— Nous n’avons pas dépassé Zafar. Il s’est peut-être ég-garé et sera resté en arrière, murmura-t-il. Peu importe. Écoutez-moi bien. Si jamais je tousse, jetez-vous à terre. À l’instant même. Compris ?

— Oui…

Ses yeux étaient tout proches, ses prunelles reflétaient les lumières de la jetée à laquelle Eraste Pétrovitch tournait le dos.

— Allons vers la porte. Une fois sur les marches, nous nous désenlacerons. J’aurai besoin d’espace pour la m-manśuvre.

— Minou, je veux faire du bateau ! geignit Saadat d’une voix capricieuse. Tu m’as promis !

— Ma parole, c’est du granit ! s’exclama Fandorine en brandissant le poing en l’air. S’il est besoin, j’enfoncerai la porte. À l’assaut !

Riant aux éclats, ils coururent vers le bâtiment. Gassym les suivait, la mine sombre, la main sur l’étui de revolver, tout en jetant des coups d’śil soupçonneux autour de lui. Pas d’erreur : c’était bien ainsi que devait se conduire un garde du corps désireux de montrer son zèle.

La masse blanche du club apportait une note joyeuse au milieu des ténèbres. L’unique ampoule allumée au-dessus de l’entrée éclairait le plancher d’une plate-forme garnie d’un garde-corps ainsi qu’une cloche de bateau installée près de la porte.

Sur le perron, Saadat, comme convenu, lâcha le bras de son cavalier et s’écarta légèrement.

— Eh ! hurla Eraste Pétrovitch. Le gardien ou je ne sais qui ! Ouvre ! Le backchich est arrivé !

Il fit tinter la cloche d’un geste impatient. Se colla à la vitre, derrière laquelle il était impossible de rien distinguer.

Mais Fandorine à ce moment ne se fiait pas à sa vue – depuis la terrasse éclairée, le monde alentour paraissait noir. Il ne comptait pas davantage sur son ouïe – le bruit du ressac couvrait les autres sons.

Tout dépendait à présent de son instinct, que les ninjas appellent hikan (littéralement, « sentir par la peau »). Il s’agit d’un sens particulier qu’on peut développer en soi et aiguiser au moyen d’exercices d’entraînement. Les parties découvertes de la peau deviennent incroyablement sensibles, comme si elles se changeaient en papier photographique. À cette différence près qu’elles ne réagissent pas aux ultraviolets, mais au danger.

Un fourmillement lui picota la nuque, puis le cou. L’émulsion périculo-sensible venait de répondre à une menace imminente.

Fandorine toussa. Saadat ne comprit pas ou bien n’entendit pas. Alors, d’un coup de poing mesuré et néanmoins suffisant, il l’étendit à terre. Puis il se retourna et, d’une puissante poussée du pied, envoya l’éléphantesque Gassym rouler au bas des marches, tandis que lui-même se jetait au sol.

Ces trois mouvements enchaînés n’avaient pas duré une seconde. Eraste Pétrovitch ne perçut pas le bruit de sa propre chute, car au même instant la nuit fut déchirée par un grand vacarme accompagné d’un crépitement.

Trouant les ténèbres, plusieurs armes firent feu depuis la pile de planches entassées en face de l’entrée du club. Des éclats de bois volèrent, arrachés aux murs et à la rambarde. Une vitre éclata. Des étincelles jaillirent de la poignée de porte. Touchée par plusieurs balles, la cloche se mit à osciller et bourdonner.

Fandorine roula sur le plancher. La situation n’était pas brillante.

La Validbekova était étendue sur le dos, inerte. Sans doute avait-il frappé trop fort malgré tout. Quant à Gassym, c’était pire. Au lieu de rester dans l’ombre salvatrice, le gotchi s’était remis sur pied et de nouveau escaladait le perron.

— En arrière ! rugit Eraste Pétrovitch. Couche-toi !

Gassym vacilla et poussa un cri :

— Aïe !

Il pivota en direction des coups de feu, tout en dégainant son revolver.

Fichu lourdaud ! pensa Fandorine.

Il se redressa à demi et se rua dans l’autre sens. D’un bond, il renversa Gassym et s’affala par terre avec lui dans l’obscurité.

— Tire puis roule sur toi-même ! Ne reste pas à la même place !

Eraste Pétrovitch ne procéda pas autrement. Il tira deux fois sur la pile de planches (sans viser pour l’instant de manière précise, juste pour effrayer l’adversaire et l’empêcher d’ajuster son tir), et deux fois roula plus loin. Le gotchi à son tour fit tonner son calibre 45.

Les choses commençaient à s’arranger.

Provenant de la terrasse, à peine perceptibles au milieu du vacarme des armes, s’entendirent plusieurs claquements étouffés, comme les jappements furieux d’un petit chien de compagnie. Fandorine se haussa pour jeter un coup d’śil à travers la balustrade.

Saadat Validbekova était toujours étendue sur le plancher, mais s’était retournée sur le ventre et, en appui sur un coude, faisait feu sur les ténèbres avec un pistolet de dame miniature.

— Eloignez-vous ! Mettez-vous à l’abri du mur ! lui cria Eraste Pétrovitch.

Cependant l’industrielle du pétrole, loin de lui obéir, se rapprocha du bord en rampant sans cesser de faire feu.

Surgissant du coin de la maison, des profondeurs de l’ombre, une silhouette véloce, aux contours incertains, se précipita vers la Validbekova. Eraste Pétrovitch leva son Webley, mais, grâce à Dieu, reconnut à temps l’eunuque. Celui-ci empoigna sans cérémonie sa maîtresse par les jambes, la tira à lui, puis la souleva et la jeta sur son épaule. Après quoi il s’éclipsa par le même chemin, tout aussi lestement qu’il était apparu.

Cette fois, enfin, on pouvait se concentrer sur l’adversaire.

Il y avait un espace vide sous le perron, où un poteau de soutènement pouvait servir d’assez bonne protection. C’est depuis cette position que Fandorine compta les forces de l’adversaire. Huit hommes étaient embusqués derrière la pile de planches. C’était beaucoup, mais dans les limites du possible.

— Vahsey ! Un touché ! brailla Gassym d’un ton triomphant.

Et en effet, les tirs à droite devinrent un peu moins fréquents. Eraste Pétrovitch visa le tireur situé le plus à gauche. Il attendit l’éclair suivant et pressa la détente. Il n’y eut pas d’autre coup de feu de ce côté-là.

Il en restait six.

— Gassym, tu es blessé ?

— Le dos, répondit le gotchi d’un ton douloureux. Aïe, Allah, quelle honte !

— C’est grave ?

— Pourquoi grave ? Normal. Vahsey ! Encore touché !

Plus que cinq.

Eraste Pétrovitch rampa sous la plate-forme en bois. Arrivé à hauteur de Gassym, il lui dit :

— Canarde-les, ne les laisse pas viser ! Je vais les contourner par le flanc. Seulement bouge après chaque tir !

— Garde leçon pour papa, bougonna le gotchi en sortant un second revolver.

Une balle se ficha dans la terre avec un sifflement. Une autre érafla un poteau : un éclat de bois se planta dans le front de Gassym. Invoquant le chaytan, celui-ci arracha l’écharde et essuya le sang avec sa manche.

Fandorine roula hors de l’abri. Plié en deux, il courut pour prendre l’adversaire à revers. Il tira deux fois en pleine course, sans viser.

De l’autre côté, quelqu’un cria des paroles indistinctes. Visiblement, il donnait un ordre.

Les armes se turent. Un martèlement de pas résonna dans l’obscurité. Quelques secondes plus tard, cinq hommes sautaient sur l’appontement éclairé par les lanternes et couraient à l’autre bout. Leurs silhouettes se détachaient parfaitement, mais tirer à pareille distance avec un Webley à canon court n’eût été qu’un gaspillage de munitions.

Ils veulent prendre la fuite par la mer, en canot, se dit Fandorine. Peu importe, le temps qu’ils embarquent, le temps qu’ils démarrent le moteur…

— Gassym ! Ne tire plus ! Suis-moi !

Eraste Pétrovitch s’élança en avant. Il ne regardait pas les lanternes, mais ses pieds, pour ne pas perdre la vision nocturne.

Un cri de femme retentit derrière lui :

— S’il vous plaît ! S’il vous plaît ! Tural n’est pas avec eux ! Où est mon enfant ?

Elle a raison, pensa Fandorine. Le gosse ne peut être que dans la maison.

— Gassym, demi-tour ! Enfonce la porte !

Après avoir accompagné du regard les bandits qui décampaient, Fandorine revint en courant au club. Gassym était déjà sur la terrasse. Sans s’arrêter, d’un coup d’épaule, il démolit les deux battants.

Eraste Pétrovitch entra dans la maison le dernier, derrière la Validbekova et Zafar.

— Tural, Tural ! appelait Saadat.

Pas de réponse.

Sans perdre de temps à chercher le commutateur, Eraste Pétrovitch sortit sa lampe de poche. Il promena le faisceau de lumière autour de lui, parcourut les pièces.

— Le garçon n’est pas ici et n’y a jamais été, déclara-t-il quand il eut rejoint les autres.

— Où est-il, alors ? s’exclama Saadat.

— Pour le savoir, il faut rattraper nos frileux et t-timides amis.

Un moteur toussota au loin.

— Vite !

Progressant par bonds énormes, Fandorine fonça vers l’estacade, se détachant rapidement de ses compagnons. Les planches grondèrent sous ses pieds. Devant lui, tout à l’extrémité de l’appontement en forme de T, bouillonnait une traînée blanche, sillage écumeux dû au moteur de poupe.

Quelques secondes plus tard, Eraste Pétrovitch se trouvait devant les canots amarrés : des embarcations à coques métalliques, à profil de requin, parmi les modèles les plus récents.

— Vaï, pourquoi tu restes là ? Ils s’en vont !

Le gotchi, d’un seul élan, sauta dans le canot le plus grand, lequel rebondit sur l’eau.

— Allume le machine ! Tu sais ?

Fandorine avait achevé son inspection.

— Pas dans celui-ci !

Il avait choisi un Daimler de deux cent cinquante chevaux, léger et maniable, pareil à celui qui, l’été précédent à Hambourg, avait permis d’établir un record du monde de vitesse : quatre-vingts kilomètres-heure. À l’époque où Eraste Pétrovitch se passionnait pour les moyens de navigation, y compris sous-marins, de telles vedettes rapides n’existaient pas encore. Ce serait intéressant d’essayer…

Mettre le moteur en marche sans la clef demanda trente secondes. Pile le temps qu’il fallut aux autres pour prendre place dans le bateau. Gassym soufflait comme une machine à vapeur ; la respiration de la femme était rapide et saccadée ; Zafar semblait à moitié ensommeillé.

Quand Fandorine mit plein gaz, la proue du Daimler se dressa brutalement à quarante-cinq degrés. Gassym s’étala au fond de l’embarcation, tandis que la Validbekova s’affalait par-dessus lui. Seul l’eunuque resta sur ses jambes : il s’accroupit simplement et se cramponna au bord.

Le rugissement du moteur et le sifflement du vent rendirent Eraste Pétrovitch instantanément sourd, si bien qu’il cessa d’entendre le bruit du canot devant eux, devenu invisible dans la nuit.

Où était-il ? Quel cap maintenir ?

Saadat, agrippée à l’épaule de Fandorine, scrutait l’obscurité.

— Les voilà ! J’aperçois un point blanc !

Stupéfiant ! De vrais yeux de chat. En dépit de toute sa pratique de la vision nocturne, Eraste Pétrovitch ne voyait rien.

— Ils ne nous échapperont pas ! dit-il à Mme Validbkebova pour la rassurer. Ils ont exactement le même Daimler que nous, mais ils sont cinq. Leur charge est plus lourde. Gassym, si tu sautes par-dessus bord, nous les rattraperons en cinq minutes.

— Saute toi-même ! hurla le gotchi en manière de réponse.

Il rampa vers l’avant, sur la longue proue effilée. L’entreprise était périlleuse : le bateau rebondissait sur les vagues, constamment secoué d’embardées. Gassym glissa son bonnet dans sa ceinture et s’allongea, ses jambes largement écartées en appui contre le pare-brise.

La nuit, comme par un fait exprès, était sans lune. Mais Fandorine avait repéré à présent le point blanc. La distance qui les en séparait s’amenuisait lentement, très lentement, peut-être de deux ou trois mètres par minute, mais s’amenuisait néanmoins.

