— J’en doute, fit remarquer Eraste Pétrovitch. Le chef indien avait un cheval truité, pas gris. Ensuite, regarde, les célestins sont très tranquillement en train d’ouvrir les portes.

Le cavalier leva le bras, et il s’avéra qu’il n’avait pas non plus de main sortant de sa manche.

— Salut à tous ! lança l’homme sans tête d’une voix sifflante que Fandorine crut reconnaître. Me voici, comme promis !

L’apparition se rapprocha des flambeaux, et l’on put voir qu’elle avait et une tête et des mains… noires, tout simplement. Il s’agissait de Washington Reed, le joueur à la peau noire vu au saloon.

— Tu devrais avoir honte ! dit Fandorine au Japonais, avant de rempiler rapidement les tronçons de bois et de grimper dessus.

Massa, reniflant d’un air coupable, s’érigea un piédestal identique – des restes de bois traînaient en quantité.

Ils virent le nègre passer les portes. Dans la cour l’attendaient les sept frères, les autres habitants du village se tenant en retrait, à distance respectable.

Reed mit pied à terre, murmura quelque chose à l’oreille de sa haridelle grise, gonflée comme un tonneau, et celle-ci trottina d’elle-même jusqu’au piquet. Là, elle plongea la tête dans un sac, et l’on entendit l’avoine croustiller sous ses dents.

— Je note que dans ce pays les chevaux sont infiniment plus intelligents que les gens, lâcha amèrement Massa, que sa méprise ne cessait de tourmenter.

— Chut, ne me dérange pas.

De toute évidence, sous les cieux célestins, les gens à la peau noire n’étaient pas considérés comme des frères : personne n’invita Reed à entrer dans la maison, personne ne lui serra la main, et la discussion eut lieu à la belle étoile. Mais il était impossible de distinguer de quoi les anciens discutaient avec un si étrange interlocuteur. Ils parlaient bas et la distance était conséquente : une cinquantaine de pas.

Eraste Pétrovitch porta ses jumelles à ses yeux.

Apparemment, on essayait de convaincre Reed de faire quelque chose, mais il n’était pas d’accord. Son visage était renfrogné. Voire apeuré. Le nègre se gratta la nuque (il n’avait pas de chapeau), fit non de la tête. Moroni lui tendit alors des papiers. Fandorine tourna la molette de ses jumelles. Deux coupures de vingt dollars chacune. Ce grossissement de dix-huit fois était vraiment une aubaine.

Pour un loqueteux tel que Washington Reed, quarante dollars étaient une somme, et pourtant le Noir secoua de nouveau la tête. L’apôtre ajouta un troisième billet aux deux autres.

Reed râla, cracha, grommela quelque chose et prit les coupures. Il siffla son cheval. Celui-ci sortit sa tête du sac et s’approcha au trot. Le nègre monta lestement en selle, porta deux doigts à son front et franchit le portail au pas. Les anciens le regardèrent s’éloigner en faisant des signes de croix dans sa direction.

Sautant avec souplesse, Fandorine ordonna :

— Suis-le. Il avance lentement, tu n’auras aucun mal. A la rigueur, tu devras courir un peu, cela te fera du bien.

— Et où nous retrouverons-nous, maître ?

— Je vais discuter avec les c-communards, après quoi je regagnerai Splitstone. Je serai à l’hôtel.

De l’obscurité qui recouvrait maintenant le cavalier montèrent des notes mélancoliques. C’était Washington Reed qui venait d’entonner une triste mélodie nocturne.

Dans le bruissement de ses chaussures de paille, Massa s’élança dans son sillage.

Le spécialiste

De loin déjà, alors que commençaient à peine à se profiler les bâtiments du village russe, Eraste Pétrovitch entendit des cris, puis, arrivé plus près, il distingua des silhouettes qui s’agitaient entre les maisons. Apparemment, toute la population du village, enfants compris, s’était répandue dehors.

Fandorine supposait bien sûr que son retour serait attendu avec impatience, mais il n’imaginait pas un accueil aussi nombreux et enthousiaste. Avec des cris et même des pleurs de joie !

Mais quand la brise nocturne apporta ce qui était clairement des sanglots de désespoir, Fandorine éperonna son cheval. Un malheur s’était manifestement abattu sur la commune.

En résumé de ce qu’il avait entendu d’une bonne douzaine de narrateurs capables de laisser de côté leurs émotions, leurs larmes et leurs cris d’indignation, l’histoire se présentait comme suit.

Tard le soir, après le dîner, les danses et la ronde sans laquelle il ne pouvait y avoir de fête digne de ce nom au Rayon de Lumière, la belle Nastia était partie se promener au bord de la rivière, en compagnie d’un jeune homme, un certain Savva. Tout à coup, surgissant de la rive opposée, deux hommes à cheval aux visages dissimulés sous des foulards noirs avaient passé le gué. L’un d’eux avait attrapé la jeune fille et l’avait jetée en travers de sa selle, tandis que l’autre assommait son compagnon d’un coup sur la tête. Puis les deux cavaliers avaient filé.

Quand à sa demande Eraste Pétrovitch fut conduit auprès du témoin, celui-ci n’ajouta pas grand-chose. Le charmant jeune homme aux cheveux blonds et aux yeux couleur de bleuet était allongé sur son lit. Sa tête était entourée d’une bande à travers laquelle suintait une tache de sang. Beaucoup de communards des deux sexes s’étaient rassemblés dans la pièce et tous écoutèrent la même histoire pour la énième fois.

— Nous étions assis dans l’herbe en train de discuter… (La voix de Savva tremblait, ses lèvres étaient agitées de tics nerveux.) Nous ne les avons pas entendus approcher… Un bruit de sabots, un clapot… Je crie : « Qui êtes-vous ?! Laissez-la ! » Et il me fiche un coup de crosse…

— Toi seul es fautif, toi seul ! s’écria Loukov en se tordant les mains. Pourquoi fallait-il que tu emmènes Nastia à la rivière ? Et, d’ailleurs, de quel droit lui faisais-tu la cour ? Tu es mineur, que je sache ! Tu ne connais pas le règlement ?

On voyait que le président était hors de lui. Il répéta au moins trois fois encore son accusation à l’encontre du jeune Savva et, pour finir, fondit en larmes.

— Que faire, Eraste Pétrovitch ? Que faire ? sanglotait Loukov, s’agrippant à la main de Fandorine et l’empêchant de se concentrer. Vous devez sauver Nastia ! La ramener !

Autour, tous répétaient la même chose. Toutefois, y regardant de plus près, Eraste Pétrovitch remarqua que la moitié féminine de la commune était moins accablée que la moitié masculine. Parmi les représentantes du sexe faible, seule Dacha essuyait des larmes.

Quand elle se mit à parler, tous se turent. Apparemment, on avait pour habitude ici de prendre au sérieux l’opinion de la bossue.

— C’est triste pour Nastia, dit-elle. Pauvre petite ! Mais que peut faire Eraste Pétrovitch seul face à toute une bande ? Or, mes sśurs, allons-nous livrer nos hommes aux balles des bandits ?

— Et quoi encore ! Pour rien au monde ! crièrent les « sśurs ».

L’une d’elles, à lunettes, s’écria d’une voix grêle :

— On n’obtient rien de bon par la force !

La bossue leva la main, appelant chacun à se taire.

— Camarades, une chose est sûre. Il faut partir d’ici. Et le plus vite sera le mieux. Nous ne pouvons plus rester dans la vallée.

De nouveau la rumeur monta parmi la foule, mais maintenant, c’était surtout des voix d’hommes qu’on entendait.

— Partir comment ? Partir où ? Tout abandonner ?

Et quelques hommes se mirent à protester avec indignation :

— Et Nastia ? Abandonner Nastia ? Les principes sont les principes, mais c’est tout simplement une ignominie !

Aussitôt, une des communardes attaqua celui qui venait de prononcer la dernière phrase, à propos de l’ignominie, et ce, de la manière la moins raffinée :

— Tu ferais mieux de te taire, espèce de porc ! Pendant dix-huit ans, je lui ai fait sa cuisine, sa lessive, et il n’a rien trouvé de mieux que de me plaquer pour cette écervelée ! C’est bien fait pour elle !

S’ensuivit un véritable charivari : tous parlaient ensemble, s’interrompant et gesticulant. Tout cela donnait l’impression que la question du sexe et de la famille dans une société collective n’était pas complètement résolue.

— Vous êtes en état de marcher ? demanda doucement Eraste Pétrovitch au blessé. Alors, allons-y. Montrez-moi où cela s’est passé.

Sans même se faire remarquer par les querelleurs de plus en plus échauffés, ils sortirent de la maison. Seul Loukov leur emboîta le pas.

Dehors, les premières lueurs de l’aube commençaient à blanchir le ciel, et le temps d’arriver à la rivière, il faisait tout à fait jour.

— Ne vous approchez pas plus, ordonna Fandorine à ses compagnons de route. Où vous trouviez-vous exactement ?

— Nous étions assis là-bas, sous le bosquet.

A en juger par l’herbe foulée, ils n’étaient pas assis, mais allongés, jugea Eraste Pétrovitch, s’abstenant toutefois de faire part de sa découverte, afin d’éviter une nouvelle crise d’hystérie de la part de Loukov. Le président était déjà assez déboussolé comme ça.

— Je le sais ! cria-t-il. J’ai deviné ! Vous ne croyez pas aux Foulards noirs, n’est-ce pas ? Vous soupçonnez les mormons de vouloir nous foutre dehors ! Je l’ai compris à votre attitude. Et maintenant, je suis d’accord avec vous. Ce sont eux, ces barbus sauvages ! Ils ont emmené Nastia dans leur harem !

— Je ne le pense pas, prononça Fandorine, accroupi dans l’herbe. Je ne le pense pas…

Voilà, c’était ici que les deux cavaliers avaient traversé la rivière. Une trace de pied, féminin vu sa petitesse : sans doute Nastia s’était-elle levée brusquement pour tenter de s’enfuir. Un creux dans le sol, quelques gouttes de sang : c’était Savva qui, assommé, s’était effondré là.

Eraste Pétrovitch traversa le gué pour rejoindre l’autre rive.

Donc. Deux hommes étaient restés allongés ici dans les buissons, pendant un temps assez long. Une bonne demi-douzaine de mégots en témoignaient. Mais ces mégots ne dataient pas de la nuit, ils étaient plus anciens que ça. Leur présence excluait définitivement les célestins, pour qui le tabac était une « substance satanique ».

Les chevaux avaient été attachés un peu plus loin : il suffisait d’observer les traces de sabots et les branches cassées.

Fandorine se souvint du récit de Nastia à propos de sa promenade matinale et des deux hommes qui l’épiaient depuis l’autre rive. Ils avaient repéré leur proie, puis étaient revenus la chercher, mais la belle écervelée avait facilité la tâche des chasseurs : elle était d’elle-même venue à la rivière. Exactement au même endroit, ce qui n’avait rien d’étonnant : une clairière pittoresque, des saules penchés au-dessus de l’eau…

Fandorine suivit les traces durant un certain temps. Sur un buisson, il trouva un lambeau de soie : la robe de la jeune fille s’était accrochée à une épine.

Mais plus loin, là où l’herbe laissait place à un terrain caillouteux, comme la fois précédente la trace se perdait. Le détective cavala d’un côté et de l’autre, puis capitula. Robert Pinkerton avait raison quand il disait : « Un homme de la ville ne peut pas s’en sortir sans l’aide d’un spécialiste local. »

Moralité, il allait falloir mobiliser le spécialiste.

A Splitstone, il fit d’abord un saut à l’hôtel, le temps de se laver, de changer de chemise et de savoir s’il y avait des nouvelles de son assistant.

Le portier lui dit :

— Il y a un mot écrit en pattes de mouche de la part de votre Chinois.

— Il est japonais.

Le message rédigé en idéogrammes soigneusement tracés disait :

8 heures 45 minutes du huitième jour du neuvième mois.

L’homme noir est dans la grange où vit son cheval. Lui-même, semble-t-il, y vit aussi. Il a sifflé une bouteille entière de saké américain et il dort. Je le tiens à l’śil. C’est à l’arrière de la tour au clocher.

Votre fidèle vassal Shibata Massahiro.

Après avoir pris un café au rez-de-chaussée (infect, comme d’ailleurs partout en Amérique), Eraste Pétrovitch passa à l’endroit indiqué. Le chemin était court, une centaine de pas depuis le Great Western.

Il n’aurait jamais pu découvrir le Japonais si celui-ci n’avait susurré depuis une meule de foin :

— Maître, je suis ici. Et lui est là-bas.

Emergeant de la paille, une main pointa un doigt gros et court en direction d’une grange délabrée, au-delà de laquelle commençait la prairie.

Marchant sans bruit, Fandorine s’approcha et regarda par une fente.

Après la lumière vive du soleil, il ne distingua tout d’abord rien, hormis un ronflement régulier et un sifflement. Puis ses yeux s’accoutumèrent à la pénombre, et il vit dans un coin le cheval gris sans attache. Il mâchait du foin. Le bruit de ses mandibules était accompagné par le sifflement de son maître. Celui-ci dormait paisiblement contre les sabots arrière de sa rosse, laquelle, prévenante, agitait sa longue queue, chassant les mouches de son visage et lui assurant une douce ventilation.

Brusquement, le cheval gris cessa de manger, dressa les oreilles et tourna du côté de Fandorine son gros śil globuleux. Ses narines se gonflèrent. Le cheval se retourna et renâcla, son chanfrein touchant le visage de l’homme allongé. Au même moment, Washington Reed ouvrit les yeux et s’assit, mais à sa main apparut un revolver surgi d’on ne sait où.

Eraste Pétrovitch s’écarta sans bruit de la grange, recula.

— Qu’est-ce que t’as, ma vieille ? entendit-il grogner Reed. T’en as assez d’attendre à rien faire, c’est ça ? Je vais pioncer encore un peu, parce que cette nuit, on pourra pas…

Et, d’après le bruissement qu’on entendit, il s’allongea à nouveau.

— Tu ne le quittes pas des yeux, murmura Fandorine en passant devant la meule. Je reviens ce soir.

Ayant écouté jusqu’à la fin, le spécialiste ne répondit rien. Il va refuser, pensa Eraste Pétrovitch, observant sur le visage brûlé par le soleil de Scott le va-et-vient de ses sourcils blanchâtres.

Après s’être envoyé une bonne rasade au goulot (par chance, la bouteille n’en était pas encore à la moitié), le « pink » se décida enfin à desserrer les dents.

— Ça ne marche pas. Dans sa lettre, mister Pinkerton parle de « consultations et conseils ». Or là, on peut se prendre un balle comme un rien. Non, non, n’insistez pas. (Melvin tapa du poing sur le comptoir.) Quand il s’agit de ma peau, il n’est plus question de rabais de trente pour cent. Cinq dollars par jour, en une seule fois. Et pas de mauvais tour. C’est clair ?

— C’est clair, répondit immédiatement Fandorine. Et j’en rajouterai encore si vous me c-conduisez au repaire de la bande. Il faut au plus vite tirer d’affaire cette jeune fille.

Le « pink » avala une gorgée.

— Dans ce genre d’affaires, il ne faut pas confondre vitesse et précipitation. D’autant que, d’après ce que j’ai pu comprendre en vous écoutant, cette ravissante personne n’est pas tout à fait une jeune fille. Elle n’a pas grand-chose à perdre.

Eraste Pétrovitch se retint difficilement pour ne pas exploser de colère.

— Comment p-pouvez-vous dire une chose pareille ? Voilà déjà douze heures qu’elle est entre les pattes de ces bandits. Personne ne peut savoir ce qu’ils sont en train de lui faire !

— Justement, on le sait très bien, lâcha froidement Scott avec un large sourire. Bon, ça va, pas la peine de me fusiller du regard. Ce qu’il est possible de faire, on le fera.

Et, il faut lui rendre cette justice, il se prépara en un temps record.

Vingt minutes plus tard, deux cavaliers quittaient Splitstone en direction des rochers. Ils n’allaient pas très vite ; la faute n’en revenait pas au « pink » mais à Fandorine : sa jument rousse était fourbue et refusait d’aller au trot.

Durant tout le chemin, Melvin ne cessa de blablater, sans oublier de siroter son whisky. Quand sa bouteille fut vide, il en sortit une autre.

— … et ne l’oubliez pas, l’ami : je me suis fait embaucher uniquement pour vous mettre sur la piste. Je n’ai aucune intention de me battre contre les gars aux foulards noirs. Ça, c’était bon autrefois, quand j’étais jeune et que je me fichais de tout, mais maintenant, je dois penser à mes vieux jours. Passe encore si j’étais sûr de mourir sur le coup, mais si jamais je restais infirme, hein ? Qui irait s’occuper d’un invalide seul et abandonné ? J’en ai trop vu dans ma vie, des pauvres bougres comme ça. Je ne veux pas crever contre un mur comme un chien errant.

— Et comment vous voudriez c-crever ? interrogea Eraste Pétrovitch.

Scott sourit rêveusement.

— Dans un lit de plumes. Avec une épouse qui me tiendrait la main, et des gamins en pleurs qui se bousculeraient sur le seuil de la chambre. Et, quand on me conduira au cimetière, qu’il n’y ait pas dans toute la procession un seul fils de chien qui porte un revolver à la ceinture. Eh, l’ami, il paraît qu’il y a des endroits sur terre où les gens se baladent dans la rue sans arme et où il y a plein, plein de femmes, et convenables par-dessus le marché. Mon drame c’est que je n’ai jamais su mettre de l’argent de côté, j’ai tout claqué. J’aurais un bon pécule, cinq mille, dix mille… Je partirais, que diable. Je fonderais une famille. Mais où est-ce que je prendrais un tel paquet de fric ? (Il eut un petit rire.) Je ne vais tout de même pas attaquer un train ? Pourtant, j’en serais capable. Seulement, il ne faut pas galoper le long du train en tirant dans tous les sens comme ces andouilles de Foulards noirs. Il faut mettre une vache crevée en travers de la voie, et la locomotive s’arrêtera d’elle-même. Ensuite, rien de plus facile. L’équipe de la locomotive te laissera faire, pourquoi s’attirer des ennuis ? Inutile par ailleurs de s’en prendre aux passagers. Pour ce qu’on peut en tirer… Il faut tout de suite foncer vers le wagon postal. Placer une charge de dynamite sur la porte – ça, dans le cas où les postiers n’ouvriraient pas de leur plein gré. Prendre les sacs portant le sceau du Trésor public. Et salut la compagnie ! Simple comme bonjour. Un seul problème : des coéquipiers astucieux. Combien de gens sérieux ont échoué à cause de crétins qui ne savaient pas tenir leur langue ou buvaient trop. (Melvin était si affligé qu’il vida pas loin du quart de sa bouteille.) Tenez, avec vous j’essaierais bien. On voit tout de suite que vous n’êtes pas du genre à parler pour ne rien dire ni à perdre votre sang-froid.

Il fit alors un clin d’śil, et il apparut que tout cela n’était qu’une plaisanterie.

Ils contournèrent le village russe afin de ne pas perdre de temps. Pour le distraire, Melvin Scott fit à son compagnon de route un cours sur la manière de cambrioler les banques. Il s’avéra que c’était encore plus simple que de dévaliser les wagons postaux.

Mais il suffit que les deux partenaires atteignent l’endroit où Fandorine avait perdu la trace pour que le « pink » s’interrompe au milieu d’une phrase, saute de cheval et colle le nez par terre, examinant quelque chose. Il se jeta de côté, là où s’ouvrait un étroit passage entre deux blocs de pierre, et se mit à renifler comme un chien.

— Ça sent à plein nez la sueur de canasson… Un cheval ne peut pas passer ici sans que sa croupe frotte contre la pierre. Tenez, prenez le mien par la bride. Et ne restez pas collé à moi, ça me dérange.

Voir travailler un vrai professionnel était toujours un délice.

Où était passé le cynique poivrot qui, pendant deux bonnes heures, avait épuisé Eraste Pétrovitch avec ses bavardages creux ?

Les mouvements de Scott étaient mesurés, harmonieux, voire gracieux. Tantôt il faisait quelques pas rapides en avant, tantôt il se figeait sur place, tantôt il se mettait à humer l’air autour de lui.

Jamais Eraste Pétrovitch n’aurait prêté attention à cette entaille à peine visible sur une dalle de pierre. Or elle avait été faite par le fer d’un cheval, et, d’après le « pink », pas plus tard que la nuit précédente. Puis, indiquant du doigt une branche cassée, Scott tourna à gauche, où le lit d’un ruisseau asséché conduisit les deux limiers à un sentier sinueux, de plus en plus raide à mesure qu’il montait. D’un côté, se trouvait le versant abrupt de la montagne, de l’autre, au pied du précipice, s’étendait la vallée.

Vue de là, elle ressemblait à une immense écuelle de soupe à l’oseille, où flottait, tel un jaune d’śuf, le champ de seigle du Rayon de Lumière. Eraste Pétrovitch arrêta sa jument afin d’admirer ce chef-d’śuvre culinaire naturel. Le cheval bai du « pink » piaffait nerveusement, tirant sur sa bride, accrochée au pommeau de la selle de Fandorine. Soudain, avec un hennissement affolé, il se cabra et fit un bond de côté. S’échappant de sous son sabot, un long serpent tacheté fila dans les buissons. Surprise par ce mouvement inattendu, la jument rousse fit à son tour un brusque écart vers le précipice, et l’amateur de beau, parvenant de justesse à se retenir à la bride, bascula dans le gouffre.

Enfin, gouffre était un grand mot. C’était plutôt un espace vide d’une centaine de mètres au-dessus duquel, impuissant, était suspendu Fandorine. La chute semblait inévitable. Avec un mugissement désespéré la jument rousse tira sur ses quatre jambes pour se maintenir sur le sentier, mais elle n’était pas de force à retenir l’homme. Ses sabots dérapant sur les cailloux, l’animal glissait progressivement vers le précipice.

Fandorine devait lâcher la bride. A quoi servirait-il d’entraîner dans sa chute un animal innocent ?

L’homme noble ne capitule jamais, même si la défaite est inévitable. C’est uniquement cette considération, et nullement le désir de différer l’échéance fatale, qui poussa Eraste Pétrovitch à s’agripper à une racine qui saillait de la paroi verticale et à lâcher la bride.

La racine était sèche, morte, et bien sûr incapable de supporter un tel poids. Elle ne cassa pas, mais commença à s’extraire de la terre. Du sable et des cailloux se mirent à pleuvoir. Fandorine tâtonnait avec le bout de sa botte, cherchant le moindre appui, mais son pied se détachait sans arrêt.

Au cours des années passées, le chemin de l’enfant gâté de la fortune aurait pu s’interrompre des dizaines, sinon des centaines de fois, et dans des situations infiniment plus subtiles, mais le sort, comme chacun le sait, a ses raisons, il est donc vain de se lamenter sur son compte. Le chemin se terminait bêtement, mais, au moins, il le faisait joliment : mourir en volant, en ayant le temps de dire « au revoir et merci » à la vie n’était pas le pire des dénouements.

— Au revoir et… marmonna-t-il, mais il n’eut pas le temps de terminer.

Au-dessus de lui était apparu le visage renfrogné de Melvin Scott. Alors qu’il était à un cheveu de la mort, une main robuste saisit Eraste Pétrovitch par le poignet.

— Inutile, prononça ce dernier d’une voix enrouée à travers ses dents serrées. Je vais vous entraîner…

— Je me retiens à une pierre, répondit le « pink » d’une voix tout aussi étranglée.

Echappée de la petit poche de gilet de Scott, une chaîne de montre en or se balançait en luisant. Magnifique comme la vie qui se dérobe.

