— Je vous interdis de lui parler ainsi ! Ne l’écoutez pas, Georges ! Vous jouez comme un génie !

Ce cri désespéré détendit l’atmosphère. On entendit des éclats de rire.

— Quel couple, un vrai bonheur pour les yeux ! lança la Goupilova, ravie. Vous devriez lui grimper sur les épaules, ma chérie. Et aller par les cours et les rues en chantant : « Avec que si, avec que la, avec que la marmotte. » La recette est assurée !

Et elle mima de manière si drôle la Linotova perchée sur les épaules d’un Novimski chantant et tournant la manivelle d’un orgue de Barbarie que le rire devint général.

Le malheureux assistant, bizarrement, fulmina non pas contre la provocatrice, mais contre celle qui était intervenue pour le défendre.

— De quoi vous mêlez-vous ? dit-il en s’adressant à elle avec brusquerie. On ne vous a pas sifflée !

Sur quoi il se retira.

Elisa poussa un soupir. La vie reprenait ses marques. Tout était comme avant. La « théorie de la rupture » continuait de fonctionner. Seulement voilà, Emraldov n’était plus…

Elle se sentit prise de pitié pour la petite comédienne restée perchée sur sa chaise, mais accroupie à présent, tel un moineau aux plumes ébouriffées.

— Pourquoi donc vous montrez-vous si franche, les hommes n’aiment pas ça, lui dit Elisa avec douceur en allant s’asseoir auprès d’elle. Georges vous plaît ?

— Nous sommes faits l’un pour l’autre, mais il ne le comprend pas, se plaignit l’autre dans un souffle. En fait, je devrais vous détester. Quand vous êtes là, tous les hommes se retournent vers vous, comme des tournesols vers le soleil. Vous croyez que je ne vois pas qu’il se sent incommodé, et même insulté, par l’intérêt que je lui porte ? J’ai beau m’appeler Linotova, je ne suis pas une linotte.

— Pourquoi, en ce cas, êtes-vous intervenue ?

— Il est si fier, si malheureux. Il y a en lui tant de passion contenue ! Je sais bien voir ce genre de choses. Moi, j’ai des besoins très modestes. Je ne suis pas comme vous, je ne suis pas choyée.

Zoïa découvrit ses dents en un drôle de sourire de clown.

— Oh, mes exigences, quant à la vie de tous les jours, sont minuscules, et même microscopiques pour ce qui touche à l’amour. A l’échelle de ma taille.

Esquissant une grimace, elle se flanqua une tape sur le sommet du crâne.

— Je me contenterais d’un sourire, d’une bonne parole, même de loin en loin. Je ne suis pas de celles qu’on aime. Je suis de celles auxquelles, à titre de faveur particulière, on permet d’aimer. Et encore, pas toujours.

Elle faisait terriblement peine à voir : sans beauté, frêle et malingre, ridicule jusque dans ses instants de sincérité. Même si (la mémoire professionnelle d’Elisa s’était manifestée) la Linotova semblait bien avoir utilisé la même note de désespoir comique dans le rôle de Gavroche. Une actrice est toujours une actrice.

Elles restèrent assises côte à côte, tête basse, sans dire mot, chacune plongée dans ses pensées.

Puis, après une demi-heure d’absence, Noé Noévitch revint enfin, et ce fut le début des merveilles.

1. Allusion au héros de la nouvelle de Nicolas Gogol, Le Manteau, Akaki Akakiévitch Bachmatchkine, modeste fonctionnaire employé aux écritures.

Au diable La Cerisaie !

Il y avait longtemps qu’Elisa n’avait vu Stern de si belle humeur. Les derniers temps, il jouait assez habilement l’élan enthousiaste, mais on ne trompe pas le regard d’une comédienne : elle voyait parfaitement que Noé Noévitch était mécontent, qu’il était tourmenté et doutait du succès de sa nouvelle mise en scène. Et tout à coup, on eût dit qu’il lui était poussé des ailes. Que pouvait-il bien s’être passé ?

— Mesdames et messieurs ! Mes amis ! dit Stern en considérant ses collègues d’un śil radieux. Les miracles ne se produisent pas seulement sur scène. Aujourd’hui, comme en consolation de notre perte, nous avons reçu un généreux cadeau du destin. Regardez cet homme.

Il désigna d’un geste large l’individu qui l’accompagnait.

— Qui est-ce, à votre avis ?

— Le dramaturge, répondit quelqu’un d’une voix étonnée. Mais nous l’avons déjà vu hier.

— M. Fandorine, Eraste Pétrovitch, souffla Labiline déjà de retour, sans qu’on sût comment, et qui s’était toujours distingué par son excellente mémoire des noms.

— Non, mes chers camarades ! Cet homme est notre sauveur ! Il nous apporte une pièce fantastique riche de perspectives !

Novimski lâcha une exclamation navrée :

— Et La Cerisaie ?

— Au diable La Cerisaie ! Qu’on l’abatte, votre Lopakhine, à raison ! La pièce d’Eraste Pétrovitch est toute neuve, personne encore ne l’a lue à part moi ! Elle est idéale sous tous rapports. Par la composition des rôles, par le sujet, par l’intrigue !

— Où l’avez-vous dénichée, monsieur le dramaturge ? demanda la Réginina. Qui en est l’auteur ?

— L’auteur, c’est lui ! s’esclaffa Noé Noévitch, jouissant de l’étonnement général. J’avais expliqué à Eraste Pétrovitch quel genre de pièce il nous fallait, et lui, au lieu de partir en quête, il s’est assis à son bureau et, ni une ni deux, il nous l’a écrite lui-même. En l’espace de dix jours ! Exactement celle dont je rêvais ! En mieux même ! C’est phénoménal !

Evidemment, il y eut un grand chahut. Ceux qui étaient satisfaits de leur rôle dans La Cerisaie s’indignaient ; les autres, au contraire, exprimaient la plus ardente approbation.

Elisa restait muette, observant avec un intérêt nouveau le bel homme aux cheveux blancs.

— Assez discuté ! dit-elle. Quand pourra-t-on prendre connaissance du texte ?

— Maintenant, tout de suite, déclara Stern. Je l’ai parcouru rapidement. Vous savez, j’ai une manière de lire photographique, cependant il convient de juger cela à l’oreille. La pièce est écrite en vers blancs.

— Pas possible ? fit Innokentov, interloqué. Dans le style de Rostand, vous voulez dire ?

— Oui, mais avec un coloris oriental. Ça tombe vraiment à pic ! Le public est fou de tout ce qui est japonais. Je vous en prie, Eraste Pétrovitch, asseyez-vous à ma place et lisez.

— Mais je b-bégaye…

— Aucune importance. Mes amis, réclamons !

Tous applaudirent, et Fandorine, tiraillant sa moustache noire soigneusement taillée, finit par extraire de sa serviette une liasse de feuilles de papier.

— « Deux Comètes dans un ciel sans étoiles », lut-il avant de préciser : C’est un titre dans la tradition du théâtre japonais. J’ai adopté un certain éclectisme, certains éléments sont empruntés au kabuki, d’autres au joruri, l’ancien théâtre de m-marionnettes, d’autres encore au…

— Mais lisez, vous nous expliquerez ensuite ce que nous n’aurons pas compris, coupa Stern avec impatience, en même temps qu’il adressait un clin d’śil aux comédiens, comme pour dire : « Attendez un peu, vous allez tous en être bouche bée. »

— Oui, bien sûr, vous avez raison. Excusez-moi.

L’auteur s’éclaircit la gorge.

— Il y a également un sous-titre : « Pièce pour théâtre de marionnettes en trois tableaux, avec chants, danses, tours de magie, scènes d’escrime et mitiyuki. »

— Quoi, quoi ? demanda Rézonovski. Je n’ai pas compris le dernier mot.

— Il s’agit d’une scène traditionnelle où les personnages sont en chemin, expliqua Fandorine. Pour un Japonais, la notion de chemin, de voie, possède une signification importante, c’est pourquoi les scènes de mitiyuki sont particulièrement mises en valeur…

— C’est tout ! Plus aucune question ! aboya Stern. Lisez !

Chacun à sa place se tint coi. Personne ne sait écouter une nouvelle pièce comme les acteurs appelés à y jouer.

Tous les visages affichaient à présent la même expression tendue, chacun essayant de supputer quel rôle lui reviendrait. A mesure que la lecture progressait, les auditeurs, l’un après l’autre, se décrispaient, ayant cerné leur personnage. A cette seule réaction déjà on pouvait deviner que la pièce plaisait. Il est rare de rencontrer une śuvre dramatique où chaque acteur a l’occasion de faire une entrée pleine d’effet, mais les Deux Comètes appartenaient justement à cette catégorie. Les emplois y étaient taillés sur mesure, si bien qu’il n’y avait même aucune raison de se disputer.

Elisa avait elle aussi repéré son rôle : celui de la geisha de haut rang Izumi. Très intéressant ! Elle savait chanter, et danser d’autant mieux – Dieu merci, elle avait terminé le conservatoire. Et quels kimonos on pourrait imaginer, et quelles coiffures !

Il était tout bonnement saisissant de constater à quel point une femme comme elle, a priori plutôt intelligente et nourrie de l’expérience du monde, avait été aveugle ! Comment avait-elle pu ne pas estimer à sa juste valeur ce M. Fandorine ? Ses cheveux blancs et sa moustache noire – c’était tellement stylé ! Il ressemblait à Diaghilev avec sa célèbre mèche. Ou à Stanislavski avant que celui-ci ne décidât de se raser. Mais il était encore plus beau ! Et quelle voix agréable et virile ! Au cours de la lecture, son bégaiement s’était totalement estompé. C’était même dommage : ce léger défaut d’élocution, d’une certaine manière, ne manquait pas de charme.

Et que dire de la pièce ! Ce n’était pas une pièce, c’était une merveille !

Même la Goupilova était en extase. Et pour cause : il était bien rare que lui échût un rôle aussi appétissant.

Quand l’auteur eut prononcé : « Rideau. Fin », elle d’ordinaire si mauvaise langue fut la première à s’exclamer :

— Bravo, Eraste Pétrovitch ! Un nouveau Gogol nous est né !

Tous s’étaient levés d’un bond et applaudissaient debout, en criant :

— C’est un succès !

— La saison est à nous !

— Banzai !

Kostia Labiline fit rire tout le monde en imitant l’accent japonais :

— Nemilovis et Satanislavasaki vont faile halakili !

Et de mimer Nemirovitch et Stanislavski – l’un gros et barbu, l’autre maigrichon affublé d’un pince-nez – en train de s’ouvrir le ventre.

Seul Novimski ne se joignait pas à la liesse générale.

— Je n’ai pas compris quels rôles nous reviendraient, à vous et moi, maître, dit-il avec un mélange d’espoir et de soupçon.

— Eh bien, je serai le récitant, cela va de soi. C’est une possibilité unique de diriger directement depuis la scène le rythme de l’action et le jeu des acteurs. A la fois metteur en scène et chef d’orchestre, quelle splendide trouvaille ! Quant à vous, mon cher Georges, vous aurez droit à trois rôles : le premier assassin, le second assassin, et l’Invisible.

L’assistant consulta les notes qu’il avait prises durant la lecture.

— Mais permettez ! Il y a là deux rôles muets, et si le troisième a un texte à dire, le personnage n’apparaît pas !

— Naturellement. Puisque c’est l’Invisible. En revanche, il y faudra de l’expression ! Par ailleurs l’Invisible est le ressort, le moteur de l’action. Enfin, dans les rôles de tueurs à gages, vous pourrez faire la démonstration de vos brillantes compétences quant au maniement du sabre. Vous nous avez vous-même raconté qu’à l’école militaire vous étiez premier en escrime.

Novimski, flatté par ces compliments, opina du chef, mais d’un air encore mal convaincu.

— L’escrime japonaise diffère considérablement de celle p-pratiquée en Occident, observa Fandorine, qui de nouveau bégayait. On aura besoin ici d’une certaine préparation.

— Oui, le problème qui m’inquiète le plus, c’est celui de toutes ces réalités japonaises. Gestuelle, instruments de musique, chants, plastique corporelle, et cetera. Il faudra trouver quelque part un vrai Japonais et l’engager comme consultant. Je ne puis me permettre de commettre une pantalonnade comme le fut la mise en scène milanaise de Madame Butterfly.

Stern s’était rembruni, la mine soucieuse, mais l’auteur de la pièce le rassura :

— Naturellement, j’y ai pensé. Premièrement, je m’y entends moi-même assez bien en matière de culture nippone. Et deuxièmement, je vous ai amené un Japonais. Il attend dans le vestibule.

Tous lâchèrent une exclamation, et Elisa songea : Cet homme est un sorcier, il ne lui manque qu’une cape semée d’étoiles et une baguette magique. Imaginez seulement : promener avec soi un véritable Japonais vivant !

— Mais alors, allez vite le chercher ! s’exclama Noé Noévitch. En vérité, c’est le dieu du théâtre qui vous a envoyé à nous ! Non, non, restez ! Messieurs, appelez un ouvreur, qu’il conduise ici notre visiteur japonais. Quant à moi, Eraste Pétrovitch, j’aimerais en attendant vous poser une question : puisque vous êtes si prévoyant, peut-être avez-vous des idées quant au possible interprète du rôle de ce… comment s’appelle-t-il…

Il jeta un coup d’śil au texte.

— … de ce shi-no-bi, surnommé le Silencieux ? D’après ce que j’ai compris, les shinobi sont un clan de tueurs professionnels, un peu comme les haschischins arabes. Dans la pièce, notre homme jongle, marche sur la corde raide, et esquive les coups de sabre.

— En effet, dit Rézonovski. Et nous n’avons plus de jeune premier. Si Emraldov était encore en vie…

— J’imagine mal Hippolyte faisant le funambule, observa la Réginina.

— Oui, c’est un problème, renchérit Novimski. Et je le crains, insoluble.

Le metteur en scène se montra d’un autre avis :

— Pas si insoluble que ça. On pourrait trouver un acrobate de cirque. Les gens de cirque sont parfois assez artistes.

— Peut-être n’a-t-on pas forcément besoin d’un comédien professionnel, glissa le merveilleux Eraste Pétrovitch, exprimant une opinion pleine de bon sens. Le rôle du Silencieux est muet, et son visage est couvert d’un masque jusqu’à la toute fin.

— Mais dites-moi…

Stern fixait Fandorine avec espoir.

— Vous qui avez vécu au Japon, vous ne seriez pas initié à tous ces trucs orientaux ? Non, non, ne refusez pas ! Avec votre silhouette et votre physique, vous feriez un partenaire parfait pour Elisa !

L’apollon jeta un coup d’śil en direction de la jeune femme, pour la première fois en tout ce temps, puis hésita un moment avant de répondre :

— Oui, je sais faire tout ça, y compris marcher sur une corde, mais… Pour rien au monde je n’oserais monter sur scène… Non, non, n’insistez pas.

— Demandez-le-lui, Elisa ! Suppliez-le ! Tombez à genoux ! s’écria Noé Noévitch, en proie au plus vif émoi. Regardez ces traits ! Quelle grâce ils possèdent ! Quelle force ! Quand le Silencieux, à la fin de la pièce, ôtera son masque et qu’un rai de lumière éclairera son visage, le public sera hystérique !

Elisa tendit ses mains vers l’auteur, dans le geste de Desdémone implorant pitié, et lui adressa le plus lumineux de ses sourires, devant lequel aucun homme n’avait jamais su résister.

Mais la conversation fut interrompue par l’ouvreur apparu à la porte.

— Noé Noévitch, j’ai amené la personne. Entrez, mon bon monsieur.

Ces derniers mots s’adressaient à un Asiatique, plutôt petit et trapu, arborant un costume deux pièces à carreaux. L’homme s’avança de quelques pas, ôta son canotier, et salua très bas l’assistance, sans courber le dos. Un éclat de lumière se refléta sur son crâne rasé, idéalement rond, et poli comme un miroir.

— Mikaïl Elasutubishi Fandôline, annonça-t-il d’une voix forte avant de saluer une nouvelle fois.

— C’est votre fils ? demanda Stern, surpris, en se tournant vers l’auteur.

L’autre lui répondit d’un ton sec :

— Pas vraiment. Il s’appelle en réalité Massahiro Shibata.

— Phénoménal… assura Noé Noévitch, usant de son mot fétiche, tout en buvant des yeux l’exotique personnage. Dites-moi, Mikhaïl Erastovitch, vous ne sauriez pas jongler, par hasard ?

— Djongoler ? répéta le Japonais. Ah ! Dje sais un petit peu.

Il fouilla ses poches de poitrine, de pantalon et de veste, pour en tirer une montre, un canif et, on ne sait pourquoi, une moitié de craquelin, puis se mit à lancer tout cela en l’air fort adroitement.

— Magnifique !

Sur le visage du metteur en scène se dessinait à présent une expression avide qu’Elisa connaissait bien. C’était celle qu’affichait Noé Noévitch quand une idée créatrice particulièrement audacieuse venait de germer dans son esprit.

— Et vous n’avez jamais été amené à évoluer sur une corde raide ?

Il joignit les mains comme pour une prière.

— Ne serait-ce qu’un peu ? J’ai lu que votre nation était singulièrement habile dans les exercices physiques.

— Dje sais un petit peu, répéta Fandorine junior.

Puis après un instant de réflexion, il ajouta :

— Si ce n’est pas tlop haut.

— Phénoménal ! Tout bonnement phénoménal ! s’exclama Stern, presque ému aux larmes. Nous n’allons pas vous tourmenter, Eraste Pétrovitch. Je comprends qu’à votre âge il paraisse étrange de monter sur scène. J’ai une idée encore plus grandiose. Mesdames et messieurs, c’est un vrai Japonais qui jouera dans notre pièce ! Cela conférera au spectacle authenticité et nouveauté. Regardez bien ce visage ! Vous voyez ce modelé asiatique, cette puissance animale ? Une statue de Bouddha !

Sous la paume tendue du metteur en scène, le Japonais se redressa fièrement, fronça les sourcils et plissa ses yeux déjà passablement étroits.

— Jusqu’au jour de la première, nous tiendrons secret le fait que l’interprète du rôle masculin principal est un fils du Levant. Et en retour, à l’instant du dénouement, quand il ôtera son masque, ce sera un tabac ! On n’aura encore jamais vu pareil jeune premier sur une scène européenne ! Dites-moi, mon ami, seriez-vous capable de jouer la passion amoureuse ?

— Dje sais un petit peu, répondit Mikhaïl-Massahiro.

Il jeta un coup d’śil autour de lui, choisit pour objet la jeune Abrikossova, et la fixa d’un regard soudain enflammé. Les narines de son nez, pourtant fort court, se dilatèrent de manière sensuelle, une veine gonfla sur son front, ses lèvres se mirent à trembler légèrement, comme impuissantes à contenir un gémissement.

— Maman ! bredouilla Sérafima d’une voix faible, tandis que ses joues s’inondaient de rouge.

— Phénoménal ! s’exclama Stern. Je n’avais encore jamais rien vu de semblable ! Mais je ne vous ai pas encore demandé l’essentiel : accepteriez-vous de jouer dans la pièce de monsieur votre père adoptif ? Nous tous, assemblés ici, nous vous en prions instamment, n’est-ce pas, mes amis ?

— Nous vous en prions, nous vous en prions, s’il vous plaît ! clamèrent les comédiens.

— Le succès de l’śuvre en dépend, ainsi que le destin de notre nouveau dramaturge, ajouta Stern d’un ton grave. Vous voulez aider votre père adoptif, n’est-ce pas ?

— Dje veux beaucoup.

Le Japonais regarda Fandorine, qui demeurait debout, immobile, le visage totalement figé, comme si la scène qui se déroulait lui déplaisait à l’extrême.

Mikhaïl Erastovitch adressa à Fandorine senior un assez long discours dans un idiome aux intonations étranges.

— Soré wa tashikani sô dakedo… répondit l’autre, comme s’il admettait quelque fait à contrecśur.

— Dje souis d’accoro, déclara alors le Japonais.

Sur quoi il salua d’abord Stern, puis le reste de la troupe.

Des applaudissements éclatèrent dans la pièce, accompagnés de cris de joie.

— Pour le décor, je vais écrire aujourd’hui même à Soudeïkine ou bien à Bakst, le premier qui sera libre… annonça Noé Noévitch d’un ton soudain affairé. Les costumes ne posent pas de problème. Il reste deux-trois choses de la mise en scène du Mikado, et les réserves, ici, ont de quoi nous fournir, nos prédécesseurs avaient monté La Geisha de Jones. Le reste, nous le ferons confectionner. Nous nous procurerons les accessoires auprès de la Société théâtrale et cinématographique. Il nous faudra aussi modifier la scène… Novimski ! Portez le texte à dactylographier, un exemplaire par rôle, un rôle par dossier, comme d’habitude. Et secret absolu ! Jusqu’à l’annonce du spectacle, personne ne doit savoir ce que nous préparons ! Nous révélerons juste à la presse que La Cerisaie n’est plus d’actualité. Ne manquez pas de faire savoir que nous avons trouvé une pièce plus forte !

Elisa observa qu’à ces mots Fandorine avait tressailli, et même rentré la tête dans les épaules. Peut-être la modestie, finalement, ne lui était-elle pas étrangère ? Comme c’était charmant !

— Plus aucun jour de repos ! tonna le metteur en scène. Nous répéterons désormais tous les jours !

Une impardonnable faiblesse

Il était bizarre, cet Eraste Pétrovitch Fandorine. Ces derniers jours, Elisa en était de plus en plus persuadée.

Elle lui avait vraiment plu, cela ne suscitait aucun doute. Au reste, bien rares étaient les hommes qui ne la regardaient pas avec concupiscence. Il fallait que ce fût quelque Méfistov, qui semblait haïr sincèrement la beauté. Ou un Noé Noévitch obsédé de théâtre, capable de ne voir chez une actrice qu’une actrice, autrement dit un moyen de mener à bien son projet artistique.

Les hommes en proie au désir se conduisaient de deux manières. Ou bien ils se lançaient sur-le-champ à l’attaque. Ou bien – s’ils étaient de nature orgueilleuse – ils faisaient mine de rester indifférents, tout en s’efforçant néanmoins de produire impression.

Au début, Fandorine semblait jouer l’indifférence. Durant la répétition, ou plutôt au moment de la pause, il avait entamé une conversation insignifiante, en prenant un air ennuyé. Quelque chose à propos des coupes de la reine Gertrude et des clefs du magasin d’accessoires. Elisa lui avait poliment répondu, tout en souriant intérieurement : Qu’il est comique, il pense m’endormir avec ce galimatias. Il a simplement envie d’écouter ma voix, pensait-elle. Elle se disait aussi qu’il était très beau. Et touchant. Il vous regardait par-dessous ses longs cils fournis, et rougissait. Elle avait toujours été émue par les hommes qui, parvenus à l’âge mûr, n’avaient pas désappris à rougir.

Elle prévoyait déjà le moment où il allait rompre l’entretien, comme pris de lassitude. Il s’éloignerait, la mine nonchalante, mais ne manquerait pas de la surveiller du coin de l’śil : quelle était sa réaction ? Etait-elle impressionnée ou non ?

