La Ville Noire avec ses derricks, ses usines, ses citernes et ses entrepôts était depuis longtemps derrière eux. Gassym avait laissé de côté la station de l’oléoduc national, éclairée par des projecteurs, ainsi que le poste de police voisin du passage à niveau. Ils avaient quitté la route et ne marchaient plus que par des ruelles non pavées bordées de maisons d’habitation – des maisons différentes de celles du centre, cependant, très basses, aux toits plats, ceintes de murs et de palissades.

Et puis soudain, passé un dernier tournant, la vue s’ouvrit devant eux sur une large avenue plantée de réverbères ; des bâtiments de plusieurs étages émergèrent du néant ; des rails brillèrent sous la lune – tramway électrique ou bien tracté par des chevaux –, tandis que de l’autre côté se dessinaient les créneaux d’une forteresse. Eraste Pétrovitch reconnut le rempart de la Vieille Ville : Gassym avait réussi à parvenir jusque-là, en plein cśur de Bakou, en évitant tous les quartiers européens.

— Maintenant nous marchons place devant grandes portes, annonça le gotchi. Une policier monte le garde ici la nuit. Si nous marchons loin, il pense nous avons peur. Les flics sont comme chiens : ils aboient quand ils sentent la peur.

Tirant le cheval par les rênes, il s’engagea sans hâte sur la chaussée, se dirigeant droit vers l’endroit où la sentinelle piétinait à la lueur d’un bec de gaz.

— P-pourquoi chercher les ennuis ? lui demanda Fandorine à l’oreille lorsqu’il l’eut rattrapé.

— C’est mieux qu’elle nous voie.

En entendant le martèlement des sabots, le sergent de ville s’anima.

— Eh ! qui va là ? lança-t-il d’un ton menaçant. Qu’est-ce que tu transportes ? Halte, je te dis !

Gassym poursuivit son chemin sans lui prêter attention.

L’homme s’avança vivement à sa rencontre, la main sur l’étui de pistolet. Puis tout à coup il s’arrêta, remonta son ceinturon et tourna le dos. Après quoi, lentement, à pas de promeneur, levant par instants la tête pour regarder la lune, il regagna son poste.

— Elle m’a reconnu, dit Gassym. Maintenant nous allons Itcheri-Chekher.

— Où ça ?

Le gotchi leva la main en direction de la porte fortifiée.

Si les ruelles de la Vieille Ville lui avaient paru, en plein jour, former un véritable labyrinthe, dans l’obscurité Fandorine se trouva sur-le-champ totalement désorienté. Il n’y avait là aucun éclairage. La lumière de la lune n’atteignait jamais le sol, interceptée qu’elle était par les constructions en premier étage étroitement serrées les unes contre les autres. À se demander comment Gassym pouvait marcher d’un pas si assuré au milieu de ces ténèbres. Plusieurs fois, des lueurs vertes scintillèrent brièvement, groupées par deux. Des chats, devina Eraste Pétrovitch.

Force lui fut de recourir à la vision nocturne, autrement il eût trébuché sans fin dans les ornières.

— C’est là je vis, déclara Gassym en tournant sous une porte cochère qui ouvrait sur une petite cour en tout point semblable à celle d’où le Manchot avait tiré.

Même le balcon vitré et l’escalier étaient identiques.

— Personne nous voit ici. Et si quelqu’un voit, personne dira. Parce que tu es hôte Kara-Gassym.

Il souleva Massa enveloppé dans la bourka et donna une claque sur la croupe du cheval, qui, secouant la tête, s’éloigna et disparut dans la nuit.

— Il rentre chez lui.

— Ce cheval n’est donc pas à toi ?

— Pour quoi faire ? Si j’ai besoin, je prends.

Portant le blessé dans ses bras, Gassym entreprit de monter à l’étage. Les marches grincèrent plaintivement sous son poids.

La porte n’était pas fermée. Le maître des lieux la poussa d’un simple coup d’épaule.

— Ici je bois le thé, dit-il en désignant de la tête des coussins étalés par terre.

Ils franchirent la porte suivante.

— Ici je mange quand il y a invités.

Il était difficile de distinguer quoi que ce fût, même avec le yorume, tant l’obscurité était dense. Gassym, cependant, l’entraîna plus loin, par un étroit couloir sur lequel donnaient d’autres portes.

— Ici je mange quand je suis seul… Ici je pense… Ici je dors… Ici je ne fais rien, c’est juste une chambre… Et ici tu vas vivre.

Après avoir poussé le battant d’un nouveau coup d’épaule, il entra dans une pièce plongée elle aussi dans le noir, mais empêcha Fandorine d’y pénétrer.

— Je te le demande beaucoup, n’entre pas aussi sale. Tu ressembles à chaytan. Ôte les vêtements, dans la cour il y a tonneau pour ordures, jette-les dedans.

Eraste Pétrovitch se dévêtit. Smoking, pantalon, chemise, tout était raide de boue séchée. L’odeur, il ne la sentait plus, il s’y était habitué.

Même son linge de corps était noir.

Lorsqu’il revint de la cour, débarrassé de ses effets irrécupérables, une lampe à pétrole était allumée dans la pièce. Massa reposait sur un matelas de feutre, au-dessous d’un tapis mural servant de décor à une panoplie.

— Eh ! tu es tout nu ! s’exclama Gassym, surpris, en voyant Fandorine.

À présent, de près et à la lueur de la lampe, il était enfin possible d’examiner le Portos bakinois.

Il devait avoir une trentaine d’années, ou peut-être un peu plus, mais les hommes corpulents paraissent toujours plus vieux que leur âge. Un visage très hâlé, charnu, lippu, planté d’un nez monumental. Les moustaches et les sourcils pas seulement noirs, mais comme enduits de goudron. Quand Gassym enleva son papakha pour éponger la sueur sur son crâne rasé, celui-ci se révéla également noir des cheveux drus qui commençaient d’y repousser. Noir encore était tout l’accoutrement du gotchi, jusqu’aux têtes des gazyrs en os, passées au noir de fumée.

Gassym lui aussi dévisagea Eraste Pétrovitch, mais guère longtemps.

— Tu es tout noir, on voit seulement tes yeux. Je te regarderai demain. Tu vois ? des chiffons, essuie la pétrole. Tu vois ? khalat. Il est vieux, je m’en moque. J’y vais. Je vais chercher le docteur.

— Quelle sorte de docteur ? Un bon ?

— N’aie pas peur, pas un Russe. Un vrai tabip. Il découpe pas les gens. Et il ira pas bavarder.

Après s’être assuré que Massa respirait toujours et que son pouls, bien que faible, restait régulier, Eraste Pétrovitch s’attela à sa toilette. Il se frotta durant près d’une demi-heure avec les vieux chiffons dont il disposait. Il ne s’en trouva pas beaucoup plus propre, mais au moins il réintégra la race europoïde.

Le pire, c’était les cheveux. Ils avaient perdu leur imposante blancheur à reflets bleutés pour se changer en un paquet d’étoupe poisseux. Difficile de savoir s’il serait même possible un jour de les décaper. Quant à ses moustaches, elles se dressaient, comme enduites de cire. Malheureusement, dans les conditions présentes, il n’était pas moyen d’obtenir meilleur résultat.

Le khalat fourni par le maître de maison ne pouvait être qualifié de « vieux » que par euphémisme. Il s’agissait plutôt d’une guenille qui perdait sa ouate par d’innombrables trous. Seul un Pliouchkine(11) s’en fût trouvé content. Par bonheur, la pièce était dépourvue de miroir.

C’est bon, se dit Fandorine. Mais que faire à présent ? N’ai-je pas eu tort d’écouter Gassym ? Cependant il a raison. Le Manchot n’aura de cesse qu’il n’ait conclu son ouvrage. Mieux vaut lui laisser accroire que nous sommes morts tous les deux.

Des coups frappés à la porte mirent un terme à ses réflexions. Deux voix s’élevèrent : l’une profonde et familière, l’autre aigrelette et âgée. Les paroles échangées ressemblaient à du turc.

Un petit homme voûté entra, coiffé d’un turban blanc, le menton orné d’une longue barbe tressée. Son khalat ne valait guère mieux que celui de Fandorine : il était rapiécé et maculé de graisse. Eraste Pétrovitch sentit son cśur se serrer lorsqu’il vit le vieux se gratter la joue d’une main crasseuse aux ongles rongés. Pour rien au monde il ne devait laisser ce charlatan approcher du blessé !

Le vieillard laissa glisser son regard sur Fandorine avec indifférence. Il ne le salua même pas, se contentant de renifler bruyamment. Mais quand il découvrit l’homme étendu sur le dos, immobile et pâle comme un linge, ses yeux délavés s’éclairèrent et ses mains se frottèrent fébrilement l’une contre l’autre. Et alors Eraste Pétrovitch comprit que c’était là un authentique médecin, de ceux qui aiment tant leur métier qu’ils ne peuvent être que bons.

Avec beaucoup d’habileté, le tabip dénuda rapidement le blessé jusqu’à la ceinture. Il toucha plusieurs fois les plaies, du bout des doigts, comme s’il jouait une étude pour piano. Puis il prononça quelques mots, parmi lesquels Fandorine ne saisit que celui de « Mauser ». Gassym répondit avec déférence, puis traduisit :

— Muallim dit : Mauser, c’est bien. Balle petite, traverse complètement.

— Mais il n’a même pas regardé si la balle était ressortie !

— Muallim a pas besoin de regarder. C’est docteur russe qui regarde.

Le médecin déboucha une petite fiole. Une odeur forte et déplaisante se répandit dans la pièce. Il lécha son index d’une propreté douteuse, le plongea dans le récipient puis le passa sur les blessures.

Pendant ce temps, Gassym, qui observait avec intérêt toutes ces manipulations, partagea avec Eraste Pétrovitch ses idées concernant les qualités et les défauts des différentes marques d’armes à feu.

— Arméniens petits, rapides, ils veulent arriver partout premiers. C’est pourquoi ils aiment Mauser. Paf-paf-paf ! Comme la pie, non ? Coup de bec ici, coup de bec là, mais ça ne tue pas. Moi, j’aime Colt.

Il tira de sa ceinture un revolver de calibre 45 à canon long et le montra.

— Cartouche gros comme le prune ! Bang ! Le type, couché, il se relève pas.

— Demande au tabip comment il compte soigner Massa, l’interrompit Fandorine. Et surtout : y a-t-il un espoir ?

Tout en continuant de traiter les blessures, le vieil homme répondit d’une voix chantante. Il avait l’air satisfait, et même heureux. C’est donc que tout ne va pas si mal, pensa Eraste Pétrovitch.

— Muallim dit : il va mourir sûrement, mais c’est comme Allah décidera. Peut-être il mourra pas. Il faut dormir beaucoup. Si dormir tout le temps, peut-être il sera vivant. Si pas dormir, si… comment dire… sur un côté, sur l’autre côté…

— S’il s’agite.

— Oui. Il va crier. C’est mauvais. Il mourra.

Le médecin sortit de son sac une sorte de mèche qu’il enflamma au moyen d’une allumette. L’extrémité jaune-brun du cordon commença de se consumer, dégageant un filet de fumée.

— Voilà, il faut placer ça sous le nez. Alors il dort tout le temps, traduisit Gassym.

Fandorine se pencha, renifla. Quelque chose à base d’opium.

— Ce n’est pas dangereux ?

— Il dit : pour imbécile, tout est dangereux, même boire l’eau, si on connaît pas le mesure.

Le tabip à ce moment se redressa, souleva les paupières de Massa, l’une après l’autre. Puis, bizarrement, lui cracha au milieu du front et étala la salive avec le doigt.

— P-pourquoi fait-il ça ?

— Un peu magie.

La séance de soins s’arrêta là. Le vieillard regarda un instant Eraste Pétrovitch. Il s’adressa à Gassym avec un ricanement étouffé, et l’autre pouffa à son tour – poliment, en couvrant sa moustache de sa main.

— Muallim demande : pourquoi Agbach est si sale ? Il dit : il faut aller au bain. Il dit vrai. Demain matin nous irons.

— Que signifie « Agbach » ?

— Tête blanche. Il t’a bien nommé. Moi aussi je t’appellerai comme ça.

Fandorine passa le reste de la nuit au chevet du blessé. Il s’assoupissait de temps à autre, mais pour se relever aussitôt et s’assurer que la mèche soporifique ne s’était pas éteinte. La feuille de papier ciré sur laquelle le narcotique se consumait était posée sur la poitrine de Massa, au-dessous de son menton, pourtant sans doute une partie de la fumée s’infiltrait-elle également dans les poumons d’Eraste Pétrovitch, car il lui venait constamment des rêves, brefs mais d’une extraordinaire acuité.

Ce n’étaient pas d’ailleurs des visions inspirées par l’opium (Fandorine savait bien de quoi il s’agissait, il en avait fait l’expérience en sa jeunesse et avait manqué le payer de sa vie). Rien de fantasmagorique, juste des images du passé. Certaines remontant du tréfonds de sa mémoire, auxquelles il n’avait plus pensé depuis des années, dont il avait perdu le souvenir même.

… Le jeune Massa, âgé de dix-huit ans, reniflant, cramponné à son poignet. Il lui tord le bras et lui fait mal. Sa main serre un revolver. Massa répète : « Ikemasen ! Ikemasen ! », ce qui veut dire « Il ne faut pas ! Il ne faut pas ! ». Fandorine ne se voit pas, mais il sent quelque chose se déchirer dans sa poitrine tandis que ses yeux sont aveuglés de larmes. Un instant de désespoir, une tentative de suicide. Année 1878. Yokohama.

… Massa a trente ans. Cette fois, c’est lui qui a le cśur brisé. Il pleure. Massa vient de quitter la femme dont il était tombé amoureux – pour la première et dernière fois. Eraste Pétrovitch entend sa propre voix bouleversée, marquée par un fort bégaiement : « Idiot ! P-pourquoi ? Elle aussi, elle t’aime ! Ep-pouse-la ! » Massa sanglote, étale les larmes sur ses grosses joues. Pour les Japonais, il n’y a rien de honteux pour un homme à pleurer parce qu’il a le cśur brisé. « La fidélité ne se partage pas en deux », lui répond-il en sanglotant de plus belle.

… Massa a cinquante ans. Assis devant le miroir, il se rase le haut du crâne avec un poignard aiguisé. Son visage est solennel, ses yeux mi-clos. « De toute manière on ne fera jamais de toi un moine b-bouddhiste », dit Eraste Pétrovitch d’un ton moqueur. Il croque une pomme, sent dans sa bouche le goût frais et acide de l’antonovka. D’un geste précis et élégant, Massa secoue la lame couverte de mousse. « D’un homme on fait ce que l’homme veut qu’on fasse. »

Et ainsi de suite… Chaque rêve évoque Massa. Et chaque fois il s’interrompt de même manière. Eraste Pétrovitch se redresse brutalement, saisi d’effroi : il est mort ! Il se penche pour vérifier si son ami respire toujours. Contrôle la combustion de la mèche. Puis sombre à nouveau dans la torpeur.

Son dernier rêve, alors que le soleil poignait déjà, fut celui-ci.

… Le pinceau tente de tracer sur la feuille de papier de riz le kanji « solitude ». C’est un exercice pour la concentration. Un caractère idéalement calligraphié, dont la signification correspond de manière exacte à l’instant présent, hausse la conscience au niveau de la perfection, et la pensée acquiert alors le tranchant d’un sabre : le problème qui paraissait insoluble trouve tout seul sa solution. Cela s’est maintes fois vérifié. Mais l’idéogramme idéal n’est pas toujours facile à obtenir. Aujourd’hui, pas moyen. Eraste Pétrovitch a beau essayer encore et encore, le papier se tache d’éclaboussures. Alors une main aux doigts courtauds se tend par-dessus son épaule, s’empare du pinceau et, d’un geste large et vif, dessine sur la page le signe griffu :

Fandorine n’a pas le temps de s’émerveiller de la perfection du résultat, car déjà la main a laissé tomber le pinceau et le secoue par l’épaule.

— Agbach ! Il faut aller hammam pendant que rues pas beaucoup de monde ! Dans la journée, pas du tout possible, sale comme ça et habits déchirés. Allons nous laver !

— Et Massa ? demanda Eraste Pétrovitch en se levant et se frottant les yeux. On ne peut le laisser seul.

— Un homme va rester.

— Q-quel homme ?

Gassym se tourna vers la porte et cria. Deux individus apparurent sur le seuil, un jeune et un vieux. Pauvrement vêtus, maigres tous les deux, ils se figèrent dans un salut.

— Eux vont rester.

— Mais qui sont-ils ?

— Je sais pas. Ils ont pas dit encore. Toujours le matin des gens sont là. Ils attendent quand je demanderai pourquoi ils sont venus. Kara-Gassym aide beaucoup de gens.

Le gotchi prononça quelques mots d’un ton sévère en désignant Massa.

— Baş ustə, ağa, répondirent d’une seule voix les solliciteurs.

— Ils feront tout, traduisit Gassym. Ils veilleront comme un maman. Si quelque chose arrive, ils courront au hammam. Eh, n’aie pas peur ! Ils savent : qui fait bien à moi, je fais bien à lui. Mais qui fait mal à moi, mal il aura.

Marcher dans la rue vêtu d’affreux haillons, sa robe laissant voir ses chevilles nues, ses souliers vernis craquelés par le pétrole, le cheveu crasseux et raide comme du fil de fer, se révéla pour l’éternel dandy qu’était Eraste Pétrovitch une épreuve bien difficile. Il y avait encore peu de monde dehors, en outre Gassym s’appliquait à passer par des ruelles écartées, et malgré tout Fandorine rentrait la tête dans les épaules quand il croisait les regards méprisants ou apitoyés des quelques passants.

On ne voulut pas le laisser entrer dans les bains. Même lorsque le terrible Kara-Gassym eut montré son poing énorme au portier, celui-ci s’obstina à secouer la tête en bredouillant : « Bacarmaram, heç cur bacarmaram ! » Alors le gotchi desserra le poing ; sur sa paume reposait un rouble d’argent.

L’employé escamota la pièce et, jetant un rapide coup d’śil autour de lui, agita la main : vite, vite !

Ils se trouvèrent bientôt dans une salle de bains séparée, entièrement carrelée de faïence. Par une grille, au bas d’un mur, s’élevaient des nuages de vapeur humide et brûlante.

— Jette ça aux ordures ! dit Gassym à propos des guenilles de Fandorine. Jette aussi les souliers.

— Et que vais-je mettre aux p-pieds ?

— Maintenant tu es plus russe, mais daguestanais. Tiens…

Le gotchi dénoua le baluchon qu’il portait pour en tirer bechmet, papakha, bottes souples, et quelque autre vêtement encore.

— À Bakou, il y a beaucoup Daguestanais. Facile se cacher. Ils parlent pas notre langue. Au Daguestan, chaque aoul a sa langue. Personne comprend daguestanais. Daguestanais lui-même comprend pas autres Daguestanais.

Ce sera en effet une bonne couverture, songea Eraste en se débarrassant avec plaisir de ses vêtements en loques.

— Tête blanche, corps jeune, observa Gassym, qui l’examinait en détail à présent qu’il était nu. Corps solide. Comme kiandirbaz, qui marche sur le corde au bazar.

— Je sais moi aussi faire un peu de corde raide, avoua modestement Eraste Pétrovitch, flatté par le compliment.

Gassym regarda plus bas.

— Eh ! Quelle honte ! J’ai jamais vu pareil ! Prends un serviette, cache ça vite ! Si garçon de bain voit, il te chasse !

Il parle de la circoncision, ou plutôt de son absence, devina Fandorine, qui s’empressa de suivre le conseil avisé de son compagnon et noua une serviette autour de ses hanches.

En tenue de nature, Gassym, quant à lui, évoquait un ours : énorme, couvert de poils bruns, la panse arrondie et la cuisse monumentale.

Eraste Pétrovitch passa un long, un très long moment à se briquer à la pierre ponce et avec un tampon d’étoupe rêche.

Puis, Gassym et lui furent invités à s’étendre sur une table de massage, et deux jeunes gaillards aux bras noueux se prirent à les fouler du pied et du genou, à les marteler à coups de coude, à les pétrir et les pincer, et à leur démonter les articulations.

Fandorine endura l’épreuve en serrant les dents, tandis que Gassym gémissait et grognait.

Enfin, l’étrillage fut terminé. Eraste Pétrovitch se remit debout, chancelant, tout son corps insensible. Une impression de légèreté l’envahit, presque d’absence de pesanteur : il eût pu s’envoler au plafond. Et une sensation de propreté parfaite, comme s’il eût quitté son ancienne peau. L’état de ses cheveux, cependant, laissait toujours à désirer. Tirant une mèche de son front et levant les yeux pour l’observer, Fandorine dut reconnaître qu’ils n’avaient point retrouvé leur aristocratique blancheur.

— Barbier va venir, annonça Gassym en caressant la brosse qui hérissait son crâne. Je vais raser le tête et les joues. Mais toi, rase pas le barbe, pas coutume pour Daguestanais. Rase seulement le tête.

— C-complètement ? s’exclama Eraste Pétrovitch, horrifié.

Mais aussitôt il se dit : Et que faire d’autre de ce paquet de chanvre ?

Une heure plus tard, ils prenaient le thé, installés sur une véranda donnant sur un jardin ombreux, au milieu duquel murmurait une petite fontaine. Ou plutôt Fandorine prenait le thé, alors que Gassym ne touchait presque pas à sa tasse, tant il était occupé à manger. Tchoureks, halva, fruits secs, noix. De temps à autre, il se léchait les doigts, rotait et disait : « Aïe, on est bien. »

Et en effet, l’ancien conseiller d’État se sentait bien. Un vent frais et léger lui caressait le crâne, singulièrement sensible à présent qu’il était nu. Il n’avait pas encore osé se regarder dans un miroir. Assis en tailleur, il cherchait à s’accoutumer à son vêtement caucasien.

— Je t’appellerai plus Agbach, déclara Gassym. Tu seras Yurumbach : Tête ronde. Eh ! il faut pas tenir le tasse comme ça ! Tu es plus russe. Il faut… comment on dit… bonnes manières, autrement les gens verront et croiront pas que tu es musulman.

— Les « bonnes manières », quelles sont-elles ?

— Pourquoi tu as ôté le bonnet ? Homme respectable toujours assis bonnet. Tu bois thé en silence, c’est pas poli. Bois comme ça, regarde.

Gassym prit une gorgée avec un long bruit de succion.

— Compris ?

Fandorine essaya à son tour. À la troisième tentative, le résultat fut convenable.

— Quand tu mangeras pilaf, prends seulement main droite. Jamais gauche. Prends trois doigts, comme ça. Pas salir la paume. Quand le barbe a poussé, c’est bien teindre henné couleur rouge. Le Perse fait comme ça, le Daguestanais des montagnes lointaines aime aussi. Personne pensera que tu es russe…

Tout en écoutant ces instructions, Eraste Pétrovitch réfléchissait à la situation dans laquelle il se trouvait désormais. Lorsqu’un malheur s’abat sur l’honnête homme, son premier mouvement est de remercier le sort et de s’employer à tirer profit des circonstances.

Or celles-ci, sans conteste, offraient bien des avantages.

L’ennemi est persuadé que je suis mort, se dit-il. Par conséquent je n’ai plus à craindre d’autres agressions. Et d’un.

L’état de clandestinité et mon déguisement m’ouvrent des possibilités nouvelles et me donnent une entière liberté d’action. Et de deux.

Je me suis trouvé un allié très puissant. Je peux à présent me passer de Choubine. Et de trois.

— Où se cache Khatchatour le Manchot ? demanda-t-il, interrompant son professeur de bonnes manières.