Le pied de Fandorine trouva enfin un appui solide, apparemment une pierre.

— Maintenant, tout doucement, sans à-coups. (Mel tira Fandorine vers le haut.) En souplesse, en souplesse…

Environ une minute plus tard, les deux hommes étaient assis au bord du précipice, les jambes pendantes et le souffle court. Scott regardait en bas, Eraste Pétrovitch vers le ciel. Et voilà une mort manquée de plus.

— Merci, dit-il tout haut. Si tu n’avais pas été là, je faisais le grand saut.

— Tu n’en seras pas quitte avec un « merci ». (Le « pink » se leva tout en secouant son pantalon.) Tu me dois une prime. Pour la journée d’aujourd’hui, tu paieras le double. D’après moi, c’est honnête. Qu’est-ce que tu en penses ?

Eraste Pétrovitch approuva de la tête, stupéfait. Jamais jusqu’à maintenant personne n’avait estimé à cinq dollars le prix de sa vie…

Scott eut un sourire réjoui.

— Voilà qui est parfait. Et tu m’as aussi promis un supplément si je te conduisais à la bande. Il me semble que je sais maintenant où est leur cachette. Allons-y, ce n’est pas loin.

Pendant environ une demi-heure ils gravirent le sentier, lequel les amena à un plateau : à droite il y avait toujours le précipice, mais jusqu’à la prochaine enfilade de rochers s’ouvrait un vaste terrain plat, parsemé de blocs de pierre arrondis. Devant, des rochers ressemblant à des tours de château gothique s’élevaient en une muraille compacte.

— Voilà, on y est. Ils sont cachés dans l’ancienne mine. L’endroit est confortable. Ne te montre pas ! dit Scott, faisant se baisser Fandorine et se cachant lui-même derrière une pierre. Il y a une sentinelle là-bas !

— Où d-donc ?

— Tu vois les Deux Doigts ?

Eraste Pétrovitch distingua sur le rempart naturel un espace d’où partaient deux étroits rochers ressemblant au V de la victoire que les Américains aimaient tant à représenter avec l’index et le majeur.

— Regarde dans tes jumelles… Non, pas là, plus bas.

Voilà bien longtemps que Fandorine avait perdu l’habitude de jouer le rôle de l’amateur. Il avait oublié combien il était agréable de se trouver aux côtés d’une homme d’expérience qui sait mieux que soi-même ce qu’il convient de faire.

Balayant de ses oculaires la surface grise de la paroi rocheuse, Eraste Pétrovitch tomba sur une tache noire. Il régla la distance focale.

Un chapeau. Un foulard noir sur la moitié du visage. Un canon de fusil scintillant.

Au milieu du « doigt » de gauche il semblait y avoir une cavité. Voilà, c’était là qu’était posté le guetteur. Sans le « pink », Fandorine ne l’aurait jamais repéré.

— Mission accomplie, déclara Melvin, satisfait. Tu me dois quinze bucks : cinq pour la journée de travail, cinq pour t’avoir sauvé la vie et cinq pour le résultat. Là-bas, derrière les Deux Doigts, il y a un boyau qui mène à l’ancienne mine d’or de Cork Culligan. Un endroit parfait pour qui cherche un refuge. Il doit rester quelques cabanes datant de l’époque, ce qui veut dire qu’on a un toit au-dessus de la tête. Il y a également de l’eau. Mais surtout, personne ne risque de venir t’embêter ici. A partir d’une telle position, on peut arrêter toute une armée.

Il avait raison. Depuis la barrière rocheuse, le terrain découvert était entièrement accessible aux regards comme aux fusils. C’était un miracle si la sentinelle ne l’avait pas remarqué. Merci au prudent Scott.

— Est-il possible qu’il n’y ait vraiment rien à faire ? demanda Eraste Pétrovitch, l’air soucieux. Il n’existe aucune autre voie d’accès ?

Scott fit un large sourire.

— Il n’y en a pas, mais tu es tombé dans le mille, l’ami. On peut les enfermer à l’intérieur comme un ours dans sa tanière. Disposer des tireurs derrière tous ces blocs de pierre afin d’avoir le passage en ligne de mire. Cela nécessite quarante à cinquante hommes. Et là, on peut commencer à négocier. Tous les atouts seront dans notre jeu. Considère cela comme un conseil supplémentaire. Ce qui nous amène à un total de vingt dollars.

— Dix-huit cinquante. Pour les conseils, il était prévu un rabais de t-trente pour cent, répondit Fandorine au diapason, se sentant devenir un vrai Américain.

On reprend du service

— Dream Valley ne fait pas partie de mon territoire, répéta pour la vingtième fois le marshal de la ville Ned O’Perry. Adressez-vous à Crooktown, au marshal fédéral.

— On n’a pas le temps, dit pour la vingt et unième fois Fandorine. Il faut sauver cette jeune fille.

Melvin Scott était assis sur le rebord de la fenêtre et buvait à la bouteille. Il ne prenait pas part à la discussion. Il avait conduit Fandorine auprès du représentant de la loi, sur quoi, apparemment, il avait considéré sa mission comme définitivement achevée.

— Sauf que le marshal fédéral ne voudra pas non plus s’occuper de ça. (L’air songeur, O’Perry plissa des yeux à la vue d’une mouche bourdonnante.) Après tout, il n’y a pas mort d’homme. Tu dis qu’ils ont enlevé la fille. Peut-être qu’ils veulent lui proposer le mariage.

Le « pink » eut un sourire malicieux mais ne dit mot. Le marshal regarda avec une évidente convoitise la bouteille qu’il tenait à la main.

— Bon, cela dit, gentlemen, il se fait tard et ma journée de travail est terminée. Je m’en vais dîner au saloon.

O’Perry se leva ave dignité.

— T’as tout simplement la frousse, vieille canaille, dit Scott, en rebouchant sa bouteille. Mais si tu ne veux pas te mouiller personnellement, tu peux peut-être laisser les autres le faire, non ?

Le marshal ne se vexa pas le moins du monde. Au contraire, son visage s’illumina et il se rassit.

— Ça, tant que vous voulez. (Il sortit du tiroir de son bureau deux étoiles en fer-blanc, qu’il posa sur la table.) Eh bien, levez chacun la main droite et répétez après moi : « Je jure de respecter pieusement les lois fédérales et les lois de l’Etat du Wyoming. Je jure de ne pas outrepasser les pouvoirs qui me sont conférés. Je jure… »

— La ferme, l’interrompit le « pink », poussant les deux étoiles vers Fandorine. Et maintenant, va au diable.

Ramassant son chapeau, O’Perry se rua dehors.

— Qu’est-ce que cela s-signifie ?

Eraste Pétrovitch ramassa une des étoiles et l’examina. Il y était inscrit « Deputy Marshal ».

— Le marshal a le droit d’assermenter autant de deputy marshals, c’est-à-dire d’assistants, qu’il le veut. Et ceux-là ont, à leur tour, le droit de constituer des posse.

— Des quoi ? demanda Fandorine, ignorant de quoi il était question.

— Des posse. Disons des détachements de défenseurs de la loi bénévoles.

Ce mot charmant doit venir du latin posse comitatus12, supposa Eraste Pétrovitch.

Scott cracha derrière le marshal parti en courant.

— De toute façon on n’aurait rien obtenu de plus de Ned. Seulement, avec ça on ne va pas aller loin.

— Pourquoi ?

— Personne ne te suivra. Ici, tu es un étranger.

Ils sortirent, laissant ouverte la porte du bureau. De toute manière, il n’y avait rien à voler.

— Et t-toi ?

— Moi, sans doute qu’on me suivrait. Si je promettais une bonne prime et une bringue par-dessus le marché. Mais je ne peux pas être assistant marshal. Premièrement, pour nous, les « pinks », ce n’est pas autorisé. Deuxièmement, je te l’ai dit : je n’ai pas envie de me prendre une balle dans la peau. A deux contre toute une bande ? Pour rien au monde !

Des heures perdues pour rien ! pensa Eraste Pétrovitch. Le temps de revenir de la vallée, d’essayer de convaincre le marshal… Dans deux heures environ, il ferait nuit.

— Pas à deux. Et d’un. Tu n’auras pas à te mettre en danger. Et de deux. Trois, je t-triple ton salaire. Maintenant, on y va !

Scott le regarda avec étonnement.

— A ce que je vois, les rôles sont inversés. C’est de nouveau toi le patron. Eh bien, tes trois points me plaisent assez. Mais il me semble que, pour aujourd’hui, il est déjà tard.

— Peu importe, on peut très bien boucher le passage à la lumière de la lune.

En guise de réponse, Melvin saisit un revolver à long canon, visa en l’air et tira. Aucun bruit ne se fit entendre.

— Trop tard, je te dis. Nous irons demain, quand j’aurai dormi mon content.

Fandorine, irrité, tordit la bouche, mais il n’y avait rien à faire. Il dépendait de cet homme.

— A qu-quelle heure ?

— Je n’ai pas de montre.

— Et ça, c’est quoi ? demanda Eraste Pétrovitch en montrant la chaîne en or qui pendait à la poche de gilet du « pink ».

Scott déclara tristement :

— J’ai accumulé assez d’argent pour la chaîne, mais pas encore pour la montre. Dès que le soleil se lève, on se retrouve devant la dernière maison.

Il bâilla, fit un geste d’adieu de la main et, traînant les pieds de fatigue, il prit la direction de son magasin.

A la vue de son locataire, le portier prononça les mêmes mots que la fois précédente :

— Il y a un mot écrit en pattes de mouche de la part de votre Chinois.

— Il est japonais, corrigea mécaniquement Eraste Pétrovitch tout en dépliant la feuille.

Cette fois, le message était des plus laconiques :

Avons déménagé à la sakaya.

La sakaya était l’endroit où l’on vendait le saké. Il s’agissait donc du saloon.

La poussière et plus encore les gesticulations au bord du précipice avaient rendu définitivement immettable le costume initialement blanc. Il fallait se changer et mettre le noir.

La nuit précédente, Fandorine n’avait pas fermé l’śil et il n’avait rien avalé de toute la journée. S’il arriverait à dormir un peu, pour l’instant il l’ignorait, mais pourquoi ne pas manger un morceau maintenant ?

Lavé et rasé, il traversa la rue et entra à la Tête d’Indien.

L’endroit était peuplé et bruyant, au comptoir des bergers riaient aux éclats et s’invectivaient. Ils regardèrent Eraste Pétrovitch sans animosité : s’il n’était pas devenu des leurs, il avait cessé d’être un intrus.

Le patron, voyant un nouvel étui de revolver à la ceinture de l’étranger, dit d’un ton approbateur :

— Un « russian » ? C’est tout de même autre chose. Ça fait tout de suite plus sérieux. Vous prenez quoi ?

La seule chose non suspecte dans le menu crasseux qu’on lui tendit était les śufs. Eraste Pétrovitch en commanda une demi-douzaine, crus (le meilleur moyen pour reconstituer ses forces), ainsi que du pain et un bol de thé.

— Vous n’êtes pas comme votre Chinois, loin de là. Il a engouffré deux steaks, une grosse tranche de saucisson grillé et une dizaine de pains. Et maintenant, il roupille dans son coin.

Le patron, admiratif, indiqua Massa tout au fond de la salle. Renversé contre le dossier de sa chaise et son chapeau rabattu sur les yeux, celui-ci faisait mine de dormir.

— Il est japonais, dit Fandorine avant d’aller s’asseoir à côté de son valet de chambre.

Washington Reed était là, lui aussi, deux tables plus loin. Il jouait aux dés avec un berger. Sur la table, devant le nègre, trois malheureuses pièces se battaient en duel, tandis que devant son partenaire s’entassait une montagne de pièces et de billets.

— C’est bon, tu p-peux arrêter. De toute façon, avec ta tête et ton appétit, tu ne risques pas de passer inaperçu.

Massa se redressa.

— Permettez-moi de vous faire mon rapport, maître. L’homme noir a dormi dans la grange jusqu’à trois heures. Ensuite il s’est immédiatement rendu ici. D’abord il avait beaucoup d’argent. Ensuite presque plus. Ensuite il a un peu gagné. Et maintenant il perd de nouveau.

— C’est tout ?

— Absolument tout, maître.

On apporta les śufs. Eraste Pétrovitch les goba les uns après les autres. Les fit passer avec un morceau de pain. Il huma le thé et renonça à le boire. Il se leva.

— Si j’en juge par tes yeux b-bouffis, tu oublies de me dire que tu as également pas mal dormi. Pour ma part, je ne tiens plus debout. Je serai dans ma chambre. Je vais laisser la fenêtre ouverte. S’il se passe quelque chose d’intéressant, préviens-moi par un signal.

— Le ruri, ça ira ? demanda Massa.

Le ruri était un petit oiseau japonais d’une magnifique teinte azurée. Son chant n’était pas particulièrement beau, mais en revanche on ne pouvait le confondre avec rien d’autre. Et surtout, il n’y avait pas de ruri dans le Wyoming.

Le ruri se mit à gazouiller au plus mauvais moment, empêchant Fandorine de voir la fin de son rêve enchanteur. Il était un frère célestin vivant paisiblement dans une vallée paradisiaque, entouré des femmes qui, à différentes époques de sa vie, lui avaient offert leur amour. Telles des sśurs, elles étaient tendres les unes avec les autres, et toutes étaient heureuses d’être ensemble.

La conscience disciplinée d’Eraste Pétrovitch refusait de se réveiller quand sous la fenêtre hennissaient des chevaux ou se bagarraient des cow-boys avinés, mais elle réagit instantanément au cri discret et ingrat de la fausse mésange bleue.

Fandorine s’assit sur le lit, ouvrit les yeux et vit par la fenêtre qu’il faisait nuit noire.

L’oiseau japonais fit de nouveau entendre un pépiement.

Eraste Pétrovitch se pencha à la fenêtre.

La rue était déserte. On n’y voyait goutte. Même aux fenêtres du saloon, la lumière était éteinte.

De l’obscurité montèrent deux nouveaux trilles courts et mécontents. Cela signifiait : « Vite, maître ! Qu’est-ce que vous fichez ? »

Dans la mesure où il s’était couché sans se déshabiller ni se déchausser, Fandorine n’eut qu’à sauter par la fenêtre. Après un vol court et rafraîchissant depuis le premier étage, l’atterrissage tout en souplesse acheva de le réveiller.

Massa apparut comme un diable sortant de sa boîte.

— Maître, il a perdu jusqu’au dernier cent. Il est resté à boire tout seul. Il est sorti du saloon l’avant-dernier. Et le dernier, ç’a été moi. Le patron a fermé derrière mon dos.

— Pourquoi n’as-tu pas suivi Reed ?

— Parce qu’il va bientôt revenir ici. Dans le saloon, alors qu’il ne restait presque plus personne et que le patron avait le dos tourné, l’homme noir a en douce soulevé l’espagnolette de la fenêtre, et du coup la fenêtre est restée ouverte. C’est pour pouvoir plus tard s’y glisser depuis l’extérieur.

Eraste Pétrovitch se fâcha :

— Reed n’a pas d’argent pour se payer à boire. Il a l’intention de rafler une bouteille ou deux pendant que le patron n’est pas là. Et c’est pour ça que tu m’as réveillé ? Et moi qui rêvais que j’étais un frère célestin.

A ces mots, Massa fit claquer sa langue avec envie.

— Chut ! lui intima Fandorine en se collant contre le mur. Le voilà !

Près de la terrasse du saloon on entendit un frôlement, une ombre furtive sauta par-dessus la balustrade. Une fenêtre grinça.

Pendant environ deux minutes, il n’y eut plus aucun bruit. Puis l’homme repassa la fenêtre en sens inverse, mais maintenant il se mouvait lentement et précautionneusement, serrant contre sa poitrine un objet de grande taille et, visiblement, assez lourd. Il heurta le rebord de la fenêtre, et l’on perçut un bruit de verre et de liquide.

— Oh là, il a escamoté une pleine bonbonne de gnôle, murmura Massa. Et maintenant, il va se soûler à mort.

Le voleur s’accroupit et fourra son butin dans un sac, de toute évidence préparé d’avance.

— Maître, qu’est-ce qu’il fait ?

— Je l’ignore. Mais nous allons t-tout de suite le savoir.

Eraste Pétrovitch traversa la rue à la hâte et alluma sa lampe de poche.

Aveuglé par la lumière éblouissante, Washington Reed se tourna, le blanc de ses yeux éperdus étincelant dans la nuit.

— Eh, l’homme, qui tu es ? Je ne te vois pas. Ne tire pas ! Regarde, mon revolver est dans son étui et voici mes mains ! Tu as déjà sorti le tien, je parie…

— Non. Mais mon coéquipier vous tient en joue. (Fandorine s’approcha tout près.) Allez, montrez ce que vous avez là.

Toujours accroupi, Reed essaya de s’écarter du sac.

— Je vous reconnais à votre voix. Vous êtes le gentleman de l’Est qui a un petit pistolet marrant. Ecoutez, sir, je n’ai rien fait de mal. Je vous serais très reconnaissant si ce petit incident restait entre nous. Ici, les gens ne se conduisent pas trop mal avec moi, mais si jamais il leur vient à l’idée que je suis un sorcier… Déjà que ce n’est pas simple pour un Noir de vivre parmi les Blancs…

Tout en prononçant ces mots, le nègre bougeait rapidement sa tête d’un côté et de l’autre, essayant de repérer le deuxième homme.

— Massa, fais du b-bruit, sinon monsieur Reed va croire que je bluffe et essayer de me tuer. Il manie le revolver avec beaucoup d’habileté.

Un toussotement menaçant brisa le silence.

— Vous avez tort de penser cela de moi, sir ! Le vieux Washington Reed n’a jamais tué personne. Je ne suis pas un assassin. C’est vrai, je tire bien. Mais même pendant la guerre quand je servais dans un détachement de snipers, je n’ai jamais tiré que dans les jambes. Je suis depuis trente ans dans l’Ouest, j’ai transpercé quelques dizaines de mains qui se tendaient mal à propos vers une arme, mais je n’ai jamais ôté la vie à personne. Vous pouvez demander à n’importe qui.

— Assez bavardé ! lui lança Fandorine. Montrez ce que vous avez volé !

Reed se signa et sortit du sac une grosse bonbonne en verre, celle-là même qui trônait au-dessus du comptoir, entourée de tresses de piments et d’oignons.

— Du chou mariné, mais pour quoi faire ?!

La lampe éclaira mieux la bonbonne. Le faisceau vacilla. Eraste Pétrovitch fit malgré lui un pas en arrière.

Ce n’était pas du chou, mais une tête humaine. Sur le visage gris aux yeux tristement fermés se détachaient un large nez busqué et une immense bouche. Les cheveux noirs pendaient en touffes désordonnées, le cou se terminait par des lambeaux de chair.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?!

— Tout le monde le sait, murmura Reed avec recueillement. C’est la tête de l’Indien. Du fameux Roc Brisé. Voilà treize ans qu’elle trône au-dessus du comptoir. Ne vous trompez pas, ce n’est pas pour faire de la sorcellerie que je l’ai fauchée. C’est pour une bonne et, peut-on même dire, pour une noble cause. Mais si vous l’ordonnez, je la remets à sa place.

Désormais, le tableau s’éclaircissait. C’était donc pour ce travail que les célestins avaient payé la rondelette somme de soixante dollars.

— Est-il possible que vous croyiez à cette histoire de f-fantôme qui cherche sa tête ? Ou bien avez-vous simplement décidé de tirer profit de la superstition ?

— Le chef indien a été vu ! Et plus d’une fois ! Et vous savez qu’il a déjà envoyé l’un des mormons en enfer.

En effet, pensa Eraste Pétrovitch. Le Cavalier sans Tête était peut-être une chimère, mais le cadavre dans la glacière était bel et bien réel. C’était quoi, cette diablerie !

Tout en regardant autour de lui, le nègre dit :

— Et ce n’est que le début, c’est moi qui vous le dis. Il ne nous lâchera pas tant qu’il n’aura pas eu ce qu’il voulait. Il faut rendre sa fichue caboche à Roc Brisé. Alors il se calmera et regagnera ses pénates. J’ai promis aux barbus de leur apporter la tête avant le lever du jour. Parce que le Cavalier sans Tête apparaît toujours à l’aube, au milieu des brumes. Vous ne me dénoncerez pas, sir ?

Cette sombre histoire n’avait pas de rapport direct avec la mission confiée par le colonel Star. De plus, la prochaine journée s’annonçait particulièrement chargée. Mais Fandorine ne supportait pas les énigmes non résolues. Surtout à caractère mystique.

Grâce à Dieu, il avait eu le temps de dormir un peu, et sa jument rousse était reposée.

— Je ne vous trahirai pas. Mieux, je v-vous accompagne.

— C’est vrai ? se réjouit Reed. Ah, ce que ce serait bien ! Pour être franc, j’ai une peur bleue à l’idée de devoir trimballer un tel fardeau à travers tout Dream Valley, surtout la nuit… Mais pourquoi cette envie subite ? Vous avez voulu vous moquer du vieux Wash, c’est ça ?

— Aucunement. J’ai envie de voir comment Roc Brisé va récupérer sa t-tête, déclara Eraste Pétrovitch avec le plus grand sérieux. Ce sera probablement un spectacle unique.

Le Noir parut pour de bon avoir repris courage.

— A deux, ça va, on peut le faire. A vrai dire, si je ne m’étais pas fait plumer aux dés et si les barbus ne m’avaient pas promis cent dollars de plus à la livraison, je crois que je les aurais roulés et que je n’y serais pas allé… Mais en bonne compagnie, c’est une autre affaire. Avec votre permission, je vais siffler ma Peggy. Elle est déjà sellée…

Fandorine se tourna et dit en japonais :

— Amène ma jument. N’oublie pas de fixer le fusil à l’arrière de la selle. Au lever du jour, rejoins l’agent de Pinkerton à la sortie de la ville, devant la dernière maison. Nous nous retrouverons au village russe.

— Haï.

Massa sortit de son abri et s’inclina. En présence d’étrangers, il respectait strictement l’étiquette dans ses rapports avec son maître.

— Et puis encore une chose. On reprend du service. Comme assistants temporaires du chef de la police locale. Demain, nous accrocherons les insignes à nos vêtements.

Comme tout Japonais, Massa adorait les attributs du pouvoir, et il s’empara des étoiles en fer-blanc avec le plus extrême respect.

— Ç’aurait été mieux qu’on nous donne un uniforme et un sabre. Mais que peut-on attendre des Américains ? Je vais arranger ces armoiries. Elle vont briller comme de l’or, promit le valet de chambre.

Le cavalier sans tête

— … et donc, j’ai fui au Nord, j’en avais assez de trimer pour que dalle dans les plantations. Quand la guerre a commencé, j’ai enfilé la culotte rouge et je me suis enrôlé dans le premier régiment de Caroline du Sud, où on était tous des nègres. Ensuite, je suis parti pour l’Ouest. Là, j’ai commencé à conduire les troupeaux. Au Texas, des cow-boys noirs, il y en a tant et plus, c’est seulement ici qu’on me regarde avec des yeux ronds.

Washington Reed montait en amazone, les jambes croisées de surcroît. L’intelligente petite Peggy allait bon train, et pourtant c’est à peine si son maître se balançait. Elle se contentait de chauvir des oreilles, comme si elle écoutait le récit. Dans l’esprit d’Eraste Pétrovitch, s’insinua le soupçon que Reed lui racontait des bobards, même en l’absence d’autres auditeurs.