Gassym à son tour aperçut l’ennemi.

— Eh, je vois, je vois ! beugla-t-il. Vogue par là-bas !

Il ouvrit le feu. De l’avis de Fandorine, c’était totalement inutile à pareille distance, qui plus est sans pouvoir viser correctement. Il se trompait cependant. L’adversaire devint nerveux. Il se contenta au début de riposter, puis son canot se mit à décrire des zigzags. La distance entre eux désormais diminuait plus vite.

— Tire, tire, l’encouragea Eraste Pétrovitch. Tu as beaucoup de munitions ?

Il dut répéter la question, car il n’était pas facile de couvrir le vacarme du moteur.

— J’ai toujours beaucoup les munitions ! lui fut-il répondu.

— Nous les rattrapons, nous les rattrapons, nous les rattrapons ! répétait Saadat comme une mécanique, sans s’apercevoir, sans doute, qu’elle bourrait l’épaule de Fandorine de coups de poing.

Soudain, une flamme jaillit à l’avant du Daimler des bandits. Eraste Pétrovitch crut d’abord que Gassym avait touché le réservoir d’essence. Mais alors se produisit un phénomène des plus étranges. Un lambeau de feu se détacha du canot, tomba dans la mer, et aussitôt les flots s’embrasèrent d’un halo bleuâtre. Celui-ci grandit, pour se changer en un véritable îlot de reflets dansants. Le vent en dispersa des étincelles à la surface des vagues, et de petits feux s’allumèrent en dix endroits différents.

— Quelle est cette diablerie ?! s’exclama Eraste Pétrovitch.

Il se souvint alors des propos de Choubine au sujet de la mer incendiée à Bibi-Heybat.

Le spectacle était inimaginable, incomparable, en même temps qu’angoissant et captivant.

Des papillons de feu bleutés volaient dans toutes les directions, et là où ils se posaient éclosaient aussitôt des parterres et des clairières de fleurs de même nuance.

Ce n’est pas une hallucination. Ce sont des gaz d’hydrocarbures qui remontent du fond, songea Fandorine. Mais cette explication scientifique ne rendait pas le tableau moins fabuleux.

— Mon Dieu, c-comme c’est beau ! murmura-t-il.

— C’est affreux ! gémit Saadat. Ils ont mis le feu à la mer ! Maintenant nous ne les rattraperons plus.

Gassym poussait des exclamations et tournait en tous sens sa tête au crâne rasé. D’étonnement, il avait cessé de tirer.

Fandorine jeta un coup d’śil en biais à Saadat. L’effet de la mer embrasée avait opéré sur son visage un prodige : Mme Validbekova s’était métamorphosée en Princesse-Cygne, telle que l’avait représentée Vroubel sur sa toile célèbre. Absorbé par cette vision, Eraste Pétrovitch faillit foncer tout droit dans la fournaise, il eut à peine le temps de tourner le volant.

La secousse projeta la femme contre Fandorine.

Elle sanglotait :

— Ils vont nous échapper, ils vont nous échapper…

— Je ne le pense pas, dit-il tout en l’aidant à se redresser. Pour le moment nous perdons un peu de distance, mais nous allons les rejoindre.

L’heure, pour lui, n’était plus aux bavardages. Il fallait louvoyer entre les îlots de feu. Bien sûr, le risque était grand : que le vent jette sur leur moteur une poignée d’étincelles, et ce serait l’incendie à bord. Mais était-il permis de renoncer au but qu’on s’était fixé à cause d’un seul et unique péril ? En ce cas, ce n’était même pas la peine de vivre.

Enfin, les taches flamboyantes se trouvèrent derrière eux. À l’avant s’étendait un vaste espace d’un noir d’encre, au milieu duquel se distinguait vaguement le sillage d’écume blanche d’un canot qui s’éloignait. Personne ne tirait plus à son bord. Sans doute étaient-ils à court de munitions, les imbéciles. La distance entre eux s’était accrue, qui s’élevait à présent à deux cent cinquante, trois cents mètres.

— Gassym ! Force-les à manśuvrer. Ouvre le feu ! Qu’est-ce que tu fabriques, tu dors ?

— Je dors pas. Je suis juste couché, répondit le gotchi. Deux balles seulement il reste. Dommage.

— Et toi qui te vantais d’avoir toujours plein de c-cartouches !

Bon, se dit Fandorine. Ça signifie que la poursuite va durer. Peu importe, nous les rattraperons.

Sur la gauche, les lumières de Bakou s’étiraient en un long tapis scintillant. Eraste Pétrovitch pensait que les bandits allaient tourner vers la côte, mais leur canot filait toujours parallèlement aux quais, conservant le cap vers le nord.

La distance diminuait, lentement mais sûrement. Sur quoi comptaient-ils ?

Les lumières devinrent moins nombreuses, puis disparurent tout à fait. Les torches de brûlage de la Ville Noire apparurent – puis à leur tour s’éloignèrent peu à peu.

À cause des ténèbres qui se resserraient des deux côtés, à cause du grondement régulier du moteur et du rythme du tangage, il semblait que le temps se fût arrêté. Quand Eraste Pétrovitch regarda les aiguilles lumineuses de sa montre, il était déjà minuit et demi. La poursuite durait depuis plus d’une heure.

Il ne restait plus à présent qu’une centaine de mètres entre les deux canots.

Encore trente, quarante minutes, et nous les aurons rejoints, estima Fandorine.

Tout à coup, l’embarcation des bandits effectua un virage serré pour prendre brutalement vers l’ouest.

Ils auraient décidé d’accoster ? Trop tard ! Maintenant même l’obscurité ne leur serait d’aucun secours.

Cependant les minutes passaient, et la côte ne se montrait pas. Au-devant la mer était toujours du même noir profond ; le vent avait un peu fraîchi et commençait de cingler le visage de gouttelettes d’eau froide. Eraste Pétrovitch devina que les criminels venaient de doubler l’extrémité de la presqu’île d’Apchéron et continuaient de longer la ligne du rivage, mais cette fois-ci vers l’occident.

Pourquoi cette obstination bornée ? s’interrogea-t-il. Ne voient-ils pas qu’ils n’ont aucune chance de fuir ?

La barque était maintenant bien visible, tout comme les individus qui s’y trouvaient entassés. Les bandits regardaient autour d’eux en agitant les mains. Ils n’essayaient pas de tirer sur leurs poursuivants : à l’évidence ils n’avaient plus de quoi.

Tandis qu’il observait leurs silhouettes, Fandorine vit Gassym dégainer son revolver à canon long.

Le coup de feu éclata, puissant. Un homme à l’arrière leva les bras en l’air, vacilla, puis chuta par-dessus bord.

— Touché ! cria Gassym.

Sur quoi il tira une seconde fois.

— Encore touché ! Aman-aman, plus de balles !

Un deuxième homme s’effondra au fond du canot. Ses compagnons le soulevèrent à bout de bras et le balancèrent dans l’eau, lui aussi.

— Qu’as-tu fait ?! gémit Eraste Pétrovitch. Maintenant ils vont nous échapper…

Le canot ennemi, qui n’était plus distant que d’une trentaine de mètres, cessa de se rapprocher, et au contraire s’éloigna peu à peu. Moins chargé, il avançait sensiblement plus vite.

Gassym quitta la proue, toujours à plat ventre, et se laissa tomber pesamment sur la banquette.

— Vaï, je me sens pas bien, dit-il.

Même dans l’obscurité, il était évident que son visage était tout blanc.

— Il est blessé dans le d-dos. Il faudrait arrêter le sang. Madame, vous pourriez lui faire un pansement ?

Saadat acquiesça de la tête et se pencha sur le gotchi. Celui-ci la repoussa.

— Me touche pas, femme ! J’ai beaucoup le sang ! La mer me plaît pas ! Pendant que j’étais occupé, c’est bon. Mais maintenant, je suis pas bien du tout.

Il a le mal de mer, comprit Fandorine. Tant qu’il était allongé, ça allait, mais dès qu’il s’est assis, la nausée lui est venue.

Son hypothèse se trouva dans l’instant vérifiée. Gassym se leva et s’affala, la poitrine contre le bord. Il poussa un rugissement. Il vomissait.

Profitant de l’état de faiblesse du gotchi, Zafar sortit un couteau et fendit habilement la tcherkeska, mettant à nu un dos puissant tout inondé de sang. L’eunuque pansa rapidement la blessure.

— Où a-t-il trouvé du sp-paradrap ?

— Les coureurs en ont toujours sur eux, répondit Saadat. Faites quelque chose ! Nous perdons du terrain !

Elle avait raison. L’écart allait croissant.

— T-tenez le volant. Fermement.

La proue aplatie du canot volait au-dessus des vagues à une vitesse vertigineuse – plus grande encore peut-être que celle d’une automobile filant sur une route bien entretenue. Eraste Pétrovitch s’y étendit et s’intima l’ordre de se fondre en tout avec le corps de l’embarcation. Il lui fallait faire mouche à une cinquantaine de mètres, avec une arme qui n’était pas adaptée au tir à grande distance, et sur un objet de faibles dimensions. Le problème était triplement compliqué : aussi bien la cible que la plate-forme sur laquelle se trouvait le tireur étaient animées d’un mouvement rapide, et toutes deux subissaient en outre de fortes secousses.

Néanmoins la seule solution qui restait dans la situation présente était d’endommager le moteur des bandits. Encore une minute ou deux, et ils seraient hors de portée de feu.

Je suis une partie du canot, se dit Fandorine, avant de se changer en ce vaisseau à moitié volant – un requin de métal affamé. Il fendait les flots de sa poitrine, lesquels bouillonnaient en se divisant en deux moitiés.

C’est le moment !

Le premier tir ne fut pas assez bon. À en juger par les étincelles qui jaillirent, la balle toucha le capot d’acier du moteur.

Second essai.

Même résultat !

Mauvais, très mauvais !

Mais aux passagers du Daimler pris en chasse, les coups de feu ne parurent pas si imprécis. Visiblement décidés à ne pas tenter le sort davantage (ou peut-être pour quelque autre raison), ils amorcèrent un virage sur la gauche et mirent le cap sur le rivage.

Eraste Pétrovitch renonça à utiliser d’autres cartouches. C’était son dernier chargeur, et il ne contenait plus que trois balles. Et puis à quoi bon ? L’adversaire ne cherchait plus à les semer, il semblait vouloir gagner la terre. Là, les bandits auraient un peu de mal à lui échapper.

La côte se rapprochait à toute allure. Elle était haute et abrupte.

— Qu’est-ce que c’est que cet endroit ? cria Eraste Pétrovitch.

— Je ne sais pas ! répondit Mme Validbekova. Nous avons passé le cap Choulan, par conséquent nous ne sommes pas loin de Mardakiany.

— Cramponnez-vous s-solidement. Nous arrivons sur les hauts-fonds.

Le Daimler des malfaiteurs s’était déjà échoué sur le sable, y dessinant une longue traînée noire. Trois silhouettes couraient sur la ligne du ressac. Il aurait été facile à présent de les abattre : Fandorine avait pile le bon nombre de balles. Mais à quoi bon ? Si ces nigauds ne se dispersaient pas, ce serait un jeu d’enfant que de les rattraper et de les capturer vivants.

La coque crissa contre le fond. L’arrêt ne fut guère brutal, Eraste Pétrovitch ayant réduit la vitesse par précaution.

— Gassym, tu peux c-courir ?

Le gotchi se redressa, chancela, se rassit.

— Le jambe est mauvais ! Il ne tient pas debout ! rugit-il d’une voix pleine de larmes. Quelle honte ! Honte à moi ! Les tripes dehors devant femme ! Et maintenant le tête qui tourne !

Le temps manquait pour le consoler. Zafar avait déjà sauté dans l’eau, il prit la Validbekova dans ses bras et la porta jusqu’en terrain sec.

— Je les vois ! Ils sont là-bas !

Saadat tendait la main vers l’avant.

Parfait, les trois restaient groupés. Et couraient droit vers la falaise. Ils comptaient l’escalader peut-être ? Très bien.

Fandorine dépassa l’eunuque et la dame. Après cette longue poursuite sur les vagues, le sol semblait vaciller sous ses pieds.

L’affaire touchait à son dénouement.