— Comment je sais ?

Le gotchi fourra dans sa bouche une grosse noix, la croqua sans effort et recracha les débris de coquille dans sa main.

— Je vais venir à maison, je vais manger déjeuner. Ensuite je saurai. Aujourd’hui je saurai. Et nous ferons ce qu’il faut faire.

Pouvait-il le croire ? Fandorine hésitait.

— Si Khatchatour est ton ennemi et s’il est si facile à trouver, pourquoi n’as-tu pas encore réglé tes comptes avec lui ?

— Avant je suis seul et eux huit. C’est beaucoup. Tu as tué deux, blessé un. Restent cinq. C’est peu. Et nous sommes deux. C’est beaucoup. T’inquiète pas, Yurumbach, mange le tchourek. Aujourd’hui nous tuerons tous les Arméniens.

— Dis-moi, vous vous êtes toujours autant haïs, les Arméniens et vous ? s’enquit Eraste Pétrovitch.

— On raconte beaucoup âneries sur ça. Écoute personne, écoute seulement moi. Je vais te raconter le vrai.

Gassym avala une gorgée de thé à grand bruit, puis soupira.

— Fonctionnaires russes toujours été pour Arméniens, depuis cent ans. Parce que Arméniens portent croix, lisent Bible. Mais Arméniens lisent pas Bible seulement, Arméniens lisent aussi autres livres, et à cause livres, le vent souffle dans la tête. Qui lit beaucoup de livres a pas respect pour autorité, il veut toujours faire autre chose. Il veut révolution. Mais autorité veut pas le révolution, autorité veut que tout est tranquille et en ordre. Il y a dix ans, à Bakou, était gouverneur Nakachidzé. Il était géorgien, or Géorgiens sont seulement petit peu petit peu meilleurs que Arméniens. Gouverneur Nakachidzé ensemble avec police secrète a voulu faire peur aux Arméniens. Pour qu’ils oublient révolution. Police a dit à gens imbéciles et avides (nous en avons aussi chez nous) : Arméniens on peut un peu piller et égorger. Quand autorité permet égorger, c’est facile. Ils ont commencé à égorger et piller. « Un peu », ç’a pas marché, parce que égorger un peu c’est jamais possible. Autorité dit ça suffit, mais les gens veulent encore. Alors les soldats ont tiré. Et au Caucase, quand tu commences à tirer, les fusils se taisent pas bientôt. Les gens se sont fâchés, ils ont tué général chef qui a donné l’ordre. Arméniens se sont fâchés contre gouverneur Nakachidzé, ils l’ont tué aussi. À cause des musulmans imbéciles et avides, Arméniens fâchés contre tous les musulmans. Ils ont tiré encore. Alors les nôtres encore plus fâchés contre Arméniens. C’est tout, maintenant nous allons tirer pendant cent ans. C’est le Caucase. Nous aimons pas Arméniens, Arméniens aiment pas nous, tous ensemble on aime pas Russes. Avant, à Bakou, tout le monde vivait côté à côté. Se promène qui veut, où veut. Maintenant non. De Bayil à rue Olguinskaïa musulmans vivent, puis loin au nord Arméniens vivent. Se promener on peut, mais mieux vaut pas.

L’histoire classique : « diviser pour mieux régner », songea Fandorine. Cette stratégie ne fonctionne jamais dans les coins où la population a coutume de porter des armes.

— Mais si tu c-comprends comment les choses sont arrivées, qui en est responsable, pourquoi alors as-tu tant de haine pour les Arméniens ?

Gassym leva les yeux au ciel.

— Le sang a sa vérité à lui. Quand le sang a coulé, la tête se tait. L’homme doit faire ce qu’il doit, et ensuite Allah juge. Arméniens ont tiré sur moi, j’ai tiré sur Arméniens. Mais c’est pas Arméniens qui m’a mis en prison, c’est Russes. En prison, le seul ennemi, c’est autorité. Quand autorité russe partira de Bakou, partira tout à fait, alors oui, nous finirons Arméniens. Mais pour l’instant nous nous aimons pas seulement. Pour l’instant nous allons pas égorger beaucoup.

Eh bien, se dit Fandorine, je doute que les Russes abandonnent jamais la Transcaucasie, et par conséquent la guerre civile ne menace pas ces contrées dans l’immédiat.

— Rentrons à la m-maison. Il est temps.

Ils ne prirent pas la peine cette fois-ci de passer par les arrière-cours et empruntèrent la rue devenue bruyante et animée. Fandorine regardait attentivement autour de lui. Il gravait le chemin dans sa mémoire, apprenait à s’orienter dans le chaos de venelles tortueuses, de petites places et de terrains vagues brûlés par le soleil.

L’avant-veille, lorsqu’il cherchait le lieu du tournage, Eraste Pétrovitch avait eu conscience de n’être qu’un touriste, une créature étrangère. À présent, tout était différent. Il croisait beaucoup d’hommes pareils à lui, et personne ne lui prêtait attention.

C’était l’Orient le plus authentique, comme sorti d’un vieux chromo. Sur l’estrade de bois d’un minuscule salon de thé, à côté de samovars noirs de suie, des Boukhariens coiffés de papakhas en caracul à calotte de drap sirotaient du thé de Chine, la mine cérémonieuse. Au même endroit était assis un Perse, qui remuait les mâchoires avec une lente régularité – à en juger par son regard trouble, il mastiquait du haschisch. Les passants portaient le chalvar et l’arkhalik serré à la taille, beaucoup étaient vêtus d’une tcherkeska et armés d’un poignard. Les femmes trottinaient, telles des ombres noires, enveloppées de châles.

Ils débouchèrent sur un vaste carrefour et Fandorine fit halte pour mieux contempler le tableau pittoresque et se repérer dans le brouhaha de voix aux accents si différents.

— Meydan toujours comme ça, dit Gassym en désignant fièrement la foule d’un geste circulaire. Ce que tu veux, tout est là. Il y a kebabtchi, il y a halvatchi. Tu veux boire, il y a seleb. Il y a devin ici. Tu veux savoir ton destin ?

— Non, merci.

Eraste Pétrovitch demeura en arrêt devant un panier dans lequel, oscillant avec lenteur, dansait un cobra. Le montreur de serpent jouait à l’orgue de Barbarie un air monotone et discordant, un vrai supplice pour l’oreille, mais le cobra semblait apprécier.

— Eh ! eh ! regarde !

Le cicérone de Fandorine le tirait par la manche.

— Viens, tu vas rigoler !

Et aussitôt lui-même éclata de rire, les mains sur ses grosses hanches.

Une foule s’était rassemblée à l’angle de la place. Deux gaillards, sales et dépenaillés, souriant de toutes leurs dents d’une blancheur éclatante, criaient d’un ton de défi. Ils tenaient un grand miroir de bronze. Un troisième poussait un bélier par l’arrière-train pour le faire approcher. L’animal vit son reflet dans le miroir et eut un mouvement de recul. Puis soudain, prenant son élan, il se rua en avant, tête baissée, et alla heurter de plein fouet la plaque de métal. Un bruit de tonnerre retentit, bientôt couvert par les rires des spectateurs ravis.

— Quel idiot, hein ?

Gassym tendait le doigt vers le bélier.

— Il pensait : C’est un autre mouton ! Quel imbécile !

Eraste Pétrovitch ne l’écoutait pas – il venait de remarquer dans la foule un gamin vendeur de journaux et de menus articles de papeterie.

Il demanda à son compagnon d’acheter les dernières éditions de tous les périodiques, ainsi que des crayons et du papier. La veille, pour la première fois depuis le début de l’année, il avait négligé son nikki. Il n’existait pas de circonstances qui pussent excuser pareil manquement au devoir. Par conséquent, il lui faudrait aujourd’hui rédiger double portion.

C’est à quoi il s’attela dès que Gassym fut parti à la chasse aux renseignements, non sans avoir dévoré au préalable une jatte entière de plov bien gras qui attendait sur la table, en compagnie de quantité d’autres mangeailles, comme si une nappe magique avait besogné en leur absence.

Les solliciteurs inconnus avaient rempli avec conscience leur rôle de garde-malade auprès de Massa. Après quelques chuchotis échangés avec le maître de maison, ils avaient salué et s’étaient retirés. Pendant que Gassym mangeait (ce qui dura longtemps), il avait reçu un défilé d’autres visiteurs, dont le bruit des voix parvenait constamment aux oreilles de Fandorine. Mais, plongé dans la lecture des journaux, celui-ci était resté assis auprès de son pauvre ami toujours sans connaissance.

Les premières pages contenaient les nouvelles locales.

« Quatre mille ouvriers supplémentaires se sont joints à la grève. Le prix du pétrole de nouveau à la hausse. On a livré dans les caves de la glace de la Volga à vingt-cinq kopecks le poud, avec rabais pour les acheteurs en gros. » Bon, d’accord.

« Des nouvelles de Vienne. Les autorités autrichiennes viennent d’établir que les fils du complot dont l’héritier du trône a été victime remontent jusqu’à Belgrade et que des hauts gradés de la police secrète serbe sont impliqués dans l’attentat. » Eh bien, réfléchit Fandorine, ce n’est guère vraisemblable. Sans doute un canular de journaliste. Un démenti sera certainement publié demain ou après-demain…

Ce pour quoi il avait acheté les journaux se trouvait dans La Feuille de Bakou, juste sortie des presses, fleurant encore l’encre d’imprimerie.

Carrément en première page :

LA TRAGÉDIE D’UNE GRANDE ACTRICE

Hier soir, sur la route, au retour du banquet organisé par l’honorable M. K. Artachessov en l’honneur de l’incomparable Claire Delune, le mari de celle-ci, M. Fandorine, précieux hôte de notre ville, a été victime d’une attaque de brigands. Son automobile a été retrouvée dans la Ville Noire, près des champs d’exploitation Mantachev, renversée et criblée de balles. Sur le sol, des taches de sang. L’époux de Mme Delune et son valet de chambre ont disparu. Il ne fait guère de doute que leurs corps ont été noyés dans un des nombreux puits de pétrole. « J’ai perdu le sens de toute ma vie ! a déclaré à notre correspondant la malheureuse veuve éplorée. Mon cśur est brisé. Il ne me reste plus désormais que l’art. » M. Fandorine était arrivé à Bakou la veille seulement. Fonctionnaire à la retraite du ministère de l’Intérieur, il était un des piliers de la société moscovite. La police promet de faire tout son possible pour retrouver les dépouilles des victimes de cette abominable agression et leur assurer de chrétiennes funérailles.

Il y avait même une photographie : Claire en proie à la douleur, se tordant les mains. Derrière elle, Simon en larmes, et Léon Art compatissant.

Dans sa jeunesse, comme bien des adolescents, Eraste Pétrovitch avait imaginé ce que serait son propre enterrement : discours émouvants au-dessus du cercueil refermé, sanglots de la foule, etc. Dans ces rêveries, une très belle personne – fiancée ou bien veuve – pleurait plus amèrement que les autres, elle tentait même de se tuer au moyen d’un stylet. Et voilà que ce lointain fantasme était devenu réalité. Sa veuve versait des larmes, qui plus est de manière fort élégante. Elle disait que sa vie n’avait plus de sens. Certes, son futur consolateur se profilait déjà à côté d’elle, mais c’était au fond si naturel.

Eh quoi ! la clandestinité était d’une solidité garantie. À présent que l’ennemi était calmé, on pouvait préparer convenablement la riposte.

Eraste Pétrovitch étala devant lui une feuille de papier et s’apprêta à rédiger son nikki. Pour la partie Sabre, le mieux était d’attendre le retour de Gassym. En revanche, une idée avait mûri dans son esprit pour le Givre.

« L’homme dont le chemin est semé de dangers doit vivre sans amour. Et il ne s’agit pas là de protéger son cśur d’inutiles blessures – pas du tout. Celui qui n’ose pas aimer, par lâcheté ou par amour-propre, ne mérite que mépris.

Il s’agit d’autre chose : on ne doit pas se faire aimer d’une autre personne. Car l’homme dont le karma est enveloppé de nuées d’orage ne connaîtra pas, c’est certain, de paisible trépas. Il périra, et celle à qui il a donné son cśur restera seule au monde. Si héroïque soit votre mort, vous vous révélerez malgré tout un traître, en trahissant qui plus est l’être que vous chérissez le plus au monde. La conclusion est évidente : ne laissez personne entrer dans votre cśur, et à plus forte raison abstenez-vous de vous immiscer dans le cśur d’autrui. Ainsi, quand vous mourrez, personne ne sera terrassé ni même simplement navré par le chagrin. Vous partirez léger et sans peine, comme le nuage disparaît à l’horizon. »

La fumée douceâtre chatouillait les narines de Fandorine absorbé par sa méditation. Massa remua sur son matelas.

Reprenait-il connaissance ?

Non. Il avait simplement soupiré, une esquisse de sourire était apparue sur ses lèvres. Combien de temps allait durer ce sommeil ? Au moins, il ne gémissait pas. C’était donc qu’il ne souffrait pas.

Des gamins occupés à jouer se mirent à pousser des hurlements dans la cour. Eraste Pétrovitch se leva pour fermer la fenêtre.

Bon, maintenant l’Arbre. Que pourrait-il écrire d’utile ?

Eh bien, ne serait-ce que les mots turcs qu’il avait entendus dans la rue et s’était appliqué à retenir. Ils pourraient lui servir.

« Selamün aleyküm, muhterem cenab – salutation courtoise.

Allah ruzivi versin ! – exprime aussi la bienveillance.

Allah sizden razı olsun – quelque chose comme “très reconnaissant” ou “Dieu vous garde”.

Siktir – à en juger par l’intonation, “je ne suis pas d’accord avec vous” ou bien “merci, ce n’est pas la peine”… »

Après l’angoissante nuit passée, et dans l’attente de la prochaine, qui ne s’annonçait guère paisible non plus, il convenait maintenant de dormir. Fandorine avait appris l’art de se détendre et s’endormir sur-le-champ alors qu’il était encore tout jeune. Vingt minutes d’un sommeil harmonieux vous rafraîchissaient l’esprit et le corps de manière plus efficace que plusieurs heures d’assoupissement discontinu, comme par exemple celui de la nuit précédente.

Eraste Pétrovitch s’étendit sur un tapis près du matelas de feutre, pour que la fumée d’opium ne pénétrât pas dans ses poumons. Il s’étira dans la posture du « Samouraï tué sur le champ de bataille de Sekigahara », respira quatre fois profondément et quatre fois très profondément. Et s’endormit.

Le sommeil harmonieux est sans rêves. Il n’a rien de léger, mais il est limpide, tel un tourbillon dans l’eau très pure d’un torrent de montagne. Pareille à un poisson d’argent, la conscience agite à peine ses nageoires contre le fond et remonte dans l’instant dès que la moindre ride court à la surface.

Chaque fois que le blessé émettait un son ou simplement remuait, Fandorine se relevait, vérifiait que tout allait bien, puis de nouveau se laissait tomber sur le sol et se rendormait.

À trois reprises des gens entrèrent dans la pièce. Eraste Pétrovitch se redressait en position assise dès qu’il entendait des pas dans le couloir.

Ces gens lui étaient inconnus. L’un portait une longue pelisse en lambeaux et un béret de feutre. Un autre semblait être un ouvrier. Le troisième avait l’air d’un commerçant aisé. Tous saluaient puis posaient une question, d’où ressortait toujours « Kara-Gassym-agha ». Eraste Pétrovitch secouait la tête sans rien répondre, et chaque fois l’homme, après un nouveau salut, se retirait. Le célèbre gotchi recevait autant de visites de solliciteurs qu’un gouverneur.

Quand les rayons obliques du soleil à son déclin commencèrent d’éclairer la fenêtre, Fandorine se réveilla complètement. Il s’exerça un instant à la marche silencieuse et réussit à traverser le couloir plongé dans l’ombre en passant près d’un énième quémandeur sans que celui-ci le remarquât. C’était tout de même étrange ! Comment Gassym pouvait-il vivre dans un endroit où l’on entrait comme dans un moulin : n’importe qui y venait traîner ses guêtres. On avait en Orient une idée bien singulière de la vie privée.

Eraste Pétrovitch se restaura ensuite des restes du copieux repas. Coiffé du papakha, comme on le lui avait prescrit, bien que le soleil couchant chauffât passablement la pièce. Si paradoxal qu’il pût sembler, le couvre-chef ne tenait pas si chaud à son crâne nu. L’effet de l’isolation thermique, visiblement.

Et alors que Fandorine, ne sachant plus comment s’occuper, se mettait à rechercher dans les motifs du plat les contours du kanji « maîtrise de soi », la porte claqua bruyamment, les lames du plancher grincèrent sous des pas pesants, et Gassym entra dans la salle à manger.

— Ouf ! fit-il en essuyant son visage en sueur du revers de sa manche. Fait chaud. Tu manges, oui ? Moi aussi je veux.

Il se retourna, hurla quelques mots en direction de la fenêtre, puis s’assit en s’éventant de son bonnet de fourrure.

— Tu as appris quelque chose ? demanda Eraste Pétrovitch avec impatience.

— J’ai tout appris.

— Alors p-parle vite ! Ne me fais pas languir !

Le gotchi leva un doigt et déclara :

— Seul chaytan court plus vite. Tout le bon va lentement.

Une vieille femme entra dans la pièce à pas menus, porteuse d’un lourd plateau sur lequel trônait un plat de viande fumant à côté d’une montagne de galettes de pain. Elle le posa sur la table et s’esquiva tout aussitôt.

Empoignant un tchourek d’une main et un morceau de mouton de l’autre, Gassym fourra en même temps l’un et l’autre dans sa bouche.

— Tu sais où est le Manchot ? Tu l’as trouvé ?

Gassym hocha la tête tout en travaillant des mâchoires d’un air concentré.

— Où est-il ? Loin d-d’ici ?

— Pas loin. À Choubany. Dans ancienne datcha Ter-Akopov, celui qui est deux cent cinquante mille barils. Ter-Akopov a offert son datcha Khatchatour.

— Comment ça « offert » ? s’exclama Fandorine, surpris. Un anarchiste, sa propre datcha ? Comment est-ce possible ?

Force lui fut d’attendre que le gotchi eût avalé la portion de viande et de pain suivante.

— Très simple. Il a dit : Vis ici, cher Khatchatour. Mon datcha est ton datcha. Ter-Akopov a un grand datcha à Mardakiany, et celui-ci est petit. Ter-Akopov venait après théâtre, après casino, amenait des…

Gassym prononça ici très distinctement un vilain mot russe désignant les femmes de mauvaises mśurs.

Eraste Pétrovitch ne parvenait toujours pas à comprendre.

— Quoi, ils sont amis, tous les deux ?

— Pourquoi amis ? Khatchatour a pris le fils à Ter-Akopov. Il a dit : Tu veux fils revoir, donne cadeau, autrement j’ai vivre nulle part. Ter-Akopov a dit : Prends pas le grand datcha, prends le petit. Khatchatour a pris. Choubany près de Bakou, c’est bien.

— M-mais attends, je ne saisis pas. Si on sait qu’une bande d’anarchistes s’est emparée de la datcha d’un industriel du pétrole, pourquoi la police ne les arrête-t-elle pas ?

Cette fois-ci, c’est Gassym qui se montra interloqué.

— Pourquoi les arrête ? Ter-Akopov police a pas demandé, argent a pas donné. Pour prendre bande Khatchatour, il faut police beaucoup beaucoup donner. Police est pas imbécile, pas attraper Khatchatour gratuitement. Khatchatour a aussi ses gens « Mauser ». Et il y a encore là-bas le lion.

Le gotchi rectifia :

— Les lions. Deux. Des dents, tiens, comme ça !

Il ouvrit toute grande la bouche, dévoilant de grosses dents blanches.

Fandorine était totalement perdu.

— Comment ça, des lions ? De quoi parles-tu ?

— Des lions qui font r-r-r-r-r.

Gassym venait d’imiter le rugissement du lion de manière très convaincante.

— Khatchatour avant travaillait cirque. Comment on dit… dompteur, oui ? Il est devenu anarchiste ensuite, parce que vivre anarchiste plus drôle, et plus d’argent. Au datcha, à Choubany, mur très haut, dans jardin la nuit les lions se promènent. Qui veut aller dans jardin, les lions le mangent. Pourquoi police a besoin aller là-bas ? Police ira pas là-bas. Mais nous, nous irons, nous avons besoin. J’ai été à Choubany. J’ai grimpé la mur, j’ai interrogé les gens. La dernière nuit, Khatchatour était pas au datcha. Elle est rentrée l’aube. Le matin, trois cercueils a commandé. Aujourd’hui elle reste au datcha, ils font repas enterrement. S’ils restent maison la nuit, nous irons, nous les tuerons.

— Tu as un p-plan ?

— Qu’est-ce que c’est un « plan » ?

— Un « plan », c’est quand on imagine à l’avance comment on va agir.

Le gotchi opina du chef.

— J’ai plan. Bon plan. Si Arméniens dorment maison, je grimpe par-dessus la mur. Maison je vais. Je tue tous. Voilà plan.

— Et les lions dans le jardin, qu’en fais-tu ?

— Les lions me mangeront pas. Jamais les bêtes me touchent. Je sais pas pourquoi. L’année dernière, j’ai sauvé de prison, je m’ai caché dans les montagnes, des loups affamés ont accouru. Ils m’ont regardé, regardé, et ont reparti en courant.

Fandorine ne fut pas autrement surpris : les animaux sentent parfaitement la force et sont très prudents avec les individus corpulents, or Gassym avait le gabarit d’un ours de bonne taille.

— Tu restes assis sur mur, tu attends. Tu entends coups de feu dans le maison, tu sautes, tu vas. Le lion vient vers toi, tue-le. Tiens, prends ce fusil.

Le maître de maison montra une carabine à six coups accrochée par-dessus le tapis mural.

— Difficile tuer lion avec pistolet. Quand lion mort, tu viens dans le maison. Tu aideras.

Eraste Pétrovitch s’abstint de discuter ce « plan ». Il lui fallait d’abord élaborer le sien.

— Tu ne saurais pas par hasard comment sont agencés les lieux ?

— Pourquoi je saurais pas ? Je sais. Ter-Akopov venait au datcha voisin pour deux choses : boire-manger et…

De nouveau, un gros mot fut prononcé de parfaite manière.

— C’est pourquoi dans le datcha il y a seulement deux pièces : une pour boire-manger, l’autre pour…

— Compris, coupa Fandorine, qui avait horreur des trivialités. Mais plus en détail ? Pourrais-tu me dessiner ou bien m’expliquer la disposition des pièces ?

Le gotchi saisit un plateau de cuivre de forme rectangulaire et le vida des noix et autres douceurs qu’il contenait.

— Ici regarde. Voilà, c’est le maison, oui ?

Son doigt martelait bruyamment le plateau.

À cet instant, un visiteur apparut sur le seuil : un gueux, coiffé d’un bonnet à poil enfoncé sur les yeux. L’homme se figea dans une attitude respectueuse, attendant qu’on lui prêtât attention.

— Éc-coute ! éclata Eraste Pétrovitch. Comment peux-tu vivre dans de pareilles conditions ? Sans arrêt quelqu’un entre sans rien demander et se balade dans la maison. Tu connais tous ces gens ?

— Eux me connaissent, répondit Gassym d’un ton important. Plus un homme a beaucoup respect, plus il y a gens autour de lui. Va-t’en, hein ? lança-t-il au mendiant en le chassant de la main. Ne dérange pas ! Nous faisons le plan : nous allons tuer Arméniens.

L’autre salua avec déférence, recula et s’éclipsa.

— C’est le maison, oui ? Ça, c’est mur, oui ?

