuyais à mourir, mais pourquoi fallait-il…

— Je vous ai apporté vos toilettes, coupa Fandorine. Les malles sont dans votre chambre.

Le réalisateur blêmit comme un condamné à mort. Les beaux yeux noirs du génie s’écarquillèrent d’effroi et devinrent vitreux. Eraste Pétrovitch eut le sentiment d’être Méduse en personne. Il adressa à Léon Art un sourire aussi aimable que possible et se présenta.

L’autre lui tendit une main faible et molle. Il affichait à présent une expression tragique. On l’eût dit sur le point d’éclater en sanglots.

— Je suis descendu dans un autre hôtel, pour ne pas vous déranger dans votre travail, poursuivit Fandorine d’un ton calme en se tournant vers sa femme. J’ai des affaires à régler à Bakou. Je vais être t-terriblement occupé. Il est possible que nous ne nous revoyions pas. Mais je tenais absolument à me m-montrer et à vous souhaiter un heureux tournage.

Le réalisateur se ranima à vue d’śil. Sa figure livide se colora de rose. Claire, en revanche, restait interloquée et considérait son époux d’un air interrogateur.

Craignant d’avoir forcé la note, Eraste Pétrovitch s’empressa d’ajouter :

— Bien sûr, s’il me vient un moment de libre qui coïncide avec une pause dans votre travail, nous nous retrouverons évidemment, évidemment, pour…

Ici il resta court, incapable d’imaginer une raison pour laquelle Claire et lui devraient se retrouver à toute force. Heureusement, Léon Art, déjà remis du choc, vint à son secours :

— Cher, incomparable Eraste Pétrovitch, Claire m’a souvent parlé de vos activités ! Je sais que vous êtes accablé de soucis d’une importance colossale, dont dépend l’avenir même de l’État ! Je jure que je ferai tout mon possible pour remanier le programme de tournage de la manière la plus commode pour vous !

C’est ça, je te crois, pensa Fandorine avant de sourire au jeune homme plus amicalement encore.

— Demain, mon oncle organise chez lui à la campagne une réception en l’honneur de Claire… je veux dire en l’honneur de Mme Delune. Ce sera un événement d’importance pour Bakou tout entier ! Vous arrivez fort à propos.

Léon avait prononcé ce « pour Bakou tout entier » d’une voix très solennelle, comme on dit d’habitude « pour le monde tout entier ».

— Je regrette, mais je ne pourrai être présent. Les affaires…, répondit Eraste Pétrovitch avec un geste d’impuissance.

— Je vous prie instamment de venir. Faites-le pour moi, déclara Claire avec un tendre sourire. Reconnaissez que ce serait étrange. Tout le monde saura que mon mari est à Bakou, mais on ne le verrait pas à la fête donnée en mon honneur. Qu’ira-t-on penser ?

Le regard et le timbre de la voix étaient les mêmes qu’au tout début de leur vie commune. Fandorine fondait alors sur-le-champ et était prêt à exécuter ses moindres désirs. Mais trop de choses avaient changé depuis lors. Cette tendresse melliflue n’éveillait plus chez lui que de l’irritation.

Comme j’en ai assez de ce théâtre de Clara Gazul ! La prochaine fois, parole d’honneur, je tomberai amoureux d’une femme qui ne fait jamais semblant et qui ressent ce qu’elle dit.

Pareil serment était facile à prononcer, Fandorine étant absolument certain que le temps de l’amour était pour lui terminé. Et Dieu merci.

La raison pour laquelle sa femme insistait pour qu’il participât au raout était évidente. Claire n’aimait les scandales et les mises en scène qu’élaborés par elle-même. Il pouvait survenir là une situation dont le sensationnel aurait pour cause non pas la « star » en personne, mais l’énigmatique absence de son mari.

— Hélas, répondit Fandorine avec un plaisir cruel. Ce sera absolument impossible. Je vous prie de me p-pardonner.

Une lueur d’inquiétude s’alluma de nouveau dans les yeux de Claire. Il en était souvent ainsi quand quelque chose échappait à sa compréhension.

— Vous avez une prise de vues, reprit Eraste Pétrovitch. Le groupe vous attend.

Il salua le réalisateur d’un bref hochement de tête.

— Je n’aurai pas le front de vous déranger plus longtemps dans votre noble tâche.

— Oui, oui, il est temps ! dit Léon avant de frapper bruyamment dans ses mains. Mesdames et messieurs, venez tous ici ! Au travail, au travail !

Il se tourna vers le prodiouktor.

— Monsieur Simon, vous vous rappelez que nous avons aujourd’hui une scène en extérieur ? L’attaque des haschischins.

— Bien sûr ! Et on y aura besoin des couleurs du couchant. La rue est barrée, les ouvriers sont à l’śuvre. À neuf heures, tout sera saneréproche.

— Les nègres sont arrivés ?

— Je les attends par le vapeur d’aujourd’hui. Avec cette maudite grève, de nombreux bateaux ont été annulés. Mais j’ai reçu un télégramme d’Astrakhan : ils ont appareillé, ils seront là.

— La grève, la grève ! Impossible de travailler ! s’écria le réalisateur en tapant du pied. Qu’est-ce qu’un sérail sans ses Maures ? Il ne manquerait plus que le tournage soit encore suspendu ! N’importe quelle autre équipe aurait déjà été ruinée par tous ces contretemps !

— Grâce à monsieur votre oncle, nous ne sommes pas menacés, glissa Simon d’une voix aimable.

À ce moment, Massa apparut dans l’encadrement de la porte, visiblement lassé de faire le pied de grue dans le hall de l’hôtel.

— Au moins on nous a dégoté un Kirghize ! s’exclama Léon Art, ravi. Pourquoi n’est-il pas costumé ? Faites-en un eunuque mongol. Nous retournerons la scène du harem.

Massa, intrigué, demanda en japonais à Fandorine :

— Qu’est-ce qu’un « unyuku » ?

— Kangan.

— Non, pas d’accold poul unyuku. Il n’y a pas un autle lôle ?

— Peut-être Votre Grâce préférerait-elle jouer le calife de Bagdad, s’enquit le réalisateur d’un ton sarcastique.

Sur quoi il tendit à Massa son turban orné de verroterie multicolore.

— Qu’est-ce qu’un « kalifu », maître ?

— Un shogun arabe.

Le Japonais parut satisfait.

— Tlès bien. Kalifu, c’est poshible.

Et il entreprit de poser le turban sur sa tête.

— On nage en plein délire ! gémit Léon.

Il se retourna d’un air impuissant vers les assistants et les acteurs qui rentraient en foule dans le studio.

— J’ai les nerfs à vif, et on me refourgue un Kirghize à moitié cinglé ! Enlevez-lui mon turban !

— Massa, cher ami, comme je suis contente de vous voir ! dit Claire, qui s’était rapprochée.

Le visage du Japonais parut se changer en un masque de pierre. Il s’inclina cérémonieusement.

— Kulelu-san…

L’actrice poussa un soupir affligé. Elle savait qu’elle avait perdu depuis longtemps tout pouvoir sur le serviteur de son mari, mais de temps à autre elle faisait une tentative pour briser la glace – tentative, hélas, toujours infructueuse. Elle salua à son tour, puis murmura à l’oreille de Léon Art.

Celui-ci se troubla.

— Ah ! pardonnez-moi, monsieur… Je vous avais pris… On devait me fournir de véritables Kirghizes de Krasnovodsk pour… mais c’est sans importance…

Il s’éclaircit la gorge.

— J’ai entendu parler de vos succès au théâtre. Claire, je veux dire Mme Delune, m’a tout raconté… Mais le cinéma, c’est tout autre chose. Je n’aurai pas l’audace de proposer une simple apparition à un homme de votre talent. Quant à un grand rôle… Voyez-vous, la mode aujourd’hui est aux gros plans, en particulier de profil. Si, de face, vous présentez un visage très intéressant, de profil en revanche… Votre profil est insuffisant.

Offensé au plus profond de son être, Massa se retourna et dit à Fandorine :

— Lui, par contre, il en a beaucoup trop, de profil ! Avec son nez, on dirait un kappa(3) !

Mais déjà Claire entraînait son mari à l’écart.

— Mon cher, mon très aimé, comme je suis heureuse de vous voir, déclara-t-elle d’une voix douce et fervente, avec un sourire timide. Venez ce soir. Nous prendrons le temps de nous asseoir et nous parlerons, nous parlerons ! Par la fenêtre on ne verra que la nuit, on entendra le vent souffler, mais nous serons tous les deux, et nous nous causerons à loisir, du fond du cśur. Je souffre de ce que nous nous soyons tant éloignés l’un de l’autre. Rien ne va, tout est absurde, absurde. Je sais, je suis trop actrice, et je fais une mauvaise épouse, une bonne à rien. Mais croyez-le, vous m’êtes cher, et les jours enfuis où nous étions heureux ne sont pas pour moi de vains mots. Vraiment, venez… Je vous attendrai…

La Mouette de Tchekhov. Le dialogue entre Nina et Trépliev au quatrième acte. Mais en réalité, elle a simplement besoin d’obtenir de moi quelque chose. Elle entrera dans le rôle de la femme qui retrouve son mari après une longue séparation, elle se prendra au jeu, et tout ça se terminera on sait fort bien comment. Non, pitié, on ne va pas recommencer…

— Je ne pourrai pas. Je suis occupé. J’ai ce soir un rendez-vous chez le g-gouverneur de la ville.

— Oh ! je ne veux pas déranger vos plans. Nous nous retrouverons là où ça vous conviendra le mieux.

Claire avait adopté dans l’instant le rôle de la victime résignée. D’où le tirait-elle ? De La Dernière Victime d’Ostrovski, peut-être ?

— Ce soir, à partir de neuf heures, nous tournons une scène dans la Vieille Ville, c’est tout près de la résidence du gouverneur. Je vous en supplie, juste quelques minutes !

Si douce, si implorante, pour une demande somme toute bien innocente. Bon, si c’était dans la rue et pour quelques minutes seulement, ça pouvait encore aller, se dit Fandorine.

— Très bien. Je v-viendrai.

— Iakov Zalmanovitch, mon trésor, lança Claire d’une voix forte en se tournant vers un assistant. Rendez-moi un service, notez pour mon mari l’adresse du lieu de tournage de ce soir !

Et Fandorine, qu’un instant plus tôt personne ne regardait, devint tout à coup le centre de l’attention générale.

Esclaves noirs et mamelouks, concubines et servantes, opérateurs et électriciens fixèrent avec curiosité le mari de Claire Delune. Quelqu’un gronda de manière assez distincte :

— Oh-oh ! C’est comme dans un vaudeville : les mêmes et le terrible époux !

En réponse s’élevèrent des ricanements.

C’est à pas de géant qu’Eraste Pétrovitch regagna le National. D’un grand coup de canne, il envoya valdinguer une bouteille vide égarée sur son passage. C’était une chose que de rêver de se débarrasser d’une épouse devenue odieuse, c’en était une toute différente que d’être tenu pour cocu. Cependant, le second fait découlait fort logiquement du premier, il fallait bien s’y résigner…

— Renshû ! rugit Fandorine à l’adresse de son serviteur qui peinait à le suivre.

— Quel renshû, maître ?

— Course au plafond.

— Hé ! fit Massa, interloqué. L’affaire est donc si sérieuse ?

Une vraie scène d’action

« Course au plafond » était le nom d’un exercice consistant à prendre son élan pour escalader un mur le plus haut possible, pousser sur ses jambes et retomber debout sur le sol au prix d’un salto arrière. Fandorine dut exécuter trois fois ce tour difficile pour se délivrer de son irritation. Alors seulement il commença de recouvrer son harmonie spirituelle. Il consacra trois quarts d’heure encore à la pratique de la reptation silencieuse dans le couloir de l’hôtel plongé dans la pénombre. Près de lui passèrent tour à tour deux femmes de chambre et trois clients, dont aucun ne remarqua la forme noire qui rampait sur le plancher tel un serpent. Pareil entraînement – dans des conditions proches de celles du combat – avait en outre le mérite de tremper les nerfs : si Fandorine eût été découvert, il se fût trouvé exposé à la honte et au scandale ; or pour l’honnête homme il n’est rien de plus terrible que d’être surpris en piètre posture.

Quelque peu ragaillardi par ce double renshû, Eraste Pétrovitch reprit le chemin de la résidence du gouverneur. Massa portait coincé sous son bras le poignard au manche gravé d’une croix noire, preuve matérielle qu’il avait pris soin d’envelopper dans une serviette de l’hôtel. Si le lieutenant-colonel Choubine se révélait digne d’un entretien à cśur ouvert, il conviendrait de lui montrer ce trophée.

Cependant, une fois sur place, Fandorine sentit l’irritation qu’il croyait dissipée affluer de nouveau en lui avec une violence redoublée.

Choubine n’était toujours pas là. Le fonctionnaire de service conseilla de chercher M. le lieutenant-colonel au casino, « parce qu’aujourd’hui, n’est-ce pas, c’est lundi, et que la journée de besogne touche à sa fin ».

Tu parles d’un « besogneux », pensa Fandorine. Tantôt il est à la Locanta, tantôt il est au casino. Et cependant, il est indispensable de causer avec ce Choubine. Mais tout de même pas au-dessus une table de roulette ?

— Je v-vois qu’il me faut reporter cette rencontre à d-demain. À quelle heure le lieutenant-colonel prend-il son service ?

— Voyons ! se récria le fonctionnaire. Demain aucun chef ne sera là. Il y a banquet chez Mesrop Karapétovitch à Mardakiany.

Au ton sur lequel cette phrase fut prononcée, on eût dit que toute l’humanité, y compris les gens pour la première fois en visite à Bakou, était censée connaître le sens de la formule magique « chémesropkarapétovitchamardakiany ».

Eraste Pétrovitch grinça des dents. Cette première journée d’enquête à Bakou tombait décidément à l’eau.

Se contenant, il demanda poliment s’il y avait loin d’ici à la mosquée de Mohammed, sise rue Kitchik-kala, dans la Vieille Ville. Il avait encore à subir une conversation avec sa femme.

Claire ne l’avait pas trompé : c’était à moins d’une dizaine de minutes de marche.

Fandorine s’immobilisa un instant devant l’ancienne porte percée dans un rempart aveugle. Une odeur à la fois épicée, sucrée, musquée lui venait aux narines, cependant mêlée d’un net relent de pourriture, de renfermé, de poussière accumulée. Cette odeur lui était familière, pareille à celle des vieux quartiers de Constantinople. Le parfum de l’Orient – voilà ce que c’était. D’où pouvait-il provenir au sein de cette ville cosmopolite, cette ville de nouveaux riches ?

Mais le vieux mur d’enceinte dissimulait un tout autre Bakou. Des maisons basses à toit plat étroitement serrées les unes contre les autres, des venelles obscures comme autant de minces interstices, des pavés de pierre jaune, et une foule où ne se voyait aucun costume européen et dont le brouhaha ne laissait pas entendre le moindre mot de russe.

Du côté intérieur, des auvents s’alignaient, collés à la muraille, sous lesquels le négoce allait bon train : on y vendait des étoffes à ramages, de la vaisselle de terre et de cuivre, des fruits et des noix, des douceurs, du tabac, des châles, des surtouts, des épices.

Suivant les indications du fonctionnaire, parvenu à une fourche, Fandorine s’engagea dans la rue médiane. Les murs des maisons se resserrèrent encore davantage, le ciel disparut complètement, car à tous les premiers étages s’avançaient des oriels de bois entre lesquels étaient tendus des fils chargés de linge mis à sécher.

— Troisième à g-gauche, puis deuxième à droite, marmonna Eraste Pétrovitch. Massa, ne reste pas en arrière, tu vas te perdre.

— Tant de femmes belles et intelligentes au même endroit, ça dépasse l’entendement ! déclara le Japonais, qui accompagnait du regard chaque silhouette enveloppée d’un parandja (on ne voyait pas de femmes au visage découvert, pas une seule). Pareille chose est impossible dans la nature. Il faudrait vérifier.

Comme c’est étrange, songea Fandorine. Une cité orientale dissimulée à l’intérieur d’une ville européenne. On se croirait dans les ruelles de Bayezid, à Constantinople. C’est pourtant l’Empire russe, on est au XXe siècle, mais on dirait un autre monde et une autre époque. Comment la rue Kouznetski Most et ce décor des Mille et Une Nuits peuvent-ils coexister dans les frontières d’un même État ? Il esquissa un sourire : pourquoi prendre la rue Kouznetski Most ? L’Europe se trouvait beaucoup plus près, à deux cents mètres de là – et aucun problème, tout cela semblait vivre en bonne intelligence.

— Je dois absolument jeter un coup d’śil sous un de ces voiles noirs, répétait Massa, troublé. Et sous la robe, bien sûr. Je doute que nous revenions un jour à Bakou, et ce mystère va continuer à me tourmenter.

La seconde ruelle à droite après la troisième à gauche s’achevait en cul-de-sac, sur un mur aveugle, sans porte ni fenêtre. Force fut de revenir en arrière.

Les trottoirs, les perrons, les rebords de fenêtres et même les toits étaient peuplés de chats, assis, couchés ou en promenade.

— Nous sommes au royaume des chats, dit Massa en épongeant son front trempé de sueur. Je préfère les chiens. Mais il n’y en a pas ici.

— Chez les m-musulmans, le chien est tenu pour un animal impur.

— Ils peuvent toujours parler de pureté…

Le Japonais se pinça le nez alors qu’ils passaient devant un énième tas d’ordures en putréfaction. Soudain traversé par un doute, Fandorine dut se rendre à l’évidence : il s’agissait chaque fois du même dépotoir et ils ne faisaient que tourner en rond.

— Nous nous sommes ég-garés.

Il tenta de se renseigner, mais les femmes, sans un mot, s’écartaient vivement de lui, vêtu d’un costume européen, tandis que les hommes détournaient la tête et passaient leur chemin.

— On a l’impression que personne ici ne parle le russe ! s’exclama Fandorine avec un geste d’impuissance.

Massa, qui observait avec condescendance les gesticulations de son maître, déclara :

— Il est une langue que tout le monde comprend. Prenez cet éventail, et rafraîchissez-vous la figure. On dirait une betterave bouillie.

Il se campa au milieu de la chaussée et leva la main. Entre ses doigts se balançait un billet d’un rouble.

Deux passants s’arrêtèrent aussitôt : l’un, en turban et robe marron, la face ornée d’une barbe d’un rouge surnaturel ; l’autre, doté de grandes moustaches, accoutré d’une tcherkeska en loques et d’un papakha pelé.

— Mossuquée Muhamedo. Kitchiku-kala, annonça Massa.

Et, en effet, il fut parfaitement compris !

Une brève empoignade eut lieu : le papakha repoussa le turban.

— Suis-moi, s’il te plaît !

Cinq minutes plus tard, Fandorine et Massa étaient sur le lieu du tournage.

Il était impossible d’accéder à la petite place en terre battue entourée de maisons toutes de guingois : les abords étaient gardés par de grands et solides moustachus coiffés de bonnets en peau de mouton, portant à la ceinture un étui à pistolet en cuir jaune, ainsi qu’un poignard impressionnant. Fandorine supposa que Simon avait loué les services de quelque société de gardiennage locale. C’était très judicieux, compte tenu du haut niveau de criminalité que connaissait la ville.