— J’ai même été chercheur d’or. J’ai lavé les paillettes dans les rivières, creusé dans les mines. Ah, il en est passé entre mes mains, de cette saleté jaune, mais il n’en est rien resté. Tout est parti dans les cartes et les dés, maudits soient-ils. Pourtant, je suis plutôt un gars qui a de la jugeote. Mais c’est plus fort que moi. Le jeu, c’est… (Reed écarta les mains poétiquement.) C’est comme le bonheur. Ou comme une femme d’une stupéfiante beauté qui te gratifie d’un unique regard, d’un sourire. Tu sais qu’elle ne t’appartiendra jamais et pourtant tu espères, tu te refuses à regarder les autres femmes. Après un tel sourire, tout le reste n’est que cendre et poussière. Hmm… (Il sourit tristement, sortit sa pipe taillée dans un épi de maïs.) Une seule fois dans ma vie j’ai vraiment eu du bol. Quand je m’étais assis à table, j’avais sur moi deux lingots, pour un total de cent cinquante dollars. Mais quand je me suis levé, c’est trois mille et quelque que j’ai ramassés dans mon chapeau. C’était en 74, dans les Black Hills, au plus fort de la fièvre de l’or. Je suis rentré chez moi, à Savannah, où je n’avais pas remis les pieds depuis l’époque de l’esclavage. Je roulais en carrosse blanc, avec une perle à la cravate, comme ton roi. Et j’ai proposé le mariage à la plus belle fille noire de tout l’Etat, une certaine miss Florence Dubois Franklin. Tu aurais vu cette beauté ! Ne sois pas jalouse, Peggy, tu n’étais pas encore née à cette époque.

— Elle a refusé ? demanda Fandorine.

Ils traversaient le Goulot de Bouteille, et Eraste Pétrovitch était légèrement en retrait, car il n’y avait pas assez de place pour chevaucher côte à côte.

— Elle a accepté. Il faut dire que je n’étais pas comme maintenant. Gai, beau, avec des médailles sur la poitrine (par la suite je les ai perdues au poker). Je vais aller à l’Ouest, je lui dis, je vais chercher un ranch, et quand j’aurai trouvé ce qu’il nous faut, je te ferai venir. Elle, elle me dit : va, je t’attendrai autant qu’il le faudra… Mais voilà, dès la première ville, je ne peux même pas me rappeler son nom, j’ai paumé tout mon argent en même temps que le carrosse, la perle de cravate et la cravate elle-même… Je ne suis plus jamais retourné à Savannah et je doute d’y revenir un jour. J’espère seulement que Florence Dubois Franklin ne m’a pas attendu trop longtemps…

Il baissa la tête, se mit à soupirer, et sa jument s’ébroua comme si elle avait senti l’humeur de son maître.

— Comment pouvez-vous vous passer d’étriers et d’éperons ? demanda Fandorine qui, depuis longtemps déjà, avait noté cette étrangeté. Vous les avez aussi perdus au jeu ?

— Avec une fille intelligente comme Peggy, je n’en ai pas besoin. Vous vous rendez compte, je ne touche même jamais à la bride. Je n’ai qu’à lui dire et elle fait. Et encore, pas besoin de parler, elle comprend tout d’elle-même. Vous ne me croyez pas ? Je vous parie un dollar que je lui dis « Peggy arrête-toi à cette pierre » et qu’elle s’arrête.

Eraste Pétrovitch se mit à rire.

— Allez, ma vieille, glissa Reed à l’oreille de sa jument. Tu vois cette grosse pierre qui ressemble à une tête de taureau ? Arrête-toi juste là.

Il devait y avoir un truc. Par exemple, il effleurait le flanc du cheval avec son talon et bien autre chose. Quoi qu’il en soit, à l’endroit désigné, Peggy s’arrêta, comme clouée sur place.

Le nègre passa ses bras autour du cou de la jument et l’embrassa.

— C’est le seul être au monde qui m’aime et me comprend. Vous savez ce qui me mine ? C’est la peur de mourir avant elle. Qui va récupérer ma Peggy ? Comment est-ce qu’on va la traiter ?

Les rochers s’écartèrent. Au-delà du bosquet, c’était déjà le territoire des célestins.

Dans la nuit noire, un silence particulier, funeste, pesait sur la vallée. Pas un feuillage qui frémisse, pas le moindre ruisseau qui murmure : pas un bruit. Seulement le martèlement des sabots.

Reed regardait de plus en plus souvent tout autour ; sa jument accéléra le pas et passa à un petit trot maladroit et saccadé.

Quand sur une branche, juste au-dessus des voyageurs, un grand duc se mit à hululer, le nègre porta la main à son cśur.

— Peggy, stop ! Ouf… (On entendait claquer les dents de Reed.) Vous savez quoi, sir ? Allez donc porter vous-même la bonbonne. Et nous partagerons en deux les cent dollars. C’est tout de même moi qui l’ai sortie du saloon, pas vrai ? Je n’irai pas plus loin. Je le sens au fond de moi, tout ça va mal finir.

Cinq minutes, sinon dix, passèrent à le convaincre de continuer.

Mais près du champ de maïs, alors que dans le ciel avançait un énorme nuage noir, Reed se mit de nouveau à trembler de peur.

— Faites comme vous voulez, mais moi je fais demi-tour ! Voilà le sac. Gardez tout l’argent, je n’en ai pas besoin !

Et Fandorine eut beau se démener, impossible de le faire repartir.

Heureusement, une idée salvatrice lui vint à l’esprit.

— Ecoutez, Reed, est-ce que vous avez des cartes ou des dés ?

— Je n’ai pas de cartes, mais j’ai des dés. Qu’est-ce que vous voulez en faire ? (Pour la énième fois, Washington essaya de desserrer les doigts d’Eraste Pétrovitch, qui tenaient fermement la bride de Peggy.) Mais lâchez-la, enfin !

— On j-joue ? Si vous gagnez, vous pouvez retourner à Splitstone. Je porte la tête aux célestins et les cent dollars sont à vous.

Wash avala bruyamment sa salive.

— Vous êtes le diable en personne. Pire que le Cavalier sans Tête… Mais comment jouer aux dés quand il fait nuit noire ?

— Vous savez bien que j’ai une lampe de poche.

… Une minute plus tard, ils avaient repris la route. Eraste Pétrovitch avait mis les petits cubes en os et le gobelet dans sa poche, convaincu qu’ils serviraient encore.

Jusqu’à l’arrivée dans la vallée, Reed n’avait cessé de jacasser, mais maintenant, c’était comme s’il avait perdu sa langue. S’il remuait les lèvres, aucun son n’en sortait : apparemment il disait des prières ou peut-être des incantations. Mais il n’essayait plus de déserter, car cela aurait signifié violer sa parole de joueur. Et quand bien même aurait-il misé sa propre vie et perdu, c’eût été pareil : dette de jeu, dette d’honneur.

Les portes de la forteresse des célestins étaient grandes ouvertes. A la rencontre de Reed qui chevauchait en tête, s’élancèrent ensemble les sept anciens.

— Pourquoi as-tu été si long ? cria Moroni. C’est bientôt l’aurore ! Tu l’as apportée ?

Il remarqua alors Fandorine et se troubla.

Ne faites pas attention à moi, indiqua par gestes Eraste Pétrovitch, mettant pied à terre et restant à l’écart.

Les anciens s’interrogèrent du regard.

— C’est même mieux comme ça, dit Razis. Un mécréant peut être utile.

L’apôtre, impatient, fit un pas en direction du nègre.

— Voici ton argent. Allez, montre !

— Admirez vous-même.

Avec précaution, Reed posa le sac par terre, prit les billets et, sans les regarder, les glissa sous sa veste, après quoi il se détourna. Même à la lueur blafarde des flambeaux, on pouvait voir que ses lèvres tremblaient.

Fandorine s’abstint de regarder la bonbonne et son affreux contenu (une fois suffisait). D’ailleurs, la réaction des célestins l’intéressait infiniment plus. Eraste Pétrovitch ne fut pas déçu.

Moroni dénoua le sac, sortit le récipient de verre et poussa un cri.

Un bruit de verre cassé, un clapotement, une chose lourde qui roule par terre. Les anciens firent un bond de côté.

Dans le silence lugubre, retentit la voix mélancolique de Wash :

— Vous avez fait tomber la tête de Roc Brisé, bande de crétins ? Vous allez le payer, maintenant. Chef indien, tu sais, je n’y suis pour rien. Au contraire, j’ai rapporté ce que tu cherches !

L’apôtre se ressaisit.

— Du calme ! Il aurait de toute façon fallu casser la bonbonne. Donnez-moi un chiffon. Et apportez quelque chose où la mettre. Un panier, par exemple. Non ! Dans la chapelle, il y a un plateau en argent, ce sera plus respectueux !

Quelqu’un partit à toutes jambes, tandis que quelqu’un d’autre ramassait la tête et l’essuyait.

Les autres entonnèrent un psaume.

— Eh, le nègre ! Combien tu prendrais pour porter la tête au canyon du Serpent ? demanda Razis d’un ton patelin. Tu veux trois cents… non, cinq cents dollars ? En or, ça te va ?

Reed toucha sa jument, laquelle bondit avec une vivacité inattendue et alla se poster à une vingtaine de pas.

— Voyez-moi ces malins ! cria-t-il à distance de sécurité. Et si le Cavalier sans Tête me reconnaît ? N’oublions pas que j’étais le seul Noir quand on l’a pendu. Je me tenais sur le côté, d’accord, mais quand même… Je n’accepterai pas pour tout l’or du monde ! C’est vous que ça intéresse, vous n’avez qu’à la porter vous-même.

— Mille ! lancèrent désespérément les anciens.

En guise de réponse, Reed fit reculer sa jument de dix pas supplémentaires, se fondant presque dans l’obscurité.

Eraste Pétrovitch hésita. Ce n’était pas tous les jours que l’on pouvait gagner mille dollars or en se donnant aussi peu de mal : il ne s’agissait finalement que d’une petite promenade (certes, chargé d’un fardeau des moins appétissants). Mais était-il admissible d’abuser de la peur de gens superstitieux ? Un homme d’honneur ne l’aurait vraisemblablement pas fait.

C’est alors qu’une meilleure idée vint à l’esprit de Fandorine. Une idée à laquelle Confucius lui-même n’aurait certainement rien trouvé de répréhensible.

— Messieurs, si vous couvrez cette ch-chose d’une serviette quelconque, je peux la porter jusqu’au canyon du Serpent. Je ne demande pas d’argent, mais un service en échange d’un service. Au matin, je partirai pour une expédition contre les bandits. J’ai besoin d’un solide posse. Des gens sachant manier le fusil. Si vous me donniez quinze, vingt hommes…

— Nous sommes vingt-huit hommes adultes ! s’écria Razis. Nous irons tous !

Un autre vint appuyer ses dires :

— On peut également prendre les gamins de plus de quinze ans, cela leur sera profitable. Ce qui fera pas loin de quarante cavaliers !

Et comme ça, on pourra faire d’une pierre deux coups, pensa Fandorine. Même trois. Sauver la jeune fille, chasser les bandits de la vallée, et, pour finir, arranger les relations entre les voisins. Le colonel Star serait satisfait.

Mais la proposition ne faisait pas l’unanimité parmi les anciens.

— Ça ne marchera pas, dit le père du jeune homme tué par le fantôme. Roc Brisé n’apparaîtra pas à un mécréant. Pire, ça va le mettre en boule. Et c’est sur nous que ça va retomber.

Ce fut Moroni en personne qui mit un point final à la discussion.

— Mathusalem a raison. C’est mal, pour nous gens de foi, de recourir à l’aide d’un mécréant. Le nègre aussi a raison. C’est nous que cela intéresse, c’est à nous de la porter.

Personne n’osa contredire l’apôtre. La décision était prise.

— Mais qui va s’en charger ? demanda Razis.

Et tous regardèrent avec crainte la tête posée sur un grand plateau d’argent dont les bords reflétaient la flamme en sinistres taches rouge sang.

— Moi, répondit brièvement Moroni en se signant. Qui d’autre ?

Eraste Pétrovitch le regarda avec admiration. Visiblement, ce n’était pas pour rien que les célestins avaient reconnu leur apôtre en ce petit barbu et quitté leurs pénates pour le suivre au diable. C’est comme cela que devait se conduire un vrai chef.

— Si je… si je ne reviens pas… (Moroni s’appliquait de toutes ses forces à parler d’une voix ferme.) Ce sera à toi de prendre le gouvernail, Razis. Et vous, frères, faites le serment de lui obéir comme vous m’avez obéi.

Les autres le regardèrent avec vénération et se contentèrent de s’incliner en signe d’obéissance.

Ils allèrent tous ensemble jusqu’à une petite chênaie au-delà de laquelle s’étendait le champ limité par le canyon. Du côté opposé, les rochers s’entassaient, mais leurs sommets se perdaient dans la brume. Le jour n’était pas levé, mais il était proche.

— Voilà, là-bas, l’arbre sec, montra Washington Reed.

A environ trois cents pas se découpait une forme noire. C’était apparemment là que se trouvait le bord du canyon.

Pâle et solennel, Moroni se tenait raide, portant devant lui le plateau sur lequel la tête coupée dessinait une tache sombre. On dirait un ambassadeur venu offrir la miche de pain de bienvenue, pensa Fandorine. Il ne manque que le sel.

— Surtout, ne pas dire de prières ni évoquer le nom du Christ, souffla Reed à l’apôtre. Si jamais il disparaît sans avoir récupéré sa tête, il faudra tout recommencer demain. Vous la portez là-bas, vous la déposez juste au pied de l’arbre et vous rappliquez. En courant si vous préférez, ça n’a pas d’importance. Ah oui, autre chose, n’oubliez pas de dire : « Ce n’est pas nous qui l’avons prise, mais c’est nous qui la rendons. »

D’un geste de la main, Moroni repoussa le conseilleur.

— Frères, un fusil ! Au cas où, je ne me rendrai pas sans combattre.

On tendit à l’apôtre un antique mousqueton à bouche évasée, dans laquelle il introduisit une énorme balle d’argent. Ses mains tremblaient. Fandorine reconnut une fois de plus la justesse de la maxime : le vrai courage n’est pas l’absence de peur, mais la capacité à la surmonter.

— Pas de fusil ! implora Wash. Ça ne fera qu’envenimer les choses !

Mais l’apôtre ne l’écouta pas.

— Pour l’instant ne priez pas, dit-il aux frères en guise d’adieu. Vous prierez après.

Et, seul, il partit à travers champs. La brume qui s’étirait au-dessus de l’herbe lui monta d’abord jusqu’aux genoux, puis jusqu’à la taille, de sorte qu’il semblait traverser à gué un fleuve de lait.

— Il est à mi-chemin, dit Reed. Encore cinq minutes, et tout sera…

— Ahhhh ! s’écria l’un des anciens en pointant quelque chose au loin. Là-bas, c’est lui ! C’est lui !

Tous se tournèrent d’un bloc dans la direction indiquée ; un soupir collectif monta de l’assemblée.

Sur le côté, émergeant de l’obscurité vers où la nuit reculait, apparut un cavalier noir dont la cape volait au vent. Il montait un puissant cheval pommelé ; lui-même était d’une taille surnaturelle, mais sur ses épaules incroyablement larges il n’y avait rien : du vide !

Même Fandorine éprouva un malaise à la vue d’un tel spectacle, et quant aux célestins, ils prirent la poudre d’escampette avec force cris et gémissements. A côté d’Eraste Pétrovitch, ne resta que Washington Reed.

— Jette la tête ! Jette-la ! hurla-t-il à Moroni. Jette-la sinon tu es perdu !

L’apôtre se retourna, sans que l’on sache si c’était le cri ou le martèlement des sabots qui avait attiré son attention. Il vit le fantôme qui fonçait sur lui et se pétrifia.

— Ne reste pas immobile ! Lance le plateau et file ! s’égosilla Wash.

L’apôtre voulut faire demi-tour, mais le fantôme lui barrait déjà la route vers la chênaie. Alors, Moroni repartit en avant, tenant toujours le plateau devant lui. Le mousqueton chargé d’une balle en argent lui était manifestement sorti de l’esprit.

Eraste Pétrovitch s’élança vers son cheval et arracha le fusil de son étui.

Le nègre l’attrapa et tira sur ses bras :

— Mais enfin, qu’est-ce que vous faites ?! Vous êtes fou ?!

De toute façon, il n’avait déjà plus assez de temps pour viser.

Moroni courut jusqu’à l’arbre, devançant le cavalier de quelques secondes. Il se retourna, leva le plateau au-dessus de sa tête, mais ne put supporter l’abominable spectacle. Il recula, vacilla et bascula dans le précipice avec son fardeau.

Fandorine et Reed poussèrent un cri.

Arrivé au bord du canyon, le terrifiant cavalier fit cabrer son cheval truité et pivota. Telle une ombre noire, il longea furtivement le précipice et disparut dans la brume.

— Il est venu chercher sa tête, balbutia Reed. Si vous lui aviez tiré dessus, c’en était fini de nous.

Eraste Pétrovitch le repoussa, se rua en avant en direction de l’arbre.

Une lueur rosâtre commença à ruisseler du sommet de la montagne, tandis que la brume se dispersait à vue d’śil.

Mais les entrailles du canyon étaient encore plongées dans les ténèbres. Fandorine, penché, resta longuement à sonder l’obscurité, sans pouvoir toutefois distinguer le corps du malheureux Moroni. Quelque part, très loin en contrebas, on entendait seulement couler une eau vive.

Wash se tenait à distance. Il n’osait pas approcher de l’arbre.

— Que pensez-vous de ces traces ? lui demanda Eraste Pétrovitch, montrant des empreintes de sabots parfaitement nettes.

S’approchant avec précaution et, pour plus d’assurance, crachant par-dessus son épaule, le nègre déclara :

— Des clous à tête carrée ? C’est ainsi que les tribus Lakota ferraient leurs chevaux. Partons d’ici, d’accord ?

— Parce que les Indiens ferraient leurs chevaux ? s’étonna Fandorine.

Tout de même, le vieil autochtone devait le savoir mieux que lui.

Les traces de fers longeaient le canyon, puis se perdaient dans les cailloux. Si Melvin Scott avait été à proximité, Eraste Pétrovitch aurait sans doute pu continuer ses recherches, alors que Wash Reed ne lui était pas d’un grand secours. Il se traînait en arrière sur sa Peggy, essayant sans cesse de le convaincre de rentrer.

Finalement, il fallut capituler.

— Désormais, c’est Razis l’apôtre, et avec lui les rapports seront plus faciles qu’avec Moroni, dit Eraste Pétrovitch alors qu’ils approchaient des portes grandes ouvertes. Il va falloir sortir le corps du gouffre et, bien sûr, la tête. Si le courant ne l’a pas emportée. Demain matin, nous réitérerons l’expérience. Je m’en chargerai p-personellement. Mais en attendant, je vais profiter de la journée pour rendre visite aux Foulards noirs. Les célestins m’aideront. Et vous vous joindrez également à nous. Je vous paierai comme mister Scott : triple tarif, à savoir quinze dollars par jour.

— Ça marche, accepta facilement Reed.

A mesure que le soleil se levait et que le canyon du Serpent s’éloignait, il s’était montré de plus en plus gai.

— Où sont-ils tous passés ? Ils avaient tellement peur qu’ils sont allés se cacher sous les lits ? fit Wash en riant de ses dents blanches.

Effectivement, dans la cour de la forteresse, il n’y avait pas âme qui vive.

Les portes des maisons étaient ouvertes, çà et là traînaient des objets que d’ordinaire l’on ne s’attend pas à voir par terre : un bonnet d’enfant, un chapeau à bout pointu, une casserole, un vieux livre de prières.

On n’entendait pas une seule voix, mais de l’écurie provenait un meuglement prolongé et perplexe.

— Ils se sont enfuis ! cria Reed, sautant de cheval et se ruant dans la première maison.

Une minute plus tard, il passait la tête par la fenêtre.

— Ils ont tout abandonné et pris la poudre d’escampette ! Fichu Cavalier sans Tête ! C’est quand même fort, il est arrivé à mettre en fuite tout le village de mormons !

Ils firent le tour de la colonie et partout découvrirent des traces de départ précipité. Des poêles non éteints fumaient, quelque part sur un fourneau grésillait du lait débordé. Dans la chambre d’une des maisons volait du duvet provenant d’un édredon éventré – sans doute un objet précieux y était-il caché.

— A qui reviendront tous ces biens ? demanda Wash, tournant la tête en tous sens.

La vue des logis abandonnés l’effraya. Mais il faut dire que le spectacle était éprouvant.

— A personne, sans doute, se répondit à lui-même le Noir. Après une aussi terrible affaire, il y a peu de chance que quelqu’un ait envie de vivre ici. Et quant à nous deux, nous ferions mieux de filer sans demander notre reste. Vous savez quoi, sir ? Pour vos quinze dollars… J’ai changé d’avis. J’en ai une centaine, ça me suffit pour faire une partie ou deux. Jamais plus je ne remettrai les pieds à Dream Valley.

Il ne fallait en aucun cas laisser partir Reed. Désormais, après la soudaine désertion des célestins, chaque assistant valait de l’or pour Fandorine. Surtout s’il savait tenir un fusil.

— Vous dites que vous avez cent dollars ?

Eraste Pétrovitch sortit de sa poche le godet et les dés.

Le posse

Le posse constitué par Fandorine était imposant. De loin, on aurait cru toute une armée.

En tête se trouvaient les deux deputy marshals officiellement investis des pleins pouvoirs : Eraste Pétrovitch et Massa. Suivaient deux cavaliers, Melvin Scott et Washington Reed. A leur tenue en selle, aux chapeaux négligemment penchés, on voyait que c’était des gens sérieux, de vrais gunfighters. A bonne distance de l’avant-garde à cheval, suivait le gros des troupes, en formation d’infanterie. Toute la population adulte du Rayon de Lumière, quarante-sept canons de fusils. Ou, plus exactement, quarante-sept bâtons, car les communards avaient catégoriquement refusé de prendre en main des armes. De sorte que cette armée ne pouvait impressionner l’ennemi que de loin. On avait fait mettre des pantalons aux femmes et on les avait placées en queue de peloton. Tous étaient coiffés de chapeaux pointus (il y en avait autant qu’on voulait dans le village abandonné par les célestins).

D’après les calculs de l’état-major général, composé d’Eraste Pétrovitch et de Scott, la ruse devait marcher. A condition de disposer les « fantassins » à l’arrière du détachement, avec ordre de ne pas se montrer. Il restait à espérer que l’on n’en arriverait pas à l’affrontement.

Fandorine était tendu et sombre : il sentait peser sur lui la responsabilité de ce qui pouvait arriver aux pacifistes que, quoi qu’on en dise, il avait entraînés dans une entreprise diablement dangereuse. Juché sur son poney, Massa, en revanche, rayonnait telle la pleine lune. Tout lui plaisait : le costume de cow-boy, le splendide paysage, la balade en plein air et, surtout, l’étoile. Il s’était échiné une heure entière sur les deux bouts de ferraille, qui brillaient maintenant à en faire mal aux yeux.

La paire qui suivait le Chevalier à la Triste Figure et son joyeux écuyer se présentait à peu près de la même façon : le « pink » était pâle et morose (non du fait de souffrances morales, il est vrai, mais d’une solide gueule de bois) ; le nègre était gai et souriant : les fantômes dormaient le jour, et les bandits, Wash n’en avait pas peur. La participation de Reed à l’expédition avait été pour Eraste Pétrovitch l’affaire de deux coups de dés. Après le premier, le Noir avait perdu ses cent dollars, après le deuxième, il s’était retrouvé parmi les volontaires. Ses cent dollars lui avaient été rendus en guise de consolation.