Gassym posa en travers du plateau une longue tchourtchkhela géorgienne.

— Là il y a encore… comment on dit… couloir. Comme ça, petit. Ici dans chambre, Khatchatour dort.

Sur la partie gauche du plateau vint se poser un gros abricot séché.

— Ici les autres dort.

Quatre raisins secs atterrirent sur la partie droite.

— Pourquoi le ride sur le front ? Pourquoi tu dis rien ?

— Je réf-fléchis. Ton plan est mauvais. Il en faut un autre.

Eraste Pétrovitch attrapa une feuille de papier et un crayon. Il traça le kanji « sabre ». Puis au-dessous, en petits caractères : « Les lions – parfait. Ils se sentent en sécurité. Khatchatour est seul à gauche. Simultanément. Deux minutes. Compter. »

— Tu écris quoi ? Pourquoi tu écris ?

— Je note un plan.

— Ton plan sera meilleur comme ça ? ricana le gotchi. Je connais pas les lettres, je sais pas lire-écrire. Tout le mal vient de lire-écrire. La fonctionnaire écrit, la police écrit, la bourgeois écrit, tous les gens mauvaises écrivent. Lis ce que tu as écrit.

Fandorine s’exécuta.

— J’ai rien compris ! Tu as critiqué mon plan, mais ça, c’est quoi ?

— Ton plan n’est pas bon, parce que j’ai besoin de Khatchatour vivant, expliqua Eraste Pétrovitch. Le fait que des lions rôdent dans le jardin est une excellente chose. Cela signifie que les bandits se sentent en p-parfaite sécurité et ne posent pas de sentinelles. Nous approcherons de la maison par chaque côté, simultanément. Moi par la gauche, à partir d’ici. Toi par la droite. D’abord, je dois m’emparer de Khatchatour. Ensuite je traverserai le couloir, et nous tomberons en même temps sur les autres : moi de la gauche, toi de la droite, par la fenêtre. Laisse-moi simplement deux minutes. Tu sais compter jusqu’à cent vingt ?

— Pourquoi compter ? J’ai un montre.

Gassym tira de sa poche un magnifique chronomètre.

— Je vais pas compter deux minutes, je vais regarder. Mais ton plan est mauvais. Comment dans jardin tu iras ? Les lions vont te manger.

— Ils ne me mangeront pas. Les bêtes sauvages ne m’attaquent pas, moi non plus. Je l’ai vérifié plus d’une fois.

Gassym se renfrogna, manifestement mécontent.

— Tu as besoin Khatchatour vivant, moi mort, prononça-t-il enfin. Nous allons discuter.

Au souvenir du puits de pétrole, Fandorine répondit à voix basse :

— Il me le faut vivant, mais pas pour longtemps. J’ai juste à lui poser deux ou trois questions.

Et le gotchi s’apaisa.

— S’il veut pas répondre, dis-moi. Je vais le battre un peu. Et quand il a parlé, tu rendras Khatchatour à moi.

Eraste Pétrovitch prêta l’oreille à la moralische Gesetz : n’allait-elle pas s’indigner ? Mais la loi morale resta muette.

— Avec g-grand plaisir.

Fandorine passe de main en main

« Sur la presqu’île d’Apchéron se trouve concentrée 82,6 % de la production de pétrole de toute la Russie. Les coûts de production y sont parmi les moins élevés du monde, car le pétrole affleure à la surface : la profondeur d’un puits est en moyenne cinq fois moindre qu’au Texas. On compte dans cette zone près de 4 200 derricks. La production annuelle de pétrole et de produits pétroliers représente un chiffre d’affaires d’au moins 300 millions de roubles… »

Le crayon courait sur le papier. Eraste Pétrovitch payait sa dette au nikki pour le jour précédent. La nuit était tombée, des moucherons dansaient au-dessus de la lampe à pétrole.

Quelques heures plus tôt, Gassym avait dit :

« Je vais à Choubany. Par-dessus mur je regarde. Si Khatchatour dort dans le maison, j’envoie message : combien hommes, combien lions. Tu viens, nous attendons quand tout le monde dort, et puis nous allons et nous tuons tous. C’est le plan, avait conclu le gotchi avant d’ajouter : J’oublie pas, j’oublie pas, Khatchatour, on tue pas tout de suite.

— Comment recevrai-je ton m-message ? Par les airs ? Et comment trouverai-je ton Choubany ?

— Garçon apportera, garçon conduira.

— Quel garçon encore ?

— Vaï, je le sais ? N’importe quel garçon. »

Il s’était approché de la fenêtre, avait crié quelques mots. Un instant après, une bande de gamins dépenaillés s’engouffraient dans la pièce dans une bruyante cavalcade : ceux-là mêmes qui avaient braillé toute la journée dans la cour.

Gassym en avait désigné deux, avait renvoyé les autres, puis s’était entretenu un moment avec les gosses.

« Teşekkür ederim, ağa. Dediyiniz kimi olacag ! » avaient répondu en chśur les gamins, le visage illuminé d’un sourire heureux.

« C’est Saïd, le fils de Khalida-khanoun, avait expliqué Gassym en montrant l’un. Il restera avec ton ami quand tu partiras. Et ça, c’est Ali, fils de Mustafa, il t’apportera le message et te conduira où il faut.

— Mais tu ne sais ni lire ni écrire ! Comment feras-tu pour me rédiger un billet ? »

Le gotchi avait eu un sourire méprisant et n’avait pas daigné répondre. Il avait rempli son immense poche de fruits secs et de noix, et s’était muni de plusieurs galettes.

Dans la cour, il avait marché sans hâte, d’un pas chaloupé. Ali, le fils de Mustafa, trottinait à côté de lui, pareil à Panurge au côté de Pantagruel, mais s’employait en outre à imiter la démarche du géant : redressant tout aussi fièrement les épaules, son nez pointu dressé en l’air, à cause de quoi, du reste, il avait manqué trébucher.

C’est alors que Fandorine avait résolu de s’atteler à son journal : une idée propice lui était venue pour le Givre.

« Tous les êtres humains, ou presque, ont envie de s’élever de quelque manière. Le junzi, l’honnête homme, aspire pour cela à devenir plus grand. L’homme médiocre, siaojen, cherche à rehausser sa taille en rabaissant ceux qui l’entourent. C’est pourquoi, quand l’honnête homme gouverne (chose qui, dans l’histoire, s’est rarement produite), toute la société, suivant son exemple, tend elle aussi vers le haut : les mśurs s’améliorent, la noblesse, le désintéressement, la bravoure deviennent à la mode. Quand le siaojen, en revanche, accède au trône, c’est l’humiliation d’autrui qui fait office de loi universelle. Le siaojen est petit de taille. Aussi ne peut-il paraître grand qu’à condition que tout son entourage s’aplatisse face contre terre. Le pire ennemi du petit souverain est donc celui qui refuse de ramper. De là vient qu’en période de règne de siaojen la société voit se répandre en son sein flagornerie, malhonnêteté et perfidie… »

Tout le temps qu’Eraste Pétrovitch passa tantôt penché sur sa feuille de papier, tantôt pensif, le regard fixé sur la flamme de la lampe, Massa demeura étendu paisiblement, sans bouger. Mais alors qu’il recopiait dans la section Arbre des informations tirées d’articles de journaux concernant l’industrie pétrolière, au moment où il en arrivait aux statistiques des produits raffinés, le Japonais soudain s’anima. Ses paupières frémirent, et des larmes coulèrent sur son visage blême émergeant du sommeil.

— Môshiwake arimasen ! marmonna le blessé, qui répéta ensuite comme une litanie cette phrase signifiant « Je n’ai pas d’excuse ! ».

Il souffrait, tourmenté par des cauchemars. Un sommeil si pénible ne pouvait être pour lui d’aucun profit.

Après un instant d’hésitation, Fandorine tapota légèrement la joue de son ami.

Massa ouvrit les yeux. Il vit Eraste Pétrovitch incliné sur lui, cligna des yeux et éclata en sanglots.

— J’ai fait un rêve affreux, maître. Vous étiez en danger, j’étais blessé et je ne pouvais vous venir en aide !

Il voulut se redresser, mais s’en trouva incapable et ne sut qu’émettre un gémissement.

— Ce n’était donc pas un rêve… Je ne peux pas remuer. Je n’ai plus aucune force ! murmurèrent ses lèvres exsangues.

— Tu as été blessé, une balle t’a traversé la poitrine. Tu es resté vingt-quatre heures sans connaissance. Ne bouge pas. Tu as besoin d’un repos absolu.

Le Japonais fronça les sourcils.

— Je me rappelle, nous étions sur la route. La lune. Un cavalier noir. Et puis c’est tout. Que s’est-il passé ensuite ?

Fandorine le lui raconta. Massa l’écouta sans l’interrompre.

— Vous vous êtes rasé la tête à cause de moi, maître ? En signe d’affliction ? Je suis très touché.

Les yeux de Massa s’emplirent de larmes.

— Très joli. Vous ressemblez à un bouddha maigre.

— Je fais un bien maigre bouddha, tu as raison, plaisanta Eraste Pétrovitch en russe pour réconforter son ami.

Sans succès.

— Je n’ai pas d’excuse, chuchota Massa. Non seulement je n’ai pu vous protéger, mais me voilà à présent un fardeau pour vous. Mieux vaut que je meure.

— Je vais t’en fiche de mourir ! s’emporta Eraste Pétrovitch. Tu restes allongé, tu dors, tu te rétablis !

— Et c’est ce Gassym qui va vous seconder ?!

Les yeux étroits du Japonais s’étaient allumés d’une lueur mauvaise.

— Je ne l’ai même pas vu. Comment puis-je vous confier à lui ? Et si c’était un traître, prêt à vous poignarder dans le dos ?

— Je ne crois pas.

— Eh bien, si ce n’est pas un traître, alors un imbécile ou un incapable !

Fandorine souffla sur la mèche magique et l’approcha du nez de son serviteur.

— Respire donc un peu ça. Tu ne dois pas t’agiter.

Massa sanglota encore quelques minutes, puis son regard s’embruma, et il se rendormit.

Juste à temps.

Un caillou heurta la vitre. Dans la cour se tenait une petite silhouette qui agitait la main. Eraste Pétrovitch dévala aussitôt l’escalier.

Ali, le fils de Mustafa, lui tendit un bout de papier. À la lueur d’une allumette, Fandorine découvrit qu’un dessin y était tracé :

Tout était clair. Sauf un détail : pourquoi un des personnages dans la moitié droite était-il plus petit que les autres ? Peut-être était-ce l’effet d’un hasard ?

Ali tira Fandorine par un pan de son vêtement : allons-y, allons-y !

— Où est Saïd, le fils de Khalida-khanoun ?

Il était juste là, sous l’escalier.

Après avoir expliqué, par gestes, au garçonnet la fonction de la mèche allumée, Eraste Pétrovitch se prépara rapidement. Dommage que ses bagages fussent restés à l’hôtel. Il se trouvait privé de sa tenue de ninja pour expéditions de nuit, ainsi que de quantité d’autres matériels des plus utiles. Il regrettait également son Webley. Ce revolver fort commode d’emploi, qui avait magnifiquement fait ses preuves lors de la fusillade nocturne, était à présent entre les mains des anarchistes. Peut-être pourrait-il remettre la main dessus.

Cependant, il y avait suffisamment d’armes dans la maison. Fandorine dégota sans peine tout ce dont il avait besoin pour l’opération, laquelle s’annonçait, au fond, très simple.

— Je suis prêt, Ali, en route !

Le chemin leur prit près d’une heure. Eraste Pétrovitch aurait pu franchir cette distance beaucoup plus vite, mais le gosse commençait à s’essouffler, et force fut de modérer la cadence.

La petite bourgade de Choubany était située sur le versant des collines qui touchaient à la ville par l’ouest. Le coin était désertique et n’avait rien d’un lieu de villégiature. Toutefois, la cime de quelques arbres se dessinait en noir derrière les murs de la propriété à laquelle Fandorine avait été conduit par son jeune guide. Sans doute les avait-on plantés ici spécialement, pour avoir de l’ombre.

Tout de même, quel incroyable culot ! pensa Fandorine. Une bande de malfaiteurs vit, on peut bien le dire, au vu et au su de toute la ville, et elle ne craint rien ! Ils sont par conséquent absolument sûrs de jouir d’une parfaite impunité ! Comme on dit ici : « C’est Bakou… »

Ali s’était arrêté juste au pied de l’enceinte, assez élevée, d’environ une fois et demie la taille d’un homme.

— Chalam aleykum, Yurumbach ! chuinta une voix venant d’en haut, dans l’obscurité. Grimpe ichi !

Presque invisible dans l’ombre du branchage, Gassym attendait, perché sur la crête du mur. S’il chuintait, c’était parce qu’il avait la bouche pleine de nourriture.

Eraste Pétrovitch s’installa à côté de lui.

— Dis au petit de s’en aller. C’est dangereux pour lui de rester ici.

— Pourquoi dangereux ? J’ai promis Ali : on peut écouter comment nous allons tuer Arméniens. Regarder, c’est défendu, écouter on peut. C’est le récompense.

Fandorine songea en soupirant : Que va devenir cette ville dont la moitié des habitants voue une haine si féroce à l’autre moitié ?

Il avait cependant d’autres soucis, plus urgents.

— Pourquoi, sur ton dessin, un des personnages est-il plus petit ? Qu’est-ce que c’est ? Un enfant ? Cela va compliquer les choses.

— Pas enfant et pas homme. Tout jeune, moustache pousse pas encore. Pas combattre. On y va, oui ?

Sans attendre de réponse, Gassym sauta dans le jardin. Le fracas fut celui d’un éboulement de rochers. Eraste Pétrovitch se dressa debout sur le mur et, au prix d’un bond immense, atterrit plusieurs mètres plus loin, parfaitement silencieux. Toujours sans un bruit, il s’élança en avant, au pas de course. Il entendait souffler derrière lui, des branches craquèrent.

Rasant les herbes, deux ombres véloces foncèrent vers lui avec un rugissement. C’étaient des lionnes. Toutes deux se figèrent, les oreilles pareillement plaquées en arrière. Les flammes jaunes de leurs yeux brillèrent d’un éclat lugubre.

Quelques enjambées encore, et Fandorine s’arrêta en un lieu découvert éclairé par la lune, permettant aux fauves de l’observer à leur aise. Son doigt était posé sur la détente d’un Smith & Wesson. Il en avait un second passé à la ceinture. Chien levé, lui aussi.

On ne plaisante pas avec les lionnes, elles sont plus dangereuses que les mâles. Je ne te toucherai pas si tu me laisses tranquille, dit mentalement Eraste Pétrovitch d’abord à l’une des bêtes, puis à l’autre. Pour les en convaincre tout à fait, il était besoin de jouer à les regarder dans les yeux sans ciller pendant trente secondes.

Mais des branches craquèrent à nouveau, sous des pas pesants. Les énormes chats tournèrent d’un coup leurs têtes chauves. Gassym déboucha dans la clairière en tapant des pieds.

— Pichtia ! siffla-t-il.

Et les lionnes reculèrent, tournèrent le dos et disparurent dans la nuit.

Fandorine s’avança plus loin.

Le mâle se trouvait sur la pelouse, juste devant la maison. Il ronflait, sa tête hirsute posée sur ses grosses pattes. Il n’y a rien de particulier à craindre d’un lion rassasié (car s’il dormait, c’était qu’il avait eu son content de nourriture). Sauf à l’approcher et à lui tirer la crinière, il ne bougerait pas.

Après avoir examiné le bâtiment (un élégant pavillon de jardin à bardage de bois peint en blanc, avec de hautes fenêtres à la française – pas un bruit à l’intérieur, pas une lampe allumée), Eraste Pétrovitch indiqua l’aile droite de la maison à Gassym et lui rappela dans un murmure :

— Deux minutes pile, c’est bien compris ?

Gassym exhiba sa montre, leva deux doigts pour enfoncer le clou.

— Deux. Puis je casse fenêtre, je tue tous. Attention, Yurumbach, tombe pas sous mon balle.

Se déplacer sur l’herbe de manière à ne produire aucun bruit est une science malaisée, mais Eraste Pétrovitch la maîtrisait à la perfection. Il courut jusqu’à la fenêtre de la chambre à coucher comme si ses pieds n’eussent pas un instant touché terre. Il se massa les globes oculaires pour activer la vision nocturne. Puis risqua un coup d’śil par-dessus le rebord de la fenêtre.

Le compteur, dans sa tête, égrenait les secondes.

Dix-huit, dix-neuf…

Eh bien, qu’avons-nous là ?

Intérieur de style Art nouveau. Des bouteilles de vin sur la table de toilette. À droite, une alcôve avec un lit à baldaquin dont le voilage oscillait doucement au gré d’un courant d’air : la porte du couloir était entrouverte. Nulle respiration de personne endormie, mais ça ne voulait rien dire. Les gens menant une vie dangereuse ont d’ordinaire le sommeil très léger, et par conséquent silencieux.

Il poussa le vantail – lentement, de peur qu’il ne grinçât. Grimpa sur l’appui de fenêtre. En descendit.

Trente et un, trente-deux…

Et si Khatchatour ne dormait pas ? S’il avait flairé quelque chose et retenait son souffle ?

Fandorine se prépara à vaciller sur le côté pour éviter une balle.

Pas un son. Juste le murmure du feuillage dans le jardin.

Eh bien ! Advienne que pourra !

En deux bonds, il fut près du lit, tira le rideau d’un coup.

Personne ! Les draps n’étaient même pas froissés.

Gassym se serait-il trompé ? Khatchatour ne serait pas dans la maison ?

Quarante-quatre, quarante-cinq…

Derrière la porte devait se trouver un petit couloir menant au salon-salle à manger.

Chut, la porte, ne grince pas !

Qu’était-ce que ces lames de plancher ? Mauvaise affaire : elles fléchissaient sous le pas.

Pour que le plancher se tînt sage, force était de progresser le long de la plinthe, d’avancer lentement un pied après l’autre, comme si l’on glissait sur un sol gelé.

Cinquante-neuf, soixante…

La seconde porte était également entrouverte – eh bien, oui, sinon il n’y aurait pas eu de courant d’air !

Sans à-coup, centimètre par centimètre, Eraste Pétrovitch l’ouvrit plus largement. Il risqua un śil dans la vaste pièce. Celle-ci s’offrait tout entière au regard, la lumière de la lune inondant les lieux par les fenêtres face à lui. Dans moins de soixante secondes, Gassym ferait irruption par là. Presque une minute, c’était beaucoup. Plus que suffisant.

La décoration était du même chic que dans la chambre à coucher. Mobilier aux lignes courbes et fragiles, volutes de bois sculpté autour d’un grand miroir, plafond orné d’une fresque représentant faunes et nymphes.

Une naïade de marbre, avec en bandoulière un fusil et deux cartouchières. Sur une longue table, de la vaisselle sale, des bouteilles, des reliefs de repas. Toutes sortes d’armes pendues aux dossiers des chaises : pistolets Mauser, poignards, plusieurs carabines.

Et maintenant l’essentiel : les hommes.

Le long du mur, sur le plancher, six silhouettes étendues. Bourka pour seul matelas. Papakha en guise d’oreiller.

Fandorine poussa un soupir de soulagement. Six : tout le monde était là par conséquent, y compris Khatchatour. Au lieu d’aller dormir dans la chambre, il était simplement resté avec les autres. Cela compliquait un peu la tâche, mais pas trop.

Quatre-vingt-deux, quatre-vingt-trois…

Déterminer lequel d’entre eux était le Manchot. S’approcher, le neutraliser. Peut-être réussirait-il à s’emparer des autres de la même manière, sans effusion de sang.

Pas le plus proche : on lui voyait les deux mains croisées sur la poitrine. Ni le second, qui dormait les bras repliés derrière la tête.

Quatre-vingt-dix, quatre-vingt-onze…

Une grande ombre allongée dansa sur le parquet. Le cadre de la haute fenêtre émit un craquement terrible. Une silhouette énorme apparut dans l’embrasure, masquant celle-ci presque entièrement.

C’était Gassym. Il passa les jambes par-dessus l’appui, s’assit et porta une main à son front pour examiner la pièce, qui, par contraste avec le jardin baigné de lune, devait lui sembler plongée dans les ténèbres.

Bon Dieu, jura intérieurement Fandorine, qu’est-ce qui lui prend ! Il restait encore trente secondes !

Un des dormeurs remua sur le plancher, un autre se releva d’un bond.

— Eh ! Arméniens ! Je suis Kara-Gassym ! brailla le gotchi d’une voix de stentor. Votre mort est arrivée ! Eh, où vous êtes ? Je vois pas.

L’homme le plus éloigné de Fandorine se redressa vivement, tel un cobra belliqueux. Il n’avait qu’un seul bras ! Il brandit un Mauser qui aussitôt cracha une flamme d’un jaune venimeux. Gassym vacilla, une main agrippée à son flanc.

Il n’y avait plus le choix. Une seconde d’atermoiement, et Khatchatour ferait feu de nouveau.

Fandorine fut contraint de tirer à son tour. La lourde balle du Smith & Wesson projeta le Manchot dans l’angle de la pièce.

À présent, tous étaient debout. Certains regardaient autour d’eux, abasourdis, tandis que d’autres, davantage maîtres d’eux-mêmes, se précipitaient vers les chaises auxquelles étaient pendues leurs armes.

Eraste Pétrovitch abattit l’un d’eux, qui s’était montré le plus vif.

— Je vois ! Je vois tous ! hurla Gassym.

Gardant la main sur sa blessure, il visa posément, et tua le bandit le plus proche.

Fandorine avança dans la pièce. Il croisa sur son chemin un adolescent maigriot aux yeux écarquillés. Le blanc-bec était désarmé, aussi Eraste Pétrovitch se contenta-t-il de lui allonger un crochet qui le mit knock-out (au cśur d’une mêlée chaotique dans un espace restreint, la boxe anglaise n’est pas moins efficace que n’importe quel jutsu).

Un homme aux cheveux blonds fonça, à moitié nu, sur Gassym en agitant un poignard. Sans plus de hâte, le gotchi ajusta son attaquant, mais au lieu d’un coup de feu ne retentit qu’un claquement sec.

— Vahsey ! s’exclama Gassym, surpris, en fixant avec des yeux ronds la lame levée sur lui.

Fandorine abattit l’assaillant d’une balle dans la nuque. Et se trouva alors placé devant un dilemme difficile.

Le dernier des anarchistes encore debout avait réussi à empoigner une carabine, il venait d’en actionner la culasse et braquait le canon sur lui, tandis que Khatchatour, bien que blessé et peinant à tenir d’une seule main le lourd pistolet, le visait avec son Mauser.

Il ne fallait pas compter sur Gassym, occupé à examiner le barillet ouvert de son Colt enrayé.

Un bandit en bonne santé est plus dangereux qu’un éclopé. C’est pourquoi Fandorine tira sur l’homme à la carabine et esquiva la balle du Mauser en se jetant contre le mur.

Il devait capturer le Manchot vivant.

Il s’élança par conséquent vers l’arme, faisant un brusque écart un centième de seconde avant le coup de feu suivant. Cette technique s’appelle « go-go » (« cinq contre cinq »), parce qu’à faible distance les chances d’échapper à la balle et celles d’être touché sont égales. Un maître authentique est capable de réduire le rapport à deux contre un, cependant Fandorine n’avait pas atteint de tels sommets. Il ne recourait au jeu du go-go que dans les cas les plus extrêmes.

La chance lui sourit une première fois, puis une deuxième. Ne lui restait plus qu’un bond à accomplir. Mais à cet instant Gassym referma enfin son Colt et le pointa.