Ils s’arrêtèrent dans une rue attenante, au pied d’un minaret ventru (c’était là justement la mosquée de Mohammed). Toute la figuration était rassemblée en cet endroit : simples pékins composant la suite de la belle Bibigul, malfaiteurs peinturlurés armés de sabres courbes, chevaux, ânes, chameaux.

Impossible d’approcher Claire. Juchée sur la bosse d’un dromadaire qui ruminait avec indolence, tout emmitouflée de soie, elle fumait une cigarette de tabac roulé dans une feuille de maïs. Deux esclaves à peau noire agitaient de grands éventails au-dessus de la « star ». Ce n’étaient pas de vrais nègres, ils étaient peints. À l’évidence, le bateau en provenance d’Astrakhan n’était pas arrivé.

Le réalisateur, debout sur un tabouret, hurlait dans un mégaphone, d’une voix éraillée :

— Les janissaires et les mamelouks, à vos places ! Les haschischins, planquez-vous dans les cours ! Mais pas tous dans la même ! Seigneur, ce n’est pas possible d’être aussi bouché !

Simon s’approcha et dit avec fierté :

— Nous tournons l’épisode de « L’Attaque des haschischins ». Sept mille roubles dépensés pour les costumes, les armes et la location des animaux. Manifik !

— Es-tu bien sûr qu’il y avait des tromblons à l’époque de Haroun al-Rachid ? demanda Fandorine.

— Je les ai empruntés au film La Prise d’Izmaïl, en échange d’une bouchée de pain. Notre film est parlant. Nous avons besoin de coups de feu.

Le prodiouktor entraîna Fandorine à l’écart.

— J’ai une trrés grrande dimande à vous formuler… S’il vous plaît, ne refusez pas d’aller au raout de demain. Le propriétaire des lieux est un homme très important pour moi. Il a beaucoup entendu parler de vous. Il sait que Claire a abandonné pour vous un personnage régnant. Et puisque vous êtes encore en vie à l’heure présente, c’est que ledit personnage n’ose pas se venger de vous – d’après les conceptions locales, c’est la seule explication possible. Si vous alliez là-bas et que vous teniez des propos élogieux à mon endroit, mon crédit s’en trouverait fortement rehaussé aux yeux de l’investissior.

— Je suis vraiment très occupé. Pardonne-moi.

— Écoutè, murmura Simon, je ne vous demande pas quelles affaires vous amènent ici. Sans doute relèvent-elles du secret. Mais prenez en compte que Mesrop Karapétovitch peut se révéler pour vous très outile. Il a des relations partout.

— Qui peut se révéler utile p-pour moi ? dit Fandorine en haussant un sourcil.

— Mesrop Karapétovitch Artachessov, l’oncle de Léon. La réception en l’honneur de Claire aura lieu dans sa villa de Mardakiany.

Ainsi, voilà où se trouvera demain le lieutenant-colonel Choubine, songea Eraste Pétrovitch. Cela change la donne…

Il dévia cependant sur un autre sujet, afin de ne pas trahir son intérêt soudain.

— Je croyais que Léon Art était français.

— Non, son vrai nom est Levon Artachessov. Son oncle est un des piliers de la ville. Demain, tout le beau monde de Bakou sera rassemblé à Mardakiany. Vous m’obligeriez infiniment si vous glissiez un ptimo sur moi à Artachessov senior !

— D’accord, acquiesça Fandorine comme à contrecśur. Si tu en as tellement besoin…

Bon, une fois en dehors de la ville, à la datcha, je trouverai le moyen de forcer Choubine à un petit tietatiet, pensa-t-il, contaminé par le « mélange de français et de nijégorodien » de Simon.

— Miersi, Eraste Pétrovitch ! Vous êtes mon savior !

Un mouvement enfla dans la foule des badauds venus contempler le spectacle inédit.

— Ceux qui ne sont pas concernés par le tournage, serrez-vous du côté droit de la rue ! Libérez le champ ! crièrent les assistants.

Fandorine se rangea contre le mur poussiéreux d’une maison, en veillant bien à ne pas se salir. Massa resta à côté de lui, le poignard entouré d’une serviette calé sous son bras.

Un cortège s’étira le long de la rue. Claire sur son dromadaire se trouvait tout en tête de la caravane. Eraste Pétrovitch attendit qu’elle regardât de son côté pour brandir sa montre d’un geste éloquent. Claire joignit les mains en une prière : Ne partez pas !

À présent, tous les acteurs avaient le regard braqué sur lui. On chuchotait, on ricanait.

Il afficha sur son visage un sourire insouciant. Avec les dents serrées à bloc, l’exercice n’était pas simple.

— Tenez-vous prêts ! glapit le réalisateur d’une voix de fausset. Le chameau, c’est parti ! Au signal du mouchoir, les haschischins, en avant ! Les mamelouks, pas de décharge de fusil sans en avoir reçu l’ordre ! Messieurs dames, c’est aujourd’hui une journée historique ! Nous allons montrer au monde entier ce qu’est une véritable scène d’action ! Moteur !!!

La masse des figurants s’ébranla, dans le tintement des grelots, le cliquetis des boucliers et des sabres, cependant que s’élevait un nuage de poussière.

Eraste Pétrovitch observa avec un certain intérêt ce qui se passait, mais Massa, qui boudait encore Léon Art, avait ostensiblement tourné le dos et regardait de l’autre côté de la rue.

— Les haschischins, allez !!!

Des hommes enveloppés de capes blanches coururent vers le dromadaire en brandissant des sabres. Les faux nègres s’écroulèrent par terre. Claire renversa la tête en arrière et exposa devant elle ses bras nus avec élégance. Pas un cri ne sortit de sa gorge : sans doute le son serait-il enregistré plus tard.

— Les mamelouks, feu !!!

Une salve de tirs à blanc éclata, deux dizaines de canons crachèrent flammes et fumée.

Soudain Fandorine manqua perdre l’équilibre. C’était le Japonais qui, tout à trac, venait de le pousser brutalement par l’épaule.

— Massa, qu’est-ce qui te prend ?!

À cause du vacarme, il était impossible de s’entendre. Massa, sans un mot, désigna du doigt le pan de mur devant lequel Fandorine se tenait un instant plus tôt. Un trou béait dans le plâtre, au centre duquel luisait le cul de la balle qui s’y trouvait fichée.

Le Japonais tendit l’autre main vers l’avant. En suivant son index, Fandorine aperçut, tout au fond de la cour située en face, une fumée qui s’élevait au-dessus d’une loggia au premier étage.

— Hayaku ! s’écria Massa en se jetant à travers la troupe de figurants. Vite ! Il va s’enfuir !

Eraste Pétrovitch s’élança derrière lui, sans oublier de se courber très bas pour ne pas gâcher la prise de vues.

La cour, ceinte d’une galerie en bois, fut franchie d’un seul élan. Fandorine tenait à la main son nouveau Webley, fabriqué sur commande, qu’il n’avait encore jamais mis à l’épreuve ; Massa brandissait le poignard abandonné par l’agresseur de la gare. Personne cependant ne tirait plus.

Escaladant quatre à quatre l’escalier branlant collé à la façade, Eraste Pétrovitch déboucha dans une boîte poussiéreuse et grinçante de deux toises de long sur une et demie de large. La loggia avait été vitrée autrefois, mais à présent la moitié des carreaux manquaient. Sur le rebord de fenêtre se trouvait une carabine montée sur un trépied ; le canon scintillait, glissé à travers l’une des ouvertures béantes ; par terre traînait un étui de cartouches vide.

La porte délabrée qui donnait sur l’intérieur de la maison oscillait encore sur ses gonds rouillés. Quelqu’un l’avait franchie quelques secondes auparavant.

Massa écarta son maître et s’y engouffra le premier. Fandorine le suivit, prêt à ouvrir le feu.

Un logement vide. Inhabité depuis longtemps. Des trous dans le plancher, des murs lépreux, des lambeaux d’étoupe pendant du plafond.

Plus loin se découpait une autre porte, entrouverte, par laquelle se déversait la lumière.

Le Japonais ne prit pas la peine de tirer le vantail : pour gagner du temps, il sauta en l’air et l’enfonça avec tout l’encadrement. Il atterrit sur le sol dans un grand fracas, au milieu d’un nuage de poussière et d’éclats de bois, le poignard levé.

Fandorine, quant à lui, s’arrêta sur le seuil.

La demeure se révélait non seulement inhabitée, mais à moitié en ruine. Le mur extérieur manquait et la pièce béait sur la rue. Le soleil du couchant allumait des reflets rougeâtres aux débris de verre et aux tessons qui jonchaient le sol. Il n’y avait plus de toit : les chevrons mis à nu laissaient entrevoir le bleu profond du ciel.

Les deux hommes s’approchèrent du bord, regardèrent à gauche, puis à droite.

Le tireur avait sauté en bas, bien sûr. Il avait tourné au coin de la rue ou bien dans une cour voisine, s’il ne s’était pas simplement fondu au milieu des passants. Aucun espoir de le rattraper à présent.

— C’est peine perdue, dit Fandorine. Retournons plutôt à la loggia. J’aimerais vérifier quelque chose.

De retour à l’endroit d’où était parti le coup de feu, Eraste Pétrovitch se pencha pour examiner avec attention la carabine et l’appareil de fixation.

— Qu’en penses-tu ? demanda-t-il en se redressant.

— Cet homme s’était soigneusement préparé. Il savait que vous viendriez sur le lieu du tournage et qu’il y aurait une scène de fusillade. Ainsi, personne n’entendrait le tir de carabine.

Massa s’accroupit pour évaluer le secteur que l’arme pouvait couvrir.

— Une bonne position. On a vue sur la moitié de la place et sur presque tous les badauds dans la rue. Vous pouviez vous tenir n’importe où, vous étiez de toute façon sur la ligne de tir.

— Conclusion ?

— Elle est évidente. Il faut chercher parmi ceux qui savaient que vous seriez ici dès neuf heures et qu’il y aurait du bruit pendant le tournage.

Fandorine haussa les épaules.

— Dans le hall de l’hôtel, n’importe qui a pu surprendre ma conversation avec Claire. Pas forcément un membre de l’équipe de tournage, l’endroit est sûrement fréquenté par d’autres personnes. J’ai également demandé mon chemin à la résidence du g-gouverneur, où l’on croise aussi pas mal de visiteurs. Le criminel a eu tout loisir de s’installer dans la loggia pendant que nous errions, tous les deux, dans le labyrinthe des rues.

Massa n’émit pas d’objection.

— Alors il y a autre chose. L’agression à la gare n’était pas une simple tentative de vol. Quelqu’un tient très fort à vous tuer, maître.

— Je vais t’en dire plus.

Eraste Pétrovitch tapota le trépied.

— Pourquoi ce chevalet, à ton avis ?

— Poul assuler la visée. Moins de leculu, et le guido ne tolembulu pas, répondit le serviteur en russe.

Il avait quitté son Japon natal à une époque où les armes à feu n’y étaient guère à l’honneur et n’en avait acquis la terminologie qu’une fois sur d’autres rives, aussi préférait-il parler fusils et pistolets en russe ou en anglais.

— Non, pour stabiliser l’arme, il eût suffi simplement de poser le canon sur le cadre de la fenêtre, c’est très pratique.

— Katappo ! s’exclama Massa en se frappant le front.

— Oui. Un manchot. Et de tout cela, il découle…

— Qu’Ulysse-san attendait votre arrivée. Le manchot qui cherche à vous tuer est envoyé par votre ennemi.

— Précisément.

Eraste Pétrovitch retraversa la cour, plongé dans une profonde réflexion :

Par conséquent, on peut abandonner l’hypothèse de bandits écumant la gare. Et d’un.

Ulysse a appris d’une manière ou d’une autre que l’homme qui en veut à sa peau était en route pour Bakou. Et de deux.

Il savait également par quel train j’arriverais. Et de trois.

Et quatrième point : il a pris ma venue suffisamment au sérieux pour organiser deux attentats coup sur coup en l’espace de quelques heures.

La fuite n’a pu se produire qu’en un seul endroit : Tiflis. Qui était au courant de l’affaire ? Le colonel Pestroukhine, personne d’autre. Cependant, il serait absurde de soupçonner le chef de la direction de la Gendarmerie d’entretenir des liens avec les révolutionnaires. Lui-même, comme le défunt Spiridonov, a été depuis longtemps condamné à mort par les terroristes !

Il manque un maillon dans la chaîne logique…

Ils débouchèrent dans la rue alors que le tournage était déjà terminé. Avec des gestes précautionneux, les nègres ressuscités aidaient Claire à descendre de son dromadaire.

— Eraste, comme c’est gentil de m’avoir attendue !

Il s’approcha et salua.

— De quoi désiriez-vous m’entretenir ?

Fandorine poussa un soupir.

— Écoutez, vos collègues vont-ils désormais passer leur vie à me reluquer ?

Son épouse posa sur lui un regard empli d’un amour absolu, regard peaufiné pour son rôle dans La Fille sans dot : « Que m’importe ce qu’on raconte ! Je puis être avec vous n’importe où. Vous m’avez enlevée, vous devez à présent me ramener chez moi ! »

Elle prononça d’ailleurs à peu près les mêmes paroles :

— Que m’importe ? Qu’ils regardent ! Vous êtes mon mari, et je suis votre femme ! Nous devons être toujours et partout ensemble ! Je ne suis pas en droit, je le sais, de vous formuler des griefs. Je suis infiniment coupable à votre endroit, j’ai accordé trop peu d’attention à votre personne et à notre relation. Toute mon âme, tout mon temps sont voués à l’art, à cette malédiction, à cet opium qui assèche ma vie ! Aussi, tout vous autorise à me punir cruellement et à ruiner ma réputation !

Nouvelle exploitation du « don lacrymal ». Mon Dieu, quel ennui…

— Bien, mais que désirez-vous ? coupa Eraste Pétrovitch. Que vient faire ici votre réputation ?

Cette fois-ci, Claire fondit en pleurs pour de bon. Fandorine savait reconnaître ses vraies larmes : en de tels moments, son épouse cessait de « tenir son visage », il s’altérait et recouvrait un aspect humain normal. Mais l’époque était depuis longtemps révolue où Eraste Pétrovitch était ému de ces rares instants de naturel. En outre, il devinait parfaitement ce qui affligeait Claire : elle prenait conscience que son charme n’opérait plus.

— Vous ne m’aimez plus, dit-elle dans un sanglot. Vous êtes devenu comme un étranger… Vous n’avez plus que faire de moi.

— Que voulez-vous ? répéta-t-il, commençant à soupçonner la raison de tout ce mélodrame. Que demain je vous accompagne chez votre b-bienfaiteur ?

— Il n’est pas mon bienfaiteur ! En aucune façon ! Mais de cet homme dépend le sort d’un film dans lequel j’ai investi tout mon talent. Oh, je vous en supplie !

Elle se tordit les mains en un geste dont on n’use que sur scène, et dans la vie, jamais.

— Je sais combien vous détestez les assemblées nombreuses. Mais il vous suffirait de vous y montrer ! Ne faites pas de moi la cible des ragots ! Il n’est rien de plus ignoble que le rôle de l’épouse que son propre mari dédaigne !

— Très bien. Nous arriverons en même temps, et puis je p-partirai.

Claire cligna des yeux. Elle ne s’attendait pas à une si prompte victoire.

— Vous n’allez pas changer d’avis ?

— Non.

Ses larmes séchèrent aussitôt, tandis que son visage s’illuminait d’un sourire triomphant.

Elle est certaine d’avoir trouvé une nouvelle clef ouvrant mon cśur, songea Fandorine : on pleure un bon coup, et on peut faire de moi tout ce qu’on veut. Grand bien lui fasse.

— Pourquoi devons-nous aller là-bas, maître ? demanda Massa quand Fandorine eut pris congé de Claire.

Le Japonais était, bien sûr, resté derrière lui et avait écouté toute la conversation.

— Pour avoir un entretien sérieux avec Choubine. Dès lors qu’Ulysse est au courant de mon arrivée, il n’y a aucun sens à se cacher d’un homme qui p-peut se révéler utile. Il faut parvenir à savoir si les dossiers de la police ne conservent pas la trace d’un boiteux habitant la Ville Noire. Un autre invalide m’intéresse également : un manchot qui, malgré son infirmité, manierait fort bien le poignard et le fusil.

Léon Art venait à leur rencontre, tout barbouillé de fumée de poudre, mais l’air très satisfait.

— Gagné ! annonça-t-il triomphalement. À Bakou, les couchers de soleil ne durent guère, mais nous avons capté la lumière à temps !

Et en effet le soleil, qui un instant auparavant baignait encore la Vieille Ville d’une lueur mordorée, disparut derrière les toits. D’un coup, sans transition, le crépuscule fut là, colorant tout de bleu.

— Un fusil factice ? demanda le réalisateur après un coup d’śil à la carabine que tenait le Japonais. Qu’il est moche ! J’espère qu’il n’était pas dans le champ.

Massa tourna le dos fort impoliment, mais l’autre ne releva pas l’affront.

— Les Américains pourront prendre des leçons auprès de nous ! C’est autre chose que leur minable Attaque du grand rapide !

D’un ample geste circulaire, il désigna chameaux, chevaux et figurants.

— Voilà ce que c’est que d’avoir de l’envergure ! Voilà ce que c’est qu’une vraie scène d’action !

Conversation avec le diable

L’homme qui occupait toutes les pensées de Fandorine se trouvait à ce moment à quelques kilomètres de Bakou, dans une maison vide.

Ce n’était pas seulement la maison qui était vide, mais tous les quartiers environnants – et ce depuis que la raffinerie de pétrole Moursaliev, située dans cette partie de la Ville Noire, avait fait faillite. Les ateliers avaient fermé, les entrepôts étaient condamnés, les baraquements d’ouvriers désertés. Le propriétaire du logement, Hassan le boiteux, était resté seul habitant de ce lieu mort, où il occupait la fonction de gardien d’usine.

Une planque excellente, tout simplement parfaite.

L’homme était étendu sur un lit défoncé, les mains croisées derrière la tête. À cause du smog qui régnait en permanence sur la Ville Noire, le crépuscule tombait plus vite qu’à Bakou. La fenêtre était encore gris pâle un instant auparavant, et voilà qu’elle était presque opaque à présent. Durant la nuit l’atmosphère épaissie de fumée s’allégerait, les étoiles s’allumeraient dans le ciel, mais pour l’instant une seule lueur brillait dans l’ombre, celle d’une cigarette.

Un moineau se promenait sur le rebord de la fenêtre, entre les deux battants.

En face du lit se dessinait une vague silhouette trapue : là, sur la chaise, s’était installé l’éternel interlocuteur de l’individu couché.

— Alors, piaf de malheur, on cause un peu ? marmonna ce dernier.

Le moineau picorait comme si de rien n’était. Premièrement, la voix ne s’adressait pas à lui. Deuxièmement, il n’y avait pas de voix.