Un martèlement de pas retentit derrière lui. Il se retourna et vit Gassym qui courait à toutes jambes dans sa direction. Il avait donc repris ses esprits. Voilà qui tombait bien. Saadat trébucha et s’affala par terre. Zafar l’aida à se relever. S’était-elle fait mal ? Apparemment, non.

Fandorine avait laissé les bandits sortir de son champ de vision durant quelques secondes à peine, et quand il regarda de nouveau face à lui, il n’en crut pas ses yeux. Ils s’étaient volatilisés !

Le rivage était désert. Personne n’escaladait l’à-pic. Le fond gris de la falaise n’offrait aucun endroit où se cacher.

Quel était ce tour démoniaque ?

— Ils ont disparu ! s’écria Saadat en levant les bras au ciel. Où sont-ils ?

Gassym, soufflant comme un bśuf, fit halte et se gratta la nuque sous son papakha.

— Vaï, chaytan…

Eraste Pétrovitch était déconcerté. Ces trois coupe-jarrets n’étaient tout de même pas des anges du bon Dieu, capables de s’élever d’un coup d’ailes à la cime des cieux.

Seul Zafar n’avait exprimé aucun sentiment – ni étonnement ni désespoir. Il courut jusqu’au pied de la falaise, tourniqua là-bas un moment, se déplaça sur la gauche, puis sur la droite. Se retourna et agita la main : par ici, vite !

Entre deux blocs de rochers, presque indiscernable dans l’obscurité, une porte se dessinait en gris. Elle ne présentait pas de cadenas ni même de trou de serrure, mais était munie d’une poignée. Fandorine actionna celle-ci. En vain. Sans doute y avait-il un verrou à l’intérieur.

Ainsi, ce n’était pas un hasard si les ravisseurs avaient accosté en cet endroit précis.

— Gassym !

Le gotchi ramassa par terre une énorme pierre, la souleva au-dessus de sa tête et la lança contre la porte, laquelle s’effondra dans un grand fracas.

Eraste Pétrovitch, qui s’attendait à voir un trou noir béant, fut surpris. Par la fente taillée dans la roche sourdait une faible lumière électrique.

— Suivez-moi !

Après quelques mètres, le boyau se faisait plus large et plus haut. Quelque part en avant, à faible distance, retentissait l’écho d’une sorte de roulement de tambour : les pas précipités de plusieurs individus.

Fandorine atteignit avant les autres le premier tournant ; comme il en passait le coin, il fut rejoint par l’eunuque. Celui-ci se déplaçait tout aussi silencieusement, mais à une allure encore plus vive.

La galerie, éclairée par des plafonniers fixés à la voûte de pierre, décrivit un nouveau zigzag, et Eraste Pétrovitch aperçut devant lui trois hommes qui lui tournaient le dos. Zafar était déjà presque à leur hauteur. Un objet brilla dans la main levée du Persan.

— Il les faut vivants ! cria Fandorine.

L’eunuque balança le bras – un des fuyards s’écroula en poussant un cri, tandis que les deux autres se prenaient à courir plus vite. Eraste Pétrovitch força l’allure lui aussi.

Zafar sauta par-dessus sa victime.

Fauchée en pleine course, celle-ci était cependant bien vivante. De sa cuisse droite ne ressortait que le manche d’un couteau à lancer, auquel le blessé se cramponnait en gémissant de douleur.

Sacré eunuque ! Sans ralentir, Fandorine frappa l’homme à terre du tranchant de la main sur la nuque. Le gémissement cessa.

— Gassym, ramasse-le !

Zafar leva à nouveau le bras. Un cri. Le bruit d’une chute. Un deuxième individu gisait sur le sol, les mains cramponnées non pas à la cuisse droite, mais à la gauche.

Le travail d’Eraste Pétrovitch était facile, se résumant à courir jusqu’au malfrat servi sur un plateau et à lui flanquer un coup sur les cervicales.

— Gassym, celui-ci aussi !

Le Persan s’abstint de blesser le dernier : il l’assomma simplement d’un coup de manche sur le sommet du crâne. On sentait la main du véritable artiste qui s’ennuie à se répéter.

Quand Fandorine s’approcha, l’eunuque était assis à cheval sur son prisonnier, auquel il attachait solidement les mains au moyen d’une lanière.

— Bravo, Zafar ! Excellent t-travail !

Le Persan tourna la tête. Il ne répondit rien, son visage hâlé ne trahit aucune émotion.

C’est vrai qu’il est muet, songea Fandorine. Il paraît que dans les harems on attache un prix particulier aux eunuques auxquels on a coupé la langue. Le pauvre !

Saadat arriva à son tour, hors d’haleine. Derrière elle, Gassym soufflait bruyamment, traînant par le collet les deux corps inanimés.

— Regardez ! s’exclama Mme Validbekova en jetant un coup d’śil à l’angle du couloir.

Elle s’élança.

— Arrêtez ! Pas un pas sans moi !

Eraste Pétrovitch se précipita à sa suite.

Une grille métallique scintillait plus loin, au-delà de laquelle tout était noir. Saadat tira une épingle de ses cheveux et se pencha sur la serrure.

L’endroit parut familier à Fandorine. La porte grinça. Il écarta la femme et s’avança le premier. La lumière ne pénétrait pratiquement pas dans l’étroit réduit, mais la paroi en face était étrange : elle semblait osciller légèrement.

Il tendit la main.

Du velours. C’était un rideau !

Il le tira – et ne vit pas (l’obscurité régnait) mais sentit la présence d’un grand espace vide. Quelque part à proximité, de l’eau s’écoulait avec un murmure monotone. De manière générale, il y avait là beaucoup d’eau : les ténèbres étaient chargées d’humidité et de fraîcheur.

— Nous sommes chez Artachessov, chuchota Saadat. C’est son étang souterrain.

Mais bien sûr ! Par conséquent, la galerie où Eraste Pétrovitch avait fait la connaissance de la veuve joyeuse (elle était encore joyeuse à ce moment-là) conduisait au rivage.

— Je lui arracherai le cśur, dit la Validbekova d’une voix bizarrement étranglée. Et je le jetterai aux porcs. Lâche, ignoble, immonde créature ! Maintenant j’ai compris !

Fandorine tressaillit et se retourna. Même dans l’obscurité, on voyait les yeux de l’industrielle brûler de rage.

— Vous avez compris, mais moi, pas encore, soupira Eraste Pétrovitch. Il est temps de causer un peu avec les r-ravisseurs.

Il revint en arrière, dans le couloir éclairé. Les trois bandits capturés étaient étendus l’un à côté de l’autre, soigneusement ligotés. Gassym se dressait au-dessus d’eux, la mine menaçante. Quand Fandorine lui apprit qu’ils se trouvaient dans la villa d’Artachessov, le gotchi entra tout à coup en fureur – fureur qui s’abattit curieusement sur un seul des prisonniers : celui qui n’était pas blessé mais seulement estourbi. Le drôle à la tête de bandit – barbe de trois jours, moustaches pendantes et médiocre bonnet en peau de mouton – ne faisait que pousser des cris perçants.

Rugissant des paroles de colère, Gassym lui allongea deux gifles magistrales : le malheureux vit son bonnet s’envoler, et il s’en fallut de peu que sa tête ne se décollât de ses épaules à sa suite.

— Arrête ! Que fais-tu ?

Fandorine tira son compagnon à l’écart.

— Tu le c-connais ?

— Je le connais pas ! D’où je le connais ?

— Alors pourquoi le frappes-tu ?

— Celui-là et celui-là sont arméniens. Mais celui-là est un nôtre, un musulman. Un gotchi, comme moi ! Comment le gotchi peut servir chienne Artachessov !

Rougie par les baffes, la figure du bandit se tordit dans une grimace, et l’homme, terrorisé, hurla en russe :

— Je ne sers pas Artachessov ! Je sers Hadji-agha-muallim !

— Hadji-agha, c’est Chamsiev ? Ce vieil industriel si respectable ? demanda Fandorine.

Mme Validbekova, qui s’était approchée, lui répondit :

— Ils sont tous respectables. Jusqu’au moment où ils ne le sont plus.

Eraste Pétrovitch se pencha sur le prisonnier à présent blotti contre le mur.

— Et les cinq que nous avons descendus ? Ils travaillaient pour qui ?

— L’un Djabarov, l’un Manoukian, l’un Rassoulov, l’un Artachessov, débita le gotchi à toute allure. Ceux-là aussi sont à Artachessov.

Les deux autres opinèrent.

— J’ai rencontré Djabarov. C’est un jeune entrepreneur, à cent vingt-cinq mille barils.

Fandorine se tourna vers la Validbekova.

— Qui sont les autres ?

— Ils sont tous membres du Conseil des industriels du pétrole. Les révolutionnaires ne sont donc pour rien dans l’affaire. Artachessov m’avait avertie qu’il vaudrait mieux que je ne fasse pas de concessions aux grévistes…

Saadat tira son petit pistolet de son corsage et en appuya le canon sur le front du moustachu.

Elle prononça une phrase, d’une voix qui évoquait le sifflement d’un serpent prêt à mordre.

Gassym traduisit, tout en secouant la tête d’un air désapprobateur.

— Elle veut savoir où est le fils. Elle a dit : « Si tu te tais, ces deux-là parleront. Mais tu seras plus là pour entendre. » Aïe, la femme doit pas parler comme ça avec l’homme, même si l’homme est mauvais mauvais. Il faut pas répondre, mieux vaut mourir.

Mais le prisonnier était d’un autre avis sur le sujet. Plissant les paupières, il grinça quelques mots en réponse, et Saadat rangea son arme. Cette fois-ci, ce fut elle qui traduisit :

— Tural est ici. Où exactement, lui et ses complices l’ignorent. Durant la journée, le yacht d’Artachessov a accosté au club motonautique pour prendre Tural et l’a emmené on ne sait où. Ceux-là sont restés sur place dans l’attente de nouvelles instructions. Seigneur, où ont-ils caché mon enfant ? Où le chercher ?! Comment ?!

Elle fondit en larmes.

— C’est t-très simple, répondit Fandorine avec un haussement d’épaules.

Sur quoi il s’approcha des prisonniers arméniens.

— Ainsi, vous êtes au service d’Artachessov ? Vous venez souvent à sa villa ?

Une ombre immense recouvrit les deux bandits. C’était Gassym, qui venait de se camper auprès d’Eraste Pétrovitch.

— Mieux vaut dire le vérité, conseilla-t-il.

Pour pénétrer dans la chambre à coucher du sieur Artachessov, le plus pratique était de passer par sa fenêtre. Force fut de grimper par un tuyau de gouttière jusqu’au second étage, puis de parcourir encore dix mètres sur une étroite corniche de cinq pouces de largeur, mais autrement il eût fallu étendre sur le carreau la dizaine de gardes du corps qui veillait en bas.

En revanche, au dire des prisonniers, il n’y avait pas âme qui vive, la nuit, à proximité de la chambre. Le millionnaire avait toujours du mal à s’endormir et se réveillait au moindre bruit inaccoutumé. Il était sévèrement défendu à quiconque d’emprunter l’escalier.

Eraste Pétrovitch enjamba le rebord de la fenêtre avec une extrême discrétion. Il n’entrait pas dans ses plans de troubler prématurément le fragile sommeil du maître de maison.

La douce lumière d’une veilleuse éclairait d’un halo rosâtre un lit somptueux. Dans la pièce chantaient des rossignols, dont les modulations émanaient non pas d’oiseaux vivants mais d’un disque de gramophone. Le disque était de taille gigantesque, comme du reste le gramophone lui-même. Fandorine n’avait jamais rien vu de semblable. Sans doute l’appareil avait-il été fabriqué sur commande, de manière que l’enregistrement durât toute la nuit.

Artachessov dormait comme un bienheureux, les deux mains glissées sous la joue, comme le font les enfants, la tête couverte d’un bonnet de nuit en soie à pompon.

Sous l’oreiller, toujours d’après les prisonniers, se trouvait un bouton d’appel pour alerter la garde en cas d’urgence. Eraste Pétrovitch en coupa le cordon électrique, et ensuite seulement interrompit les beaux et paisibles rêves du pilier de l’industrie pétrolière.

Il pressa une main sur la bouche de Mesrop Karapétovitch et appuya le canon du Webley entre ses deux yeux. Au besoin, Fandorine aurait pu tuer Artachessov d’un seul doigt, mais une arme possède une force de persuasion particulière.