— Ne tire pas !

Trop tard. Le puissant revolver éructa comme un fauve. Le Manchot se trouva à nouveau projeté en arrière.

Dans le jardin, comme en écho, le roi des animaux poussa un rugissement terrible. Enfin réveillé, il exprimait le mécontentement que lui inspirait ce vacarme.

Il régnait dans la pièce une odeur de suie, de poudre et de sang.

Et le compteur pendant ce temps continuait de tourner.

Cent huit, cent neuf, cent dix.

— Que le diable t-t’emporte !

Eraste Pétrovitch se pencha sur Khatchatour.

— Qu’as-tu fait, Gassym ?

— Ton vie j’ai sauvée.

— J’aurais aussi bien pu le descendre moi-même !

Où était la lumière ?

Fandorine s’approcha de la porte, tourna le commutateur, inspecta la pièce du regard.

À l’exception du gamin K-O, tous étaient morts, semblait-il…

Gassym, toujours assis sur l’appui de fenêtre, déboutonna sa tcherkeska et examina le trou dans son flanc. Le sang s’en écoulait par saccades, imprégnant le poil épais.

— Brûlant, déclara le gotchi en léchant sa paume. Salé.

— Laisse-moi regarder.

— Eh ! pas la peine.

Le géant arracha une touffe de fourrure à son papakha et en colmata la plaie.

— Aman-aman, dit-il tristement. J’aimais tant la Colt, mais elle a pas voulu tirer.

À en juger par l’emploi du féminin, son amour pour cette arme était révolu.

Le gotchi fit le tour des chaises, examinant l’arsenal laissé là. Il prit en main un Webley, qu’il considéra avec intérêt : sans doute n’avait-il jamais rien vu de semblable.

— C’est le mien, dit Fandorine. Passe-le-moi.

— Dès qu’une chose est bien, tout de suite « c’est à moi », maugréa Gassym. Tiens, je m’en moque.

Il soupesa un Mauser d’un air dégoûté. Fit mine de viser, et tout à coup vida le chargeur dans le mur : une balle au centre, les autres en cercle tout autour.

— Qu’est-ce qui te prend ?! s’écria Eraste Pétrovitch en se bouchant les oreilles.

— Ma marque. « Ici était Kara-Gassym. » Les gens vont parler. Yurumbach, quelle est ta marque, à toi ?

— Je n’en ai pas.

Fandorine ne parvenait pas à recouvrer son calme. Était-il possible que l’opération fût un fiasco et le fil de l’enquête rompu ?

— Vaï, j’ai pas besoin du gloire d’un autre, dit le gotchi d’un ton de reproche. J’ai tué seulement deux Arméniens. Toi, quatre. Quoique lui, peut-être, est russe, ajouta-t-il en hochant la tête en direction de l’homme blond.

— Je n’en ai pas tué quatre, mais t-trois.

Le seul et dernier espoir reposait sur l’adolescent. Deux gifles suffirent à Eraste Pétrovitch pour ranimer son prisonnier, qu’il fit asseoir sur une chaise.

— Qui es-tu ? D’où viens-tu ?

— Gaguik… D’Akna.

Le gosse, livide, les lèvres tremblantes, contemplait avec effroi les cadavres autour de lui. Voyant le gotchi s’approcher, il plissa les paupières.

— Je suis Kara-Gassym. Tu as entendu parler ?

Le garçon hocha la tête sans rouvrir les yeux.

— Elle me connaît, releva le colosse d’un air satisfait. Elle vit loin, au Karabakh, mais elle connaît Kara-Gassym.

Fandorine empoigna Gaguik d’Akna par ses maigres épaules.

— Je vais te poser des questions, et tu vas y répondre. Honnêtement. Autrement, je te livre à lui. Je m’en vais tout bonnement, et je te laisse avec lui seul à seul. Mais si tu dis la vérité, je te relâche. Je suis homme de parole. Quand je promets quelque chose, je m’y tiens.

Cette dernière phrase était spécialement destinée à Gassym.

À présent, le gamin regardait Eraste Pétrovitch avec la même terreur que le gotchi un instant plus tôt.

— Tais-toi, Gaguik, dis rien à Yurumbach-agha, lui conseilla Gassym. C’est mieux que moi, je parle avec toi.

Le malheureux émit un sanglot et de nouveau plissa les paupières.

— T-tu vas répondre ?

Il opina du chef.

Pendant ce temps, Gassym arpentait le champ de bataille avec un plaisir manifeste. Il dévisageait chaque cadavre, en égrenant quelques mots. Il ressemblait à un jardinier admirant un splendide parterre de fleurs.

— Qui a donné l’ordre, la nuit dernière, de tendre une emb-buscade dans la Ville Noire ? Qui avait chargé Khatchatour de cette mission ?

— J’étais parti dans le Karabakh porter une lettre de Khatchatour ! Je ne suis rentré que le soir ! Je ne sais rien, parole d’honneur ! Quelle mission ? Personne ne peut donner d’ordre à Khatchatour !

Le garçon parlait correctement le russe. Sans doute était-il élève d’un lycée ou d’une école professionnelle.

— Je ne peux croire que personne n’ait parlé de cette embuscade hier. Votre bande y a perdu trois hommes. Qu’as-tu entendu ? Que s’est-il dit ?

— Aïe, Allah ! s’écria Gassym d’une voix radieuse. Celui-là est vivant !

Il agrippa par le col un homme ensanglanté, qui produisit un râle.

— Je te connais ! Tu es Levan de Sourakhani !

— Ne me tue pas, gémit le blessé. Je vais mourir de toute façon, parole d’honneur.

Mais le gotchi ne le laissa pas en paix : il l’empoigna sous les bras et le traîna jusqu’au milieu de la pièce.

— J’ai entendu tes questions, Yurumbach. Moi aussi je vais les poser.

Il se pencha et gronda quelques phrases à mi-voix. L’homme poussa un cri perçant :

— Aïe ! je dirai tout ! Lâche-moi la gorge !

À ce spectacle, Gaguik se mit à claquer des dents. Encore un peu et il allait tomber dans les pommes. Eraste Pétrovitch décida de changer d’angle d’attaque :

— Tu as entendu quelque chose à propos du Boiteux ?

— De… quel… boi… teux ?

— De la Ville Noire. Il fait partie des révolutionnaires, ou en tout cas il est en relation avec eux.

Le blessé fit entendre un gémissement : Gassym venait à nouveau de le secouer par le collet.

— Il y a Selifanov, l’aiguilleur, il a une jambe plus courte que l’autre. Par son entremise, on peut se procurer des armes, dit rapidement le jeune anarchiste. Il y a Hassan, le gardien de l’ancienne usine des Moursaliev. Khatchatour ne l’aime pas, il voulait le tuer. J’ai vu aussi une fois Zazu, le bancal, il travaille comme comptable aux chantiers de production Stepanianov, il paie Khatchatour chaque mois pour qu’on le laisse tranquille… Je ne connais pas d’autres boiteux. La Ville Noire est grande…

Gassym se redressa soudain :

— Eh, elle a crevé pour de bon ! J’ai rien fait, j’ai juste secoué. Yurumbach, elle a eu le temps de dire un chose. Je sais pas, tu as besoin, non ?

— Quoi ?

— Avant l’embuscade, Khatchatour est allé voir grand homme russe. Un nom drôle : Pivert. Qu’est-ce que c’est « Pivert » ? Un piaf ?

Eraste Pétrovitch oublia sur-le-champ l’existence de Gaguik d’Akna. Le Pivert ? On brûlait ! La voilà, la passion pour l’ornithologie !

— Il a dit quelque chose d’autre ? Sur le Pivert ?

Il s’approcha vivement du blessé, lui prit le pouls. Oui, il était bien mort.

Le gotchi haussa les épaules d’un air navré.

— Rien. Je pose le question : « Où est cette Pivert ? » J’ai secoué un peu, et l’âme s’est détachée de Levan.

Fandorine revint auprès de l’adolescent :

— A-t-on déjà parlé devant toi d’un certain Pivert ? Khatchatour, ou bien quelqu’un d’autre ?

Gaguik secoua négativement la tête, puis passa la langue sur ses lèvres sèches. Il avait les yeux rivés sur Gassym qui lentement se rapprochait.

— Il dit la v-vérité, je le vois. Sache-le bien, je ne permettrai pas qu’on le tue.

— J’ai pas l’intention, répondit Gassym. Quand Gaguik sera devenu gayl, alors je tuerai.

— Sera devenu quoi ?

— Gayl. « Loup » dans leur langue.

Cependant, il était impossible de relâcher le prisonnier. Le Pivert était probablement ce même bolchevique que la police connaissait sous le nom « Ulysse ». En aucun cas il ne devait apprendre que Fandorine était encore en vie.

— Gaguik racontera à personne, déclara Gassym, comme s’il avait entendu ses pensées. Il ira d’ici chez lui, très vite. Il parlera avec personne. Et au maison, à Agdam, il dira rien non plus.

— Que vient faire Agdam là-dedans ? Il est d’Akna.

— C’est dans leur langue Akna, dans le nôtre, Agdam.

Gassym se pencha et posa les mains sur les épaules du garçon, les escamotant complètement.

— Va chez toi, Gaguik. De moi parle à tout le monde. Parle beaucoup. De Yurumbach, dis rien. Dis : Kara-Gassym seul a tué tous. Tu as compris, oui ?

— J’ai compris…, balbutia l’autre, la pupille fixe et dilatée.

— Pichtia !

Renversant sa chaise, le gamin sauta d’un seul élan par la fenêtre et s’évanouit dans le jardin – même les lions ne l’effrayèrent pas.

— Comment peux-tu être sûr qu’il ne me l-livrera pas ?

— Elle connaît Kara-Gassym. Elle a entendu parler. Maintenant en plus, elle a vu. Je suis aussi homme-parole. Si elle trahit, je la trouverai, je la tuerai. Elle sait. Dis plutôt : qu’est-ce que tu vas faire maintenant ? Ton ennemi Khatchatour est morte. Tu es content ?

— Ce n’était pas mon ennemi, mais l’arme de mon ennemi. Cependant, aujourd’hui, grâce à toi, je sais c-comment s’appelle celui que je cherche : le Pivert.

Le gotchi marcha jusqu’à la table, saisit dans un plat le reste d’un gigot, le renifla puis mordit dedans.

— Bon, dit-il tout en travaillant des mâchoires. Allons chercher-tuer la Pivert.

— Pourquoi ferais-tu ça ? Tu étais en conflit avec Khatchatour, mais le Pivert, qu’as-tu contre lui ?

— Comptons, tu veux ? Je t’ai sauvé de la puits ?

Gassym posa la cuisse de mouton et déplia l’index de sa main droite, luisant de graisse.

— Tu m’as sauvé quand Khatchatour tirait.

Il tendit l’index de sa main gauche.

— Puis cet imbécile voulait me tuer avec kandjar, quand Colt tirait pas. Tu m’as sauvé encore.

Il leva le majeur de la même main.

— J’ai tiré sur Khatchatour, je pensais : maintenant c’est égalité.

Il déplia également le majeur de la main droite.

— Mais tu dis : Khatchatour il fallait pas tirer.

Le doigt de sa main droite se replia.

— Tu vois toi-même, oui ?

Il montra ses deux mains : deux doigts levés à gauche, un seul à droite.

— Je t’aiderai à trouver Pivert – alors c’est honnête. L’homme dit pas « merci », l’homme fait « merci ».

— Merci. Je suis content.

Ce fut dit avec sincérité.

Avec l’aide de Gassym, il serait plus facile de dénicher un chat noir dans une pièce plongée dans l’ombre, ou plutôt d’attraper un pivert dans une forêt impénétrable.

Le gamin n’était plus auprès de Massa. À son chevet, en revanche, se trouvait le tabip de la veille, qui lui donnait à boire le contenu d’une cruche au col étroit.

— Il parle, maintenant c’est plus la peine dormir beaucoup, traduisit Gassym quand le vieillard se fut exprimé. Maintenant il faut manger. S’il mange bien, peut-être il sera vivant. Ou bien il sera pas, en tout est volonté d’Allah.

Lorsque le médecin fut parti, Fandorine raconta au Japonais la mort du Manchot et l’implication du Pivert.

Massa écoutait Eraste Pétrovitch, mais c’était Gassym qu’il regardait. Fixement. Le gotchi se tenait debout, adossé au mur, mâchant à nouveau on ne sait quoi.

Soudain Fandorine vit une larme couler sur le visage du blessé.

— Tu as mal ? Tu ne te sens p-pas bien ?

— Ça va, maître.

Une seconde larme suivit la première.

— Je pleure de joie. Je vois que c’est un homme véritable. Un homme sincère, même si c’est un akunin. Un yakuza parmi les meilleurs. À ses yeux et à ses manières, il est clair qu’il comprend le devoir de fidélité. Vous savez, je ne me trompe pas dans ce genre de choses. Je peux vous remettre entre ses mains, le cśur tranquille… Il est même plus beau que moi, ajouta Massa d’un ton tragique. Grand, gros, pareil à Saigo Takamori(12). Seulement le maréchal Saigo n’avait pas de telles moustaches. Je suis content, mais c’est très dur pour moi… de songer que dans cette difficile affaire c’est lui qui est à vos côtés, et pas moi…

Les larmes coulèrent cette fois-ci de ses deux yeux à la fois, et à torrents.

— Vaï, il pleure, commenta Gassym. Il est très faible.

Massa, cependant, demanda :

— Aidez-moi à m’asseoir, maître.

— Pour quoi faire ? Ça t’est défendu.

— Je vous en prie. Aidez-moi ! Je n’en ai pas la force tout seul.

Fandorine redressa le blessé avec précaution et glissa des coussins derrière son dos.

— Gassymu-san…, dit Massa.

Le gotchi s’approcha, tout en essuyant ses lèvres de sa manche.

— Il s’est assis, aïe, bravo ! Il va vivre.

— Je vous en supplie, Gassymu-san. Il faut bien plendle souin du maîtle… Je vous en supplie !

Le Japonais s’inclina brutalement, en y mettant toutes ses forces. Le mouvement était trop brusque : il perdit connaissance, s’affalant sur le côté, comme une poupée de chiffon.

— Aman-aman, fit Gassym en secouant la tête d’un air chagrin. Non, il va pas vivre. Il mourra. Dommage, oui ?

Une femme d’expérience à la réputation sans tache

Les instructions ont été données concernant le ménage, Tural a eu droit à un baiser sur le front avant d’être envoyé avec son précepteur au poney-club – pour apprendre à se tenir en selle comme un gentleman, ainsi qu’il sied à un garçon de bonne famille. Elle pouvait consacrer maintenant quelques minutes au keyif matinal.

Le keyif matinal de Saadat avait lieu dans la garde-robe, où il était interdit aux domestiques d’entrer sans permission spéciale. Dans cette pièce, étroite mais confortable, dont les murs disparaissaient sous les robes, le plancher sous les boîtes à chaussures, et les étagères sous les chapeaux, des parfums se consumaient toujours, masquant à merveille l’odeur du tabac hollandais. La première cigarette du matin est une des joies de l’existence. Et, comme la majorité des joies existentielles, elle est interdite. Une longue journée s’annonçait, pleine de soucis, elle pouvait bien s’accorder dix petites minutes ?

Les robes de soie, les escarpins à talons hauts, les chapeaux d’une beauté folle, ornés de plumes… tout cela était de l’art abstrait. Une veuve musulmane respectable n’irait jamais rien porter de semblable. Sauf peut-être lors d’une tournée en Europe. Ou bien devant la glace, seule à seule avec soi. Mais essayer des toilettes, c’est une joie particulière de la vie, vespérale celle-là. Il faut bien vivre jusqu’au soir.

Chaque matin, Saadat fumait simplement et étudiait son visage dans le miroir. Une vraie femme n’est jamais lasse de pareille occupation.

Elle le savait : elle n’était pas une beauté. Nez un peu trop grand, bouche un peu trop large, lèvres un peu trop fines. Seuls peut-être ses sourcils étaient bien dessinés, et sa peau était soyeuse, et puis ses yeux, bien sûr, qu’on les jugeât à l’aune asiatique ou bien européenne. Les femmes, même comme il faut, se peignent les cils, alors qu’elle n’en avait nul besoin. Avec de tels yeux et de tels sourcils, le voile n’offrait que des avantages. Le fait s’était maintes fois vérifié : le seul tiers supérieur de la physionomie agissait sur les hommes plus puissamment que l’ensemble de la marchandise entièrement déballée. C’était là l’une des raisons pour lesquelles Saadat en sa jeunesse avait décidé de tenir le rôle de matrone musulmane traditionaliste. Certes, il était révoltant que le sexe féminin fût tenu, en Orient, de cacher son visage, comme s’il était une partie indécente du corps, cependant Saadat était certaine que cette règle avait été imaginée dans les temps anciens par les femmes elles-mêmes. Les hommes n’auraient pas eu assez de cervelle pour ça.

Si vous avez quelque chose à montrer, vous trouverez toujours l’occasion de le faire. À l’homme qui, précisément, vous intéresse. Et le jour où vous êtes particulièrement en beauté. Puisse-t-il ensuite se remémorer l’épisode en ravalant sa salive.

Ce motif, cela dit, n’était pas essentiel. Quand on veut vivre à Bakou et prospérer dans le business pétrolier, mieux vaut utiliser à fond ses avantages naturels. Or appartenir au sexe faible, surtout en Orient, représente un énorme avantage, Saadat en était convaincue. Si elle était venue au monde bossue, avec le même caractère, elle aurait tout de suite imaginé comment tourner cette infirmité à son profit. Bien entendu, la vie des Bakinoises musulmanes présentait certains inconvénients. Par exemple, quelques années plus tôt encore, il était jugé indécent d’aller au théâtre. Mais à présent, le meilleur théâtre de la ville disposait de loges spéciales pour les dames comme Saadat Validbekova, protégées des regards indiscrets par des rideaux étroitement tirés. Lorsqu’on se trouvait installée là toute seule, on pouvait librement donner l’accolade à un flacon de cognac. De quoi rendre jalouses les Européennes.

Quand elle eut examiné tous les détails de son visage, Saadat posa sa cigarette et ouvrit en grand sa robe d’intérieur chinoise.

À présent, selon le rituel, elle considéra sa silhouette. Elle se tourna de profil, se pinça le ventre, les cuisses – nulle part ça n’était flasque. De dos maintenant. Allah tout-puissant ! qu’était-ce là, sur sa fesse gauche ? Se pouvait-il que ce fût de cette cellulite dont parlaient les revues pour dames ? Quelle horreur !

Mais non, c’était juste une fossette. Ouf !

Saadat tira sur sa cigarette et souffla avec soulagement un mince filet de fumée vers le haut, en direction de la lucarne d’aération.

Eh quoi ! D’après les canons européens, sa silhouette était potable et même parfaitement à la mode. Mais les esthètes bakinois (à condition, bien sûr, qu’ils eussent été jugés dignes de ce spectacle) se fussent exclamés : « Peuh ! Corps trop maigre, poitrine trop modeste, hanches trop étroites. » Lorsque Saadat, à seize ans, s’était mariée, elle était comme une branche de saule.

Toute jeune fille d’un bey appauvri, elle avait été heureusement mariée, non pas à un vulgaire nouveau riche comme il en pullulait à présent à Bakou, mais à un homme d’égale condition, issu d’une antique famille, et cependant aisé, ce qui dans l’aristocratie était devenu fort rare. La ville était désormais dirigée par les charretiers, les puiseurs et les porteurs d’outres de la veille, qui avaient eu la chance de trouver du pétrole et le bon sens de ne pas se laisser égarer par leur bonheur.

Saadat n’avait rien d’un brillant parti. Non seulement elle était maigrichonne et sans un sou vaillant, mais elle avait été sensiblement pervertie par son éducation, ayant passé six années au lycée, où on lui avait inculqué une masse de choses totalement inutiles, et qui plus est nocives pour une musulmane.

En vérité, son mariage pouvait être considéré comme une réussite. Certes, Saadat, en pauvre sotte qu’elle était, avait abondamment pleuré, et même, au début, failli mettre fin à ses jours, parce que son mari était âgé, baveux et ventru. Mais elle était une fille intelligente, douée de caractère, et apprenait vite. Après quelque temps, elle avait compris qu’il n’y avait rien là de bien terrible et qu’on pouvait s’en accommoder. Au fond, Valid-bek Validbekov n’était pas un monstre, mais simplement un vieux jouisseur amateur de jeunes filles fluettes. Leur effroi et leurs tremblements l’excitaient. Mais si elles venaient à n’être plus tremblantes ni effrayées, Valid-bek s’en désintéressait et perdait toute son ardeur. Dès que Saadat eut fait cette découverte, sa vie conjugale se trouva changée. La libidineuse baudruche cessa de la venir visiter dans sa chambre à coucher, satisfaisant ailleurs ses risibles passions et observant à la maison une attitude discrète et respectueuse. Il s’enorgueillissait beaucoup devant la société que son épouse fût cultivée et pût tenir une conversation aussi bien en russe qu’en français ou en allemand.

Quand sa goinfrerie et ses exploits érotiques eurent conduit le bey à la tombe, Saadat se trouva libre. À vingt-trois ans, elle était devenue tout à fait intelligente. Elle ne rêvait plus de partir à Paris ni à Londres, où une femme peut vivre seule, aller à l’Opéra, paraître en public avec un amant. Émigrer en Europe, c’est bien beau, mais qu’est-ce que la vie sans véritable fortune ?

Elle avait hérité de son mari un joli lopin de terre pétrolifère. C’était la terre natale des Validbekov. Son mari n’avait jamais levé le petit doigt pour exploiter les puits : il les louait pour soixante mille roubles à l’année, et en était très content. Mais à vingt-trois ans, Saadat avait parfaitement conscience que soixante mille roubles, c’était une misère. Elle se sépara du locataire, prit elle-même l’affaire en main, et deux ans plus tard, elle en avait trois fois plus. Cependant, que signifie « elle-même » ? À Bakou, il est impossible à une femme de s’occuper de pétrole. C’est une ville d’hommes, un business d’hommes. Pas moyen pour elle de négocier, de conclure une affaire ni d’obtenir un crédit.

Mais tout obstacle, si on l’aborde convenablement, peut être utilisé comme piédestal ou comme tremplin. Saadat nomma à la tête de l’entreprise Guram-bek, un cousin de son défunt mari. L’homme n’était bon à rien, mais il était de belle prestance et très facile à manier. Pour mille roubles par mois, il faisait le beau comme un caniche dressé. Il siégeait au Conseil des industriels du pétrole (où il lisait les ordres consignés sur un papier), il l’accompagnait au théâtre (puis s’éclipsait discrètement), et se montrait utile lors des déplacements (une femme ne peut voyager seule, c’est haram).

Tant que son mari avait été en vie, Saadat s’était vêtue à l’européenne. Mais une fois celui-ci disparu, elle avait rangé avec un soupir toilettes et chapeaux dans la garde-robe, pour se métamorphoser en veuve orientale et susciter ainsi l’approbation de tous. Les magnats du pétrole musulmans étaient dans leur majorité des rustres et des sauvages, en aucun cas des gentlemans, mais ils étaient habitués à traiter avec respect les femmes qui observaient les règles, ils avaient ça dans le sang. Le fait que pour eux une femme soit une créature stupide et inoffensive se révélait également très utile. Et par conséquent, on pouvait s’en tirer à bon compte là où ils n’eussent jamais pardonné à un homme. Il convenait seulement de ne pas trop tirer sur la corde.