Toutefois, au milieu du parcours déjà, le plan de campagne commença à se fissurer.

Alors qu’il fredonnait quelque chanson légère, Washington Reed se tut brusquement et sauta de cheval.

Il se pencha vers le sol et pointa un doigt tremblant sur une empreinte de sabot.

— Regardez, les clous carrés ! Le Cavalier sans Tête est passé ici ! Il y a peu !

Scott s’accroupit, toucha la trace.

— Un grand cheval. Mais qui te dit que c’est le Cavalier sans Tête ?

— Je le sais…

Reed tremblait comme une feuille. Son visage était devenu terreux.

— Il est de mèche avec les Foulards noirs !

Ça se complique, comprit Eraste Pétrovitch avant de s’exclamer avec un faux entrain :

— Parfait, nous ferons d’une pierre deux coups !

Wash recula.

— Oui, mais sans moi. Je ne me suis pas fait embaucher pour me battre contre le Cavalier sans Tête. Peggy, ma vieille, on s’en va !

Inébranlable, il commença à redescendre le sentier. Sa jument grise se mit à trottiner derrière lui.

— Eh ! cria Eraste Pétrovitch. Et si on lançait les dés ? On joue ce que vous voulez !

De derrière le tournant, on entendit :

— Arrière, Satan !

C’est ainsi que la cavalerie de Fandorine perdit un quart de ses effectifs.

Cet événement n’eut pas pour effet de renforcer l’esprit combatif du détachement. Néanmoins l’on continua.

Vu l’étroitesse du chemin, le posse s’étirait en une longue file. Mais, avant d’atteindre le plateau, Eraste Pétrovitch rassembla ses troupes et leur expliqua une nouvelle fois ce qu’elles avaient à faire.

— Mesdames et m-messieurs ! Chacun de vous s’est vu attribuer un numéro. Les numéros pairs courent à droite, les numéro impairs à gauche. L’espace découvert est entièrement bordé de petits rochers. Cachez-vous derrière par groupes de deux ou de trois. Vous laissez dépasser vos bâtons et vous ne vous montrez sous aucun prétexte. C-compris ?

— Compris ! C’est clair ! répondit un chśur discordant où dominaient les voix de femmes.

Un mauvais pressentiment étreignit le cśur d’Eraste Pétrovitch. Mais il était trop tard pour changer de plan.

— En avant ! dit-il aux cavaliers tout en sortant un chiffon blanc.

Le moment le plus risqué de l’opération se situait maintenant. Si, voyant trois cavaliers et derrière eux des fantassins en train de prendre position, la sentinelle ouvrait le feu, il pouvait y avoir des victimes. Tout l’espoir reposait sur le drapeau blanc.

Fandorine galopa en avant en agitant son chiffon de toutes ses forces et en criant :

— Ne tirez pas ! Ne tirez pas ! Nous voulons discuter !

La sentinelle tira. Apparemment pas en direction des parlementaires, mais en l’air, pour donner l’alerte.

Scott rattrapa Fandorine.

— Ça suffit ! On met pied à terre ! cria-t-il en montrant un grand bloc de pierre au centre du plateau.

Cela avait été convenu d’avance. Tous les trois sautèrent de selle. Scott fit fuir les chevaux, qui repartirent au galop. On n’aurait plus besoin d’eux.

Collé à la paroi de pierre chauffée par le soleil, Eraste Pétrovitch regarda autour de lui et poussa un soupir de soulagement.

La première étape de l’opération s’était déroulée sans accroc.

Le point important stratégiquement, d’où seraient menées les négociations, était occupé. Les communards étaient tous indemnes et postés à l’abri derrière leurs rochers. On ne voyait pointer que les sommets de leurs chapeaux et de leurs bâtons. Même d’ici, on aurait cru des canons de fusils, à plus forte raison depuis la forteresse rocheuse.

— Nous allons attendre un peu, murmura Scott. Le temps que leur chef rapplique. Nous n’allons tout de même pas négocier avec la sentinelle…

A la jumelle, on voyait distinctement la tête de l’homme de guet qui dépassait d’une pierre : chapeau à large bord, foulard noir sur le visage. Le canon de sa Winchester allait de droite à gauche : l’homme était nerveux.

Environ cinq minutes plus tard, deux autres chapeaux apparurent à ses côtés.

— C’est le moment, dit Melvin, dont l’acuité visuelle n’avait rien à envier à la technique Zeiss. C’est toi qui discutes ?

— Mieux vaut que ce soit toi. Ils te connaissent sans doute.

Dans la main du « pink » apparut un porte-voix en cuir. Après s’être éclairci la voix et avoir bu une gorgée à la bouteille, Scott se mit à hurler si fort qu’Eraste Pétrovitch en eut l’oreille brisée.

— Hé, vous autres, bande de bâtards ! C’est Melvin Scott de l’agence Pinkerton qui vous parle. J’ai avec moi deux assistants marshals et un posse d’une cinquantaine d’hommes ! Vous ne pouvez pas vous échapper d’une telle souricière ! Sortez un par un, les mains en l’air !

Aucune réponse. Deux chapeaux disparurent, un seul resta.

— Pour les mains en l’air, vous n’auriez pas dû, dit Fandorine, mécontent. C’est quelque chose qu’ils n’accepteront jamais. Nous nous étions pourtant mis d’accord sur tout ! Ils doivent rendre la jeune fille et quitter la v-vallée !

— Ce n’est tout de même pas toi qui vas m’apprendre comment négocier avec des bandits. (Scott secoua la bouteille et prit l’air affligé : il ne restait plus qu’un petit fond de whisky.) Tu exiges un dollar pour avoir dix cents. Ce sont les lois du commerce.

Sur le rempart, on vit s’agiter un chiffon.

— Eh, Scott ! Si tu veux parler sérieusement, venez jusqu’ici ! A deux !

— Pourquoi à deux ? demanda Eraste Pétrovitch.

— C’est toujours comme ça qu’on procède. L’un marchande, l’autre fait des allers et retours pour rendre compte au chef. On peut évidemment leur dire de venir ici, mais c’est risqué. Dieu nous garde qu’ils voient de près ce qu’on a comme posse. Ce serait la fin de tout.

La remarque était sensée.

— S’il faut deux personnes, j’y vais avec Massa. Toi, tu restes ici.

— D’accord. On ne peut quand même pas faire passer le Chinois pour le chef.

— Il est japonais.

— Quelle différence ? Seulement, prends garde : en aucun cas ils ne doivent deviner que c’est toi qui es aux commandes. Sinon, ils ne vous lâcheront plus. Qu’ils pensent que c’est Melvin Scott qui a amené un posse.

Fandorine et Massa sortirent à découvert. Alors qu’ils se dirigeaient vers les Deux Doigts, le valet de chambre dit :

— C’est très bien, maître, qu’on ait ici pour habitude de faire appel à deux délégués pour discuter. On pourra peut-être se débrouiller tout seuls avec les gens au furosiki noir. S’ils sont moins de dix.

Il apparut que, dans le rocher où avait été ménagée la niche de la sentinelle, des marches grossières avaient été taillées.

— Posez vos armes par terre, et faites en sorte que je vous voie faire ! cria-t-on d’en haut. Ensuite montez !

Eraste Pétrovitch posa par terre son revolver « russe », Massa, sa courte épée.

— Dis donc, le bridé, et l’autre étui ?

— Dedans, il y a seulement des baguettes pour mandzer le liz.

Massa dégrafa son étui à revolver et montra les deux baguettes de bois qui en sortaient.

Ils entamèrent l’ascension.

— Attention, pas de mauvais tours ! Laissez vos mains en vue ! Je vous ai dans ma ligne de mire ! criaillait toujours la même voix.

A une vingtaine de mètres du sol, le rocher présentait un creux, comme une cavité dans une dent pourrie.

Ce parfait abri naturel avait été agrandi et aménagé afin d’assurer à la sentinelle à la fois la sécurité et un angle de vue idéal. S’y trouvaient une chaise en bois et un récipient contenant de l’eau. Le sol était jonché de mégots. Un fusil était appuyé contre la paroi.

Un homme au chapeau ramené sur le visage tenait deux revolvers pointés sur les négociateurs. Au-dessus du foulard noir, on distinguait des yeux marron sur le qui-vive.

— Par là, l’un après l’autre et doucement, très doucement.

D’un mouvement du menton, il indiqua un endroit sur le côté. Au fond, apparaissaient d’autres marches rudimentaires.

Eraste Pétrovitch s’y dirigea le premier.

Il apparut que le poste de guet n’était qu’à mi-pente. Un escalier, taillé dans la roche sur le versant invisible depuis la plaine, conduisait au sommet.

De là, le regard englobait le « boyau », dont l’entrée était gardée par les Deux Doigts. C’était un étroit passage qui s’encastrait dans la montagne. A l’autre extrémité, se trouvaient une baraque en planches, un corral avec des chevaux et un trou noir percé dans la pente : l’entrée de la mine abandonnée, sans doute.

Les marches conduisaient à un palier plat et uniforme d’une douzaine de pas de diamètre, entouré d’un semblant de parapet. Là, attendaient deux autres individus aux visages dissimulés sous des foulards : le premier avait des yeux bleus et le front lisse d’un jeune homme ; le second avait un seul śil, noir et menaçant, tandis qu’un renfoncement occupait la place de l’autre śil.

— Tu as mal cherché, Dick, fit le borgne, s’adressant à celui qui les avait escortés. Sous le pan de sa redingote, le beau gosse a un Derringer. Le Chinetoque a un couteau dans sa botte et une saloperie quelconque dans son étui droit.

— Je ne suis pas Sinetoque, répliqua Massa.

Il sortit le stylet de sa tige de botte, et quant à son nunchaku, il essaya de nouveau de le faire passer pour une paire de baguettes, mais son numéro ne marcha pas avec le borgne. Sous les rires du jeune, ce dernier déclara :

— Tu boufferas du riz plus tard. Si tu es encore en vie… Enlève ton ceinturon. Jette-le. Voilà, comme ça.

Il fallut sortir le Herstal de l’étui arrière et le jeter sur le côté. Les trois bandits tenaient en joue les deux émissaires – il n’y avait qu’à s’exécuter sans discuter.

Mais là n’était pas le pire.

D’ici, à savoir du sommet du promontoire, on embrassait d’un regard l’ensemble du plateau : Melvin Scott retranché derrière son bloc de pierre et les communards disposés en demi-cercle. Un bon tireur pouvait sans difficulté atteindre n’importe lequel d’entre eux, au choix.

Autre chose : les bandits étaient trois, mais dans le corral se trouvaient une bonne quinzaine de chevaux. Où étaient les autres malfaiteurs ?

Mais c’est une autre question que posa Eraste Pétrovitch.

— La jeune fille ? Elle est vivante ? demanda-t-il.

— On ne peut plus vivante, répondit l’homme à l’śil noir.

Les deux autres brigands étaient hilares, en particulier le plus jeune – celui qui avait les yeux bleus –, qui hurlait carrément de rire.

— Je n’avais jamais vu un Chinois avec une étoile de shérif ! s’exclama-t-il d’une voix sonore, encore enfantine, avant de pouffer de plus belle. Jorge, regarde-moi ça !

— Il est japonais. Et ce n’est pas une étoile de shérif mais de m-marshal. Nous sommes assistants du marshal et investis des pleins pouvoirs. (Fandorine s’efforçait de parler sur le ton le plus officiel possible. Il y avait quelque chose qui lui déplaisait dans le fou rire du jeune bandit.) Vous voyez vous-mêmes combien nous sommes. Rendez-nous la jeune fille, et j’essaierai d’obtenir qu’on vous laisse quitter la vallée. Les célestins sont furieux contre vous pour la plaisanterie du Cavalier sans Tête, mais j’essaierai de les c-convaincre.

Il se tut en attendant de voir quelle serait la réaction à ces paroles.

La réaction fut la même que précédemment : l’homme aux yeux bleus se tordit de rire, celui qui avait les yeux marron ricana et Jorge plissa légèrement son unique śil noir.

— Nous vous sommes très reconnaissants de votre magnanimité, señor, plaisanta-t-il, faussement sérieux. Vous avez beaucoup de monde, c’est vrai. Mais à quoi bon ? Personne ne nous délogera d’ici. Voyez vous-même. Nous avons de l’eau dans le campement. De la nourriture également. Au pire, nous pouvons manger du cheval, nous en avons assez pour tenir un an.

— Alors toi, Jorge ! Du cheval ! fit le jeune en gloussant. C’est à mourir de rire !

Fandorine dit rapidement en japonais :

— Ils préparent un mauvais tour. Ils essaient de gagner du temps.

Massa sourit.

— Ils vont nous tomber dessus maintenant. Moi, je me charge d’Śil Noir. C’est le plus dangereux. Vous, maître, vous prenez les deux autres. D’après moi, c’est honnête.

— Shu, shu, shu… singea le joyeux drille. Ha, ha, ha !

Mais le Japonais se trompait. Personne n’attaqua les deux émissaires. Des coups de feu éclatèrent dans la plaine.

S’étant retourné, Eraste Pétrovitch vit une scène surprenante : comme dans un conte, des hommes jaillissaient un à un de la paroi verticale de la montagne et se répandaient sur le plateau. Ils étaient une douzaine. Leurs visages étaient cachés par des foulards noirs.

Tirant tout en courant, les bandits approchaient de Melvin Scott en le prenant à revers.

Ils se désintéressaient complètement des faux célestins ; visiblement, les brigands ne s’étaient pas laissé abuser.

Le « pink » bondit sur ses jambes, saisit ses deux revolvers et eut même le temps de presser plusieurs fois la détente, mais un instant plus tard, il tomba à la renverse. Plusieurs hommes s’approchèrent de lui. L’un d’eux tenait son épaule touchée par une balle. Même d’en haut, on pouvait l’entendre déverser des bordées de jurons. Il donna un coup de botte dans l’homme gisant à terre, puis vida sur lui tout son barillet. Deux autres bandits attrapèrent le mort par les pieds et le traînèrent jusqu’au précipice.

Dans le même temps, après avoir jeté les chapeaux et les bâtons qui n’avaient trompé personne, les pacifistes s’étaient mis à détaler à toutes jambes en direction du sentier. Leur fuite s’accompagnait du cri d’orfraie des femmes. Les bandits tirèrent à plusieurs reprises dans leur sillage, mais, semble-t-il, surtout pour leur faire peur.

La bataille n’avait pas pris plus d’une demi-minute.

Quand on balança le corps du « pink » dans le vide, Eraste Pétrovitch tourna la tête, préférant ne pas voir.

Trois armes étaient braquées sur lui et Massa. Ou, plus exactement, quatre, car le borgne tenait un revolver dans chaque main.

— Señores, que préférez-vous, être fusillés ou être pendus ? demanda Jorge avec une courtoisie empreinte de sarcasme. La première solution est évidemment moins douloureuse, mais la seconde a aussi ses avantages. Le temps que les gars arrivent, qu’on prépare le nśud… Ça fait bien une demi-heure de vie en plus.

Dick, l’homme aux yeux marron, dit :

— Je n’ai encore jamais pendu d’assistant marshal. Et toi, Billy ?

— Nan. Ce sera marrant de les voir se contorsionner.

Le gamin hurla à nouveau de rire.

Echangeant un regard, Fandorine et Massa firent le même geste au même moment : ils posèrent la main droite sur leur étoile en fer-blanc.

— Vous voulez l’enlever ? Démissionner ? demanda Jorge. Trop tard, señores.

Le jeune bandit aux yeux bleus trouva la réplique si drôle qu’il se plia carrément en deux. Simplifiant par la même occasion la tâche de Fandorine : il était tout de même plus compliqué de venir à bout de deux ennemis plutôt que d’un seul.

— Iti-ni… san13, lança Massa.

Une étoile alla se planter dans le front de Dick, l’autre dans la gorge de Jorge, le borgne. En même temps, Fandorine et Massa firent un bond chacun de son côté.

L’homme aux yeux marron, moins dégourdi, n’eut pas le temps de tirer : il porta les mains à son front fendu. Une nouvelle fois, le calcul d’Eraste Pétrovitch s’avéra juste. Les bords de l’étoile avaient beau être soigneusement aiguisés (ce n’était pas pour rien que Massa s’était aussi longuement échiné dessus), on ne tranchait pas une artère avec une telle arme ; ce n’était tout de même pas de l’acier. En revanche, on pouvait étourdir durant un instant l’adversaire, pour autant que le jet soit suffisamment puissant.

Or Jorge, malgré sa gorge entaillée, tira de ses deux revolvers à la fois. De sorte que le saut de côté se révéla une précaution utile.

Fandorine ne pouvait aider le Japonais pour l’instant, il avait assez à faire comme ça. D’abord, il devait neutraliser le rigolard. Celui-ci se redressa, écarquilla ses yeux bleus et parvint même à poser son doigt sur la détente. Mais rien de plus. Avec la vitesse de l’éclair, Eraste Pétrovitch franchit d’un bond la distance le séparant du bandit et, du tranchant de la main, lui donna un coup juste au-dessous de l’oreille. Ce fut suffisant.

L’homme aux yeux marron passa sa main sur son visage dégoulinant de sang, montra les dents et leva son arme. Fandorine évita la balle en se penchant sur le côté, mais il ne permit pas à son adversaire de tirer une seconde fois. Appelé « serre du faucon », le procédé était cruel et il n’était permis d’y recourir qu’en dernière extrémité. Les doigts écartés et contractés, on frappait le visage en faisant en sorte que l’attaque porte simultanément sur cinq points vitaux : la racine du nez, les deux yeux et les centres nerveux situés sous les pommettes. La mort était instantanée.

Désormais, il pouvait venir à la rescousse du Japonais. Mais Massa s’était débrouillé sans son aide. Poussant un hurlement guttural, il avait renversé le borgne en se jetant dans ses jambes. Il s’était alors légèrement relevé et, prenant appui sur son coude, il avait enfoncé son poing de fer en plein dans le cśur de son adversaire ; les côtes du bandit en avaient craqué.

— Le gredin ! Il m’a touché à la cuisse ! se plaignit Massa en se relevant.

Sur le pantalon bleu, à travers la grossière toile, suintait une tache sombre qui s’élargissait rapidement.

— Fais-toi un garrot, lui ordonna Eraste Pétrovitch, contrarié.

Qui aurait cru que les choses tourneraient si mal ? Et le pire restait à venir.

Ayant entendu les coups de feu, les Foulards noirs accouraient en direction des Deux Doigts. Fandorine ramassa un des fusils, tira. Les ennemis se couchèrent, mais répliquèrent en ouvrant le feu à leur tour. Les balles claquaient sur les pierres, un ricochet siffla juste au-dessus de l’oreille d’Eraste Pétrovitch.

Impossible de viser tout le monde à la fois, quelqu’un allait forcément finir par passer, et dès lors il ne serait plus possible de redescendre de ce fichu rocher. Et Massa qui perdait son sang…

— Et après ça, va faire confiance aux spécialistes, dit Fandorine, furieux, s’en prenant au défunt « pink », qui lui avait assuré qu’il n’y avait pas d’autre passage. Il faut se tirer d’ici au plus vite. Descends le premier, le boiteux !

Il se pencha entre les pierres et tira encore deux fois, mais il n’était pas possible de viser correctement. Les Foulards noirs étaient trop près, ils tiraient sans discontinuer et, il fallait leur rendre cette justice, ils tiraient bien.

Tandis que Massa descendait les marches en gémissant, Eraste Pétrovitch se pencha sur le gamin aux yeux bleus. Il gisait, inconscient, la tête renversée en arrière.

Sur son cou, un peu plus bas que le foulard, sa pomme d’Adam frémissait, vulnérable.

Qu’il vive, et que le diable l’emporte.

Ramassant son Herstal et tirant plusieurs fois vers le bas, afin que les bandits ne se pressent pas trop, Fandorine courut rejoindre son serviteur.

Il n’y avait qu’un chemin possible : le boyau, en direction de la mine.

C’est ainsi qu’ils se traînèrent jusqu’à la longue baraque en planches, où devaient jadis vivre les chercheurs d’or.

— Nastia ! Où êtes-vous ? cria Eraste Pétrovitch en poussant la porte.

Une longue pièce crasseuse. Des couvertures à même le sol, des selles, des bouteilles vides. C’était donc ici qu’habitait la bande. Personne à l’intérieur. Ce qui voulait dire que la clique au grand complet était partie à l’attaque.

La jeune fille n’était nulle part.

— Maître, venez par ici ! cria Massa de l’extérieur.

Il se tenait près du corral.

— Vous le reconnaissez ?

Le Japonais montra un imposant cheval. L’animal, qui devait naturellement avoir une robe blanche, était grossièrement barbouillé de grandes taches. De près, on voyait qu’il s’agissait de noir de fumée.

— Le cheval truité du Cavalier sans Tête, acquiesça Fandorine. Mais comment le sais-tu ? Tu n’étais pas présent au canyon du Serpent, pourtant ?

Massa prit l’air étonné.

— Je ne peux rien dire à propos de votre fameux cavalier, mais ce que je sais, c’est que le chef des bandits qui ont attaqué notre train montait ce cheval.

Exact ! Ce cheval avait la même stature, le même port de tête.

— Et voilà le linceul de notre f-fantôme.

Eraste Pétrovitch ramassa par terre un long poncho, avec, fixée au niveau des épaules, une barre de bois rudimentaire munie d’un cercle métallique et, devant, taillée dans le tissu, une ouverture pour le visage. On posait le cercle sur le dessus du crâne, et l’on avait immédiatement une immense silhouette sans tête. Effrayante, vue de loin, particulièrement la nuit ou au lever du jour.

Toutefois, l’heure n’était pas aux déductions.

Il fallait d’abord découvrir la jeune fille et trouver comment sortir de ce cul-de-sac. Les bandits avaient bien trouvé le moyen de s’infiltrer dans la montagne !

— Où va-t-on maintenant, maître ? demanda Massa. Vous entendez, ils ont cessé de tirer. On ferait bien de se presser.

— Par ici, montra Fandorine en indiquant la gueule noire de l’ancienne mine.

De toute façon, il n’y avait pas le choix.

Sous terre

Il laissa son assistant à l’entrée. Quand leurs poursuivants déboucheraient de la gorge, deux ou trois coups de fusil suffiraient à modérer pour quelque temps leur ardeur.

Autant la baraque était sale et en désordre, autant la grotte creusée dans l’épaisseur de la roche semblait propre et bien tenue.

Fandorine s’étonna en voyant les parois revêtues de bois, le sol couvert de sciure fraîche, les lampes à huile pendant à des crochets, ainsi que plusieurs cellules pourvues de vraies portes.

Ce doit être ici que loge le chef, séparément de ses coupe-jarrets, pensa Fandorine. Et tout à coup, il remarqua que la porte de la pièce située tout au fond de la grotte était verrouillée de l’extérieur.

— Nastia ! Vous êtes là ? appela-t-il tout en faisant glisser la tige métallique.

— Oui, oui ! Qui est-ce ? répondit une douce voix de jeune fille derrière la porte.

Fandorine tira brusquement le battant, tout en sortant sa lampe électrique de sa poche afin d’éclairer le cachot.

A ceci près que ce n’était pas du tout un cachot.

Dans la pièce assez vaste, brûlait une lampe à kérosène agrémentée d’un abat-jour en tissu. Sur le sol étaient étalées plusieurs peaux de bison. Il y avait également une petite armoire à glace, une table convenable et deux fauteuils. Loin d’être sur un tas de paille pourrissante, la prisonnière était assise sur un grand lit de fer, au milieu d’oreillers moelleux.