Le « pétroduc » émit un glapissement étouffé. Il ouvrit les yeux. Ses pupilles louchèrent aussitôt sur la racine de son nez, comme magnétisées par l’éclat de l’acier bleui. Puis, après un assez long moment, près d’une dizaine de secondes environ, le regard de l’industriel se porta sur Eraste Pétrovitch. Ses yeux clignèrent plusieurs fois. D’abord stupéfaits, puis perplexes. Fandorine appuya le canon plus fort. Alors le regard prit l’expression qui convenait : paralysé d’effroi.

— Au moindre b-bruit, je vous tue. Compris ?

Les paupières se baissèrent à deux reprises. Avec un homme mortellement effrayé, il faut parler par phrases brèves, nettes, parfaitement compréhensibles.

— Vous allez décrocher le téléphone et dire au chef de votre garde qu’ils débarrassent tous le plancher. Ils vous empêchent de dormir. Compris ?

À ce moment, Eraste Pétrovitch ôta sa main et éloigna le pistolet, le canon toujours braqué cependant sur le même point.

Artachessov s’assit dans son lit. La sueur perlait à son front. Il déglutit.

— Un p…

— Quoi ?

— Un peu d’eau…

Ses dents claquèrent contre le verre. Il s’éclaircit la gorge.

— Si la garde s-soupçonne quoi que ce soit, je vous tue.

Une bonne menace, comme une bonne chanson, fait jouer un rôle essentiel au refrain. Dans ce domaine, il ne faut pas avoir peur de la tautologie. Aussi Eraste Pétrovitch répéta-t-il :

— Je vous tue. Compris ?

— Un instant… Tout de suite, bredouilla Mesrop Karapétovitch. Je dois vous avertir…

Il plaqua une main sur sa poitrine en un geste d’excuse.

— Je parle avec mes gardes en arménien. Autrement, ça leur semblerait étrange.

— Aucune importance, je connais l’arménien, répondit négligemment Fandorine.

Était-ce du bluff ? Artachessov n’était pas en situation de parier là-dessus.

Il ne s’y risquera pas, se dit Fandorine. Il est trop effrayé.

L’industriel décrocha le téléphone et pressa un levier. Il prononça quelques phrases d’un ton agacé, puis raccrocha.

Le pistolet toujours au poing, Eraste Pétrovitch alla à la fenêtre et jeta un coup d’śil au-dehors par-derrière le rideau. Dans l’allée, une file d’hommes en armes s’éloignait de la maison sur la pointe des pieds.

Il attendit que les gardes du corps se fussent évanouis dans les ténèbres, puis il donna le signal convenu au moyen de sa lampe de poche.

— Passez une robe de chambre et asseyez-vous dans le fauteuil, ordonna-t-il de retour auprès du lit. Une dame va venir vous parler.

— Une dame ?

La voix d’Artachessov se fit plaintive et tremblotante :

— Si vous pensez que j’ai aidé Levontchik à courtiser votre épouse, vous vous trompez ! C’est tout le contraire ! Après vous avoir vu, je lui ai dit : « Levontchik-djan, c’est là un homme très sérieux. Laisse Mme Delune en paix. Tout ça finira m… »

Des pas résonnèrent dans l’escalier. Mesrop Karapétovitch se tourna vers la porte sans achever sa phrase.

Eraste Pétrovitch se garda bien de tirer le millionnaire de l’erreur. L’apparition de la mère de l’enfant kidnappé devait rester pour lui une surprise.

Et la surprise fut totale. Quand elle fut sur le seuil et aperçut le maître de maison pelotonné dans son fauteuil, Mme Validbekova se jeta sur lui avec un cri de rapace. Elle planta ses ongles dans le visage de l’homme d’affaires et le griffa jusqu’au sang. Après quoi elle jeta le gros poussah à terre et entreprit de le piétiner.

— Pas de hurlements, ou je vous tue ! prévint Fandorine, peu pressé de mettre un terme à ce passage à tabac.

Mesrop Karapétovitch ne hurla pas. Il se contentait de se protéger des coups et de pousser des gémissements.

Une tigresse, songea Eraste Pétrovitch.

Gassym s’approcha de lui.

— Yurumbach, dis-lui : une femme doit pas battre l’homme !

— Dis-lui toi-même, si tu n’as pas p-peur…

Cependant, il est un temps pour s’amuser et un temps pour travailler. Non sans regret, Fandorine déclara :

— C’est assez, madame. M. Artachessov ne nous a pas encore révélé où il cache votre fils.

Mais la tigresse, loin de l’écouter, se pencha, empoigna la tête du magnat et se mit à la cogner contre le parquet.

— Votre fils est vivant, vivant ! glapit Mesrop Karapétovitch. Je le jure, il est ici, traité comme un prince !

Fandorine tenta de retenir la mère aveuglée de fureur en la prenant par les épaules, et reçut un solide coup de coude dans le plexus solaire.

Eh bien, quel tempérament ! Ne restait qu’un unique moyen d’arrêter Mme Validbekova avant que le traitement qu’elle infligeait au crâne d’Artachessov ne s’achevât en commotion cérébrale.

Très délicatement, Eraste Pétrovitch passa la main par-dessus l’épaule de la dame et la saisit à la gorge. Puis avec douceur et même tendresse, de manière à ne pas laisser d’hématome, il pressa un point « suimin ». Saadat s’affala aussitôt comme une poupée de chiffon, et fut allongée avec précaution sur le plancher à côté du maître de maison toujours gémissant.

Zafar, cependant, qui jusqu’à présent avait observé, impassible, sa maîtresse rosser l’ennemi, poussa un cri guttural et tira un poignard de sous son vêtement.

— Elle va bien ! lui dit vivement Fandorine. Elle va rester allongée et dormir un peu.

L’eunuque secoua la tête, la main levée, menaçante, prête à lancer la lame.

— Bon, très bien, soupira Eraste Pétrovitch. Je vais la réveiller.

— Et moi, pendant ce temps, je vais parler avec la chien.

Gassym, sans effort apparent, souleva Artachessov du sol, le porta dans l’angle de la pièce et le jeta dans un fauteuil.

— Je vais expliquer qu’il faut dire le vérité.

— Mais sans trop de b-bruit, d’accord ?

Le gotchi murmura des paroles qui, à l’évidence, n’avaient rien d’amical, surplombant de sa masse un Mesrop Karapétovitch occupé à essuyer de sa manche son visage écorché, tandis que Fandorine pressait le point « mezame » sur le cou de la Validbekova.

Celle-ci ouvrit tout de suite les yeux. Son regard, d’abord embrumé, s’éclaircit d’un coup.

— Où est Tural ?

— Nous allons le savoir dans un instant. Gassym ! Il a compris pour ce qui est de la vérité ?

— Pourquoi il a pas compris ? Il dira tout.

Gassym brandit le poing au-dessus du millionnaire. L’autre leva les mains au ciel.

— Bien sûr, je dirai tout ! Saadat-khanoun, il s’est produit un regrettable malentendu. J’ignorais totalement que vous aviez de tels protecteurs ! J’avoue que je… que nous tous… je veux dire, en premier lieu, moi… bredouilla Artachessov, voyant la Validbekova s’avancer vers son fauteuil. C’est ma faute, je suis coupable ! Et je suis prêt à payer pour ça. Je vous dédommagerai du préjudice moral, matériel et émotionnel que vous avez subi !

— Ainsi, c’est vous et vos partenaires qui avez organisé l’enlèvement, constata Fandorine. Pourquoi ?

— Comment pourquoi ? Cette id…

Mesrop Karapétovitch se flanqua une claque sur les lèvres.

— … Cette digne femme a dérogé à la solidarité capitaliste. Son manque de fermeté dans les négociations avec les ouvriers nous aurait causé à tous d’énormes pertes ! Alors l’idée nous est venue… de la rendre moins accommodante.

— Le précepteur, Kaunitz, était de mèche avec vous ? Où est-il ?

Artachessov battit des paupières, puis jeta un bref regard effrayé vers Gassym. Celui-ci se gratta le poing d’un air songeur.

— Je ne sais pas. Parole d’honneur ! Je ne suis pas au courant de ce genre de détails. Je sais seulement que nos hommes, lors du rapt, se sont laissé un peu emporter…

— Autrement dit, l’Autrichien a été tué ?

Le millionnaire haussa les épaules. Ça ne l’intéressait pas.

Fandorine se rembrunit. Était-il possible que Kaunitz n’y fût pour rien ? Si c’était le cas, tout cela était du temps perdu. Ce n’était pas le bon boiteux, sa piste ne mènerait pas à Ulysse le Pivert.

Non, ce n’est pas du temps perdu, rectifia mentalement Eraste Pétrovitch après un coup d’śil à la Validbekova. Elle regardait Artachessov d’un air menaçant, mais il n’y avait plus de désespoir dans ses yeux. Seulement de la colère.

Seigneur, la voilà qui sortait à nouveau son pistolet !

— Tu vas payer aussi pour Franz !

Fandorine eut le temps de saisir son mince poignet et de détourner l’arme du visage du magnat.

Celui-ci montra ses paumes en un geste conciliateur.

— Bien sûr, je paierai. Cent cinquante mille roubles pour montant total d’indemnisation du préjudice. Êtes-vous satisfaite ?

— Pff ! cracha Mme Validbekova avec mépris.

Eraste Pétrovitch, pour plus de sûreté, ne lâchait son bras. Les sentiments maternels outragés sont une matière inflammable, et cet idiot d’Artachessov, avec son cynisme, versait de l’huile sur le feu.

— Cent soixante-quinze, dit Mesrop Karapétovitch.

La veuve se joua de Fandorine en saisissant tout à coup son pistolet de la main gauche.

— Non ! J’exige de pouvoir utiliser votre usine de raffinage !

— Très bien.

L’industriel fixa la gueule noire du canon.

— C’est inutile, hein ? Rangez cette chose, s’il vous plaît.

— De manière illimitée, pour n’importe quel volume ! Et en priorité !

— D’accord, d’accord ! Marché conclu !

Saadat rangea son arme.

— Maintenant, je veux voir mon fils.

— Ouf !

Artachessov reprit son souffle.

— Un coup de téléphone, et on va vous l’amener.

— Non, qu’on me conduise plutôt à lui.

— Comme vous voudrez…

Mesrop Karapétovitch alla décrocher l’appareil et dit en russe :

— C’est toi, Souren ? Comment va notre cher invité ?… Lequel, lequel… Le fils de l’estimée Saadat-khanoun.

Il jeta un coup d’śil en biais à la Validbekova.

— Non, laisse-le dormir. Sa maman est venue le chercher. Elle préfère le réveiller elle-même… Oui, nous nous sommes entendus. Nous sommes de nouveau amis. Toi, viens ici. Tu la rencontreras, tu l’accompagneras.

Laissant Gassym surveiller le magnat, Eraste Pétrovitch descendit au rez-de-chaussée avec Mme Validbekova. Zafar les suivait à cinq pas de distance.

— Je ne comprends pas. Vous avez accepté bien facilement de lui pardonner. En échange de je ne sais quel raffinage…

— « De je ne sais quel » ? fit la Validbekova, surprise. Vous ne comprenez effectivement rien. L’usine d’Artachessov est directement reliée à la station de pompage. Celle-ci appartient à l’État, elle est soigneusement gardée, toute grève y est exclue. Si en plus d’avoir du pétrole j’ai un accès illimité à la raffinerie et à l’oléoduc, je deviendrai la reine du marché des carburants !

— Vous le deviendrez forcément. Vous avez pour cela toutes les q-qualités requises, affirma Fandorine en s’inclinant. Ah, c’est pour vous.

Quelqu’un, dans l’allée, courait vers la maison au petit trot.

— Je retourne auprès d’Artachessov. J’attendrai votre appel, pour savoir si tout est en ordre.

Saadat, relevant le bas de sa robe, s’élança à la rencontre de son guide. Le Persan la suivit, gardant toujours la même distance respectueuse.

— Vous avez résolu votre p-problème avec Mme Validbekova. Voyons maintenant si vous réussirez à me contenter aussi facilement…

Eraste Pétrovitch était assis sur une chaise, jambes croisées, en face du maître de maison.

— Combien ? demanda Mesrop Karapétovitch d’un ton prudent. Dites une somme, nous en discuterons.

— Pas « combien », mais « quoi ». Des réponses absolument s-sincères, voilà ce que je veux de vous.

— Je t’ai expliqué, oui ? gronda Gassym, debout derrière le fauteuil d’Artachessov.