En six années de vie indépendante, Saadat avait obtenu beaucoup. En termes de volume de production, sa société ne comptait ni dans la première, ni même dans la seconde dizaine des plus grosses compagnies pétrolières, mais quant à la rentabilité, elle n’avait sans doute pas d’égale. Saadat dissimulait les vrais chiffres de ses bénéfices, les abaissant de moitié. Elle passait également sous silence les terrains de réserve achetés par le biais d’hommes de paille. Là, dans les entrailles de la généreuse terre d’Apchéron, sommeillaient des centaines et des centaines de milliers de barils de cette douce résine noire et odorante sans laquelle la planète ne pouvait vivre, pas plus qu’un drogué sans opium.

Quand son fils en aurait l’âge, il prendrait la direction de l’entreprise, et la société Validbekov-nöyüt (Pétrole Validbekov) se déploierait alors dans toute sa réelle puissance. C’est là qu’on pousserait des cris d’étonnement.

La principale raison pour laquelle Saadat n’avait pas souhaité vivre libre en Europe s’appelait Tural. Ce n’étaient pas soixante, mais six cent mille, non, six millions de roubles par an qu’elle laisserait à son fils, pour que, juché sur pareil piédestal, il puisse conquérir le monde tout entier. Parce qu’un homme digne de ce nom désire forcément conquérir le monde, et Saadat avait bien l’intention d’élever son garçon pour qu’il fût le meilleur homme de la terre.

Dans les riches familles bakinoises, les rejetons mâles étaient choyés de manière éhontée, au point d’en devenir obèses et capricieux. Aussi nombre de fortunes rapidement édifiées se trouvaient-elles dilapidées dès la deuxième ou la troisième génération. Saadat, quant à elle, élevait son fils avec esprit et sévérité. Elle savait que l’essentiel était de tremper son caractère dès l’enfance, le reste viendrait tout seul. Lorsqu’elle marchait dans la rue avec Tural et qu’il commençait à polissonner, elle lui disait d’une voix faible : « Ah ! Turalouch, j’ai un peu le vertige. Prends maman par le bras pour lui éviter de tomber », et le garçon se sentait aussitôt un homme, capable de la défendre. Et du même coup cessait de faire l’enfant.

Il est très important pour un gosse d’apprendre à surmonter la peur, mais sans pour autant prendre le goût du risque. Ces deux extrémités, dans la vie, sont dangereuses, et funestes pour les affaires. Tout peut s’enseigner sur terre, y compris un courage raisonné. Pour vaincre la crainte, il faut progresser à tout petits pas, remporter, une à une, de minuscules victoires. Prenez l’équitation, par exemple. Un jour Saadat avait remarqué que Tural avait peur des chevaux (son équipage, il faut l’avouer, était trop fougueux, constitué de fringants étalons turkmènes). Elle avait d’abord acheté un poney nain, à peine plus haut qu’un tabouret. Il était parfaitement impossible de s’effrayer devant pareil animal, qu’on eût dit sorti d’un conte de fées, et Tural monta le bébé cheval avec plaisir. À présent elle avait inscrit son fils au poney-club, où les bêtes étaient déjà plus grandes. Avec le temps, dans trois ou quatre années, le garçon grimperait même sur de vrais chevaux de course. Tout le secret se résumait à la gradation de l’apprentissage.

Saadat était toutefois inquiète que l’enfant grandisse sans père. C’est-à-dire sans homme auprès de lui (le défunt Valid-bek ne pouvait aucunement être qualifié de ce nom). Ce fait était cause, sans doute, qu’elle en rajoutait dans la sévérité. Craignant que Tural ne devînt un enfant gâté, elle s’abstenait de gestes tendres. Même si parfois elle en avait le cśur littéralement déchiré, tant elle avait envie de le serrer dans ses bras et de lui prodiguer des caresses. Pour la même raison, depuis ses trois ans, elle ne le confiait plus à des nounous, et punissait les servantes qui bêtifiaient avec lui. Finalement, elle avait trouvé comment résoudre le problème : placer auprès de son fils l’homme qu’il fallait, un précepteur. Désormais elle se permettait de loin en loin le luxe de baiser son fils sur le front. Une seule fois, brièvement.

Il restait assez de tabac dans sa cigarette pour trois ou quatre bouffées encore, mais Saadat avait déjà abandonné l’idée du keyif pour songer aux soucis de la journée qui commençait.

Le soir l’attendait le plus difficile : les négociations avec le comité de grève.

On ne faisait jamais grève longtemps chez Validbekov-nöyüt, la patronne savait entretenir de bonnes relations avec les ouvriers.

Deux fois l’an, accompagnée de Guram-bek, elle allait en Perse embaucher des travailleurs amchari, parce que ces derniers étaient respectueux envers leurs patrons, et fort peu exigeants. Elle choisissait chacun personnellement, après un entretien, veillant à ce que l’homme fût d’un naturel paisible, à la tête d’une famille nombreuse et sans vilaine lueur dans les yeux. Saadat payait toujours dans les délais et légèrement plus que ses voisins. Aux employés particulièrement zélés, elle distribuait des primes. En cas de malentendu ou de conflit, elle rejetait la faute sur Guram-bek, et intervenait en conciliatrice.

Mais la grève, qui avait éclaté un mois plus tôt et s’était peu à peu étendue à toute la presqu’île d’Apchéron, touchait maintenant les champs de pétrole Validbekov. Quatre jours auparavant, les représentants des grévistes lui avaient soumis un ensemble de revendications. Saadat avait joué le désespoir et même fondu en larmes, se lamentant sur son sort de veuve. Elle avait demandé cinq jours de réflexion.

Elle savait très bien marchander, bien peu pouvaient l’égaler dans cet art ancestral. Faire baisser un prix était un plaisir non moins voluptueux que l’extase des sens. Quand elle versait son tribut mensuel aux révolutionnaires et aux gotchi pour qu’il n’y eût pas d’incendie sur ses chantiers de forage, Saadat montait chaque fois un véritable spectacle. Ces terribles individus la quittaient, épuisés et en sueur, absolument convaincus d’avoir pressuré la veuve comme un citron. De son côté, elle considérait cette dépense non comme une perte mais comme un facteur d’économie. Garder de bonnes relations avec les bandits (qu’ils soient animés ou non d’idées politiques) permettait d’éviter d’entretenir une armée de gardes. Il en résultait moins de frais et plus de tranquillité.

Surtout, elle n’avait pas besoin d’entourer Tural d’une meute de gardes du corps, comme le faisaient les autres industriels pour protéger leurs enfants des rançonneurs. Comment un enfant placé du matin au soir sous la tutelle de malabars armés jusqu’aux dents pouvait-il devenir un être sensé ?

Une seule personne veillait sur Tural, son précepteur et protecteur. Franz Kaunitz, ancien lieutenant de l’armée impériale et royale autrichienne, enseignait au garçon la gymnastique, l’allemand, les bonnes manières, ainsi que la science la plus importante : celle d’être un homme. En cas d’imprévu (Bakou reste Bakou), le dragon à la retraite avait toujours dans sa poche un pistolet qu’il savait utiliser à merveille.

Saadat était consciente d’avoir eu beaucoup de chance de trouver ce professeur. À cause d’un genou raide, souvenir d’une course de chevaux à l’issue malheureuse, l’Autrichien avait quitté l’armée et était parti chercher fortune dans la lointaine ville pétrolière, où il avait investi toutes ses économies dans un lopin de terre. Beaucoup jouaient à cette loterie. Certains gagnaient : on découvrait du pétrole dans leur concession. Mais Kaunitz avait tiré un numéro perdant. Il s’était alors fait précepteur, avec l’idée d’économiser de l’argent et de tenter à nouveau sa chance. Toutefois, il n’était pas dans les habitudes de Saadat de laisser partir les gens utiles. L’Autrichien vivait chez elle, tous frais payés, touchait un salaire de général, et ne pensait plus au pétrole.

Pendant un temps, elle s’était demandé si elle ne devrait pas prendre pour amant cet homme grand, blond, peu loquace et diablement séduisant, mais elle y avait renoncé. Deux sortes d’hommes conviennent au rôle d’amant : soit les très simples, soit les très compliqués. Avec les premiers, il est bon de s’ébattre au lit avec fièvre et insouciance ; avec les seconds, il est sans doute palpitant de bavarder (« sans doute », car en réalité, Saadat n’avait jamais rencontré d’homme de la seconde sorte). Mais Kaunitz n’était ni l’un ni l’autre. Trop cultivé pour une petite aventure sans prétention, et malgré tout pas assez complexe pour des relations plus élaborées. En un mot : un officier de cavalerie. Et quoi ensuite ? Il n’était pas question de vivre sous le même toit que son amant : il y avait un enfant à la maison. Par ailleurs, il était autrement plus facile de trouver un candidat au rôle de consolateur au lit que de dégoter un bon précepteur. Quand il aurait appris à l’enfant tout ce qu’il savait, elle pourrait, en guise d’adieu, faire un cadeau à l’Autrichien en même temps qu’à elle-même. Depuis qu’elle avait pris cette décision, Saadat regardait l’ancien lieutenant en savourant son plaisir à l’avance : comme une pomme appétissante qui mûrit sur la branche et qu’on finira un jour par croquer.

Saadat avait organisé son bonheur de femme de manière intelligente et habile, depuis l’époque où son mari l’avait laissée en paix et n’osait plus même entrer sans permission dans l’enderun, la partie de la maison réservée aux femmes. Si Validbek avait un faible pour les ingénues délicates et timides, Saadat préférait les beaux hommes, grands, taciturnes et posés. En aucun cas les raisonneurs. Elle préparait ses divertissements amoureux avec goût et ne se les permettait que peu souvent : une fois par mois. Il y a du plaisir à laisser se creuser l’appétit du corps. Entretenir la langueur charnelle est presque aussi délicieux que s’abandonner à la passion. On sent monter en soi peu à peu comme une sève, on s’emplit de lumière et de parfum. Et c’est lorsqu’il semble qu’on va éclater de désir voluptueux qu’il est temps de partir en chasse.

Autrefois, Saadat prenait place dans un cabriolet et roulait lentement sur les quais, en quête d’hommes au physique attrayant. Le visage chastement couvert, ses yeux s’arrêtaient sur les passants les mieux bâtis, comme on tire les canards au vol. Presque tous ceux sur lesquels elle posait son regard se retournaient. Saadat n’entrait jamais en contact avec des hommes du cru, car Bakou était une petite ville. Uniquement avec des étrangers de passage. Ce pouvait être un officier en mission, un ingénieur, un représentant de commerce.

Si l’individu lui paraissait prometteur, elle piquait légèrement de son ombrelle le dos de Zafar. Celui-ci comprenait sans qu’il fût besoin de mots. Il sautait de son siège de cocher et emboîtait le pas au candidat, afin d’établir qui il était et où il logeait, tandis que Saadat prenait les rênes et rentrait à la maison.

Ce serviteur, préposé à ses plaisirs secrets, Saadat l’avait ramené de Perse. C’était un eunuque, autrefois coursier au service de la première épouse de Son Altesse le chahzadé, autrement dit représentant d’une profession hautement estimée à la cour. Zafar avait été chassé du palais en raison de son caractère rétif, aussi Saadat l’avait-elle acquis pour peu cher. Avec elle, le Persan était doux comme un agneau. Un assistant en vérité sans prix, sur qui elle pouvait se reposer entièrement, un ami fidèle ! Sans lui, sa vie présente n’eût pas été une vie.

Il maintenait dans un ordre parfait une petite maison, sise au fond d’une ruelle écartée de la Vieille Ville, près de la porte de Chemakha, maison insignifiante vue du dehors, mais aménagée avec un goût exquis. Les voisins étaient persuadés que son propriétaire était muet, car Zafar ne s’expliquait avec eux que par signes. En réalité l’eunuque méprisait les gens et ne jugeait pas utile de dépenser sa salive pour eux : les gestes suffisaient bien. Il n’aimait au monde que sa maîtresse. Avec elle, il parlait volontiers, quoique rarement et de manière toujours brève.

Quand Saadat, à son réveil, sentait soudain que le moment était arrivé de partir en promenade, elle annonçait à son cocher habituel qu’elle se ferait conduire ce jour-là par Zafar. Et le Persan muet apparaissait alors comme par miracle. Les serviteurs ne parvenaient pas à comprendre comment il avait vent du désir de leur maîtresse, aussi considéraient-ils l’eunuque avec une sorte d’effroi mystique. Or il n’y avait rien là de bien sorcier. Depuis le toit du nid d’amour, on apercevait l’étage supérieur de la maison des Validbekov, rue Zavedenskaïa. Si à la fenêtre de la chambre à coucher le rideau écarlate était à moitié tiré, Zafar savait qu’il y aurait une sortie dans la journée.

Une fois que l’individu repéré par sa maîtresse avait été identifié et reconnu apte, la chasse proprement dite commençait.

L’élu de Saadat avait le sentiment de plonger dans un conte des Mille et Une Nuits. Un mystérieux inconnu à la peau basanée et au costume exotique l’abordait en le saluant et lui remettait un billet parfumé. « Une belle dame orientale, jouissant d’une position dans la société, a porté son attention sur vous et souhaiterait vous connaître de plus près, à la condition toutefois que vous fussiez discret et capable de garder un secret », disait le message rédigé en français d’une belle écriture ornée.

C’est drôle ce que le coloris oriental conjugué au parfum du mystère a d’effet sur les Européens. Ils s’en trouvent littéralement fascinés. Tous ont lu dans leur enfance mille fariboles sur les harems d’Arabie et sur le rendez-vous « à l’aveugle » du jeune huguenot avec Diane de Turgis(13). Intrigués, dévorés de curiosité, tous les hommes élus par Saadat suivaient docilement les muettes indications de l’eunuque. D’abord, Zafar les conduisait au hammam, où il les relaxait et les rafraîchissait par un massage, et par la même occasion vérifiait d’un śil expérimenté qu’ils ne présentassent pas des signes de maladies vénériennes. Puis, sous le couvert de la nuit, il les menait longuement par les ruelles d’Itcheri-Chekher. Avant d’entrer dans la maison, il leur bandait les yeux. Quelques malins arrachaient ensuite ce bandeau, mais sans qu’ils en fussent plus avancés : Saadat n’allumait jamais la lumière dans le boudoir. Avant que le jour naquît, elle abreuvait son amant à bout de forces de thé mêlé d’opium, et Zafar remmenait la victime de la tentation alors qu’elle était sans connaissance.

L’homme n’avait pas vu le visage de l’énigmatique beauté, ne savait pas son nom, et était incapable de retrouver le chemin de sa demeure. Le lendemain, après avoir dormi tout son saoul, le bienheureux se mettait à douter : n’avait-il pas rêvé cette nuit enchanteresse, tout cela n’était-il pas qu’une douce hallucination ? Les femmes musulmanes sont si vertueuses et inaccessibles ! (Et c’était vrai, messieurs. Saadat était la seule en son genre dans tout Bakou, et c’était celle-là qui vous était venue en songe.)

Après quoi, elle se délectait tout un mois des souvenirs de l’aventure vécue – et se préparait à la suivante. Il était une règle qu’elle observait de manière scrupuleuse : même si l’amant se révélait extraordinaire, elle s’interdisait de l’inviter une seconde fois.

Tural, bien entendu, n’était pas le fils du gros Valid-bek. Et puis quoi encore ! Un visiteur étranger, au doux nom de Mario, un beau ténor italien venu en tournée dans la riche cité, avait passé une nuit inoubliable avec la mystérieuse odalisque et lui avait laissé en souvenir un cadeau précieux : un petit garçon doté des mêmes yeux verts et du même teint mordoré.

Quand Saadat avait annoncé à son mari qu’Allah s’apprêtait à bénir leur union par la naissance d’un enfant, Valid-bek, bien sûr, s’était montré surpris, mais il n’avait formulé aucun grief : à cette époque, il y avait beau temps déjà qu’il filait doux et qu’entre eux s’était établie une sorte de compréhension mutuelle. Saada pleura même longuement lors de ses funérailles, et de manière assez sincère.

Peu à peu, les règles de la chasse aux hommes s’étaient perfectionnées. Avec l’expérience les goûts de la jeune femme s’affinaient.

Par voie empirique, il avait été arrêté que l’amant ne devait pas être trop jeune. Les jouvenceaux sont fougueux, certes, mais maladroits et collants. Les hommes mûrs sont plus intéressants et moins dangereux.

« La pêche au leurre », comme Saadat appelait ses expéditions en voiture, n’était plus à présent qu’un souvenir. Jouer avec le hasard aveugle est une activité trop incertaine et peu productive. Combien de fois il était arrivé qu’un individu lui tapât dans l’śil, mais qu’à son retour Zafar déclarât que le candidat ne convenait pas pour telle ou telle raison !

Il valait mieux choisir sa victime à l’avance, de manière réfléchie. Lors d’un raout, ou bien au foyer du théâtre, tout en trottinant derrière Guram-bek, telle une sage petite souris orientale au museau voilé, Saadat repérait sa proie. Puis elle cherchait à établir si l’homme répondait aux conditions. Enfin elle le bombardait de billets parfumés, de manière à éveiller puis à aiguiser l’appétit du sujet. Tandis qu’elle-même, bien entendu, s’enflammait dans l’attente de la suite.

En toutes ces années de braconnage, elle n’avait connu que quatre échecs. Trois avaient pris peur au dernier moment à l’idée de s’aventurer en pleine nuit dans la Vieille Ville : ils craignaient que ce ne fût un piège tendu par des brigands. Ceux-là, elle ne les regrettait pas le moins du monde : les froussards font de méchants amants. Un seul et unique homme s’était révélé un mari fidèle. Saadat s’était sentie du respect pour ce phénomène d’une grande rareté, mais là encore nul regret : qui a besoin dans son lit d’un parangon de vertu ?

Les chasseurs impénitents ornent en général le grand salon de leur demeure de leurs trophées : têtes de cerfs et hures de sangliers, ours et autres grosses bêtes empaillés. Saadat avait son album de souvenirs : une manière de livre d’honneur. En tout quatre-vingt-sept articles. Chacun comportant juste un numéro, une date et une fleur séchée.

Par exemple : « No 48. 19/8/1909 », et une renoncule.

Et en face du mémorable numéro 29 (mmm !), un ne-m’oubliez-pas.

Mais même avec le numéro 29 (mmm !), le meilleur de tous, Saadat ne s’était pas permis de seconde fois. Parce que le plaisir est une chose, mais la sécurité et la réputation sont d’un plus grand prix encore.

Au souvenir du 29 (mmm ! 6 septembre 1905 !), Saadat, comme toujours, eut un sourire rêveur. Le keyif matinal était terminé. Mégot et cendre dans un bout de papier, le bout de papier dans sa poche.

Bien sûr, il était difficile de considérer pareille vie comme normale : dans sa propre maison, devoir dissimuler à ses propres serviteurs les plaisirs les plus innocents ! East is East. On faisait ici des mystères de n’importe quelle broutille. Mais peut-être était-ce en cela que résidait le plus grand charme de l’Orient.

Tandis qu’elle se changeait pour une tenue ordinaire, noire, de veuve, Saadat ne souriait déjà plus : elle pensait aux grévistes.

Il fallait que les chevalets de pompage continuent de fonctionner. À l’heure présente, sur fond de réduction de la production, c’était la garantie d’énormes bénéfices en comparaison desquels une hausse des salaires était une menue bricole. Mais il ne fallait pas que cette hausse fût trop forte, autrement Artachessov, Chamsiev et les autres gros bonnets du Conseil des industriels du pétrole se fâcheraient. Eux qui ronchonnaient déjà, reprochant à la Validbekov-nöyüt de faire monter les prix sur le marché du travail.

Dehors retentirent plusieurs coups de Klaxon impatients. Comment, ils n’étaient pas encore partis ?

Elle jeta un coup d’śil à la fenêtre. Franz était installé au volant de la Delaunay beige décapotable, seul. L’Autrichien conduisait merveilleusement bien et avait proposé d’apprendre à sa patronne, mais c’était malheureusement impensable. Tous les défunts imams et vali de la ville de Bakou se retourneraient dans leurs tombes.

— Was ist los ? cria Saadat en se montrant. Wo ist Tural(14) ?

Le précepteur n’eut pas le temps de répondre : déjà Tural dévalait les marches, en tenue de jockey et coiffé d’un petit bonnet anglais à visière.

— Noch nicht aber schon bald ! Jetzt gehen wir(15) ! lança-t-il à Kaunitz.

Elle devina de quoi il retournait. Tural avait filé dans l’arrière-cour pour rendre visite à la vache Betty sur le point de vêler. À l’arrière de la maison – fort ancienne, mais récemment modernisée (eau courante, électricité) – subsistait une étable. Saadat n’y avait pas touché. Un enfant a besoin d’être nourri avec des produits dont on peut contrôler l’origine. Elle possédait également son propre fournil. Il était impossible de se fier aux laitiers, bouchers, boulangers d’aujourd’hui : tous corrompus, dépravés par l’argent facile et le peu d’exigence de la racaille qui avait envahi Bakou.

Par habitude, Saadat murmura une prière protectrice en regardant Tural s’éloigner : « Ya rabb ya karim, ehfadhna men kulli sou’i wa bala’ » – « Ô Allah, ô très généreux, garde-nous de tous les malheurs et les maladies ». Elle ne croyait pas tellement en Dieu, mais pourquoi ne pas se garantir ? De l’avis des savants modernes, il se pouvait que les incantations magiques détinssent une sorte d’énergie dont la science ignorait encore la nature.

Le nom « Tural » était lui aussi une manière d’incantation : il signifiait « Immortel ». Tout être humain, en dépit des soucis quotidiens, des distractions et des chagrins, doit donner un sens supérieur à sa vie. Beaucoup d’hommes commettent des sottises et même des crimes, en cherchant le sens à donner à la leur. Pour une femme, lorsqu’elle est mère, les choses sont simples. Le voilà, le sens de leur vie : il est assis à côté du conducteur, il agite les mains, lancé dans une discussion. Saadat le savait : si le nom de son fils ne tenait pas ses promesses et que Tural se révélât mortel, alors elle aussi renoncerait à vivre. Car alors, à quoi bon ?

C’était son unique fils, elle n’en aurait pas d’autre. Saadat, devenue veuve, avait elle-même demandé à Zafar de faire en sorte qu’elle ne tombât plus jamais enceinte. Elle ne pouvait se permettre une naissance illégitime, et, quant à se remarier, il n’en était pas question.

Au reste elle n’avait pas besoin d’un autre enfant. Elle ne comprenait pas comment les femmes qui en avaient plusieurs, ne fût-ce que deux, s’y prenaient pour distribuer également ce qui ne peut se partager : l’amour. Et même, comment pouvait-on aimer de tout son cśur et son mari et son enfant ? On aimait forcément davantage l’un que l’autre, non ? D’ailleurs, il y avait là un mystère qui passait tous les autres : comment pouvait-on aimer un homme ? Non pas au sens physique, mais pour de bon. On ne peut aimer que celui qui a toujours été et sera toujours vôtre, quoi qu’il arrive. Or les hommes… Ils sont comme le feu auquel on se réchauffe et sur lequel on prépare le repas, mais qui à la moindre inattention vous brûle cruellement, quand il ne vous réduit pas en cendres. Vous n’allez pas aimer le feu tout de même ? Ce serait du zoroastrisme.

Franz boucla la ceinture du garçon, car la route était cahoteuse. Il lui ôta son bonnet et le coiffa d’un casque – c’était Tural qui l’avait demandé. Il avait vu un jour un pilote de course automobile arborant un casque de cuir et avait réclamé le même.