C’était cet homme, sur le lit, qui conversait avec lui-même. En pensée. C’était lui qui avait posé la question et lui encore qui y répondit, dans le plus grand silence :

— Allez, le Cornu. Tant que le Crabe n’est pas là, on peut bien bavarder un peu.

Une veste était pendue au dossier de la chaise. L’homme l’y avait placée exprès, pour avoir à qui parler.

Dialoguer avec le diable était entré depuis longtemps dans ses habitudes. Cela l’aidait à filtrer ses réflexions.

L’homme était parfaitement sain d’esprit, il ne souffrait pas de schizophrénie, n’était pas déchiré de contradictions intérieures et traitait sur le mode humoristique Ivan Karamazov et l’śuvre de Dostoïevski. Mais la pensée de discuter avec un adversaire intelligent, acerbe et d’humeur critique se révélait très productive. Il est toujours utile de soumettre ses opinions et ses projets à l’épreuve du scepticisme. Il ne croyait pas au diable, bien entendu, pas plus qu’à Dieu, cependant il aimait bien l’allégorie de l’ange révolutionnaire décidé à renverser la dictature céleste.

Les dernières semaines avaient été mouvementées, il n’avait pas trouvé le temps de souffler, de rassembler ses idées. Or voilà que se présentait une occasion de bavarder avec un type malin.

Un type malin ! L’homme éclata de rire tout bas.

— Quelle mouche t’a piqué d’aller traîner tes guêtres à Yalta ? dit le diable sur un ton de reproche. Pourquoi t’en prendre à ce minable chicaneur de Spiridonov ? Pourquoi t’exposer au danger juste avant une affaire énorme ? N’as-tu pas honte, le Pivert ?

« Le Pivert », c’était ainsi que l’appelaient les gens pour qui ses véritables activités n’étaient pas un mystère. Depuis toujours, depuis sa plus tendre enfance, il ne choisissait que des surnoms liés aux oiseaux. Et celui-ci tirait son origine d’un joli, quoique peu connu, proverbe russe : « De becquetée de pivert, chêne est bientôt percé. »

— Tu t’es conduit comme un crétin ! ajouta la silhouette. Tu t’es fait repérer, et maintenant tu paies les pots cassés.

Dans la vie réelle, personne n’eût osé parler au Pivert d’un ton si agressif. Le diable était caustique, blessant. Mais toujours sensé, bien souvent il soufflait des idées pertinentes. L’individu au nom d’oiseau n’avait personne d’autre au monde avec qui il pût parler à cśur ouvert. Et c’était tant mieux. Un poète bavard avait dit : « Aucun homme n’est une île. » Mais le Pivert pensait de lui-même qu’il était une île justement. Une grande, qui plus est. Si grande qu’elle pouvait passer pour un continent. Comme l’Australie. Ou même encore plus grande.

Qu’est-ce qu’une île ? C’est de la terre ferme, de toutes parts entourée d’une masse liquide, absurde et ondoyante.

— Va te faire voir, répondit le Pivert. Tout travailleur a droit au repos. C’est pour cela d’ailleurs que nous nous battons. J’ai tout préparé, il ne reste plus qu’à attendre. Bon, je me suis absenté, je me suis pris un peu de vacances. Et alors ?

— Tu chasses l’Éléphant, et tu t’en vas courir après un rat. C’est idiot.

— Mais agréable. Ça m’a remis du cśur au ventre.

Ce dialogue superficiel s’interrompit.

Toute la vie du Pivert était gouvernée par un seul immense objectif. Il n’en parlait jamais avec personne, excepté avec le diable. Mais il y pensait souvent. Presque tout le temps.

Dans sa petite enfance, il avait vu au parc zoologique un énorme animal, sale et amorphe. L’éléphant était gigantesque, l’enfant minuscule. Mais l’enfant avait tendu le doigt, plissé les paupières, fait « Pan ! » – et avait imaginé le titan s’effondrant, battant l’air de ses pattes grosses comme des troncs d’arbres.

La chasse à laquelle il avait consacré tant d’années touchait à sa fin. L’Éléphant était condamné, rien ne pourrait le sauver.

La direction du Parti avait baptisé l’opération d’un romantique « Des ténèbres à la lumière ». Le Pivert l’appelait à part lui « la Chasse à l’Éléphant ».

Les roues dentées s’emboîtaient l’une dans l’autre, les cliquets réglaient leur course, tout fonctionnait comme un mouvement d’horloge.

Restait à résoudre un dernier problème, le plus épineux : comment procéder avec la garde ? Tant qu’il n’aurait pas trouvé une idée, il serait impossible de donner l’ordre d’agir.

Réfléchis, cervelle, réfléchis !

Eh ! il ne manquait pas de lieutenants, mais pour les tâches les plus essentielles, il ne pouvait se reposer sur nul autre que lui-même. Et il en avait toujours été ainsi.

Quand, après l’échec de la révolution, on l’avait expédié en Transcaucasie, le problème du Parti était de redresser ses finances. Dans cette marche de l’Empire, il se brassait d’énormes quantités d’argent, et l’étreinte policière y était plus relâchée qu’au centre. À cette époque, on misait principalement sur les « expropriations » : on pillait des paquebots, on dévalisait des banques, on jouait, en somme, aux gendarmes et aux voleurs. Pareil mode de financement faisait grand bruit, mais se révélait peu efficace. L’action la plus sensationnelle, l’attaque du fourgon du Trésor de Tiflis, en 1907, avait rapporté un quart de million, mais pour quel bénéfice ? Les numéros des billets volés avaient été diffusés dans toute l’Europe, et une multitude de camarades s’étaient grillés en cherchant à écouler cet argent.

Le Pivert avait vite compris qu’il fallait poser le problème autrement. Sans publicité, sans heurts, sans désagréments policiers. La tête de pont idéale n’était pas Tiflis, mais Bakou. C’était là que jaillissait la plus puissante fontaine d’argent, des éclaboussures volaient dans tous les sens, il n’y avait qu’à placer un seau dessous. S’y trouvait également une source inépuisable de cadres révolutionnaires : Turcs au sang chaud, Arméniens enflammés, prolétariat prêt à en découdre. À quoi s’ajoutait un facteur non négligeable : une police repue et accommodante.

Peu à peu, un système s’était mis en place, qui convenait à tous, et par conséquent était promis à perdurer. Il était fondé sur la « contribution volontaire » du grand capital. Le business pétrolier était en effet très vulnérable : une allumette, et de l’entreprise génératrice de superprofits il ne restait plus que des cendres. Ce n’était là qu’une des méthodes possibles, il en existait d’autres tout aussi lucratives.

Dans les faits, depuis un certain nombre d’années, le Pivert pourvoyait seul au financement de l’ensemble du Parti. Intarissable, la source bakinoise irriguait un territoire immense, allant de Saint-Pétersbourg à Vladivostok, d’Arkhangelsk à Zurich. La plus efficace, la plus rentable des entreprises fonctionnait impeccablement. Tout marchait comme sur des roulettes, aucun souci à se faire. Une seule question se posait : au nom de quoi ? Tout ce brigandage (quel autre nom lui donner ?) ne trouvait de sens et de justification que dans le grand but poursuivi : renverser l’Éléphant. Sans lui, le Pivert n’eût été qu’un simple maître chanteur et extorqueur de fonds, un caïd à la tête d’une bande de malfrats. Alors qu’avec l’Éléphant il dirigeait une troupe de chasseurs.

— Tes rabatteurs ne vont pas te jouer un sale tour ? dit le diable, rompant le silence. Tes hommes n’inspirent guère confiance.

C’était la vérité vraie. Il rencontrait plus de problèmes avec ses propres lieutenants qu’avec la police. La chose est connue depuis longtemps : on a parfois des amis qui nous dispensent d’avoir des ennemis. Ses anciens camarades du parti social-révolutionnaire lui donnaient bien du fil à retordre, de même que les mencheviques, les nationalistes, et plus encore les anarchistes, tous à moitié cinglés. Les seuls à se montrer vraiment compétents étaient les bolcheviques. Les autres avaient la tête pleine de fatras.

Peu importait. Le Pivert avait l’habitude de travailler avec des « infirmes ». À Bakou, il y avait pléthore d’estropiés. Telle était cette ville : dangereuse et dentue. On y laissait qui un bras, qui une jambe. Les accidents du travail étaient la meilleure propagande contre l’exploitation capitaliste. Cependant, par « infirmes », le Pivert n’entendait pas les boiteux ni les manchots, mais plutôt les sans-cervelle. Oh, comme ils étaient nombreux engagés dans la révolution ! De toutes les nuances, du rose pâle au rouge épais tendant vers le noir. On consacrait une masse de temps et d’efforts considérable à régler les relations entre les différents participants à la chasse. Les « mauséristes » arméniens se bouffaient le nez avec les Robins des Bois turcs ; les S-R gonflés de prétention étaient convaincus d’être plus importants que tous, parce qu’ils comptaient dans leurs rangs les travailleurs des transports ; les mencheviques fourraient leur nez partout sans pour autant lever le petit doigt, et ces idiots d’anarchistes refusaient d’obéir à qui que ce fût.

Oui, ses chasseurs étaient bêtes et désorganisés. Mais il avait réussi malgré tout à les rassembler. La majorité ne soupçonnait même pas l’identité du gibier poursuivi.

— Ceux qui se mettront dans nos jambes, nous les éliminerons. Pour éviter qu’ils ne sabotent l’affaire, promit le Pivert à son interlocuteur.

— Je n’en doute pas. Mais reconnais que tu as commis une bévue en allant à Yalta. Tu es revenu avec un chardon accroché à tes basques, un chardon nommé Fandorine.

— Tu as raison, concéda le Pivert. Toutefois, cette complication ne sera pas difficile à résoudre. Ce rossignol-là aime chanter en solo, et par conséquent ne présente guère de danger. La maladie dont souffrent tous les régimes en déliquescence est d’évincer les gens de talent pour les maintenir sur le bas-côté. Un individu isolé, même très vif et très habile, on en vient facilement à bout.

À cet instant, deux coups de revolver retentirent au-dehors, à faible distance. C’était le signal convenu. Dans la Ville Noire, et qui plus est la nuit, on pouvait prendre ses aises. Même si quelqu’un entendait les détonations, il ne serait pas étonné.

Le Pivert s’en trouva ragaillardi. Finalement, le « rossignol » le rendait nerveux malgré tout. Ou plutôt l’idée que ses vacances à Yalta eussent pu mettre en péril la Chasse à l’Éléphant.

— Qu’est-ce que je te disais ? s’exclama-t-il en riant avant de poser les pieds par terre. Voilà le Crabe. Autrement dit, il n’y a plus de Fandorine qui tienne.

Il était convenu de répondre au signal par un autre coup de feu.

Le Pivert tira un Mauser de sous l’oreiller et le brandit. Quelques plumes s’éparpillèrent – tout ce qui restait du moineau.

Il faut dire qu’il était assommant à la fin, à tapoter du bec.

Un banquet à Mardakiany

— Il m’est venu à l’esprit une idée que personne n’a encore eue ! Le monde sera sous le choc ! Après le succès du Calife, je pourrai tout me permettre ! Même un film sur la boue !

Depuis qu’ils avaient quitté l’hôtel, Simon n’avait cessé de parler. Il était monté avec Fandorine et Massa dans leur cabriolet fatigué, tout dernier véhicule du cortège qui s’étirait à présent sur la route de campagne. En tête roulait une luxueuse limousine noire, puis venaient trois démocratiques Ford, et enfin, à quelque distance, l’antédiluvienne Parsifal. Ils n’avaient rien trouvé de mieux à louer. Les prix en ville étaient inouïs. Si à Moscou – et même en Europe – Eraste Pétrovitch se sentait appartenir à la classe aisée, à Bakou sa situation eût été jugée fort modeste.

Cinq cents roubles pour une semaine de location d’un vieux tacot qui atteignait à peine les quarante kilomètres-heure !

Bakou était sans conteste la ville la plus chère de l’Empire. Et peut-être de tout le continent européen. Alors que dans les provinces centrales un homme possédant cent mille roubles passait pour riche, dans cet eldorado pétrolier, la fortune commençait au million, et la presqu’île d’Apchéron était probablement peuplée d’autant de millionnaires qu’il y en avait dans tout le reste de la Russie.

Des deux capitales, telles des mouches attirées par le miel, affluaient ici à tire-d’aile avocats, ingénieurs, restaurateurs, commerçants, artistes et beautés professionnelles. Fandorine avait lu dans un journal que le maire(4) de Bakou touchait des émoluments incroyablement élevés : cinq fois plus que ceux du maire de Tiflis, alors que le siège du gouvernement général du Caucase était Tiflis et non Bakou.

Il avait découvert que même le prolétariat bénéficiait ici de salaires très convenables. Un ouvrier plus ou moins qualifié travaillant sur une tour de forage ou dans une raffinerie de pétrole ne gagnait pas moins de soixante roubles, soit autant qu’un conseiller titulaire dans la Russie profonde. Or il fallait encore que les prolétaires fassent grève et réclament davantage.

La Parsifal soufflait comme une asthmatique, cahotant dans les ornières. La poussière s’élevait en nuage au-dessus de la mauvaise route, se déposait sur les verres des lunettes d’automobiliste de Fandorine, ainsi que sur la cape dont il avait pris la précaution de couvrir son smoking blanc. Le soleil était à son zénith, ses lourds rayons tombaient d’aplomb, tel un sirop bouillant. Bien sûr, il eût été plus raisonnable de louer une voiture fermée, mais si Eraste Pétrovitch avait opté pour un cabriolet, c’était pour une raison bien précise : il savait que sa femme aurait peur d’y ruiner sa coiffure.

Il avait vu juste. Claire et Léon Art étaient partis dans la Rolls-Royce envoyée par l’oncle de ce dernier, les autres membres de l’équipe de tournage invités s’étaient répartis dans les Ford, et à présent Fandorine, Massa et le prodiouktor, qui s’était joint à eux, avalaient la poussière à l’arrière de la file.

— Un filumu sul la boue ? s’enquit Massa. Et la censule le laissula passer ?

— Je veux parler du pétrole.

Simon désigna les derricks de la Ville Noire qui se profilaient au loin (la route menant aux lieux de villégiature passait par là).

— Aucun cinématographiste n’a encore eu l’idée de s’intéresser à cette boue collante, grasse et noire ! Or moi, j’en ai tant vu ici, tant entendu ! Ancrouayable ! Oh ! c’est bien plus impressionnant que les mines d’or ! Tant de passions, tant de crimes ! Féiérik, fantastik ! Quels sujets ! Quels personnages ! Ils ne demandent qu’à être portés à l’écran ! Seuls des hommes de fer peuvent travailler dans le pétrole. Les mollassons ne survivent pas. On m’a raconté l’istouar d’Alexeï Ivanovitch Poutilov, directeur de trois compagnies pétrolières. Il avait interdit à sa fille de se marier avec le jeune homme qu’elle aimait. La pauvrette a avalé de l’arsenic. Son amoureux s’est tiré une balle dans la tête le jour de ses funérailles, juste devant sa porte. Et voussavè comment a réagi le père, ce Poutilov ? Il a déclaré : « Eh bien, il ne nous manquait plus que de l’opérette à deux sous. » Pas mal, non ?

— Ignoble, répondit Eraste Pétrovitch en freinant pour franchir un tuyau enterré en travers du chemin.

— Mais pour moi, c’est comme si le film était déjà tourné ! Ou bien, tenez, un autre homme de fer, Salkovski, le directeur du département des Mines. Protecteur de plusieurs ballerines, habitué de la Riviera, à qui les Rothschild ont fait obtenir la Légion d’honneur. Aucune décision importante concernant le pétrole ne passe par le gouvernement sans son aval. Un joyeux homme, léger, charmant – rien ne lui fait peur ! On lui propose un pot-de-vin, on lui dit : « Nous vous versons vingt mille roubles et vous garantissons une confidentialité absolue. » Et lui répond : « Donnez-moi plutôt quarante mille, et bavardez avec qui vous voudrez. » Ce n’est pas un homme, c’est un blindage de chez Krupp !

— Des cuirassés de cette espèce, nous en avons légion dans l’Empire, fit observer Fandorine en freinant de nouveau, cette fois-ci au passage d’une étroite voie de chemin de fer au-delà de laquelle s’étendaient les champs d’exploitation et les usines.

Là, au croisement, se dressait un poste de police qui semblait protéger les quartiers « propres » de l’enfer qui s’étendait jusqu’aux portes de Bakou. La veille, dans le train, occupé qu’il était à rédiger son journal, Eraste Pétrovitch n’avait guère pris le temps d’observer la Ville Noire. À présent, il en avait tout le loisir.

Même dans les célèbres champs de pétrole du Texas, il n’avait jamais rien vu de pareil. Tout ici était noir en effet : les murs des bâtiments d’usine, des entrepôts, des baraquements, les flancs des citernes cylindriques, les tours de forage. Noire était la terre sur laquelle serpentaient en tous sens d’innombrables pipelines d’identique noirceur. Des flocons de suie et de cendre flottaient dans l’air. Les flaques et les mares étaient même très belles, qui chatoyaient d’une épaisse nacre irisée : elles contenaient plus de pétrole que d’eau.

Sans doute est-ce là le spectacle qu’offrira la planète lorsque les industriels cupides auront couvert d’usines le moindre lopin de terre, anéantissant toute végétation, songea Eraste Pétrovitch. Asphyxiée, la vie s’éteindra. Tout sera ainsi, noir et mort.

— Pourquoi la plupart des b-bâtiments sont-ils vides ? demanda-t-il. Je pensais Bakou en plein boum pétrolier, or on ne voit presque personne. La moitié des stations de pompage sont arrêtées. C’est à cause de la grève ?

— Pas seulement, répondit Simon. Car comment ça se passe ici ? Quand il n’y a plus de pétrole sur une parcelle, on laisse tout en plan. Ou bien quand on fait faillite. Ici, les faillites sont nombreuses. Et puis il y a la grève, biensiour.

Cependant, à droite de la chaussée apparut un établissement qui semblait bouillonner d’activité. Ses cheminées soufflaient énergiquement des nuages de fumée, des tuyaux couraient de toutes parts vers ses hauts murs – sur le sol et dans les airs, soutenus par des poteaux. Vue à vol d’oiseau, l’usine (si c’en était bien une) devait évoquer une araignée tissant une toile géante.

Simon usa toutefois d’une autre métaphore :

— C’est le cśur de la Ville Noire. La station de pompage de l’oléoduc national. Elle aspire la production de toutes les raffineries avoisinantes pour la réexpédier dans le pipeline principal. Imajinè : d’ici, le pétrole parcourt près de mille kilomètres jusqu’à Batoumi et alimente toute la Russie, toute l’Europe.

L’oléoduc national ? Alors on comprenait que les portes fussent gardées par une escouade de gendarmes et qu’à chaque coin se dressât un mirador où veillait une sentinelle. L’État s’était adjugé la part la plus lucrative de l’industrie pétrolière. Et c’était sans doute juste. Qui plus est, on n’avait pas à redouter de grève. En Russie, on ne faisait pas grève dans les entreprises d’État.