— Si vous répondez avec une parfaite franchise, je vous laisserai en p-paix. Vous ne m’intéressez pas.

— C’est très bien. Je ne tiens pas du tout à vous intéresser.

Le magnat se détendit un peu.

— Interrogez-moi.

— Question un. Êtes-vous à l’origine des attentats commis contre moi ?

Mesrop Karapétovitch répugnait terriblement à répondre. Mais Gassym lui posa une main sur l’épaule, et le millionnaire se tassa sur lui-même.

— Désolé. J’ai été victime de mes sentiments familiaux. Levontchik… il est comme une fleur. Je l’entoure de mes soins. Lorsqu’il est tombé amoureux de votre femme, j’ai pris des renseignements. Je prends toujours des renseignements, je suis prudent. Une liaison avec une femme mariée, c’est chaque fois un risque. Surtout si le mari est un homme dangereux. Or vous êtes un homme très dangereux, on me l’a raconté… J’ai une filiale à Moscou. On vous a surveillé. Et quand, soudain, vous êtes parti pour Bakou, j’ai eu très peur… J’ai passé commande à Khatchatour le Manchot… Ce fut une terrible erreur ! s’empressa d’ajouter Artachessov. Et je suis prêt à payer pour la racheter. Dites-moi seulement combien.

Un pénible désappointement, voilà le sentiment qu’éprouvait Fandorine à cet instant. Il avait donc tout mis à côté de la cible ? Il n’avait aucune piste, et il n’en avait jamais eu ?

— Connaissez-vous un révolutionnaire surnommé le Pivert ?

— J’en ai entendu parler, et comment ! acquiesça Mesrop Karapétovitch, manifestant sa bonne volonté à coopérer. C’est un bolchevique. Mais je ne fricote pas avec les révolutionnaires. Je ne leur ai jamais rien versé, et ce n’est pas dans mes intentions. Ce sont les petits et les moyens entrepreneurs qui achètent leur tranquillité auprès d’eux, mais avec ma garde, je n’ai rien à craindre… Sauf de lions tels que vous…

Il posa une main sur son cśur.

— Mais des Fandorine, Dieu merci, il n’en est qu’un seul sur terre.

Une lueur d’inquiétude s’alluma brièvement dans ses yeux : comment réagissait son interlocuteur ? N’allait-il pas s’offenser ? Eraste Pétrovitch secoua la tête avec impatience :

— Continuez !

— Ni moi, ni Mantachev, ni Hadji-agha Chamsiev, ni aucune personne de notre niveau ne verse quoi que ce soit aux révolutionnaires. Et ils nous laissent en paix, ils se nourrissent de plus petits poissons. En leur temps, il y a déjà une dizaine d’années, les Tchétchènes de M. Moukhtarov ont infligé une correction à Koba, le chef des bolcheviques. Ils ne l’ont pas tué, mais joliment démoli. Pour montrer que pareille bestiole ne vaut même pas la peine d’être éliminée. Les bolcheviques ont retenu la leçon. C’est un parti intelligent. Ils ne fondent jamais sur une proie qui dépasse leurs forces.

Tout est à recommencer, il faut repartir de zéro, songea Eraste Pétrovitch en grinçant des dents.

Conversation avec le diable

Une chose l’ennuyait : l’immobilité forcée. Tous les deux ou trois jours, à tout hasard, il changeait de planque, mais une fois dans son nouveau lieu de résidence, il s’efforçait de n’en pas sortir. L’enjeu était trop gros. Tout risque inutile était impardonnable.

S’il ne devait pas s’absenter, c’était aussi que, avec lui, c’était tout le centre de coordination qui se déplaçait d’un point à un autre. Les agents de liaison (tous cent fois contrôlés et éprouvés) arrivaient pour livrer leur rapport et repartaient avec de nouvelles instructions. Autour de lui, tout bouillonnait et s’agitait, les nuées se gorgeaient d’une noire puissance, les premières rafales de l’ouragan en marche faisaient plier les arbres et arrachaient les toits, mais là où il se trouvait tout était calme et silencieux, comme dans l’śil d’un cyclone.

La nuit, il ne dormait pas. Il restait gisant, à regarder le plafond. Il y avait là une ombre noire que projetait la lampe couverte d’un carré de tissu. L’ombre ressemblait à une tête munie de cornes.

Le diable était toujours d’excellente humeur, faussement bonhomme et espiègle :

— Eh bien, petit oisillon, vas-tu réussir à abattre l’éléphant à coups de bec ? Ça serait quelque chose !

Le Pivert souriait. Mais son cśur battait plus fort qu’à l’accoutumée. Tant d’idées triomphales se bousculaient dans sa tête.

Les préparatifs de la chasse progressaient à merveille. Les petites et même les grosses complications ne faisaient que rendre la vie plus palpitante. L’éléphant, tandis qu’il broutait, agitait les oreilles sans soupçonner que sa fin était proche.

Les idées triomphales qui lui remuaient le cśur étaient à peu près de cet ordre : Nom d’un chien ! Ce dont ont rêvé mille héros qui ont sacrifié leur vie dans un but incroyablement lointain va bientôt être réalité. Et ce ne seront pas Stepan Razine, ni Pougatchev, ni Ryleïev et Pestel, ni Jeliabov, ni Plekhanov qui auront renversé le colosse. Ce sera toi ! Pas tout seul dans ton coin, bien sûr. Mais le projet est le tien. Et sa mise à exécution te doit tout également.

— L’important, c’est l’ultime coup de crayon, affirma le Pivert, s’adressant au plafond. Ça, j’en suis vraiment fier. A touch of genius, comme disent les Anglais.

— Eh bien ! Quelle immodestie ! répondit le Malin. Mais je ne conteste pas. C’est habilement trouvé. Je me demandais comment tu allais résoudre cet embarras.

— Ça arrive souvent, déclara le Pivert, heureux de soutenir une conversation sur un sujet qu’il aimait. Quand survient un problème particulièrement difficile, l’essentiel est de le considérer sous le bon angle. Ne serait-il pas la clef d’un autre problème encore plus ardu ? Tu sais comment on soigne les maladies par le poison ?

— Sur le chapitre des poisons, je sais tout, s’esclaffa l’ombre cornue. Bon, d’accord, gros malin, dors. Et rappelle-toi que la vie est pleine de surprises. Y compris désagréables.

— Va au diable avec tes truismes, bougonna le Pivert.

Il éteignit la lampe et se tourna sur le côté.

Libre ! Libre !

Le garçon était sain et sauf, mais très pâle et fiévreux, tant ses nerfs avaient été éprouvés. Il était resté en otage moins de vingt-quatre heures, mais les terribles émotions qu’il avait vécues se feraient encore sentir, Saadat n’en doutait pas. Cependant, le temps est un bon thérapeute, et le psychisme des enfants, quoi qu’en pensent certaines sommités viennoises, possède une grande souplesse. Le plus important était d’éloigner au plus vite le gosse de Bakou. Artachessov n’était pas seul dans le Conseil, et lorsqu’il est question de bénéfices ou, pire encore, de pertes financières, les hommes d’affaires deviennent plus dangereux que des bêtes fauves. Il en va dans le monde du pétrole comme à la guerre. Si les prix grimpent en flèche, que l’un se trouve soudain ruiné quand l’autre s’enrichit du jour au lendemain, mieux vaut se tenir en alerte. Porte barricadée, fusil chargé, enfants expédiés à l’arrière.

Dès le lever du jour, Saadat, en larmes, fit partir son fils pour une lointaine destination. Guram-bek devait le conduire à Tabriz, chez des parents, où il serait en sûreté. Quatre mercenaires ingouches à cheval, tous jouissant d’excellentes recommandations, escortaient la voiture.

Elle en avait le cśur déchiré. Son devoir et son cśur de mère lui répétaient, non, lui hurlaient : « Pars avec lui, pars avec lui ! Il a besoin de toi comme jamais ! » Mais la voix du pétrole était plus puissante. Il était question, primo, du salut de l’entreprise. Secundo, d’un rendement d’un tout autre niveau.

Tôt dans la matinée, Saadat convia chez elle tout le comité de grève. Elle pleura, expliqua comment et pourquoi on avait enlevé son petit (mais ne livra pas de noms, c’était inutile), et promit d’accepter toutes les revendications pourvu que les puits reprissent leur activité le jour même. Les deux parties se séparèrent, très satisfaites l’une de l’autre.

Ainsi, le premier problème était résolu. Il n’y aurait pas de banqueroute.

Le second pouvait aussi être considéré comme réglé. Le libre accès aux capacités de raffinage d’Artachessov signifiait que toute la production de la Validbekov-nöyüt serait transformée en précieux pétrole lampant, puis coulerait dans des pipelines jusqu’à Batoumi, où elle embarquerait pour Novorossiisk, Odessa, Constantinople, Livourne, Marseille. Par un flux inverse se déverseraient des torrents de virements bancaires.

Quand elle en eut terminé avec les soucis urgents, impératifs, la Validbekova s’attela aux affaires agréables et non moins importantes.

Tout bon entrepreneur le sait bien : si vous voulez qu’on soit prêt à vous aider, sachez être reconnaissant. Saadat avait peut-être des lacunes, mais au moins elle était experte dans l’art des cadeaux et des compensations. Il n’existait pas dans ce domaine de recette unique. Les gens sont tous différents, chacun a besoin d’une approche particulière. Donner la bonne récompense, c’était acquérir un allié fidèle.

Le cas le plus simple était celui de Zafar. Saadat lui remit une liasse de billets de cent roubles. L’eunuque sourit (ce qui ne lui arrivait qu’à la vue de l’argent), salua, et fit disparaître les bank notes dans son sein. Il était commode et plaisant d’avoir affaire à un homme qui n’aimait rien tant au monde que le numéraire. Pour son service, le Persan touchait un bon salaire, augmenté d’une certaine somme pour les dépenses courantes et – avant chaque amant – pour les dépenses extraordinaires. Il s’appropriait au moins la moitié de ce supplément, Saadat savait parfaitement repérer ce genre de choses, mais elle s’en moquait. À un auxiliaire aussi précieux, on pouvait bien pardonner de petites faiblesses, comme la cupidité et l’avarice. Zafar portait des mois et des mois durant le même vêtement, jusqu’à ce qu’il tombât totalement en lambeaux ; il se nourrissait chichement, et l’hiver ne chauffait la maison que pour Saadat. Mais pouvait-on blâmer le pauvre castrat de ce que tout son désir inemployé trouvât pour exutoire une féroce âpreté au gain ? L’essentiel était qu’il fût très, très utile et servît avec abnégation. En outre Zafar était l’unique être sur terre qui connût Saadat sur le bout des doigts et l’acceptât telle qu’elle était. C’est une grande chance que d’avoir à ses côtés une personne devant qui on peut se montrer vraie et ne jouer aucun rôle.

Avec Gassym le Noir, en revanche, on n’en serait sans doute pas quitte pour une gratification pécuniaire. C’était un authentique gotchi, un des meilleurs. Ces hommes-là méprisaient l’argent, le jetaient par les fenêtres, le distribuaient aux gueux. Il fallait lui offrir quelque chose qui flatterait ses goûts et lui rappellerait celle qui lui en avait fait don. Pareille relation pouvait se révéler encore utile.

Elle acheta un poignard en acier de Damas engainé d’un fourreau d’argent et d’or, ainsi que deux revolvers à crosse incrustée de nacre, avec au milieu, en perles minuscules, l’emblème de Kara-Gassym : un cercle et un point en son centre. Elle s’en tira pour une somme modique – trois mille cinq cents roubles (si elle avait choisi de payer sa dette en argent, ça lui aurait coûté au moins le triple) –, et le gotchi se montra très content. Il lui dit : « Jamais je n’ai rencontré de femme comme toi, khanoun. J’espère ne plus te revoir. » Sans doute convenait-il de prendre ça pour un compliment.

Pour son principal acte de reconnaissance, Saadat se prépara avec un soin particulier, sans précipitation. Elle invita Fandorine chez elle, à dîner. Elle prit la précaution de bien se reposer, soigna sa toilette et ménagea une atmosphère propice.

Dans un angle de la pièce, deux vieilles pique-assiettes laissées en héritage par son défunt mari trônaient sur des coussins. Sans elles, il eût été rigoureusement impossible d’inviter un homme dans la maison sans provoquer un scandale. Elles se tenaient assises dans leur coin, occupées à manger du halva tendre qu’elles arrosaient d’un thé sucré aux épices.