On ne pouvait pas dire non plus que Nastia eût l’air d’avoir beaucoup souffert de son enlèvement.

Certes, elle se réjouit à la vue de son sauveur : elle sauta de sa couche, poussa un cri triomphant, se jeta même au cou d’Eraste Pétrovitch en le couvrant de baisers sonores.

— Vous êtes s-saine et sauve ? demanda celui-ci à tout hasard, bien qu’il fût évident que la jeune fille était en parfaite santé. Dans ce cas, vite. Il faut partir d’ici. D’une minute à l’autre les bandits vont arriver.

Comme pour confirmer ces paroles, un coup de feu retentit à l’entrée, puis un second. Massa lâcha un juron en japonais : il avait dû manquer sa cible.

En réponse, d’autres coups de feu éclatèrent, nombreux, mais assourdis par les murs épais.

— Mais où voulez-vous aller ?

La jeune beauté ne bougeait pas, se contentant de regarder tendrement le visage inquiet d’Eraste Pétrovitch.

— Il doit y avoir une sortie quelque part ici. Vous ne s-sauriez pas où ?

Nastia haussa sa petite épaule.

— Dans le fond de la grotte j’ai vu une espèce de galerie. Mais pas question que je me faufile là-dedans. Ce doit être dégoûtant. Avec des chauves-souris et je ne sais encore quelle horreur.

Il la regarda, ahuri.

— Mais enfin, comprenez, nous n’allons pas pouvoir les retenir encore longtemps ! Mon assistant a peu de c-cartouches !

— Dans ce cas, ne traînez pas. Filez. Mais sans moi.

— Pourquoi ?!

Son joli minois se crispant, Nastia prononça d’une voix traînante :

— Retourner chez les camarades communards ? Jamais ! Qu’ils aillent au diable ! C’est plus drôle ici. Et les galants sont autrement plus intéressants.

Elle s’étira voluptueusement, faisant tout à fait penser à un chat qui se prélasse.

Les voilà bien, les fruits de l’éducation socialiste, pensa Eraste Pétrovitch en frémissant. C’est alors seulement qu’il remarqua sur la table une bouteille de vin, une coupe de fruits, une boîte de chocolats.

— Bien sûr, ces gamins sont un peu rustres, continua, pensive, la jeune fille émancipée. Mais ce n’est pas grave. On peut les dresser. Une femme intelligente se trouvant seule parmi des hommes peut toujours se débrouiller. Si elle ne perd pas sa présence d’esprit. Regardez ce qu’ils m’ont offert ! (Elle tira de sous sa robe une pépite d’or au bout d’une chaîne.) C’est tout de même autre chose que les dessous en dentelle de Kouzma Kouzmitch.

Un nouveau coup de feu retentit.

— Maître, il ne me reste plus que trois balles ! cria Massa. Si la demoiselle ne peut pas marcher, prenez-la dans vos bras et partons vite !

— Encore une minute ! lui lança Eraste Pétrovitch. Mais, enfin, Nastia, qu’est-ce qu’il va advenir d-de vous ? Vous y avez pensé ?

— Evidemment. (La jeune fille eut un sourire charmant.) Je vais accumuler un peu plus de cadeaux de ce genre. Il y a ici vingt-trois jeunes gens très mignons. Je choisirai l’un d’eux, le plus sympathique. Et je m’enfuirai avec lui. Il y a tant de choses intéressantes dans la vie !

Eraste Pétrovitch regarda avec dégoût la belle fille à l’esprit calculateur. Ah, le rêve de Vera Pavlovna14 ! La pomme était tombée loin du pommier de l’utopie. Que d’efforts dépensés pour sauver cette petite fripouille avide et sans principes, sans compter que plusieurs personnes avaient perdu la vie, parmi lesquelles le pauvre Scott, qui finalement n’aurait jamais rejoint les endroits bénis où les gens marchent dans la rue sans étui à revolver à la ceinture.

Un samouraï du Moyen Age aurait coupé en deux la débauchée et aurait considéré qu’il avait accompli une bonne action. Fandorine pour sa part se contenta de reculer d’un pas.

Nastia interpréta mal son geste.

— Mais je changerai mon plan si vous promettez de me prendre avec vous, roucoula-t-elle. Avec un homme tel que vous, j’irai au bout du monde. Je me glisserai même dans le souterrain au milieu des chauves-souris.

— Surtout pas, restez… (Il chercha ses mots.) Je vous souhaite… une vie intéressante, madame.

Massa était à la porte et piaffait d’impatience.

— Où est la jeune fille ? demanda-t-il. Il va falloir la prendre dans vos bras.

— Non, ce ne s-sera pas nécessaire. Nous partons seuls.

Fandorine se dirigea rapidement vers le fond de la grotte, où, d’après Nastia, devait se trouver une galerie. Mais les paroles prononcées dans son dos l’obligèrent à s’arrêter.

— Tant mieux, maître. Parce que porter deux personnes, cela fait trop lourd, même pour un homme aussi résistant que vous.

Le Japonais était appuyé au mur et soutenait son membre blessé. Il était très pâle et vacillait légèrement.

— Je suis désolé, maître, mais je ne sens plus du tout ma jambe. Je vous demande l’autorisation de m’appuyer à votre épaule.

Se retournant, Eraste Pétrovitch attrapa Massa par la taille puis, clopinant et sautillant tout à la fois, ils s’enfoncèrent dans les entrailles sombres de la mine.

Un passage, pas très long et faiblement éclairé, conduisait à un puits qui s’enfonçait à la verticale. Un solide escalier en bois y descendait. Deux câbles, fixés à des poulies, couraient tout le long. Un système de levage hérité d’autrefois ?

Massa se dérida un peu.

— C’est très bien, maître. Je vais pouvoir me déplacer tout seul.

Se glissant entre deux échelons, il se retrouva sous l’échelle, pendu par les bras. Puis, à la vitesse de l’éclair, s’agrippant comme un singe, il entama sa descente. Ayant pour sa part choisi de descendre normalement, à savoir de face en s’aidant de ses pieds et de ses mains, Eraste Pétrovitch se fit immédiatement distancer.

L’échelle se terminait par un palier en planches sous lequel commençait une nouvelle volée de marches.

Il ne faisait pas sombre. Le long de la paroi du puits, à intervalles réguliers, étaient suspendues des lampes à huile qui dispensaient une lumière faible mais uniforme.

Ayant descendu quelques étages supplémentaires, Fandorine s’arrêta et prêta l’oreille aux bruits venant d’en haut. A en juger par l’écho sonore, les bandits avaient déjà pénétré dans la grotte supérieure.

— Maître, descendez vite ! entendit-il. C’est tellement beau ici !

Dans quel sens ? Eraste Pétrovitch jeta un coup d’śil en bas, mais ne vit rien d’autre que les barreaux qui se succédaient.

Il continua sa descente et, après trois autres volées de marches, il mit enfin le pied sur un sol de pierre.

Massa se tenait debout sur une jambe, promenant de tous côtés une lampe décrochée du mur.

— Regardez, regardez ! ne cessait-il de répéter.

A en juger par les traces de coups de pioche manifestement fraîches, cette cavité assez vaste avait été creusée tout récemment dans la roche. Mais ce ne furent ni les entailles dans la pierre ni les amas de résidus rocheux qui attirèrent l’attention de Fandorine.

Sur toute la hauteur d’un des murs de quartz, scintillait une curieuse forme rappelant un arbre touffu… comme si quelqu’un avait incrusté un buisson ardent à la feuille de métal.

Le long des parois étaient empilées des caisses, certaines hautes, d’autres plates.

Massa enleva le couvercle d’une des caisses plates et s’écria d’un ton enjoué :

— De la dynamite ! Beaucoup !

Il fourra dans ses poches une paire de pétards, sans oublier les mèches, et précisa, satisfait :

— C’est bien, cela pourra nous servir.

Fandorine se pencha au-dessus d’une autre caisse, haute et non clouée. Elle ne contenait pas de la dynamite, mais des sacs de toile, pas très gros mais étonnamment lourds.

En haut, l’échelle émit un fracas menaçant : des gens descendaient, en grand nombre.

— Combien de balles reste-t-il dans votre petit pistolet, maître ? demanda Massa.

Dégageant le barillet, Eraste Pétrovitch compta :

— Seulement trois.

— Cela ne suffira pas. Moi, je n’ai pas d’arme du tout. Et je ne pourrai me battre que si l’on s’approche tout près de moi. Trouvons vite une sortie, maître. Pour autant qu’il y en ait une.

Se saisissant de sa lampe de poche, Fandorine se mit à tourner sur place, balayant les parois de son faisceau lumineux. Le long de trois murs, s’entassaient des morceaux de quartz. Le quatrième se mit à étinceler d’un reflet magique, mais ce n’était pas le moment de s’extasier.

— Allez-y, encore une fois dans ce coin-là ! dit le Japonais, attrapant son maître par le coude.

Eraste Pétrovitch dirigea sa lampe dans la direction indiquée par Massa et vit ce qui lui avait échappé la première fois : derrière un amas de pierres se dessinait un rectangle noir.

Un trou ? Une bouche d’accès ?

D’une façon comme de l’autre, il fallait vérifier.

Arrimés l’un à l’autre, les deux assistants du marshal clopinèrent jusqu’au coin en question. Fandorine fourra un petit sac de toile sous sa redingote. Pour étude ultérieure.

Dans l’étroit passage, il faisait sombre, même la lampe n’était d’aucune utilité : seuls des grains de poussière dansaient dans le faisceau lumineux. Mais ce chemin avait bien été creusé pour quelque chose…

Ils continuèrent à progresser, Fandorine portant Massa sur son dos : cela permettait d’aller plus vite. Le Japonais en était malade de voir son maître obligé de se donner tout ce mal et il n’arrêtait pas de demander pardon pour sa faute stupide. Il était honteux pour un individu expérimenté de trente-quatre ans d’offrir ainsi sa jambe à un morceau de plomb ! Cela était incompréhensible et impardonnable. Un homme tel que Fandorine-dono était obligé de traîner sur ses épaules son pitoyable vassal, lequel méritait seulement qu’on l’abandonne, afin qu’il soit dynamité en même temps que les vils bandits américains.

— Ferme-la, bougonna Eraste Pétrovitch. J’en ai assez de t’entendre.

Il inspira avec son nez. Un courant d’air. Ma parole, un courant d’air !

Une centaine de pas plus loin, une faible clarté commença à percer.

Fandorine reprit son souffle.

— Voilà, c’est p-par ici qu’ils sont sortis pour aller attaquer par l’arrière. Donne-moi ta dynamite.

Ils laissèrent les pétards avec les mèches allumées à l’intérieur du tunnel, et s’éloignèrent à la hâte de leur allure saccadée.

Quoique d’une certaine intensité, à en juger par la détonation, l’explosion se révéla insuffisamment puissante. Si un éboulis l’obturait, l’entrée ne s’était pas entièrement effondrée.

Eh bien, les poursuivants allaient tout de même devoir passer un certain temps à déblayer. Un répit qu’il faudrait mettre à profit pour rejoindre l’endroit où devaient se trouver les chevaux.

Le lieu où l’armée légale avait subi une honteuse défaite était jonché de bâtons et de chapeaux à bout pointu. Il n’y avait pas de chevaux sur le sentier. Sans doute avaient-ils eu peur des coups de feu ou bien avaient-ils cédé à la panique générale.

Par conséquent, il allait falloir redescendre dans la vallée sur ses deux jambes. En l’occurrence, sur ses trois.

Bien que le temps fût précieux, il fallut s’attarder quelques minutes, afin d’enlever le garrot et de rétablir momentanément la circulation sanguine dans la jambe blessée.

Massa serra les dents et n’émit pas un son quand il recouvra sa sensibilité. L’os, apparemment, n’était pas touché, mais la blessure ne plaisait pas à Fandorine : il avait suffi qu’il desserre le garrot pour que le sang se mette à couler avec la même force qu’au début.

Il n’y avait rien d’autre à faire que serrer de nouveau. Ils entamèrent la descente.

Au début assez rapidement, car Massa était capable de marcher seul, mais, très vite, sa jambe s’engourdit à nouveau, et Eraste Pétrovitch dut le traîner avec lui.

Il fallait absolument atteindre le village russe avant que les bandits ne les rattrapent.

Ils n’étaient certainement pas tous restés dans le tunnel à déblayer l’entrée, on ne tenait pas à plus de deux pour ce travail. Les autres allaient remonter, rejoindre le corral et prendre les chevaux.

De toute façon, ils ne laisseraient jamais les fuyards sortir de la vallée. Maintenant que le secret de la mine était découvert, ils ne le permettraient sous aucun prétexte.

Ils allaient suivre leurs traces, c’est une chose qu’ils savaient faire. Or, le Herstal ne contenait plus que trois balles.

Ruisselant de sueur, Fandorine porta son assistant jusqu’en bas. Il ne restait plus qu’à traverser le pré et le ruisseau. De là, le Rayon de Lumière se trouverait à portée de fusil.

Au village, ils viendraient en aide à Massa. Et il y avait des chevaux.

Mais à quoi bon des chevaux ? se demanda Eraste Pétrovitch.

Allait-il s’enfuir en laissant ses compatriotes aux prises avec les Foulards noirs ? Impossible. Et avec quoi les défendre, quand ces idiots n’avaient aucune arme ?

Le but apparemment si salutaire de cette marche forcée en montagne avait perdu toute signification avant même d’avoir été atteint.

Ainsi que les Américains aimaient à le dire en plaisantant, deux nouvelles les attendaient au Rayon de Lumière : une bonne et une mauvaise.

La bonne, c’était que Fandorine n’aurait pas à prendre la responsabilité de défendre des gens sans armes. Pour la bonne raison qu’il n’y avait personne à défendre. Comme les célestins avant eux, les communards avaient tous sans exception déserté le village, abandonnant tout le saint-frusquin. Les moutons bêlaient dans leur enclos, les poules caquetaient de façon hystérique et le coq s’égosillait à contretemps. Néanmoins, il est vrai, on n’entendait pas aboyer les chiens : ils les avaient pris avec eux. Les chats aussi.

C’était, bien sûr, touchant, mais les communards avaient emmené également tous les animaux de selle et de trait, parmi lesquels la jument rousse de Fandorine et le poney de Massa. C’était en cela que résidait la mauvaise nouvelle. Forcément : Fandorine et son assistant avaient été considérés comme morts ou, à l’extrême rigueur, faits prisonniers.

On dirait bien que c’est la fin, pensa Eraste Pétrovitch. Impossible de sortir de la vallée en clopinant ainsi. Et quand bien même y parviendraient-ils, ils seraient rattrapés dans le Goulot de Bouteille. Et là, à coup sûr…

Cependant l’homme noble ne cède jamais au désespoir quelle que soit la situation, car l’Acte n’est jamais dénué de sens.

— Maître, j’ai une excellente proposition, dit Massa. Laissez-moi votre petit pistolet et sauvez-vous. Il est stupide de mourir à deux, quand l’un des deux peut sauver sa peau. Vous reviendrez avec un fusil et, peut-être, avec du renfort. Vengez-moi comme il convient et je serai heureux dans l’autre monde.

— Moi, en revanche, je serai malheureux.

Dans la cour, traînait une brouette renversée. C’était tout de même un moyen de transport.

Relevant son serviteur malgré ses protestations, Eraste Pétrovitch l’installa dans le véhicule rudimentaire et se mit à pousser, d’abord en marchant, puis, après avoir pris de l’élan, en courant.

— Cette brouette a servi à transporter du fumier, se plaignit le valet de chambre. Maître, je ne veux pas mourir couvert de merde de vache.

— Eh bien, tu n’as qu’à ne pas mourir.

Le spectacle doit être curieux, vu d’en haut, pensa Fandorine. Un homme vêtu d’un costume tout ce qu’il y a de convenable, quoique légèrement poussiéreux, qui pousse à travers la campagne une brouette où est assis un cow-boy japonais. Et quelque part derrière, des cavaliers qui approchent à toute vitesse. Tout cela ressemblait à un jeu enfantin, ridicule mais divertissant.

Il trébucha contre une pierre et tomba. La brouette se retourna. Massa s’étala dans la poussière.

Respirant difficilement, Eraste Pétrovitch se précipita sur lui.

Le Japonais gisait, inconscient. La maudite brouette avait perdu sa roue.

Cette fois, c’en était fini pour de bon.

Leurs poursuivants n’étaient pas encore en vue, et non loin, derrière les buissons, un ruisseau murmurait. Une aubaine. On allait pouvoir se désaltérer, se remettre en état. Et nettoyer un peu Massa, puisqu’il était si délicat.

Après avoir étanché sa soif, s’être lavé et avoir humecté son mouchoir, Eraste Pétrovitch retourna auprès de Massa avec l’intention de le traîner dans un endroit ombragé, quand, soudain, il entendit des bruits de sabots.

C’était étonnant, à en juger par le bruit il n’y avait qu’un seul cheval, qui, loin de galoper, avançait au pas.

S’emparant de son Herstal, Fandorine se retourna et vit, émergeant des buissons et secouant sa crinière, Peggy, la jument grise. Derrière elle, les mains dans les poches, apparut Washington Reed en train de siffloter.

— J’allais voir comment ça s’était terminé pour vous, déclara-t-il joyeusement. J’étais assis à l’entrée du Goulot de Bouteille, je me faisais du souci. Tout à coup, les Russes arrivent, en foule. A l’aide, ils crient, les bandits arrivent ! Ils tuent tout le monde ! Moi je demande : « Et le Cavalier sans Tête ? » Eux : « Il n’y a pas de Cavalier sans Tête. Ce sont les Foulards noirs qui nous pourchassent. » Et ils sont repartis à toutes jambes. Je crie : « Et où sont Mel Scott et mister Fandorine ? Et le Chinois ? » – Ils ont été tués, tout le monde a été tué ! » Et je n’ai plus vu qu’un nuage de poussière. Alors, puisqu’il n’y avait plus de Cavalier sans Tête, Peggy et moi, on est venus voir.

Reed jacassait, jacassait, mais cela ne l’empêcha pas d’appréhender immédiatement la situation, sans aucune explication.

Il aida à installer Massa, toujours inconscient, sur sa selle, l’attacha au cou du cheval à l’aide de son lasso puis, alors seulement, demanda :

— Et Scott, c’est vrai qu’ils l’ont balancé dans le précipice ?

— C’est vrai. Et ils seront là d’une m-minute à l’autre.

Le nègre murmura quelque chose à l’oreille de son cheval, lui donna une légère tape sur la croupe, et Peggy partit à un trot rapide mais en même temps si régulier que Massa était à peine secoué.

— Elle ne s’arrêtera pas avant d’arriver au saloon, dit Reed en regardant s’éloigner sa jument. Quelqu’un appellera le toubib. Tout le monde sait que c’est votre Chinois.

— Il est japonais.

A quoi, Wash fit remarquer avec philosophie :

— Les Blancs ont ramené mon arrière-grand-père de Sénégambie. Eh bien, vous croyez que quelqu’un m’a jamais qualifié de Sénégambien ? Pour vous, nous sommes tous des « nègres », et encore, dans le meilleur des cas. D’un autre côté, si vous allez en Afrique, je doute que quelqu’un vous qualifie de « russe ». J’ai entendu dire que les Africains traitent tous les Blancs de « faces de talon ». Et pour être plus polis de « faces de paume ».

Eraste Pétrovitch tourna la tête en direction des montagnes.

— Mister Reed, vous ne pourriez pas marcher un peu plus vite ?

Wash haussa négligemment les épaules, rajustant la courroie de sa carabine.

— Pourquoi ? Le défilé est là. A une portée de fusil.

— Mais justement, dans le défilé, nous n’aurons nulle part où nous abriter !

Mais l’homme à la peau noire ne montra pas la moindre intention d’accélérer le pas, et son amour-propre interdisait à Fandorine d’insister.

Ainsi arriva ce qui devait arriver.

Ils n’avaient pas fait cinq cents pas dans le Goulot de Bouteille qu’ils entendirent derrière eux des chevaux en grand nombre, des cris, un hululement.

Se retournant, Eraste Pétrovitch vit un tourbillon de poussière au milieu duquel transparaissaient les silhouettes sombres des cavaliers.

Courir eût été insensé. Il saisit son Herstal et s’abrita derrière une grosse pierre, non pour se cacher mais pour laisser ses poursuivants se rapprocher jusqu’à portée de tir de son revolver.

Reed était posté à côté de lui. Même dans cette situation, il n’avait pas perdu sa placidité. Il ôta sa carabine de son épaule, vérifia le guidon, actionna le verrou.

— Ne tirez pas avant qu’ils soient tout près, le prévint Fandorine. Sinon, avec mon arme, je ne vous s-serai d’aucune aide.

— Pourquoi j’aurais besoin d’aide ?

Wash visa et tira.

Le premier des cavaliers s’écroula avec son cheval, mais se releva aussitôt et plongea derrière une saillie rocheuse.

— Le d-diable vous emporte ! Vous l’avez loupé !

La carabine rugit à nouveau.

Un autre des cavaliers qui tournoyaient dans la poussière bascula avec sa monture… et se cacha à son tour, pas même blessé, vu sa vivacité.

Les autres disparurent du champ de vision de Wash et d’Eraste Pétrovitch : ils se dispersèrent et se mirent à l’abri des balles.

— De nouveau vous avez t-tiré dans le cheval ! lança Fandorine, furieux contre le tireur maladroit.

Le nègre répondit :

— On ne peut tout de même pas tirer sur les gens ? Je pourrais tuer quelqu’un, et que ce soit un homme bien. Ou bien l’estropier, alors qu’il a une famille. Vous, après, vous allez repartir, mais moi, je reste ici. (Il appuya encore deux fois sur la détente, mais désormais sans même viser.) Bah, maintenant, ils vont rester tranquilles. Eux aussi tiennent à la vie.

Effectivement. Là-bas on tirait, mais si la fusillade était dense, les balles partaient en l’air. De toute évidence, les bandits n’avaient pas compris d’où on les canardait : l’écho était trompeur.

— On peut avancer doucement.

Plié en deux, Wash sortit de derrière la pierre. Fandorine le suivit.

Après le tournant suivant, ils se redressèrent pour continuer leur chemin. Les coups de feu n’étaient pas moins rares, mais ils n’étaient déjà plus assourdissants.

— Bon, alors, vous êtes rassuré ? demanda Reed, faisant preuve d’une perspicacité inattendue. (Eraste Pétrovitch, en effet, commençait seulement à croire qu’il allait sortir vivant de la Vallée du Rêve.) Dans ce cas, racontez-moi ce qui vous est arrivé là-bas.

Ayant écouté le récit, il avala sa salive et demanda d’une voix bizarrement sourde :

— Montrez-moi le petit sac que vous avez ramassé là-bas.

Il versa dans sa paume des fragments plus ou moins gros d’un minerai gris-jaune, en lécha un. Le visage de Wash se couvrit de rides.

— C’est ce à quoi je p-pense ?

— De l’or ! lâcha Reed. Avec une seule pépite comme celle-là, on peut boire et faire la fête pendant un mois entier dans les meilleurs établissements de Crooktown ! Et il y a beaucoup de caisses ?

— Une trentaine. A peu près grandes comme ça.

— Et sur tout le mur il y a des inclusions granuleuses ? Du sol au plafond ? Avec un tronc qui s’élargit vers le bas.

— Oui.

— Et de la gangue, il y en a combien ?

— … Je dirais une dizaine de t-tas, d’un mètre chacun environ.

Reed calcula quelque chose, se tapa sur la cuisse.