Ils poursuivirent leur route. À présent, des deux côtés, les derricks s’alignaient à faible distance, plantés les uns à côté des autres. Fandorine aperçut des hommes qui s’affairaient au milieu d’une mare noirâtre, juste sous les madriers soutenant une de ces pyramides de bois. Dos courbé, souillés de la tête aux pieds, ils se passaient à la chaîne des seaux pesants qu’ils vidaient dans un grand tonneau.

— Pour pareil travail, soixante roubles par mois, ce n’est g-guère payé finalement, dit Eraste Pétrovitch, se rappelant s’être étonné de la cupidité des prolétaires bakinois. Moi aussi, je f-ferais grève.

— Ceux-là ne font pas grève. Et personne ne les paie soixante roubles. Encore heureux s’ils touchent cinquante kopecks à la journée. Voyez : c’est un vieux chevalement, le puits est en production, il n’y a même pas de tarière. Sur ces puits-là aujourd’hui, seuls travaillent les Persans. Brrr, horrior ! fit Simon en rentrant la tête dans les épaules. Vous n’avez pas encore vu ceux qui sont au fond, qui puisent le naphte. On m’a dit que beaucoup s’asphyxient, et que la matière liquide les aspire. Personne ne va les tirer de là, ils ne sont pas inhumés. Pour ne pas avoir d’explications à donner à la police.

Fandorine frémit en tournant la tête vers la scène de cauchemar qui semblait sortie des pages de L’Enfer de Dante.

Les lois du profit sont impitoyables, se dit-il. Pourquoi payer plus, pourquoi consacrer de l’argent à améliorer les conditions de travail, quand il se trouve des gens pour qui n’importe quel travail est une aubaine ? Combien l’Empire comptait-il d’usines, de mines, de carrières où le tableau était exactement le même, ou à peine un peu mieux ? L’État, qui aurait dû contraindre les propriétaires à traiter humainement leurs ouvriers, négligeait cette mission et, lorsqu’un conflit éclatait, il se dressait de toute sa puissance du côté du capital. Tout cela ne promettait rien de bon pour l’avenir…

L’atmosphère nauséabonde de la Ville Noire rendait la chaleur encore plus intolérable.

— C’est assez étrange d’organiser un raout au beau milieu de la journée quand on vit sous un c-climat aussi aride, observa Eraste Pétrovitch d’un ton mécontent. Le soir, au moins, on ne serait pas rôtis par le soleil.

Simon eut un sourire.

— Ne vous inquiétez pas. Dans la villa de Mesrop Artachessov, vous serez au frais.

— Comme est-ce p-possible ? On peut se préserver du froid au moyen d’appareils de chauffage, mais il n’y a rien qui protège de la chaleur. Excepté l’ombre peut-être. Et ici il n’y a pas d’arbres. Sur cette terre imprégnée de pétrole et de sel, rien ne pousse !

— Lorsque vous verrez Mardakiany, vous serez surpris. C’est un parradis ! On y a appris à vaincre la canicule. Savez-vous ce qu’a imaginé la société Nobel ? Ils ont aménagé pour leurs employés une cité où la température à l’intérieur des maisons est toujours de vingt degrés en été. L’hiver, ils font venir des montagnes des centaines de tonnes de glace qu’ils entreposent dans des caves spéciales, puis ils soufflent de l’air froid par des tuyaux au moyen d’un compresseur. Mais Artachessov dispose d’un système encore plus performant. Je pense que nulle part au monde on n’en trouve de semblable.

Le cortège de voitures déboucha dans la plaine. Il n’y avait plus là ni ateliers ni usines, mais les derricks bordaient toujours les deux côtés de la route – en rangs moins serrés toutefois. Au bout d’un quart d’heure, une bande vert foncé se dessina à l’horizon.

— Et voilà Mardakiany. Pas de pétrole là-bas, en revanche des arbres à profusion. Et de la brise, parce que l’autre côté donne sur la mer. Tous les Bakinois aisés possèdent ici un chalè ou un chatô.

L’automobile ne s’était éloignée de la ville que d’une vingtaine de verstes, mais on aurait pu croire qu’elle s’était transportée d’une zone climatique à une autre – du désert à une région subtropicale. Les rues étaient ombragées, l’air était embaumé de fraîcheur et de parfums floraux, même le soleil semblait s’être un peu adouci et relâché : il n’était plus brûlant ni aveuglant, mais dispensait caresses et clins d’śil à travers l’épais feuillage.

La caravane s’arrêta devant un somptueux portail doré – qui n’eût pas fait injure à Buckingham Palace. Le long de la grille d’enceinte s’alignait une interminable file d’automobiles de luxe et de landaus en bois laqué. Non loin de là, un orchestre de premier ordre jouait une valse viennoise. Des lampions multicolores pendaient aux branches des acacias, quelque peu superflus dans la lumière du jour.

— Voilà comment vit Mesrop Artachessov, déclara Simon avec la même fierté que si toute cette magnificence eût été l’śuvre de ses mains.

— On d-dirait le rassemblement d’une milice.

Fandorine observa avec intérêt les gens qui se tenaient par groupes à côté des voitures. C’étaient des gaillards à la mine patibulaire, les uns coiffés de bonnets de caracul noir, d’autres arborant tcherkeska et papakha gris, d’autres encore un bechmet blanc, et tous armés jusqu’aux dents.

— Que font là ces brigands des montagnes ?

— Ce sont des gardes du corps. Ici, Eraste Pétrovitch, on ne peut s’en passer. Vous avez vu, lors du tournage dans la Vieille Ville, comme nous étions protégés ? C’était Mesrop Karapétovitch qui avait envoyé ses hommes, à tout hasard.

Fandorine, d’un mouchoir parfumé, essuya la poussière maculant son visage, puis s’examina dans un miroir de voyage.

— Mais pourquoi ont-ils l’air si f-féroces ? On les croirait prêts à se tirer dessus.

— Sié toujourr camsa, je suis déjà habitué. Ceux avec des étuis en bois sont les gardes du corps des millionnaires arméniens. Ceux avec des étuis en cuir sont au service des magnats du pétrole musulmans. Les Arméniens aiment les Mauser. Les Turcs préfèrent les revolvers. Les uns comme les autres sont de sinistres bandits, et ils ne peuvent se supporter. Mais ils ne vont pas jusqu’à se massacrer. En tout cas, pas tant que leurs patrons arrivent à s’entendre.

Les trois hommes s’engagèrent à la suite des autres invités dans une allée semée de sable rouge menant à une grande bâtisse de style toscan, cependant, avant d’y parvenir, tous prirent à droite pour s’enfoncer dans les profondeurs du parc.

— P-pourquoi n’allons-nous pas dans la maison ?

— On ira ce soir, à la fraîche. Il y aura là banquet et bal. Mais pour l’instant, il fait grand soleil, et tout le monde est au plus bas.

— C’est-à-dire ?

Simon esquissa un sourire énigmatique.

— De votre vie, vous n’avez vu pareille chose. Jamè.

À présent, il était clair que l’orchestre se trouvait à quelque distance derrière une rangée de thuyas plantés serrés. Le son était étrange, comme s’il montait des entrailles de la terre. On entendait également un bruit de clapotis. Eraste Pétrovitch supposa que la haie vive dissimulait une pièce d’eau ou une fontaine.

— Je vais vous attendle ici, maîtle, déclara Massa en s’inclinant avec affectation.

Fandorine était accoutumé aux lubies de son assistant, aussi s’abstint-il de protester. Si Massa voulait rester là, à son aise. Du point de vue du Japonais, un vassal était tenu de conduire son seigneur jusqu’au lieu de la sublime solennité, mais se devait quant à lui de rester à l’extérieur. Ce n’était point là une manière de s’humilier, mais tout au contraire une pure manifestation de fierté et d’arrogance. Il n’était pas de serviteurs plus insolents ni plus conscients de leur valeur que les Japonais et les Anglais. Pour eux, tout être humain devait s’enorgueillir de la position qu’il occupait. Un butler britannique avait un jour avoué à Eraste Pétrovitch qu’en aucun cas il n’eût échangé son destin pour celui de son lord. Au Japon, nombre de samouraïs eussent sans doute déclaré la même chose.

— Attention, montre-toi poli avec les c-coupe-jarrets du coin, car je te connais…, dit Fandorine en le menaçant du doigt. Et pas touche aux servantes. Ici c’est l’Orient, on ne plaisante pas avec ça.

Prenant un air digne, Massa lui tourna le dos.

Après un dernier virage, le chemin débouchait sur un berceau de roses odorantes.

Eraste Pétrovitch s’avança d’un pas, et s’arrêta net. Devant lui béait un gouffre d’où s’échappaient des notes de musique, des rires, des éclats de voix, un murmure de ruisseau.

Un étroit sentier bordé d’un garde-fou suivait le périmètre intérieur de la haie de thuyas, tandis que toute la partie centrale était excavée jusqu’à trente ou quarante mètres de profondeur. Le palier supérieur d’un escalier offrait une vue fantasmagorique : au milieu d’un grand bassin de la taille de cinq ou six courts de tennis jaillissait une fontaine éclairée par-dessous, autour de laquelle flottaient quelques barques d’une blancheur immaculée, pareilles à des cygnes. Les bords de la pièce d’eau se noyaient dans une ombre dense, où d’innombrables invités allaient et venaient par petits groupes, ou se tenaient immobiles. Simon avait raison : bien qu’il eût fait le tour du monde, Fandorine n’avait jamais vu un moyen aussi radical de combattre la canicule. Il était impossible d’imaginer, même de manière approximative, la fortune que ce caprice avait dû coûter au maître des lieux.

Un ascenseur aux allures de bonbonnière dorée permettait également d’accéder au jardin, mais une queue s’était formée devant la cabine, composée d’artistes de cinéma, aussi Eraste Pétrovitch préféra-t-il emprunter l’escalier.

En bas, à chaque coin de l’esplanade dallée de marbre de diverses couleurs, une terrasse était aménagée : l’une accueillait l’orchestre, l’autre le buffet, la troisième des tables de jeu pour amateurs de cartes, et la quatrième divans et narguilés. À mesure que l’on descendait (il y avait huit volées de marches), la chaleur se faisait moins sentir, pour enfin céder le pas, tout au fond, à la fraîcheur. Les hautes parois du trou étaient maçonnées et couvertes de fresques montrant des images du paradis. Trois lourdes draperies de velours masquaient, semblait-il, l’entrée d’autant de grottes artificielles découpées dans la roche. Sur la tenture de gauche était représentée une dame en crinoline, sur celle de droite un gentleman en haut-de-forme (ah ! tout était clair !) ; celle du milieu s’ornait d’un blason constitué de fauves héraldiques et d’un petit derrick en son milieu.

Fandorine fit halte au tout dernier palier. Ses yeux s’étaient accoutumés à la pénombre et il pouvait à présent observer les personnes réunies là.

L’assemblée était mixte, pour moitié européenne et pour moitié orientale. Uniformes et smokings alternaient avec les tcherkeskas ; l’éclat des épaulettes avec le scintillement des gazyrs(5) dorés. Les dames affichaient également des allures très variées, les unes en robes décolletées, les épaules nues, quand d’autres arboraient des costumes asiatiques, certaines même entièrement voilées.

Soudain une vague sembla parcourir la foule. Tout le monde se retourna vers la cabine d’ascenseur, d’où sortit Claire, un charmant sourire aux lèvres, accompagnée de Léon Art. Elle portait une étroite robe argentée qui soulignait la fragilité de sa silhouette ; le réalisateur, en queue-de-pie noire, ses cheveux lâchés sur les épaules, une orchidée à la boutonnière, semblait lui aussi tout droit issu d’une gravure de mode.

Un beau couple, pensa Fandorine. Pourquoi ont-ils besoin d’un empêcheur de tourner en rond ? Vivement qu’on en ait fini…

Un homme rondelet dont la calvitie rayonnait au milieu d’une couronne de cheveux d’un noir fort peu naturel fonça à la rencontre de l’invitée de marque, la saluant avant même d’être parvenu jusqu’à elle.

— Eraste ! Eraste ! lança Claire en regardant autour d’elle avec un air de détresse tout à fait délicieux. Messieurs, je suis aujourd’hui avec mon mari. Ah ! le voici ! Messieurs, permettez que je vous présente Eraste Pétrovitch Fandorine.

Tous les regards se fixèrent sur l’heureux époux de la « star », tandis qu’il descendait les dernières marches en grinçant des dents.

— P-pourquoi me salues-tu ? demanda Fandorine à Simon, d’un ton irrité.

— Pour que tout le monde voie quel personnage important vous êtes, murmura le prodiouktor.

— Je me soucie bien peu de leur considération…

Mais force lui fut de cesser de bougonner. Claire était déjà devant lui. Avec une touchante attention toute conjugale, elle arrangea son faux col (pourtant irréprochable) et l’embrassa sur la joue. Le rôle de l’épouse aimante venait d’être joué en quelques traits laconiques, à la Stanislavski.

La rencontre entre l’équipe du film et son bienfaiteur et sponsor ne fut pas sans évoquer quelque audience impériale. Le premier à s’approcher du millionnaire fut son neveu, Léon. Il fut suivi par Eraste Pétrovitch et son épouse, tandis que Simon restait légèrement en retrait dans une attitude de respect. Puis vinrent le chef opérateur et deux acteurs qui, la veille, jouaient les rôles du chef des haschischins et du chef des mamelouks. Tous les autres se postèrent en arrière, en demi-cercle, et saluèrent abondamment de loin.

Une fois face au généreux Mesrop Karapétovitch, Fandorine ressentit une sorte de malaise, et mit quelque temps à comprendre ce qui le suscitait. Ce n’était pas, bien entendu, la richesse du crésus bakinois. Ni l’éclat inquisiteur de ses petits yeux noirs et brillants comme des raisins secs, qui s’étaient d’abord plantés dans ceux d’Eraste Pétrovitch avant de glisser sur son neveu, puis sur Claire, pour s’arrêter de nouveau sur le visage de Fandorine, et n’en plus bouger.

Courtaud et rondouillard, la bouche lippue et sensuelle, ses doigts boudinés cerclés de bagues innombrables, le sieur Artachessov ressemblait à un personnage d’opérette. Le type même du « gros lard comique ». D’où venait donc cette sensation déplaisante ?

Brusquement, Eraste Pétrovitch comprit de quoi il s’agissait. L’industriel et lui formaient à eux deux un couple si disparate qu’il en était cocasse.

L’un tout en rondeurs, l’autre raide comme un piquet ; cheveux noirs et sourcils blancs chez l’un, cheveux blancs et moustache noire chez l’autre ; l’un en smoking de soie noire et pantalon blanc ; l’autre au contraire en smoking blanc et pantalon noir. Positif et négatif. Doublepatte et Patachon.

Fandorine eut envie de s’esquiver au plus vite, avant que tout le monde autour d’eux se mît à ricaner. Cependant, il convenait d’abord d’accomplir le nécessaire rituel de courtoisie.

— Levontchik-djan ! dit Artachessov sans lâcher des yeux Fandorine. Ah ! bravo, tu as bien fait d’amener des invités qui nous sont chers.

— Mon oncle, je t’ai demandé de ne pas m’appeler ainsi ! protesta Léon Art en piquant un fard.

— Klarotchka-khanoun.

Sans prêter attention à son neveu, Mesrop Karapétovitch baisa la main de l’actrice.

— C’est une fête pour nous ! Et la venue de votre honorable époux, c’est une double fête !

Et pourtant lui aussi éprouve un malaise en ma présence, devina Eraste Pétrovitch, qui venait de surprendre dans le regard du magnat une lueur inquiète. Je me demande bien pourquoi… Je doute que ce soit à cause de l’inversion de couleurs.

— Quel honneur, quel bonheur céleste, aussi bien pour Klara-khanoun que pour toute cette maison ! J’ai beaucoup, beaucoup entendu parler de vous, précieux hôte !

En réponse à cet accueil fleuri, Fandorine salua d’un léger hochement de tête. Il tendit une main indolente qu’Artachessov serra entre deux paumes molles.

— Monsieur Simon m’a lui aussi beaucoup parlé de vous, déclara bienveillamment Eraste Pétrovitch, au souvenir de sa promesse d’aider le jeune homme. À dire vrai, si j’ai décidé de vous rendre cette visite, c’est sur sa recommandation.

Il pouvait affirmer cela sans aucun danger : Claire s’était déjà envolée. Le rite de la présentation de l’époux étant terminé, elle n’avait visiblement plus besoin de lui. L’actrice s’était trouvée sur-le-champ entourée d’une foule de cavaliers, et Léon Art triturait nerveusement ses boucles tout en jetant des regards féroces à ces admirateurs.

Eraste Pétrovitch découvrit qu’il était à présent seul en compagnie de l’industriel du pétrole. Les acteurs et le chef opérateur s’étaient éloignés vers le buffet d’un pas affairé. Simon s’était discrètement retiré, comme s’il n’osait pas participer à la conversation de si grands personnages. Au moment de s’éclipser, toutefois, il avait adressé à Fandorine un dernier regard éloquent qui signifiait : « Je compte sur vous ! »

— Je suis certain que Simon est promis à un grand avenir, dit Eraste Pétrovitch. Je me trompe rarement dans ce genre de choses.

— Moi aussi, répondit Mesrop Karapétovitch avec un mince sourire. Au reste, je ne me trompe dans aucun genre de choses. Votre protégé imagine qu’Artachessov veut faire plaisir à son bien-aimé neveu : « Voilà un peu de sous, Levontchik-djan, achète-toi un jouet. » Mais ce n’est pas à Levontchik que je donne, c’est à monsieur Simon. Pourquoi ne pas dépenser quelques menus roubles dans une bonne affaire ? Trois ou quatre cent mille, c’est une broutille. Mais il peut en naître un fourbi intéressant. Je le dis toujours : il ne faut pas miser uniquement sur le pétrole. N’importe quoi peut arriver. Une crise peut éclater, les prix s’effondrer, quelqu’un inventer un autre carburant, ou bien les prolétaires allumer un immense incendie, comme en 1905. Alors que le cinéma, lui, restera. N’ai-je pas raison, mon cher ?

Eraste Pétrovitch haussa les épaules. En principe, il aurait déjà pu prendre congé du maître de maison. La demande de Claire était satisfaite, tout comme celle de Simon. Il était temps de vaquer à ses propres affaires. Et cependant il ne s’y décidait pas : il avait envie de comprendre pourquoi des lueurs inquiètes s’allumaient dans les yeux d’Artachessov.

Qu’est-ce qu’il regarde comme ça, si nerveusement ? Ah ! son neveu et Claire. Voilà la clef du mystère ! En Orient, les maris jaloux sont dangereux.

Et soudain Eraste Pétrovitch fut tenté de se permettre une espièglerie. Il se pencha et murmura :

— Ne vous en faites pas pour votre neveu. Mme Delune est absolument libre.

Mesrop Karapétovitch battit des cils, bouche bée. Content de sa sortie, Fandorine allait s’éloigner, quand deux Asiates s’approchèrent de lui et le saluèrent avec tant de courtoisie que force lui fut de leur répondre.

L’un était âgé, arborant barbe blanche et uniforme brodé de galons de l’Office de bienfaisance, avec ruban, médaille et épée, mais coiffé d’un petit chapeau oriental, semblable au fez ottoman. Le second était jeune, la moustache fournie, l’habit parfaitement seyant, et lui aussi coiffé d’un couvre-chef indigène : un papakha gris perle aux reflets nacrés. Tous deux étaient sans aucun doute musulmans.