Le dîner servi fut léger, livré par un restaurant français. Des hors-d’śuvre froids d’un grand raffinement, mais rien de chaud, pour pouvoir se passer de serviteurs. En outre, on voyait à l’allure de Fandorine que celui-ci n’avait rien d’un goinfre. La Validbekova elle-même ne mangeait jamais rien après sept heures du soir : c’était nocif pour le teint.

L’hôte écouta jusqu’au bout son discours ému vibrant de reconnaissance éternelle, sans manifester beaucoup d’intérêt, mais en levant de temps à autre sur elle un regard plein d’expectation. Comme pour dire : « Les mots, c’est bien beau, mais, chère madame, vous me devez quelque chose. »

Saadat poussa un soupir. Dans un moment de désespoir, sans prendre la peine de réfléchir, elle lui avait promis, s’il sauvait son fils, de lui donner son meilleur puits de Sourakhani, lequel produisait douze mille barils de condensat dans l’année. Impossible de se dédire. Cependant, la Validbekov-nöyüt possédait à Sourakhani un second puits, de rendement assez médiocre. Elle aurait moins de peine à s’en séparer. Fandorine n’entendait rien à ce genre de choses. Bien sûr, elle avait un peu honte. Mais douze mille barils de condensat, tout de même !

— Je vous avais promis une récompense, dit Saadat d’un ton pénétré. Et je tiendrai parole. Dès demain, je ferai transférer à votre nom le titre de propriété de mon puits le plus prometteur. Il n’est pas encore en exploitation, mais, de l’avis des spécialistes, il y a là en dessous une mer de pétrole de première qualité. Tout ce pétrole sera à vous.

— Pardonnez-moi, répliqua le convive, surpris. Mais que ferais-je de votre p-pompe à boue ? Depuis un certain temps, je ne puis plus voir le pétrole, même en peinture, ajouta-t-il avec un haut-le-cśur.

Le sot, conclut Saadat avec un sourire de soulagement, inspiré aussi peut-être par le nouveau tour que prenaient ses pensées. Et avec ça, beau, courageux et du bon âge. Tous les paramètres coïncident. Certes, il connaît mon nom, mais il s’agit d’un cas particulier. Sans doute pourrait-on faire une exception…

Baissant modestement les yeux, elle feignit le trouble. Elle se mit à débiter des fadaises de dame : Ah ! comme c’était embarrassant, et qu’il était rare de rencontrer un homme vraiment chevaleresque, et ce que c’était que d’avoir un cśur de mère, et cent autres banalités. Dans le même temps, elle évaluait quand et comment elle pourrait organiser un rendez-vous. Son cśur, dans sa poitrine, ne battait pas du tout comme celui d’une mère, et son agitation intérieure était toute pareille à celle, fort douce, qui la prenait lorsque le désir charnel était à son comble.

Je te récompenserai de telle façon que tu seras satisfait, promit Saadat en son for intérieur à l’appétissant monsieur. Et moi-même je ne serai pas en reste… Quelles épaules ! Aussi larges que celles du numéro 29. Mmm, le numéro 29…

Mais à haute voix elle dit :

— Vous me semblez chagriné. Ou bien est-ce seulement la fatigue ?

Eraste Pétrovitch avait une sérieuse raison d’être affligé. Il avait passé toute la journée à l’hôpital. Il avait parlé un peu avec le médecin, qui ne lui avait rien appris qui fût de nature à le consoler. Puis il était resté un long moment dans la chambre à contempler le visage livide de son ami refugié dans le royaume de Morphée (ou plutôt de la morphine). Son transfert dans la clinique ultramoderne n’avait pas amélioré l’état du blessé. La maudite touffeur méridionale était néfaste pour le poumon perforé. Si seulement on avait pu transporter Massa dans le Nord. Mais le docteur avait dit que le malade ne supporterait pas le voyage.

Poussant un soupir accablé, Fandorine avait tracé dans son nikki un mélancolique :

« Il s’ensuit que j’ai perdu près de deux semaines à poursuivre un fantôme. Les trois attentats – à la gare, sur le lieu du tournage et dans la Ville Noire – avaient été organisés par Khatchatour le Manchot, qui exécutait une commande d’Artachessov. Je croyais suivre une piste, et au lieu de cela je suis tombé dans un mélodrame vulgaire à coloris oriental. Le seul élément auquel on puisse se raccrocher, c’est le lien entre Khatchatour et un leader bolchevique surnommé le Pivert. Mais comment être sûr qu’il s’agit bien d’Ulysse et non d’un autre oiseau ? Et cependant il faudra bien rechercher le Pivert. De toute façon, je n’ai pas d’autre choix. »

Quel Sabre pitoyable ! On eût dit qu’il n’était pas d’acier mais de carton ramolli.

Le Givre avait donné un résultat tout aussi désolant, à la mesure de son humeur :

« Ne peuvent estimer convenablement leur propre valeur que les individus aux qualités morales médiocres. Un homme bon ne se jugera pas bon, parce qu’il est sévère envers lui-même et n’est jamais content de soi. En revanche, un homme mauvais ignore qu’il est mauvais. Parce qu’il prend pour point de référence son propre nombril : ce qui est bon pour lui est forcément admirable, et par conséquent tous ses actes sont irréprochables, pour autant qu’il est toujours gouverné par son intérêt personnel et ne se cause jamais préjudice à lui-même. »

Fandorine avait envie d’écrire un texte réconfortant, pour sortir de l’état de haine de soi où il se morfondait, et au lieu de cela il avait pondu un discours moralisateur à tendance narcissique : tout le monde est mauvais, je suis le seul bon, mais terriblement sévère envers moi-même, pauvre garçon que je suis. Il avait froissé la feuille de papier et l’avait jetée.

Peut-être était-ce la vieillesse ? Elle s’était glissée par où on ne l’attendait pas. Non pas un dépérissement physique, non pas un déclin intellectuel, mais un simple tarissement de l’énergie vitale. On bute sur un obstacle, et le désir ne vient pas, comme auparavant, de sauter très haut pour franchir la barrière. On n’a plus que l’envie de s’asseoir, de baisser les bras et de se désoler de l’injustice du monde.

C’était à cela, à la perfidie de la vieillesse, qu’Eraste Pétrovitch réfléchissait, assis en face de la charmante dame qui le regardait avec amitié et reconnaissance, mais sans une ombre d’intérêt féminin. Un détail qui n’améliorait pas son humeur. Il aurait pu imaginer une explication qui ménageât son amour-propre. Les veuves orientales renonçaient en général à toute sensualité. En Inde, elles se précipitaient dans le brasier funèbre à la suite de leur défunt époux. Mais Mme Validbekova ne ressemblait guère à une timide gazelle.

C’est simplement que je vieillis, songea-t-il. Les jolies femmes ne me regardent plus comme autrefois…

Il jeta un coup d’śil furtif au miroir accroché au mur.

C’était bien cela : un vieux dandy au vilain crâne rasé qui, sous le poil naissant, semblait couvert de givre. Il avait fallu encore qu’il passe un śillet à sa boutonnière, l’idiot.

Comme distraitement, Fandorine ôta la fleur et la laissa tomber sur la nappe.

Bon Dieu, qu’est-ce donc que ces étincelles dans ses yeux ? Aurait-elle remarqué que je me regardais dans la glace ?

— Je vous p-prie de m’excuser…

Il repoussa légèrement son assiette contenant un pâté auquel il n’avait pas touché.

— Je comprends que vous désiriez accomplir votre devoir de g-gratitude. Nous considérerons que le rituel a eu lieu. Je dois partir. Les affaires.

Depuis sa résurrection, Eraste Pétrovitch n’avait eu le temps de passer à sa chambre d’hôtel que deux fois, et toujours brièvement. Le réceptionniste et le portier regardaient le revenant avec curiosité, sans se risquer pour autant à engager la conversation. Cependant, ce soir-là, comme il rentrait à l’hôtel après son triste dîner avec la belle dame, son apparition provoqua un léger vent de panique derrière le comptoir.

Le réceptionniste se précipita à sa rencontre et, inclinant le buste, lui remit deux enveloppes. Après quoi, mû visiblement par la même urgence, il courut reprendre sa place et, une main devant la bouche, entama une conversation au téléphone.

Fandorine lut le premier billet en montant l’escalier.

Eraste Pétrovitch ! L’irréparable est à rivé ! Il faut qu’on cose !

L’orthographe de Simon laissait à désirer, il n’avait guère fréquenté l’école dans son enfance.

Une nouvelle catastrophe lors du tournage. Rien d’important.

La seconde enveloppe portait l’aigle des Habsbourg et contenait, rédigée sur un joli carton, une courtoise invitation de Herr Lust, consul d’Autriche, à venir s’entretenir, toutes affaires cessantes, avec lui.

Sans doute veut-il tirer au clair ce qu’il est advenu de son compatriote Kaunitz, se dit Fandorine. Je me demande comment Lust a été informé que je pourrais être au courant.

Le mystère réclamait une élucidation, mais le temps lui manquait pour s’y consacrer. Dix minutes après qu’il fut entré dans sa chambre et eut troqué sa redingote contre une veste d’intérieur en velours, la porte s’ouvrit en grand, sans qu’on eût frappé.

Claire se tenait sur le seuil. Pâle, les cheveux défaits, le chapeau à la main.

— On m’a dit que vous étiez de retour ! s’écria-t-elle, tout aussitôt fondant en larmes. Je suis venue à votre chambre déjà trois fois, mais je ne vous y ai pas trouvé !

Voilà à qui téléphonait l’homme de la réception, comprit Fandorine. Et d’un. Quant au chapeau dans la main de Claire, il signifie qu’elle l’a ôté derrière la porte et qu’elle a ébouriffé ses cheveux à dessein. Et de deux. Oh, mon Dieu, elle va se jeter à mon cou, et c’est chose qu’on ne peut éviter…

Mais son épouse ne s’avança que de deux petits pas, puis se figea.

— Vous êtes vivant, quel bonheur ! sanglota-t-elle.

— Vivant, oui, répliqua-t-il d’un ton acide. Quant au bonheur…

— Mais moi, je croyais que vous aviez péri ! s’exclama Claire en se tordant les mains. Certes, je n’ai pas gardé le deuil très longtemps, je suis coupable ! Oui, oui, je suis infiniment coupable ! Punissez-moi, accablez-moi, méprisez-moi ! Ma précipitation fut horrible ! Je me suis conduite comme la Gertrude de Hamlet ! « Fragilité, ton nom est femme !… Avant même d’avoir usé les souliers… » Je suis un monstre, je suis une créature de l’enfer ! Vous êtes en droit de me mépriser et de me haïr ! Je souffre et j’ai honte ! Et j’imagine comme vous devez souffrir, vous aussi !

L’irréparable est à rivé ? Au souvenir du message de Simon, Eraste Pétrovitch tressaillit, mais il n’osait croire encore à pareille chance.

— Vous m’avez… trompé ? s’enquit-il prudemment.

— Et vous souriez ? bredouilla Claire d’un ton incrédule.

Eraste Pétrovitch se pressa de froncer les sourcils et de donner à son visage l’expression de douleur contenue qui convenait à la situation. Une lueur d’intérêt sincère s’alluma dans le regard de sa femme.

— Comme c’est… beau ! Un sourire involontaire en un instant si tragique !

Maintenant elle va utiliser le procédé à l’écran, se dit-il. Les spectateurs seront émus aux larmes.

— Calmez-vous, ne pleurez pas. Vous n’êtes en rien coupable, affirma-t-il. Rappelez-vous, nous nous étions fait serment d’être toujours f-francs l’un avec l’autre, et vous avez tenu cette promesse. Je n’ai jamais eu motif de vous accuser d’infidélité. Une veuve, ce n’est pas une épouse. Je suis… content que vous soyez tombée amoureuse et qu’on vous aime.

Cette dernière phrase avait été prononcée d’un ton parfaitement sincère.

— Vous ne demandez pas qui c’est ?

À l’évidence, Claire était vexée. Elle s’était préparée à une scène déchirante, et voilà que tout s’arrangeait le plus simplement du monde.

— Monsieur Léon Art, bien entendu, répondit Fandorine en haussant les épaules.

Mais l’actrice voulait du drame.