Mais Fandorine s’était conduit tout autrement. Renonçant soudain à savoir quels membres de la troupe avaient accès au magasin d’accessoires, il avait rougi de manière encore plus prononcée, puis levé les yeux d’un air résolu et dit :

— Je ne vais pas faire s-semblant. Je suis un piètre acteur. Et de toute manière, je ne crois pas que vous soyez de celles qu’on abuse. Je vous pose des questions, mais je pense à t-tout autre chose. Je suis amoureux de vous, semble-t-il. Et ce n’est pas seulement parce que vous êtes talentueuse, belle, et toutes ces choses. Il est d’autres raisons, qui ont fait que j’ai p-perdu la tête… Peu importe lesquelles… Je sais pertinemment que vous êtes très courtisée et habituée à susciter l’admiration. Rester à jouer des coudes au milieu de la foule de vos adorateurs est pour moi une torture. Je ne saurais rivaliser de fraîcheur avec quelque jeune hussard, de richesse avec un M. Aguilev, de talent avec un Noé Noévitch, de beauté avec un jeune premier, et cetera, et cetera. J’avais une seule et unique chance de vous intéresser à moi : c’était d’écrire une pièce de théâtre. Pour moi, ce fut un exploit plus ardu que ne le fut pour Robert Peary la conquête du pôle Nord. Sans le c-constant vertige qui depuis l’instant de notre première rencontre ne m’a plus quitté, je n’eusse sans doute pas écrit ce drame, en vers qui plus est. En vérité, le sentiment amoureux accomplit des miracles. Mais je tiens à vous p-prévenir…

Ici, Elisa l’interrompit, alarmée par ce « mais » :

— Comme vous parlez bien ! dit-elle d’une voix émue en s’emparant de sa main brûlante. Personne ne me parle jamais avec tant de simplicité ni de sérieux. Je ne puis rien vous répondre maintenant, j’ai besoin d’y voir plus clair dans mes sentiments ! Jurez que vous serez toujours aussi sincère. Et moi, de mon côté, je vous fais le même serment !

Il lui sembla que le ton et le geste étaient justes : franchise et douceur conjuguées, et invitation manifeste et néanmoins fort pudique à poursuivre leurs relations. Cependant il la comprit autrement. Il esquissa un mince sourire ironique :

— « Restons bons amis », c’est ça ? Eh bien, je m’attendais à une réponse de cette sorte. Je vous donne ma parole que je ne vous accablerai plus jamais de d-déclarations sentimentales…

— Mais ce n’est pas du tout ce que j’ai voulu dire ! s’exclama-t-elle d’une voix alarmée.

Ce rigoriste était bien capable de tenir parole, on pouvait tout redouter de lui.

— J’ai déjà assez d’amis sans vous. Vassia Innokentov, Sima Abrikossova, Georges Novimski – un homme un peu saugrenu, mais un noble cśur, plein d’abnégation. Ce n’est cependant pas pareil… Je ne puis être avec eux totalement sincère. Ce sont aussi des acteurs, et c’est là un genre de personnes particulier…

Il l’écoutait, sans l’interrompre, avec un tel regard qu’Elisa ressentit un frissonnement extatique, comme sur scène dans les moments les plus intenses. Les yeux de la jeune femme s’emplirent de larmes, tandis que sa poitrine se gonflait d’enthousiasme.

— Je suis fatiguée de jouer tout le temps, de tout le temps être actrice ! Tenez, en ce moment même, je vous parle, mais au fond de moi-même je pense : Voilà un dialogue comme celui d’Eléna Andréievna et du docteur Astrov dans le troisième acte d’Oncle Vania, mais en mieux, en beaucoup mieux, car rien ou presque ne filtre à l’extérieur. C’est ainsi qu’il faudrait se conduire dorénavant : à l’intérieur, le feu, à l’extérieur, une carapace de glace. Seigneur, comme j’ai peur de me transformer en une Sarah Bernhardt !

— P-pardon ?

Les yeux bleu sombre de Fandorine s’étaient écarquillés.

— Mon cauchemar permanent ! On dit de la grande Sarah Bernhardt qu’elle n’est jamais naturelle. C’est pour elle un principe d’existence. Elle se promène chez elle en costume de Pierrot. Et pour dormir, elle ne se couche pas dans un lit mais dans un cercueil, pour se pénétrer du caractère tragique de la vie. Elle est tout entière maniérisme, affectation. C’est un horrible danger qui guette n’importe quelle actrice : se perdre soi-même, se changer en ombre, en masque !

Elle couvrit son visage de ses mains et fondit en larmes. C’étaient de vraies larmes amères qu’elle versait, jusqu’à en avoir le nez rouge et les paupières gonflées, et néanmoins elle jeta un coup d’śil entre ses doigts pour épier sa réaction.

Oh, comme il la regardait ! Un regard pareil, ça valait bien l’ovation d’une salle entière !

Bien entendu, ils ne pouvaient rester longtemps à ce stade de relation. L’amitié avec un bel homme, c’est bon pour les chansons romantiques. Dans la vie, ça n’arrive jamais.

Le surlendemain, après la répétition quotidienne, Elisa s’en fut le voir chez lui, dans sa maison, une modeste villa tapie au fond d’une ruelle paisible du vieux Moscou. Le prétexte à cette visite était honorable : Eraste lui avait proposé de passer choisir pour son rôle un kimono, des éventails et d’autres menus objets japonais dont il avait chez lui pléthore. Elle n’avait pas du tout ça dans la tête, parole d’honneur. Elle était simplement curieuse de voir comment vivait cet énigmatique personnage. Une maison peut en raconter long sur son occupant.

Et celle-ci, en effet, lui avait fourni bon nombre d’informations sur Eraste Pétrovitch – trop même, impossible de trier tout cela sur le moment.

Partout régnait un ordre idéal, glacial, eût-on pu dire, comme c’est le cas souvent chez les célibataires endurcis et maniaques. On ne relevait aucune trace d’une présence féminine régulière, cependant le regard aiguisé d’Elisa repéra divers objets qui ressemblaient beaucoup à des souvenirs d’aventures passées : portrait d’une jeune blondinette au fond d’une vitrine de bibliothèque ; élégant démêloir, dont la mode faisait fureur vingt ans plus tôt ; minuscule gant blanc, comme oublié par hasard sous un miroir… Bah, il n’avait pas vécu une existence de moine, tout cela était normal.

Il n’y eut pas de silences embarrassés. Premièrement, en compagnie d’un tel homme, le silence n’avait rien d’éprouvant : Eraste Pétrovitch maîtrisait de manière fantastique le difficile art de se taire ; il se contentait de vous regarder, et déjà votre ennui s’envolait. Deuxièmement, il y avait tant à voir et à découvrir dans sa demeure… on avait envie de poser des questions sur tout, et il se lançait volontiers dans des explications, après quoi la conversation se poursuivait d’elle-même, quel qu’en fût le sujet.

Elisa se sentait en parfaite sécurité : même seul à seul, dans une maison déserte, un gentleman comme Fandorine ne se fût jamais rien permis d’inconvenant. Elle avait seulement négligé un détail : les conversations intelligentes avec un homme d’esprit l’avaient toujours plongée dans un état de vive excitation.

Et cependant, comment la chose put-elle se produire ?

Tout commença par une réflexion totalement innocente. Comme elle examinait une série de gravures, elle s’enquit de la nature d’un personnage insolite : une renarde vêtue d’un kimono, et coiffée d’un très haut chignon.

— C’est un kitsune, une sorte de loup-garou japonais, expliqua Fandorine. Une créature extrêmement perfide.

Elle déclara alors que le kitsune ressemblait terriblement à Xantippa Goupilova, et se permit plusieurs remarques péjoratives à l’endroit de cette fort peu agréable personne.

— Vous parlez de M-Mme Goupilova avec beaucoup d’aigreur, dit-il en hochant la tête. Serait-elle votre ennemie ?

— Mais êtes-vous donc aveugle ? Cette bonne femme mesquine et haineuse me déteste, tout bonnement.

Il prononça alors un de ces petits discours dont elle avait déjà entendu plusieurs exemples au fil des trois jours passés, et auxquels elle avait eu le temps de s’habituer, allant même jusqu’à les apprécier, bien qu’à part soi elle les qualifiât ironiquement de « sermons ». Peut-être, du reste, faisaient-ils tout le charme de la fréquentation du « voyageur ».

— Ne commettez jamais cette erreur, répliqua Fandorine d’un air très sérieux. Ne rabaissez pas vos ennemis, gardez-vous de les désigner par des noms injurieux, et de les dépeindre comme des êtres insignifiants. Car par là même, c’est vous que vous rabaisseriez. Quel image d-donnez-vous de vous-même, pour avoir un adversaire si méprisable ? Si vous avez quelque estime pour vous, vous éviterez d’être en mauvais termes avec un individu indigne de respect. Si un chien errant aboyait après vous, vous n’iriez pas vous mettre à quatre pattes pour lui répondre de même manière, n’est-ce pas ? En outre, quand votre ennemi sait que vous le traitez avec déférence, il se conduit de même en retour. Cela n’entraîne pas forcément une réconciliation, mais permet d’éviter les coups bas, et de plus laisse la possibilité de conclure la guerre non par un massacre général mais par la paix.

Il était merveilleusement beau quand il débitait toutes ces charmantes calembredaines.

— Vous êtes un authentique intellectuel, dit Elisa avec un sourire. Au début je vous avais pris pour un aristocrate, mais vous êtes un intellectuel au sens classique du terme.

Fandorine se lança sur-le-champ dans une furieuse philippique à l’adresse de l’intelligentsia : il était ce jour-là d’humeur étrangement loquace. Sans doute était-ce là l’effet de la présence de la jeune femme à ses côtés. Bien qu’une autre raison ne fût pas à exclure (c’est ce que plus tard Elisa fut conduite à penser). En homme intelligent et fin psychologue, Eraste Pétrovitch pouvait avoir observé la puissante action que ses « sermons » exerçaient sur leur auditrice, et décidé d’utiliser cette arme pleinement. Ah ! que n’avait-elle appris plus tôt à le comprendre !

L’oraison qui acheva de faire fondre la comédienne fut la suivante :

— Je ne prends pas cela pour un compliment ! s’exclama Fandorine avec feu. « L’intellectuel au sens classique du terme » est une créature nocive pour la Russie, et même p-pernicieuse ! Le personnage paraît à première vue sympathique, mais il possède un défaut funeste que Tchekhov a fort justement relevé et tourné en dérision. L’intellectuel sait endurer dignement les revers de fortune, et ne rien perdre de sa noblesse d’âme face à l’échec. Mais il est en revanche totalement incapable de vaincre dans la lutte contre les brutes et les fripouilles qui sont chez nous si nombreuses et puissantes. Tant que la classe des intellectuels n’aura pas appris à se b-battre pour ses idéaux, la Russie restera plongée dans l’incohérence et l’absurdité ! Mais quand je dis « se battre », je ne parle pas d’affronter les brutes et les fripouilles avec leurs armes. Ce serait le plus sûr moyen de devenir comme elles. Non, on doit mener le combat selon ses propres règles, qui sont celles de l’honnête homme ! Il est de coutume de penser que le Mal est plus fort que le Bien parce qu’il ne met aucune borne à ses mauvais coups : il lance des croche-pieds, frappe par surprise ou au-dessous de la ceinture, se rue à dix sur un seul homme. C’est pourquoi il serait impossible de le vaincre en luttant dans les règles. Mais pareils d-discours sont le fruit de la sottise et, pardonnez-moi le terme, de l’impuissance. L’intelligentsia est un corps pensant, là est toute sa force. Si elle perd, c’est parce qu’elle omet de recourir à son arme essentielle, à savoir l’intellect. Il suffit de réfléchir un peu pour comprendre que l’arsenal de l’honnête homme est beaucoup plus puissant et sa cuirasse beaucoup plus solide que ceux des plus adroits comploteurs de la police secrète ou des chefs révolutionnaires qui envoient à la mort des gamins altruistes. Vous demandez en quoi consistent l’arsenal et la c-cuirasse de l’honnête homme qui refuse de s’abaisser à de lâches procédés ?…

Elisa n’avait nullement à l’esprit de poser pareille question. L’émotion avec laquelle parlait Eraste Pétrovitch, le timbre de sa voix agissaient sur elle plus violemment que n’importe quel aphrodisiaque. Finalement, elle cessa de résister à la faiblesse qui se répandait dans son corps, elle ferma les yeux et d’elle-même, la première, avec un soupir silencieux, elle posa la main sur son genou. En quoi consistaient l’arsenal et la cuirasse de l’honnête l’homme ? Il était dit qu’Elisa ne le saurait jamais. Fandorine se tut sans avoir achevé sa phrase et, bien entendu, l’attira contre lui.

La suite, ainsi qu’il lui arrivait toujours en pareils cas, ne s’inscrivit dans sa mémoire que par fragments et images isolées – images tactiles et olfactives plutôt que visuelles. Le monde de l’amour est magique. On y devient créature toute différente, on s’y livre à des actes inimaginables autrement, sans en concevoir la moindre gêne. Le temps change de rythme, la raison, charitablement, se déconnecte, une musique s’élève, d’une indicible beauté, et l’on se sent comme une déesse antique, planant sur un nuage.

Mais un éclair jaillit, suivi d’un coup de tonnerre. Au sens littéral du terme : un orage, dehors, venait d’éclater. Elisa redressa la tête, se tourna vers la fenêtre et s’étonna de la voir toute noire. La nuit était donc déjà tombée, et elle ne s’en était pas aperçue. Cependant, à l’instant où les ténèbres s’illuminaient d’une nouvelle fulguration, la raison lui revint, et avec elle son éternelle compagne, la peur, qu’elle avait complètement oubliée.

Mais qu’ai-je fait ? Egoïste que je suis ! Criminelle ! Je vais causer sa perte, s’il n’est pas déjà perdu !

Repoussant la tête de son amant, qui, posée sur son épaule, scintillait dans la pénombre d’un éclat argenté, elle se leva d’un bond et, fouillant par terre, entreprit de se rhabiller rapidement.

— Qu’est-ce qu’il y a ? Que se passe-t-il ? demanda Fandorine, interloqué.

Les larmes aux yeux, Elisa lui lança d’une voix pleine de fureur :

— Cela ne doit plus jamais se reproduire, vous entendez, plus ja-mais !

Il la regarda fixement, bouche bée. Mais déjà Elisa sortait en trombe de la maison, et courait sous la pluie battante.

Horreur, horreur ! Ses pires craintes se trouvaient confirmées : une silhouette trapue se dessinait dans l’ombre, sous l’auvent du porche. Quelqu’un se tenait caché en face de la fenêtre ouverte et épiait…

« Mon Dieu, sauve-le, sauve-le ! » suppliait Elisa, et elle courait, martelant de ses talons le trottoir mouillé. Elle courait, droit devant elle, au hasard des rues.

Un cśur enchaîné

Ensuite, bien sûr, elle s’apaisa un peu. Sans doute était-ce un passant qui s’abritait sous le porche pour échapper à l’orage. Gengis Khan était un homme affreux, mais ce n’était tout de même pas un démon ubiquiste.

Mais si c’était lui malgré tout ? Ne valait-il pas mieux prévenir Eraste du danger ?

Après une hésitation elle décida de s’en abstenir. Si elle racontait tout à Fandorine, celui-ci, en tant qu’homme d’honneur, se mettrait en tête de protéger sa bien-aimée, et ne voudrait plus la laisser seule. Et c’est alors qu’Iskander connaîtrait pour de bon leur liaison. Elisa ne survivrait pas à une nouvelle perte, et surtout une perte pareille.

Elle ne s’accorda qu’une seule et unique faveur : elle rêva un moment au tour qu’aurait pu prendre leur aventure sans son mauvais karma (elle avait puisé ce mot grinçant dans la pièce japonaise). Ah ! quel couple ils auraient formé ! La célèbre actrice et le dramaturge, plus très jeune certes, mais si beau, et follement talentueux ! Comme Olga Knipper et Tchekhov, à cette différence près qu’ils ne se fussent jamais séparés, mais eussent vécu ensemble heureux et longtemps, jusqu’à un âge avancé. La vieillesse cependant n’était pas un sujet de rêverie pour Elisa, et elle s’abstint d’aller plus loin.

Mais il y avait une autre raison encore pour laquelle il lui était défendu de risquer la vie d’Eraste : sa responsabilité devant la littérature et le théâtre. Un homme qui n’avait jamais pris la plume et qui du jour au lendemain avait créé un chef-d’śuvre était susceptible de devenir un nouveau Shakespeare ! Méfistov pouvait bien, la bouche tordue d’une grimace, murmurer que la pièce cadrait parfaitement avec la théorie sternienne mais qu’elle n’offrait rien d’autre d’intéressant. Il était simplement furieux que le rôle de marchand qui lui était revenu fût le plus ingrat. Une pièce dictée par l’amour ne pouvait être que sublime ! Et pour une femme, il n’était pas de plus grand hommage, pas de compliment plus flatteur, que de devenir une muse inspiratrice. Qui se souviendrait de la dénommée Laura, de la petite Béatrice ou de cette écervelée d’Anna Kern, sans les śuvres prodigieuses que Shakespeare, Dante et Pouchkine leur avaient dédiées ? Grâce à Elisa Lointaine, un nom nouveau brillerait bientôt dans le ciel de la dramaturgie. Pouvait-on permettre qu’à cause d’elle également il vînt un jour à s’éteindre ?

Aussi avait-elle résolu de se reprendre en main, et de mettre son pauvre cśur à la chaîne. Le lendemain, quand Fandorine se précipita vers elle dans le vśu de tirer les choses au clair, Elisa lui montra un détachement qui confinait à la froideur. Elle fit mine de ne pas comprendre pourquoi il la tutoyait. Et lui donna à entendre que ce qui s’était passé la veille devait être rayé de sa mémoire. Cela n’était tout bonnement jamais arrivé, et voilà tout.

Il suffisait qu’elle tienne le coup les deux premières minutes. Elisa le savait : orgueilleux comme il l’était, il ne chercherait pas à éclaircir la situation, et encore moins à la poursuivre de ses assiduités. Et en effet, à la troisième minute, Fandorine devint d’une pâleur mortelle, baissa les yeux et se mordit la lèvre, luttant avec lui-même. Quand enfin il releva la tête, son regard n’était plus du tout le même, comme si quelqu’un avait tiré un rideau devant ses pupilles.

Il dit :

— Eh bien, adieu. Je ne vous importunerai plus.

Et il s’en alla.

Comment réussit-elle à ne pas éclater en sanglots, Dieu seul le sait. Son expérience de comédienne habituée à maîtriser toute manifestation extérieure de sentiments lui fut d’un grand secours.

De ce jour, Fandorine cessa de venir aux répétitions. A dire vrai, sa présence n’était pas absolument nécessaire. Pour toutes les questions touchant au pays du Soleil-Levant, on pouvait aussi bien s’adresser au Japonais, qui se montrait au travail d’un sérieux exemplaire : il arrivait toujours le premier, repartait après tout le monde, et déployait un zèle extraordinaire. Noé Noévitch était au comble de l’enchantement en ce qui le concernait.

Au fond, se débarrasser de Fandorine s’était révélé encore plus facile que ne l’avait imaginé Elisa. Elle s’en trouva même vexée. Arrivée à onze heures au théâtre, elle s’attendait toujours à le voir apparaître, et se préparait au fond d’elle-même à se montrer ferme. Mais Eraste ne venait pas, et toute cette préparation ne servait à rien. Elisa souffrait. Elle se consolait à l’idée que tout était pour le mieux, et que la douleur, avec le temps, s’émousserait.

Travailler sur son rôle lui fut d’un grand réconfort. Il y avait là tant de choses palpitantes ! Elle découvrait ainsi que les Japonaises, et a fortiori les geishas, marchaient d’une autre manière que les Européennes, saluaient différemment, avaient une façon toute singulière de parler, chanter, danser. Elisa s’imaginait en vivante incarnation du plus raffiné des arts, en fidèle servante du yugen, cet idéal japonais de la beauté non révélée. Pareille notion était bien difficile à saisir : quel sens donner à la beauté, si celle-ci se dissimulait aux regards, s’enveloppait dans des voiles ?

Noé Noévitch déversait chaque jour un flot d’idées nouvelles. Il s’était mis soudain en tête de remanier entièrement la mise en scène du spectacle, pourtant déjà arrêtée.

« Puisque la pièce est écrite pour théâtre de marionnettes, jouons-la à la manière de pantins ! avait-il déclaré. Les acteurs qui ne seront pas occupés sur scène passeront un surtout noir et se changeront en marionnettistes. Ils paraîtront manipuler les personnages, suspendus à leurs fils. »

Et Stern de montrer l’enchaînement saccadé de gestes.

« L’idée sera que tous les héros ne sont que des fantoches dans les mains du karma, de l’implacable destin. Cependant, à un moment donné, votre marionnette, Elisa, tout à coup se libère de ses fils et se met à bouger comme un être humain. Ça fera un effet bśuf ! »

Durant les pauses, sortant de cet état d’enchantement propre à la scène, où l’on ne ressent plus ni peur ni douleur, Elisa avait l’impression de se ratatiner : l’atroce réalité s’abattait sur elle de toute sa poussiéreuse pesanteur. Le fantôme de Gengis Khan flottait dans les profondeurs obscures des coulisses, l’amour lui égratignait le cśur de ses griffes de chat, et si elle s’aventurait dans le couloir, l’automne collait à la vitre sous l’aspect d’une feuille morte tombée d’un érable, sans doute le dernier automne de sa vie…

Son unique soulagement, lors de ces instants d’oisiveté forcée, lui venait de ses entretiens avec Fandorine junior. Naturellement, Elisa n’osait pas manifester un intérêt trop évident pour Eraste Pétrovitch, il lui fallait se contenir, néanmoins elle parvenait de temps à autre, entre deux réflexions sur divers aspects de la culture japonaise, à orienter la conversation sur des sujets plus importants.

— Mais vous n’avez jamais été marié ? demanda un jour Elisa, alors que Mikhaïl Erastovitch venait de laisser échapper, au détour d’une phrase, qu’il était célibataire.

— Non, répondit le Japonais avec un sourire radieux.

Il affichait ce sourire réjoui presque en permanence, même quand il semblait qu’il n’y eût aucune raison à cela.

— Et votre… père adoptif… reprit-elle d’un ton négligent.

Soit dit en passant, elle n’avait toujours pas élucidé en quelles circonstances Eraste avait hérité d’un si singulier rejeton. Peut-être à la suite d’un mariage avec une Japonaise ? Elle avait décidé d’enquêter plus tard sur le sujet.

Mikhaïl Erastovitch réfléchit, réfléchit, puis répondit :

— Poul autant qu’il me shoubienne, il ne l’a pas été.

— Vous le connaissez depuis longtemps ?

— Plus de tolente ans, dit-il, tout rayonnant.

Elisa s’était vite accoutumée à son russe, passablement écorché, certes, mais tout à fait intelligible et presque correct.

Elle se sentit ragaillardie : par conséquent Eraste (qui devait avoir dans les quarante-cinq ans, non ?) n’avait jamais été marié. Sans qu’elle sût pourquoi, elle s’en trouvait ravie.

— Comme se fait-il qu’il ne soit pas marié ? demanda-t-elle, cherchant à creuser davantage le sujet.

Le visage de lune du Japonais s’empreignit de gravité. Il se frotta le haut du crâne, où naissait une courte brosse de cheveux drus (Stern lui avait demandé, pour le rôle, de ne plus se raser la tête – ce n’était pas romantique, selon lui).

— Il n’a pas léussi à tolouver une femme digne de lui. C’est ce qu’il m’a dit, beaucoup de fois.

Ça alors, quelle fatuité ! La voix d’Elisa se fit légèrement sarcastique :

— Et quoi, il s’est donné bien du mal pour chercher ?

— Il s’est appuliqué tlès folt, oui, confirma Mikhaïl Erastovitch. Beaucoup de femmes voulaient se malier avec lui. Il a essayé, essayé… il me demandait : Comment tu la tolouves, Massa ? Moi, je léponds : Non, pas digne. Il était d’accoro. Il m’écoute toujouls.