Le premier tendit à Mesrop Karapétovitch ses deux mains (tel était visiblement l’usage local) ; le second baisa respectueusement le maître de maison à l’épaule. Eraste Pétrovitch avait beaucoup entendu parler de l’hostilité qui régnait entre Turcs et Arméniens, cependant la rencontre paraissait au plus haut point cordiale.

— Voici l’honorable Moussa Djabarov, cent vingt-cinq mille barils de pétrole par an, annonça Artachessov en montrant le plus jeune.

Puis, désignant l’autre, il porta la main à sa poitrine et baissa la voix pour murmurer avec dévotion :

— Son Excellence le trois fois très honorable Hadji-agha Chamsiev, trois cent dix mille barils.

Probablement, à Bakou, le volume de pétrole produit avait-il valeur de titre de noblesse. Le sieur Djabarov comptait simplement parmi les « honorables », autrement dit avait rang, si l’on veut, de « pétrobaron », tandis que le statut de « trois fois très honorable » correspondait au titre de « pétrocomte » ou de « pétromarquis ». Artachessov lui-même, à en juger par l’attitude des seigneurs musulmans, n’était pas moins que « pétroduc ».

Ce dernier présenta Eraste Pétrovitch d’un ton important et quelque peu énigmatique :

— M. Fandorine de Moscou. Un grand homme, fort sage.

Sur quoi il leva les yeux au ciel.

Les deux pétrolords s’inclinèrent très bas.

— Vous devez être un généreux ph-philanthrope, dit Eraste Pétrovitch en s’adressant avec curiosité à Sa Splendide Excellence Hadji-agha. J’ai entendu dire que pour se voir décerner la croix de Sainte-Anne avec ruban il fallait faire don de cent mille roubles au bas mot.

Le pétromarquis sourit d’un air malicieux, et d’une voix chantante, teintée d’un léger et plaisant accent, répondit :

— Si tu es russe, cent mille. Si tu es musulman, allonge un demi-million, pas moins. Mais j’ai de l’argent. Pourquoi ne pas en donner ? Être une « Excellence » rend bien des services.

Le vieux est rusé, pensa Fandorine, et, semble-t-il, loin d’être idiot. Du reste, Artachessov, si gros qu’il soit, n’est pas du tout un comique, lui non plus. Simon, apparemment, n’exagérait pas quand il parlait d’hommes de fer.

— Je fais le général comme l’âne fait le cheval de course, poursuivit Chamsiev. Mon père était barbier au bazar. Il coupait le cheveu, opérait cor et durillon, tuait le pou avec du pétrole, mais ce qu’il faisait le mieux, c’étaient les saignées. J’étais petit, je tenais la cuvette, je reniflais le sang. Aujourd’hui, je sais tout sur le sang. Et voilà ce que je vous dirai, quatre fois très honorable monsieur Fandorine. Le pétrole, c’est le sang de la Terre. Et nous, barbiers, nous travaillons à pomper ce sang. De nous dépend comment bat le cśur de la Terre, vite ou bien lentement.

— Tirès joli tu as dit, muallim ! Aïe ! tirès joli tu as dit ! s’exclama le jeune industriel, dont le russe était encore plus exotique et coloré.

Dans le même temps, ses yeux noirs à fleur de tête fixaient non pas Hadji-agha, mais un point situé à côté.

— Rester en place, le sang n’aime pas. Si tu veux qu’il aille plus vite, d’abord tu appuies bien. Ensuite tu relâches – aïe ! comme il est content alors de courir !

— Toi aussi, cher Moussa, tu parles joliment, approuva Mesrop Karapétovitch. Vous connaissez la nouvelle ? Aujourd’hui, mes actions ont grimpé de quatre pour cent. Ce que peut faire la grève ! Aïe, aïe !

Chamsiev émit un claquement de langue et soupira.

— Et les miennes, de six pour cent. Pas mal, non ? Le prix du pétrole raffiné a augmenté de douze pour cent dans le mois. C’est bien aussi. Seulement, n’est-ce pas trop bien ? Quand les choses vont si bien, j’ai peur. Que ferons-nous si tout s’arrête soudain ? Mes entrepôts de pétrole bientôt seront pleins. Est-ce que je vais devoir manger ma production ? Au lieu de boire mon thé ? Le jeune Moussa et moi-même sommes très inquiets, et nous voulons te parler, cher Mesrop-agha.

Djabarov, toutefois, n’était pas préoccupé uniquement par le prix du pétrole. Eraste Pétrovitch venait de comprendre ce que « le jeune Moussa » lorgnait avec tant d’intérêt : c’était Claire qui, de sa voix bien timbrée, s’adressait à un groupe d’adorateurs.

— Ah ! quelle femme ! Un million je donnerais pour femme comme ça !

Sur quoi il baisa le bout de ses doigts.

Artachessov prononça tout bas quelques mots qui ne ressemblaient pas à du russe. Le pétrobaron jeta un bref regard effrayé à Fandorine, rougit, puis baissa les yeux.

La situation devenait positivement insupportable. Fandorine n’allait tout de même pas s’approcher de chacun pour lui dire : « Un million n’est pas nécessaire, prenez-la gratuitement. Je suis même prêt à payer en plus. »

— Je ne voudrais pas vous empêcher de parler affaires, messieurs, dit Eraste Pétrovitch en prenant congé d’un léger salut.

Le pétrole était une chose, Claire en était une autre, cependant il était temps de s’atteler enfin au travail. Il convenait à présent de dénicher le jovial lieutenant-colonel Choubine, l’amateur de distractions bakinoises.

Alors qu’il traversait à pas lents l’esplanade qui longeait le bassin, Fandorine repéra sur la terrasse dévolue aux jeux (mais bien sûr ! en quel autre endroit eût-il dû chercher ?) un uniforme bleu de gendarme. Et même deux.

Deux officiers supérieurs se tenaient debout à côté d’une table garnie de drap vert, jonchée de billets de banque et de pièces d’or. L’un, grand et maigre, parlait avec véhémence, tandis que l’autre, gros, le crâne rasé, se contentait d’opiner. Les autres joueurs, assis, avaient posé leurs cartes et écoutaient également, la mine empreinte du plus profond respect.

Eraste Pétrovitch s’approcha.

— … J’ai pris des dispositions pour annoncer un mois de lutte contre la concussion, disait le colonel, dont le visage sévère et important était couturé de cicatrices. J’ai signé un ordre prescrivant d’afficher dans chaque poste de police des maximes tirées des Saintes Écritures, dénonçant la prévarication. Timofeï Timofeïevitch…

Il hocha la tête en direction du second gendarme.

— … préparera une liste de mesures destinées à faire honte aux fonctionnaires nourrissant une inclination morale à une répréhensible cupidité. Désormais, messieurs, c’en sera fini de la corruption dans la police de la ville !

— Pas dans l’instant même, mais au terme de cette campagne d’un mois, précisa le second.

Son visage bouffi de graisse n’avait pas cillé, mais une lueur fugitive s’était allumée dans ses yeux.

— Si telle est la volonté de M. le gouverneur, personne n’osera y désobéir.

— Oui, oui, dans un mois, concéda le colonel.

Fandorine comprit qu’il s’agissait là de cet Altynov qu’on qualifiait à Tiflis de vieux troupier zélé mais incompétent. Tandis que le gros lieutenant-colonel était sans doute son adjoint, « l’efficace » Choubine.

— Bravo ! Excellente initiative ! Il est grand temps ! s’exclamèrent dans le désordre les joueurs restés assis.

Le gouverneur de la ville s’éloigna avec un air de majesté.

Le lieutenant-colonel épongea à l’aide d’un mouchoir son crâne où perlait la sueur : avec pareille complexion, il avait chaud même au bord du bassin.

— Kotofeï Kotofeïevitch(6), poursuivons-nous ? demanda l’un des joueurs. Vous alliez risquer, je crois, votre va-tout.

Très semblable en effet à un chat trop nourri, Choubine s’installa sur une chaise, secoua sa tête ronde en regardant son chef s’éloigner, puis leva les yeux au ciel de manière éloquente. Un ricanement courut autour de la table.

— Ce mois de campagne va coûter bon aux Bakinois, fit observer l’homme qui venait de parler, tout en grattant du bout de l’ongle l’énorme diamant qu’il portait au doigt. Mais on n’en est pas encore là, alors que vous, défenseur de la loi, c’est maintenant que vous allez vous ruiner à la banque.

— Ça n’est pas grave, lança un autre joueur d’un ton hilare. Kotofeï Kotofeïevitch trouve toujours à s’indemniser.

Et tous d’éclater d’un grand rire joyeux, bien que le sens de la plaisanterie n’eût rien d’évident.

— Nous verrons, nous verrons, ronronna Choubine d’un air placide. Voici cinq « Katenka », annonça-t-il en alignant les billets de cent roubles à l’effigie de Catherine II. Qui souhaite me seconder ?

Eraste Pétrovitch ignorait les règles du jeu, mais il observa le lieutenant-colonel avec grande attention. À la manière dont une personne se comporte dans un jeu de hasard, on peut déduire beaucoup d’informations sur son caractère.

On révéla les cartes.

— Bravo ! C’est ce qu’on appelle faire sauter la banque ! s’exclama un joueur.

Le lieutenant-colonel, d’un geste nonchalant, tel un gros matou lançant sa patte, rassembla son gain devant lui.

Froid, calculateur, chanceux, mais n’aime pas le risque, se dit Fandorine. De ces gens qui en toute chose connaissent la mesure. Bouche de miel, mais dents puissantes. Mettez-y un doigt, il vous emporte le bras.

Comme pour confirmer l’hypothèse de Fandorine concernant son sens de la mesure, Choubine se leva.

— Je pense que c’est assez. Je vous remercie de m’avoir tenu compagnie, messieurs.

La seconde partie du diagnostic se trouva vérifiée elle aussi très rapidement : Eraste Pétrovitch eut l’occasion de s’en convaincre.

Le lieutenant-colonel, qui pas une fois jusqu’alors n’avait regardé en direction de Fandorine, s’approcha tout soudain de lui et, tout en le fixant de ses yeux bleus très calmes, lui demanda :

— Mais qu’aviez-vous, monsieur, à me peser ainsi sur la nuque, alors que je n’ai pas l’honneur de vous connaître et vous vois même pour la première fois ?

L’homme n’est pas n’importe qui, songea Eraste Pétrovitch, appréciant la valeur d’une telle attaque. Seulement voilà, mérite-t-il qu’on lui fasse confiance ?

Sans un mot, il tendit à Choubine la lettre de Tiflis.

Étonnamment, sans même regarder ce qu’on lui remettait, le gendarme prit avec douceur Fandorine par le bras et abandonna le ton agressif pour celui de la confidence :

— Allons un peu à l’écart. Tenez, voici un endroit parfait, où personne ne nous dérangera. Et où nous serons à l’abri des indiscrets.

Soit il avait décelé dans les traits de l’inconnu quelque chose de singulier, soit il avait eu le temps malgré tout de glisser un coup d’śil à l’enveloppe et avait reconnu l’écriture.

Le lieutenant-colonel lut la lettre tandis qu’il marchait, louvoyant avec beaucoup de grâce entre les invités. En dépit de son gabarit imposant, les évolutions de Timofeï Timofeïevitch étaient parfaites.

Ainsi qu’il apparut bientôt, il conduisait son compagnon vers la grande tenture ornée d’un blason. Le rideau ne dissimulait point une grotte, comme l’avait d’abord supposé Fandorine, mais le début d’une galerie souterraine. Impossible de deviner sur quelle longueur elle s’étendait, pas plus que le lieu où elle aboutissait : à deux mètres de l’entrée se dressait une grille fermée d’un cadenas. Au-delà s’apercevait un couloir taillé dans le roc, qui ne tardait pas à tourner à droite.

— Quel est cet endroit ? s’enquit Eraste Pétrovitch.

— Hmm ? grogna le gendarme, plongé dans la lecture de la lettre. Des passages souterrains, datant des temps anciens. Je ne serais pas étonné qu’Artachessov utilise des grottes pour de la contrebande. Il est partisan chez nous de la diversification du business. Il faudra s’y intéresser un jour.

Tout à coup, Choubine regarda son interlocuteur et lui adressa un clin d’śil.

— Mais cela dit, pourquoi s’en mêler ? L’Orient a ses propres coutumes.

Il glissa la feuille de papier dans sa poche, cependant, au lieu de demander pour quelle raison le visiteur était venu de Tiflis et ce qu’était ce « concours en toute occasion » qu’il lui réclamait, il se lança dans une conversation totalement accessoire.

Lui aussi observe, se dit Fandorine. Il est prudent. Prudent et rusé.

— En Orient, tout est amolli, gras, placide, même l’activité illégale. Parce que les lois, ici, relèvent d’une catégorie conventionnelle. Chez nous, en Russie, la loi est malgré tout comme le timon de la charrette : elle peut tourner pour changer de direction, mais qu’on le veuille ou non, elle reste droite et ferme. En Orient, la loi est plutôt comme le liseron, qui s’enroule autour de n’importe quel solide bâton pour mieux le cajoler. Moi-même, je suis devenu comme ça ici – je me suis amolli, attendri, j’ai pris de la graisse. Si l’un de mes anciens collaborateurs me voyait, ma parole, il ne me reconnaîtrait pas !

Choubine riait, parlait avec lenteur, mais son regard ne chômait pas : constamment, il sondait l’autre, se fixant sur des détails, comme s’il prenait des photographies pour un dossier. Sotte eût été la souris qui eût cru que ce gros chat était paresseux et inoffensif.

— Nous vivons à Bakou de manière singulière, en nous efforçant de faire bon ménage avec les sacs d’or, en fermant les yeux sur leurs facéties. Et en échange, le Conseil des industriels du pétrole – qui est ici l’équivalent du saint-synode – donne chaque année en offrande six cent mille roubles à la police. Chez nous, le dernier des derniers des sergents de ville touche huit cents roubles par an, sans compter les indemnités de repas et de chauffage et les bakchichs de toute espèce. Depuis que j’ai appris à jouir correctement de l’Orient, ma vie est devenue aisée, agréable, sereine. Les Arméniens mouchardent auprès de moi les Tatars, les Tatars mouchardent les Arméniens. Parmi les camarades rêvolioutsionnêres, j’ai également mes gens, même si ce n’est pas là, a priori, mon diocèse. Mais notre chef, à la direction de la Gendarmerie, est un Européen, à la tête carrée et à l’esprit triangulaire. Je dois prendre mes précautions…

Ainsi, tout en douceur, sans insister ni poser une seule question, le lieutenant-colonel venait d’amener son interlocuteur à parler de son affaire. Bien que la lettre de recommandation ne mentionnât nullement que le sieur Fandorine venait à Bakou pour y rechercher un dangereux terroriste, pour un homme d’expérience, le nom de son auteur et le ton employé ne pouvaient signifier qu’une chose : l’affaire était de grande importance, touchant aux intérêts de l’État.

— Oui, on m’a conseillé à Tiflis de ne pas m’adresser aux services concernés ni au g-gouverneur de la ville, mais directement à vous, comme à l’instance la plus compétente.

— Je suis flatté, très flatté.

Les yeux de Timofeï Timofeïevitch avaient pris un éclat luisant : l’information lui était réellement agréable.

— Même si je n’ai guère d’illusions sur mes modestes facultés. En quoi puis-je vous aider ? Vous êtes là en raison de la grève, n’est-ce pas ?

Eraste Pétrovitch ne répondit pas. Il ne savait pas encore s’il devait mettre le lieutenant-colonel dans le secret de ses plans. L’homme, à l’évidence, était à double sinon triple fond. Il convenait sans doute de l’étudier un peu mieux.

Choubine prit son silence pour une marque d’assentiment.

Après avoir écarté légèrement le rideau en son milieu pour s’assurer qu’aucun invité n’approchait, il entama son récit :

— En haut lieu, on est très inquiet, je le sais. La grève menace de devenir générale. Les ouvriers ont désormais toutes les audaces. Ils réclament un mois de congé payé, la journée de huit heures, un jour de repos garanti, une augmentation de cinquante pour cent de leurs salaires. La contagion se propage rapidement, les chantiers d’exploitation s’arrêtent l’un après l’autre. Les révolutionnaires attaquent les jaunes au mépris de la garde qui les protège. Notre brave gouverneur a instauré l’état de siège dans la Ville Noire : couvre-feu après huit heures du soir, rassemblements de plus de trois personnes interdits. Personne n’en tient compte, mais on informe le grand chef que les mesures sont prises…

Choubine haussa ses épaules grasses avec un soupir.

— Et pendant ce temps, les prix du pétrole grimpent à cause de la pénurie. Le mois dernier, le baril était à trois roubles, il en vaut plus de quatre aujourd’hui, et les contrats à terme sont encore plus élevés. Notre produit le plus demandé, le kérosène ou pétrole lampant, est pour l’instant livré grâce à l’oléoduc d’État, mais les réserves s’épuisent. Avec ça, les actions des compagnies pétrolières se sont envolées de quinze ou vingt pour cent. La Bourse devient nerveuse…

Dans cette ville, semblait-il, même les policiers se révélaient des spécialistes du marché pétrolier. Eraste Pétrovitch s’apprêtait à interrompre cette conférence de peu d’intérêt, quand le lieutenant-colonel y mit lui-même un terme. Et d’une manière qui ne laissait pas d’impressionner.

— C’est pourquoi je ne suis pas du tout étonné qu’on se préoccupe de notre grève en haut lieu. Au point de nous envoyer en mission d’inspection secrète M. Fandorine en personne…

Choubine s’avérait être un individu plus retors qu’il n’avait d’abord semblé à Eraste Pétrovitch. Et pas versé uniquement dans les affaires bakinoises : il savait par exemple qui était E. P. Fandorine.

Ce qu’il ajouta ensuite conduisit ce dernier à relever l’action du lieutenant-colonel de plusieurs points supplémentaires (la stylistique boursière était contagieuse).

— Cela dit, je vois à présent que je me suis trompé, déclara Choubine avec un léger sourire. Vous m’avez écouté parler de la grève sans manifester d’intérêt, et votre regard trahit je ne sais quelle arrière-pensée. Allez, je ne vais pas brasser de l’air pour rien. À mon avis, nous avons passé le stade de l’observation, l’un et l’autre, et sommes mûrs pour une conversation de fond.

Sur quoi, d’un ton vif et pressant, il demanda :

— Pourquoi êtes-vous venu ? Quel genre d’aide attendez-vous de moi ?

Le chat avait cessé de jouer les endormis. Un coup de patte griffue, et la souris était prise.

Il était temps de taper sur le museau de ce Timofeï Timofeïevitch à l’épaisse fourrure. Afin qu’il comprenne bien que, dans cette danse, c’était le rôle de la dame qui lui était dévolu, non celui du cavalier.

— P-permettez-moi d’abord une question. Il m’a paru que vous faisiez sauter la b-banque avec beaucoup de facilité. Personne n’en a semblé contrarié. Personne n’a réclamé d’avoir l’occasion de se refaire. C’était un pot-de-vin camouflé ?