— Mon Dieu, vous vous êtes rasé la tête…, remarqua-t-elle d’une voix soudain tremblante. Ça me déchire le cśur ! Vous qui étiez toujours si attentif à votre coiffure, maintenant vous vous en moquez… Comme je suis triste que tout s’achève pour nous de la sorte… Ce n’est la faute de personne si nous n’avons pas réussi à former un couple. Nous sommes trop différents. Comme la glace et le feu ! Alors que lui et moi…

Son visage s’illumina et, semblait-il, ce n’était pas du jeu.

— Lui et moi, nous parlons la même langue ! Il n’est même pas besoin de mots… Ah ! pourquoi vous dis-je cela ? C’est trop cruel, je suis en train de vous tuer !

— Ce n’est rien, j’y survivrai, lui assura Eraste Pétrovitch de manière un peu bourrue.

Claire essuya ses larmes.

— Vous avez un sang-froid à toute épreuve, je l’ai toujours su… Mais au fond de votre âme, vous souffrez, cela se voit à vos yeux…

— Il me sera plus facile de surmonter cette épreuve loin de vous. Séparons-nous dès maintenant. Dieu merci, nous n’avons pas besoin de régler les formalités d’un divorce. Communiquez-moi une adresse, et je m’arrangerai pour vous faire expédier vos affaires de la rue Svertchkov… Ou bien je partirai moi-même de là-bas. Ce sera comme vous préférez.

— Vous avez le cśur froid, dit-elle avec amertume. Voilà pourquoi notre union a été un échec.

Il eut soudain pitié d’elle. Maintenant que les chaînes qui l’entravaient étaient tombées, Fandorine découvrait cette femme telle qu’elle était en réalité. Non plus à travers le pollen doré de l’amour, non plus à travers les lunettes noires de l’hostilité, mais sans passion et presque sans émotion.

Une actrice, jusqu’au bout des ongles. Et par conséquent, une infirme à sa manière, ne sachant faire la part du théâtre et de la vie, des sentiments feints et des vrais élans du cśur. Dieu lui permette de connaître le bonheur avec son génie du cinématographe à long nez ! Au moins, ces deux-là avaient quelque chose en commun : l’amour de l’art.

Le téléphone, sur le guéridon, se mit à sonner. Fort à propos. Il n’était que temps de conclure cette pénible scène.

— Hello ? fit Eraste Pétrovitch dans l’appareil, du ton le plus pratique possible.

Peu importait qui c’était. Cet appel serait utilisé comme prétexte à prendre congé sur-le-champ, pour quelque affaire urgente.

Raté ! La principale épreuve, apparemment, était encore à venir.

— Monsieur Fandorine ! hurlait dans le combiné une voix hystérique. C’est le réceptionniste, Katetchkine ! Monsieur Art est en train de monter à votre chambre ! Il est dans un état épouvantable ! Barricadez-vous ! Je rassemble tous les grooms et je viens à votre secours !

— Inutile de v-vous inquiéter…

Eraste Pétrovitch se tourna vers la porte, qui, dans la même seconde, s’ouvrit sous un choc furieux.

À croire que tout le monde, désormais, va faire irruption chez moi sans frapper, se dit Fandorine sur un mode fataliste. Le réalisateur tenait un Browning dans la main.

— C’est moi le seul coupable ! cria le jeune homme.

Ses longs cheveux noirs flottaient sur ses épaules, ses yeux étincelaient, sa face était livide.

— J’aime Claire depuis longtemps. J’ai profité d’un instant de faiblesse de sa part ! Tuez-moi, mais ne la touchez pas !

Léon Art tendit le pistolet, la crosse vers l’avant.

Un beau jeune homme. À la conduite charmante.

Eraste Pétrovitch n’eut pas le temps de déclarer que tout allait bien et qu’il n’y avait aucune raison de s’alarmer. Claire le devança :

— Non, tue-moi plutôt !

Dans un élan extatique, elle fit un rempart de son corps à son amant. Claire ne tutoyait jamais son mari, mais la phrase ainsi gagnait en sublimité. À dire vrai, elle savait bien que personne n’avait l’intention de tuer qui que ce fût, mais comment une actrice eût-elle été capable de s’abstenir de jouer dans une scène de si belle facture ?

Seulement, tomber à genoux, c’était peut-être un peu excessif. Au théâtre, Claire ne se fût jamais permis pareille outrance. Le cinématographe exerçait une influence néfaste sur son goût.

— Ne vous humiliez pas devant lui ! dit Léon en cherchant à la relever. Vous êtes une déesse, nous sommes tous des nains à côté de vous !

— Je ne suis pas une déesse ! Je suis une pécheresse ! Je n’apporte à tous que le malheur !

Il semblerait que je sois de trop ici, songea Fandorine.

Profitant de ce que les amants, en pleurs, se tenaient étroitement enlacés, il se glissa, vite, vite, vers la porte, non sans décrocher au passage son stupide panama de la patère.

Dans l’escalier, il tomba sur les renforts : le réceptionniste Katetchkine et quatre chasseurs, à la fois effrayés et heureux à l’idée du Vrai Grand Scandale à venir.

— Je m’en vais f-faire un tour, leur annonça Eraste Pétrovitch. Que personne n’entre dans ma chambre.

Une fois dans la rue, il offrit son visage à la formidablement froide lumière lunaire. Il souriait de bonheur.

Libre ! Enfin libre !

La chasse est terminée

Fandorine passa la nuit à l’hôpital. Il ne dormit que d’un śil, cependant Massa ne reprit pas connaissance.

Un infirmier vint régulièrement s’enquérir de l’état du patient, et le médecin de service le visita deux fois. Il convenait de reconnaître que l’établissement s’occupait sérieusement de ses pensionnaires – ce dont Eraste Pétrovitch voulait justement s’assurer.

Au matin, il rentra à l’hôtel pour se raser, prendre une douche, se changer. Et surtout, pour se livrer à une séance de méditation : tirer les rideaux, s’asseoir dans la posture de zazen, se fondre avec le rythme et la respiration de l’univers. Ne rien penser, ne rien ressentir, se couper du chaos environnant, se coller à la source de l’harmonie intérieure. Ou puiser une parcelle de l’harmonie cosmique – on verrait bien.

Quand la rationalité avait épuisé ses ressources, il fallait régler ses organes sensoriels sur l’acquisition du satori. L’illumination viendrait forcément, la chose s’était maintes fois vérifiée. La situation qui semblait sans issue apparaîtrait sous un nouveau jour.

Mais si l’illumination ne vient pas ? s’inquiéta Fandorine. Si la situation ne se présente pas autrement ?

Alors j’aurai simplement passé un moment assis par terre dans une posture bénéfique pour la circulation du sang. Et ensuite, j’agiterai à nouveau mes cellules grises.

Près des portes du National, quelqu’un se tenait accroupi, pas dans la posture du zazen, mais lui aussi dans une attitude de total renoncement. On ne voyait que sa tête baissée, coiffée d’un turban gris, et ses bras osseux noués sur ses genoux. Probablement un mendiant – à Bakou on en croisait à chaque pas. Il était seulement étrange que le portier n’eût pas chassé le miséreux un peu plus loin de l’entrée.

Fandorine tira son portefeuille : il donnait toujours aux mendiants qui ne venaient pas l’importuner et s’abstenaient de quémander. Mais l’homme accroupi se redressa sans effort et se révéla être le serviteur muet de Saadat Validbekova.

— Zafar ?

Le Persan ne répondit pas. Il regardait non pas Eraste Pétrovitch, mais le portier qui descendait du perron.

— Il vous attend, monsieur, depuis hier soir. Un entêté, une horreur !

La pièce de monnaie échut à l’employé de l’hôtel, puis Fandorine entraîna l’eunuque à l’écart.

— C’est Mme Validbekova qui vous envoie ? Il est arrivé quelque chose ?

Bizarrement, Eraste Pétrovitch sentit son cśur se serrer ; il en fut lui-même surpris. Et soudain, sans savoir pourquoi, il se rappela son rêve de la nuit. Un rêve court et pénible, de ceux qui vous viennent lorsque vous dormez dans un mauvais fauteuil.

… Fandorine avait rêvé qu’il était mort, étendu dans un cercueil. Des fleurs répandaient leur parfum, un chśur d’église chantait, solennel. On était en pleine messe de funérailles.

Voilà ce qu’est la mort, songeait celui qui dormait, et il s’étonnait de n’avoir pas compris de son vivant une chose si simple et évidente. La mort, c’est quand le mouvement se retire du corps. Tu ne peux plus bouger, et tout le monde est convaincu que tu n’es plus qu’un morceau de chair insensible qu’on peut taillader à loisir pour en ôter les entrailles, avant d’en farder le visage avec un pinceau et de l’exposer aux regards des curieux. On peut bien débiter n’importe quelles sottises et platitudes à propos du « cher disparu » : de toute manière tu n’entendras pas. Puis on t’enterre, et tu restes là gisant, pour l’éternité, à contempler le couvercle de ton cercueil. Il n’y a pas de résurrection.

Mais ce que le défunt redoutait par-dessus tout, ce n’était pas les ténèbres éternelles, mais une femme toute vêtue de noir qui se tenait à son chevet. Elle va se donner en spectacle, se disait Eraste Pétrovitch, à la torture. Se tordre les bras comme au théâtre, gémir, déverser un torrent d’idioties. Si seulement il avait pu être déjà en terre !

Et voilà que cette femme se penchait sur lui. Elle rejetait le voile noir qui couvrait son visage.

Ce n’était pas Claire, c’était Saadat. Quel soulagement !

Ses yeux étaient secs, son regard concentré, mystérieux.

Elle promenait ses doigts effilés sur la face du mort, et c’était comme si elle en ôtait une invisible pellicule. Sa peau respirait à nouveau, il devenait possible de remuer les cils.

Elle touchait de la main sa poitrine : le souffle lui revenait.

Encore, encore ! suppliait mentalement Fandorine. Son corps avait soif de ces attouchements magiques, pour s’éveiller, se remplir de vie.

Mais à cet instant, Massa avait émis une plainte, et le rêve s’était arrêté.

Eraste Pétrovitch secoua la tête pour chasser le souvenir de la vision nocturne.

— Tout va bien pour Mme Validbekova ? Vous pouvez me répondre par signes.

L’eunuque s’inclina et lui remit un billet.

Vous ne parviendrez pas à vous soustraire à ma reconnaissance. Vous sachant homme d’honneur, je ne doute pas que le secret restera entre nous. Zafar vous conduira là où personne ne nous dérangera.

Pas de signature. Il n’en était pas besoin. Fandorine percevait un léger effluve d’un parfum épicé qu’il connaissait bien.

Dites, quels sacrifices au nom de l’amour maternel ! Et sur quel ton !

Il sortit un petit crayon en argent et écrivit rapidement au verso :

Je suis impressionné par votre générosité, cependant je n’ai pas coutume d’accepter des femmes de pareils présents en signe de gratitude.

— Voilà. Transmettez-lui.

Le Persan prit le billet, mais au lieu de le faire disparaître dans les plis de son vêtement, il le porta à ses yeux.

Quoi, il sait lire le russe ? s’étonna Fandorine.

Le visage de l’eunuque, jusqu’alors toujours impassible et indifférent, s’anima soudain : ses sourcils se haussèrent, ses yeux s’arrondirent, sa bouche s’entrouvrit.

— Saadat-khanoun ne vous plaît pas ? demanda-t-il, comme si pareille éventualité était totalement incroyable.

Il parlait d’une voix fêlée, avec un léger accent.

Non seulement il sait lire, mais il sait aussi parler. Il n’est pas muet, simplement taciturne, constata Fandorine.

Il regarda le singulier personnage avec attention, semblant le découvrir pour la première fois. Les castrats suscitent une répulsion craintive. Comme si la perte de sa virilité physiologique accentuait les défauts de l’homme. Pourtant, quelques années plus tôt, Eraste Pétrovitch avait eu l’occasion, au cours d’une enquête, d’étudier de près la secte des skoptsy et était arrivé à la conclusion que, dans l’ensemble, ces gens étaient meilleurs. Plus généralement, ils étaient autres.

— Mme Validbekova me plaît beaucoup, répondit Fandorine après un court silence. Et même énormément. Mais je ne noue de relation avec une femme que s’il naît entre elle et moi une at-tirance réciproque. Et profonde, qui plus est.

Ayant ainsi parlé, il fut saisi d’un doute : ne s’était-il pas exprimé de manière trop compliquée ?