— C’est incroyable ! Il n’y avait même pas ça à Eagle Creek, où j’ai une fois extrait sept livres en une journée ! Il cracha sur une des pépites, l’essuya avec son doigt. Et quelle pureté ! Que je sois maudit si le titre est inférieur à 950. Et je m’y connais !

Dressons le bilan

— … Votre chercheur d’or, à l’aide de sa salive, a réalisé une analyse assez précise, fit l’expert en retenant un sourire, alors qu’il en arrivait à l’essentiel. L’examen de laboratoire des échantillons a conclu à un or titrant à 959 millièmes, appartenant donc à la catégorie « très bon aloi ». Les pépites sont débarrassées de leur gangue minérale et sont, de par leur composition chimique, identiques au minerai extrait des mines de Wayne dans les Black Hills.

— C’étaient les mines les plus riches de tout le Middle West… jusqu’à ce qu’elles s’épuisent ! s’écria le colonel Star avec enthousiasme. Mais de grâce, docteur Fobb, continuez !

L’expert rajusta ses lunettes, jeta un coup d’śil au calepin contenant ses notes.

— Comme vous le savez, l’or dans les mines de Wayne n’est pas épuisé. Simplement, une fois atteinte une profondeur de mille pieds, la production a cessé d’être rentable, et le travail d’extraction a été abandonné. Le plus vraisemblable est que les échantillons analysés proviennent d’une branche du même filon, mais affleurant à un autre endroit.

Le docteur Fobb, spécialiste des mines de la compagnie de Star, s’éclaircit la voix et, regardant Eraste Pétrovitch en hochant la tête, prononça avec une insistance particulière :

— Si l’on se laisse guider par les déclarations du témoin, la puissance du filon ne peut pas être inférieure à huit-dix pieds, et sa profondeur ne doit pas excéder cent pieds. Ce qui signifie que l’on peut s’enfoncer jusqu’à une centaine de pieds en conservant un haut coefficient de rentabilité. Selon l’estimation la plus prudente, je dirais même la plus pessimiste, ce gisement est capable de procurer de l’ordre de dix tonnes de métal…

Le colonel émit un sifflement comique, et le géologue s’empressa de préciser :

— Cela étant, je ne serai à même de fournir une estimation précise – une estimation sur laquelle je pourrais engager ma responsabilité – que lorsque je prélèverai moi-même les échantillons et que je réaliserai sur place les mesures. Or, mister Star, vous avez dit que cela était pour l’instant impossible, n’est-ce pas ?

— Pour l’instant, en effet. Mais bientôt vous pourrez vous rendre sur place avec tous vos collaborateurs.

Cette conversation se déroulait à l’hôtel Great Western, que l’égoïste rationnel avait entièrement loué, remplaçant le personnel par ses propres serviteurs. L’objet de la discussion exigeait une totale confidentialité. La veille au matin, déjà, recevant de Fandorine le télégramme de deux mots « Venez immédiatement », le colonel avait laissé en plan toutes ses affaires et quitté Crooktown dans son fabuleux carrosse. Son flair infaillible, qui de l’immigrant russe avait fait un magnat américain, avait suggéré à Star qu’il s’était passé quelque chose d’exceptionnel.

Pas plus de cinq minutes après sa discussion initiale avec Eraste Pétrovitch, il avait envoyé un télégramme au bureau central de la compagnie pour demander au docteur Fobb de venir. Le soir même, le contenu du sac en toile était sur la table du laboratoire concerné. Le lendemain matin, le compte rendu de l’expert était prêt.

— Je vous remercie, docteur. Allez vous reposer après cette nuit blanche, dit le colonel, libérant le géologue.

Lui-même n’avait pas dormi de la nuit, pourtant il n’avait pas l’air fatigué. Ses yeux luisaient d’un éclat fiévreux, ses mouvements étaient vifs et énergiques.

— Eh bien, si on faisait le bilan ? dit le millionnaire en se frottant les mains quand il se retrouva en tête à tête avec Eraste Pétrovitch. L’enquête menée par vous a mis au jour la cause des mystérieux événements de Dream Valley. La bande de malfaiteurs installée dans la montagne a découvert dans l’ancienne mine un riche gisement d’or exigeant une extraction industrielle. Tous les actes suivants des bandits tendaient vers un seul et unique but : mettre la main sur le filon. Je suppose que la légende concernant les pillards aux visages éternellement cachés sous des foulards noirs a été construite pour l’occasion. Dans le but de faire peur. Les deux attaques de trains ressemblent également à des manśuvres destinées à faire le plus de bruit possible, à inspirer la terreur. Vous êtes d’accord ?

— Sans d-doute. Il leur faut débarrasser la vallée de tous les étrangers. Et d’un. Deux, faire baisser le prix du terrain, l’endroit étant « maudit ». Alors, ils pourront de façon tout à fait légale racheter au rabais Dream Valley à Culligan, puis passer à l’exploitation industrielle du filon. N’ayant plus de raison d’être, les Foulards noirs disparaîtront sans laisser de trace. En revanche, apparaîtront des propriétaires légaux, gentlemen parfaitement respectables. Il serait intéressant de savoir qui exactement… (Eraste Pétrovitch eut un sourire malicieux.) En tout cas, des gens ingénieux, on ne peut pas dire le contraire. Ils ont effrayé les craintifs communards avec les brigands, et envoyé aux courageux célestins le Cavalier sans Tête. Très psychologues !

— Et comment ! s’exclama Star. Voyez, ils sont d’ailleurs arrivés à leurs fins. La vallée s’est vidée de ses habitants, il n’y a plus personne pour les gêner. Avec tout ce tapage et tous ces commérages, il n’y aura désormais plus aucun acheteur, même pour dix dollars. Culligan ne va plus toucher de loyer. Désormais il sera bien content de se débarrasser de ce fardeau. Si vous n’aviez pas été là, leur plan aurait fonctionné à merveille. Vous vous êtes brillamment acquitté de votre tâche.

— Mais les c-communards ont perdu tout ce qu’ils possédaient.

Le colonel eut un sourire bienveillant.

— Oh, ne vous en faites pas pour nos idéalistes. Je leur ai déjà trouvé un emplacement parfait dans le Montana. Je vais officialiser leur droit de propriété, leur fournir tout ce dont ils ont besoin, pourvoir à leur déménagement… Ils oublieront Dream Valley, comme un mauvais rêve.

Le cheminement des pensées de l’égoïste rationnel était clair.

Fandorine regarda d’un air contrarié la manche poussiéreuse de sa redingote. Sans Massa, il n’avait personne à qui donner ses vêtements à nettoyer.

— Je c-comprends… Désormais, vous non plus, vous ne voulez plus d’eux dans la vallée. Qu’est-ce que vous allez faire des Foulards noirs ? Sans une artillerie de montagne, il sera impossible de les déloger de leur repaire. C’est une forteresse imprenable.

Le colonel fit une grimace méprisante.

— Vous rigolez. Je parlerai au gouverneur. S’il faut envoyer l’artillerie, on l’enverra. Si nous autres citoyens payons des impôts, c’est bien pour que l’Etat use de sa puissance pour défendre notre propriété.

— Notre ?

Un sourire triomphant apparut sur le visage de Star.

— Toute la nuit j’ai marchandé avec Cork Culligan. Je lui dis : « Désormais plus personne n’a besoin de Dream Valley. Mais je suis quand même prêt à l’acheter. » Lui me répond : « J’ai fixé mon prix : cent mille. » Là, j’avoue, j’ai fait une gaffe. Il fallait crier : « Une terre infestée de bandits et de revenants ?! Cent mille et quoi encore ?! Prends cinq cents dollars et remercie-moi par-dessus le marché. » En fin de compte on se serait sûrement mis d’accord sur six ou sept mille. Au lieu de ça, je me suis conduit comme une andouille. « OK, je lui dis. Va pour cent mille. » Vous ne me croirez jamais ! Ce vieux roublard ne répond d’abord rien, il se contente de cligner des yeux. Puis brusquement, il dit : « J’ai changé d’avis. Je ne vendrai pas pour moins de quatre cent mille. » (Le colonel partit d’un éclat de rire.) Quel impertinent, pas vrai ?

— Je n’aurais pas cru que cela le peine autant de se séparer de sa fille, fit remarquer Eraste Pétrovitch.

Faisant la sourde oreille, Star acheva d’un ton excité :

— Bref, nous avons topé à trois cent mille. Aujourd’hui à trois heures de l’après-midi, nous nous retrouvons chez le notaire de Crooktown. J’ai volontairement fixé le rendez-vous dans l’après-midi afin d’avoir le temps de recevoir les conclusions de l’expert.

Ce qui veut dire que cent mille dollars ne valent pas le bonheur de sa fille, mais trois cent mille, oui, pensa Fandorine. La rousse Ashleen allait tout de même accomplir son rêve et épouser son serpent à sonnette. Ah, la pauvre !

Le colonel n’arrivait pas à tenir en place. Il sortit sa montre, ouvrit le couvercle d’une chiquenaude.

— Il va être temps d’y aller. Pourvu que Culligan n’ait rien flairé… Je me suis mis d’accord avec votre nègre. J’ai promis cinq mille dollars à ce chenapan s’il tenait sa langue. Il ne les touchera qu’une fois le marché signé chez le notaire.

Il marqua une hésitation et regarda son interlocuteur avec une expression particulière qui déplut souverainement à Fandorine.

— Hum, Eraste Pétrovitch… prononça Star, rougissant légèrement et l’air soudain affairé. Nous n’avons pas encore parlé de votre rétribution. L’avance était de mille dollars. Pour avoir mené à bien l’enquête, voici encore quatre mille dollars. (Il sortit de sa poche un chèque déjà rempli.) Et cinq mille pour soigner votre Chinois. A propos, comment va-t-il ?

— M-merci, mon Japonais va mieux.

Fandorine regarda Mavriki Christophorovitch d’un air interrogateur, sentant que celui-ci allait enfin en venir à l’essentiel.

— Vous êtes étonné d’une aussi modeste rémunération eu égard aux… nouvelles circonstances ? fit Star avec un sourire entendu, avant de poursuivre, plus du tout gêné : Pour la mine, vous recevrez une prime spéciale. Vingt mille ! (Il leva un doigt pour souligner l’importance de la somme.) Sitôt la signature du contrat avec Culligan. Tope là ?

Il serra la main tendue de son interlocuteur et se hâta d’en finir.

— Bon, bon, j’y vais. L’hôtel reste à votre entière disposition… tout le temps que vous le voudrez. Que votre serviteur se remette tranquillement. Si besoin est, je peux vous envoyer mon médecin personnel, tous les médicaments…

— Inutile, chez Massa tout cicatrise tout seul, comme chez un ch-chien. Je le connais. Il va dormir pendant deux jours, ensuite manger copieusement, et il sera à nouveau frais comme un gardon.

— Parfait, parfait ! entendit-on du bout du couloir.

En bas, les portes claquèrent. Le colonel sortit avec la vivacité d’un gamin, sauta sur le marchepied de son luxueux carrosse, tandis que deux serviteurs bondissaient à l’arrière, leurs Winchesters pointées à l’oblique. L’équipage disparut dans un nuage de poussière, sous le regard admiratif des habitants de Splitstone.

Resté seul, Eraste Pétrovitch prit un cigare, le garda un instant entre ses doigts et le reposa. Fumer, comme moyen de méditation et non comme mauvaise habitude, exige un certain état d’esprit. Dans l’idéal, une totale paix intérieure.

Dans l’hôtel, le calme régnait. Massa dormait sous la surveillance du médecin de la ville. L’expert géologue, apparemment, se reposait également après ses travaux nocturnes. Pour autant, le silence n’était pas un gage de sérénité. Et, de fait, l’humeur de Fandorine était assez mauvaise.

L’agitation dans laquelle l’or avait mis l’égoïste rationnel lui laissait un arrière-goût désagréable. Et d’un.

Il était piqué au vif par la manière dont le colonel lui avait précisé que les vingt mille dollars de prime ne lui seraient versés qu’après la signature du contrat. Pour éviter qu’il ne soit tenté de révéler le secret à Culligan ? Au fond, le colonel avait mis le détective sur le même plan que ce « chenapan » de Wash, si ce n’est qu’il lui avait promis une plus grosse somme en échange de son silence. Et de deux.

Et enfin, trois, le plus pénible. Le résultat de tout cela n’était-il pas que lui, Fandorine, devenait complice d’une escroquerie ? Cork Culligan n’ignorait-il pas la réelle valeur de Dream Valley ? Comparés à la dizaine de tonnes d’or supposée, trois cent mille dollars était une broutille. Et si l’on se rappelait que la vallée était la dot d’Ashleen, il en ressortait que la vraie victime de cette transaction douteuse n’était autre que la jeune fille. Pour l’heure, elle était, certes, au septième ciel, mais bientôt la vérité éclaterait au grand jour, c’était inévitable. Quelle serait alors l’opinion de miss Culligan sur le gentleman russe qui lui avait donné sa parole de ne pas jouer contre elle ?

Et surtout, quelle opinion aurait-il de lui-même ?

Eraste Pétrovitch se pencha sur le secrétaire, trempa une plume d’acier dans l’encre et, d’une large écriture, écrivit quelques courtes phrases en anglais, disant en substance : je suis désolé, mais ma participation à des opérations commerciales douteuses n’entrait pas dans le cadre de ma mission, raison pour laquelle je renonce aux vingt mille dollars et me considère libre d’agir à ma guise.

Il hésita : devait-il rendre les quatre mille dollars reçus ?

Pour quelle raison, après tout ? Il s’était entièrement acquitté de sa mission, laquelle n’était pas des plus simples.

Il envoya son message par télégraphe directement à l’étude notariale de Crooktown. Avec cette mention : « A l’attention de mister Maurice Star. Urgent. A remettre en mains propres. » Autrement dit, il accomplit un acte digne d’un homme noble. Confucius aurait été satisfait.

L’aventure la plus risquée de la vie d’Eraste Fandorine

Le ranch des Deux Lunes était pratiquement désert. Seuls trois cow-boys se trouvaient dans le grand corral près de la maison principale. Ils s’affairaient sur un harnais posé sur la clôture. Ils mirent les mains en visière pour regarder le cavalier en costume noir qui s’avançait (l’homme avait le soleil dans le dos), puis, l’ayant reconnu, ils se mirent à chuchoter entre eux. Si leur regard n’était pas franchement accueillant, il n’avait rien de provocant. L’un d’eux était très jeune, les deux autres un peu plus vieux.

Arrivé à leur hauteur, Eraste Pétrovitch les salua. Non seulement ils ne lui répondirent pas, mais ils lui tournèrent le dos.

Alors, sachant que la douceur agit plus efficacement sur les gens frustes que les cris, il leur souhaita à nouveau le bonjour, mais d’une voix à peine audible. Il se pencha en arrière, en position d’attente.

Alors, les bergers répondirent à son salut. Et même poliment.

— A vous de même, répondit l’un des plus âgés.

— Salut à vous, dit l’autre.

Le jeunot hocha la tête en silence et rajusta le petit foulard rouge qu’il avait autour du cou.

Fandorine n’avait pas la moindre intention d’apprendre la politesse à ces bouseux, il voulait simplement demander si mister Culligan ou sa fille étaient chez eux, mais ce ne fut pas nécessaire.

Un hennissement bruyant et joyeux retentit, et, de l’extrémité du corral, lançant en avant sa longue tête effilée, la belle Selma à la robe noire arriva au galop. Elle gonfla les naseaux, de ses dents toucha amicalement l’épaule d’Eraste Pétrovitch, qui, en retour, la gratta au front, à l’endroit de sa petite étoile blanche.

Eh bien, Ashleen au moins est à la maison, se dit-il, et au même instant il entendit la voix de la perle de la prairie :

— Mister Fandorine, vous ?!

Elle se tenait à une fenêtre ouverte et le regardait avec de grands yeux étonnés. Son visage était rouge, sa poitrine se soulevait, haletante. Pourquoi cela ?

Il effleura le bord de son chapeau : ici, dans l’Ouest, on ne retirait pas complètement son couvre-chef pour saluer une dame. Il y avait dans cette habitude une certaine élégance, et Eraste Pétrovitch l’avait volontiers faite sienne.

— Comme vous pouvez le constater, on a plaisir à vous voir, lança miss Culligan. (Après une courte pause, elle indiqua Selma d’un mouvement du menton, puis éclata de rire, ravie de cette plaisanterie gentiment ambiguë.) Entrez, entrez ! On n’arrête pas de parler de vous, ici !

Il gravit le perron.

Ashleen vint l’accueillir dans le vestibule et le conduisit dans la pièce voisine, le salon, où une seconde porte, pour autant qu’il se souvenait, menait à la salle à manger. Les vantaux étaient entrouverts et battaient légèrement sous l’effet d’un agréable petit courant d’air ; des rideaux blancs frémissaient aux fenêtres baignées de soleil.

La jeune fille était manifestement troublée par quelque chose, ce qui n’allait pas vraiment avec son caractère. Que signifiaient cette rougeur sur ses joues, ces cils qui frémissaient, ce souffle court ? Eraste Pétrovitch repoussa résolument une première supposition, trop flatteuse pour son amour-propre.

Et il eut raison.

L’émoi de miss Culligan trouva immédiatement son explication.

— Mon Dieu, il vient de se passer un véritable miracle ! s’exclama-t-elle en saisissant la main de son visiteur. Vous êtes déjà au courant ? Le colonel donne à papa trois cent mille dollars pour ma vallée ! TROIS CENT MILLE ! Désormais, je suis le plus riche parti de tout l’Etat du Wyoming ! Je suis mon propre maître ! Dans un mois, je serai majeure et je pourrai épouser qui bon me semble !

— F-félicitations, dit Fandorine, s’asseyant sur le rebord de la fenêtre pour profiter de l’air. La fois précédente, le ranch grouillait de monde. Et aujourd’hui, c’est le désert.

— Les gars ont conduit un troupeau au chemin de fer, et papa vient de partir à Crooktown, chez le notaire. La signature de la vente a lieu à trois heures, mais avant, il voulait passer à la banque, pour leur demander de préparer un coffre. Mister Star a promis de payer la moitié en liquide !

Les nobles actions exigent une certaine théâtralité, il faut soigner ses effets. Pour cette raison, Eraste Pétrovitch ne se refusa pas le plaisir de forcer un peu sur la gravité de son information.

— Madame, je vous apporte des nouvelles importantes, commença-t-il d’un air sombre puis, se rappelant fort à propos la plaisanterie américaine, il ajouta : Une bonne et une mauvaise. Par laquelle souhaitez-vous c-commencer ?

— Commencez plutôt par la mauvaise.

— Vous ne serez pas le plus riche parti de l’Etat du Wyoming, dit-il en essayant de toutes ses forces de retenir un sourire.

— Ah ! fit miss Culligan, désolée.

— Vous serez le plus riche parti de toute l’Amérique.

— Oh ! s’exclama la jeune fille avec étonnement.

Et cette fois, Fandorine éclata ouvertement de rire. Bien que sans prétention, son numéro avait fait forte impression sur l’auditoire.

Brièvement, sans détails superflus, il expliqua le sens de ses paroles. Ashleen écoutait, ses lèvres roses entrouvertes et son visage changeant constamment de couleur : de rouge, il devint pâle, puis s’empourpra de nouveau.

— … Il faut envoyer un télégramme à votre père, résuma Eraste Pétrovitch. Si mister Star veut acheter Dream Valley, qu’il paye le prix réel. Je ne suis pas spécialiste, mais je suis sûr qu’en l’occurrence celui-ci se mesure en millions.

Dans la salle à manger, quelque chose tinta, et Ashleen porta aussitôt son doigt à la bouche.

Elle se précipita vers la porte entrouverte et cria, furieuse :

— Sally ! Sors d’ici ! Tu rangeras plus tard !

Elle referma soigneusement la porte, se retourna.

Il était agréable de voir aussi décontenancée cette demoiselle capricieuse et sûre d’elle.

— J’ai… j’ai écouté, mais comme dans un brouillard, balbutia-t-elle. J’ai peut-être mal compris… Combien vous avez dit ? Dix tonnes ?!

— C’est une première et, de toute évidence, trop prudente estim…

Un nouveau souffle de vent avait soulevé le rideau, qui était venu chatouiller la joue d’Eraste Pétrovitch. Repoussant le léger tissu, il en avait profité pour regarder distraitement dans la cour, et, brusquement, s’était arrêté sans finir sa phrase.

Les trois bergers se tenaient près de la barrière du corral, en train de discuter.

— Diable, marmonna Fandorine. Comment ai-je pu…

— Quoi ? s’étonna Ashleen. Qu’est-ce que vous disiez ?

— Veuillez m’excuser. Je reviens tout de suite.

Il enjamba la fenêtre et sauta.

— Eh, boy ! dit Eraste Pétrovitch en s’approchant du jeune garçon au foulard rouge autour du cou. Pourquoi tu ne m’as pas salué tout à l’heure ?

Les deux autres s’écartèrent par précaution. Le gamin pâlit et commença à cligner de ses yeux bleus. Il ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit.

— Eh bien, dis quelque chose. J’aimerais entendre le s-son de ta voix.

Le garçon aux yeux bleus recula, s’appuya dos à la barrière.

— Eh, mister, tenta d’intervenir l’un des bergers. Pourquoi vous vous en prenez à Bill ? Il n’a rien…

Refusant d’écouter, Fandorine arracha le foulard du cou du garçon aux yeux bleus. C’était bien ça ! Sur le côté, juste sous l’oreille gauche, on pouvait voir un long hématome violacé : la trace du coup donné avec le tranchant de la main, appelé jumeshasu, autrement dit « invitation au sommeil ».

— Salut, fiston. (Eraste Pétrovitch tapa sur l’épaule de Billy, interloqué.) J’ai eu raison de te laisser en vie. Je te regarde, et je me dis que j’ai déjà vu ces yeux-là. Tu n’ouvres pas la bouche. En plus, tu cherches à cacher ton cou pour une raison quelconque… Bon, si on p-parlait un peu ?

Sans la jument morelle, Fandorine n’aurait certainement pas eu l’idée de se retourner, trop content qu’il était de cette rencontre inattendue. Mais Selma, qui lui tendait son museau par-dessus la barrière, tressaillit brusquement et s’écarta si nerveusement qu’Eraste Pétrovitch tourna machinalement la tête. Du coin de l’śil, il remarqua un mouvement dans son dos.

Il fit volte-face.

Se figea.

Sur le perron, côte à côte, se tenaient trois hommes : Ted Rattler, Washington Reed et (ce qui était carrément incroyable) Melvin Scott, qui pour un mort avait plutôt bonne mine.

Ted avait la main sur son étui de revolver, le « pink », une main sur chacun de ses deux étuis. Reed se frottait frileusement les paumes et paraissait quelque peu confus. Ashleen pour sa part était penchée à la fenêtre, ses yeux verts luisant de haine, et cette métamorphose était pire que tout le reste.

Les trois bergers s’éloignèrent à la hâte d’Eraste Pétrovitch : ils ne voulaient pas risquer de prendre une balle perdue. Selma courait en tous sens dans l’enclos, se cabrait, mais en quoi aurait-elle pu aider l’élu de son cśur de jument ?

— Je vois, miss Culligan, que votre Sally a déjà rangé la vaisselle, dit Fandorine pour qu’ils ne pensent pas que la peur l’empêchait de parler. Salut, Mel. Tu ne t’es pas fait trop mal en tombant dans le précipice ? Tu avais placé un matelas de plume pour te recevoir ou quoi ?