Le lieutenant-colonel regarda attentivement Eraste Pétrovitch dans les yeux. Il ne s’indigna pas, il ne rougit pas, il se contenta de plisser les paupières.

Après un instant, il répondit :

— Je pourrais, bien entendu, rétorquer que je suis heureux au jeu. Mais cela nuirait à l’établissement de rapports de confiance. Aussi, permettez : je n’accepte aucun bakchich de la part des indigènes, autrement ils prennent le dessus sur vous. Mais je les laisse perdre un peu aux cartes face à moi. De petites sommes.

— De petites sommes, comme vous y allez ! Un millier de roubles !

Choubine eut un sourire condescendant.

— À Moscou, mille roubles, c’est beaucoup d’argent, mais ici, pour me maintenir dans un état convenable, je dois en dépenser près de cent mille par an. Autrement, je ne me ferais pas respecter. C’est Bakou. Ici, on n’aime guère les hommes trop incorruptibles, on les craint même terriblement. On intrigue aussitôt contre eux, on leur cherche chicane. Et quand on devient vraiment nerveux, on leur envoie un « mausériste » – si le meurtre est commandité par un Arménien. Ou bien un gotchi – si c’est un musulman qui désire vous éliminer.

— Un gotchi ? répéta Fandorine.

— Un des bandits turcs de la région. On leur donne différents noms : gotchi, gotchou, kotchi, kotchii.

Comment vais-je procéder avec toi, vieux roublard ? se demandait Eraste Pétrovitch, toujours hésitant. Dois-je te parler d’Ulysse ou non ?

— Mais peut-être êtes-vous curieux de la partie espionnage ?

Choubine regardait l’assistance par la fente du rideau.

— Pour autant que je sache, ce serait plus proche de votre domaine d’intérêt que le pétrole. En ce cas, observez là-bas ces deux frères siamois.

Il écarta davantage la portière et hocha la tête en direction de deux messieurs qui se chuchotaient à l’oreille, à l’écart de la foule oisive. À en juger par l’expression de leurs visages, leur conversation portait sur un sujet grave, et même alarmant.

— Q-qui est-ce ?

— Le maigre, en jaquette, c’est le consul d’Allemagne, Tautmann. Le gros, c’est Lust, le consul d’Autriche. Regardez-le avec attention. Bien que l’empire des Hohenzollern soit plus puissant que celui des Habsbourg, chez nous, à Bakou, c’est l’Autrichien qui mène la danse, l’Allemand lui obéit en tout. Herr Lust réside ici depuis longtemps, il possède un vaste réseau d’informateurs. Il est par ailleurs officier de carrière, membre de l’état-major général, avec grade de major. Il passe pour être à la retraite, mais nous savons bien ce qu’il en est.

Tout à coup le consul d’Autriche se retourna, comme s’il avait senti les regards posés sur lui. Il salua Choubine d’un léger hochement de tête, cependant ce ne fut pas le lieutenant-colonel qu’il dévisagea, mais Fandorine.

Saurait-il qui je suis ? s’interrogea ce dernier. C’est peu probable. Cependant, un professionnel reconnaît un professionnel de loin. Comme un pêcheur devine un pêcheur.

Lust tourna le dos, prit son acolyte par le bras et l’entraîna plus loin.

Les agents austro-allemands n’intéressaient pas Eraste Pétrovitch, mais il était inutile d’expliquer ça à Choubine.

Plus un individu parle, plus il devient compréhensible, se dit Fandorine. Alors, je lui parle d’Ulysse, oui ou non ?

Déjà l’autre poursuivait :

— À Bakou vivent plusieurs milliers de ressortissants germaniques ou autrichiens – ingénieurs, commerçants, ou simples prospecteurs d’argent facile. On sait que l’absence de ressources pétrolières nationales est le point le plus vulnérable des empires d’Europe centrale. Ils sont comme des charognards arrivés en retard pour déchiqueter la proie : ils tournent, ils tournent, mais ils n’ont plus d’endroit où se caser.

— Que font-ils donc à Bakou, alors ?

— Ils espionnent. Ils achètent des entreprises par le biais d’hommes de paille. On me rapporte qu’après l’événement de Sarajevo, toute la communauté austro-allemande bourdonne comme une ruche…

Timofeï Timofeïevitch gratta sa joue rebondie.

— Mais vous n’êtes pas venu pour les Allemands et les Autrichiens, n’est-ce pas ? Encore une fois, je ne vois pas d’intérêt dans vos yeux. Peut-être m’expliquerez-vous malgré tout ? Ou bien dois-je continuer à déballer mes marchandises sur le comptoir, comme un marchand dans sa boutique ?

Ne parvenant toujours pas à se décider, Fandorine répondit :

— Plus tard. Je p-préférerais que nous nous retrouvions dans une atmosphère plus calme pour causer posément. Pour l’instant, voilà. Connaîtriez-vous un terroriste manchot, ou bien peut-être seulement un b-bandit lié aux révolutionnaires ? Aux bolcheviques, plus exactement.

Timofeï Timofeïevitch clappa de ses lèvres charnues, comme s’il goûtait la saveur de la question.

— Vous vous intéressez quand même aux révolutionnaires… Bien, bien. Manchot, dites-vous ? À Bakou, ça n’est pas vraiment un signe particulier. Il y a beaucoup d’accidents sur les chantiers de forage et dans les raffineries. Par ailleurs, il n’est pas rare qu’un terroriste perde une main en fabriquant des bombes… Hum… Je suppose que vous ne vous intéressez pas à n’importe quel menu fretin. Parmi les candidats sérieux, il y a le gotchi Abdulla Nordaranski. Il y a aussi Khatchatour le Manchot, chef d’une bande d’anarchistes arméniens. Certes, ces deux-là sont en mauvais termes avec les bolcheviques, mais ils pourraient avoir fait la paix. Comme autre estropié, nous avons encore Chamir-khan le monte-en-l’air, un Lezguien. Il vient très souvent à Bakou en tournée. Et puis également…

Le lieutenant-colonel, d’une voix hésitante, les yeux levés sur la voûte de pierre, paupières plissées, entreprit d’énumérer une longue liste de bandits, « expropriateurs » et autres forçats évadés, tous amputés d’un bras. La mémoire de Timofeï Timofeïevitch était excellente, mais Fandorine eut tôt fait de comprendre qu’il n’y aurait rien à tirer de ce catalogue.

— L’un de ces manchots utilise-t-il une c-croix noire à titre de blason personnel ? Ou bien peut-être est-ce le signe de ralliement de quelque bande de malfaiteurs ?

— Une croix noire ? Non, je n’ai jamais entendu parler de ça…

Choubine écarta les mains en un geste d’impuissance.

— Nous sommes à Bakou. Impossible de surveiller chaque criminel. Tenez, voilà ce que je vous propose. Passez me voir demain à mes bureaux, vers trois heures de l’après-midi. Nous descendrons jeter un coup d’śil au fichier.

— Parfait. En ce cas, à d-demain.

Fandorine pouvait rentrer à présent. La conversation préliminaire avec Choubine avait eu lieu et laissait clairement penser que l’homme pouvait être utile. Et lui-même avait joué consciencieusement son rôle de vieux mari d’une jeune et jolie femme. Massa avait assez attendu. Il était temps de partir.

La courtoisie réclamait cependant qu’il prît congé de son hôte.

Artachessov était à l’endroit exact où Eraste Pétrovitch l’avait laissé une demi-heure plus tôt. Il était toujours en pleine conversation, mais ses interlocuteurs avaient changé, les magnats du pétrole musulmans ayant cédé la place à un couple d’allure orientale. Le visage de la dame était presque entièrement dissimulé par une mousseline noire ; ses yeux modestement baissés laissaient entrevoir des cils magnifiques, légèrement frémissants, et ses sourcils étaient pareillement splendides. Le nez, en revanche, doit être comme celui de Hadji-agha ou de Mesrop Karapétovitch. C’est pourquoi d’ailleurs elle le cache, songea Fandorine. En tout cas, c’est ce que dirait Massa.

Un pas en retrait de cette possible beauté se tenait un homme brun de fort belle prestance, à la moustache fièrement retroussée. Il ne prenait point part à l’entretien et semblait plus occupé par la contemplation de ses boutons de manchette en rubis.

La conversation se déroulait en russe, langue qui visiblement servait à Bakou d’idiome de communication entre les nombreuses ethnies peuplant la ville côtière.

— Aïe, ça n’est pas bien, chère Saadat-khanoun, disait le maître de maison à la femme sur un ton de reproche. Ils ont solidarité prolétarienne, nous devons avoir solidarité capitaliste. Si vous cédez à vos ouvriers, quel exemple donnez-vous aux autres ? Ça n’est pas joli joli, ce que vous faites, c’est mauvais tour que vous nous jouez à tous.

— Qu’y puis-je, moi, pauvre veuve ? répondit Saadat-khanoun, tête basse. Je ne fais qu’écouter les conseils de mon cher ami et protecteur Guram-bek.

Son compagnon rectifia ses manchettes, fronça ses sourcils broussailleux et hocha la tête. Artachessov ne lui prêta aucune attention et s’adressa de nouveau à la veuve :

— Saadat-khanoun, je parlerai aux autres, mais vous savez bien vous-même que cela ne plaira à personne.

— Et l’esprit chevaleresque de Bakou ? s’exclama la dame, dont les beaux yeux s’étaient emplis de larmes. Et la pitié qu’on doit témoigner à une malheureuse contrainte de porter un si lourd fardeau sur ses frêles épaules ?

Elle parlait très bien le russe, beaucoup mieux que Mesrop Karapétovitch.

— Eh ! Quand il est question de pétrole, l’esprit chevaleresque, chez nous, n’est plus guère de mise, dit l’autre avant d’ajouter en pesant sur ses mots : Réfléchissez bien, c’est un conseil d’ami.

— Bon…, souffla Saadat-khanoun d’une voix déçue. Mon cher Guram-bek, conduisez-moi quelque part où l’on peut s’asseoir. La tête me tourne…

Le couple s’éloigna. Enfin, la voie était libre.

Mais l’affaire se révéla plus compliquée que prévu. En apprenant que son invité s’apprêtait à partir, Artachessov parut saisi d’effroi.

— Mon très cher, vous a-t-on offensé en quoi que ce soit ? demanda-t-il d’un air qu’on eût dit sincèrement affolé. S’il s’agit des sottes paroles du jeune Moussa Djabarov, je l’obligerai à vous présenter des excuses ! Et s’il s’agit de…

Il n’acheva pas, mais son regard fixé sur son neveu toujours campé auprès de l’éblouissante Claire Delune était éloquent.

— Chez nous, lorsqu’un invité repart aussi vite, c’est mauvais signe pour son hôte !

— Pour m’offenser, il serait besoin de m-moyens plus puissants, répondit Eraste Pétrovitch, désireux de le rassurer. Quant à Mme Delune, je la laisse aux griffes de ses admirateurs sans aucun remords, et sans même m’en soucier.

Mesrop Karapétovitch, cependant, ne désarma pas :

— Tout le monde remarquera que vous êtes reparti sans votre épouse. Et beaucoup de ceux qui la courtisent assidûment pourraient concevoir des craintes. Mon ami, vous ne connaissez pas les Bakinois. Quand ils sont très effrayés, ouille ! ça devient dangereux.

— Peu importe, je prends le risque.

— Restez au moins jusqu’à minuit. Le soleil sera bientôt couché. D’ici, du fond, on verra les étoiles. Tout le ciel est comme un tapis persan ! Aïe, que c’est beau !

Artachessov leva en l’air ses yeux gros comme des raisins de Corinthe.

— Et ensuite, tout le monde ira dans la maison pour le banquet. Des esturgeons, farcis de homards ! Des homards farcis de crevettes de Biscaye ! Des crevettes de Biscaye farcies de caviar !

— Et de quoi sera farci le caviar ? demanda Fandorine.

Cette lassante discussion dura dix bonnes minutes. Eraste Pétrovitch se maudissait intérieurement de son attachement aux convenances – il eût mieux fait de filer à l’anglaise.

La scène des adieux prit fin malgré tout.

Comme il marchait vers l’ascenseur, sur le bord du bassin, l’assassin en chef de l’équipe de tournage lui barra le chemin. L’homme avait eu le temps de copieusement s’imbiber au buffet, une corne emplie de vin vacillait dans sa main hésitante.

— Ah ah ! mari gâteux, mari furieux…, bredouilla l’acteur d’une langue pâteuse. Hic ! Vous ne voyez rien à travers vos lunettes…

À ce stade d’ébriété, l’individu cherche d’ordinaire à provoquer un esclandre, aussi Eraste Pétrovitch répondit-il poliment :

— Ô vénérable Ibn Sabbah, je ne porte pas de lunettes. En dépit de mon grand âge, ma vue est parfaite.

— Sabbah vous-même, rétorqua l’ivrogne en le menaçant du doigt. Je suis, moi, Lavrenti Gorski, ancien artiste des théâtres impériaux, aujourd’hui étoile, hic, de l’écran ! J’ai fait un tabac dans Guerre et Paix ! Hic.

— Et vous y jouiez Dolokhov. J’avais d-deviné.

Le bégaiement de Fandorine déplut à l’étoile de l’écran.

— Vous vous moq… hic !… quez de moi ?

Entrant totalement dans le rôle du hussard querelleur, Gorski brandit sa corne sous le nez d’Eraste Pétrovitch.

— Aux jolies femmes et à leurs amants ! Buvez, faites-moi cette grâce !

Fandorine inscrivit mentalement un nouveau point de pénalité sur le compte de Claire pour cette scène charmante. Il se demanda au fond de lui si ce n’était pas là l’ultime goutte propre à faire déborder le vase et s’il ne pouvait pas rompre dès à présent, la conscience tranquille. Que dirait la moralische Gesetz in mir(7). La Gesetz dirait : « Ça ne suffit pas, mais c’est pour bientôt. Prends patience. »

— P-permettez, je vous prie.

Délicatement, avec deux doigts, Eraste Pétrovitch écarta l’importun. Nulle violence dans le geste, mais Sabbah-Dolokhov n’en avait pas besoin de beaucoup. Il perdit l’équilibre et éclaboussa de vin rouge le smoking immaculé d’Eraste Pétrovitch.

— Oh, mon Dieu ! bafouilla Gorski, abandonnant son rôle de matamore. Je vous demande pardon… Je ne voulais pas…

Fandorine, tête basse, examinait les dégâts. À voir sa mine, on eût dit qu’il venait de se faire hara-kiri avec un sabre émoussé. La chemise, Dieu merci, n’avait pas souffert. Sur le pantalon noir, les taches se remarquaient à peine. Par ailleurs, le smoking d’Eraste Pétrovitch était réversible : il suffisait de le retourner pour obtenir un veston noir. Tout dandy nourri d’un peu d’expérience sait que les vêtements blancs sont éternellement voués à de mauvaises surprises et qu’il convient par conséquent d’être prévoyant.

Le dommage était réparable, mais où se changer ?

Il regarda autour de lui. Mais oui, dans la grotte où il avait bavardé avec le lieutenant-colonel Choubine. Ce serait l’affaire d’un instant.

Le rideau franchi, Fandorine inspecta ses effets sinistrés et dut se rendre à l’évidence : ils étaient irrémédiablement perdus. Aucun nettoyage ni détachage n’en viendrait à bout. Une fois sorti, il devrait les jeter. Deuxième perte en deux jours. Il ne lui restait plus dans ses bagages que quatre changes de vêtements convenables…

Il entendit un léger grincement derrière lui. C’était la porte de la grille qui venait de vaciller. Le cadenas qui la tenait close tout à l’heure était à présent ouvert. Bizarre.

Faiblement éclairée par des ampoules électriques, la galerie de pierre formait un coude d’où s’échappaient des sons doux et mélodieux. Un sifflement ?

La fidèle compagne du détective s’appelle curiosité. Quand il se heurte à un phénomène énigmatique, il lui vient un désir insurmontable de l’élucider.

Eraste Pétrovitch pendit sa veste à la porte (qu’elle y reste donc à sécher un peu), puis passa au régime ninpojutsu – il s’engagea sans bruit dans le couloir.

À courte distance, juste après le tournant a priori, quelqu’un sifflotait de manière très précise, bien qu’intermittente, l’air de « Ja, wir sind es, die Grisetten(8) » de La Veuve joyeuse.

Encore un pas et, passé l’angle de la galerie qui plus loin s’enfonçait dans l’obscurité, Eraste Pétrovitch découvrit une dame, de taille modeste mais élancée, qui lui tournait le dos. Tour à tour, elle tirait sur une papirosse et portait une petite flasque à sa bouche. Dans l’intervalle, elle sifflotait, en marquant le rythme du bout du pied. L’inconnue semblait d’humeur excellente.

Je me demande si elle est jolie…, s’interrogea Eraste Pétrovitch.

Il n’était qu’un moyen d’éclaircir ce point.

— Hum, hum…, fit-il.

La femme se retourna aussitôt.

Eh bien, ce n’était sans doute pas une beauté au sens conventionnel du terme. Mais le visage était vif, intéressant. Et les yeux, un pur prodige. Même les sourcils avaient de quoi charmer…

Minute, j’ai déjà vu ces sourcils et ces yeux-là ! se dit Fandorine. La femme avec qui s’entretenait Artachessov. Une quelque chose khanoun, une industrielle du pétrole, elle aussi. Saadat-khanoun ! Voilà comment elle s’appelle !

Il avait eu tort de supposer que la veuve musulmane dissimulait un nez proéminent sous sa mousseline. Le nez était busqué, certes, mais fin, pas du tout comme celui de Mesrop Karapétovitch. Les lèvres, magnifiquement dessinées, étaient pulpeuses. C’était pitié que de les dérober aux regards.

Une grimace d’effroi et de mécontentement altéra un instant les traits de la beauté orientale, et la main tenant la cigarette se précipita pour saisir le voile. Elle retomba aussitôt cependant.

— Oh, mon Dieu ! s’exclama Saadat-khanoun avec soulagement. J’ai cru que c’était un Bakinois. Qui êtes-vous, et pourquoi êtes-vous en chemise ?

La créature n’a pas froid aux yeux, songea Fandorine. Devant Artachessov, elle jouait les timides. Ah, mais c’est vrai, ils sont tous de fer ici, dans le milieu du pétrole. Apparemment, les femmes aussi.

Il se présenta, et elle à son tour :

— Saadat Validbekova. Cent vingt-cinq mille barils au bas mot…

Elle esquissa une révérence d’un air facétieux, avant de reprendre :

— Non, non, cent vingt-cinq mille tout au plus. C’est l’usage chez nous de se définir ainsi, d’après le volume de sa production pétrolière.

— Oui, je suis au c-courant.

— Passons sur la chemise, inutile de vous expliquer. Dites-moi seulement qui vous êtes.

Elle ramassa la papirosse par terre et la porta à sa bouche comme si de rien n’était.

— Industriel ? Ingénieur ? Courtier ?

— Non, je ne travaille pas dans le pétrole.

— Donc, vous n’êtes personne. Tout du moins à Bakou.