Le soleil à présent était féroce, aveuglant. La poussière flottait en suspension dans l’air, et scintillait comme du sable d’or. Les rares passants marchaient d’un pas indolent. Certains s’arrêtaient pour se reposer un instant à l’ombre. À Bakou, les hommes restent souvent en groupe, debout, sans presque bavarder. Ils échangent un mot, puis demeurent un long moment silencieux. Jamais on ne surprendra des femmes ainsi oisives. Si elles papotent, c’est à la maison ou dans la cour, et toujours les mains occupées.

Tout à coup un changement se produisit. La rue ensommeillée, accablée de chaleur, se mit en mouvement. Trois badauds, tous en papakha noir, qui jusqu’alors regardaient d’un śil distrait l’automobile depuis le trottoir, quittèrent soudain leur place. Deux passants qui baguenaudaient de l’autre côté de la rue bondirent sur la chaussée et coururent eux aussi vers la voiture.

Un cri s’étrangla dans la gorge de Saadat.

Kaunitz se retourna au bruit des pas, fit mine de se redresser, mais l’un des hommes sauta sur le marchepied et frappa l’Autrichien à la tête. Sans doute tenait-il dans sa main un objet pesant, poing américain ou masse de plomb, car Franz glissa à bas du siège.

Tous les cinq grimpèrent dans le véhicule : deux à l’avant, trois à l’arrière.

— An-a-a-a ! cria Tural en se tournant vers la maison.

Il savait que sa maman était à la fenêtre.

Un sac fut passé sur la tête du garçon et le cri s’éteignit.

L’un des ravisseurs prit le volant cependant que l’autre tenait l’enfant. Les trois montés derrière exhibaient des canons de pistolets, prêts à tirer si quelqu’un venait s’en mêler. Leurs visages étaient dissimulés par des cagoules, sans que Saadat eût remarqué quand ils les avaient enfilées.

La Delaunay s’ébroua, cracha un nuage de fumée noire par son pot d’échappement puis s’élança en bringuebalant sur le pavé de la chaussée, au milieu d’un tourbillon de poussière. Un chameau aux jambes fines, portant un énorme ballot sur le dos, fit un écart sur son passage. Les grelots ornant son col laineux se mirent à tinter, tandis que le chamelier levait les bras au ciel. La voiture disparut au coin.

Saadat avait toujours la bouche grande ouverte, elle voulait crier et ne le pouvait pas.

Elle fût sans doute devenue folle ou bien eût succombé à un arrêt du cśur si, un quart d’heure plus tard, le téléphone n’eût sonné. On mit du temps à l’entendre, car tout le monde était dans la rue. On poussait des cris perçants, on agitait les bras, on sanglotait, on courait en tous sens. Enfin, un vieux serviteur perçut le trille de l’appareil et s’en fut décrocher.

Saadat à ce moment était étendue sur la chaussée, à l’endroit même où les bandits avaient enlevé son fils ; hurlant enfin à pleins poumons, elle battait des poings contre le sol. Des gens, massés autour d’elle, compatissaient bruyamment.

— Maîtresse, annonça Farid, tout essoufflé. On vous demande au téléphone. Ce sont eux, ceux qui… Ils veulent vous…

À l’instant même, Saadat cessa de pleurer. Elle se releva, secoua la poussière de ses vêtements. La tête ne lui tournait plus, son cśur battait normalement. Ce n’était plus l’heure d’être accablée.

Tandis qu’elle marchait vers le téléphone, elle songea : Ils appellent, c’est donc qu’ils vont réclamer une rançon. À Bakou, l’enlèvement d’enfants est monnaie courante, c’est un business. Elle s’était trompée en imaginant son fils hors de danger parce qu’elle payait ponctuellement le tribut. Sans doute une nouvelle bande avait-elle fait son apparition.

Rien de terrible. Quand il est question d’argent, il y a toujours une solution. Il faudrait parler avec le maître chanteur de la manière la plus posée possible, pour qu’il ne se montre pas trop exigeant.

— Validbekova, dit-elle sèchement, d’un ton bref, en prenant l’appareil.

— Votre fils est entre nos mains.

Un Russe. Ça ne voulait encore rien dire. Les Arméniens comme les musulmans, ou n’importe qui d’autre, prenaient souvent des Russes pour intermédiaires, dans ce genre d’affaires, pour brouiller les pistes.

— Entre les mains de qui ? s’enquit-elle.

À l’autre bout du fil, on émit un grognement contrarié.

— Vous ne semblez pas trop inquiète. Vous avez tort.

Langage châtié. Ce n’étaient donc probablement pas de simples criminels, plutôt des révolutionnaires.

— Allons au fait. Combien ?

Les S-R avaient pris trois cent mille roubles pour le fils des Abylgaziev. Mais ce n’était pas un enfant unique. Cependant, l’entreprise était presque deux fois plus grosse. Saadat pourrait essayer de faire baisser le prix à cent cinquante.

— Seulement tenez compte d’une chose, poursuivit-elle avec le même calme, je ne suis guère en fonds en ce moment. Je viens juste d’acheter de nouveaux équipements. Vous pouvez vérifier.

C’était la vérité. Elle avait investi en mai huit cent mille roubles dans la modernisation de ses installations : elle avait fait installer sur les chevalets de pompage des moteurs Diesel permettant d’extraire le pétrole une fois et demie plus vite. Elle ne disposait jamais de beaucoup de liquidités, si bien qu’elle avait dû souscrire à un gros emprunt à court terme. Elle comptait le rembourser rapidement – il flottait déjà dans l’air une odeur de grève générale, mais Saadat était sûre de ses ouvriers.

— Pourquoi vérifier ? Nous le savons, répondit l’homme. Nous n’avons pas besoin d’argent. Dites non au comité de grève. Aucune concession. C’est tout ce que nous vous demandons.

Voilà ce qu’elle n’attendait aucunement.

— Vous ne voulez pas d’argent ?

Sa voix avait tremblé. Sa stratégie de négociation s’effondrait.

Refuser toute concession ?! C’était ruiner à jamais ses relations avec ses employés. Elle qui comptait servir aux membres du comité du thé et des douceurs. Verser quelques larmes, se plaindre du sort échu aux veuves. Finalement, elle aurait accepté d’augmenter les tarifs de dix, au grand maximum douze pour cent, et tous seraient repartis satisfaits.

Mais il y avait plus grave encore. Si les pompes s’arrêtaient, elle n’aurait rien pour rembourser l’emprunt. Ce serait la banqueroute et la ruine.

— Vous restez muette, madame Validbekova ? Décidez-vous, à quoi tenez-vous le plus ? À votre position ou à votre fils ? Dites-le maintenant, je dois transmettre votre réponse sans plus tarder !

— Oui, oui, oui ! répondit-elle d’une voix haletante. J’accepte, je dirai non au comité. Mais rendez-moi Tural !

Son cśur palpitait d’affolement, mais son cerveau continuait de fonctionner. Elle pourrait mettre son fils à l’abri à Tabriz, dans la famille de son mari. Et ensuite s’entendre avec les grévistes…

— Le garçon restera chez nous jusqu’à la fin de la grève, dit l’inconnu. Après quoi nous vous le rendrons. Qu’en ferions-nous ?

La communication fut coupée.

Sans prêter attention aux serviteurs attroupés à l’entrée, Saadat se laissa tomber par terre, la tête dans les mains.

Tout était fini. Outre les huit cent mille roubles à rendre à la banque avant la fin du mois de juillet, arrivait également le versement des intérêts pour le crédit de l’an passé. Elle avait toujours eu pour principe que si l’on a un rouble en sa possession, il faut en emprunter neuf autres et investir le tout dans l’avenir. Cette stratégie lui avait permis en quelques années de quadrupler son chiffre d’affaires, mais elle ne fonctionnait qu’à condition de pomper constamment de nouveaux moyens financiers. Si la production de pétrole s’arrêtait, cette fragile construction s’écroulait. Les créanciers allaient fondre sur elle comme des vautours. Ses concurrents, flairant une proie facile, s’entendraient pour l’empêcher de vendre ses terrains et ses machines au prix du marché…

L’indifférence du chef des ravisseurs (ou bien son intermédiaire ?) pour l’argent était particulièrement inquiétante. Les malfaiteurs pétris d’idéologie étaient les plus dangereux. Ceux-là, au nom de l’avenir radieux du prolétariat, vous tuaient sans sourciller un gamin de sept ans. Dostoïevski, avec sa larme d’enfant(16), ne faisait pas autorité pour eux.

Ah ! ce n’était pas l’argent qui lui causait peine, ce n’étaient pas les derricks ni les réserves de pétrole ! Ce qui lui était insupportable, c’était l’idée que Tural fût condamné désormais à la pauvreté. Pas à l’indigence, bien sûr. Il serait toujours possible de soustraire quelques miettes aux griffes des créanciers. Mais son garçon ne serait pas destiné à voir s’ouvrir devant lui un avenir majestueux, aux possibilités infinies.

Saadat s’abandonna au désespoir durant cinq minutes environ. Peut-être dix. Puis elle se reprit en main.

Primo, mieux vaut un avenir modeste que pas d’avenir du tout, songea-elle.

Secundo, il ne faut pas se rendre prématurément.

À dire vrai, elle ne savait pas se rendre, ni prématurément ni tardivement.

Le soir était encore loin.

Que pouvait-elle faire ?

Dans un autre pays, ou même dans une autre ville de l’Empire russe, elle se fût adressée à la police. Mais pas à Bakou. Pour une musulmane, c’eût été perdre la face à jamais. Se plaindre à la police russe était une honte plus déshonorante encore que résoudre un litige devant un tribunal russe. Même en cas de meurtre d’un parent, un Bakinois n’eût pas recouru à la police. On devait se venger de ses ennemis soi-même, et si l’on n’y parvenait pas, laisser à Allah le soin du châtiment.

Seigneur, mais elle se moquait bien de perdre la face ! Le problème était que cette police ne savait que prélever des bakchichs. Ils ne retrouveraient personne, quel que fût le montant du pot-de-vin. Ces chacals n’étaient pas là pour ça.

Par conséquent, il fallait essayer la voie traditionnelle, qu’eût suivie en pareille situation n’importe quelle mère musulmane privée de protecteur mais disposant de moyens.

Seulement elle devait faire vite. Elle avait très peu temps.

Une heure plus tard, après avoir parlé au téléphone avec plusieurs personnes compétentes, Saadat savait à qui il convenait de s’adresser et comment trouver ledit individu.

Il existait un gotchi fameux, d’excellente réputation, du nom de Kara-Gassym. Toute la ville parlait de lui depuis une semaine, car récemment cet homme avait abattu à lui seul toute une bande d’anarchistes arméniens à Choubany. Un correspondant bien renseigné avait déclaré : « Si Kara-Gassym s’en charge, ce sera fait. S’il refuse, c’est que personne n’y peut rien. »

Une demi-heure encore et, enveloppée du voile élimé d’une jeune servante, Saadat marchait dans la Vieille Ville.

Le commissionnaire que lui avait envoyé le même correspondant lui montra l’intérieur d’une cour.

— C’est ici, madame. Prenez l’escalier, et montez à l’étage. Je ne vous accompagne pas plus loin, et qu’Allah vous vienne en aide.

Le cśur battant, mais d’un pas ferme et résolu, elle entra dans une pièce dont un mur s’ornait d’un tapis couvert d’armes diverses, et où, assis à une table, un énorme gaillard aux somptueuses moustaches mangeait des fruits secs qu’il puisait par poignées.

L’homme écouta en silence le récit affligé de la veuve. Tout de suite il déclara :

— Non, je m’en charge pas. Va-t’en, femme.

— Il y a là quinze mille roubles.

Saadat déplia et montra les billets – tout ce qu’elle avait pu trouver chez elle.

— Il y en aura d’autres.

L’individu n’accorda même pas un regard à l’argent. C’était bien son jour de chance ! Qu’avaient-ils tous, aujourd’hui, à être désintéressés ?!

— Gassym le Noir est un homme honnête. Si je ne peux pas le faire, je le dis. J’ai actuellement des affaires plus importantes. Je suis occupé. J’ai donné ma parole. Résigne-toi au destin, femme. Si ton fils t’est cher, échange ta richesse contre lui.

Des véritables gotchi, on sait que leur parole est de pierre. Dès lors qu’ils ont parlé, impossible de leur faire changer d’avis ou de les apitoyer. Il était inutile d’insister davantage.

Aveuglée par un torrent de larmes, Saadat se leva et s’en fut sans prendre garde à son chemin. Une porte. Un passage ou un couloir. Un mur.

Ce n’était pas par là, visiblement, qu’elle était arrivée.

Elle épongea ses larmes et tenta de s’orienter.

Un couloir. Des portes. Elle frappa à la plus proche.

Dans une pièce assez grande, quelqu’un dormait sur un divan bas, une couverture étendue sur lui. Assis en tailleur à une table basse, un Daguestanais coiffé d’un papakha, les joues hérissées d’une barbe noire et raide, était occupé à écrire d’une main alerte. C’était surprenant. Saadat n’avait jamais vu de montagnard noircir du papier avec un crayon.

Le lettré leva la tête. Saadat, qui s’apprêtait à refermer la porte, se figea.

Elle avait déjà vu quelque part ces yeux bleus attentifs, ce nez fin, ces sourcils en ailes d’oiseau… Et elle avait une excellente mémoire visuelle.

Cela ne se pouvait pas !

Et pourtant si, c’était bien lui ! Le mari de l’actrice de cinéma Claire Delune, la coqueluche des journaux bakinois !

Cependant, le pauvre avait été assassiné par des bandits, juste après le raout organisé par Artachessov, au cours duquel Saadat avait fait la connaissance de ce dandy moscovite aux allures de gravure de mode. Il avait un nom de famille qui ne sonnait pas très russe. Von quelque chose… Non, Fandorine. Quand elle avait lu dans le journal l’annonce de sa mort, elle avait soupiré. Là-bas, dans la grotte, il avait éveillé son intérêt. Elle se rappelait s’être demandé si elle ne devrait pas garder un śil sur lui. Il était beau, grand, bien bâti, d’âge plutôt mûr. Seulement, ses yeux trahissaient trop d’intelligence.

— Que veux-tu, femme ? lança le fantôme en russe, imitant fort bien l’accent avar. Pourquoi me regardes-tu ?

L’énigme de l’incompréhensible résurrection du mari de l’actrice ne troubla pas longtemps la malheureuse mère. Toute l’humanité pouvait bien périr, ressusciter et périr à nouveau, que lui importait, si Tural était aux mains de fanatiques ?

Cet homme vivait là. Peut-être accepterait-il de glisser un mot en sa faveur au terrible gotchi ?

Au lieu de répondre, Saadat rejeta son voile, découvrant un visage trempé de larmes.

Le faux Avar fronça les sourcils.

— At-tendez, dit-il, sans accent cette fois-ci, mais avec un léger bégaiement. Vous êtes… Je ne me rappelle pas votre nom… Nous nous sommes rencontrés à Mardakiany.

Elle tomba à genoux et éclata en sanglots. Elle voulait en appeler à la pitié, mais elle s’était mise à pleurer et ne pouvait plus s’arrêter.

— Q-que vous arrive-t-il ?

Tant bien que mal, en s’y reprenant à plusieurs reprises à cause des larmes qui la suffoquaient, Saadat raconta son malheur, sans parvenir à un récit très cohérent. Elle répéta certains détails jusqu’à trois fois, tandis qu’elle en omettait d’autres bien plus importants.

Fandorine l’écouta patiemment. Au début, crut noter Saadat, sans beaucoup d’intérêt, puis une lueur s’alluma dans ses yeux.

Il ne posa qu’une seule question, et fort étrange :

— Vous d-dites que votre Autrichien est boiteux ?

— Oui. Il a le genou… C’est pourquoi Franz n’a pas pu se lever rapidement et n’a pas eu le temps de sortir son arme. Quoique cela n’eût rien changé. Ils étaient cinq…

— Attendez-moi ici, madame… Validbekova, c’est bien ça ? Je reviens tout de suite.

Et il sortit.

Attendre ? Sûrement pas !

Saadat ôta ses souliers et se glissa sur la pointe des pieds dans le couloir.

— … Et ils ne réclament pas d’argent ! Ils ont besoin d’une grève, mais pas d’une rançon, tu comprends ? disait Fandorine. Il est très possible que ce soit notre boiteux !

Le gotchi tonna d’une voix mécontente :

— Eh ! maintenant après chaque boiteux nous allons courir ?

Un silence. Puis le Russe déclara d’un ton sec :

— Bien, comme tu veux. Alors j’irai seul.

Bruyant soupir.

— D’accord, Yurumbach. Où tu vas, je vais aussi. J’ai donné mon parole à ton Japon.

Une troupe bien hétéroclite

Il y avait beaucoup de points à régler, et l’affaire n’avançait pas. Depuis toute une semaine, du matin au soir, Fandorine était à la recherche d’un révolutionnaire surnommé le Pivert – en vain. Aucun oiseau de cette sorte ne fréquentait le maquis bakinois. Ou alors il savait fort bien s’y cacher.

Pourtant, la ville ne manquait pas de canaille emplumée : l’Épervier noir, bandit arménien ; le Faucon blanc, bandit lezguien ; le Faucon tout court, cambrioleur russe ; Lechyeyen, autrement dit le Charognard, coupe-jarret turc, mais il avait été impossible d’obtenir le moindre renseignement sur un certain Pivert, bien que Gassym eût interrogé des gens de toutes sortes (il avait partout des contacts). Ensemble, ils avaient parcouru tous les quartiers qui s’étendaient le long de la mer. Gassym posait les questions, Eraste Pétrovitch jouait le rôle du rude montagnard garde du corps et restait muet.

Concernant le boiteux, le phénomène était inverse : il y avait à Bakou nombre de révolutionnaires et de bandits estropiés, les premiers, en dépit de toute la variété de nuances politiques, se distinguant fort peu des seconds.

Outre ces recherches infructueuses, Fandorine avait deux autres occupations : il veillait sur Massa, dont l’état ne paraissait pas s’améliorer, et tenait son journal.

La section Arbre s’enrichissait chaque jour de nouvelles informations sur les organisations révolutionnaires de Bakou : bolcheviques, mencheviques, S-R, moussavatistes, dachnakistes, panislamistes.

La section Givre prenait une tournure de plus en plus morose et misanthropique. S’y déroulait une litanie de lamentations sur l’indigence de l’esprit humain, la fragilité de la morale et l’échec de la civilisation technocratique. L’autodénigrement avait atteint chez Eraste Pétrovitch un tel point critique qu’on pouvait lire dans son journal une note de la teneur suivante :

« On ne doit jamais dire de soi : “Je suis une merde.” Si on s’est révélé en dessous de tout ou qu’on a commis quelque ignominie, mieux vaut dire : “Je suis dans la merde.” Car si l’on tombe dans la merde, même par sa propre faute, on peut encore s’en extraire et s’en nettoyer. Mais si on estime être une merde, on accepte de vivre éternellement dans une fosse d’aisance. »

Le pire était que la section Sabre, censée recueillir les idées productives, présentait d’accablantes et béantes lacunes. Le matériau manquait pour les combler.

Les choses avaient continué ainsi jusqu’au moment où une femme en pleurs, toute vêtue de noir, était apparue dans la pièce où Fandorine remplissait lugubrement son devoir envers le nikki-do. Elle était sans nul doute envoyée par la Chance, qui avait enfin pris en pitié son favori à moitié en disgrâce.

Eraste Pétrovitch relia aussitôt deux faits : l’enlèvement de l’enfant pour obtenir non une rançon mais une extension de la grève ; et l’existence d’un précepteur boiteux qui s’était laissé neutraliser un peu trop facilement pour un officier des dragons et qui avait disparu sans laisser de traces.

À l’évidence, il convenait d’entamer l’enquête par l’examen des affaires personnelles de Herr Kaunitz.

Mme Validbekova eut tôt fait d’imaginer comment organiser la chose.

— Je suis veuve et ne puis ouvrir ma maison à un homme qui ne serait pas de ma famille. Mais on a enlevé mon fils. Je suis une femme, je suis terrorisée. Comment agit une femme, à Bakou, quand elle est terrorisée ?

Fandorine haussa les épaules. Il l’ignorait.

C’est Gassym qui répondit, lui qui observait la Validbekova avec une hostilité non dissimulée. Le tour que prenaient les événements lui déplaisait au plus haut point.

— Quand une femme est peur, elle prend le garde de corps.

— Et le plus souvent parmi les montagnards du Nord, ajouta la Validbekova. Parce qu’ils sont féroces et fidèles.

— Parfait, acquiesça Eraste Pétrovitch. Je serai f-féroce et fidèle. Allons-y.

Dans la rue, elle s’enveloppa de nouveau de ses chiffons noirs, son dos s’arrondit, sa démarche se fit trottinante. Cette dame possédait des talents d’actrice peu ordinaires. Ses deux gardes du corps – un gotchi et un Avar – marchaient un pas derrière elle. Les passants de rencontre considéraient le trio avec respect, mais sans étonnement.

— Que devrai-je dire aux grévistes ?

— Quand les at-tendez-vous ?

— Dans quatre heures et demie.

— Je vous répondrai lorsque j’aurai examiné la chambre du précepteur.

La maison de Mme Validbekova était assez singulière. Si elle était meublée à l’orientale – tout n’y était que divans et tapis, meubles persans sculptés, murs ornés de sentences en arabe –, le bureau du cabinet de travail disparaissait toutefois sous les communiqués de Bourse et les dessins techniques, et était en outre encombré de trois téléphones, d’un manipulateur Morse et même – dernier cri de la technique – d’un bélinographe.

— À q-quoi cela vous sert-il ?

— Je dois parfois envoyer un document avec ma signature ou un plan, répondit brièvement la maîtresse de maison.

Une fois arrivée, elle avait ôté son voile et adopté une tout autre attitude. Son regard était devenu insistant et exigeant, ses gestes brusques, son discours laconique. Impossible de croire que cette dame fût capable de sangloter ou de supplier. Eraste Pétrovitch avait connu toutes sortes de femmes dans sa vie, mais pas une seule, sans doute, qui ressemblât à celle-là. L’exemplaire était intéressant. Quel homme était donc son défunt mari ? Était-il possible que ce fût lui, représenté sur le tableau : un gros verrat mafflu arborant fez et moustaches prétentieuses ?

Gassym resta au salon boire le thé et manger des douceurs tandis que Fandorine, accompagné de la Validbekova, montait à l’étage où le boiteux occupait un petit appartement (entrée, cabinet de toilette, salle de séjour).

Dans l’escalier, Eraste Pétrovitch jeta un coup d’śil furtif au miroir. Il n’avait pas osé ôter son papakha par peur d’exhiber son crâne lisse et brillant ; conjugué avec sa figure noire de barbe naissante, il lui donnait une allure de cauchemar.

Herr Kaunitz menait une vie méticuleusement rangée, comme il appartient à un Allemand et à un militaire.

Diplôme de tireur d’élite. Trophée d’équitation. Médaille de récompense pour une épreuve consistant à sabrer une tige d’osier en plein galop.

Une photo de famille. Tous guindés, endimanchés, les yeux écarquillés. Vater, Mutter, quatre fils (tous en uniforme), trois Mädchen.

— Leq-quel est-ce ?

— Celui-ci, regardez. Mais là, il est tout jeune. Il ne se ressemble pas. Il était grand, fort, posé. Le malheureux…, soupira la Validbekova, mais sans émotion particulière.

C’était compréhensible : en tant que mère, elle ne pensait qu’à son fils. Le sentiment lui manquait pour un être qui lui était étranger.

— Franz est sûrement mort. Ils tuent toujours les personnes accompagnant leur victime. Pour faire la preuve aux parents du sérieux de leurs intentions.

Eraste Pétrovitch ne répondit rien à cela. Il n’entrait pas dans ses plans de partager ses soupçons avec Mme Validbekova.