Elisa poussa un soupir, et prit acte de l’information.

— Il a en essayé beaucoup, dis-tu.

— Tlès beaucoup ! Il y a eu de balaies plincesses, il y a eu des lévolussionnailes. Celtaines étaient comme des andjes, d’autles piles que le diabolo.

— Jolies ? s’enquit-elle, oubliant toute prudence, tant la conversation prenait un tour passionnant.

Massa (ce nom, il fallait en convenir, lui allait beaucoup mieux que « Mikhaïl Erastovitch ») esquissa une curieuse grimace.

— Le maîtle a un goût bizalle.

Puis, comme s’il se ravisait soudain, il corrigea :

— Tlès djolies.

Et il montra même ce qu’il entendait exactement par cet adjectif : une énorme poitrine, des hanches pleines, des cuisses monumentales, de grosses joues et de petits yeux.

Fandorine nourrit effectivement de drôles de penchants, conclut Elisa. Il aime les grosses, je ne suis pas du tout à son goût.

Elle se prit alors à réfléchir, la tristesse lui revint, et la conversation prit fin. Elle ne demanda même pas à Massa pourquoi il parlait d’Eraste en disant « le maître ».

Cependant, quand elle eut appris à le mieux connaître, elle découvrit que les informations délivrées par le Japonais ne devaient pas toutes être prises pour argent comptant. Son partenaire de scène se révélait maître dans l’art de débiter des craques, ou tout au moins de divaguer.

Un jour qu’Elisa, à la suite de manśuvres compliquées pour orienter à nouveau la conversation sur Eraste, demandait ce que celui-ci faisait exactement dans la vie, Massa répondit d’un ton bref :

— Il saube.

— Il sauve qui ? dit-elle, ébahie.

— Le plemier benu, il le saube. Palafois, il saube la patalie.

— Qui ça ?

— La patalie. La mèle patalie. Dix fois dédja, il l’a saubée. Et tolois ou quataro fois, il a saubé le monde entier, répondit Massa, assenant cette nouvelle stupéfiante avec toujours le même sourire radieux.

Bien, bien, songea Elisa. Il n’est pas exclu que l’histoire des princesses et des révolutionnaires soit du même acabit.

Septembre touchait à sa fin. La ville avait jauni, s’était imprégnée d’une odeur de larmes, de chagrin, de nature à l’agonie. En parfait accord avec son état d’âme ! La nuit, Elisa ne dormait que fort peu. Elle reposait, les mains sous la tête. Le rectangle orange pâle qui se dessinait au plafond, projection de la fenêtre éclairée par un réverbère, ressemblait à un écran de cinéma. Elle y voyait défiler Gengis Khan, Eraste Pétrovitch, la geisha Izumi et les assassins japonais, les pâles images du passé et la noirceur du futur.

Au cours de la deuxième nuit d’octobre, cette séance de cinéma quotidienne fut interrompue brutalement.

Comme à l’habitude, elle passait en revue les événements du jour, le déroulement de la dernière répétition. Elle compta depuis combien de jours elle n’avait pas vu Fandorine (deux semaines entières !), et poussa un soupir. Puis elle sourit au souvenir du nouveau scandale qui avait agité la troupe. Quelqu’un avait de nouveau joué les mauvais plaisants en inscrivant une phrase idiote dans les Tables de la loi : « AVANT LE BÉNÉFICE, SEPT UNITÉS. » Quand l’inscription était-elle apparue ? Nul ne le savait : il y avait belle lurette que personne n’avait mis le nez dans le journal, du fait qu’on ne donnait pas de spectacle. Mais Stern avait eu soudain l’idée d’un « aphorisme génial, sinon phénoménal », il avait ouvert le livre et découvert, à la page du 2 octobre, le vilain gribouillage tracé au crayon à encre. Le metteur en scène avait piqué une vraie crise d’hystérie. Il avait pris pour cible l’honorable Vassilissa Prokofievna, qui venait d’évoquer, juste avant cela, les fastueuses soirées à bénéfice qu’elle avait connues autrefois : avec plateaux d’argent, cartons d’invitation du dernier chic et recettes mirobolantes. Seul Noé Noévitch pouvait imaginer la Réginina mouillant son crayon de salive pour, à l’insu de tous, inscrire en lettres torses le message sacrilège. Comme son emportement contre elle était cocasse ! Et combien tonitruante l’indignation de la comédienne : « Je vous interdis de m’offenser de vos soupçons ! Je ne mettrai plus un pied dans ce cloaque ! »

Tout à coup, sur « l’écran » du plafond qu’Elisa contemplait d’un śil distrait, se dessinèrent deux énormes jambes noires se balançant d’un bord à l’autre. Elle poussa un cri strident et se redressa d’un bond dans son lit. Elle n’eut pas tout de suite l’idée de tourner la tête vers la fenêtre. Mais quand elle y porta son regard, son effroi se changea en fureur.

Lesdites jambes n’avaient rien de chimérique, elles étaient bien réelles, gainées d’une culotte hongroise et chaussées de bottes de cavalier. Elles descendaient avec lenteur, un fourreau de sabre ballottant à leur côté ; un dolman apparut, à demi retroussé, avant que ne se montrât enfin le sous-lieutenant Limbach en son entier, cramponné à une corde. Il y avait près de deux semaines qu’on ne l’avait revu, depuis l’autre incident : sans doute avait-il passé tout ce temps aux arrêts. Et voilà qu’il ressurgissait brutalement.

Mais cette fois-ci, l’obstiné avait préparé son intrusion de manière plus sérieuse. Une fois en équilibre sur l’appui de fenêtre, il sortit un tournevis, ou autre outil du même genre (Elisa ne pouvait distinguer la chose précisément), et s’attaqua au cadre de la fenêtre close. L’espagnolette émit un grincement et se mit à tourner.

Il ne manquait plus que ça !

Sautant hors du lit, Elisa répéta le même geste que la fois précédente : elle poussa les deux battants. Mais le résultat obtenu fut tout autre. Occupé à manier le tournevis, ou en tout cas l’objet qu’il avait en main, peut-être Limbach se tenait-il moins solidement à la corde, s’il ne l’avait pas lâchée tout à fait. Toujours est-il que, surpris par le choc, il émit un cri plaintif puis bascula dans le vide, cul par-dessus tête.

Elisa, d’abord paralysée d’horreur, se pencha par la fenêtre, s’attendant à voir un corps inerte gisant sur le trottoir (le premier étage était perché tout de même à belle hauteur, à plus de quatre toises du sol), mais le sous-lieutenant s’était révélé agile comme un chat, et avait atterri sans dommage à quatre pattes. Voyant paraître la maîtresse de son cśur, il pressa ses mains contre sa poitrine d’un air suppliant.

— Me fracasser à vos pieds est un bonheur ! lança-t-il d’une voix sonore.

Eclatant de rire malgré elle, Elisa referma la fenêtre.

Toutefois, les choses ne pouvaient continuer ainsi. Elle serait contrainte malgré tout d’échanger sa chambre. Mais avec qui ?

Eh bien, avec la Linotova par exemple. La petite était toujours moins bien logée que les autres. Et si Limbach cherchait à nouveau à forcer la fenêtre, Zoïa saurait se défendre, toute Poucette qu’elle était. Si elle le souhaitait, bien sûr, songea Elisa avec malice. Et si ce n’était pas le cas, elle ferait ainsi d’une pierre deux coups : elle se débarrasserait du jeune officier et procurerait de la distraction à Zoïa.

Elisa pouffa en imaginant la stupeur du petit lieutenant quand il découvrirait la substitution. Mais il n’était peut-être pas utile après tout de prévenir Zoïa. Ça n’en serait que plus intéressant : une vraie scène de commedia dell’arte. De l’angoisse au comique, il n’y avait dans la vie qu’un pas minuscule.

Seulement y avait-il un miroir dans le galetas qu’elle occupait ? Elisa pourrait toujours demander qu’on y fasse porter celui qui se trouvait dans sa chambre actuelle.

Elle ne pouvait vivre dans un lieu dépourvu de miroir. Si elle ne se regardait pas au moins une fois toutes les deux ou trois minutes, elle avait vite le sentiment de ne pas exister vraiment. Une psychose assez répandue parmi les actrices, et baptisée « réflectiomanie ».

Le passage des Pyrénées

Des événements survenus au Louvre-Madrid la nuit suivante, Elisa ne put observer elle-même qu’une partie, de sorte que pour reconstituer le tableau d’ensemble elle dut recourir aux récits de plusieurs témoins.

Il convient de préciser qu’en fin de soirée l’hôtel avait connu une coupure de courant générale. A cause de l’heure tardive il avait été impossible de faire venir un électricien, aussi les dramatiques incidents rapportés ci-après se déroulèrent-ils soit dans une obscurité complète, soit à la lueur incertaine d’une lampe à pétrole et de quelques bougies.

Le mieux est de commencer par le récit de Zoïa Linotova.

« Je m’endors toujours comme font les chats. A peine ma tête a-t-elle touché l’oreiller, je ne suis plus là ! Or ici, le lit, on peut le dire, est impérial. Edredons en duvet de cygne ! Oreillers en plumes d’ange ! Et avant cela, je m’étais encore prélassée un bon moment dans un bain brûlant. Bref, je dormais paisiblement, et je rêvais. J’étais une grenouille, au milieu d’un marais, l’atmosphère y était chaude et humide à souhait, mais je me sentais très seule. J’avalais des moustiques au goût déplaisant, je coassais. Pourquoi riez-vous, Elisa ? C’est vrai, c’est vrai ! Tout à coup, paf ! Une flèche se plante dans la terre. Et alors je comprends : je ne suis pas un simple amphibie, je suis la princesse-grenouille, et cette flèche annonce l’apparition prochaine d’un merveilleux fils de roi. Il suffit que je me cramponne solidement à l’objet, et mon bonheur est assuré.

« Le prince se montre dans l’instant. Il se penche, me prend dans le creux de sa main. “Oh, dit-il, comme tu es d’un joli vert, et comme tu es mignonne ! Et quelles ravissantes petites pustules tu as là ! Viens que je te donne un baiser !” Et en effet, il m’embrasse, avec feu et passion.

« A ce moment, je me réveille en sursaut, et devinez quoi ? Prince ou pas prince, une espèce de gommeux à moustache me souffle son haleine au visage et me couvre les lèvres de baisers baveux. J’ai poussé un de ces hurlements ! Et comme il cherchait à me coller la main sur la bouche, je lui ai mordu un doigt.

« Je m’assois, prête à brailler encore tout ce que je peux, seulement d’un seul coup je me rends compte que je le connais. C’était le petit officier des hussards, celui qui passe son temps à vous couvrir de fleurs. La fenêtre est grande ouverte, il y a des traces de pieds sur le rebord.

« Il me regarde en secouant son doigt mordu, la figure toute grimaçante.

« “Qui es-tu ? siffle-t-il. D’où sors-tu donc, sale mioche ?”

« J’ai les cheveux courts, aussi m’avait-il prise pour un gosse.

« “Ce serait plutôt à toi de répondre à la question”, ai-je rétorqué.

« Il me brandit alors son poing sous le nez.

« “Où est-elle, chuchote-t-il, où est mon Elisa ? Parle, bougre de morveux.”

« Et le voilà qui me tord une oreille, l’animal.

« J’ai pris peur : “Elle a déménagé au Madrid, chambre dix.”

« Je ne sais pas pourquoi j’ai répondu ça. J’ai lâché le premier nombre qui m’est venu à l’esprit. Parole d’honneur ! Pourquoi riez-vous ? Vous ne me croyez pas ? Vous avez tort. Pourquoi je n’ai pas donné l’alarme une fois le type sorti ? J’étais morte de trouille, incapable de reprendre mon souffle. Je vous le jure ! »

On ne put trouver de témoin du passage du valeureux sous-lieutenant à travers les Pyrénées, aussi l’épisode suivant du drame se jouait-il immédiatement dans la chambre numéro dix.

« Comment le malfaisant a réussi à ouvrir ma porte sans m’alerter, je l’ignore. J’ai un sommeil très léger, le moindre souffle me réveille… Ne racontez pas n’importe quoi, Lev Spiridonovitch, je n’ai jamais ronflé ! Et d’ailleurs comment pouvez-vous savoir comment je dors ? Dieu merci, il y a bien longtemps déjà que vous ne me tenez plus compagnie. Oh, et puis qu’il sorte, je ne raconterai rien en sa présence !

« J’entends alors, comme à travers un voile, quelqu’un murmurer : “Reine, impératrice, souveraine des cieux et de la terre ! Je brûle de passion, et l’arôme de votre parfum me consume.” Il faut dire que je me parfume toujours pour la nuit de Fleur-de-lys. Puis quelqu’un m’embrasse dans le cou, sur la joue, presse ses lèvres contre les miennes. Naturellement, je pensais que c’était un rêve. Or dans un rêve, pourquoi se gêner ? Et puisqu’il n’y a pas d’homme dans les parages, nous pouvons bien l’avouer franchement : laquelle d’entre nous n’aimerait pas faire pareil songe ? Alors, naturellement, j’ouvre mes bras à cette merveilleuse vision… Cessez de ricaner, ou bien je ne raconterai rien du tout !

« Tout se passait, notez-le bien, dans l’obscurité la plus totale, il m’était donc impossible de reconnaître ce jeune vaurien…

« Mais quand il s’est enhardi au point de se permettre des privautés que même en rêve je ne m’autorise jamais, j’ai enfin pris conscience qu’il ne s’agissait pas d’une divagation nocturne, mais d’un très réel attentat à mon honneur. J’ai repoussé le misérable, qui est allé valdinguer par terre, et je me suis mise à crier. Alors cet infâme Limbach, comprenant que son plan avait échoué, a détalé dans le couloir. »

Si le récit de Zoïa inspirait une presque entière confiance (on peinait tout de même à croire qu’elle eût par hasard orienté le malfaisant vers la chambre dix), celui de la Réginina réclamait quelques ajustements. Il était difficile autrement d’expliquer d’où venait qu’elle eût tant tardé à remplir l’hôtel de ses hurlements, et pourquoi elle qualifiait tout à coup Limbach de « misérable » et d’« infâme », alors qu’elle lui témoignait auparavant la plus grande bienveillance.

Il était beaucoup plus probable que ce fût Limbach lui-même qui, une fois noyé dans les chairs de la monumentale Vassilissa Prokofievna, eût compris qu’il s’était trompé de chambre, et se fût alors débattu comme un beau diable pour recouvrer sa liberté, suscitant les braillements indignés de la mère noble.

Quoi qu’il en soit, la suite de l’itinéraire de l’agresseur nocturne était connue de manière certaine. Alerté par les cris, Rézonovski était sorti de la chambre voisine, numéro huit, une lampe à la main, et avait vu une silhouette agitée se sauver à toutes jambes au bout du couloir, un sabre ballottant à sa ceinture.

En tournant au coin, Limbach était tombé nez à nez avec Xantippa Pétrovna. Elle aussi était sortie de sa chambre, en chemise de nuit et papillotes.

Voici son récit.

« Mon éternel bon cśur m’a rendu un mauvais service. En entendant les cris, j’ai quitté mon lit pour jeter un coup d’śil dans le couloir. Et si quelqu’un avait besoin d’aide ?

« Un jeune homme s’est précipité vers moi. Je n’ai pas tout de suite reconnu en lui votre admirateur, Limbach. Mais il s’est nommé, puis a croisé ses mains sur sa poitrine d’un air suppliant :

« “Cachez-moi, madame ! On me poursuit ! Si je tombe dans les mains de la police, je suis bon pour un mois d’arrêts de rigueur au minimum !”

« Vous savez que je suis toujours du côté de ceux que la police persécute. Je l’ai donc laissé entrer et j’ai fermé la porte au verrou, comme une idiote !

« Et que croyez-vous qu’il s’est passé ? L’ingrat s’est mis en tête d’obtenir mes faveurs ! J’ai tenté de le raisonner, j’ai allumé la lampe pour qu’il voie que j’avais l’âge d’être sa mère. Mais il était comme fou ! Il voulait m’arracher ma chemise, courait après moi dans la chambre, et quand j’ai commencé à crier et appeler au secours, il a dégainé son sabre ! Je ne sais comment je suis restée en vie. Une autre à ma place aurait assigné l’animal en justice, et ce n’est pas en salle de police qu’il serait allé traîner ses chaînes, mais au bagne, pour tentative de viol et d’assassinat ! »

Il y avait là, à l’évidence, encore moins de vérité que dans les propos de Vassilissa Prokofievna. Que Limbach eût passé quelques minutes dans la chambre de la Goupilova, cela ne faisait aucun doute. Il était possible également qu’il se fût de lui-même introduit chez elle dans l’espoir d’y attendre que le raffut s’apaisât. Mais quant à la tentative de séduction, l’affaire était plus douteuse. Il était plus probable que ce fût la Goupilova elle-même qui eût manśuvré pour se rapprocher de lui ; elle avait hélas par inadvertance allumé la lampe, et le pauvre sous-lieutenant avait frémi d’horreur en découvrant à quoi ressemblait sa sauveuse. Il se pouvait fort qu’il eût manqué alors du tact nécessaire pour dissimuler sa répugnance, ce dont Xantippa Pétrovna s’était naturellement sentie offensée. En proie à l’humiliation et à la fureur, elle était capable de faire trembler n’importe qui. Aussi était-il facile d’imaginer que Limbach, terrorisé, eût été contraint de sortir son arme, tout comme d’Artagnan avait dégainé sa rapière pour fuir Milady outragée.

Il avait en effet bondi dans le couloir, sabre au clair. Toute une troupe d’acteurs alertés s’était déjà rassemblée là : Anton Ivanovitch Méfistov, Kostia Labiline, Sima Abrikossova, Novimski. A la vue du malfaiteur armé, tous, excepté le valeureux Georges, se réfugièrent dans leurs chambres.

En ce point de ses incroyables tribulations, Vladimir Limbach perdit à moitié l’esprit.

Il se jeta sur l’assistant en brandissant sa lame.

« Où est-elle ? Où est Elisa ? Où l’avez-vous cachée ? »

Georges avait le cśur brave, mais point l’esprit trop affûté : il recula vers la porte de la chambre trois, faisant un rempart de son corps.

« Il faudra passer sur mon cadavre ! »

Mais Limbach à présent s’en moquait : ce n’était pas un cadavre qui allait l’arrêter. D’un coup de pommeau sur le front, il étendit Novimski par terre et se trouva devant la chambre qu’occupait auparavant Zoïa.

Les événements suivants n’avaient pas besoin d’être reconstitués, car Elisa en avait été tout à la fois le témoin et l’acteur.

Tourmentée comme à l’habitude par l’insomnie, elle avait avalé la veille au soir une cuiller de laudanum et dormait à poings fermés en dépit du vacarme. Elle ne fut réveillée que par le chahut qui se produisit juste derrière sa porte. Elle alluma une bougie, ouvrit, et se trouva nez à nez avec un Limbach dépenaillé et rouge d’avoir couru.

Il se précipita vers elle, les larmes aux yeux.

« Je vous ai trouvée ! Mon Dieu, ce que j’ai souffert ! »

Encore dans un demi-sommeil, peinant à rassembler ses idées, elle s’écarta d’un pas, et le sous-lieutenant prit ce mouvement pour une invitation à entrer.

« Cet endroit est peuplé d’espèces de nymphomanes ! se plaignit-il (paroles qui expliquent les hypothèses formulées plus haut, concernant la Réginina et la Goupilova). Mais c’est vous que j’aime ! Seulement vous ! »

Cette explication sur le seuil de la chambre fut interrompue par l’apparition de Vassia Innokentov, surgissant à l’angle du couloir. Il avait le sommeil lourd, c’est pourquoi, de tous les « Madrilènes », il était le dernier à s’être réveillé.

« Limbach, que faites-vous ici ? s’écria-t-il. Laissez Elisa en paix ! Et pourquoi Georges est-il étendu par terre ? Vous l’avez frappé ? Je vais prévenir Noé Noévitch ! »

Le sous-lieutenant se faufila lestement à l’intérieur de la pièce et referma la porte derrière lui. Elisa était à présent seule à seul avec lui.

On ne peut dire qu’elle en fut effrayée. Des risque-tout, elle en avait vu de toute espèce au cours de sa carrière. Certains, notamment des officiers ou des étudiants, se livraient parfois à des actes autrement plus effarants. Qui plus est, Vladimir se conduisait de manière assez sage. Il venait de tomber à genoux, il jeta son sabre sur le sol, saisit le bas du peignoir dont elle s’était vêtue, et le serra pieusement contre son sein.

« Peu importe que je meure pour vous… Peu importe même qu’on me chasse du régiment… Mes vieux parents n’y survivraient pas, mais de toute manière la vie sans vous me serait intolérable, gémit-il d’une voix confuse mais pleine de sentiment. Si vous me repoussez, je m’ouvrirai le ventre, comme le faisaient les Japonais pendant la guerre ! »

Comme il prononçait ces mots, ses doigts, comme par mégarde, froissaient en boule la fine étoffe de soie qui ainsi se plissait et remontait toujours plus haut. Le hussard mit un terme à ses lamentations pour se pencher et baiser le genou dénudé d’Elisa, et il demeura ainsi, ses baisers sonores suivant le mouvement ascendant du tissu.

Soudain, elle fut prise d’un frisson. Non point à cause de la conduite éhontée du jeune homme, mais à l’idée affreuse qui venait de lui traverser l’esprit.

Et si c’était le destin qui me l’envoyait ? Il est prêt à tout, il est amoureux. Si je lui raconte mon cauchemar, il provoquera Gengis Khan en duel, tout simplement, et le tuera. Et moi, je serai libre !

Mais aussitôt elle se sentit honteuse. Risquer la vie d’un gamin pour des fins égoïstes, c’était ignoble.

« Cessez, dit-elle faiblement en posant ses mains sur les épaules du jeune homme (la tête de Limbach disparaissait déjà tout entière sous le peignoir). Il faut que je vous parle… »

Elle ignorait elle-même comment tout cela eût fini. Aurait-elle eu assez de courage, ou bien au contraire de lâcheté, pour entraîner le garçon dans une histoire mortellement dangereuse ?

On n’alla point jusqu’aux explications.

La porte, violemment heurtée, vola hors de ses gonds. Dans l’embrasure se pressèrent le portier de l’hôtel, Innokentov et Novimski, le front orné d’une bosse écarlate et le regard furibond. Noé Noévitch les écarta. Il considéra d’un śil indigné l’indécent tableau qui s’offrait à lui. Elisa repoussa Limbach d’un coup de genou dans les dents.

« Fichez le camp d’ici ! »

L’autre se releva, ramassa son arme blanche qu’il cala sous son aisselle, puis plongea sous les bras du portier qui cherchait à l’arrêter et détala dans le couloir en hurlant : « Je vous aime ! Je vous aime ! »

« Laissez-nous », ordonna Stern.

Ses yeux lançaient des éclairs.

« Elisa, je me suis trompé sur votre compte. Je vous tenais pour une femme de catégorie supérieure, or vous vous permettez… »

Et cetera, et cetera.

Elle n’écoutait pas, et tenait les yeux baissés, rivés sur le bout de ses pantoufles.

Horrible ? Oui. Lâche ? Oui. Mais il est plus pardonnable de risquer la vie d’un benêt de petit officier que celle d’un grand auteur dramatique. Même si le duel se conclut par la mort de Limbach, Gengis Khan disparaîtra de toute façon de ma vie. Il ira en prison, ou bien se réfugiera dans son khanat ou en Europe, peu importe. Je serai libre. Nous serons libres ! Ce bonheur-là vaut bien d’être payé d’un crime… Non ?