Eraste Pétrovitch avait toujours soupçonné que les musulmanes n’étaient nullement aussi effacées et soumises que le pensaient les Européens. Et néanmoins pareille vivacité le laissait abasourdi.

— Madame… Pourquoi votre attitude ici est-elle si différente de ce qu’elle était là-bas ?

— Et pourquoi irais-je jouer les biches effarouchées dès lors que vous m’avez surprise à des occupations si peu conformes à la charia ? répondit Saadat en montrant la flasque et la cigarette. En outre, on se fatigue de toute cette… fontaine de Bakhtchissaraï(9).

Elle hocha la tête en direction du bassin.

— Pour les affaires, on est forcé de tenir son rôle, mais c’est épuisant… Vous savez ce dont je rêve ?

Elle ferma les yeux et sourit avec volupté. Eraste Pétrovitch devina que Mme Validbekova était un peu pompette.

— Non, de quoi ?

— De vendre l’entreprise à tous ces chaytans, de partir d’ici, d’aller vivre à Nice. Je me baladerai sur la Promenade des Anglais, en robe décolletée, les épaules nues, pour sentir la caresse de la brise, des gants de dentelle montant jusqu’aux coudes, et avec un magnifique boxer noir.

— Un boxeur noir ? s’exclama Fandorine, estomaqué par une telle hardiesse d’imagination.

— Eh bien, oui, que je tiendrai en laisse. Mais pas un mâle, une femelle, les femelles ont une grâce extraordinaire. À Bakou, pareille chose est impossible, ce serait déroger à l’image de la pieuse musulmane, soupira la veuve joyeuse. On ne peut garder un animal impur chez soi, c’est haram. Allah miséricordieux, comme j’aime les chiens !

— Je souhaite que vos rêves se réalisent ent-tièrement.

Sur quoi Fandorine s’éloigna, afin de permettre à la dame de s’adonner librement aux plaisirs interdits. Son front s’était déridé, les commissures de ses lèvres s’étiraient en un sourire. Cette petite conversation avait curieusement rehaussé l’humeur d’Eraste Pétrovitch.

— Il est encore derrière ?

— Oui, maître.

Massa s’était retourné.

— Il suit toujours.

Ils avaient pris le chemin du retour alors que la nuit était déjà tombée : la vieille Parsifal avait mis un long moment à accepter de démarrer. Et à peine avaient-ils quitté la villa qu’un cavalier était apparu derrière eux, qui s’obstinait à les suivre. Il ne se rapprochait pas, mais ne se laissait pas non plus distancer. Impossible de distinguer clairement sa silhouette. Quand la lune écartait les nuées, on voyait bien que l’individu était vêtu de noir et coiffé d’un papakha, mais c’était tout.

Au bout d’un quart d’heure, Fandorine freina pour voir s’il s’agissait ou non d’une coïncidence. Le cavalier s’arrêta lui aussi.

Ce n’était pas une coïncidence.

Intéressant, se dit-il. Voyons ce qui va se passer ensuite.

— Qu’en pensez-vous, maître ? A-t-il un bras ou bien deux ? demanda Massa. Il faudrait vérifier.

Ils tentèrent une marche arrière ; le cavalier tourna bride et s’éloigna.

— Pour une filature, il se conduit de manière stupide. Pour une agression, il est encore plus bête, observa Eraste Pétrovitch en haussant les épaules. Qu’il aille au diable. Que peut un homme seul, même s’il n’est pas manchot ?

Le Japonais acquiesça :

— S’il veut traîner dernière nous, qu’il le fasse. S’il veut nous attaquer, qu’il le fasse aussi.

Ils atteignirent bientôt la Ville Noire. Il n’était pas possible de semer le cavalier en accélérant. À cause des nids-de-poule et de la faible puissance des phares, on ne pouvait guère dépasser les quinze kilomètres-heure.

La nuit, la zone d’exploitation pétrolière semblait encore plus sinistre que le jour. Le smog et la noirceur des bâtiments n’étaient plus visibles, bien sûr, mais de chaque côté de la route des torches flamboyaient, de funeste augure, et les derricks qui émergeaient de l’obscurité semblaient comme autant de squelettes géants. Par ailleurs, on entendait çà et là éclater des coups de feu.

— J’aimerais bien faire un tour par ici, déclara Massa en scrutant les ténèbres avec curiosité. Ça me distrairait. Autrement la journée sera finie sans que rien se soit passé. C’est d’un ennui ! Après les événements d’hier, j’étais d’humeur à…

Il n’acheva pas sa phrase et dit d’une voix précipitée :

— Maître, il se rapproche…

Eraste Pétrovitch se retourna. Effectivement, le cavalier, qui était resté tout ce temps à une distance de cent cinquante, deux cents mètres, était passé du trot au galop. Sa bourka noire se déployait comme des ailes. La silhouette semblait d’une taille prodigieuse – sans doute par un effet de la lumière lunaire.

Si Fandorine eût regardé devant lui, il eût aperçu les éclairs à temps et la salve ne l’eût pas pris au dépourvu. Mais là, brutalement, la déflagration lui fracassa les oreilles. Des éclats de verre se détachèrent du pare-brise, la Parsifal fit une embardée, les pneus crevés. Eraste Pétrovitch braqua le volant pour éviter de quitter la route, mais en vain. La voiture escalada l’accotement et bascula sur le côté. Ses deux passagers roulèrent dans la poussière.

Abasourdi, Fandorine cria :

— Tu n’as rien de cassé ?

Mais le Japonais gisait face contre terre, il ne bougeait pas. La vitre avant montrait trois impacts de balle sur la droite – juste là où était assis Massa.

Au-dessus de leurs têtes, une roue continuait à tourner furieusement. La Parsifal était couchée sur le flanc, formant rempart pour les deux hommes étendus sur le sol.

Eraste Pétrovitch retourna son serviteur.

Sale affaire ! Toute la chemise était en sang. Les paupières ne laissaient voir que le blanc des yeux révulsés. Massa respirait, mais les balles lui avaient transpercé la poitrine. En un endroit dangereux.

Il fallait en finir au plus vite avec les agresseurs et s’occuper du blessé.

Fandorine se releva d’un bond et risqua un coup d’śil hors de son abri.

Tout était clair. L’embuscade avait été tendue dans un virage où le véhicule, qui roulait déjà à faible allure, devait ralentir. On avait tiré à proche distance, depuis le mur de pierre d’une sorte d’entrepôt. C’était un miracle que le conducteur eût été épargné. Une chance incroyable – ou plutôt une chance toute fandorinienne.

La crête du mur d’enceinte s’illumina de nouveau de brèves lueurs. La voiture se mit à tressauter sous une pluie de balles. Eraste Pétrovitch riposta par un unique coup de feu. À en juger par le hurlement qui suivit, ce ne fut pas du temps perdu.

Où est le cavalier ? se demanda-t-il. Il ne serait pas en train de se glisser dans notre dos ?

Mais non, les abords, en arrière du lieu, étaient déserts.

Fandorine déchira un pan de la chemise de Massa, confectionna à la hâte un tampon hémostatique et en couvrit la plaie.

Il fallait le transporter à l’hôpital, et vite !

Nouvelle salve. La Parsifal tressauta et vacilla derechef.

Passons en mode yorume, décida Eraste Pétrovitch.

Durant près d’une minute, il se massa les globes oculaires pour stimuler le yorume, la vision nocturne. Les agresseurs imaginèrent sans doute qu’il était hors de combat. L’un sauta du haut du mur.

Puis un second.

Ils coururent, de manière à contourner le véhicule, l’un par la droite, l’autre par la gauche.

Pile à cet instant, le yorume devint actif. Un coup de feu depuis l’avant de la voiture, un bond, un autre tir depuis le pare-chocs arrière. Les deux corps s’affaissèrent sans un cri. Eraste Pétrovitch était furieux et pressé, aussi visait-il à coup sûr, à la tête.

Eh bien, êtes-vous encore nombreux là-bas ?

Oh oui, ils l’étaient.

Une nouvelle salve éclata. L’automobile s’inclina et s’effondra sur Fandorine, le frappant à la nuque du lourd tranchant de sa portière.

Quand il revint à lui, Eraste Pétrovitch comprit qu’il ne pouvait remuer. On l’avait déjà dégagé de sous la voiture, mais on le tenait solidement par les bras et les jambes. Ils étaient au moins quatre. Leurs visages, dans l’ombre, étaient invisibles. On les entendait juste renifler bruyamment. Ils sentaient le tabac, l’ail et la sueur. Ces gens parlaient avec animation entre eux dans une langue inconnue.

Puis l’un d’eux tourna la tête et cria en russe :

— Khatchik, on l’achève, celui-là, ou quoi ?

Des ténèbres, une voix de basse lui répondit, en russe également, mais avec un fort accent :

— Il a tué Achot, il a tué Aram, Sarkis se meurt. Il n’aura pas une mort facile.

La terre grinça sous des pas pesants. Une ombre en papakha et tcherkeska vint se camper tout près, masquant la moitié du ciel noir. Sa manche gauche, vide, était passée dans sa ceinture.

— Ligotez-le, ordonna le manchot, sur quoi il ajouta quelques mots dans une autre langue que Fandorine ne comprenait pas mais qu’il devina être de l’arménien.

On le ficela rapidement, des épaules jusqu’aux genoux, de manière qu’il ne pût remuer le petit doigt.

On le souleva avec un ahan, comme un paquet, et on se mit en marche. En se dévissant le cou, Eraste Pétrovitch aperçut un corps immobile, gisant toujours à la même place. Pauvre Massa ! Sans secours médical, il allait mourir !

Une minute plus tard, Fandorine ne tenait plus Massa pour si malheureux. Le sort du Japonais était enviable par rapport à celui qui l’attendait.

Il comprit quelle mort lui avait réservée le manchot quand au-dessus de sa tête se dessina la silhouette ajourée d’un derrick – un de ceux qui se dressaient le long de la chaussée.

— Pas la tête la première, les pieds d’abord ! dit le Russe. Qu’il en bave un peu, l’ordure.

Fandorine fut hissé au-dessus du puits, d’où montait une dense et écśurante odeur de pétrole.

— Un, deux, lâchez !

La chute fut brève : quelques mètres tout au plus. Eraste Pétrovitch creva la surface d’une boue liquide qui retomba avec raideur et indolence. Lorsqu’il toucha le fond, il poussa sur ses jambes pour remonter. Le fluide visqueux lui arrivait à la ceinture. Ses pieds commencèrent presque aussitôt à s’enfoncer lentement. Il lui était impossible de se dégager tant ses liens étaient étroits.

Autour de lui régnaient des ténèbres absolues. Seul un carré d’ombre grise se découpait en haut.

— Crève, salope !

Tel était le dernier adieu adressé à Fandorine par l’humanité.

Simon avait parlé de ces journaliers qui, asphyxiés, étaient aspirés par le puits, se souvint Eraste Pétrovitch.

À chaque instant, il avait l’impression de rapetisser d’un pouce. Ou bien était-ce le niveau du liquide huileux qui s’élevait ? Il était forcé de respirer par la bouche : l’air saturé d’émanations d’hydrocarbures ne contenait presque pas d’oxygène.

Durant quelques minutes, Fandorine tenta de défaire les cordes qui l’entravaient. Mais elles étaient serrées à l’extrême. Ses gesticulations ne firent qu’accélérer son enfoncement dans le trou. Le pétrole lui montait à présent jusqu’au milieu de la poitrine.

Bien des fois, Eraste Pétrovitch avait réfléchi à ce que serait sa mort. Mais il n’avait jamais rien imaginé d’aussi atroce dans ses plus sombres cauchemars.

L’honnête homme garde à l’esprit que le mérite n’est pas dans ce qui lui arrive, mais dans la manière avec laquelle il l’affronte ! se dit-il.

Il leva la tête pour contempler une dernière fois un morceau du cosmos, fût-il petit et grisâtre.

Dans l’ouverture carrée – ignoble ironie aux yeux de Fandorine, au seuil de la mort –, l’astre de Vénus brillait de sa pâle lueur.

Kara-Gassym

L’astre de l’amour fut masqué par une tache noire. Une voix qui, au fond du puits, parut assourdissante lança ces paroles incompréhensibles :

— Aj kişi, sən sağsan ?

C’était à coup sûr un des bandits, revenu sur ses pas pour le moquer une dernière fois, mais Eraste Pétrovitch se réjouit d’avoir cette visite, si déplaisante fût-elle.

Il faut le mettre hors de lui ! songea-t-il. Lui lancer des injures horribles. Pour qu’il devienne fou furieux et me tire dessus. Tout plutôt que de mourir noyé dans cette vase infâme !

Le malheur était que Fandorine ne maîtrisait absolument pas l’art de l’invective. Avoir vécu sur terre tant d’années et ne pas savoir ça ! Alors que sa vie, à présent, en dépendait. Ou plutôt sa mort.

Les représentants des petits peuples sont très chatouilleux sur le chapitre du sentiment national. Or les agresseurs, à en juger par leurs noms, étaient en majorité arméniens.

Aussi Eraste Pétrovitch lâcha-t-il une bordée de jurons à l’adresse de la nation arménienne qui pourtant n’en pouvait mais – chose qu’il ne se fût jamais permise sans la terreur de mourir de manière si atroce.

— Vaï, tu parles vrai, gronda une voix de basse. Toi russe, mais parles vrai. Je vais regarder toi. Où la lampe être ici ?

L’ombre disparut, l’étoile perfide se remit à scintiller.

Un instant plus tard surgit à sa place une sphère lumineuse qui entama une lente descente à l’intérieur du puits.

C’était une lampe à huile en verre. Oscillant légèrement au bout d’une corde, elle s’arrêta au-dessus de la tête du condamné à la noyade.

On ne distinguait plus rien de l’ouverture du trou, en revanche les parois noires et visqueuses se détachaient de l’obscurité.

— Sois maudit, chien puant ! dit Fandorine d’une voix mal assurée, en même temps qu’il clignait les yeux, faute de comprendre ce qui se passait.

— Puant toi-même, répondit la voix. Ton tête est tout noir. Tu veux te noyer tout à fait ? Attends, te noie pas.

La lampe remonta aussi lentement qu’elle était descendue.

L’obscurité retomba. Encore plus noire qu’un instant avant. Eraste Pétrovitch se débattit, tendit toutes ses forces, qui n’étaient pas minces, mais les liens étaient solides. Il s’enfonça davantage, presque jusqu’au cou.

Il serra les dents pour ne pas crier, pour ne pas implorer du secours à un inconnu, quel qu’il pût être. L’honnête homme ne réclame du secours qu’à Dieu. Et seulement dans le cas où il croit en Lui.

— Seigneur, murmura Eraste Pétrovitch, s’il ne T’est pas indifférent que je croie ou non en Toi, fais quelque chose. Autrement je me présenterai bientôt devant Toi et Te demanderai pourquoi Tu m’as traité de la sorte.

Le Très-Haut fut-Il effrayé ou bien eut-Il mauvaise conscience ? Mais avait-Il seulement projeté de rencontrer Eraste Pétrovitch dès maintenant ? Toujours est-il que la lumière réapparut en haut, et de nouveau se rapprocha de lui.

C’était toujours la même lampe, mais cette fois-ci un poignard à lame étroite pendait au-dessous. L’arme se balançait, scintillant d’un éclat tentateur.

— Kandjar bien aiguisé, prononça la voix de basse. Prends avec dents, coupe le corde. Un seul tchik, et terminé.

Tenter de se hausser sur la pointe des pieds fut une idée désastreuse : Fandorine ne fit que s’enfoncer davantage. Le kandjar pendait juste devant son nez, mais en saisir le manche avec les dents se révéla loin d’être simple. Il tordit le cou, essaya par un côté, puis par l’autre. Pas moyen !

Voilà quelle compétence il aurait dû acquérir, et non celle de courir au plafond !

La quatrième tentative, cependant, fut la bonne. Eraste Pétrovitch mordit dans l’objet comme un forcené. Mais que faire ensuite ? Le manche du poignard était attaché à la lampe.

Il tira d’un coup sec, et le couteau se libéra avec une facilité déconcertante. Le nśud tenait à peine.

Serrant solidement les mâchoires, Fandorine se contorsionna pour tenter d’atteindre avec la lame le premier tour de corde, au niveau de son aisselle.

Il y réussit. Quel tranchant acéré ! Au premier contact, la corde avait cédé. « Un seul tchik », en effet !

Maintenant, la même chose de l’autre côté.

Oui !

Les liens commencèrent de se relâcher. Une minute après environ, ses deux mains étaient libres. Pour désentraver ses jambes, il dut se pencher et plonger la tête dans le pétrole, mais c’était là une broutille.

— Vaï, bravo ! s’exclama le sauveteur inconnu, qui jusqu’alors avait observé sans rien dire comment Fandorine s’y prenait.

N’en croyant pas son bonheur, Eraste Pétrovitch tenta sans plus réfléchir de s’extraire du puits. Il prit appui contre les parois, mais il glissait et chaque fois retombait.

Nom de Dieu, il n’allait pas pouvoir sortir d’ici, même les mains déliées !

— Vaï, imbécile ! dit la voix de basse avec le même calme en commentaire à ses vains efforts. Le corde est là pour quoi ? Tiens ferme, hein ? Ôte lampe, jette-la. Mais d’abord éteins. Autrement tu finiras rôti.

Fandorine souleva la cloche de verre et souffla la flamme avec précaution. Une étincelle, et il brûlait vif.

Il cria aux ténèbres :

— C’est bon ! Je me cramponne !

Au même instant, il sentit qu’on le hissait, avec une extrême aisance, comme si on avait eu le temps de fixer la corde à un treuil.

Un moment plus tard, Eraste Pétrovitch était assis au bord du trou, aspirant l’air nocturne par la bouche, l’air si pur, si doux, si enchanteur de la Ville Noire, qui pourtant lui avait semblé quelques heures plus tôt parfaitement irrespirable.

En outre, à la surface on y voyait clair. L’éclat de la lune, après l’obscurité du puits, lui parut insoutenable, l’obligeant à cligner les paupières. Fandorine examina son sauveur, les mains en visière au-dessus des yeux.

C’était un colosse, aussi grand que corpulent, doté de somptueuses moustaches en guidon de vélo. Lui aussi détaillait l’homme qu’il venait de secourir. Le géant était tout vêtu de noir : papakha, tcherkeska, bourka. Noirs également étaient ses sourcils, larges et drus, tandis que ses gros yeux ronds étaient d’une ébène opaque.

Sans cérémonie, de ses mains énormes et puissantes, il força Eraste Pétrovitch à tourner sur lui-même, le palpa, le malaxa. Pour enfin conclure :

— Tu n’es pas blessé. Qui es-tu ? Pourquoi Arméniens t’ont jeté dans cette puits ? Pour plonger dans pétrole homme vivant il faut haïr beaucoup. Eh ! Qui es-tu ? Réponds !

Il secoua une nouvelle fois par les épaules Fandorine, qui peinait encore à reprendre ses esprits.

— Tu vas parler, oui ? Ça m’intéresse !

— Mon ennemi, fit Eraste Pétrovitch en crachant un jet de salive grasse et visqueuse, est un manchot. Son nom : Khatchik. Il a tenté de me tuer, pour la troisième fois. Pourquoi ? Je l’ignore.