Il pouvait faire le fanfaron autant qu’il le voulait, la situation n’en était pas moins critique. Dans son dos pendait l’étui contenant son Herstal, lequel était justement chargé de trois balles. Mais Fandorine savait parfaitement qu’il était insensé de vouloir rivaliser en rapidité avec ces maîtres de la gâchette.

— Idiot ! proféra Ashleen avec méchanceté. Tu as failli tout gâcher !

D’un pas souple, Ted et Melvin descendirent les marches. Les deux hommes avaient la même démarche féline et regardaient fixement leur adversaire avec exactement la même expression : froide et extrêmement attentive.

Washington Reed rattrapa ses complices, s’empressant de dire :

— S’il vous donne sa parole qu’il se taira, il le fera. Je le connais. Laissez-moi lui parler !

— Non ! trancha Rattler.

Quant à Scott, il haussa les épaules :

— Pourquoi prendre des risques inutiles ?

Mais ce fut Ashleen qui mit un point final à la discussion.

— Assez bavardé ! Finissez-en avec lui ! cria-t-elle, et elle tourna le dos.

Avec la vitesse de l’éclair, Ted et Mel saisirent leurs armes et ouvrirent le feu de trois revolvers à la fois. Mais à une distance d’environ cinquante pieds, en tirant à la hanche de surcroît, il n’est pas si facile que ça d’atteindre sa cible, surtout mobile. Et mobile, elle l’était de façon tout simplement incroyable. C’est autre chose, monsieur le Serpent à Sonnette, que de tirer sur un chapeau qui suit une trajectoire régulière.

Mais plutôt que sur la vitesse, c’est sur la précision que Fandorine décida de miser. C’est pourquoi, tout en faisant des mouvements si alambiqués et si heurtés que ses adversaires en avaient la vue trouble, il s’efforça de viser correctement. Pour la première fois depuis longtemps, les caractéristiques de tir du Herstal, à savoir la souplesse de la détente et la faiblesse du recul, arrivaient à point nommé.

Le fiancé rampant réussit à manquer trois fois sa cible, le « pink » même quatre, avant que ce combat inégal ne se termine. Par deux coups de feu tirés d’un petit chef-d’śuvre de l’armurerie belge.

La première balle qu’Eraste Pétrovitch tira à partir de la position « tierce inférieure gauche » fractura le coude droit de Ted, parce qu’il n’est pas bien de tuer un homme à la veille de son mariage. La seconde (en position de tierce supérieure droite) atteignit Melvin Scott en plein front. Parce qu’il est mal de se conduire lâchement, parce qu’on ne tire pas de deux armes à la fois, et puis, mort pour mort…

Quant à la troisième balle, elle resta dans le barillet, car finalement Wash Reed laissa son bon vieux colt dans son étui.

Miss Culligan, qui s’était retournée en entendant le bruit, s’écria :

— Oh my God !

On pouvait comprendre sa stupéfaction.

Un instant plus tôt quatre hommes se trouvaient dans la cour : un condamné et trois bourreaux. Or maintenant il n’y avait plus personne, à l’exception de Scott qui ne bougeait plus (et dont l’âme, au demeurant, s’était déjà envolée).

Et le fait était que, tenant son bras blessé, Rattler avait filé derrière la maison. Eraste Pétrovitch, de son côté, après avoir hésité sur l’opportunité de laisser ou non le gredin s’échapper, l’avait finalement suivi.

Reed avait lui aussi considéré que mieux valait ne pas s’attarder. Il s’était élancé dans la direction opposée, où, sans doute, l’attendait sa fidèle Peggy.

Ah, oui. A distance respectable de la récente bataille, les trois bergers étaient figés sur place, les mains en l’air (à tout hasard). Mais ils n’expliquèrent rien à la jeune fille abasourdie.

Rattraper le Serpent à Sonnette ou, en tout cas, lui loger une autre balle dans la peau n’aurait pas été difficile.

Ted courait vite, mais il mit trop de temps à grimper sur son immense étalon. Le cheval était blanc avec des traces de suie sur la croupe. Eraste Pétrovitch alla même jusqu’à viser, mais en fin de compte ne tira pas.

Le cheval jadis truité partit au galop, laissant derrière lui une traînée de poussière et des empreintes caractéristiques : ses sabots avaient des clous à tête carrée.

Il aurait tout de même fallu arracher la tête à ce cavalier, soupira Eraste Pétrovitch. Il pouvait dire merci à miss Culligan. Bien qu’elle eût crié « finissez-en avec lui », la jeune fille s’était tout de même retournée, ce qui voulait dire qu’elle n’était pas complètement corrompue.

Il aurait été intéressant de terminer la discussion, mais il y avait peu de chance que la demoiselle lui en offre la possibilité.

Sur ce point, Fandorine se trompait.

Il n’y avait pas à dire, cette jolie perle avait un sacré toupet. Elle ne songea pas un instant à se cacher. Elle attendit Eraste Pétrovitch à l’endroit même où il l’avait laissée : dans le salon.

Et, immédiatement, elle passa à l’offensive.

— Tu seras pendu ! cria miss Culligan, à peine apparut-il sur le seuil de la porte. Tu as descendu l’agent de Pinkerton sous les yeux de six témoins ! Et personne n’essaiera même d’écouter tes boniments.

Il fallait reconnaître que la fureur lui allait bien. En particulier ses cheveux flamboyants en désordre. Sans oublier, bien sûr, ses yeux qui lançaient des éclairs.

— Vous avez six témoins, et moi presque cinquante. (Eraste Pétrovitch essuya son front avec son mouchoir, car les sauts et la course l’avaient légèrement fait transpirer.) Et ils ont tous vu mister Scott se faire tirer dessus une première fois et être jeté dans le vide. Votre astucieux plan a échoué, madame. Un peu plus et vous nous rouliez dans la farine, le colonel et moi. Mais Confucius dit fort justement : « Les actions justes conduisent toujours à un résultat juste. »

— C’est qui, ça, Confucius ? demanda Ashleen, tout en calculant fiévreusement quelque chose.

— Un homme s-sage originaire de Chine.

— Dommage qu’on lui ait seulement troué la jambe, à ton Confucius !

Elle tapa méchamment du talon, n’ayant finalement trouvé aucun moyen de retourner la situation à son avantage.

Eraste Pétrovitch s’inclina d’un air goguenard et recula en direction de la porte, sans quitter des yeux la ravissante créature. Elle était bien capable de lui tirer dans le dos.

— Où allez-vous ? cria-t-elle avec une charmante inconstance en s’élançant vers lui.

— Au télégraphe. Je dois envoyer un message au colonel Star. J’en ai déjà envoyé un. Je pense qu’on lui remettra les deux ensemble.

Il sortit sur le perron. Elle ne le lâchait pas.

Ses yeux ne lançaient plus d’éclairs ; elle avait maintenant l’air curieusement songeur.

— Adieu, miss. Je ne pensais pas que n-notre relation se révélerait à ce point houleuse.

Fandorine descendit prudemment une marche.

Ashleen murmura :

— Tu n’imagines même pas jusqu’à quel point elle peut devenir houleuse…

Il lui sembla qu’il avait mal entendu. D’autant que, la seconde suivante, la jeune fille se détourna de lui et cria avec fureur aux bergers :

— Eh, vous, espèces d’abrutis ! Qu’est-ce que vous avez à rester plantés sans rien faire ? Ramassez-moi cette charogne ! (D’un air dégoûté, elle pointa son joli doigt en direction du corps de Scott.) Emmenez-le n’importe où loin d’ici et enterrez-le ! Et toi, Billy, j’aurai un mot à te dire.

Les cow-boys accoururent, saisirent le corps par les bras et par les jambes. De la poche de gilet du mort glissa une chaîne en or, et derrière elle, une montre, également en or.

Quand un homme est un menteur invétéré, cela se manifeste dans les grandes choses comme dans les plus petites, pensa Fandorine, philosophe, se rappelant le bobard du défunt à propos de la montre qu’il n’avait pu acheter faute d’avoir amassé suffisamment d’argent.

L’un des deux vachers, regardant autour de lui comme un voleur, ramassa l’objet en or, l’examina et cracha, écśuré.

— Une merveille pareille, complètement bousillée !

Intéressé, Eraste Pétrovitch s’approcha un peu plus. La montre n’avait plus de verre, ses aiguilles étaient tordues, et derrière, dans le boîtier, apparaissait un trou. Laissé par une balle d’un calibre bien connu : exactement celui du Herstal.

Désormais, la suite logique était définitivement établie. Il ne restait plus aucune tache sombre dans l’histoire.

En quelques secondes, l’esprit déductif de l’enquêteur reconstitua l’enchaînement des événements du début à la fin.

Cork Culligan avait un pressant besoin d’argent, de beaucoup d’argent. Le colonel avait raconté que le vieil Irlandais était pris à la gorge par les crédits qui lui avaient permis de développer son empire dans le domaine de l’élevage et de la viande. Les malheureux dix mille dollars proposés par Maurice Star pour Dream Valley ne pouvaient en aucun cas le tirer d’affaire. Mais une idée s’était fait jour. Qui en était l’auteur – Cork lui-même, son entreprenante fille ou Ted le serpent –, l’histoire ne le disait pas, mais l’essentiel n’était pas là. D’une manière ou d’une autre, ces trois-là travaillaient main dans la main. D’abord, il fallait créer l’impression qu’une force occulte voulait à tout prix chasser de la vallée tous ceux qui y vivaient. Ainsi était apparue la bande des Foulards noirs, constituée des pires têtes brûlées parmi les vachers du ranch de Culligan. En même temps avait surgi le Cavalier sans Tête.

Connaissant le colonel, les conspirateurs étaient certains que celui-ci n’abandonnerait pas ses compatriotes dans le malheur et chercherait à découvrir en quoi ils avaient pu déplaire à quelqu’un. Il était logique de supposer que Star demanderait de l’aide au plus expérimenté des détectives locaux : Melvin Scott. Mais avec celui-là tout avait déjà été convenu. Il mettrait brillamment à nu le projet des « bandits », dévoilerait à son client l’existence d’un filon d’or, et Star proposerait pour la vallée non plus dix mille dollars, mais un grand nombre de fois cette somme.

Mais les petits malins avaient oublié une chose : les membres de la communauté du Rayon de Lumière n’accepteraient pour rien au monde de laisser un Américain débarquer chez eux. Sans compter qu’à cette même période les journaux commençaient à parler d’un génial détective d’origine russe. Quand le colonel décida de faire appel aux services de cet original pour mener l’enquête, toute la machination se trouva menacée.

Mais la demande fut adressée par le biais de l’agence, et les Culligan l’apprirent – sans doute de la bouche de Melvin Scott lui-même, celui-ci ayant des amis au bureau de New York.

La célébrité du détective de Boston, amplifiée par les journalistes, effraya les conspirateurs à tel point qu’ils décidèrent de liquider le dangereux personnage avant même qu’il commence son enquête. C’est dans ce but qu’à New York avait été missionné Scott, lequel avait bien essayé de tuer Fandorine en lui tirant dans le dos, mais n’était finalement revenu qu’avec une montre hors d’usage. C’était pour ça que le « pink » s’était mis en fureur quand le joueur du saloon lui avait demandé : « Où t’étais passé ? T’étais parti, ou quoi ? »

Quand il apparut que l’homme de Boston ne se laisserait pas avoir facilement, les conspirateurs redoublèrent de peur. Cette fois, toute la bande avait attaqué le train conduisant Fandorine de Cheyenne à Crooktown. Et de nouveau sans résultat !

C’est alors que miss Culligan était entrée en jeu. Il ne faisait aucun doute qu’elle avait tourné à dessein autour de la maison du colonel, et sa joie à l’idée de voyager dans le merveilleux carrosse était absolument sincère. Il est probable que la jeune Dalila s’était fixé comme tâche de séduire le Samson nouvellement arrivé, ou, au moins, de faire en sorte qu’il ne puisse échapper à la rencontre avec Ted. Dans un endroit comme Splitstone, où la loi n’était qu’un vain mot, fomenter une dispute avec l’étranger n’était pas difficile, et pour ce qui était du verdict des jurés, on pouvait être tranquille.

Cependant, après avoir attentivement observé le célèbre et terrible « Fendorin », l’intelligente Ashleen avait compris qu’il n’était pas aussi terrible que cela. En outre, on pouvait parfaitement utiliser ce garçon intelligent dans l’intérêt de l’affaire. Ce n’en serait que mieux. Star croirait plus volontiers un compatriote.

C’était pour cela que la charmante demoiselle avait empêché le duel avec Ted. C’était pour cela que Scott n’avait pas laissé son coéquipier tomber dans le précipice. Et c’était la même raison qui expliquait la mollesse de la poursuite mise en scène par les Foulards noirs après la découverte du « secret » de la mine.

Peinturlurer une « veine d’or » dans un souterrain sombre et même bourrer la première caisse de la pile de vraies pépites n’était pas si compliqué que cela.

Le sympathique Wash Reed, habilement mis dans les pattes du détective de Boston, s’était fort à propos révélé un chercheur d’or expérimenté. Cela, pour le cas où le citadin totalement profane en la matière n’aurait pas eu conscience de ce qu’il voyait dans la mine.

Tout ce spectacle mûrement réfléchi jusqu’au moindre détail avait été merveilleusement joué.

Fandorine avait brillamment interprété le rôle de la marionnette. (A cette pensée, Eraste Pétrovitch devint rouge de colère.)

L’expert géologue avait donné un avis juste.

Le colonel avait gobé l’hameçon.

Un seul facteur avait été omis par les marionnettistes : la susceptibilité de la marionnette. Mais l’erreur était pardonnable : après tout ils n’avaient aucune idée du genre de poisson qu’il était ni de la façon dont on le dégustait…

Cette avalanche de déductions traversa l’esprit d’Eraste Pétrovitch en l’espace d’une minute ou à peine plus, le temps que les deux cow-boys mettent le cadavre hors de vue, ce qu’ils firent sans égards particuliers, mais au moins dans un silence de mort.

Selma s’approcha de la barrière et tendit vers Fandorine son cou de cygne.

— Merci, ma b-belle, dit-il sérieusement avant de déposer un baiser sur la joue veloutée de la jument morelle.

Du perron, parvint un rire sonore.

— Tu n’embrasses que les juments ?

Miss Culligan était debout sur le perron, les mains sur les hanches, et elle le regardait de haut en bas. Eclairée par le soleil matinal, elle rayonnait, et même pourrait-on dire chatoyait, comme si elle était en or fondu.

Changement de tactique élémentaire, se dit en souriant Eraste Pétrovitch, néanmoins ébloui.

— Viens ici. A moins que tu n’aies peur de moi ?

Elle tendit vers lui ses fines mains aux ongles longs et pointus comme des griffes.

Cela se pourrait bien que j’aie peur, pensa-t-il.

— Je comprends, miss, qu’après ce qui vient de se passer vous n’ayez pas une très haute opinion de mes facultés intellectuelles. Mais, tout de même, à votre place, j’agirais un peu plus subtilement.

Rejetant la tête en arrière, Ashleen partit d’un grand éclat de rire.

— Dans les relations entre un homme et une femme, les subtilités sont inutiles. Elles ne font que gêner. Tu penses que je joue la comédie ? Que je veux t’attirer dans le seul but de te planter mes dents dans le gosier ?

— Quelque chose dans ce genre. Il y a quelques minutes, vous me regardiez avec une autre expression. A franchement parler, vous haïssez avec plus de talent que vous ne séduisez.

Ce qui était absolument faux. Tout en prononçant ces paroles au plus haut point raisonnables, il s’approchait d’elle, comme attiré par un fil invisible, mais très solide.

Elle courut à sa rencontre, sans cesser de fixer sur lui ses yeux où brillait une lueur de victoire, mais désormais elle ne le regardait plus de haut en bas mais de bas en haut.

— C’est vrai, il y a quelques instants je te méprisais, et j’aimais Rattler. Maintenant, c’est le contraire. Il s’est enfui comme le dernier des poltrons. Il est plus faible que toi. Je n’ai pas besoin d’un tel mari. C’est toi que je veux !

Diable, mais c’est qu’elle parle sérieusement, comprit Fandorine, en proie à un étrange sentiment. En même temps qu’il était flatté, il éprouvait une certaine frayeur.

— Epouse-moi ! dit l’audacieuse demoiselle en le prenant par la main. Je ne trouverai de toute façon pas mieux que toi. Et toi, tu ne trouveras nulle part au monde une femme telle que moi. Regarde-moi bien. Mais pas avec les yeux de l’intelligence, avec ceux du cśur. C’est moi qu’il te faut. Chaque jour de ta vie sera une bataille et une fête. Avec moi, tu ne t’ennuieras jamais. Et nos enfants ? Les garçons seront des lions, les filles des panthères.

Tout de même, ces Américains sont les rois de la réclame, ils savent comme personne vanter la marchandise, se dit Fandorine, essayant encore d’ironiser. Mais ses affaires allaient mal. Par exemple, il avait très envie, par instinct de conservation, de détourner les yeux, mais cela était impossible. Le regard de la jeune fille le tenait captif, refusait de le libérer de son emprise couleur d’émeraude.

Et plus ça allait, pire c’était.

Miss Culligan se hissa sur la pointe des pieds et l’embrassa furtivement au coin de la bouche, comme si elle marquait un mustang au fer rouge. En tout cas, Fandorine se sentit brûler.

Mais était-ce une si belle perspective que cela d’avoir une femme qui donnerait naissance à des lions et des panthères ? Il s’imagina en dresseur de fauves, entrant chaque jour dans une cage, un fouet dans une main, un morceau de viande crue dans l’autre.

— Et en plus de tout le reste, je suis également une fiancée très riche, roucoula la séductrice. Dotée de trois cent mille dollars !

— Je me contenterais même de dix mille. Ta v-vallée ne vaut pas plus, répondit-il d’une voix quelque peu enrouée, tout en se disant qu’une fille pareille n’avait de toute façon pas besoin de dot.

Elle se recula brutalement.

— Par contre, moi, je ne me contente pas d’un fiancé qui se contenterait de dix mille ! Choisis : c’est moi avec trois cent mille dollars ou tu vas au diable.

Entrant dans son rôle de dresseur, Eraste Pétrovitch fit claquer un fouet imaginaire et dit :

— C’est toi qui choisis. Moi et un marché honnête, ou b-bien tu vas au diable.

La lionne, avec un rugissement (pas au sens figuré mais tout ce qu’il y a de propre), se jeta sur lui en cherchant à lui enfoncer ses ongles dans le visage. C’est à peine s’il eut le temps d’intercepter son poignet.

Se tortillant comme un ver entre ses mains puissantes, miss Culligan voulut donner un coup de genou dans l’aine de son offenseur, et leva même la jambe. Mais le coup n’eut pas lieu. Sa jambe au galbe parfait ralentit son mouvement, se leva très haut, autant que le permettait sa jupe, et s’enroula autour de Fandorine.

Jamais jusqu’à présent aucune demoiselle en robe de soie ne s’était comportée de cette manière avec Eraste Pétrovitch. De surprise, il détacha ses doigts.

Profitant de sa liberté retrouvée, Ashleen l’enlaça et lui planta sur la bouche quelque chose entre le baiser et la morsure, difficile de savoir. En tout cas, il y eut du sang, un sang dont le goût ne fit qu’ajouter de l’intensité à l’étreinte.

— Non ? murmura-t-elle, se détachant un instant.

— Non, répondit-il. Ou honnêtement ou pas du tout.

— Idiot !

Suivit un nouveau baiser, plus ardent et plus long que le précédent.

S’interrompant pour avaler une bouffée d’air, miss Culligan dit :

— Pas mal. Je n’ai pas besoin d’un empoté pareil comme mari, mais pour « stationner une nuit » tu feras l’affaire.

Fandorine ne comprit pas tout de suite ce que signifiait one night stand, mais quand il finit par saisir, il jeta un regard en biais à la pendule de la cheminée.

Dix heures cinq. Le rendez-vous de Star et de Culligan avait été fixé à trois heures. Il avait encore le temps (merci au télégraphe).

Qu’est-ce qui te prend ?! s’offusqua la Raison. Pars tant que tu es entier ! Au plus fort de l’étreinte cette furie carnassière va t’arracher la gorge avec les dents. Pour trois cent mille dollars ?

Le deuxième Guide, l’Esprit, se taisait. Miss Culligan ne présentait pour lui aucun intérêt.

Eraste Pétrovitch essaya d’apporter la contradiction au premier Guide : si les étreintes étaient de qualité, elle ne l’égorgerait pas.

Mais pouvait-on avoir le dernier mot face à un tel contradicteur ? Dans ce cas, elle le fera quand l’étreinte sera terminée, paria le premier Guide, qui, bien sûr, avait à cent pour cent raison.

Il faut décamper au plus vite, se dit Fandorine.

Mais Ashleen se serra contre lui, de son corps souple émanèrent chaleur et frémissement. A cette vibration magique réagit le troisième des Guides, qui, jouant des coudes, supplanta les deux autres. Brusquement, dans l’esprit de Fandorine surgit une maxime russe, absolument non confucianiste : « Qui vivra verra ! », et, intrépide, il se jeta tête la première dans l’aventure la plus risquée de toute son existence.

1- Late, late ! (« Plus tard, plus tard ! ») prononcé par Massa avec l’accent japonais. (N.d.T.)

2- « Les Foulards noirs ! Les Foulards noirs ! »

3- « Je vous prie d’excuser cet accoutrement. Comme vous pouvez le voir, la dernière partie de mon voyage n’a pas précisément été une partie de campagne. »

4- Serpent à sonnette.

5- Splistone. La ville la plus paisible des Plaines. Laisser ses armes à feu au bureau du marshal.

6- Un nunchaku dans l’étui de gauche, un poignard dans celui de droite.

7- Formule utilisée par le philosophe et critique littéraire Nicolas Dobrolioubov pour qualifier L’Orage de Nicolas Ostrovski, pièce qui aborde le sujet du droit des femmes à aimer qui bon leur semble. (N.d.T.)

8- Ferme collective « Le Rayon de Lumière ».

9- Sortes de raviolis. (N.d.T.)

10- Chant patriotique célébrant la victoire du général Souvorov sur les Turcs en 1791, sous le règne de Catherine II. (N.d.T.)

11- Une belle femme également.

12- Pouvoir du comté.

13- Un, deux… trois !

14- Héroïne de Que faire ? de Tchernychevski. (N.d.T)

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21.06.2020

Fiction Book Description

Akounine, Boris

Avant la fin du monde

(Dédicaces - 3)

Parure précieuse qui s'évanouit dans la nature, serpent monstrueux s'attaquant aux héritiers d'une famille fortunée, crime presque parfait, " épidémie " de suicides au fin fond d'une Sibérie rongée par la superstition... Aucune énigme, si machiavélique soit-elle, ne résiste à la sagacité d'Eraste Fandorine. Ces quatre enquêtes dédiées aux maîtres du roman policier que sont Arthur Conan Doyle, Patricia Highsmith, Agatha Christie et Umberto Eco révèlent un Boris Akounine au sommet de son art, capable de naviguer d'un univers littéraire à un autre avec une aisance époustouflante.