CINQ UNITÉS AVANT LE BÉNÉFICE

La pêche au vif

« Peu de gens savent être vieux », disait le philosophe – La Rochefoucauld, semble-t-il. Eraste pensait appartenir à cette minorité heureuse, et à l’évidence il se trompait.

Où était passé son bel équilibre fait de raison et de dignité ? Quid de sa sérénité et de sa volonté, de son détachement et de son harmonie ?

Son propre cśur lui avait joué un tour auquel il ne s’attendait aucunement. Sa vie s’en trouvait chamboulée, toutes ses valeurs immuables n’étaient plus que cendres. Il se sentait tout à coup deux fois plus jeune et trois fois plus bête. Quoique ce dernier constat ne fût pas tout à fait exact. Si sa raison semblait avoir perdu le cap établi, s’être détournée du point où tendaient ses efforts, elle avait cependant gardé son acuité de toujours, et enregistrait sans pitié tous les stades et les tournants de la maladie.

Par ailleurs, Fandorine n’était pas certain qu’il fallût qualifier de maladie ce qui lui arrivait. Peut-être au contraire avait-il recouvré la santé ?

La question était philosophique, et c’est le meilleur des philosophes, à savoir Kant, qui l’aida à lui trouver une réponse. Celui-ci était chétif de naissance, il était constamment souffrant, et c’était pour lui un sujet de grand désarroi jusqu’au jour où une idée merveilleuse lui était venue à l’esprit : celle de considérer son état maladif comme de la bonne santé. Etre mal en point, c’était normal, il n’y avait pas lieu de s’affliger, das ist Leben. Et si un matin soudain tout allait bien, c’était un cadeau du destin. Dans l’instant la vie du grand homme s’était emplie de lumière et de joie.

Fandorine ne procéda pas autrement. Il cessa de s’obstiner à opposer cśur et raison. A quoi bon lutter contre l’amour, il n’avait qu’à admettre que c’était là son état normal.

Tout de suite, il se sentit plus léger. Au moins, il en avait terminé avec son désaccord intérieur. Eraste Pétrovitch avait suffisamment de motifs de tourment, sans y ajouter celui d’être furieux contre lui-même.

En vérité, c’est une lourde croix que d’être amoureux d’une actrice. Cette pensée visitait Fandorine plus de cent fois par jour.

Avec elle, il était impossible d’être jamais sûr de rien. Sans compter qu’il s’en fallait d’un instant pour qu’elle changeât du tout au tout. Tantôt glacée, tantôt passionnée, tantôt fausse, tantôt sincère, tantôt se serrant contre vous, tantôt vous repoussant ! La première phase de leurs relations, qui n’avait duré que quelques jours, avait conduit Fandorine à penser qu’Elisa, en dépit de ses poses de comédienne, était malgré tout une femme comme les autres, pleine de vie. Mais comment expliquer ce qui s’était passé rue Svertchkov ? S’était-elle produite, cette explosion de passion foudroyante, ou bien l’avait-il rêvée ? Etait-il possible qu’une femme se jette d’elle-même dans vos bras, pour ensuite se sauver en courant, et pas de manière indifférente, mais avec effroi, et même avec dégoût ? Quelle faute avait-il commise ? Oh, Eraste Pétrovitch eût payé cher pour obtenir une réponse à cette question qui le torturait. La fierté le lui interdisait. Se trouver dans le rôle pitoyable de quémandeur, de clarificateur de relations ? Jamais !

Au reste, il ne comprenait que trop. La question était purement rhétorique.

Elisa était d’abord une actrice avant d’être une femme. Une ensorceleuse professionnelle qui avait absolument besoin de coups d’éclat, de ruptures, de passions douloureuses. Son brusque changement de conduite était d’une double nature : primo, les relations sérieuses l’effrayaient, et elle ne voulait pas perdre sa liberté ; secundo, elle désirait bien sûr de cette manière ferrer plus solidement sa proie. Un tel paradoxe d’intentions est naturel pour une femme de théâtre.

Quant à lui, en vieux routier qu’il était, il en avait vu déjà de toutes les couleurs, et l’éternel jeu féminin du chat et de la souris ne lui était pas non plus étranger. Qui plus est, sous une forme bien plus savante. Dans la science de s’attacher les faveurs des hommes, la comédienne européenne avait encore bien du chemin à parcourir avant d’égaler la courtisane japonaise expérimentée, maîtrisant le jojutsu, « l’art de la passion ».

Mais tout en comprenant parfaitement ce jeu fort simple, il s’y soumettait néanmoins et souffrait, souffrait pour de bon. L’autopersuasion et la logique ne lui étaient d’aucun secours.

Alors Eraste Pétrovitch commença de se persuader qu’il avait eu de la chance. Il existe un proverbe un peu bête qui dit : « Quitte à aimer, que ce soit une reine », mais une reine, c’est idiot, ce n’est pas une femme, c’est un cérémonial ambulant. Quitte à tomber amoureux, que ce soit d’une grande actrice.

Celle-ci incarnait la beauté toujours fuyante du yugen. Ce n’était pas une femme, mais dix, mais vingt : tout à la fois Juliette, Princesse lointaine, Ophélie, Jeanne d’Arc et Marguerite Gautier. Subjuguer le cśur d’une grande actrice est très difficile, presque impossible, mais si malgré tout on y parvient, c’est comme conquérir d’un coup l’amour de toutes ces héroïnes. Si on y échoue, qu’importe, car on reste alors amoureux de toutes les meilleures femmes du monde. On ne connaîtra plus ni quiétude ni relâchement, mais qui a dit que c’était mal ? La vraie vie, c’était justement cette émotion permanente, et non les murs que Fandorine avait bâtis autour de lui quand il avait décidé de vieillir correctement.

Après la rupture, s’étant privé de la possibilité de voir Elisa, il se remémorait souvent une conversation qu’il avait eue avec elle. Ah, comme ils bavardaient bien, tous les deux, durant cette brève et heureuse période ! Il se rappelait lui avoir demandé :

« Etre actrice, qu’est-ce que ça signifie ? »

Et elle lui avait répondu :

« Je vais vous dire ce que c’est qu’être une actrice. C’est souffrir constamment la faim : une faim désespérante, insatiable. Une faim si immense que personne n’est capable de l’apaiser, si grand soit l’amour qu’on me porte. Il me manquera toujours l’amour d’un homme. J’ai besoin d’être aimée du monde entier – de tous les hommes, de tous les vieillards, de tous les enfants, et puis des chevaux, des chats, des chiens et, ce qui est le plus ardu, de toutes les femmes, ou au moins de la majorité d’entre elles. Je regarde le serveur, au restaurant, et je lui souris de manière à lui inspirer de l’amour. Je pose les yeux sur un chien et je lui demande : “Aime-moi.” J’entre dans une salle emplie de monde, et je pense : Me voici, aimez-moi ! Je suis l’être le plus malheureux et le plus heureux de la terre. Le plus malheureux, parce qu’il est impossible d’être aimé de tous. Le plus heureux, parce que je vis dans une attente permanente, comme une amoureuse avant un rendez-vous. C’est un tourment qui me consume délicieusement, et c’est là mon bonheur… »

A cet instant, elle se trouvait à la limite de la sincérité dont elle était capable.

Ou bien n’était-ce qu’un monologue tiré de quelque pièce de théâtre ?

Les sentiments sont les sentiments, mais une mission est une mission. Les revers de fortune amoureuse ne devaient pas entraver son enquête. Ou plutôt ils l’entravaient sans nul doute, déferlant périodiquement en un tourbillon qui altérait la clarté de son raisonnement, mais ils ne le distrayaient pas pour autant de ses travaux d’investigation. Un serpent dans une corbeille de fleurs, c’était plutôt un crime d’opérette, un assassinat prémédité, en revanche, ça n’avait rien d’une plaisanterie. L’inquiétude qu’il éprouvait pour l’être aimé et, au bout du compte, sa simple conscience de citoyen lui réclamaient de démasquer le perfide meurtrier. La police moscovite était libre d’aboutir aux conclusions qu’elle voulait (Eraste Pétrovitch ne nourrissait pas une très haute opinion de ses compétences professionnelles), mais il n’avait lui-même aucun doute sur le fait qu’Emraldov avait été empoisonné.

Il l’avait découvert dès le premier soir, au cours de sa visite nocturne au théâtre. Non que Fandorine eût soupçonné d’emblée quelque chose dans ce suicide soudain – il n’en était rien. Mais dès lors qu’un nouvel événement funeste et mystérieux s’était produit dans l’entourage immédiat d’Elisa, il lui fallait tirer les choses au clair.

Qu’avait-il réussi à établir ?

L’acteur s’était attardé au théâtre, parce qu’il y attendait une visite. Et d’un.

Il semblait alors d’excellentissime humeur, ce qui était tout de même étrange pour un désespéré. Et de deux.

Troisième point. L’enquêteur avait naturellement emporté avec lui la coupe qui, d’après les conclusions de la police, contenait le poison qu’Emraldov avait volontairement, semblait-il, avalé. Cependant, sur la surface vernie de la table s’observaient les traces de deux coupes. Ainsi, l’acteur avait bel et bien reçu son visiteur inconnu, et tous deux avaient bu du vin.

Quatrième point. A en juger pas lesdites traces, l’une des coupes était intacte, tandis que l’autre fuyait légèrement : tache d’eau circulaire pour la première, tache de vin pour la seconde. Visiblement, avant d’être utilisée, la vaisselle avait été rincée sous le robinet, mais on ne l’avait pas essuyée. Ensuite, un peu de vin avait suinté d’un des deux récipients.

Eraste Pétrovitch avait prélevé des particules du liquide rouge séché pour les soumettre à analyse. Le vin ne contenait pas de poison. Par conséquent, c’était l’empoisonneur supposé qui avait bu dans la coupe disparue. Et de cinq.

Le lendemain, le tableau s’était fait encore plus précis. De bon matin, utilisant l’utile méthode dite du « graissage de patte », Fandorine, avec l’aide d’un ouvreur de loges, s’était introduit dans le magasin d’accessoires. Plus exactement, l’homme s’était contenté de lui montrer où se trouvait le local, puis s’était éloigné, tandis qu’Eraste Pétrovitch ouvrait lui-même la porte, au moyen d’un simple passe-partout.

Et alors ? La seconde coupe d’étain trônait tranquillement sur une étagère, au milieu de couronnes, d’aiguières, de plats et autres objets ayant survécu à Hamlet. Fandorine avait tout de suite reconnu l’objet à sa description : il était le seul qui y répondît, avec son couvercle rabattable orné d’une aigle et d’un serpent. A en juger par la poussière, une seconde coupe s’était trouvée là quelque temps auparavant. Le soir du meurtre, Emraldov les avait prises en sortant de scène, puis quelqu’un (vraisemblablement le meurtrier) en avait remis une à sa place. Un examen au moyen d’une forte loupe avait permis de repérer dans la paroi du récipient la microfissure par laquelle le vin avait suinté. Il était visible, par ailleurs, que la coupe avait été soigneusement lavée. Si bien qu’il ne subsistait, hélas, aucune empreinte de doigt.

Et malgré tout la moitié de l’affaire était réglée. La liste des suspects se dessinait clairement. Ne restait qu’à pénétrer ce cercle pour déterminer le coupable.

Une journée encore s’était écoulée, et tout s’était arrangé à merveille. Plus besoin désormais d’agir en cachette ou de soudoyer les employés. La pièce des Deux Comètes avait été acceptée pour être mise en scène, et Fandorine était devenu membre à part entière de la troupe. C’était là en vérité conjuguer avec bonheur l’intérêt privé et le devoir civique.

Profitant d’une répétition, il avait posé à différentes personnes deux ou trois questions apparemment fortuites, et avait ainsi appris l’essentiel, à savoir quel membre de la troupe avait libre accès au magasin d’accessoires à toute heure du jour ou de la nuit. La liste des suspects s’était tout de suite trouvée réduite au minimum. Les magasins d’accessoires, réels et factices, et de costumes étaient gérés par l’assistant du metteur en scène, Novimski. Il prenait ses obligations très au sérieux, ne confiait les clefs des lieux à personne et accompagnait toujours quiconque avait besoin d’aller s’y servir. Si quelqu’un était bien placé pour remettre la coupe sur son étagère, c’était lui.

Mais il était un membre de la troupe qui n’avait pas besoin de l’accord de Novimski : son directeur lui-même. Pour savoir si Stern avait emprunté la clef du magasin à son assistant, il eût fallu poser d’autres questions, mais cela n’eût mené à rien, aussi Fandorine avait-il résolu d’étendre ses soupçons aux deux hommes.

Un troisième personnage était venu s’ajouter presque par hasard. Dans la pièce, le bouffon Labiline s’était vu confier le rôle de Kinjo, voleur pickpocket ou, pour s’exprimer de manière plus exacte, voleur picksleeve, puisque aussi bien le vêtement japonais ne possède pas de poche et qu’il était d’usage de garder les objets de valeur dans ses manches. Kostia avait eu l’occasion de jouer un pickpocket dans une pièce tirée d’Oliver Twist, et à l’époque avait étudié avec application ce métier difficile, de manière à paraître convaincant sur scène. Encouragé par le souvenir de cet épisode passé et mû par son naturel farceur, le jeune homme avait eu la fantaisie de faire démonstration de son art : au cours d’une pause, il s’était arrangé pour frôler de très près trois ou quatre personnes, pour ensuite restituer dans un grand éclat de rire à la Réginina son porte-monnaie, à Novimski son mouchoir, et à Méfistov un flacon d’on ne savait quel médicament. Indulgente, Vassilissa Prokofievna avait seulement traité l’habile garçon de « filou » ; Novimski s’était contenté d’en profiter pour se moucher ; mais Anton Ivanovitch avait déclenché un scandale, en hurlant qu’un honnête homme ne se permettait pas de fouiller dans les poches des autres, même pour plaisanter.

Après cet incident comique, Fandorine avait inscrit également Labiline sur sa liste de suspects. S’il avait réussi à soustraire son mouchoir à Novimski, il pouvait aussi bien lui avoir subtilisé une clef.

Il ne lui fallut que vingt-quatre heures encore pour élaborer et mettre en śuvre une simple opération inspirée de l’antique méthode policière dite « de la pêche au vif ».

Dans la journée, Eraste Pétrovitch s’introduisit en cachette dans le magasin d’accessoires, en recourant à son passe-partout. Il venait de déposer sa montre chronomètre Buhré à côté de la coupe d’étain, quand il entendit un curieux bruit étouffé. Il se retourna et aperçut à gauche, sur une étagère, un gros rat qui l’observait avec un calme dédaigneux.

— A t-très bientôt, lui dit Fandorine avant de ressortir.

Plus tard, à cinq heures, comme tout le monde prenait le thé (encore une tradition), la conversation vint à porter à nouveau sur la mort d’Emraldov. Les comédiens se prirent à imaginer quelles raisons avaient pu pousser celui-ci au suicide.

Eraste Pétrovitch laissa échapper, comme s’il se parlait à lui-même, mais néanmoins à haute voix :

— Un suicide ? Rien n’est moins sûr…

Tous se tournèrent vers lui.

— Et de quoi pourrait-il s’agir, si ce n’est pas le cas ? s’exclama Innokentov, surpris.

— Je vous répondrai bientôt, dit Fandorine d’un air assuré. Il y a quelques hypothèses. A dire vrai, ce ne sont même pas des hypothèses, mais des faits. Ne me posez aucune question pour l’instant. Demain, je saurai tout de manière certaine.

Elisa (on était alors au tout début de leurs relations) lui dit avec reproche :

— Cessez donc de parler par énigmes ! Qu’avez-vous appris ?

— C’est du domaine de la divination ? demanda Stern, sans ironie, d’un air au contraire parfaitement sérieux.

Sa joue avait tressauté, secouée par un tic nerveux – ou bien était-ce une illusion ?

Méfistov se tenait debout, dos tourné, et ne manifestait aucune curiosité. Bizarre : était-il possible qu’un sujet aussi piquant le laissât de marbre ?

Qu’en était-il de Novimski ? Il avait souri, montrant les dents. Ses yeux étaient posés sur Fandorine, et ne s’en détachaient pas.

Bien, passons au deuxième acte.

Eraste Pétrovitch avait devant lui deux verres de thé. Il les prit en main, observa l’un, puis l’autre, et enfin, la mine pensive, cita la réplique de Claudius voyant Gertrude boire le poison :

— « C’est la coupe empoisonnée. Il est trop tard !… » Oui, c’est exactement ainsi que les choses se sont passées. Deux coupes, dans l’une d’elles, la m-mort…

Il prononça à dessein ces mots d’une voix à peine audible, presque dans un murmure. Pour les distinguer, l’assassin eût dû s’approcher et tendre le cou. Excellent procédé, inventé par le prince du Danemark dans la scène de la « souricière ». Quand les suspects sont identifiés, il n’est pas difficile d’épier leurs réactions.

Stern n’entendit rien : il était occupé à parler avec Rézonovski. Méfistov ne se retourna pas davantage. En revanche, l’assistant du metteur en scène se pencha d’un bloc vers Fandorine, tandis que son étrange sourire se changeait en une sorte de grimace.

Et voilà toute l’enquête, songea Eraste Pétrovitch avec même quelque regret. Nous avons eu affaire à des charades plus retorses.

Il aurait pu, bien sûr, épingler sur-le-champ le criminel, il disposait pour cela d’un assez solide faisceau de présomptions. Se dessinait même une hypothèse de mobile : le désir ardent de jouer Lopakhine. Pour qui ne connaissait pas le milieu théâtral, pareille idée, cependant, paraîtrait fantastique. Il y avait peu de chances même qu’un tribunal y accordât foi, d’autant plus qu’on ne pouvait exhiber aucune preuve certaine.

Par conséquent, il fallait prendre l’individu en flagrant délit, pour qu’il lui fût impossible de se tirer d’affaire.

Qu’à cela ne tienne, abordons l’acte trois.

Eraste Pétrovitch glissa la main dans son gousset.

— Saperlotte ! Mais où est donc passée ma montre ? M-messieurs dames, personne ne l’aurait vue ? Une montre en or, une Paul Buhré ? Avec une breloque en forme de loupe.

Personne, bien entendu, n’avait vu la montre, mais la majorité des acteurs, dans le vśu de rendre service au dramaturge, entreprit aussitôt de rechercher l’objet. On regarda sous les fauteuils, on pria Eraste Pétrovitch de se rappeler s’il n’avait pu laisser sa montre au buffet ou bien, mille excuses, au water-closet.

Il se frappa le front.

— Ah mais oui, dans le magasin d’acc…

Et comme s’il se reprenait soudain, il n’acheva pas et se mit à tousser.

Intermède des plus primitifs, destiné aux imbéciles. Mais Fandorine, pour parler franchement, n’était guère enclin à estimer très haut les facultés intellectuelles de l’adversaire.

— Ce n’est rien, ne vous inq-quiétez pas, messieurs, je viens de me rappeler… déclara-t-il. Je la récupérerai plus tard. Où elle est, elle ne se sauvera pas.

Novimski se comportait comme le malfaiteur de quelque spectacle de province, autrement dit de manière presque caricaturale : le rouge aux joues, il se mordait les lèvres et jetait à Eraste Pétrovitch des regards furieux.

Il ne restait plus longtemps à attendre.

La répétition finie, les comédiens commencèrent de prendre congé.

Eraste Pétrovitch prit tout son temps. Assis, jambes croisées, il alluma un cigare. Quand enfin il fut seul, il se garda encore de se presser, laissant au criminel le temps de s’agiter et de se morfondre.

Bientôt tout fut silencieux à l’intérieur du bâtiment. Voilà, l’heure était venue.

Le jugement du destin

Il sortit sur le palier et descendit à l’étage de service. Le couloir aveugle sur lequel donnaient les portes des ateliers et des magasins était plongé dans la pénombre.

Fandorine s’arrêta devant le local aux accessoires. Il secoua la poignée. Fermée – de l’intérieur très certainement.

Il ouvrit la porte avec son passe-partout. A l’intérieur régnait l’obscurité la plus totale. Eraste Pétrovitch aurait pu allumer, mais il voulait faciliter la tâche au criminel. La pâle bande de lumière qui filtrait du couloir suffisait amplement pour atteindre l’étagère et y prendre la montre qu’il avait laissée là.

Tandis qu’il s’avançait dans le noir, s’attendant à chaque instant à être agressé, Fandorine ressentit non sans honte une très agréable excitation : son pouls battait le tambour, sa peau était parcourue de frissons, chacun de ses nerfs vibrait sous la tension. C’était là l’authentique raison pour laquelle il n’avait pas collé le Borgia amateur au mur, ne l’avait pas chargé de la chaîne de présomptions pesant contre lui. Il avait eu envie de se secouer, de s’aérer, de se fouetter le sang. L’amour, le danger, l’avant-goût de la victoire – c’était ça la vraie vie, et la vieillesse pouvait attendre.

Il ne s’exposait pas à un bien grand risque. A moins que l’homme ne s’avisât de lui tirer dessus, mais c’était peu probable. Premièrement, le gardien entendrait le coup de feu et appellerait la police. Deuxièmement, d’après l’image que Fandorine s’était formée du personnage, ce « Lermontov pour pauvres », comme l’avait baptisé Stern avec autant de justesse que de cruauté, choisirait un procédé plus théâtral.

Néanmoins, l’ouïe d’Eraste Pétrovitch était pleinement mobilisée, prête à saisir le déclic étouffé de l’arme dont on relève le chien. Il n’est pas si simple de toucher un chat noir (Fandorine ce jour-là portait une redingote noire) se déplaçant rapidement dans une pièce enténébrée.

Il avait déjà repéré l’endroit où se tenait le tueur. De l’angle droit lui était parvenu un léger bruissement. Personne, à part lui qui en son temps avait spécialement appris à écouter le silence, n’eût accordé d’importance à ce bruit, mais Eraste Pétrovitch avait tout de suite compris de quoi il s’agissait : c’était un frottement d’étoffe contre étoffe. L’homme tapi en embuscade venait de lever une main. Que tenait-elle ? Une arme blanche ? Un objet lourd et contondant ? Ou bien malgré tout un revolver déjà armé ?

A tout hasard, Fandorine fit un rapide pas de côté, quittant la zone de lumière grisâtre pour l’obscurité. Il se mit à siffloter la romance d’Aliabiev, Rossignol, mon rossignol, d’une manière toute particulière : les lèvres jointes orientées sur le côté. Si le criminel était en train de viser, il aurait l’illusion que sa cible se tenait un pas plus à gauche.

Eh bien, monsieur Novimski. De l’audace ! La victime ne soupçonne rien. Attaquez !

Cependant une surprise attendait Eraste Pétrovitch. L’interrupteur claqua, et le local s’inonda de lumière électrique, lumière d’autant plus vive que l’ombre, un instant avant, était profonde. Ainsi s’expliquait pourquoi l’assistant de Noé Stern avait levé la main.

Car, bien entendu, c’était lui : la frange en bataille, le regard brillant, fiévreux. Le raisonnement de Fandorine était donc juste. Néanmoins il dut faire face à un autre imprévu. Ce que Novimski brandissait, ce n’était pas un couteau, ni une hache, encore moins un vulgaire marteau, mais deux rapières munies d’une garde en forme de coquille. Elles reposaient un peu plus tôt sur une étagère, au-dessous de la coupe – armes factices destinées au même spectacle.

— Très bel effet, lança Eraste Pétrovitch en faisant mine d’applaudir. Dommage seulement qu’il n’y ait pas de spectateurs.