Il fouilla les tiroirs du bureau, cherchant quelque pièce d’identité ornée d’une photo.

Ah, voilà ! Herr Kaunitz était membre de la Bakinische Deutsch-Österreichische Verein(17), et pas seulement membre, mais Ordentliches Vorstandsmitglied(18). Le petit portrait montrait un homme ayant légèrement passé la trentaine, au menton volontaire et au regard assuré. Sans doute avait-il été un bon éducateur pour le garçon. Si tant est que les fonctions de Kaunitz se fussent bornées à cela…

— A-t-il jamais évoqué ses activités à l’amicale austro-allemande ?

— Non. Il parlait peu de lui. À dire vrai, je ne l’ai jamais interrogé… Quand nous bavardions, c’était toujours à propos de Tural.

— Mais vous savez q-quelque chose de cette organisation ?

La Validbekova jeta un coup d’śil indifférent à la carte de membre, puis haussa les épaules.

— Il y a à Bakou plusieurs milliers d’Allemands, sujets germaniques ou autrichiens, ou encore originaires des pays Baltes.

Fandorine passa aux étagères de livres. Le sieur Kaunitz n’était pas ennemi de la lecture. Pas de romans, mais en revanche beaucoup de littérature sur l’art militaire et le sport. Tiens, qu’avions-nous là ? Le Manifeste du parti communiste. Qui côtoyait cependant Lassale, Clausewitz, Nietzsche. Vaste champ d’intérêt.

— Quelles opinions p-politiques professait-il ?

— Je n’en sais rien du tout, répondit la maîtresse de maison non sans étonnement. Pour ma part, je n’ai jamais parlé avec personne de politique. Pas même avec les S-R auxquels je verse chaque mois deux mille roubles pour qu’ils me laissent travailler.

Eraste Pétrovitch ne trouva rien d’autre dans la pièce à quoi il pût se raccrocher. Ou bien Franz Kaunitz n’avait rien à voir avec l’enlèvement, ou bien il avait pris soin de faire disparaître avant l’opération toute trace compromettante. Le fait que son argent, quelque cinq cents roubles, fût resté sur place parlait en faveur de la première hypothèse. Mais ce pouvait aussi être intentionnel : pour brouiller les pistes.

— Rapportez-moi l’appel téléphonique le plus en détail p-possible. Essayez de tout vous rappeler mot pour mot.

La Validbekova avait une mémoire exceptionnelle. C’était même étonnant, compte tenu du choc qu’elle avait subi.

— Par conséquent, vous êtes certaine que c’était un Russe qui parlait ? demanda Fandorine, en quête de précisions.

— Ou bien quelqu’un maîtrisant parfaitement la langue. Mais même s’ils ont pris un Russe pour intermédiaire, cela ne signifie rien. De toute façon, on sait bien qui a enlevé Tural.

— Ah bon ?! s’exclama Eraste Pétrovitch, interloqué. Et qui donc ?

— Mais comment ça ?

La veuve ne semblait pas moins stupéfaite.

— Les Arméniens, naturellement.

— Écoutez…

Fandorine esquissa une grimace.

— Vous êtes intelligente… Vous ne pensez pas vous aussi que tous les c-crimes qui se commettent sur terre ne peuvent avoir pour auteur que des Arméniens ?

— Non, bien sûr. Il y a quantité de salauds dans n’importe quelle nation. Mais c’est là une spécificité bakinoise. Nos bandits, même ceux qui se disent révolutionnaires, se répartissent la tâche : chez les Arméniens, les enfants sont enlevés par les Turcs, et chez les Turcs, par les Arméniens.

Elle a raison en effet, se dit Fandorine. La bande de Khatchatour était arménienne. Et dans l’ensemble, les Arméniens collaborent au mouvement révolutionnaire de manière beaucoup plus active que les musulmans. En outre, les bandes turques n’acceptent pas d’étrangers dans leurs rangs, alors que les révolutionnaires militent pour l’Internationale. Un Autrichien aurait peu de chance de devenir le complice d’un gotchi bakinois, alors qu’il n’aurait aucune peine à s’employer chez les mauséristes arméniens.

— Que dois-je dire au comité de grève ? demanda de nouveau la Validbekova.

À l’évidence cette question, pour l’heure, la préoccupait plus que tout.

— Vous n’avez qu’à leur raconter la v-vérité. À coup sûr, ils sont déjà informés de l’enlèvement, mais ignorent ce que réclament les ravisseurs. Je suis sûr que les travailleurs montreront pour vous de la compassion et accepteront de temporiser.

Voilà pourtant une femme intelligente, songea-t-il, et elle n’est pas capable de concevoir une chose aussi simple !

La réponse qu’il reçut laissait percer une certaine irritation :

— Vous donnez l’impression d’être un homme sensé, mais ce sont des sottises que vous dites ! Les ravisseurs se moquent totalement de ce que le comité exige de moi ! Ils ont besoin que mes puits cessent de produire du pétrole ! Ils veulent l’extension de la grève ! Je peux attendrir mes employés, ce n’est pas difficile. Mais si l’entreprise ne se met pas en grève, ils tueront mon fils ! Et si elle se met en grève, je serai ruinée ! Vous ne comprenez donc pas ?

— Alors c’est encore p-plus simple. Que vaut-il mieux : un fils mort et une mère riche, ou bien un fils vivant et une mère sans fortune ?

Elle baissa la tête.

— Donc, je refuse tout, et de manière brutale qui plus est. Je déclare que les meneurs sont licenciés. La grève alors est garantie. Demain, dès qu’on apprendra que Saadat Validbekova a cessé de produire du pétrole, les créanciers viendront me harceler. Le premier versement doit avoir lieu dans deux jours, le 1er juillet…

Il ne l’écoutait pas, absorbé qu’il était dans ses réflexions : retrouver la Delaunay, et d’un ; établir d’où le Russe téléphonait, et de deux…

— Monsieur Fandorine !

Saadat l’avait empoigné par le bras. Violemment.

— Si vous me rendez mon fils avant le 1er juillet, je vous remercierai généreusement. Je vous offrirai mon meilleur puits de Sourakhani. Il produit douze mille barils de condensat.

— Comment ? fit Eraste Pétrovitch d’un ton distrait, avant de se mettre en colère : Écoutez, laissez-moi réfléchir tranquillement ! Je vais prendre une feuille de p-papier, d’accord ?

Il s’assit au bureau, rapprocha l’encrier.

— Et vous, ne restez pas campée là à me tourmenter, allez chercher Gassym. Mais ne le ramenez pas tout de suite. J’ai besoin de dix minutes de paix !

Dans un jaillissement d’éclaboussures violettes, la plume d’acier traça en traits gras le caractère « sabre » si longuement attendu.

Fandorine ne remarqua par le retour de Saadat Validbekova et du gotchi, tant il était concentré sur sa tâche.

Il ne leva les yeux de sa feuille que lorsque Gassym répondit tout haut à la question que la maîtresse de maison venait de lui chuchoter :

— C’est toujours comme ça. Il sait pas penser avec tête, il doit écrire papier. Pas le papier, tête mauvaise, marche pas du tout.

Eraste Pétrovitch relut ce qu’il avait écrit, acquiesça pour lui-même puis froissa la page et la jeta dans la corbeille : il n’en avait plus besoin.

— Nous allons agir comme ceci. Un, je ressuscite. Il n’est que temps. J’aurai besoin de l’aide du lieutenant-colonel Choubine. Il y a des sergents de ville à chaque grand c-carrefour. Une Delaunay de couleur beige, c’est une voiture qui attire l’attention. Il faut essayer de reconstituer son itinéraire. Deux, Choubine adressera une demande d’information au central téléphonique, et nous saurons alors d’où l’intermédiaire a appelé. Trois…

— Eh ! eh ! eh ! mugit Gassym de sa profonde voix de basse avant d’arracher son papakha pour le jeter violemment par terre. C’est Bakou ! Chez nous, gens sérieux ne résout pas problème avec l’aide de police.

— Oui, c’est impossible ! renchérit Saadat.

Fandorine n’en croyait pas ses oreilles. Gassym, d’accord, c’était un sauvage. Mais Mme Validbekova aurait bien dû comprendre. Il en appela à sa raison :

— Cinq personnes ont pris part à l’enlèvement. Et ce n’est pas toute la bande. Quelqu’un observait de loin et a fait savoir à l’int-termédiaire que l’opération avait été un succès. L’intermédiaire vous a téléphoné. Il a dit : « Je dois transmettre votre réponse sans plus tarder », c’est donc qu’il y a encore une autre personne à qui il rend compte. C’est toute une organisation. Et vous voudriez que Gassym et moi en venions à bout à nous deux ?

— À nous quatre, déclara la Validbekova. Je serai avec vous. Et aussi Zafar. Il est eunuque, il m’est dévoué.

— Vaï ! Une femme et un eunuque !

Gassym, qui venait juste de ramasser son papakha, le jeta à nouveau par terre.

— Yurumbach, dis-lui en russe ce que tu penses ! Dans notre langue, il y a pas mots comme ça !

Mais Eraste Pétrovitch ne dit rien, ni à la Validbekova ni à son expansif compagnon. Il était bien inutile de partager avec cet auditoire les idées qui lui étaient venues à l’esprit.

— Hum. Je ne vous aurais jamais reconnu. C’est fou comme une barbe de dix jours et un autre… style de vêtements vous changent une physionomie, dit Choubine en éclatant de rire à ses propres paroles. Je sais, dans la bouche d’un gendarme, cela paraît naïf. Mais à dire vrai, je n’ai jamais trempé dans le travail opérationnel. Mon point fort, c’est la collecte de renseignements. Et en particulier leur utilisation.

Le lieutenant-colonel esquissa un sourire malicieux.

— C’est bien p-pourquoi je me suis adressé à vous.

Il eût été vain d’expliquer à l’adjoint du gouverneur que la barbe et le vêtement d’un « autre style » ne faisaient rien à l’affaire. Quand on revêt un masque, on change tout : la mimique, la gestuelle, la démarche, et même la fréquence du pouls. En la personne du conseiller d’État à la retraite s’était temporairement installé un habitant des montagnes sauvages : Fandorine lui avait imaginé une biographie et s’en était pénétré. Cet homme rude et austère avait quitté sa contrée natale pour fuir une dette de sang. Il savait que ses ennemis étaient sur ses traces et pouvaient l’attaquer n’importe où, fût-ce même à Bakou. C’est pourquoi l’Avar était constamment tendu, comme la corde d’un arc prêt à tirer.

Eraste Pétrovitch avait téléphoné au lieutenant-colonel directement depuis la maison de la Validbekova, en profitant d’un moment où il n’y avait personne à côté de lui. Choubine – chance extraordinaire – se trouvait à son bureau. Au premier instant, lorsque Fandorine s’était nommé, l’autre avait poussé un cri de stupeur, mais il s’était vite repris en main.

Une demi-heure plus tard, Eraste Pétrovitch pénétrait dans son cabinet de travail. En bas, personne n’avait arrêté le farouche personnage. « Je voir Choubine », avait déclaré Fandorine d’une voix gutturale, et le planton de service ne lui avait posé aucune question. Visiblement, il n’était pas rare que Timofeï Timofeïevitch reçût d’exotiques visiteurs.

Brièvement, sans détails superflus, Eraste Pétrovitch lui expliqua ce qui s’était passé la nuit après le banquet à Mardakiany, et pourquoi il avait jugé bon de passer dans la clandestinité. De Gassym, naturellement, il ne souffla mot.

Difficile de dire si le lieutenant-colonel se douta qu’on ne lui racontait pas toute la vérité. Ses petits yeux un peu bouffis avaient un regard pénétrant, plein de curiosité.

— Quand j’ai informé la direction générale de votre mort, ils se sont montrés terriblement surpris. Ils ont même rappelé. Un coup de fil de Joukovski en personne. Vous savez, c’était la première fois de ma vie que j’avais l’honneur de parler avec le chef du corps de la Gendarmerie.

La physionomie mobile de Timofeï Timofeïevitch mima un sentiment de vénération.

— Sa Haute Excellence m’a dit : « Ah, ainsi on n’a pas retrouvé le corps de Fandorine ? Bon, alors tout ça reste à voir. » Et il a raccroché. Pour ne rien vous cacher, j’ai pris ça pour un délire de haut gradé. Mais il se trouve qu’il avait raison. Visiblement, il vous connaît bien, n’est-ce pas ?

— Savez-vous quelque chose d’un révolutionnaire surnommé le Pivert ? demanda Eraste Pétrovitch fort impoliment au lieu de répondre à la question qui était posée. En dépit de tous mes efforts, je ne suis pas parvenu à repérer la trace de ce m-monsieur.

— Et vous ne la trouverez pas.

Les paupières froissées se fermèrent un instant, comme si Choubine avait voulu dissimuler à son interlocuteur l’expression de ses yeux. Lorsqu’il les rouvrit, son regard était devenu différent : sérieux, affairé.

— Cet individu est connu de très peu de monde. Et personne n’ira bavarder à son sujet.

— Allons, parlez ! s’exclama Fandorine en se penchant en avant.

Il commençait depuis quelque temps à penser que Gassym avait mal entendu ou mal compris. Mais le Pivert finalement existait bel et bien !

— C’est le principal financeur du parti bolchevique. De temps en temps, il abandonne quelques rogatons à d’autres groupes révolutionnaires, en échange de toutes sortes de services. Prudent comme le serpent. Un vrai pivert : on entend ses coups de bec, mais lui-même reste invisible. Nous ne l’avons pas arrêté une seule fois. Et il n’est jamais tombé sous les yeux de nos limiers. Nous ne connaissons même pas son signalement.

— Peut-être ne l’a-t-on pas beaucoup cherché ? suggéra Fandorine, qui avait déjà une certaine idée des principes de travail adoptés par les forces de l’ordre à Bakou.

Timofeï Timofeïevitch s’illumina d’un sourire rusé.

— C’est très possible. La police politique n’est pas mon domaine. J’ai bien sûr entendu parler du Pivert, mais je ne me suis jamais occupé de lui sérieusement. Je n’avais pas de vrai motif. Maintenant, sans doute, je vais m’en charger. Dès lors que Fandorine lui-même s’intéresse à cet oiseau… Mais quel attrait au juste trouvez-vous au Pivert ? Ce n’est pas le pensionnaire le plus rapace ni, ma foi, le plus bruyant de la volière bakinoise.

Eraste Pétrovitch n’avait l’intention de répondre à aucune question superflue de ce rusé personnage.

— Le Pivert et l’Ulysse figurant dans les rapports d’enquête du Département de la Sécurité, ce sont un seul et même individu ?

— Ce n’est pas exclu, répondit prudemment le lieutenant-colonel.

— Pourquoi cette information est-elle absente du dossier ?

— Je n’en sais rien. Encore une fois, ce n’est pas au Département de la Sécurité que je travaille. Et d’ailleurs…

Il n’acheva pas, mais Fandorine devina ce que voulait dire l’éminence grise du gouverneur de la ville de Bakou : « Il y a bien des choses que je sais, dont je n’informe pas ma hiérarchie. Chacun pour soi. »

— Bien. Parlez-moi de la g-grève. Ce mouvement a-t-il un centre organisé ?

— Difficile à dire…

Choubine de nouveau hésitait. Cette fois-ci, il ne semblait pas vouloir garder ses secrets, mais être dans l’ignorance pour de bon.

— Certains signes donnent le sentiment que la grève est dirigée par une sorte d’état-major. Cependant la chose n’est pas facile à vérifier. À Bakou, il y a tellement de courants révolutionnaires qui s’opposent les uns aux autres. Beaucoup se trouvent en état de guerre permanente. Je n’imagine pas qu’ils aient réussi à s’entendre.

— Et vous-même, prenez-vous des mesures pour arrêter la grève ? Ou bien n’est-ce pas non plus de votre ressort ?

Le lieutenant-colonel leva les yeux au ciel et posa une main charnue sur son cśur.

— Dieu sait que je ne cesse de bombarder le gouvernement général de dépêches l’avertissant du danger d’une grève générale ! Tout ce que j’ai obtenu, jusqu’à présent, c’est l’ordre de me charger des affaires de mon collègue de la direction de la Gendarmerie, Kleontiev. De manière que M. le colonel ait les mains libres pour contrer les révolutionnaires. Quant à moi, j’ai pour instruction de m’occuper des intrigues de l’étranger. Eh quoi ! un ordre est un ordre.

— Les « int-trigues de l’étranger » ? répéta Fandorine. Qu’est-ce encore que cela ? De l’espionnage ?

— Pire. Les espions qui travaillent pour une puissance étrangère cherchent à lever des secrets, mais ne causent pas de dommages directs, sauf en temps de guerre. Or, dans le monde du pétrole, la guerre ne connaît jamais de trêve. Une guerre au vrai sens du terme, avec diversions, sabotages et assassinats. Les ennemis les plus dangereux des champs de pétrole bakinois sont les Anglais de la Royal Dutch Shell et les Américains de la Standard Oil. Les uns et les autres n’hésitent pas sur le choix des moyens.

— Mais ce ne sont là que des compagnies privées, objecta Eraste Pétrovitch avec un haussement d’épaules.

— « Que des compagnies privées » ?

Choubine esquissa un sourire ironique.

— Elles sont plus dangereuses et agressives que n’importe quel service de renseignements militaire. Simplement les journaux n’en parlent pas, pour éviter les conflits diplomatiques. Je vais vous conter deux épisodes de l’histoire de la guerre mondiale du pétrole, cela vous donnera une idée de l’ampleur et de l’intensité des combats. Rockefeller, un beau jour, a nolisé les navires de toutes les sociétés de transport de pétrole du monde. Il les a gardés lèges, n’acheminant que sa seule production, dont le prix, naturellement, a grimpé jusqu’au ciel. Et il a ruiné ainsi ses concurrents. Après cela, toutes les grosses compagnies se sont pourvues de leurs propres flottilles de bateaux pétroliers. L’Anglo-Persian Oil Company, elle, s’est montrée encore plus inventive. Elle avait repéré de riches gisements dans le Khouzistan iranien, mais, malgré tous ses efforts, ne parvenait pas à en prendre possession. Les habitants du cru cultivaient le coton et, avec un entêtement borné tout oriental, refusaient de changer de mode de vie. Ni les pots-de-vin ni les pressions exercées sur le gouvernement du chah ne se révélaient efficaces. Alors les agents anglais ont en secret importé d’Inde des serpents mortellement venimeux, qui se sont très vite multipliés dans les champs de coton. Les autochtones ignoraient comment combattre cette calamité. Les Anglais leur ont généreusement proposé leur aide, ayant à leur disposition un produit chimique efficace. Et effectivement, tous les serpents ont crevé. Mais le coton aussi par la même occasion. Après quoi la compagnie a acheté les terres pour une bouchée de pain.

Timofeï Timofeïevitch racontait les manigances des industriels du pétrole comme s’il les réprouvait, mais sa voix laissait percer de l’admiration.

— Les Allemands et les Autrichiens se montrent encore plus actifs. Ils ne produisent pas eux-mêmes de pétrole, c’est pourquoi ce ne sont pas des espions industriels qui s’occupent des problèmes de carburant, mais les services de renseignements. Eux non plus ne mégotent pas. Vous connaissez bien sûr le moteur mis au point par l’ingénieur Rudolf Diesel ?

— Oui, beaucoup disent que c’est l’invention du siècle. Dommage que ce génie se soit éteint si tôt.

— « Se soit éteint », ha ! ricana le lieutenant-colonel d’un air sardonique. Diesel avait été acheté par les Anglais. En septembre de l’an passé, il s’est embarqué sur un paquebot en partance pour Londres. Et de manière énigmatique est tombé par-dessus bord. Les Allemands ne pouvaient admettre que les secrets de Diesel échussent à leurs concurrents. Et que se passe-t-il maintenant, depuis l’assassinat de l’archiduc, alors qu’une nouvelle guerre balkanique se profile ? On me rapporte que les Allemands et surtout les Autrichiens cherchent à entrer activement en contact avec les réseaux clandestins. La paralysie de la production de pétrole russe réjouirait autant les deux Kaisers que le leader des bolcheviques, Lénine. Vous savez, n’est-ce pas, que Lénine se cache en territoire autrichien ?

Non, Fandorine ne le savait pas. Timofeï Timofeïevitch était décidément une mine inépuisable d’informations utiles.

— Mais ainsi, vous disposez d’indices permettant de penser que le mouvement de grève est dirigé par le Pivert ? demanda Choubine sans aucune transition, fixant son interlocuteur de ses yeux perçants comme deux vrilles.

Encore une fois, Fandorine ne laissa pas dévier la conversation dans une direction imprévue. En guise de réponse, il narra l’enlèvement du fils de l’industrielle Validbekova.

— Par exemple ! Ils ne veulent pas de rançon ? releva Timofeï Timofeïevitch. Très intéressant…

Il tambourina des doigts sur la table, tandis qu’il réfléchissait.

— Vous ne voulez pas dire pourquoi vous soupçonnez le camarade Pivert d’être impliqué dans ce rapt. Je n’aurai pas l’audace d’insister. Mais je puis vous aider. Qu’attendez-vous de moi concrètement ?

Eraste Pétrovitch le lui expliqua.

— Revenez me voir dans trois heures, déclara Choubine, laconique.

C’est un vrai plaisir d’avoir affaire à ce Kotofeï Kotofeïevitch, songea Fandorine. Un gros chat, sans doute, qui a des idées derrière la tête, mais il sait attraper les souris.

— Encore d-deux requêtes. Pourriez-vous téléphoner à l’hôtel National et dire que je suis vivant ? Qu’on rapporte mes affaires dans ma chambre si on les a déjà enlevées. Et d’une. La seconde à présent. Mon assistant est grièvement blessé. Il aurait besoin du meilleur hôpital et des meilleurs médecins.

Ressusciter du monde des morts et reprendre plus ou moins pied dans celui des vivants lui prit justement trois heures. En premier lieu, Eraste Pétrovitch fit transporter Massa en voiture médicale à la clinique Huysmans, établissement fort impressionnant qui, même à Moscou, n’avait peut-être pas son pareil. Un authentique professeur de médecine examina le blessé et prononça un long discours foisonnant de termes latins, disant en substance que le cas était grave et que tout dépendrait de l’observation des consignes médicales et de l’état psychologique du patient – il confirma en d’autres termes point par point le pronostic du tabip. « Ne pensez pas à moi, maître, dit le Japonais en guise d’au revoir. Si vous ne pensez pas tout le temps à l’ennemi, vous ne pourrez pas le vaincre. Mais moi, je penserai à vous et à Gassym-san, cela me donnera des forces. »

À l’hôtel, Fandorine passa un long moment à recouvrer un aspect civilisé : il se lava, se rasa, etc. Son crâne nu s’accordait mal au costume européen et lui donnait un air idiot. Eraste Pétrovitch trouva qu’il ressemblait à un pion blanc de jeu d’échecs. Il lui fallait au plus vite acheter un panama. Ce couvre-chef ridicule n’irait absolument pas avec son veston anglais, mais au moins il lui couvrirait la nuque.

Muni d’un sac contenant les affaires susceptibles de lui servir lors d’opérations décisives, Eraste redescendit dans le hall quinze minutes avant l’heure convenue.

— Monsieur ! lui lança le réceptionniste. On vous a téléphoné du Nouvelle Europe. Un monsieur très agité, un certain Simon. Il a demandé s’il était bien vrai que vous étiez de retour et a dit qu’il serait ici d’un instant à l’autre. Vous ne souhaitez pas l’attendre ?

— Non, je ne le souhaite pas. Vous avez appelé un fiacre ?