DU MÊME AUTEUR

CHEZ LE MÊME ÉDITEUR

Azazel

Le Gambit turc

Léviathan

La Mort d’Achille

Missions spéciales

Le Conseiller d’Etat

Le Couronnement

La Maîtresse de la Mort

L’Amant de la Mort

L’Attrapeur de libellules

Altyn Tolobas

Bon sang ne saurait mentir tomes 1 et 2

Pélagie et le bouledogue blanc

Pélagie et le Moine Noir

Pélagie et le coq rouge

La Prisonnière de la tour

Le Chapelet de jade

Boris Akounine

AVANT LA FIN

DU MONDE

et autres nouvelles

Dédicaces 3

Traduit du russe par Luba Jurgenson

Titres originaux : Skarpeja Baskakovyh

Odna desjataja procenta

Čaepitie v Bristole

Pered koncom sveta

« Cette śuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage privé du client. Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, à titre gratuit ou onéreux, de tout ou partie de cette śuvre, est strictement interdite et constitue une contrefaçon prévue par les articles L 335-2 et suivants du Code de la Propriété Intellectuelle. L’éditeur se réserve le droit de poursuivre toute atteinte à ses droits de propriété intellectuelle devant les juridictions civiles ou pénales. »

© Boris Akounine, 2007

© I. Bogat, éditeur, 2007

© I. Sakourov, illustrateur, 2007

© Presses de la Cité, un département de

, 2010 pour la traduction française

EAN 978-2-258-08705-7

LA GUIVRE DES BASKAKOV

Cette nouvelle est dédiée

à Arthur Conan Doyle

I

— Tioulpanov, vous craignez les serpents ?

Cette question surprit Anissi alors qu’il buvait sa deuxième tasse de thé. C’était le meilleur moment de la journée : toutes les affaires avaient déjà été expédiées, la soirée ne faisait que commencer, il n’avait résolument pas à se presser. Cela le mettait d’humeur calme, philosophique.

La conversation portait sur un tout autre sujet : la visite à Moscou de Sa Majesté l’impératrice, prévue pour le lendemain. Pourtant, Anissi ne fut pas désarçonné par cette question inattendue, habitué qu’il était déjà à ce que Fandorine, son supérieur, sautât du coq à l’âne.

Cela ne l’empêcha pas de bien réfléchir avant de répondre. La question était peut-être oiseuse, et alors il fallait la prendre au sens figuré, mais peut-être n’était-ce pas le cas. Par exemple, une fois, Eraste Pétrovitch lui avait demandé : « Aimeriez-vous, Tioulpanov, devenir tellement habile et fort qu’aucun géant ne saurait vous résister ? » Anissi avait eu le malheur de répondre : « Bien sûr ! » Depuis ce jour, et cela faisait plus d’un an, il était obligé de suivre l’enseignement de Massa, le valet du patron, et ce Japonais qui ne songeait qu’à le tourmenter lui faisait vivre un véritable martyre : il devait courir dans la neige, vêtu de ses seuls sous-vêtements, ou marcher sur les mains pendant une demi-heure, tel un antipode australien, en s’écorchant les paumes sur le plancher hérissé d’échardes.

— Quel genre de serpents ? s’enquit Anissi, prudent. Les vrais, ceux qui rampent, ou bien les serpentins que l’on jette les jours de fête ?

— Les vrais. Pourquoi craindrait-on les serpentins ?

Après mûre réflexion, le secrétaire de gouvernement décréta que la question de son supérieur ne recelait aucun piège. Bien sûr, tout le monde a peur du cobra ou de l’échidné, mais il y avait peu de chances qu’on en trouvât à Moscou, rue Saint-Nikita.

— Non, je ne les crains pas du tout.

Eraste Pétrovitch inclina la tête d’un air satisfait.

— C’est parfait. Donc, demain, vous partirez pour le district de Pakhrinsk. Un anaconda inouï y a été vu. Le curé de la paroisse nous fait part de manigances de S-satan et déplore la mécréance des pouvoirs terrestres, tandis que le président de l’Assemblée du district dénonce l’Eglise, qui sème la confusion dans les esprits et propage les superstitions. Allez là-bas et tirez cela au clair. Je ne vous raconte pas les détails, car je ne les connais que par ouï-dire et il n’y a rien de pire quand on veut se faire une idée précise des faits. Cette histoire est si absurde et fantastique que, n’était la visite de Sa Majesté, je n’aurais pas hésité à m’y rendre moi-même.

Avant de passer chez lui pour préparer son voyage, Anissi chercha le mot inconnu dans une encyclopédie. L’anaconda était en fait un énorme serpent des marais amazoniens. Qu’avait donc voulu dire son supérieur ? C’était tout sauf clair. Le méchant homme : à présent, Anissi brûlait d’en savoir plus.

Toute la sainte journée, Anissi voyagea sur de mauvaises routes dans une calèche ballottée dans tous les sens : après la grande route mal pavée, il tourna sur une voie en terre et, à la fin, dut faire les onze derniers kilomètres sur un chemin de village tout criblé de flaques et de nids-de-poule. Parti avant l’aube, à quatre heures du matin, il n’arriva à Pakhrinsk que le soir.

Ne connaissant encore rien à l’affaire, Tioulpanov avait décidé que, dans le conflit qui opposait les deux factions de Pakhrinsk, il prendrait le parti du progrès. Aussi avait-il envoyé un télégramme au Conseil de l’Assemblée pour annoncer son arrivée. A présent, le président du Conseil en personne attendait le visiteur de Moscou, malgré l’heure tardive.

— Bienvenue, monsieur Tioulpanov, dit-il en passant sa main sur les épaules de son hôte pour secouer la poussière grise qui s’y était accumulée pendant le voyage. De la part des personnes progressistes qui sont, certes, minoritaires dans notre modeste district, je vous présente mes excuses pour le dérangement que nous vous avons causé. Ce sont nos Torquemada du cru qui sèment le trouble du haut de la chaire. Heureusement que c’est M. Fandorine, un homme intelligent et cultivé, qui a été chargé de cette affaire, et non quelque grenouille de bénitier obscurantiste. Il est nécessaire de démasquer ces superstitions nuisibles. Toute notre région vit encore au Moyen Age ! Les éléments les plus incultes, les plus réactionnaires lèvent la tête. Les popes sont ravis, ils organisent des processions et des prières à longueur de journées, et on voit apparaître un nombre incalculable de sorciers et de magiciennes. On ne parle que de la Guivre des marais.

De quoi, de quoi ? faillit demander Anissi. Mais il se mordit la langue : il fallait être patient, le président du Conseil allait tout lui raconter.

Après avoir toisé d’un regard sceptique la silhouette peu virile et le visage glabre du secrétaire de gouvernement, Antoine Maximilianovitch Blinov (tel était son nom) ajouta :

— C’est bien dommage qu’Eraste Pétrovitch n’ait pas pu venir lui-même, mais ce n’est pas grave. L’assistant d’un homme aussi exceptionnel doit être quelqu’un d’extraordinaire, lui aussi.

Tioulpanov fronça les sourcils : il avait saisi le doute dans l’intonation du président. Celui-ci en demandait trop : que Fandorine se déplace en personne ! Il ne manquait que ça ! Son supérieur allait-il se rendre dans ce trou perdu, pour des vétilles ? Il ne fallait pas rêver.

Pour ne pas trahir son ignorance humiliante de l’affaire, Tioulpanov décida de jouer les hauts personnages devant ce petit chef provincial. Il ne posa pas de questions, n’exprima aucun jugement si ce n’est à propos du temps qu’il faisait (sec, mais pas trop chaud, ce qui était fort agréable) et, pour commencer, se limita à des interjections.

En sortant du bâtiment de l’Assemblée, ils montèrent directement dans la carriole vieillotte du président et roulèrent à travers un paysage où alternaient champs et bosquets, avant de pénétrer dans une épaisse forêt.

— Je vous laisserai près du chemin des Tatars, c’est à deux pas de Baskakovka, expliqua Blinov. J’espère que vous ne m’en voudrez pas. Je ne peux pas me montrer chez Barbara Ilinitchna, en ce moment, je suis devenu persona non grata. Pour l’héritière de ce nouveau latifundium, votre serviteur est un reproche vivant, pénible souvenir de son bon accueil d’autrefois.

Anissi acquiesça d’un signe de tête. Pourtant, c’était la première fois qu’il entendait parler de cette héritière et le sens du mot « latifundium » n’était pas tout à fait clair pour lui. Cela devait désigner aussi quelque chose de sud-américain.

Antoine Maximilianovitch devisait sans discontinuer, essentiellement à propos de choses qui n’avaient rien à voir avec l’affaire : la région de Pakhrinsk, qui était très ancienne, la beauté de la nature, le bel avenir de ces petits villages vétustes, de ces lentes rivières et marécages mélancoliques. Blinov était absolument convaincu que ce trou perdu était promis à un avenir radieux, lequel était attendu pour le printemps prochain, date prévue pour l’inauguration d’un chemin de fer qui allait traverser le district.

— Vous imaginez ce que ça va être, aimable Anissi Pitirimovitch ?

Le président du Conseil se retourna et, dans son exaltation, il saisit la main du jeune homme si fort que Tioulpanov fit une grimace : l’enthousiaste avait une poigne puissante.

— Aujourd’hui, personne n’a besoin de nos petites industries ni de nos forêts mixtes. Lorsqu’on pourra se rendre à Moscou dans un compartiment confortable avec des banquettes moelleuses, les estivants viendront par milliers. Bénie soit cette sous-espèce oisive de l’Homo sapiens ! Ils apporteront de l’argent, des routes praticables, des emplois pour les habitants du cru ! Alors, l’ivrognerie et la mendicité disparaîtront, on fera bâtir des hôpitaux et des fermes. Dans deux ou trois ans, on ne reconnaîtra plus notre district !

— C’est pour cela que vous avez appelé Baskakovka « un nouveau latifudium » ? dit Anissi en répétant le mot ronflant d’un air détaché.

Il espérait l’avoir bien retenu. Ce n’était pas tout à fait le cas : Blinov le reprit.

— Latifundium. Qu’était donc Baskakovka jusqu’à présent ? Vingt mille hectares de terre épuisée, pauvre en humus, coincée entre le marécage de Gnilovo et les terrains vagues de Mokchino. Papakhine (un de nos entrepreneurs locaux) avait proposé d’acheter tout le domaine pour trente mille roubles, qu’il voulait débourser en plusieurs fois. A présent, ce sont deux mille terrains pour des villégiatures ! Chacun pourra être vendu à des promoteurs et des constructeurs pour mille roubles.

— Deux millions ! calcula immédiatement Tioulpanov, qui sifflota.

— D’après les calculs les plus modestes, remarquez. Ces millions lui sont montés à la tête, à Barbara Ilinitchna.

— C’est la propriétaire ? s’enquit le secrétaire.

— A présent, oui. Alors qu’il y a un mois elle n’était que la fille adoptive de Sophie Konstantinovna, la propriétaire, et donc, une pique-assiette. Feu Sophie Konstantinovna vivait chichement et envoyait ses maigres revenus à son fils unique, Serge Gavrilovitch, qui servait au bataillon de chasseurs des montagnes, à Kouchka. A l’époque, je les fréquentais. Imaginez, quelquefois pour le thé, il n’y avait sur la table que des biscottes avec de la confiture d’airelles, rien d’autre.

En entendant l’expression « feu Sophie Konstantinovna », Tioulpanov retrouva ses esprits tel un corbeau qui aperçoit soudain, en rase campagne, sous un saule, la proie qu’il cherchait. En criminologie, une fortune inattendue promettait beaucoup ou, comme disait son supérieur, ouvrait de vastes perspectives.

— Que lui est-il donc arrivé, à la pauvre vieille ? demanda-t-il d’une voix onctueuse, tout en se disant : Ce serait bien qu’il s’agisse d’un meurtre, et des plus mystérieux ! Alors je n’aurais pas perdu ma journée à avaler de la poussière.

— Comment ? Vous n’allez pas me dire que votre supérieur ne vous a pas mis au courant ? s’étonna Blinov.

Tioulpanov dut faire comme si sa question avait un sens purement rhétorique, une sorte de conversation à voix haute avec soi-même.

— Elle n’était pas du tout vieille, répondit le président du Conseil. Dans les quarante-cinq ans, et robuste. Quant à son fils, Serge Gavrilovitch, c’était un vrai preux, un gars d’une belle carrure. De la vieille race des Baskakov. C’est donc plutôt par sentimentalisme et mépris de la maladie que Sophie Konstantinovna avait ajouté le nom de sa fille adoptive à son testament…

Le corbeau fondit sur sa proie.

— Ajouté à son testament ?

— Mais oui. L’année dernière, Mme Baskakov était tombée de sa calèche – son cheval s’était emporté – et elle s’était fait mal. Elle avait passé une semaine au lit, puis elle s’était relevée plus en forme que jamais. Mais, pendant qu’elle était malade, elle s’était fait donner l’extrême-onction et s’était souciée d’écrire son testament. Naturellement, elle léguait tout à son fils unique et, à la fin, elle avait ajouté une clause : si son fils mourait sans laisser d’héritier, tout reviendrait à sa fille adoptive Barbara. Car celle-ci avait vraiment pris soin d’elle : elle lui faisait des compresses, des potions… Sophie Konstantinovna voulait lui faire plaisir. Et voilà le résultat…

— Quel résultat ? demanda le jeune homme, qui n’arrivait pas à tenir sa langue.

— Jugez par vous-même. L’année dernière, au moment où la Baskakov a rédigé son testament, c’était une personne encore vaillante et pas du tout vieille, malgré ses hématomes sur le dos. En plus, elle avait un héritier légitime, son sous-lieutenant de fils aux joues vermeilles avec une moustache comme ça. Entre nous, l’héritage était plutôt minable. Il y a un mois, trois événements sont survenus coup sur coup : deux tragiques et un heureux, qui ont tout changé…

Soudain, le président du Conseil se mit à marmonner des paroles incompréhensibles :

— Des caqueteurs, des caqueteurs, vous les entendez qui jacassent dans le marais ?

Son visage devint tendrement rêveur.

— Ce sont les canards d’ici, une espèce extrêmement rare, poursuivit-il. D’ailleurs, il y a beaucoup d’oiseaux rares dans nos contrées. Nos braconniers, les villageois du coin, les avaient pratiquement exterminés, mais à présent plus personne n’ose s’aventurer dans les marais : à quelque chose malheur est bon. Il y a une nouvelle génération de canards. Bientôt, on pourra y faire un tour avec un fusil. J’ai une maison de l’autre côté du marais. Une ruine, vestige du nid familial. Tout mon temps est consacré à la communauté, je n’en ai pas pour m’occuper de mon patrimoine à moi. Et puis, vous parlez d’un patrimoine ! Rien du tout ! Je l’aurais bien laissé tomber, mais c’est qu’il y a la nature, et la chasse ! Vous n’êtes pas chasseur ?

— Moi ? s’écria Tioulpanov en faisant la grimace, agacé par cette digression. Non.

— Et moi, c’est mon péché mignon.

Anissi, rappelant à l’ordre le conteur indiscipliné :

— Vous avez parlé d’événements tragiques et joyeux…

— Oui, oui. D’abord, une terrible nouvelle est arrivée du Pamir : le sous-lieutenant Baskakov était tombé dans un combat contre les Afghans. Bouleversée, Sophie Konstantinovna a eu une crise cardiaque. Et, trois jours plus tard, il lui est arrivé ça. Ce pourquoi vous êtes venu ici.

Blinov baissa la voix, alors qu’ils étaient seuls, et Tioulpanov se sentit de nouveau en colère contre son supérieur. Pouvait-on se moquer de la sorte de son assistant dévoué ?

— A peine a-t-on enterré Mme Baskakov, à peine Barbara Ilinitchna est-elle entrée en possession de ses biens, qui lui étaient tombés dessus de façon si inattendue, que nous avons appris qu’il allait y avoir le chemin de fer.

— Et alors, l’héritière ? demanda Anissi, curieux. Tous ces événements ne l’ont-ils pas perturbée ? Elle n’avait pas un sou, et la voilà à la tête d’une fortune.

— Au début, elle a pris peur. Dans un premier temps, elle a même cherché auprès de moi consolation et soutien : à l’époque, j’étais son confident numéro un. Il faut vous dire qu’autrefois, Barbara Ilinitchna faisait preuve d’une grande indépendance d’esprit. Elle voulait servir le peuple et la société, faire des études pour devenir institutrice ou sage-femme. Combien de fois n’avions-nous pas rêvé ensemble à un miracle qui transformerait notre modeste contrée : par exemple, on construirait une usine, ou bien un industriel prévoyant déciderait d’assécher le marais de Gnilovo, ou encore un riche propriétaire originaire de la région léguerait cent ou deux cent mille roubles pour la mise en valeur de son pays natal.

Antoine Maximilianovitch poussa un soupir et Tioulpanov imagina vivement cette scène : un fonctionnaire dévoué à la communauté, un peu malmené par la vie mais encore tout à fait vert, et une demoiselle modeste, jolie ; une vieille demeure, de douces soirées. Cela devait bien finir par quelque romance.

— Et alors ? Une fois devenue riche, Barbara Ilinitchna a-t-elle renoncé à faire une donation pour le district ?

— Pas tout de suite, répondit Blinov avec un soupir encore plus douloureux. Au début, elle a poursuivi son idée. Elle a même rédigé son testament, léguant tous ses biens à la municipalité de Pakhrinsk…

— Je suppose que c’était pour la forme, dit le secrétaire avec un sourire moqueur. S’agissant d’une jeune demoiselle…

Le président jeta un coup d’śil rapide au fonctionnaire moscovite.

— Non, mon cher Anissi Pitirimovitch, ce n’était pas du tout pour la forme. Barbara Ilinitchna est phtisique. Elle a toujours pensé qu’elle mourrait jeune. De là lui venait son sens du sacrifice, son désintéressement. Mais, là-dessus, des charognards se sont manifestés : quoi de plus normal ? Egor Ivanovitch Papakhine, qui cette fois-ci a proposé bien plus que trente mille. Makhmetchine, l’entrepreneur tatar qui voudrait ouvrir un hôpital pour offrir des cures de koumys dans les bosquets de Baskakovka. Il a proposé deux fois plus que Papakhine. Ils ont fait croire à Barbara Ilinitchna qu’à présent on savait soigner la phtisie en Suisse. Ils lui ont complètement troublé l’esprit. Et de lui parler de Paris, de Menton… Et c’est comme ça que j’ai perdu sa confiance.

On ne voyait presque plus la route, uniquement des murailles d’arbustes des deux côtés. En haut, dans l’espace étroit entre les cimes des hauts pins, la bande noire du ciel scintillait de myriades d’étoiles.

Soudain, le cheval se mit à piaffer, à replier ses postérieurs, et Anissi sentit son cśur se serrer. Une créature se tenait devant eux sur le bord de la route : un être blafard, maigre, de taille immense, qui produisait de petits bruits perçants, à vous troubler l’âme. Il ressemblait comme deux gouttes d’eau au méchant sorcier Babaï que sa maman évoquait pour lui faire peur, quand il était petit : « Si tu n’obéis pas, il te prendra par le toupet, il te jettera dans sa besace et il te portera dans la clairière aux démons. »

Blinov tira sur les rênes, cria plusieurs fois « Halte ! » pour calmer le cheval effrayé.

— Vladimir Ivanovitch, c’est vous ? Vous revenez d’Olkhovka ?

La créature bougea et cessa sa complainte. En fait, ce n’était pas du tout le sorcier Babaï, mais un paysan très grand et maigre vêtu d’une chemise blanche, qu’il portait par-dessus son pantalon en velours de coton, avec des chaussons en tille aux pieds. La lune sortit et éclaira un visage barbu aux joues creuses, les yeux très enfoncés – on aurait dit des trous noirs – et un fin mirliton qu’il tenait à la main.

— Bonsoir, Antoine Maximilianovitch, dit le moujik d’une voix douce et agréable.

Il s’inclina devant Tioulpanov, non pas à la manière des gens du peuple, mais comme on fait dans les salons.

— Vous avez deviné : j’étais allé à Olkhovka pour voir les vieilles de là-bas, pour noter les adages locaux. Je me suis fait un mirliton. Ne trouvez-vous pas que c’est une tonalité étonnante ?

— Oui, elle nous casse les oreilles, acquiesça le président du Conseil. Anissi Pitirimovitch, je vous présente Vladimir Ivanovitch Petrov, un vrai Russe, connaisseur de l’art oral populaire. Il ne se soucie de rien au monde à l’exception du folklore et des métiers paysans. Il est venu de Pétersbourg et il loge à Baskakovka. D’ailleurs, il n’y a pas tellement d’autre solution. Cela tombe très bien : vous aurez un guide. Et voici M. Tioulpanov, fonctionnaire du secrétariat du général gouverneur. Il nous a été envoyé pour démêler l’histoire que vous connaissez.

Tout le monde connaissait l’histoire, même ce joueur de mirliton, sauf lui !

Ils se séparèrent de Blinov, car le savant de Saint-Pétersbourg prit un raccourci à travers la forêt. A la différence du volubile président du Conseil, l’ethnographe était taciturne, et ne se retournait pas sur son compagnon ; de temps en temps, il tirait de son mirliton des trilles mélancoliques qui semblaient malveillants à Tioulpanov.

Le jeune homme attendit cinq minutes : la conversation n’allait-elle pas rouler tout naturellement sur les habitants du village, ou du moins le folklore de Pakhrinsk ? Qu’importe, à partir du moment où il y a échange… Mais Petrov se taisait toujours et Tioulpanov se vit obligé de faire le premier pas.

— En tant que spécialiste des légendes, vous avez dû entendre souvent des histoires bizarres. Encore plus bizarres que celle dont parlait Antoine Maximilianovitch.

Il n’aurait pas pu commencer de manière plus maladroite.

— Encore plus bizarre ? Je crois que cela n’existe pas, marmonna Petrov.

Mais, après ce début prometteur, il se tut de nouveau.

Tioulpanov décida alors de prendre le taureau par les cornes. Il fallait en finir avec les détours.

— J’ai remarqué, Vladimir Ivanovitch, que vous évitez de me parler des récents événements de Baskakovka. Pourquoi ? Y a-t-il des raisons à cela ?

C’était le meilleur moyen pour faire parler ce personnage taciturne : il fallait le surprendre par un assaut brutal et l’obliger à se justifier. Le perspicace Eraste Pétrovitch avait enseigné cette manśuvre à son assistant.

Son stratagème réussit au-delà de ses espérances. Petrov enfonça sa tête dans ses épaules, se retourna et ouvrit ses bras osseux en un geste d’excuse.

— Je n’y suis pour rien, ce n’est pas moi qui ai inventé l’histoire de la Guivre. Je n’ai fait que la raconter, en pensant distraire Sophie Konstantinovna avec cette vieille légende. Qui aurait pu prévoir la manière dont ça allait tourner ?

Tioulpanov ne comprenait rien à ses propos, mais son flair lui dit qu’il touchait au but.

— Racontez-moi tout dans l’ordre, ne sautez pas du coq à l’âne, dit-il d’un air sévère. Cela s’est passé quand ?

— Je dirais une semaine avant…

Vladimir Ivanovitch trébucha, cherchant le mot juste.

— … avant l’événement. C’était son anniversaire. Tout a commencé avec l’icône. Dans son salon, il y a une image de saint Pancrace. Une vieille icône qui date de l’époque de Pierre le Grand. Pancrace a vécu il y a presque cinq siècles, il est le fondateur de la lignée des Baskakov. A côté du saint, on voit un grand serpent avec une couronne lumineuse. C’est tout de même extraordinaire ce que nos aristocrates s’intéressent peu à l’histoire de leur famille ! s’emporta soudain le folkloriste. N’importe quelle paysanne d’Ilinskoïe ou d’Olkhovka vous parlera de la Guivre avec force détails et tant de poésie ! Sophie Konstantinovna savait juste que son aïeul avait bâti sa maison à l’endroit de sa rencontre avec un serpent magique et que cet événement avait un lien avec la canonisation de Pancrace. Quant à l’herbe miraculeuse et la prophétie, elle n’en savait rien !

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