De spectateur, il en était un tout de même : le rat entrevu dans l’après-midi se tenait à la même place, les yeux luisant d’une lueur mauvaise. De son point de vue d’animal, tous deux n’étaient sans doute que des malotrus qui s’étaient introduits brutalement dans son domaine.

L’assistant barrait la porte du local ; bizarrement, il tenait les rapières pommeau en avant.

— P-pourquoi avez-vous allumé la lumière ? Dans le noir, ç’aurait été plus simple.

— Il n’est pas dans mes habitudes de frapper dans le dos. Je vous livre au jugement du destin, monsieur le faux auteur. Choisissez votre arme et défendez-vous !

Il était assez singulier, ce Novimski. Calme, solennel même, eût-on pu dire. Les assassins démasqués ne se conduisent pas de cette manière. Et quelle était cette pantalonnade avec les armes factices ? Quelle idée avait-il en tête ?

Fandorine saisit néanmoins une rapière, la première qui lui tomba sous la main, sans réfléchir. Il jeta un rapide coup d’śil à la pointe. Impossible avec ça de transpercer un être humain, tout au plus pouvait-on infliger une égratignure. A la rigueur une bosse, en frappant à toute volée.

Eraste Pétrovitch n’avait pas eu le temps d’adopter une position défensive (à dire vrai il en était encore à se demander s’il allait participer à cette pitrerie) que son adversaire, au cri de « En garde ! », passait à l’attaque, et se fendait en un mouvement impétueux. Si Fandorine n’avait pas été doué de prodigieux réflexes, la lame l’eût atteint en pleine poitrine, mais il sut esquiver à temps. Malgré tout l’extrémité de l’arme déchira sa manche et lui entama la peau.

— Touché ! s’écria Novimski en secouant sa rapière tachée d’une gouttelette de sang. Vous êtes mort !

La belle redingote était irrémédiablement fichue, et la chemise avec elle. On ne saurait décrire à quel point Eraste Pétrovitch en fut courroucé, lui qui commandait tous ses vêtements à Londres.

Il convient de dire qu’il n’était pas mauvais en escrime. Un jour, dans sa jeunesse, il avait manqué perdre la vie dans un duel au sabre, et à la suite de l’incident avait pris soin de combler ce qui s’était révélé être une dangereuse lacune de son éducation. Il contre-attaqua, accablant son adversaire d’une cascade de coups. Vous voulez vous amuser ? Eh bien, prenez ça !

Par ailleurs, d’un point de vue psychologique, un moyen éprouvé d’écraser la volonté de son ennemi est bien d’emporter sur lui la victoire dans n’importe quelle compétition.

Novimski était à présent en fâcheuse posture, mais il se défendait avec art. Eraste Pétrovitch ne réussit qu’une seule fois à le frapper convenablement au front du tranchant de la lame, puis une fois encore à le toucher sous l’oreille, d’un autre coup de taille. Reculant sous l’assaut impérieux, l’assistant dardait sur un Fandorine blême de rage un regard où se lisait une stupéfaction croissante. Visiblement, il ne s’attendait pas à une telle science des armes de la part du dramaturge.

Bon, assez joué les idiots, se dit Eraste Pétrovitch. Finiamo la commedia.

D’un double enveloppement, il crocha l’épée de l’adversaire, exécuta un moulinet, et la rapière s’en fut voler au loin, dans un coin de la pièce. Quand il eut acculé Novimski contre un mur sous la menace de sa lame, Fandorine déclara d’un ton sarcastique :

— Laissons là le théâtre. Je vous propose de revenir dans le domaine de la vraie vie. Et de la vraie mort.

L’ennemi vaincu se tenait immobile, ses yeux louchant sur la pointe de métal qui pressait sa poitrine. Des gouttes de sueur perlèrent sur son front livide que le rouge d’une bosse commençait de colorer.

— Seulement je préfère ne pas mourir embroché, dit-il d’une voix rauque. Tuez-moi plutôt d’une autre manière.

— Pourquoi voudrais-je donc vous tuer ? demanda Fandorine, surpris. Qui plus est, ce serait assez difficile avec ce fer émoussé. Non, mon ami, vous irez au bagne. Pour le lâche assassinat que vous avez commis de sang-froid.

— De quoi parlez-vous ? Je ne comprends pas.

Eraste Pétrovitch fronça les sourcils.

— Mon cher monsieur, ne vous obstinez pas à nier devant des faits qui parlent d’eux-mêmes. D’un point de vue théâtral, ce serait d’un ennui m-mortel. Si ce n’est pas vous qui avez empoisonné Emraldov, pour quelle raison m’auriez-vous tendu cette embuscade ?

L’assistant releva la tête, les yeux écarquillés, et battit des paupières.

— Vous m’accusez du meurtre d’Hippolyte ? Moi ?

Pour un acteur de troisième plan, l’étonnement était assez bien joué. Au point qu’Eraste Pétrovitch éclata de rire.

— Et qui d’autre ?

— Mais ce n’est donc pas vous qui avez fait ça ?

Fandorine avait rarement eu l’occasion d’observer pareil culot. Il en fut même un peu désarçonné.

— Comment ?

— Mais vous vous êtes trahi vous-même. Aujourd’hui, pendant qu’on prenait le thé !

Novimski porta prudemment la main à la lame et l’écarta de son sein.

— Depuis avant-hier, j’étais dévoré par le doute. Un homme comme Hippolyte ne pouvait se donner la mort ! Cela ne collait pas, dans mon esprit. Il aimait trop sa propre personne. Et voilà que vous parlez des coupes. Ç’a été comme un choc pour moi ! Il y avait quelqu’un dans la loge, avec Hippolyte ! Qui a bu du vin avec lui ! Et lui a versé du poison ! Je suis allé au magasin d’accessoires examiner la seconde coupe. Et tout à coup qu’est-ce que je vois ? Une montre Buhré ! Ce fut comme si on m’ôtait une taie des yeux. Tout concordait ! Le mystérieux M. Fandorine surgi d’on ne savait où, puis disparu, puis réapparu, le lendemain même de la mort d’Hippolyte ! Son lapsus à propos des deux coupes ! La montre oubliée ! J’ai deviné que retourneriez la chercher. Vous savez, je ne suis pas expert en résolution de mystères, mais je crois en la justice du sort, et au jugement de Dieu. C’est pourquoi j’ai pris ma décision : s’il vient, je le provoque en duel. Et si Fandorine est un criminel, le destin le châtiera. Je suis descendu dans ma loge, puis je suis revenu ici pour vous attendre, et vous êtes arrivé. Mais vous êtes resté en vie, et à présent je ne sais plus que penser…

Il écarta les mains en un geste d’impuissance.

— Quel délire ! s’esclaffa Fandorine. Pour quelle raison aurais-je eu besoin de tuer Emraldov ?

— Par jalousie.

Novimski le regardait avec un air de reproche mêlé de lassitude.

— Emraldov la harcelait de manière trop évidente. Or vous êtes amoureux d’elle, ça se voit. Vous aussi vous avez perdu la tête à cause d’elle. Comme beaucoup…

Se sentant rougir, Eraste Pétrovitch haussa la voix, sans même demander de qui il était question :

— Nous ne parlons pas de moi, mais de vous ! Quelles sornettes me c-contez-vous là à propos de jugement de Dieu ? Il est impossible de tuer qui que ce soit avec ces deux tiges de fer !

L’assistant jeta un regard craintif à la lame.

— Oui, c’est une rapière factice. Mais en dirigeant son coup avec précision, on peut transpercer la peau : c’est ce que j’ai fait au premier assaut.

— Et alors ? Personne n’est encore mort d’une égratignure.

— Tout dépend de laquelle. Je vous ai dit, je crois, que j’étais passé d’abord à ma loge. J’ai là-bas toute une armoire à pharmacie renfermant des remèdes pour toutes les circonstances de la vie. Dans une troupe, vous savez, on voit de tout. M. Méfistov souffre de crises d’épilepsie, Vassilissa Prokofievna a couramment des vapeurs, il nous arrive également parfois des accidents. Or moi, je suis responsable de tout et de tous. Je dois jouer l’homme à tout faire. On nous l’enseignait à l’école d’officiers : un bon commandant est tenu d’être compétent en tout.

— P-pourquoi me racontez-vous ça ? Qu’ai-je à faire de votre pharmacie ? coupa Fandorine d’un ton irrité, mortifié que les secrets de son cśur fussent si transparents à un regard étranger.

— J’y conserve entre autres choses un flacon rempli d’un poison concentré de cobra d’Asie centrale. Je l’ai rapporté du Turkestan. C’est un remède souverain contre les maux de nerfs. Nos dames sont souvent sujettes à de fort pénibles crises d’hystérie. Mme Goupilova, quand elle est à bout, en vient jusqu’à tomber dans des convulsions. Mais là, deux gouttes sur un tampon d’ouate, un massage des tempes, et il n’y paraît plus.

Novimski mima comment il s’y prenait pour faire pénétrer le produit dans la peau.

— Alors il m’est venu une idée. J’ai enduit de poison l’extrémité d’une des rapières. Comme Laërte dans Hamlet. J’ai pensé : Si Fandorine a empoisonné Hippolyte, eh bien, qu’il meure de même manière, ce sera le jugement de Dieu. Les armes sont absolument semblables d’aspect, je ne savais plus moi-même laquelle était infectée. Si bien que notre duel n’avait rien d’une comédie, c’était pour de bon un combat à mort. Si le poison contamine le sang, les premiers spasmes de l’agonie se produisent deux minutes plus tard, puis vient une paralysie du système respiratoire.

Eraste Pétrovitch secoua la tête : tout cela restait délirant.

— Et si la rapière empoisonnée vous avait égratigné, vous ?

L’assistant haussa les épaules et répondit :

— J’ai dit que je croyais au destin. Pour moi, ce ne sont pas de vains mots.

— Cependant, je ne vous crois pas !

Fandorine porta la pointe de l’arme à ses yeux. Elle semblait en effet briller d’un éclat humide.

— Attention, n’allez pas vous blesser ! Et si vous ne me croyez pas, passez-moi ça.

Eraste Pétrovitch lui tendit tout aussitôt l’épée, en même temps qu’il plongeait la main dans la poche où il avait glissé un revolver. Un type étrange que cet assistant. Impossible de savoir à quoi s’attendre avec lui. Feignait-il d’être fou ? Allait-il de nouveau l’agresser ? C’eût été le dénouement le plus simple. Fandorine lui tourna exprès le dos, continuant d’épier les mouvements de Novimski grâce à l’ombre que celui-ci projetait sur le sol.

La silhouette de l’ancien lieutenant vacilla, puis à la vitesse de l’éclair se plia en deux, le bras tendu prolongé par le mince segment de droite que dessinait la rapière. Eraste Pétrovitch se tenait prêt à parer l’attaque : d’un bond il s’écarta sur la gauche et fit face. Cependant l’ombre l’avait induit en erreur. Ce n’était pas dans sa direction que Novimski avait exécuté sa fente.

Au cri de « Je parie un ducat qu’il est mort ! », il venait de frapper de son arme le rat placidement perché sur l’étagère. Il ne l’avait point transpercé pourtant, mais juste blessé légèrement et projeté contre le mur. L’animal couina puis se carapata aussitôt, renversant calices et vases de papier mâché.

— Vous venez de p-perdre un ducat. Et maintenant ? demanda Eraste Pétrovitch d’un ton mauvais.

Il se sentait un peu ridicule de s’être écarté si vivement. Encore heureux qu’il n’eût pas eu le temps de sortir son pistolet.

Mais Novimski ne semblait même pas avoir remarqué la réaction de Fandorine. Il essuya très soigneusement le bout de la lame puis entreprit d’écarter les casiers.

— Admirez !

Le rat gisait, ventre à l’air, ses quatre menues pattes agitées de tremblements.

— Sur une bête de petite taille, le poison a agi de manière presque instantanée. Je vous le répète, je voulais châtier le meurtrier. Mais le destin vous a reconnu innocent. A mes yeux, vous êtes lavé de tout soupçon.

A cet instant seulement, Eraste Pétrovitch se trouva convaincu d’avoir échappé par miracle à une mort aussi stupide que cruelle. Sans la veine qui l’avait toujours servi, et poussé cette fois-ci à choisir d’emblée l’arme enduite de poison, il serait à présent étendu là, par terre, comme ce malheureux rat, la bouche ouverte, tordue d’un rictus. C’eût été une mort imbécile…

— M-merci. Seulement vous, à mes yeux, vous n’êtes encore lavé de rien. Emraldov a bu le vin avec quelqu’un de son entourage. Puis l’empoisonneur a rapporté la seconde coupe au magasin d’accessoires. Vous êtes le seul à y avoir libre accès. Vous aviez en outre un mobile : Emraldov avait décroché le rôle sur lequel vous comptiez.

— Si nous nous entre-assassinions pour des rôles, les théâtres seraient depuis longtemps transformés en cimetières. Vous avez une idée par trop romantique des acteurs, dit Novimski en osant un sourire. Quant à ce local, j’en possède en effet la clef. Mais votre exemple prouve qu’il n’en est pas besoin pour pouvoir y entrer. Autre chose encore. Savez-vous quand, exactement, Hippolyte a rencontré son meurtrier ?

— Oui. Le gardien de nuit l’a vu peu après neuf heures. Et la mort, d’après les conclusions du médecin légiste, est survenue avant minuit. Je me suis renseigné auprès de la police.

— Autrement dit, le crime a été commis dans cet intervalle ? Alors j’ai un alibi.

— Lequel ?

Après une brève hésitation, Novimski répondit :

— Jamais je ne me fusse résolu à en parler, mais je me sens coupable d’avoir failli vous tuer. Je le répète, j’étais sûr que vous étiez l’empoisonneur, or il apparaît que vous recherchez vous-même le coupable… Le destin vous a disculpé.

— Arrêtez avec votre histoire de destin ! explosa Eraste Pétrovitch qui voyait déjà son hypothèse tomber à l’eau, et s’en trouvait furieux. Autrement, j’ai l’impression de parler avec un lunatique !

— Vous avez tort de le prendre comme ça.

Novimski leva la main et déclara, les yeux au plafond ou, pour utiliser une expression plus solennelle, le regard tendu vers les cieux :

— Celui qui croit en la Puissance suprême le sait : rien n’arrive par hasard. En particulier quand il est question de vie et de mort. Et celui qui ne croit pas en Elle ne se distingue en rien d’un animal.

— Vous parliez d’un alibi… coupa Fandorine.

L’assistant soupira, puis répondit, sans emphase cette fois-ci, de sa voix habituelle :

— Ceci doit rester, bien sûr, strictement entre nous. Donnez-m’en votre parole. Il y va de la réputation d’une dame.

— Je ne vous donne aucune p-parole que ce soit. Vous étiez avec une femme ce soir-là ? Son nom ?

— D’accord. Je m’en remets à vos principes d’honnête homme. Si vous veniez un jour à lui en parler, à elle (vous comprenez à qui je fais allusion), ce serait lâche de votre part.

Novimski baissa la tête, poussa un soupir.

— Ce soir-là j’ai quitté le théâtre en compagnie de Zoïa Nikolaïevna. Nous sommes restés ensemble jusqu’au matin…

— Zoïa Linotova ? demanda Eraste Pétrovitch après une seconde de silence, le temps de comprendre de qui il était question.

Personne n’avait encore nommé devant lui la petite comédienne par ses prénom et patronyme. Cependant, s’il fut surpris par l’aveu, ce ne fut qu’au premier instant.

— Oui.

L’assistant gratta la bosse qui ornait son front d’un geste fort peu romantique.

— Comme disait Térence, je suis un être humain, et rien de ce qui est humain ne m’est étranger. Vous êtes un homme, vous me comprendrez. Finalement, il existe des besoins physiologiques. Seulement ne me demandez pas si j’aime Zoïa Nikolaïevna.

— Je m’en garderai, promit Fandorine. Mais j’aurai forcément une petite conversation avec Mme Linotova. Quant à nous, nous aurons à poursuivre plus tard cet entretien.

Un million de tourments

Au sortir du théâtre, en dépit de l’heure assez tardive, Eraste Pétrovitch s’en fut directement à l’hôtel en automobile, afin que Novimski n’eût pas le temps de le devancer et de s’entendre avec la Linotova. Précaution superflue, sans doute, car Eraste Pétrovitch était déjà certain que l’alibi se trouverait confirmé, mais quand une affaire est sérieuse, chaque détail doit être vérifié.

Quand, arrivé au Madrid, il eut enfin déniché la chambre de la comédienne, Fandorine s’excusa de sa visite inopinée, et encore davantage du caractère brutal de la question qu’il avait à poser. Cette demoiselle demandait à être interrogée sans détour ni équivoque. Et c’est bien ainsi qu’il procéda.

— Ceci concerne les circonstances de la mort de M. Emraldov, dit-il. Aussi laissons de côté pour un temps les considérations de b-bienséance. Dites-moi, où et avec qui étiez-vous le soir et la nuit du 13 septembre ?

Le minois tout en taches de son de la Linotova se fendit d’un sourire benêt.

— Oh oh ! Ainsi, à votre avis, j’ai l’air d’une femme qui peut n’être pas seule la nuit ? C’est presque flatteur.

— Ne perdez pas de temps en dérobades. Je suis pressé. Répondez simplement : étiez-vous en compagnie de M. Novimski ? Oui ou non ? Votre moralité ne m’intéresse pas, madame. Je veux connaître la v-vérité.

Le sourire ne s’effaça pas, mais perdit toute gaieté, même forcée. Les yeux verts qui fixaient le visiteur impromptu étaient vides de toute expression. Impossible de deviner à quoi pensait leur propriétaire. Heureusement que la Linotova joue les enfants sur une scène de théâtre, et non au cinématographe, songea Eraste Pétrovitch. On ne montrerait jamais en gros plan un gosse avec un tel regard.

— Vous avec déclaré tantôt qu’Emraldov ne s’était pas suicidé, prononça la jeune actrice en détachant ses mots. C’est donc que vous avez des soupçons… Et des soupçons contre Georges, c’est bien ça ?

Fandorine connaissait bien ce type de personnalités. Leur entourage n’est pas enclin à les prendre au sérieux, tant leur aspect et leur comportement s’y opposent. Et le plus souvent leur entourage se trompe sur leur compte. Les personnes de petite taille, indépendamment de leur sexe, possèdent souvent un fort caractère et sont bien loin d’être sottes.

— J’ignore qui vous êtes en réalité, et ne souhaite pas le savoir, continua Zoïa. Cependant vous pouvez exclure Georges de vos hypothèses. Il a passé la nuit ici, tenez, dans ce lit.

Sans se retourner, elle pointa le doigt sur un étroit lit de fer, avec un sourire crispé encore plus déplaisant.

— D’abord nous nous sommes livrés au péché de chair. Puis il a dormi, et je suis restée étendue à côté de lui à le regarder. Le lit est étroit, mais comme vous pouvez le remarquer, j’occupe peu de place. Les détails vous intéressent ?

— Non.

Incapable de soutenir son regard étincelant, Fandorine baissa les yeux.

— Je vous demande p-pardon, mais c’était nécessaire…

De retour chez lui, dans son laboratoire personnel, il analysa la rapière rapportée du magasin d’accessoires. Le sieur Novimski se révélait un homme plein de ressources. Pour de bon, fort adroit de ses mains. La pointe de l’arme avait été enduite d’un mélange de poison de naja oxiana et de graisse animale, ajoutée visiblement pour éviter que la substance toxique ne se dessèche. Une injection de cette saleté eût sans aucun doute entraîné une mort très rapide et douloureuse.

Le lendemain matin, avant la répétition, Fandorine effectua une dernière et indispensable vérification en rendant visite à la police judiciaire, où on le connaissait fort bien. Il y posa une question et reçut une réponse. Emraldov avait été victime d’un tout autre poison : un classique cyanure.

En chemin pour le théâtre, Eraste Pétrovitch s’abandonna à des pensées moroses, observant que ses compétences de détective s’étaient quelque peu altérées et son esprit passablement amoindri depuis qu’il était amoureux. Non content d’avoir échafaudé une fausse hypothèse, il s’était dévoilé devant ce cinglé de Georges Novimski. Il allait devoir à présent s’expliquer avec lui, réclamer qu’il tienne sa langue, de manière à ne pas effaroucher le véritable empoisonneur.

Cependant Eraste Pétrovitch n’eut pas le loisir de s’entretenir avec l’assistant ce jour-là, car Elisa accepta tout à trac de venir chez lui, rue Svertchkov, choisir un kimono, et le miracle se produisit, après quoi tous les sortilèges se dissipèrent, et il se retrouva seul dans la maison totalement vide et morte.

Novimski débarqua lui-même sans crier gare, le lendemain après-midi. Depuis qu’Elisa avait pris la fuite, Fandorine n’était pas sorti de chez lui. Il était resté assis, en robe de chambre, en proie à un inexplicable engourdissement, fumant cigare sur cigare. De temps à autre, saisi d’une soudaine agitation, il se prenait à arpenter la pièce et à converser à haute voix avec un être invisible, puis il se rasseyait et replongeait dans sa torpeur. Lui toujours si soigné de sa personne avait le cheveu pendant, mèches blanches en désordre, le menton ombré d’une barbe naissante, et les yeux soulignés de cernes bleus, du même ton que ses prunelles.

La tenue de l’assistant de Stern contrastait vivement avec le laisser-aller du dramaturge. Quand Fandorine, traînant mollement ses pantoufles, eut enfin ouvert la porte (à laquelle on sonnait depuis peut-être cinq minutes au moins, sinon dix), il découvrit que M. Novimski s’était endimanché d’une jaquette neuve, sous laquelle il avait boutonné un faux col étincelant noué d’une cravate de soie, et tenait à la main une paire de gants blancs ; ses fines moustaches d’officier pointaient belliqueusement de chaque côté, tels deux cobras prêts à l’attaque.

— Je me suis enquis de votre adresse auprès de Noé Noévitch, déclara Novimski d’un ton sévère. Comme vous n’avez pas daigné hier m’accorder de votre temps, et qu’aujourd’hui vous ne vous êtes pas montré du tout, je suis moi-même venu vous trouver. Il y a deux sujets sur lesquels nous devons nous expliquer.

A coup sûr, il vient juste de voir Elisa – voilà tout ce que pensa Fandorine en voyant l’assistant. Puis il demanda :

— La répétition est-elle donc déjà finie ?

— Non. Mais M. Stern nous a tous libérés, excepté les rôles principaux. En ce moment même Mme Lointaine et votre fils adoptif travaillent la scène d’amour. J’aurais pu rester, mais j’ai préféré m’en aller. Il montre, à mon goût, beaucoup trop de zèle, votre Japonais. Le spectacle m’était pénible.

Le sujet était douloureux pour Eraste Pétrovitch, qui esquissa une grimace.

— Mais que voulez-vous ?

— J’aime Mme Lointaine, déclara Novimski, comme s’il constatait un fait bien connu. Comme beaucoup d’autres. Y compris vous. C’est sur ce point que je souhaiterais m’expliquer.

— F-fort bien, entrez…

Ils prirent place dans le salon. Georges se tenait le dos droit, et n’avait pas lâché ses gants. Il compte me provoquer une nouvelle fois en duel, ou quoi ? songea Fandorine avec une indifférente ironie.

— Je vous écoute. C-continuez.

— Dites-moi, vos intentions concernant Mme Lointaine sont-elles honnêtes ?

— On ne p-peut plus honnêtes.

Ne plus jamais la voir et m’efforcer de l’oublier, ajouta-il en son for intérieur.

— Alors je m’adresse à vous de gentleman à gentleman. Convenons, vous et moi, de ne pas recourir à des procédés lâches et déloyaux pour obtenir sa main. Puisse-t-elle s’unir au plus digne d’entre nous en un mariage qui aura la protection des cieux !