— Parfaitement. Il vous attend, monsieur.

L’employé posa un regard approbateur sur le crâne étincelant du client.

— Vous avez une superbe allure. Vous avez beaucoup rajeuni.

— Je vous rem-mercie, répondit sèchement Eraste Pétrovitch.

Il sortit dans la rue et plissa les paupières tant le soleil était féroce. Il n’en pouvait plus de cette chaleur !

Comme on pouvait le supposer, Timofeï Timofeïevitch se révéla un excellent chasseur de souris. Son compte rendu fut concis et précis.

— J’ai fait le tour des policiers réglant la circulation à tous les carrefours situés dans la direction où a filé la voiture des ravisseurs. Quelques factionnaires avaient été relevés, mais j’ai demandé qu’on les amène à mon bureau. Cela dit, je ne vais pas vous fatiguer avec des détails.

Choubine invita Fandorine à s’approcher du plan de la ville étalé sur la table.

— Une Delaunay beige est une voiture qui se remarque, aussi a-t-on réussi à reconstituer en partie son itinéraire. Après avoir traversé la place Kolioubakine, les criminels ont tourné vers la rue Nicolas-Ier, puis là ont pris à droite pour s’engager dans la rue de la Croix-Rouge, où ils ont failli renverser un piéton – le sergent de ville a donné un coup de sifflet alors qu’ils s’éloignaient déjà. Ensuite la Delaunay disparaît pendant un moment, jusqu’à ce qu’un factionnaire l’aperçoive de nouveau à un carrefour de la périphérie, ici, vous voyez ? Le véhicule roulait à vive allure sur la grand-route en direction du sud-ouest.

— Et qu’y a-t-il par là ? demanda Eraste Pétrovitch en voyant le doigt du lieutenant-colonel arriver à l’extrémité de la carte.

— Les champs de pétrole de Bibi-Heybat. Plus loin, le village de Puta, plus loin encore, Lankaran.

— Et puis aussi la Perse, l’Inde et l’Afrique, observa Fandorine avec une grimace. Ce n’est pas tellement consolant.

Le lieutenant-colonel sourit d’un air rusé.

— Attendez un peu. Je ne vous ai parlé pour l’instant que de l’automobile. Mais je suis allé également au central téléphonique. À neuf heures dix-sept le numéro de Mme Validbekova a été demandé depuis le bureau de poste et télégraphe de la rue Wrangel. C’est à deux pas du lieu de l’enlèvement. L’intermédiaire s’est personnellement assuré que l’opération avait réussi, puis est allé tout droit au téléphone public.

— L’un des employés est-il en mesure de décrire l’homme qui appelait ?

— Hélas. C’est un endroit très animé, surtout le matin.

— Nom de Dieu !

— Ne vous pressez pas d’invoquer le Seigneur ! dit en riant Choubine, qui lui-même à cet instant ressemblait plutôt au Malin. À neuf heures treize, autrement dit quatre minutes avant le coup de fil à Mme Validbekova, on avait téléphoné de la même cabine à l’abonné numéro 874. Les deux appels ont été payés par la même personne.

— Cela voudrait dire que l’observateur a d’abord informé quelqu’un de la prise d’otage, et ensuite seulement a c-contacté la mère ! Qu’est-ce que ce numéro 874 ?

— C’est celui du club motonautique de Chikhov. Vous savez où ça se trouve ?

Le lieutenant-colonel se pourlécha les lèvres, prenant ainsi tout à fait l’air d’un gros chat rassasié, puis ronronna :

— À côté de Bibi-Heybat.

— Tout ça sans autre p-précaution ? s’étonna Fandorine. Ils téléphonent, ils font leur rapport, ils emmènent le gosse. Sans se soucier de brouiller un peu mieux les pistes ?

— Et pourquoi se compliquer la vie ? Les criminels étaient certains que la Validbekova ne s’adresserait pas à la police. Comment auraient-ils pu savoir qu’une personne aussi compétente que vous s’intéresserait à l’affaire ?

Eraste Pétrovitch ne tint pas compte du compliment.

— Qu’est-ce que ce « club motonautique » ?

— Le dernier divertissement à la mode pour amateurs de sensations fortes. La jeunesse dorée adore faire la course en canot à moteur dans la baie de Bibi-Heybat.

— Mais dans un endroit aussi fréquenté, il doit être impossible de c-cacher un otage.

— Le club motonautique est surtout populaire en hiver. L’été, la bonne société bakinoise lui préfère le yacht-club.

— Pourquoi ?

— Parce que l’été les nuits sont courtes, répondit Timofeï Timofeïevitch d’un ton énigmatique.

Il observa un bref silence pour ajouter au suspense, puis expliqua :

— Au fond de la baie de Bibi-Heybat se trouvent des sources de pétrole. Toute la surface de l’eau est couverte de nappes d’huile. Les sportsmen y mettent le feu puis foncent à une vitesse folle sur la mer embrasée. On dit que c’est très impressionnant la nuit.

Eraste Pétrovitch ôta le panama acheté sur le chemin de la résidence du gouverneur et s’épongea le crâne avec un mouchoir. Mais la chaleur n’était plus un sujet d’irritation pour l’homme du Nord qu’il était. Le récit du lieutenant-colonel l’avait mis de bonne humeur.

Même si la piste des ravisseurs ne permet pas de remonter jusqu’à l’état-major du Pivert et du mouvement gréviste, au moins j’aurai rendu l’enfant à sa malheureuse mère, songea-t-il.

— Eh bien, je vais aller visiter ce club motonautique. Aujourd’hui même. C’est loin de la v-ville ?

— Une demi-heure en auto. Ne vous inquiétez pas. Je fournirai le véhicule.

Devant le garage de la résidence du gouverneur, Eraste Pétrovitch – grand connaisseur et amateur de tous les moyens de locomotion à propulsion non animale – fut saisi de stupeur devant tant de diversité.

— Je n’ai jamais vu une telle richesse, même dans les éc-curies de Tsarskoïe Selo, dont la moitié aujourd’hui est réservée au parc automobile. Pourquoi avez-vous autant de voitures, qui plus est des marques les plus luxueuses ?

— On nous les offre, répondit Choubine avec un petit rire. À la moindre fête, qu’elle soit chrétienne ou musulmane, peu importe, ou au moindre anniversaire, les citoyens reconnaissants gâtent leurs autorités bien-aimées. Tenez, cette beauté, le Conseil des industriels du pétrole en a fait présent à ma modeste personne à l’occasion de mes quarante-cinq ans.

Il caressa au passage le flanc couleur chocolat d’une Russo-Balt.

— Ils voulaient m’offrir une Rolls-Royce, mais je le leur ai interdit. C’était trop par rapport à mon grade. Et puis, hé ! hé ! ce n’eût pas été patriotique.

— Cependant, cette Russo-Balt, modèle de luxe, avec moteur double puissance, est beaucoup plus chère que la dernière Rolls-Royce, fit observer Eraste Pétrovitch avec une pointe de jalousie, lui qui éprouvait une faiblesse pour les belles voitures.

— Je n’entends rien à ces choses-là, répondit le lieutenant-colonel avec modestie. Choisissez l’engin qui vous convient. M. le gouverneur de la ville n’a pas confiance en la technique, il ne se déplace qu’en voiture à cheval, si bien que le garage est à mon entière disposition.

— Dites-moi, la route jusqu’à Bibi-Heybat est-elle aussi cahoteuse que celle de Mardakiany ?

Fandorine était parvenu au bout du long hangar et revenait sur ses pas.

— Pire. En outre, elle monte constamment.

— Alors, si vous le permettez, je prendrai ceci.

Eraste Pétrovitch venait de découvrir dans un coin sombre une Indian équipée d’un side-car. Visiblement, les gardiens de la loi bakinois n’avaient jamais utilisé cette motocyclette sportive. Un modèle que Fandorine n’avait vu jusqu’ici que dans la revue Automoto.

— Mais seules trois personnes peuvent y prendre place, objecta Choubine, surpris. Vous n’avez tout de même pas l’intention de prendre d’assaut le club motonautique avec deux hommes seulement ?

Fandorine ne prit pas la peine d’expliquer que très probablement il n’y en aurait même qu’un seul pour le seconder. La question restait pour l’instant non résolue. Gassym avait refusé tout net de faire le coup de main avec une femme et un eunuque. Mme Validbekova avait tout aussi fermement exprimé son intention de participer coûte que coûte à la libération de son fils. La discussion s’était éternisée, les premières étincelles avaient fusé. Le gotchi s’échauffait surtout à cause de l’eunuque. Pour finir, Eraste Pétrovitch avait proposé un jugement de Salomon : Gassym verrait Zafar et déciderait lui-même si celui-ci était apte ou non à les accompagner dans l’aventure.

— Ce n’est rien, nous nous d-débrouillerons, répondit Eraste Pétrovitch d’un ton bref.

Timofeï Timofeïevitch parut embarrassé.

— Ce n’est pas facile à dire, mais je n’ai aucun collaborateur à qui je pourrais me fier à cent pour cent. Chaque policier bakinois a son petit Geschäft. J’aurais trop peur qu’il n’y ait des fuites. Seul le diable sait qui se gave, et à quelle mangeoire.

Il eut un geste d’impuissance.

— Que voulez-vous ? C’est Bakou.

— Oui, oui, acquiesça Fandorine en éprouvant avec plaisir le confort du siège garni de ressorts. Je sais.

La motocyclette se révéla un vrai bonheur – puissante, légère, maniable. Seul défaut : elle était affreusement bruyante. On eût dit un peloton de tirailleurs déchargeant leurs fusils à feu continu. Pas moyen d’espérer approcher discrètement du club motonautique. On entendrait l’Indian quand elle serait encore à une verste de distance.

Voilà à quoi réfléchissait Eraste Pétrovitch au moment où il entrait dans le salon de la Validbekova.

Il régnait là un silence de tombe.

Gassym se tenait près de la fenêtre, les bras croisés sur la poitrine d’un air hautain, affectant d’être seul dans la pièce. Saadat était assise à la table, la tête dans les mains, accablée. Un homme vêtu à l’orientale était campé derrière son fauteuil, telle une statue. Son visage impassible et totalement glabre ne permettait guère de déterminer quel âge il pouvait avoir. Eraste Pétrovitch songea que c’était probablement à ce personnage que ressembleraient les êtres humains dans un heureux et lointain futur, lorsque les sexes masculin et féminin auraient convergé, que les races se seraient confondues et que la vieillesse aurait laissé place à une éternelle maturité.

La Validbekova bondit de son siège à la vue de Fandorine.

— Alors, alors ? Les pourparlers avec les hommes du comité se sont passés très bien. Je veux dire de manière épouvantable. Je leur ai crié dessus et les ai jetés à la porte. Ils sont repartis bouillants de rage. Demain la grève commencera. Dans deux jours je serai ruinée. Mais c’est sans importance, pourvu que Tural soit sauvé ! Il ne supportera pas longtemps d’être enfermé, au milieu de bandits ! J’imagine constamment comme il doit avoir peur ! Ces canailles le martyrisent sûrement, ou même…

— Taisez-vous donc un peu ! intima Eraste Pétrovitch à la pauvre mère.

Mieux valait couper court dès le début à la crise d’hystérie.

— Nous allons libérer votre fils aujourd’hui même.

Sur quoi il raconta ce qu’il avait appris au sujet du club motonautique.

— Comment tu sais ça ? s’enquit Gassym, soupçonneux. Moi je sais pas, et toi tu sais. Comment ? Et l’âne à trois jambes, où tu l’as pris ?

Il pointa le doigt dehors, désignant probablement la motocyclette.

— J’ai fait ce qu’il fallait, dit Fandorine, répondant ainsi aux deux questions à la fois.

Le gotchi sembla hésiter sur le sens à donner à l’expression. Il réfléchit un moment, puis demanda d’un ton pratique :

— La plan sur papier tu as déjà écrit ?

— Je n’ai pas eu le temps. Nous agirons de manière très simple. Nous nous présenterons comme des noceurs en goguette. Saison ou pas saison, on s’en m-moque. Ce qu’on veut, c’est faire une b-balade nocturne en c-canot à moteur. Les ravisseurs ne nous ont jamais vus, toi et moi, aussi n’auront-ils pas de soupçons. Ensuite, nous aviserons selon les circonstances.

— Bon plan, approuva Gassym. Court.

— Mauvais plan, coupa Saadat. Une virée en mer la nuit sans aucune femme, ça n’a pas de sens. Cela paraîtra forcément suspect. Les bandits sont sur leurs gardes. J’irai avec vous.

— Mais ils vous c-connaissent, lui rappela Fandorine. Ils vous ont vue.

La Validbekova esquissa un sourire du coin des lèvres.

— C’est mon voile qu’ils ont vu, pas moi. Et Zafar nous sera utile, lui aussi.

— Ha ! lâcha le gotchi. En quoi il sera utile ?! Pour quoi il sera utile. Gueule chauve, tu sais tirer pistolet ?

L’eunuque secoua la tête. L’expression de son visage n’avait pas changé.

— Et qu’est-ce que tu sais faire ?

Sans un mot, Zafar ouvrit tout grand son khalat. Sa poitrine lisse et musculeuse était barrée d’une large ceinture à laquelle étaient fixés au moins une douzaine de petits couteaux.

— Pas dans les meubles ni dans la tapisserie ! supplia Saadat.

L’eunuque, d’un signe, demanda à Gassym de lancer son papakha en l’air. L’autre grimaça d’un air méprisant, puis jeta son couvre-chef contre le lustre. Zafar eut trois gestes ultra rapides, presque fondus en un seul. Le bonnet de caracul changea trois fois de trajectoire avant de choir sur le tapis, percé de trois lames étroites.

— Vaï, joli coup.

Gassym passa le doigt dans l’une des fentes et claqua de la langue.

— Nous prenons eunuque. Je dirai plus « gueule chauve ». Tu apprendras moi à lancer petit couteau ?

Zafar haussa vaguement les épaules, ce qui pouvait signifier aussi bien « nous verrons ça » que « ce n’est pas à la portée d’un ours aussi lourdaud », ou n’importe quoi d’autre encore. Dieu sait ce que pense en réalité un être qui n’appartient à aucun des deux sexes, ni masculin ni féminin, se dit Fandorine.

— Tout cela est b-bien beau, mais ma motocyclette n’a que trois sièges.

L’eunuque haussa de nouveau les épaules, cette fois-ci en signe manifeste de dédain. « Aucune importance » ou bien « occupe-toi donc de tes affaires » – voilà quel était le sens de sa mimique.

Sensations fortes

Il était vingt-deux heures quarante quand, éternuant des nuages de fumée, une motocyclette à trois roues quitta la ville pour s’engager sur la route de Bibi-Heybat. Sur le fragile véhicule trônait un équipage qui, en tout autre lieu, n’eût manqué de surprendre. Un monsieur au costume bariolé (veste étriquée à carreaux, gilet étoilé, canotier à ruban rouge) pilotait l’instable engin, avec derrière lui, collée à son dos, une petite dame vêtue d’une chose rose-rouge à paillettes, et, tressautant à leur côté, débordant presque du side-car, un énorme gaillard aux allures de bête fauve, en papakha et tcherkeska. Mais n’importe quel Bakinois eût deviné sans peine cette charade. Un rupin partait s’aérer en compagnie d’une grisette, avec le projet de pique-niquer au clair de lune ou pour le simple plaisir de rouler, et comme on était à Bakou, il avait emmené avec lui un garde du corps.

Les tenues de noceur et de cocotte professionnelle avaient été acquises rue Olguinskaïa, au magasin du Bon Marché, qui ouvrait jusqu’à fort tard. Les emplettes s’étaient déroulées ainsi : Fandorine marchait en tête, suivi – à petits pas – par une Orientale voilée qui, de temps à autre, chuchotait : « Là, cette robe… Là, cet affreux chapeau… Maintenant tournons dans le rayon lingerie… » De cette manière, Eraste Pétrovitch avait d’abord équipé sa compagne, avant d’acheter la même camelote criante de vulgarité (après l’opération, tout ça irait sur-le-champ à la poubelle !) pour son propre personnage.

« Cent soixante-cinq, avait proféré la Validbekova lorsqu’ils eurent terminé leurs courses.

— Que v-voulez-vous dire ?

— Vous avez dépensé cent soixante-cinq roubles. Je vous rembourserai tout. »

Sa voix avait tremblé :

« Si nous rentrons vivants… »

La Validbekova avait prononcé cette phrase tout bas, non pour son interlocuteur, mais pour elle-même.

— Écoutez, dit-il après s’être arrêté à la sortie de la ville. Nous nous débrouillerons très bien sans vous. Nous laisserons l’Indian à une verste du club, et nous nous approcherons à pied, discrètement. Mieux vaudrait que votre lanceur de couteau monte à votre place et que vous attendiez à c-côté de l’engin une fois que vous l’aurez rejoint.

L’eunuque courait derrière la motocyclette depuis le départ de la maison, à larges enjambées toujours égales, comme s’il mesurait la terre au moyen d’un compas. Il ne se laissait pas distancer ni ne perdait le rythme.

Il passa près d’eux sans s’arrêter et s’éloigna sur la chaussée, balançant les bras en cadence. Avec son vêtement gris, informe, Zafar était à peine discernable dans la pâle lumière du crépuscule d’été.

— Non, répondit Validbekova d’un ton sec. C’est mon fils.

— Mais Zafar nous sera plus utile que vous. En rase campagne, j’accélérerai et il restera en arrière. Nous devons nous dépêcher avant qu’il fasse vraiment nuit.

— Il ne restera pas en arrière. Et si cela était, il nous rattraperait.

Haussant les épaules, Fandorine appuya sur la pédale des gaz, et une minute après l’eunuque était déjà loin derrière. La puissante machine atteignait facilement les quarante-cinq kilomètres-heure. Elle aurait pu aller plus vite, mais compte tenu du mauvais état de la chaussée et de la piètre visibilité, c’eût été imprudent.

« Ouah, ouah ! » criait de temps en temps Gassym.

La promenade lui plaisait.

Saadat se contenta de raffermir son étreinte autour du torse du pilote. Il émanait d’elle un parfum épicé. Ses mains étaient petites mais fortes, son corps musclé, sa poitrine ferme. Eraste Pétrovitch se força à ne pas se laisser distraire de la route. Et puis, c’était honteux d’accorder attention à pareilles choses. La malheureuse mère n’avait guère la tête en ce moment aux convenances, et c’était pourquoi elle se collait à lui si étroitement. Vraiment, une honte !

La route commença de monter et force fut de ralentir. L’étonnant Persan rattrapa bientôt la motocyclette. Il ne transpirait pas, son souffle était toujours égal. Eraste Pétrovitch songea que même les shinobi, maîtres incontestés de la course sur longue distance, eussent trouvé là un exemple riche d’enseignement. « Ceux qui se tiennent cachés » parvenaient à une vitesse de croisière de l’ordre de dix ou douze kilomètres-heure. Zafar, lui, se déplaçait au moins deux fois plus vite.

— C’est stupéfiant, comment parvient-il à ça ? Le marathon à une telle vitesse, cela d-dépasse les capacités humaines ! cria Eraste Pétrovitch en tournant la tête vers sa passagère.

— Les coureurs persans subissent dans leur enfance une ablation de la rate, répondit celle-ci.

Sur quoi elle planta son poing menu dans le dos de Fandorine.

— S’il vous plaît, plus vite ! Encore vingt minutes, et il fera complètement noir !

— À la b-bonne heure ! J’ai juste à étudier le terrain, ensuite la nuit peut bien tomber !

L’eunuque disparut à un tournant, on ne le voyait plus. La route, bien qu’elle fût parvenue à un plateau, était si pleine d’ornières et de nids-de-poule qu’il était impossible d’accélérer.

— Voilà Bibi-Heybat ! J’y ai trois puits ! cria Saadat à l’oreille du pilote.

Au-delà des collines, une plaine assez étroite descendait vers la mer, toute hérissée de cônes pointus. Le paysage était le même que celui de la Ville Noire, sans les bâtiments d’usines et à une échelle moindre. Le long de la côte s’apercevaient d’énormes levées de terre noire et de cailloux.

— Q-qu’est-ce que c’est que ça ?

— Comment ? Ils cherchent à combler la mer. Il y a du pétrole au fond de la baie… Le club est là-bas, tenez !

Sa main délicate, tendue par-dessus l’épaule de Fandorine, désignait un point un peu sur le côté, où, par-delà un hameau au minaret bancal, se dessinait un promontoire à moitié mangé de brume grise. À trois kilomètres environ.

Dix minutes plus tard, ils en étaient déjà tout près. Eraste Pétrovitch eut tout le temps de repérer les lieux, profitant des dernières lueurs du soleil englouti. Son calcul distance/vitesse se révélait idéal.

Sur le rivage en pente douce, contrastant avec des entrepôts aux formes lourdes et trapues, s’élevait une maison de bois à l’architecture coquette, au bardage peint en blanc, encadrée d’une élégante terrasse et surmontée d’une tourelle où flottait un drapeau. La longue flèche d’une estacade s’avançait au-dessus des flots, tout au bout de laquelle une dizaine de barques étrangement aplaties et dépourvues de mât se balançaient au gré des vagues.

Fandorine n’avait pas traversé la moitié du promontoire quand la lumière mourut, comme si quelqu’un avait soudain tourné un commutateur. D’épaisses et grasses ténèbres s’appesantirent sur la terre et la mer. Au même instant, une guirlande de lanternes s’alluma au-dessus de l’appontement. Comme la passerelle du hanamiti, dans le théâtre japonais, qui coupe la salle obscure, se dit Eraste Pétrovitch.

Les fenêtres du club motonautique, en revanche, restaient éteintes. Toutes, sans exception. Peut-être n’y avait-il personne, et en ce cas les informations du lieutenant-colonel Choubine étaient fausses ou bien périmées. Mais le sentiment du danger, auquel Fandorine avait l’habitude de se fier dans les situations critiques, lui lança un avertissement : « Tiens-toi sur tes gardes. On t’observe. »

— Tural n’est pas ici ! lâcha Saadat, le souffle court. Je le sentirais…

Elle tremblait des pieds à la tête. Mauvaise affaire. Toutefois il était trop tard pour la renvoyer en arrière. Par conséquent, il convenait absolument de la réconforter.

Eraste Pétrovitch vacilla, faisant mine de peiner à garder l’équilibre, puis s’exclama avec une galanterie désinvolte :

— Jannotchka, s’il vous plaît !

Il prit la dame par la taille, la souleva sans effort du siège et la déposa par terre, en lui murmurant :

— Courage. On nous regarde. La vie de votre fils est entre vos mains. Jouez le rôle de manière convaincante…

Et la Validbekova cessa de trembler. Elle étira sa jambe, effectua un grand battement enjoué et éclata d’un rire sonore.

— Allons-y, mon minou ! Tu m’as promis une balade en mer !

Fandorine regarda d’un air de doute le club plongé dans l’obscurité. Il déclara d’une voix perplexe :

— C’est bizarre… Ils dorment ou quoi ? Tant pis, on les réveillera. On m’a dit qu’il y avait toujours un gardien sur place.

Il enlaça sa compagne, qui posa la tête sur son épaule.

Puis, tous deux roulant des hanches, ils se mirent en marche vers la maison.

— Embrassez-moi, ordonna Eraste Pétrovitch à mi-voix. J’ai besoin d’observer la p-périphérie.

La femme passa les bras autour de son cou et colla à sa bouche des lèvres sèches et froides, mais Fandorine n’en sentit même pas le contact.

Bien. À gauche, des barques retournées… En face de l’entrée du club, une pile de planches… Et là, quelle est cette forme noire ? Une guérite ou une cabane de jardin.

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