Il ne parvenait plus à parler que par courtes phrases.

Tout à coup, la mémoire lui revint : Massa !

Il bondit sur ses jambes et courut à l’automobile renversée.

Massa était toujours étendu à la même place. Son visage, basculé en arrière, était pâle, figé. Ses orbites sombres paraissaient vides.

Tombant à genoux, Fandorine lui prit le pouls. Vivant !

Il déboutonna la chemise. Au premier instant, il poussa un cri de soulagement : la blessure qu’il avait pansée à la hâte au moyen d’un tampon improvisé était presque tangentielle, la balle était ressortie sur le côté, entre les côtes. Plus près du sternum, cependant, se dessinait un autre trou noir. Très peu de sang, mais une bulle de couleur sombre qui en sortit pour enfler puis diminuer aussitôt. Le poumon était perforé !

— Il meurt ? demanda l’homme vêtu de nuit. Oui, il meurt. La sang coule dans l’intérieur, c’est merde.

Il a raison ! se dit Fandorine. Il faut stopper l’hémorragie interne ! Reprends-toi, secoue ta fatigue, agis !

Au prix d’un effort de volonté, Eraste Pétrovitch se contraignit à oublier qu’il s’agissait de Massa. Et de manière générale à tout oublier. Ne plus penser à rien. Mettre hors circuit tout son corps, à l’exception de son index. Se changer en ce doigt. Y accumuler le ki.

Quand le doigt, gorgé d’énergie vitale, commença à lui lancer, comme sous l’effet de la douleur, Fandorine prit une grande inspiration, enfonça toute sa première phalange dans la blessure et l’y maintint tout le temps qu’il parvint à retenir son souffle.

— C’est sorcellerie ? s’enquit le colosse avec curiosité.

— Il faut le conduire à l’hôpital.

Eraste Pétrovitch se releva et fit le tour de la voiture. Avec l’aide du gaillard moustachu, il eût été possible de remettre la Parsifal sur ses roues. Mais elle n’eût jamais roulé. Les pneus avant étaient criblés de balles. Elle semblait, en outre, avoir perdu toute son huile.

— L’emmener, on peut.

L’inconnu tendit le bras. À quelque distance, près du derrick voisin, un énorme cheval attendait, agitant tranquillement la queue.

— Alors aide-moi à le p-porter.

— Pourquoi « aide-moi » ? Pas la peine.

L’homme fit tomber sa bourka de ses épaules, puis, sans effort, déplaça Massa pour le coucher sur la cape, l’en enveloppa et le souleva.

Chacun de ses mouvements était lent, réfléchi.

Après avoir observé plus attentivement la monture, Eraste Pétrovitch demanda :

— Attends un peu. C’est toi qui nous suivais ?

— C’est moi.

— P-pourquoi ? Qui es-tu ?

— Comment « pourquoi » ? Je voulais vous dépouiller, répondit l’hercule d’un ton digne, tout en étendant le Japonais sur le large dos du cheval. Je suis Kara-Gassym, tu as entendu parler ?

— Non.

L’homme parut vexé.

— Les vôtres disent : « Gassym le Noir ». Tu n’as pas entendu non plus ? D’où sors-tu, hein ? Je suis un gotchi.

— Ah oui, un brigand.

— Aman-aman, c’est toi qui es brigand !

Kara-Gassym commençait à montrer des signes de colère, mais cela ne l’empêcha pas d’attacher solidement le blessé sur la croupe du cheval, de manière qu’il ne pût tomber : la tête sur la selle, visage vers le ciel, les jambes vers la queue.

— Brigand mauvaise, fait méchanceté gens faibles. Le gotchi, lui, protège gens faibles, fait méchanceté gens mauvaises. On y va, d’accord ? Je vais t’expliquer si tu comprendre rien.

Ils s’en furent par la chaussée en direction de la ville, tenant le cheval par la bride, chacun d’un côté. La bête semblait être consciente de la nécessité de marcher d’un pas égal, elle posait ses sabots avec précaution et évitait ornières et nids-de-poule.

— Quand homme mauvaise fait méchanceté gens pauvres, moi, j’arrive, je dis : tu payes amende. Tu sais ce que c’est, un « amende » ?

— J-je sais.

Eraste ne quittait pas Massa des yeux.

Seigneur, il ne va tout de même pas mourir ? Son organisme est d’une extraordinaire robustesse, mais il faut l’amener sur une table d’opération le plus vite possible. Ah ! j’aurais dû vérifier si la balle était ressortie ou pas.

Gassym jugea tout de même nécessaire d’expliquer :

— Amende il faut payer. Celui qui veut pas payer, hop ! il rend âme. Mais c’est seulement au début qu’ils veulent pas. Quand plusieurs hommes mauvaises ont rendu âme, ensuite tous ils veulent bien. Sur terre il y a beaucoup d’hommes mauvaises. Alors il y a toujours quelqu’un qu’on peut prendre un amende. Je savais que beaucoup d’hommes mauvaises seront invités chez ce chien de Mesrop Artachessov. J’attendais qui retournera première en ville sans escorte. Tu es parti. Sans escorte du tout. Bien, je me dis. C’est pas seulement hommes mauvaises, mais hommes stupides. Je me dis je vais suivre elles jusqu’à derrick de Rothschild, là où ça a brûlé l’an dernier, et là je rattrape. Endroit tranquille, très beau. Là, je prends tout. S’ils donnent pas, je les tue. Tel est le loi. Qui veut pas donner on peut tuer. Mais on peut tuer avec pistolet, dit-il en se donnant une tape sur le flanc, avec kandjar aussi on peut, ajouta-t-il avec une nouvelle claque sur l’autre côté. Mais jeter un homme vivant dans une puits de pétrole, personne n’a droit de ça. Même homme mauvaise n’a pas. Qui a fait ça est pire que chaytan.

— Où as-tu pris que nous étions mauvais ?

— Tu as voiture, non ? répliqua Gassym d’un ton surpris. Tu as veste blanche, non ? Ça veut dire que tu es riche. Or les riches sont tous mauvaises. On peut prendre amende à n’importe quel riche, on se trompe pas. Je prends moitié amende pour moi, parce que j’ai besoin de manger beaucoup. Il faut viande, il faut pilaf, il faut ouriouk et izioum(10) (j’aime très fort ouriouk et izioum, je les mange beaucoup). Autre moitié amende, je donne à gens pauvres. En échange, moi, j’ai respect, et la police, elle, a peau de balle et balai de crin. Tu sais ce que c’est, « peau de balle et balai de crin » ?

Pour plus de clarté, il leva son poing pesant à hauteur du garrot du cheval et esquissa un geste obscène.

— Je sais. D’où vient-il que tu saches si bien le russe ? Y compris « peau de balle et balai de crin ».

— J’ai passé année dernière dans prison. Forteresse Braïlov. Tu connais ? Endroit mauvaise. Mais bons gens. Pourtant russes, mais très bons gens. Six mois avec eux dans même cellule j’ai resté. Je pouvais évader mille fois, mais je voulais pas. Je serais resté comme ça un an, deux ans. Mais la directeur a voulu m’envoyer Sibérie. Moi, je voulais pas Sibérie. Là-bas, il fait froid, pas d’izioum, par d’ouriouk (j’aime très fort ouriouk et izioum). Bientôt je m’ai ennuyé, j’ai cassé un peu cellule. Je m’ai sauvé. Les bons gens russes ont appris moi beaucoup les choses utiles. Maintenant j’ai devenu malin. Aucune flic me trouvera, aucune agent m’attrapera.

L’individu était amusant. Eraste Pétrovitch l’écoutait avec grand intérêt.

— Tu parles bien russe, mais tu mélanges tout le temps les genres masculin et féminin. Pourquoi, c’est le plus difficile ?

— Comment ça, difficile ? Le bon mot, c’est toujours « lui », le mauvais mot, c’est « elle ». Je n’ai pas respect pour femmes. Tout le mal vient de elles.

Une idée à retenir…, songea Fandorine. Pas en ce qui concerne les femmes, mais par rapport aux mots. On voit ainsi tout de suite ce qui plaît à son interlocuteur, et ce qu’il n’aime pas. Par exemple, si on dit : « Ma gracieuse sire, puis-je ajouter foi à votre vertueuse discours ? », l’autre comprend immédiatement qu’on ne se laissera pas berner… Mon Dieu, quelles sottises me traversent la tête !

— Il y a loin jusqu’à l’hôpital ?

— Oublie ta hôpital, dit Gassym. Il faut pas hôpital. Il faut endroit bon, tranquille. Je connais endroit comme ça. Là-bas ton ami pourra mourir en paix. Ou bien pas mourir, comme Allah voudra. Je connais bon docteur, je l’amènerai. Mais hôpital, il faut pas. Tout le monde saura. Toute la ville saura. Khatchik la manchot saura. Il saura, et il tuera de nouveau. Il tuera lui, il tuera toi. Pourquoi il faut ? Laisse Khatchik penser lui est mort et toi es mort. Ce sera mieux.

Eraste Pétrovitch s’arrêta.

— Tu connais le manchot ? Que sais-tu de lui ?

— Je sais tout. Il est ma ennemi. Eh ! nous y allons, oui ? Cheval s’étonne pourquoi nous bougeons plus.

— Khatchik est ton ennemi ?

— Écoute, dit le gotchi d’un ton surpris. Tu penses pourquoi je vais avec toi, pourquoi je transporte ton ami-śil-bridé sur mon cheval ?

— P-pourquoi ?

— L’ennemi de ma ennemie est mon ami, c’est clair ? Quand tu as parlé de Khatchik la manchot, j’ai pensé : Eh ! eh ! il faut aider cet homme sale.

Fandorine contourna vivement le cheval et empoigna Gassym par le bras. Le brigand était d’une demi-tête plus grand que lui, et deux fois plus large.

— Qui est ce Khatchik ?

— Homme mauvaise. Arménien. Il y a Arméniens mauvaises, et Arméniens beaucoup mauvaises. Celle-là est beaucoup beaucoup mauvaise. Pas pire il y a. Compris, oui ?

— Non, je ne comprends pas ! Pourquoi tient-il autant à me tuer ?

— Est-ce que moi, je sais ?

Gassym haussa les épaules.

— Il est mauvaise, alors il veut. Une Arménien, je te dis ! Tu connais anarchistes ? Khatchatour le Manchot a anarchistes dans sa bande. Pas seulement Arméniens, il y a Russes aussi, mais musulmans il n’y a pas.

D’habitude les anarchistes ne font pas bon ménage avec les bolcheviques, se dit Fandorine. Bizarre. Mais peut-être mes renseignements datent-ils un peu et Ulysse est-il devenu entre-temps anarchiste ? Il a assassiné Spiridonov, or les bolcheviques ne pratiquent pas la terreur. Khatchatour le Manchot ? Le lieutenant-colonel Choubine avait mentionné ce nom !

— Eh quoi, Khatchik et Khatchatour, c’est la même chose ?

— Écoute, d’où tu sors ? « Khatchik » et « Khatchatour », c’est chez eux comme « Vania » et « Ivan » chez vous, compris ?

— Ce Khatchatour a-t-il pour signe de reconnaissance une croix noire ?

— C’est possible. Khatch dans langue à eux, en arménien, veut dire « croix ».

Gassym cracha, sans qu’on sût si c’était sur la croix ou sur les Arméniens.

À cause de Massa, je perds toute présence d’esprit, se reprit Fandorine. L’enquête est une chose, mais je n’ai pas remercié cet homme de m’avoir sauvé !

— Merci de m’avoir tiré de là. Je croyais ma fin v-venue.

Gassym le toisa avec dédain.

— Le femme dit « merci ». L’homme dit pas « merci ». L’homme fait « merci ».

— Bien. Comment puis-je te remercier ?

— J’ai vu comment tu tires. Presque aussi bien que moi. Tu veux faire « merci » à moi, alors tuons ensemble Khatchatour. Pour toi c’est une ennemi en moins, pour moi c’est une ennemi en moins. Vie meilleure.

— Mais… Après ça ma dette envers toi sera encore plus grande.

— Homme mauvaise donne dette, « usurier » ça s’appelle, déclara Gassym d’un ton sentencieux. Moi, je donne pas dette, je prends pas dette. J’aime honnête et juste. Tu aideras moi à tuer Khatchatour, comme ça toi et moi ce sera honnête.

— Le marché est avantageux. D-d’accord.

Il y a tout de même un dieu, dirait-on, songea Fandorine. Il me prive d’un collaborateur, et aussitôt m’en fournit un autre en échange. L’idée lui était venue toute seule, et Fandorine en eut grande honte. Comme s’il avait trahi Massa. Il se pencha et redressa la tête du blessé, qui avait glissé.

— Il y a loin jusqu’à ton « endroit tranquille » ?

La réponse fut flegmatique :

— Qu’est-ce que c’est « loin », qu’est-ce que c’est « proche » ? Parfois cinq pas, c’est loin. Et parfois cent verstes, c’est proche. Nous avons deux heures à marcher. Ou trois peut-être. Dis des choses, le temps filera vite. Quelle espèce homme es-tu, que fais-tu ?

— Ce serait trop long à raconter. Trois heures n’y suffiraient pas, marmonna Eraste Pétrovitch en prenant le pouls du blessé au niveau de la carotide.

— Alors, moi je vais parler. J’aime parler. Et toi, écoute, oui ?

— Je veux bien. Seulement réponds d’abord à une question : tu as dit que l’ennemi de ton ennemi est ton ami…

Fandorine observait d’un śil scrutateur celui qui l’avait sauvé et qui opinait du papakha en signe d’assentiment.

— Mais lorsque tu m’as sorti du puits, tu ne savais pas encore que le Manchot était mon ennemi.

— Je savais pas.

Gassym flatta le cheval en passant la main dans son toupet.

— Mais personne doit mourir comme ça. Même Khatchatour, j’aurais tiré de la puits. Ensuite, bien sûr, je l’aurais égorgé, mais le laisser se noyer dans la fosse, non.

Soudain, il s’assombrit et se prit à souffler par le nez.

— Je vais te raconter une chose. Seulement écoute bien. Comment on dit… ne coupe pas, oui ? Je suis ému quand je parle de ça. Cśur bat fort… Mon père… mon papa, oui ? était foreur. C’est celui au fond de la trou, qui puise pétrole avec seau. Papa est mort dans la puits, étouffé. Deux frères aînés j’avais, foreurs aussi. L’un a brûlé vif, pendant l’incendie. Une éboulement a enseveli autre. Celui enseveli, Moussa s’appelait, il était beau, intelligent, voulait école apprendre. On n’avait pas l’argent, il faut économiser. C’est pourquoi il travaillait dans puits. Il avait peur, mais il travaillait. Quand Moussa est mort, maman aussi est mort. Il aimait Moussa très fort. Avant la mort, maman m’a dit : « Gassym, si tu vas travailler puits, je maudirai toi depuis autre monde. » J’ai obéi, je suis pas allé dans la puits, je suis devenu ambal : porter fardeau lourde. J’avais dix-sept ans, une seule main je pouvais soulever six pouds. J’avais vingt ans, je travaillais comme trois ambal. Je travaillais beaucoup, je gagnais deux roubles par jour. Parce que j’avais très faim. Je mange beaucoup. Je mange le pilaf, je mange bon mouton, j’aime très fort izioum et ouriouk.

— Tu l’as d-déjà dit.

— Eh, me coupe pas, oui ?! protesta Gassym, un peu fâché. Écoute, respire, dit « aïe, aïe ».

— Aïe, aïe, fit Eraste Pétrovitch.

Il posa la main sur le front de Massa. Celui-ci était glacé. Les doigts de Fandorine y laissèrent une large trace de pétrole.

Je suis noir comme un ramoneur, songea-t-il, qui plus est comme un ramoneur éthiopien.

— Allah m’est témoin, je vivais comme une idiot. Ce que j’ai gagné dans une journée, je le mange tout. Alors j’ai commencé à penser. Je me dis : Je vais coltiner des sacs pour manger, et puis je mourrai. Et ça fera que j’ai vécu sur terre seulement pour porter des sacs et manger. C’est triste. J’ai pensé à ça, j’ai pensé, j’ai pensé longtemps, et il est arrivé un chose bon.

Le gotchi sourit au plaisant souvenir.

— Il y avait pluie, il y avait boue. Impossible marcher dans rue, quand on veut rester propre. Ambal peut. Ambal s’en fout. Un voiture s’arrête. Il y a dedans des riches Russes, complètement ivres. L’une crie : « Eh ! Ambal, porte-moi sur le trottoir ! Je te donnerai un rouble ! » Une autre crie : « Non, c’est moi que tu vas porter. Je t’en donne dix ! » Je pense : Dix roubles, on peut manger cinq jours. Elle monte sur moi…

— Une femme ?

— Pourquoi femme ? Homme russe, riche, ivre. Avec le bâton très mince, une canne ça s’appelle. Elle rit fort, et boum ! coup de canne sur le crâne. Boum ! « Hue, baudet ! » elle crie. Je parlais mal russe alors, mais le mot « baudet », c’était compris. Et brusquement je me dis : Eh ! c’est vrai, je suis une baudet. Baudet porte charge comme moi, pour manger, toute sa vie. Je l’ai pris, cette type, par les hanches, je l’ai retourné et jeté dans un fossé plein de la boue.

Gassym secoua la tête d’un air navré.

— J’ai mal agi, j’aurais dû la serrer contre moi, l’embrasser. Elle a ouvert mes yeux ! J’étais une baudet, je suis devenu un humain. J’ai ôté le palan, le coussin sur quoi on porte les sacs. Je l’ai jeté aussi. Je me suis éloigné dans rue. Toujours pluie, très bien. Derrière moi, des cris. Une policier courait, avec coups de sifflet. Elle me rattrape, cette tête d’imbécile. M’empoigne par le col. J’ai cogné la flic, je lui ai pris le sabre, je lui ai pris le Nagant. Et j’ai cessé de vivre avec l’ennui, j’ai commencé à vivre sans l’ennui. Parce qu’une vie d’ennui est pire que la mort, pas vrai ?

— En effet.

— Alors pourquoi avoir peur de mort ? C’est vie d’ennui qu’il faut avoir peur. J’ai tort ?

— Je ne sais pas.

Fandorine sourit, séduit malgré lui par le personnage.

— C’est-à-dire… je suis du même avis, mais ne suis pas certain d’avoir r-raison.

— Eh ! vieil homme, s’emporta Gassym, tu as le poil blanc, pour ça je te respecte, mais quelle idiotie tu dis ! L’homme respectable a toujours raison, même quand il a tort.

Soudain Eraste Pétrovitch comprit pourquoi il était si captivant d’écouter et d’observer ce colosse bakinois. Les gens du Sud sont d’ordinaire agités et affairés, ils parlent vite, s’enflamment facilement. Or celui-ci n’avait rien d’un Méridional à cet égard. C’était Portos, en papakha et tcherkeska. Sa complexion monumentale et sa force de taureau rendaient Kara-Gassym à la fois lent, calme et imperturbable. Il inspirait confiance sans qu’on en eût conscience. À côté de lui, l’inquiétude et la peur s’atténuaient. Peut-être le docteur dont parlait le gotchi saurait-il sauver Massa ?

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