Les yeux de l’assistant, accoutumés à l’hyperbole, se tournèrent vers le lustre où quelques grelots japonais se balançaient au gré d’un courant d’air. Ding-ding, égrenaient-ils dans un tintement étouffé.

— Q-qu’il en soit ainsi. Je n’ai rien contre.

— Merveilleux ! Donnez-moi votre main ! Mais sachez-le bien : si vous rompez notre accord, je vous tue.

Fandorine haussa les épaules. Il lui était déjà arrivé d’entendre semblables menaces de la part d’adversaires autrement plus dangereux.

— Parfait. Le premier point est réglé, nous n’y reviend-drons plus. Quel est le second ?

— Le meurtre d’Hippolyte. La police reste inactive. Nous devons, vous et moi, découvrir le coupable.

Georges se pencha en avant et tira sur sa moustache, d’un air martial.

— Dans ces sortes d’affaires, je suis encore moins habile que vous.

Ici, Eraste Pétrovitch fronça les sourcils.

— Mais je puis néanmoins me révéler utile. A deux, la tâche nous sera plus facile. Je suis d’accord pour vous servir d’assistant, c’est une fonction dont j’ai l’habitude.

« Je vous remercie, mais j’ai déjà un assistant », lui eût rétorqué Fandorine quelques jours plus tôt, mais la situation était telle à présent qu’il répondit d’une voix sourde :

— Bien. Je m’en souviendrai.

Aux souffrances engendrées par la rupture avec la femme aimée s’en ajoutait une autre qui n’était pas moins difficile à endurer : la fissure qui s’était produite dans ses rapports avec Massa, l’unique personne qui lui fût proche. Durant trente-trois ans, ils avaient été inséparables, avaient traversé ensemble mille épreuves, et s’étaient accoutumés à se reposer en tout l’un sur l’autre. Mais ces derniers jours, Eraste Pétrovitch ressentait en permanence une irritation croissante contre son camarade.

Tout avait commencé le 15, le jour de la lecture de la pièce. Fandorine avait emmené Massa avec lui au théâtre, dans le but de produire sur Stern un maximum d’impression. Tenez, voici une pièce tirée de la vie japonaise, et voici en guise de supplément un Japonais authentique que vous pouvez consulter sur n’importe quel sujet.

Prévoyant que le metteur en scène se demanderait où trouver un interprète pour le rôle masculin principal, qui sût jongler, marcher sur la corde raide et exécuter diverses culbutes acrobatiques, Eraste Pétrovitch ne nourrissait aucun doute : il n’existait sur terre aucun acteur de cette sorte, et Stern serait contraint de proposer le rôle à l’auteur de la pièce lui-même. Le rôle était muet, le libérant de son maudit bégaiement ; il ne réclamait pas qu’il montrât son visage (excepté une fois, tout à la fin), et surtout il incluait une scène d’amour avec l’héroïne. En s’imaginant embrasser Elisa, l’auteur avait plus d’une fois connu un puissant élan d’inspiration supplémentaire.

Et qu’était-il sorti de tout cela ? Le rôle avait échu au Japonais ! Sa face de lune aux yeux étroits, voyez-vous, avait paru au metteur en scène plus intéressante que le visage d’Eraste Pétrovitch. Massa, l’animal, avait eu l’impudence d’accepter la proposition. Quand il avait vu que son maître était mécontent, il lui avait expliqué en japonais qu’il serait ainsi plus commode de surveiller la troupe de l’intérieur. C’était parfaitement logique, aussi Fandorine avait-il marmonné d’un ton aigre : « Soré wa tashikani sô dakedo… », autrement dit : « C’est bien vrai, certes… » Il n’allait tout de même pas se quereller devant témoins à cause d’un rôle de théâtre. En son for intérieur, il se maudissait : premièrement de n’avoir pas informé Massa de ses plans ; deuxièmement, d’avoir trimballé le Japonais avec lui.

Plus tard, il avait dit à son serviteur le fond de sa pensée. Il avait insisté en particulier sur le fait que Massa ne saurait jouer correctement le rôle de shinobi, car, à la différence de Fandorine, il n’en avait pas reçu la formation au sein d’un clan. Massa avait objecté que pareilles subtilités échapperaient totalement aux Russes, déjà incapables de distinguer les udon des soba. Il avait raison, bien sûr. De toute manière, le metteur en scène avait déjà pris sa décision. L’espoir de se rapprocher d’Elisa, fût-ce au titre d’amant de carnaval, était tombé à l’eau.

Le rapprochement avait tout de même eu lieu, c’est vrai, et qui plus est non pas sur scène, mais dans la vie. Mais il s’était conclu par une catastrophe qui ne se fût certainement pas produite s’ils avaient joué dans la même pièce. Eraste Pétrovitch s’y entendait déjà suffisamment en psychologie de l’acteur pour comprendre qu’une comédienne digne de ce nom ne se permettrait jamais de rompre avec son partenaire de scène, au risque de ruiner le spectacle.

Toutefois les motifs de tourments ne manquaient pas même avant la catastrophe. Quand Fandorine assistait encore aux répétitions, il ressentait constamment une douloureuse jalousie à l’égard de Massa, lequel avait le droit de toucher Elisa, et de la manière la plus intime par-dessus le marché. Ce fichu metteur en scène toqué de sensualité voulait que la scène d’amour eût l’air « convaincante ». Il avait par exemple introduit un élément d’une audace inouïe : le héros joué par Massa, emporté par les sentiments qui le débordaient, ne se contentait pas d’embrasser simplement la geisha, mais glissait en outre une main sous son kimono. Noé Noévitch assurait que le public resterait pétrifié devant pareil naturalisme. En attendant, c’était Eraste Pétrovitch qui se changeait en statue de sel. Il n’y avait pas une once de naturalisme dans sa pièce, il n’y était question que d’amour céleste.

Massa se conduisait de manière tout bonnement répugnante. Il collait des baisers sonores dans le cou d’Elisa, plongeait volontiers sa patte dans l’échancrure de son kimono, et infligeait à la poitrine de la comédienne un tel traitement que Fandorine préférait se lever et sortir. Il enrageait tout particulièrement d’entendre les louanges que le Japonais débitait à propos d’Elisa. « Elle a des lèvles tlès molles, mais des seins au contlaile tlès fèlmes, élassatiques ! Le maîtle a fait un tlès bon choix », racontait-il après la répétition, avec des clappements de langue, le visage luisant – et tout cela sous couvert de la compassion la plus attentionnée, la plus amicale !

Hypocrite ! Oh, Fandorine connaissait parfaitement les manières de son serviteur. Et la lueur gloutonne qui brillait dans ses yeux, et le clappement carnassier de sa bouche ! Comment Massa parvenait à conquérir les cśurs (et les corps) des femmes, c’était là le plus grand mystère du monde, mais à cet exercice il eût rendu cent points à son maître.

D’un autre côté, il était injuste de reprocher au Japonais de n’avoir pas tenu bon devant le charme ensorcelant d’Elisa. Telle était cette femme, qui à tous faisait perdre la tête.

Amour vrai et authentique amitié sont incompatibles, réfléchissait Eraste Pétrovitch avec amertume. C’est soit l’un, soit l’autre. Voilà bien une règle qui ne connaît pas d’exception…

Le cours de la maladie

Fandorine avait été victime de ce phénomène qui frappe toute personne douée de bon sens et de volonté, habituée à tenir la bride haute à ses sentiments, dont la monture soudain se cabre et jette à terre son cavalier devenu odieux. Il n’avait connu pareille mésaventure que deux fois, et toujours à cause d’une histoire d’amour tragiquement terminée. Certes, le dénouement de celle-ci avait plutôt un air de farce, mais l’état d’impuissance dans lequel s’était trouvé plongé le ci-devant rationaliste n’en était que plus humiliant.

Sa volonté s’était évanouie, il ne restait même plus trace de son harmonie intérieure, sa raison s’était déclarée en grève. Fandorine avait sombré dans une ignominieuse apathie qui devait s’étirer sur de longs jours.

Il ne sortait plus de chez lui. Il restait des heures assis, les yeux fixés sur un livre ouvert dont il ne voyait pas les lettres. Puis, quand venait une période d’agitation, il se jetait dans la pratique d’exercices physiques, comme un furieux, jusqu’à tomber d’épuisement. Une fois totalement à bout de forces, il parvenait enfin à s’endormir. Il se réveillait ensuite à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, et tout recommençait du début.

Je suis malade, se disait-il. Cela prendra fin tôt ou tard. Les autres fois, c’était infiniment pire, et c’est bien passé, non ? Et d’objecter aussitôt : Mais j’étais encore jeune à l’époque. A vivre trop vieux, l’âme fatigue, son pouvoir de régénération s’amenuise.

Peut-être eût-il guéri plus vite s’il n’y avait eu Massa.

Chaque jour, après la répétition au théâtre, il rentrait, plein de vivacité, très satisfait de lui-même, et entamait le compte rendu de ses succès : ce qu’il avait dit à Elisa, et ce qu’elle lui avait répondu. Eraste Pétrovitch, au lieu de lui ordonner de se taire, l’écoutait passivement, et cela lui était nocif.

Le Nippon n’était pas surpris de l’état pitoyable dans lequel était son maître. En japonais, ce mal s’appelait koi-bajurai, « mal d’amour », et était considéré comme tout à fait respectable pour un samouraï. Massa conseillait de ne pas s’opposer à la mélancolie, d’écrire des poésies et, le plus souvent possible, « d’arroser de larmes ses manches », comme le faisait le grand héros Yoshitsune séparé de la belle Shizuka.

La nuit fatidique où Elisa avait rendu Fandorine d’abord le plus heureux, puis le plus malheureux des hommes sur terre (c’est en ces termes ridiculement emphatiques qu’Eraste Pétrovitch, dans son malaise, exprimait à présent sa pensée), Massa avait été témoin de tout. Par discrétion, le Japonais s’était éclipsé par la porte de derrière pour rester durant plusieurs heures campé au milieu de la cour. Au début de l’averse, Massa avait trouvé refuge sous le porche. Il n’était rentré à la maison que lorsque Fandorine s’était retrouvé seul. Et tout de suite, il y était allé de ses questions :

« Que lui avez-vous fait, maître ? Merci de n’avoir pas tiré les rideaux de la chambre, ça m’intéressait de regarder. Mais vers la fin, l’obscurité était totale, et je ne voyais plus rien. Elle s’est sauvée en courant, droit devant elle ; elle sanglotait bruyamment, et chancelait même un peu. Vous avez dû vous permettre quelque chose de complètement inhabituel. Racontez-moi, au nom de notre amitié : je meurs de curiosité !

— Je ne sais pas ce que j’ai fait, lui répondit Fandorine, désemparé. Je n’ai pas compris. »

Il avait l’air si malheureux que son serviteur n’insista pas davantage. Il caressa la tête du martyr, et dit en manière de promesse :

« Ce n’est rien, je vais tout arranger. C’est une femme spéciale. Elle est comme le mustang américain. Vous vous rappelez les mustangs américains, maître ? Il faut les apprivoiser graduellement. Faites-moi confiance, d’accord ? »

Fandorine opina mollement du chef, se condamnant par là même au supplice d’écouter chaque jour les récits du Japonais.

A l’en croire, Massa n’allait au théâtre qu’à seule fin d’« apprivoiser » Elisa. Il y consacrait tout son temps à dépeindre sous les couleurs les plus avantageuses les mérites de son maître devant la jeune femme. Et elle, d’après lui, peu à peu se laissait fléchir. Elle commençait à poser des questions sur Fandorine, sans manifester ni ressentiment ni hostilité. Son cśur fondait un peu plus chaque jour.

Fandorine écoutait, maussade, sans en croire un seul mot. Il ne pouvait regarder Massa sans déplaisir, étouffé qu’il était par la jalousie et l’envie. Non seulement le Japonais bavardait avec elle, mais son rôle dans la pièce voulait qu’il la serrât dans ses bras, l’embrassât, touchât son corps (malédiction !). Pouvait-on imaginer qu’un homme, en pareilles circonstances, résistât au charme ensorcelant de cette femme ?

Octobre avait succédé à septembre. Les jours ne se distinguaient en rien les uns des autres. Fandorine attendait son histoire d’Elisa quotidienne, comme un opiomane tombé au dernier degré de l’abrutissement eût attendu une nouvelle dose de drogue. Il la recevait, mais n’en éprouvait nul soulagement, il n’en concevait que du mépris pour lui-même et de la haine pour celui qui lui fournissait le poison.

Le premier signe de guérison se manifesta le jour où Eraste Pétrovitch eut soudain l’idée de se regarder dans la glace. A l’ordinaire, il accordait une assez grande attention à son apparence physique, or là, il y avait plus de deux semaines qu’il ne s’était peigné.

Il se contempla un instant et fut horrifié (symptôme également prometteur). Ses cheveux pendouillaient, presque entièrement blancs, alors que sa barbe au contraire restait d’un noir de jais, sans le moindre poil gris. Ce n’était pas un visage, mais un dessin de Beardsley. L’honnête homme jamais ne s’abaisse jusqu’à la fange, même dans les pires circonstances, a dit le sage. « Or les conditions dans lesquelles tu vis n’ont rien d’atroce, remontra Fandorine à son reflet. Il s’agit juste d’une paralysie temporaire de ta volonté. » Et il sut aussitôt quel devait être le premier pas à accomplir pour reprendre son contrôle sur soi.

Sortir de chez lui pour ne plus voir Massa et ne plus entendre ses discours à propos d’Elisa.

Eraste Pétrovitch procéda à une grande toilette, s’habilla avec le plus grand soin et s’en fut promener.

Il découvrit que, pendant le temps qu’il était resté terré dans sa tanière, l’automne s’était rendu entièrement maître de la ville. Il avait repeint les arbres du boulevard, lavé la chaussée à grande eau de pluie, éclairci le ciel d’un azur éclatant et orné sa voûte d’une frise d’oiseaux s’envolant vers le sud. Pour la première fois depuis bien des jours, Fandorine s’essaya à analyser posément ce qui s’était passé.

Il y a deux raisons, se disait-il, tout en balayant les feuilles mortes du bout de sa canne. La première : l’âge. J’ai voulu trop tôt enterrer mes sentiments. Comme la Pannotchka de Gogol, ils ont bondi hors de leur cercueil et manqué me faire mourir de peur. La deuxième : une étrange série de coïncidences. Eraste et Lisa, l’anniversaire, le jour de la Sainte-Elisabeth, la main si blanche dans le faisceau du projecteur. Bon, il en est aussi une troisième : le théâtre. Ce monde, pareil aux émanations des marais, vous embrume le cerveau et altère les contours de chaque objet. Je me suis empoisonné de cet air trop parfumé d’épices, il m’est contre-indiqué.

Réfléchir et échafauder un raisonnement logique était un exercice des plus agréables. Eraste Pétrovitch se sentait de mieux en mieux à chaque minute. Non loin du monastère de la Passion (il ne savait pas lui-même comment il était parvenu jusqu’à cet endroit en suivant le boulevard circulaire), il fit une rencontre fortuite qui acheva d’orienter le malade sur le chemin de la guérison.

Une volée de jurons grossiers vint le distraire de ses réflexions :

— Brute ! Malotru ! Regarde donc où tu vas !

Histoire classique : un cocher avait frôlé le trottoir et, roulant dans une flaque d’eau, avait éclaboussé un passant de la tête aux pieds. La victime couverte de boue, un « monsieur » coiffé d’un melon, dont Fandorine ne voyait que le dos étroit, encore étriqué par une veste chinée, lâcha une nouvelle bordée d’injures, sauta sur le marchepied et entreprit de corriger l’homme à grands coups de canne sur les épaules.

Le cocher se retourna et dut comprendre en un clin d’śil que l’individu qui s’en prenait à lui n’avait rien d’un personnage important (comme on sait, les cochers de fiacre sont fins psychologues en ce domaine), et comme il était bien deux fois plus large que son agresseur, il lui arracha sans peine la canne des mains, la brisa en deux, puis empoigna l’homme par le revers et leva sur lui un poing de taille impressionnante.

Après un demi-siècle sans servage, les frontières entre conditions sociales commencent tout de même à s’estomper plus ou moins, songea Eraste Pétrovitch avec détachement. En 1911, un représentant d’une classe inférieure ne permet plus à un monsieur en chapeau de se faire soi-même justice impunément.

Le monsieur au chapeau s’était mis à gesticuler dans l’espoir de se libérer. Il se tourna de profil, révélant un visage familier : c’était le comédien occupant dans la troupe l’emploi de scélérat et d’intrigant, Anton Ivanovitch Méfistov. Fandorine jugea de son devoir d’intervenir.

— Eh, matricule 38-12 ! lança-t-il en traversant la rue à grands pas. Bas les pattes ! C’est toi le fautif !

Le « psychologue » n’eut besoin que d’un seul coup d’śil pour deviner qu’il était inutile de tenir tête à ce citoyen-là. Il lâcha Méfistov et, manifestant la louable intention de lutter pour ses droits d’une manière civilisée, il déclara :

— Je m’en vais le traîner devant le juge de paix ! A-t-on idée, flanquer des coups de canne ! Ce ne sont pas des façons !

— C-c’est juste, approuva Eraste Pétrovitch. Il aura à p-payer une amende pour les coups qu’il t’a donnés, et toi pour les vêtements abîmés et la canne en morceaux. Vous serez quittes.

Le cocher regarda le pantalon d’Anton Ivanovitch, eut l’air de peser un instant le pour et le contre, puis émit un bruit de gorge et fouetta son cheval.

— Bonjour, monsieur Méfistov, dit alors Fandorine au scélérat encore blême.

— Animal ! Prolétaire ! s’exclama l’autre en menaçant du poing la voiture qui s’éloignait. Sans vous, je lui aurais écrabouillé la figure… Cela dit, merci d’être intervenu. Bonjour.

Il essuya sa veste avec un mouchoir. Son visage osseux tressautait de colère.

— Rappelez-vous mes paroles, si la Russie doit périr de quelque chose, ce sera exclusivement de muflerie ! Le mufle chevauche le rustre qu’il cravache comme une brute. Du haut jusques en bas, on ne voit que goujats !

Par ailleurs, il se calma assez vite : c’était un acteur malgré tout, autant dire une créature vive à réagir, mais aux sentiments superficiels.

— Il y a longtemps qu’on ne vous avait vu, Fandorine.

Il observa Eraste Pétrovitch avec plus d’attention. Ses petits yeux, enfoncés dans leurs orbites, s’allumèrent de curiosité.

— Eh mais, vous n’avez pas bonne mine. Vous ressemblez à un être humain à présent, alors qu’avant on aurait dit une gravure de mode échappée d’une revue pour dames. Vous êtes malade ou quoi ? Votre Japonais n’en a rien dit.

— J’ai été un peu souffrant. Mais maintenant je suis p-presque remis.

La rencontre était déplaisante pour Fandorine. Il porta les doigts à son haut-de-forme, dans l’intention de prendre congé, mais le comédien le retint par la manche.

— Vous êtes au courant de la nouvelle ? Un scandale ! De la pure pornographie !

Sa face de reptile rayonnait de bonheur.

— Notre belle d’entre les belles, vous savez, notre sainte-nitouche, notre princesse d’Egypte, s’est couverte de honte ! Je parle d’Elisa Altaïrskaïa, si vous n’aviez pas compris.

Mais Fandorine avait parfaitement compris. Et compris également que cette rencontre fortuite possédait un sens. Il allait apprendre un détail important, et peut-être sa guérison s’en trouverait-elle accélérée. Cependant pareille grossièreté à son adresse ne pouvait être admise.

— Pourquoi vous exprimez-vous de manière aussi hostile à l’endroit de Mme Altaïrskaïa-Lointaine ? demanda-t-il d’un ton cassant.

— Parce que je ne puis souffrir les jolies femmes, non plus que les joliesses de n’importe quelle espèce, expliqua Méfistov de fort bon gré. Un écrivain fort laid a formulé une phrase idiote que tous les crétins de la terre répètent sans se lasser : « La beauté sauvera le monde. » Foutaises, mon cher ! Elle ne le sauvera pas, mais le perdra au contraire ! Dans votre petite pièce, la chose est fort bien montrée. La vraie beauté ne crève pas les yeux, elle reste cachée et n’est accessible qu’à un petit nombre d’élus. Au profane et au rustre, elle demeure invisible ! La première impression que produit sur la foule une śuvre d’art puissante et novatrice, c’est de la peur mêlée de répulsion. S’il ne tenait qu’à moi, je marquerais au fer rouge tous les jolis minois, pour qu’ils cessent d’attirer l’śil comme d’appétissants bonbons ! Je transformerais les somptueux palais en constructions de fer et de béton ! Je viderais les musées de tout leur fatras puant la moisissure et…

— Je ne doute pas que vous agiriez de la sorte si vous en étiez libre, coupa Fandorine. Cependant, qu’est-il donc arrivé à Mme Altaïrskaïa-Lointaine ?

Anton Ivanovitch fut secoué d’un grand rire silencieux.

— Epinglée en compagnie d’un admirateur dans une posture des plus piquantes ! Dans sa propre chambre d’hôtel ! Avec le petit lieutenant de hussards, Limbach, le jeune adonis. Elle à demi nue, et son amant à genoux, disparaissant presque sous sa chemise de nuit, et qui l’embrassait à tout va. Je vous le dis : une carte postale pornographique !

— Je ne vous crois pas, dit Eraste Pétrovitch d’un ton sec.

— Je ne l’aurais pas cru moi-même. Mais le hussard ne s’est pas introduit chez elle en catimini : dans sa rage amoureuse, il a d’abord chamboulé la moitié de l’hôtel. Et cette scène lubrique a eu pour témoins des gens qui ne sauraient inventer des histoires, à savoir Stern, Innokentov et Novimski.

Le visage de Fandorine dut se décomposer. En tout cas, Méfistov ajouta :

— Je ne comprends même pas pourquoi, auparavant, vous me faisiez l’effet d’un bellâtre mielleux. Vous avez un physique assez intéressant, une figure de patricien romain du temps de la décadence de l’empire. Seulement, voyez-vous, les moustaches sont de trop. A votre place, je les raserais.

Anton Ivanovitch montra à titre d’exemple sa propre lèvre supérieure.

— Quant à moi, après la répétition, j’ai décidé de rentrer doucettement à l’hôtel à pied, de m’aérer l’esprit. Vous ne voudriez pas m’accompagner ? Nous pourrions aller jeter un coup d’śil au buffet, boire un verre…

— Je vous remercie. Je suis occupé, répondit Eraste Pétrovitch, dents serrées.

— Et quand passerez-vous nous voir au théâtre ? Nous avons beaucoup progressé, ça vous intéressera. Vraiment, venez à la répétition.

— Je n’y manquerai pas.

Enfin le maudit intrigant se résolut à le laisser en paix. Fandorine regarda les débris de canne « méfistofélique » abandonnés sur le trottoir, et rompit lui aussi sa badine qui pourtant n’y était pour rien, d’abord par le milieu, puis encore en deux, bien qu’elle fût d’un bois de fer des plus résistants.

Il se rappela encore le stupide compliment sur son physique. C’était Fiodor Karamazov qui avait un « visage de patricien romain du temps de la décadence » ! Cela dit, dans le livre, ce vieil érotomane répugnant avait à peu près le même âge que moi, songea-t-il. Et dans le même instant, sa volonté jusqu’alors terrassée tressaillit, se ranima et emplit tout son être d’une énergie qu’il croyait perdue à jamais.

— Au fer rouge, déclara Fandorine à haute voix avant de fourrer les débris de canne dans sa poche pour ne pas salir le trottoir.

Sur quoi il ajouta :

— C’en est terminé des g-gamineries.

Le destin, sous les traits réunis d’une actrice débauchée, d’un jeune sous-lieutenant dégourdi et d’un scélérat à langue de vipère croisé au bon moment, venait dans sa grande miséricorde de rendre au malade sa quiétude et sa raison.

Terminé.

Il se sentit le cśur libre, délicieusement vide et froid.

Le lendemain, après son petit déjeuner, Fandorine lut les journaux accumulés et pour la première fois écouta le bavardage de Massa sans en être irrité. Le Japonais, visiblement, voulait lui narrer l’abject incident provoqué par le sous-lieutenant Limbach : il commença avec tact, par une digression sur la singularité du sens moral chez les courtisanes, les geishas et les actrices, mais Eraste Pétrovitch l’interrompit pour évoquer les troublants événements survenus en Chine, où une révolution avait éclaté, qui faisait chanceler le trône de la dynastie mandchoue des Qing.

Massa tenta de ramener la conversation sur le théâtre.

— J’y passerai tout à l’heure. Plus tard, dit Fandorine.

Le Japonais se tut, s’efforçant à l’évidence d’interpréter le changement qui s’était produit chez son maître.

— Vous ne l’aimez plus, monsieur, conclut-il avec sa perspicacité habituelle, après un instant de réflexion.

Eraste Pétrovitch ne sut se retenir d’un sarcasme :

— Non. Tu peux te sentir totalement libre.

Massa ne répondit rien à cela, il poussa un soupir et s’absorba dans ses pensées.

Fandorine arriva place des Théâtres à deux heures, comptant tomber pile au moment de la pause du déjeuner, en ce jour de répétition. Il se sentait calme et recueilli.

Mme Lointaine était libre d’organiser sa vie privée comme elle le jugeait bon, c’était son affaire. Cependant il convenait de poursuivre l’enquête laissée en suspens pour cause de vague à l’âme. Il fallait découvrir le meurtrier.

Fandorine n’avait pas eu le temps de descendre de son Isotta qu’un petit homme alerte bondissait vers lui.

— Monsieur, murmura-t-il, j’ai un billet pour la première du nouveau spectacle de l’Arche de Noé. Une pièce épatante, tous les mystères de l’Asie. Un titre original : Deux Comètes dans un ciel sans étoiles. Avec des tours de magie incroyables et des scènes d’un réalisme inouï. Les billets ne sont pas encore en vente aux caisses, mais moi j’en ai déjà. Quinze malheureux roubles pour l’amphithéâtre, trente-cinq pour un fauteuil de parterre. Ensuite ce sera plus cher.

Par conséquent, le titre et le sujet de la pièce n’étaient déjà plus un secret. Mieux encore, le jour de la première était déjà fixé. Eh bien, ces affaires-là à présent n’intéressaient plus Eraste Pétrovitch. Au diable, cette fichue pièce !

Le temps qu’il atteignît la porte d’entrée, il fut encore abordé deux fois par des revendeurs. Leur commerce allait bon train. Et plus loin à l’écart, au même endroit que la dernière fois, le chef de tous ces spéculateurs se tenait toujours là campé, sa fidèle serviette verte serrée sous le bras. De temps à autre, il levait la tête vers le ciel d’automne, tapotait le sol de son soulier à épaisse semelle de caoutchouc, sifflotait d’un air distrait, mais sans jamais rien perdre, semblait-il, de ce qui se passait autour de lui. Eraste Pétrovitch surprit son regard qui le fixait avec curiosité, ou peut-être suspicion. Dieu sait pourquoi il suscitait chez ce type louche à la figure de glaise une réaction aussi vive. Se rappelait-il le laissez-passer pour la loge ? Bon, et quand bien même ? Au reste, tout ça n’avait pas d’importance.

Durant l’absence de Fandorine, plusieurs changements avaient eu lieu. A gauche de l’entrée était placardé un grand portrait photographique du défunt Emraldov – avec une veilleuse allumée et une montagne de fleurs déversées sur le trottoir. A côté figuraient deux photographies plus petites, celles de deux hystériques qui s’étaient suicidées, incapables de se consoler de la mort de leur idole. Une annonce coquettement encadrée de noir informait le public que la petite salle serait ouverte à une « Soirée des larmes » réservée à « un cercle restreint d’invités ». Les prix, bien entendu, étaient majorés.

De l’autre côté de la porte, Eraste Pétrovitch découvrit (avec un pincement au cśur) une image de la jeune première en kimono et coiffure taka-shimada. « Mme Altaïrskaïa-Lointaine dans son nouveau rôle de geisha », proclamait la légende en lettres accrocheuses. Devant le portrait de la célèbre artiste s’amoncelaient également des fleurs, bien qu’en moindre quantité.

J’ai tout de même eu un pincement au cśur, constata Fandorine, qui se prit à hésiter : ne valait-il pas mieux remettre cette visite au lendemain ? La blessure ne semblait pas entièrement cicatrisée.

Une calèche s’arrêta derrière lui.

Une voix sonore cria : « Attends-moi ! »

Tintement d’éperons, frappement de talons. Une main gantée de jaune plaça devant l’affiche une corbeille remplie de violettes.

Eraste Pétrovitch ressentit un coup encore plus violent à la poitrine. C’était, il en était sûr, le petit officier auquel, le premier soir, il avait permis d’entrer dans sa loge. Limbach l’avait reconnu, lui aussi.

— Chaque jour, j’en dépose un !

Son jeune visage plein de fraîcheur s’illumina d’un sourire triomphant.

— Je considère ça comme mon devoir. Vous aussi vous apportez des fleurs ? Vous ne me remettez pas ? Nous étions ensemble pour Pauvre Lisa.

Sans un mot, Eraste Pétrovitch lui tourna le dos, et s’en fut à l’écart, indigné des battements furieux de son cśur.

Malade, il était encore malade…

Il fallait attendre un peu, se reprendre en main. Heureusement, il se trouvait juste devant l’annonce du nouveau spectacle. Un théâtreux qui tranquillement étudie une affiche. Rien que de très normal.

DEUX COMÈTES DANS UN CIEL SANS ÉTOILES

Scènes de la vie quotidienne au Japon

Les lettres tentaient de ressembler à des idéogrammes. L’artiste avait dessiné des sortes de silhouettes absurdes, de style plus chinois que japonais. On ne comprenait guère pour quelle raison il avait couronné l’ensemble de sa composition d’une branche de sakura, alors qu’il était question dans la pièce d’un pommier en fleur. Mais c’était sans importance. L’essentiel était que la condition eût été respectée : au lieu du nom de l’auteur figuraient les seules initiales « E. F. ».

Puissé-je oublier au plus vite cet épisode honteux, songea Fandorine. Et mentalement il supplia le dieu russe et japonais, et par la même occasion la muse Melpomène, de faire que la pièce rencontrât un échec retentissant, fût exclue du répertoire et effacée à jamais des annales de l’art dramatique.

Malgré lui, il observait du coin de l’śil son heureux rival. Il en était furieux, il souffrait de s’humilier de la sorte, mais c’était plus fort que lui.

Le gamin tardait à repartir : l’homme à la serviette verte l’avait abordé et ils avaient entamé une conversation. Peu à peu celle-ci parut s’envenimer. A dire vrai, le chef des revendeurs à la sauvette restait fort calme et ne haussait point la voix, c’était surtout le petit lieutenant qui criait. Des bribes de phrases parvenaient aux oreilles de Fandorine.

— C’est ignoble ! Vous n’avez pas le droit ! Je suis un officier de la garde de Sa Majesté !

Il n’eut pour toute réponse qu’un sifflotement moqueur.

Puis retentit une exclamation fort étrange de la part d’un « officier de la garde de Sa Majesté » :

— Allez au diable, vous et votre tsar !

L’homme à la serviette continua de siffloter, mais sans ironie cette fois-ci, d’une manière plutôt menaçante, et de nouveau prononça quelques mots, à voix basse, de façon insistante.

— Je rembourserai tout ! Et bientôt ! s’écria Limbach. Parole de gentilhomme !

— Vous l’avez déjà donnée, votre parole de gentilhomme ! s’emporta enfin son interlocuteur. Ou bien vous rendez ce fric, ou bien…

Il empoigna brutalement l’officier par l’épaule, et la main de ce monsieur n’était visiblement pas des plus légères, car l’autre dut plier le genou.

Dommage qu’elle ne voie pas son amant faire des courbettes devant son créancier, songea Fandorine avec une joie mauvaise tout à fait indigne d’un honnête homme. De mon temps, un officier des hussards ne se conduisait pas comme un toutou. Il eût provoqué le butor en duel, chacun à cinq pas de la barrière, et l’affaire eût été réglée.

Limbach, cependant, usa d’un autre moyen pour se sortir de cette situation scandaleuse. D’une bourrade, il repoussa son offenseur, prit son élan et sauta dans la calèche en hurlant :

— Allez, fouette, cocher, fouette !

Sous le choc, le créancier perdit son chapeau et laissa tomber la serviette qu’il tenait calée sous son bras. La serrure s’ouvrit, et un flot de papiers se répandit sur le trottoir, parmi lesquels une chemise de carton jaune que Fandorine crut reconnaître.

Il s’avança de quelques pas pour l’examiner de plus près. Pas de doute : c’était dans des dossiers de cette sorte que Noé Stern distribuait leurs rôles à ses comédiens. Le regard perçant d’Eraste Pétrovitch distingua même quelques mots tapés en majuscules : « DEUX COMÈTES… »

Tandis qu’il renfournait à la hâte les documents dans sa sacoche, l’artiste siffleur se tourna vers Fandorine avec un sourire agressif.

— Qu’est-ce que vous avez à tournailler et fouiner constamment par ici, Nat Pinkerton ?

Voilà qui était déjà intéressant.

— Vous me c-connaissez donc ? demanda Eraste Pétrovitch en se campant devant le grossier personnage encore accroupi.

— C’est mon boulot de tout savoir.

L’homme se redressa : il dépassait Fandorine d’une bonne demi-tête.

— Pour quelle raison traînez-vous dans les parages, monsieur le détective ? Affaire professionnelle, ou bien plutôt affaire de cśur ?

Un clin d’œil vint souligner l’arrogance du propos, suivi encore d’un sifflotement railleur.

Fandorine se sentait à présent d’une humeur noire, les nerfs en pelote. Aussi se conduisit-il d’une manière qu’on ne saurait guère qualifier d’honorable. En temps ordinaire, il n’eût pas jugé possible pour lui de toucher de ses mains un individu de cette espèce sans nécessité extrême, mais cette fois-ci il enfreignit ses principes. Il saisit entre deux doigts un des boutons de veste du monsieur, tira dessus légèrement, et l’objet lui resta dans la main. Il procéda de même avec les trois autres, et pour finir les glissa dans la poche de poitrine de l’insolent.

— Eh bien, puisque vous savez qui je suis, épargnez-moi vos impertinences. Je déteste ça. Quant à vos boutons, recousez-les, c’est indécent.

Seigneur, un conseiller d’Etat à la retraite, un homme sérieux, posé, âgé de cinquante-cinq ans, se comporter ainsi, comme un jeune coq batailleur !

Il faut rendre justice au chef des revendeurs à la sauvette. Visiblement, il possédait en effet quelques informations sur Fandorine, car il s’abstint de répondre à sa provocation. Cependant il n’y avait pas une ombre de crainte dans ses petits yeux mauvais. Cette fois-ci le sifflotement était à la fois respectueux et ironique.

— Jupiter se fâche. C’est donc qu’il s’agit d’une affaire de cśur. Eh bien, je vous souhaite du succès. Voilà, c’est tout. Je m’en vais de ce pas recoudre mes boutons.

Et soulevant du doigt son chapeau, il s’éloigna.

Ce petit incident acheva de convaincre Fandorine que son état mental était encore fragile.

Demain, se dit-il. Demain je serai en meilleure forme.

Il remonta dans son auto, et démarra.

La première

La douloureuse opération fut pratiquée le lendemain et dans l’ensemble se déroula le mieux du monde. Au premier instant seulement, quand elle se retourna pour voir qui venait d’entrer et qu’elle porta la main à sa gorge comme si elle peinait soudain à respirer, Fandorine lui aussi se sentit le souffle coupé, mais il sut se reprendre en main. Tout le monde se précipita pour lui serrer la main, lui souhaiter bruyamment la bienvenue, s’inquiéter de sa pâleur et reprocher à « Mikhaïl Erastovitch » de n’avoir rien dit de la maladie de son « père adoptif ».

Eraste Pétrovitch salua chacun des membres de la troupe, y compris Elisa, avec courtoisie, d’un air distant. Elle ne leva pas les yeux. Le parfum de ses cheveux représentait un danger manifeste. Sentant les effluves de violette de Parme lui tourner la tête, le convalescent s’empressa de s’éloigner.

C’est fini, se dit-il avec soulagement, maintenant ce sera plus facile.

Mais il n’en fut rien. Chaque fois qu’ils se rencontraient, chaque fois que leurs regards par hasard (ou pire : exprès) se croisaient, et encore davantage quand ils échangeaient ne fût-ce que deux mots insignifiants, à nouveau le souffle lui manquait et une terrible douleur lui poignait le cśur. Par bonheur, Fandorine n’assistait que rarement aux répétitions. Uniquement si le metteur en scène le lui demandait, ou si l’enquête le réclamait.

Après le quiproquo survenu avec Novimski et deux semaines d’interruption forcée, il avait fallu tout reprendre à zéro, et établir une nouvelle liste de suspects.

La question essentielle demeurait sans réponse : pourquoi quelqu’un avait-il éprouvé le besoin d’empoisonner Emraldov, ce bellâtre vaniteux ? Et ce crime avait-il un rapport avec le serpent dissimulé dans la corbeille de fleurs ?

Une dizaine d’hypothèses se dessinaient, pratiquement autant que de membres de la troupe, mais aucune n’était vraiment convaincante ni naturelle. D’un autre côté, dans ce monde étrange, bien des choses paraissaient artificielles : le comportement des acteurs, leur manière de parler, leurs relations, les motifs de leurs actes. Aux hypothèses « internes » (c’est-à-dire limitées au microcosme de l’Arche de Noé) venait s’ajouter une autre théorie, « externe » celle-là, un peu plus réaliste, mais qui demandait à être étudiée activement. Or pour le moment Eraste Pétrovitch peinait à se montrer très actif. Bien qu’il s’estimât tiré d’affaire, il était encore sujet à des crises d’aboulie, et son cerveau n’était pas aussi efficace qu’à l’ordinaire.

Mener une enquête dans un tel état, sans l’aide de personne, seul dans son coin, revenait à ramer avec un unique aviron : la barque décrivait sans fin le même cercle. Fandorine était habitué à discuter avec Massa de la pertinence de ses déductions, cela l’aidait à rendre sa pensée plus claire et plus systématique. Le Japonais formulait souvent d’utiles remarques, et dans cette affaire fantasque, son bon sens et sa bonne connaissance des figurants eussent été précieux.

Mais Eraste Pétrovitch n’était pas entièrement guéri, et l’un des indices qui en témoignaient était justement qu’il continuait de supporter difficilement la compagnie de son vieux camarade. Pourquoi, mais pourquoi avait-il fallu que ces paroles fussent prononcées : « Tu peux te sentir totalement libre » ? Le maudit Casanova aux yeux bridés avait usé sans vergogne de la permission et à présent passait tout son temps, ou presque, aux côtés d’Elisa. Ils se murmuraient des mots à l’oreille, comme deux tourtereaux. Les voir répéter leur scène d’amour était au-dessus des forces de Fandorine. Si à ce moment-là il se trouvait dans la salle, il se levait aussitôt et sortait.

Dieu merci, le Japonais ne savait rien de l’enquête en cours, autrement il eût été impossible de l’en tenir à l’écart. Tout au début, quand il n’était encore question que d’un serpent d’opérette caché dans un panier, Fandorine n’avait pas vu la nécessité d’impliquer son adjoint dans une affaire aussi peu sérieuse. De prime abord, le mystère de la mort d’Emraldov ne lui avait pas non plus semblé d’une grande difficulté à résoudre. Par ailleurs, au moment de la malheureuse opération dite « de la pêche au vif », les relations entre le maître et son serviteur s’étaient déjà altérées : Massa usurpait sans façon le rôle que Fandorine s’était écrit.

Ainsi s’écoulaient les jours. La troupe était prise de fièvre à l’approche de la première, Massa rentrait tard le soir des répétitions, pour chaque fois découvrir que son maître s’était déjà retiré dans sa chambre. Quant à Fandorine, exaspéré de la mollesse de sa pensée, il continuait d’arpenter encore et toujours le même cercle, inscrivant sur une feuille de papier noms et possibles mobiles.

Méfistov : haine pathologique de la beauté chez les êtres humains ?

Goupilova : sentiment d’offense ; pathologie de la conscience ?

Abrikossova : une aventure avec le défunt ?

Réginina : relations extrêmement hostiles avec Emraldov.

Stern : intérêt pathologique pour le sensationnel.

Innokentov : pas du tout aussi innocent qu’il y paraît.

Et ainsi de suite, toujours dans la même veine.

Puis il barrait tout cela d’un crayon rageur : babillage puéril ! Le mot « pathologie » revenait dans sa liste avec une fréquence plus grande que ne l’autorisait la criminologie. Stern aimait à répéter cette phrase de Shakespeare : « Le monde entier est un théâtre, et tous, hommes et femmes, n’en sont que les acteurs. » Les acteurs étaient en effet convaincus que leur vie entière n’était qu’une grande scène, et que la scène, de même, était toute leur vie. Le faux-semblant y devenait réalité indiscutable, le masque ne se décollait plus du visage, le simulacre apparaissait comme une norme naturelle de comportement. Ces gens tenaient pour insignifiant ce qui, aux yeux de l’homme ordinaire, constituait l’essentiel ; et inversement ils étaient prêts à vendre leur âme pour des choses auxquelles personne d’autre n’eût accordé d’attention.

Quelques jours avant la première, Noé Noévitch convoqua Fandorine pour une consultation urgente. Il désirait savoir si l’auteur verrait une objection à ce qu’on déplaçât légèrement le point d’orgue de la pièce, qui ne serait plus marqué par le texte, mais par un effet visuel. Comme, dans la scène finale, l’héroïne se trouvait assise devant un coffret ouvert, force était de « faire travailler l’accessoiriste », car au théâtre il ne doit pas y avoir de fusil qui ne tire pas. C’est pourquoi Novimski avait imaginé un dispositif des plus intéressants. Il avait longuement bricolé avec des fils électriques, suspendu au plafond dans une nacelle, puis avait exercé ses talents de sorcier sur le coffret, et au bout du compte avait présenté au metteur en scène le fruit de son idée technique. Stern s’était montré enthousiaste : la trouvaille était à son goût.

Après la réplique par laquelle l’auteur concluait la pièce, un miracle se produirait : au-dessus de la salle deux comètes s’allumeraient soudain, composées de petites ampoules. La tête renversée en arrière et le bras droit levé pour fixer l’attention du spectateur, l’héroïne presserait discrètement un bouton de la main gauche et toute la salle lâcherait un cri d’extase.

Georges fit la démonstration de son invention. Le travail avait été exécuté de manière irréprochable, et en outre, sur le devant du coffret, afin que les spectateurs ne pussent rien en voir, le maître artisan avait monté un tableau électrique indiquant heures, minutes et même secondes.

— J’ai appris ça au cours spécial d’électricité du génie, déclara-t-il avec fierté. C’est joli, n’est-ce pas ?

— Mais cette horloge, c’est pour quoi ? demanda Elisa.

— Pas « pour quoi », mais « pour qui ». Pour vous, ma très chère, lui répondit Noé Noévitch. Pour que vous ne laissiez pas s’éterniser les silences. Ce petit travers vous est coutumier. Gardez un śil sur les secondes, restez vigilante. C’est parfaitement conçu. Georges ! Il serait bon d’accrocher au-dessus de la scène, côté cintres, une horloge clignotante de cette sorte, mais une grande. Pour messieurs les acteurs. Autrement, bien des amateurs chez nous finiront par s’endormir.

L’assistant se troubla :

— Mais non, ce n’est pas pour ça que je… J’ai pensé qu’ensuite, quand le spectacle serait supprimé du répertoire, le coffret pourrait revenir à Elisa, en souvenir. Une horloge, c’est un objet utile… Tenez, il y a là une petite molette qu’on peut tourner si l’horloge retarde ou au contraire avance. Il y a des tas de fils maintenant à l’intérieur, mais quand je les aurai tous déconnectés, on pourra utiliser le coffret pour ranger des affaires de maquillage… Et ça marche avec un transformateur électrique ordinaire.

Elisa adressa un sourire plein de douceur à Novimski, rouge jusqu’aux oreilles.

— Merci, Georges. C’est très gentil.

Elle regarda Fandorine.

— Vous n’allez pas empêcher que le spectacle s’achève sur un jeu de lumières, n’est-ce pas ? M. Novimski s’est donné tant de peine…

— Faites c-comme vous voudrez. Ça m’est égal.

Eraste Pétrovitch détourna les yeux. Pourquoi le regardait-elle de cet air implorant ? A cause de cette histoire de rien du tout ? Sans doute était-ce là encore une pose naturelle de comédienne : s’il fallait formuler une prière, qu’au moins ce soit la larme à l’śil ! Alors qu’elle-même désirait seulement encourager le zèle d’un autre de ses admirateurs. Elle l’avait bien dit : elle avait besoin que tout le monde l’aime autour d’elle, y compris « les chevaux, les chats et les chiens ».

En ce qui concernait la fin de la pièce, il était vrai qu’il s’en moquait. Il se fût volontiers abstenu d’assister à la première, et pas du tout parce qu’il avait le trac de l’auteur. Il continuait d’espérer que le spectacle fît un four. Si les spectateurs éprouvaient ne fût-ce qu’une centième partie du dégoût que lui inspirait à présent ce mélodrame sentimental et larmoyant, on ne pouvait douter du résultat.

Hélas, hélas.

La première des Deux Comètes, qui eut lieu un mois exactement après que la troupe eut pris connaissance de la pièce, remporta un triomphe.

Le public s’imprégna avec enthousiasme de l’exotisme du karyukai, autrement dit du « monde des fleurs et des saules », ainsi qu’on appelle au Japon le royaume chimérique des maisons de thé où des geishas d’une inconcevable élégance entourent les clients exigeants de plaisirs raffinés, éphémères et non charnels. Les décors étaient fantastiques, les comédiens jouaient à la perfection, tantôt marionnettes, tantôt êtres vivants. Le son mystérieux du gong frappé en cadence et la vibrante déclamation du récitant tour à tour berçaient et galvanisaient l’auditoire. Elisa fut éblouissante, on ne saurait trouver d’autre mot. Profitant de l’obscurité de la salle et de sa position, perdu au milieu de mille spectateurs, Fandorine eut toute liberté de la contempler et de jouir pleinement du fruit défendu. Etrange sentiment ! Elle lui était totalement étrangère, mais en même temps prononçait les mots qu’il avait choisis, et se soumettait à sa volonté, car cette pièce, c’était lui qui l’avait écrite !

Mme Altaïrskaïa-Lointaine fut magnifiquement acclamée ; après chaque tableau où elle apparaissait, elle était saluée avec ferveur par des « Bravo, Elisa ! », cependant le plus grand succès revint à l’acteur totalement inconnu qui jouait le rôle du meurtrier fatal. Sur le programme était simplement indiqué : « Le Silencieux : M. Gazonov » – c’était ainsi que Massa avait traduit son nom japonais de Shibata, formé des deux kanji signifiant « pelouse » et « champ ». Ses pirouettes acrobatiques (exécutées fort médiocrement, du point de vue d’Eraste Pétrovitch) plongeaient le public du théâtre, encore peu habitué à ces sortes de tours de force, dans le ravissement. Et quand, suivant l’intrigue, le ninja arracha son masque et se révéla être un véritable Japonais, la salle éclata de mille cris. Personne ne s’y attendait. Dans le faisceau du projecteur, Massa rayonnait et luisait tel un bouddha en or.

Les spectateurs ne furent pas moins frappés d’étonnement par le dispositif électrotechnique imaginé par Novimski. Quand la lumière s’éteignit et que les deux comètes se mirent à briller tout en haut, au-dessus des têtes, un soupir parcourut le théâtre. Tout le parterre blêmit dans l’ombre quand les visages se tournèrent vers le plafond, ce qui en soi était déjà d’un assez bel effet.

— Génial ! Stern s’est surpassé ! s’exclamaient plusieurs critiques importants dans la loge directoriale où se trouvait Fandorine. Où a-t-il dégoté ce fabuleux Asiatique ? Et qui est ce « E. F. » qui a écrit la pièce ? Ce doit être un Japonais. Ou un Américain. Personne n’est capable d’un truc pareil chez nous. Stern tient exprès le nom caché pour que les autres théâtres ne lui débauchent pas son auteur. Et que dites-vous de la scène d’amour ? A la limite du scandale, mais d’une telle force !

Eraste Pétrovitch n’avait pas vu la scène d’amour. Il avait fermé les yeux et attendu que les spectateurs eussent cessé de soupirer et de déglutir. Ces sons répugnants étaient parfaitement audibles, car un silence choqué régnait dans toute la salle.

Les saluts au public durèrent une éternité. On tenta dans la salle de crier « L’auteur ! L’auteur ! », mais sans trop de conviction. Personne ne savait si celui-ci était présent dans le théâtre. Il avait été convenu avec Stern qu’on s’abstiendrait d’inviter Eraste Pétrovitch à monter sur la scène. Les spectateurs firent un peu de chahut puis renoncèrent. Ils avaient déjà sans lui assez de monde à fêter et à couvrir de fleurs.

Fandorine observa à la jumelle le beau visage d’Elisa rayonnant de bonheur. Ah ! si elle l’avait regardé ne fût-ce qu’une fois dans sa vie avec une telle expression, tout le reste eût été sans importance… Massa salua cérémonieusement, en s’inclinant très bas, puis aussitôt, avec la mine d’un vrai jeune premier, expédia des baisers aériens à la salle.

Ce n’était cependant pas encore la fin des épreuves de Fandorine. Il lui restait à endurer le banquet donné dans les coulisses – il était absolument impossible qu’il ne s’y rendît pas.

Le banquet gâché

Il demeura un long moment à fumer au foyer après que le public eut déserté les lieux et que le bruit des vestiaires se fut apaisé. Puis enfin, poussant un profond soupir, il monta à l’étage des comédiens.

Tout d’abord, Eraste Pétrovitch passa par le sombre couloir sur lequel ouvraient les portes des loges. Il eut soudain envie de voir la pièce où Elisa se préparait à entrer en scène, où elle quittait son état de femme pour n’être plus qu’un rôle : assise devant son miroir, tel un kitsune, elle échangeait son moi contre un autre. Peut-être la vue du local qu’elle utilisait pour se livrer à ces métamorphoses l’aiderait-elle d’une manière ou d’une autre à percer son secret ?

Il regarda autour de lui pour s’assurer qu’il n’y avait personne aux alentours et tira sur la poignée de laiton. Mais la porte ne s’ouvrit pas : elle était fermée à clef. Bizarre. Pour autant que Fandorine le sût, il n’était pas d’usage chez les acteurs de l’Arche de Noé d’interdire l’accès à une loge. Eraste Pétrovitch jugea ce petit détail symbolique. Elisa lui refusait l’entrée de son monde secret, l’empêchait d’y jeter même un coup d’śil.

Secouant la tête, il poursuivit son chemin. La plupart des loges étaient restées ouvertes, parfois même leur porte était entrebâillée, et s’il trouva la plus éloignée étroitement close, quand il en tourna la poignée, pour vérifier, le battant aussitôt pivota sur ses gonds.

Devant les yeux stupéfaits de Fandorine se révéla alors un tableau tout à fait dans l’esprit des shunga, ces gravures licencieuses qui jouissent d’un grand succès auprès des étrangers. Couché à même le sol, entre deux tables de maquillage, Massa, en veste moulante de ninja, mais sans la partie inférieure du costume, était occupé à retrousser consciencieusement le kimono de Sérafima Abrikossova, qui jouait dans le spectacle le rôle de l’apprentie geisha.

— Oh ! s’exclama la soubrette en se relevant d’un bond pour rectifier sa tenue.

Eraste Pétrovitch n’eut cependant pas l’impression qu’elle fût beaucoup troublée.

— Bravo pour cette première ! dit-elle encore.

Sur quoi elle rassembla le bas de son vêtement et fila hors de la loge.

Le Japonais la regarda partir avec regret.

— Vous avez besoin de moi, maître ?

Fandorine demanda :

— Ainsi, tu as une aventure avec l’Abrikossova, et non avec…

Il n’acheva pas.

Se redressant, Massa déclara avec philosophie :

— Rien ne tourne autant la tête des femmes que le Grand Succès. Auparavant, cette jolie fille ne manifestait aucun intérêt pour moi, mais après que mille personnes m’ont applaudi et acclamé, Sima-san a commencé de me regarder avec de tels yeux qu’il eût été sot et impoli de ne pas donner suite. Dans la salle, nombre de femmes me regardaient de la même façon, conclut-il en se contemplant d’un air satisfait dans la glace. Certaines disaient : « Comme il est beau ! Un vrai Bouddha ! »

— Eh bien, Bouddha, renfile donc ton pantalon.

Laissant la nouvelle vedette de la scène admirer son physique irrésistible et remettre de l’ordre dans sa mise, Fandorine s’en fut plus loin. Massa lui était devenu nettement antipathique. Le pire était que ce gros prétentieux avait raison : Elisa allait le trouver désormais encore plus séduisant. Les actrices, n’est-ce pas, sont si sensibles au clinquant du succès ! Il aurait fallu lui parler des jeux auxquels se livraient Massa et Sima Abrikossova, mais hélas c’était impensable pour un honnête homme.

Rongé par le cafard, Eraste Pétrovitch, bizarrement, n’avait pas songé qu’il baignait lui aussi à présent dans le halo étincelant du Grand Succès. Il prit conscience du fait quand il voulut se faufiler dans la salle du buffet, en s’efforçant de ne pas attirer l’attention sur lui. Peine perdue !

— Mais c’est lui, notre cher auteur ! Enfin ! Eraste Pétrovitch !

Tous se précipitèrent vers lui pour le féliciter à qui mieux mieux, chacun évoquant un premier succès magnifique, un triomphe grandiose, une renommée éclatante.

Stern leva sa coupe de champagne :

— Au nom nouveau inscrit au panthéon du théâtre, messieurs !

Mme Réginina, dans son kimono mauve, les yeux étirés par un trait de fard (tous les comédiens avaient gardé costume et maquillage de scène), déclara d’un ton pénétré :

— J’ai toujours été partisane d’un théâtre non pas d’acteur ni de metteur en scène, mais d’auteur ! Vous êtes mon héros, Eraste Pétrovitch ! Ah ! si vous écriviez une pièce autour d’une femme plus très jeune, mais au cśur toujours ardent, habité d’intenses passions !

Son ex-époux la força à s’écarter, affublé d’un faux crâne chauve étincelant avec tresse cirée de samouraï.

— Ce n’est qu’aujourd’hui que j’ai réellement compris l’idée de votre śuvre. C’est prodigieux ! Nous avons beaucoup en commun, vous et moi. Un jour je vous raconterai l’histoire de ma vie…

Mais déjà l’intrigante s’était glissée au-devant, le visage fendu d’un large sourire qui laissait paraître ses dents minuscules :

— Les pièces les plus intéressantes du monde sont celles dont le personnage principal est du côté du Mal. Vous l’avez génialement démontré.

Vassia Innokentov, qui n’avait toujours pas tiré ses sabres de sa ceinture, le remercia au contraire d’avoir puni le crime, ce qui, de son point de vue, constituait le sens principal de l’śuvre fandorinienne et, de manière générale, de l’existence.

Et puis Eraste Pétrovitch cessa de les voir et de les entendre, car Elisa s’approcha de lui, passa un bras brûlant autour de son cou, l’étourdissant de son parfum de violette, l’embrassa et lui chuchota dans le creux de l’oreille :

— Le meilleur de tous ! Pardonne-moi, mon chéri, c’était impossible autrement…

Elle s’esquiva, pour laisser la place aux autres, tandis que Fandorine restait dévoré par le doute : avait-elle dit « pardonne-moi » ou « pardonnez-moi » ? Il n’était pas certain d’avoir bien entendu. Tant de choses en dépendaient ! Mais il n’allait pas demander de répéter, tout de même.

Calme-toi, cela ne signifie rigoureusement rien. Mme Lointaine est une actrice, elle aussi subit l’influence du Grand Succès. Pour elle je ne suis plus seulement un homme, mais un Dramaturge-Très-Prometteur. On connaît le prix de ce genre de baiser, je ne me laisserai pas prendre au piège une seconde fois. Serviteur, ma chère.

Et il ajouta exprès à son amertume en s’interrogeant in petto : Mais comment se fait-il, madame, qu’on ne voie pas ici l’élu de votre cśur ?

En effet, il n’avait pas vu Limbach ce jour-là durant la première, et il en avait tiré l’unique conclusion qui logiquement s’imposait. Si le sous-lieutenant n’avait plus besoin d’assiéger la forteresse, c’était que celle-ci était déjà prise. Il devait attendre dans la chambre d’hôtel avec des fleurs et du champagne. Eh ! grand bien lui fasse. Comme on dit, que l’édredon vous soit douillet !

Après les comédiens, ce fut aux invités de le féliciter, invités fort peu nombreux au demeurant, car il s’agissait d’un banquet « entre soi ». Plusieurs critiques influents qu’Eraste Pétrovitch avait entrevus dans la loge s’approchèrent pour lui décerner, du bout des lèvres, quelques compliments teintés de condescendance. Puis il se trouva empoigné sous chaque bras par deux messieurs d’une amabilité extrême, l’un arborant un lorgnon, l’autre une barbe parfumée. Ces derniers désiraient savoir s’il n’avait pas d’autres śuvres en réserve ou « en projet ». Aussitôt Stern rappliqua à tire-d’aile, en les menaçant du doigt d’un air faussement courroucé :

— Vladimir Ivanovitch, Konstantin Serguéiévitch, on est prié de ne pas débaucher les auteurs ! Autrement je vous empoisonne tous les deux, comme Salieri l’a fait pour Mozart !

Quand enfin tout le monde eut gagné la table, le dernier à l’aborder fut le protecteur des muses, Aguilev. Celui-ci ne perdit pas de temps en louanges, et prit tout de suite le taureau par les cornes :

— Sauriez-vous écrire un scénario sur un thème japonais ?

— Pardon, c-comment dites-vous ? Je ne connais pas ce mot.

— Un « scénario », autrement dit une pièce cinématographique. C’est une idée nouvelle dans le monde de la prise de vues. Un exposé détaillé de l’action, avec une dramaturgie, des tableaux décrits par le menu.

— Mais à quoi bon ? s’étonna Fandorine. Pour autant que je sache, le réalisateur se contente de dire aux interprètes comment se lever et où diriger leurs pas. De toute manière il n’y a pas de dialogues, et le sujet peut varier en fonction du budget, de la situation météorologique et de l’emploi du temps des acteurs.

— C’était ainsi jusqu’à maintenant. Mais bientôt tout va changer. Nous en parlerons plus tard.

Noé Noévitch frappa de sa fourchette contre son verre et interpella le millionnaire :

— Andreï Gordéiévitch, vous souhaitiez prononcer un discours ! C’est le moment, nous sommes tous rassemblés !

Le bourreau des cśurs, Gazonov, venait juste de paraître à son tour, le crâne hérissé d’une courte brosse luisante. Il vint s’asseoir, l’effronté, à côté d’Elisa, qui lui adressa quelques mots d’un air caressant. Mais à dire vrai, quelle autre place eût pu échoir à l’interprète du rôle masculin principal ?

Eraste Pétrovitch se vit offrir lui aussi une place d’honneur, à l’autre bout de la table, à côté du metteur en scène.

M. Aguilev entama son speech à sa manière habituelle, autrement dit sans préambule ni fioritures :

— Mesdames et messieurs, le spectacle est bon, on ne manquera pas d’en parler dans le public et dans la presse. Je suis de nouveau convaincu de ne pas m’être trompé en misant sur Noé Noévitch et sur toute votre troupe. J’ai été particulièrement séduit par Mme Altaïrskaïa-Lointaine, laquelle est promise à un grand avenir… Si nous parvenons à trouver un langage commun, ajouta-t-il après une brève hésitation en regardant Elisa avec insistance. Permettez-moi, madame, de vous remettre ce modeste cadeau symbolique, dont je vous expliquerai le sens tout de suite après.

Il tira de sa poche un étui de velours, et de celui-ci une rose d’or rouge très finement ouvragée.

— Quelle merveille ! s’exclama Elisa. Quel artisan a exécuté d’aussi délicats filigranes ?

— Le nom de cet artisan est la nature, lui répondit l’entrepreneur. Vous tenez entre vos mains une fleur vivante recouverte d’une fine couche de poussière d’or – le dernier cri de la technique. Grâce à cette pellicule de métal, la beauté de la fleur est devenue éternelle. Elle ne fanera jamais.

Tout le monde commença d’applaudir, mais le capitaliste leva la main.

— Le temps est venu de vous expliquer la raison d’être essentielle de notre Société théâtrale et cinématographique. J’ai résolu d’investir des fonds dans votre troupe parce que Noé Noévitch est le premier homme de théâtre à avoir pris conscience qu’on ne saurait connaître de succès vraiment grandiose sans recourir au sensationnalisme. Mais ce n’est là qu’une première étape. Maintenant que l’Arche de Noé fait la une des journaux des deux capitales, je propose de hausser votre renommée à un niveau encore plus élevé, d’abord national, puis international. Pareil but est impossible à atteindre en se contentant de simples tournées, mais il existe un autre moyen : le cinématographe.

— Vous voudriez fixer nos spectacles sur la pellicule ? demanda Stern. Mais qu’en sera-t-il du son, du texte ?

— Non, mon associé et moi avons projet de créer un cinématographe d’un genre nouveau, qui deviendra un art à part entière. Les scénarios seront élaborés par des écrivains de renom. Nous inviterons à jouer dans nos films non pas de simples quidams croisés par hasard, mais des acteurs de première force. Nous ne nous contenterons pas comme les autres de décors de toile peinte et de carton-pâte. Mais surtout, nous forcerons des millions de gens à aimer les visages de nos « stars » – un mot américain qui signifie « étoile ». Oh ! ce concept a un immense avenir ! Le jeu d’un acteur de théâtre talentueux est comme une fleur vivante : il enchante, mais ses charmes se rompent sitôt le rideau retombé. Je veux, quant à moi, rendre votre art impérissable au moyen d’une pellicule d’or. Qu’en pensez-vous ?

Tous demeurèrent muets. Beaucoup se tournèrent vers Stern. Celui-ci se leva. On voyait qu’il craignait de peiner son bienfaiteur.

— Hmm… Très estimé Andreï Gordéiévitch, je comprends votre désir d’augmenter vos dividendes, c’est tout à fait naturel pour un homme d’affaires. Moi même, Dieu m’en est témoin, je ne laisse passer aucune occasion de traire la vache d’or.

Un léger rire parcourut l’assistance, et Noé Noévitch inclina la tête de manière comique, l’air de dire : « Eh oui, je l’avoue, je suis pécheur. »

— Mais êtes-vous donc fâché du bilan de notre tournée moscovite ? Sans vouloir offenser nos amis du Théâtre d’art, je crois qu’aucune compagnie n’a encore connu pareilles recettes. Celle d’aujourd’hui s’élève à plus de dix mille roubles ! Bien entendu, il ne sera que justice de partager notre bénéfice avec la société qui nous héberge, dans un rapport avantageux pour les deux parties.

— Dix mille roubles ? reprit Aguilev. C’est risible. Un film à succès sera vu par au moins un million de personnes, dont chacune paiera en moyenne cinquante kopecks à la caisse. Moins les frais de production et la commission des propriétaires de salles, plus la vente à l’étranger et le commerce de cartes postales… le bénéfice net se montera à plus de deux cent mille roubles.

— A combien ? s’exclama Méfistov.

— Et nous avons l’intention de produire au moins une douzaine d’śuvres de cette sorte par année. Alors faites vos comptes, poursuivit tranquillement Andreï Gordéiévitch. Par ailleurs, prenez aussi en considération qu’une star touchera chez nous jusqu’à trois cents roubles par jour de tournage, un acteur de second plan comme M. Rézonovski ou Mme Réginina, une centaine, de troisième plan une cinquantaine. A quoi il faut ajouter la ferveur populaire que nous garantiront nos propres organes de presse ainsi que le don génial de Noé Noévitch pour créer la sensation.

Tout à coup Elisa se leva. L’inspiration enflammait son visage, des gouttes de nacre scintillaient dans son haut chignon.

— Là où l’argent sert de pierre angulaire, c’en est fini de l’art véritable ! Vous m’avez offert cette rose, et sans doute elle est très belle, mais vous vous trompez en la qualifiant de vivante ! Elle est morte dès que vous l’avez enfermée dans son armure dorée ! Elle s’y est changée en momie. Il en est de même de votre cinématographe. Le théâtre, c’est la vie ! Et comme toute vie, il est éphémère et toujours différent. Il n’y aura jamais d’autre instant exactement semblable, on ne peut l’arrêter, et c’est justement pourquoi il est si merveilleux. Vous êtes comme autant de Faust, qui rêvez de stopper ce merveilleux instant, sans comprendre qu’il est impossible de figer la beauté, car elle en mourrait aussitôt. C’est ce que dit la pièce que nous venons de jouer ! Comprenez-le, Andreï Gordéiévitch, l’éternité et l’immortalité sont les ennemies de l’art, elles me font peur ! Un spectacle peut être bon ou mauvais, mais il est vivant. Alors que, un film, c’est une mouche prisonnière d’un bloc d’ambre. Elle semble parfaitement vivante, mais elle est bel et bien morte. Jamais, vous m’entendez, ja-mais je ne me résoudrai à jouer devant votre espèce de boîte à gros śil de verre !

Mon Dieu qu’elle était belle à ce moment ! Eraste Pétrovitch pressa la main à gauche sur sa poitrine, se sentant le cśur défaillir. Il détourna les yeux et se dit : Oui, elle est sublime, elle est magie et prodige, mais elle n’est pas à toi, elle t’est étrangère. Ne cède pas à la faiblesse, ne perds pas ta dignité.

Il faut dire que l’intervention d’Aguilev, d’une sécheresse toute mathématique, n’avait guère soulevé d’enthousiasme parmi l’assistance. Si on avait vaguement applaudi l’entrepreneur, c’était surtout par courtoisie, alors que le discours d’Elisa fut accueilli par des cris approbateurs et de vigoureux battements de mains.

La Réginina, forte de son emploi de mère noble, demanda d’une voix tonnante :

— Ainsi, monsieur, vous estimez que je vaux trois fois moins que Mme Altaïrskaïa ?

— Pas vous, lui expliqua Aguilev, mais ce que pèse votre rôle dans la pièce. Voyez-vous, j’ai l’intention, lors des prises de vues, d’user abondamment d’un procédé nouveau appelé blow-up, qui consiste à montrer la face de l’acteur en grand, sur tout l’écran. Cette technique réclame de préférence des visages jeunes et incontestablement séduisants…

— … tandis que les vieux birbes comme vous et moi, ma chère Vassilissa, ne sont d’aucun intérêt pour l’industrie du cinématographe, intervint le raisonneur. On nous jettera comme de vieilles chaussettes. Cela dit, tout est dans la main de Dieu. J’en ai vu bien d’autres, j’ai roulé ma bosse, comme la galette du conte, j’ai échappé à la grand-mère, puis au grand-père, alors ce n’est pas le cinématographe qui va m’arrêter. Pas vrai, commère renarde ? ajouta-t-il en s’adressant à sa voisine, la Goupilova.

Mais celle-ci ne le regardait pas, elle n’avait d’yeux que pour le millionnaire, auquel elle souriait de la manière la plus aimable.

— Dites-moi, cher Andreï Gordéiévitch, avez-vous aussi le projet de tourner des films de genre gothique ? J’ai lu dans un journal que le public américain était friand des histoires de vampires, de mages et de sorcières.

M. Aguilev avait tout de même une qualité étonnante : celle de pouvoir dire aux gens, sur le ton le plus courtois, des choses épouvantables :

— Nous y réfléchissons, madame. Mais les enquêtes prouvent que même les héroïnes négatives, fussent-elles sorcières ou vampires, doivent avoir un physique attirant. Autrement le public n’achète pas de billets. Je pense qu’avec votre visage assez spécifique mieux vaudrait éviter les gros plans.

Le sourire déserta aussitôt « le visage assez spécifique » de Xantippa Pétrovna pour céder la place à une grimace mauvaise qui lui allait beaucoup mieux.

La conversation sur le cinéma s’éteignit bientôt en dépit des efforts d’Aguilev pour la ranimer. Quand tout le monde eut quitté la table et se fut éloigné chacun de son côté, il s’approcha d’Eraste Pétrovitch et entreprit de lui expliquer que l’activité de scénariste de cinéma était un métier d’avenir, porteur de célébrité et d’énormes revenus. Il lui proposa d’organiser une rencontre avec son associé, M. Simon, qui saurait lui en parler mieux que lui et qui, de manière générale, était un homme très intéressant. Mais Fandorine ne parut captivé ni par les perspectives de la nouvelle profession ni par les qualités exceptionnelles dudit associé, et se hâta de prendre congé de l’assommant personnage.

Alors Aguilev aborda résolument Elisa. Il l’entraîna à l’écart et commença de lui parler d’un air grave. Elle l’écouta, tout en manipulant la rose d’or entre ses doigts, avec un sourire bienveillant. Le jeune impudent se permit alors de lui saisir le bras, et elle le laissa faire. Mais ce que Fandorine jugea du plus mauvais goût fut qu’il sortît avec elle de la pièce. Comme il passait auprès d’eux, un cigare aux lèvres, il entendit Aguilev dire à la comédienne :

— Elisa, je dois vous parler seul à seul d’une affaire importante.

— Eh bien, accompagnez-moi à ma loge, répondit-elle tandis que son regard glissait brièvement sur le visage de Fandorine. J’aimerais me démaquiller.

Et ils s’éloignèrent.

J’en ai assez vu, se dit Eraste Pétrovitch. Je n’ai rien à faire de cette femme, mais je n’ai aucune raison non plus de la regarder flirter avec d’autres hommes. Cela tourne au sadomasochisme.

Il se demanda combien de temps il devait attendre pour quitter les lieux sans paraître incorrect, et décida de patienter encore une dizaine de minutes.

Au bout de dix minutes exactement, il s’approcha de Stern et lui annonça à voix basse qu’il s’en allait, tout en lui recommandant de n’attirer l’attention de personne sur son départ.

Noé Noévitch paraissait désemparé ou bien soucieux. Sans doute le discours du mécène l’avait-il quelque peu ébranlé.

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