Zafar laissa s’écouler lui aussi quelques secondes avant de répondre :

— Comme entre la Terre et la Lune ?

Il avait donc compris ! Curieux individu.

— Oui. Ou comme entre la Terre et le Soleil. Car l’attirance entre un homme et une femme peut être de deux sortes : lunaire ou bien solaire.

Le Persan hocha la tête d’un air pensif, comme s’il acquiesçait. Il n’avait même pas été besoin d’expliquer davantage.

— Je saurai cela dorénavant…

Pour la première fois, il regarda Fandorine droit dans les yeux.

— Parce que je vous sais gré de l’enseignement, je vais vous raconter quelque chose. Concernant la reconnaissance des femmes, c’est entendu, mais celle des eunuques, vous l’acceptez ?

Il ironise ? s’interrogea Fandorine. Et quel langage châtié ! Etrange personnage, vraiment. Très étrange.

Au diable la méditation. Ce que Zafar venait de lui apprendre changeait radicalement le tableau. Celui-ci se révélait si inquiétant que Fandorine expédia sur-le-champ une dépêche au ministère, de la teneur suivante :

Situation très sérieuse. Prenez immédiatement contact en évitant canaux habituels. Suis à Bakou hôtel National.

Le télégramme était adressé à un fonctionnaire de sa connaissance, employé au service des missions spéciales, lequel savait parfaitement que si Fandorine jugeait la situation sérieuse, et même « très sérieuse », c’était qu’un événement d’exceptionnelle importance était en train de se produire. « En évitant les canaux habituels », pour l’initié, signifiait qu’il était impossible d’agir par l’intermédiaire de la police, de la Gendarmerie ou de la Sécurité locales.

Trouver un moyen d’entrer en contact, c’est l’affaire de Saint-Pétersbourg, se dit Eraste Pétrovitch. La nôtre, c’est de ne pas perdre de temps.

Une précieuse idée lui vint à l’esprit. Du même bureau de poste, il joignit par le réseau interurbain une autre connaissance, employé de bureau à la direction de la Gendarmerie. Il occupa la ligne durant une heure un quart, ce qui, compte tenu des tarifs insensés pratiqués à Bakou, lui coûta une petite fortune. Cependant, la dépense en valait la peine. Un nouveau fragment du puzzle s’était mis en place.

À présent il pouvait commencer à agir, et sans attendre la réponse du ministère.

— Vaï, Yurumbach ! s’exclama Gassym d’un air réjoui. C’est bien, tu es venu ! Assieds-toi. Justement je mange le plov.

— Quel que soit le moment où on vient chez toi…

Eraste Pétrovitch prit un siège, tout en s’éventant avec son panama. L’affaire était importante et urgente, mais les règles de l’étiquette orientale désapprouvaient la précipitation. La courtoisie prescrivait qu’on bût au moins une tasse de thé.

— Regarde…

Le gotchi montra avec fierté le poignard étincelant pendu à sa ceinture.

— C’est beau, oui ? Quand nous aurons mangé, je montrerai les revolvers. Personne en a comme ça. Et qu’est-ce que la khanoun a offert à toi ?

Une minute fut consacrée à observer les convenances, Fandorine porta poliment la tasse à sa bouche et y trempa même les lèvres. Bon, cette fois, il pouvait y aller.

— Tais-toi et écoute, dit-il en se penchant en avant. Il ne t’a pas semblé bizarre qu’il n’y ait personne à l’intérieur du club motonautique lorsque nous sommes arrivés ? Que toute la bande se soit tenue en embuscade derrière la pile de bois ? Et qu’ils aient ouvert le feu sans prévenir, comme s’ils savaient qui nous étions ?

Gassym eut un geste d’impuissance.

— L’âne à trois jambes faisait le bruit très fort. On entend de loin. À tout hasard, ils se sont cachés. J’aurais fait pareil. Et qu’ils ont tiré, qu’ils ont pas demandé, réfléchis un peu. À Bakou, on tire toujours d’abord, on demande ensuite.

— C’est ce que je pensais, moi aussi. Mais Zafar est arrivé sur place avant nous. Sans bruit, sans se faire repérer. Il a contourné la maison par l’arrière. Il s’est approché furtivement, a jeté un coup d’śil par la fenêtre. Il n’y avait personne. Ils étaient déjà à l’affût. Ils nous attendaient. Tu comprends ce que cela signifie ?

— Non. Je comprends pas.

Le gotchi plissa le front.

— Comment ils savaient ?

— Par le lieutenant-colonel Choubine. Par personne d’autre. Il était le seul à être informé que nous allions au club et que nous y allions à motocyclette. Voilà pourquoi les ravisseurs ont ouvert le feu sans préavis. Ils ont attendu que nous soyons dans la lumière, sous la lampe, et ils ont commencé à tirer.

— Choubine ?! explosa Gassym. Tu as parlé avec cette chienne de Choubine ?! C’est par lui que tu as su pour Bibi-Heybat, oui ?

— Oui.

S’ensuivit une longue tirade, mi-chuintement, mi-glapissement – à l’évidence quelque chapelet d’injures autochtones.

— Pourquoi tu m’as pas écouté, Yurumbach ? Il faut pas faire affaire avec police ! Chaytan ton Choubine ! Et tu es pas Tête ronde, tu es Tête d’Ane, Tête têtue !

Fandorine eut un geste impatient.

— Je te l’ai pourtant dit : tais-toi et écoute. Oui, Choubine nous a envoyés dans un piège, vers une mort c-certaine. Mais nous ne sommes pas morts. Et à présent nous avons de nouveau une piste. Il est tout à fait évident que l’élargissement de la grève n’intéresse pas seulement un petit groupe d’industriels cupides. Tout est beaucoup plus grave. Le plus influent représentant des autorités locales, en réalité le maître de la ville, dont le rôle devrait être de maintenir l’ordre, se livre à des manśuvres qui vont au rebours de son devoir : il attise les flammes. Et pour cela, il ne s’arrête même pas devant un meurtre. Je suis certain que Mesrop Artachessov nous a menti. Il cherchait à couvrir Choubine. Je ne crois pas que le magnat ait embauché une bande d’anarchistes parce qu’il était inquiet pour son n-neveu. À quoi bon, quand il entretient déjà une armée de coupe-jarrets ? En outre, je n’ai jamais été surveillé, ni à Moscou ni plus tard, pendant le voyage. Je l’aurais senti. Et néanmoins le Manchot savait par quel train j’arriverais, et de quel wagon je descendrais. Il n’y a pas de mystère : le seul à détenir ces informations était l’officier des gendarmes qui avait réservé les billets. À qui pouvait-il les communiquer ? À son collègue, le lieutenant-colonel de la Gendarmerie Choubine. Ils se connaissent de longue date…

À en juger par ses sourcils froncés, Gassym peinait à suivre le fil du raisonnement, mais peut-être aussi ne comprenait-il pas tout, car Eraste Pétrovitch parlait très vite. Ce discours, il le prononçait principalement pour lui-même : c’était un Sabre version orale.

— Et si Artachessov est resté muet sur Choubine, on c-comprend très bien pourquoi. Il ne veut pas altérer leurs relations, il a peur. Il est beaucoup plus intéressant de se demander pour quelles raisons l’adjoint du gouverneur de la ville a besoin d’une grève générale. Il n’y a qu’une seule explication rationnelle. Le lieutenant-colonel a partie liée avec les révolutionnaires. Et très précisément avec le Pivert. Tout s’emboîte alors de manière logique.

Ayant clos le chapitre des déductions, Fandorine aborda l’essentiel : l’envoi à Saint-Pétersbourg d’une dépêche urgente.

— Le meneur des révolutionnaires clandestins et le personnage le plus influent de l’administration bakinoise agissent de concert. C’est lourd de conséquences catastrophiques. Si la production de pétrole venait à s’arrêter complètement, une crise pourrait éclater qui affecterait l’empire de Russie tout entier. Le pays ne peut se contenter du seul pétrole transporté par l’oléoduc national.

Gassym attendit que Fandorine ajoutât quelque chose. Puis il tira sa propre conclusion :

— Compris. Il faut tuer cette chienne de Choubine.

— Non. Je n’ai que des preuves indirectes, il niera tout. Il faut absolument le coincer et le faire parler. Je dois arriver à démêler quel s-sale coup se prépare ici. Il faut amener Choubine à se faire transparent comme l’eau pure.

— Il y a pas l’eau pure à Bakou. Mais comment coincer cette chienne de Choubine, il faut réfléchir.

Gassym pourlécha son doigt luisant de graisse et le pointa sur son front d’un air grave.

— Je vais réfléchir, moi.

C’est bien pour ça que je suis venu te trouver, se dit Eraste Pétrovitch, qui regardait son compagnon de combat d’un śil impatient.

— Tu comptes réfléchir l-longtemps ? Le temps presse.

— Je vais poser questions aux gens sur Choubine. Les gens diront tout.

— Bien. Tu me trouveras à l’hôpital.

Cette fois-ci Massa était conscient. Il était à moitié assis dans le lit, soutenu par des oreillers. Avec des gestes pleins d’attentions, une infirmière à l’opulente poitrine nourrissait le blessé de bouillon administré à la cuiller. Au premier instant, Eraste Pétrovitch tressaillit de joie. Puis il s’aperçut que le Japonais ouvrait la bouche avec difficulté et ne regardait même pas le buste plantureux qui palpitait juste sous son nez. Cette dernière circonstance, surtout, parut à Fandorine extrêmement alarmante.

— P-permettez, madame. Je vais m’en occuper.

À peine la femme fut-elle sortie, Massa recracha le bouillon dans l’assiette et s’exclama :

— Racontez, maître ! Et en détail ! Tout le temps je dormais et je rêvais que j’étais avec vous. Puis je me réveillais, je voyais que vous n’étiez pas là, je pleurais et je me rendormais.

Eraste Pétrovitch se montra d’abord concis, se bornant aux événements principaux. Mais Massa, en l’écoutant, se ranimait à vue d’śil. Ses yeux se mirent à briller, ses joues rosirent. Alors Fandorine ne ménagea plus les couleurs. Il entreprit de décrire la mer en feu dans la baie de Bibi-Heybat, la poursuite sur les vagues à quatre-vingts kilomètres-heure, la capture des bandits dans la galerie souterraine.

— Je vais mourir, lâcha le Japonais tristement quand le récit fut terminé.

— S-sottises ! Le médecin a dit que tu étais en train de te rétablir !

— Ce n’est pas de ma blessure que je vais mourir. C’est que j’aurai le cśur déchiré de n’avoir rien vu de tout ça…

Massa croisa les mains sur sa poitrine, tel un gisant, et ferma les yeux. Son visage prit une teinte d’un si vilain jaune cireux que Fandorine en fut apeuré et courut chercher un médecin.

Comme il sortait de la chambre, il se heurta à Gassym.

— Je sais tout, dit celui-ci. Où trouver cette chienne de Choubine, je sais. Partons, Yurumbach. Nous allons la coincer.

Eraste Pétrovitch le repoussa.

— Pas maintenant ! Il faut un médecin ! Massa se meurt !

— S’il se meurt, pourquoi il bat les paupières ? s’étonna le gotchi.

Massa, en effet, avait tourné la tête et regardait son maître d’un air lugubre. Il semblait ne pas remarquer Gassym – sans doute répugnait-il à poser les yeux sur son heureux rival.

— Allons-y, Yurumbach. Je raconterai en chemin.

Eh ! Non ! Massa, pour le coup, en mourrait, pensa Fandorine.

— Raconte tout de suite. Où est Choubine ?

— Ce soir il va dans la casino d’été. Les gens disent : chaque mercredi le soir il va là-bas. Il joue la roulette.

— Chaque mercredi ? Eh bien, nous allons nous y rendre aussi. Il y a belle lurette que je n’ai pas fait tourner la roue de la Fortune, déclara Eraste Pétrovitch, songeur. À en juger par l’emploi du féminin, tu n’approuves pas le c-casino ?

— Chaytan, ta casino ! Elle m’a pris tout l’argent, elle m’a pris le poignard, les gazyrs étaient argent pur, elle a pris aussi ! Peuh !

— En ce cas, tu ne joueras pas.

Gassym plissa les paupières d’un air soupçonneux.

— Et qu’est-ce que je ferai ?

Fandorine le lui expliqua brièvement. Le plan avait été facile à élaborer, sans le secours d’aucun nikki.

— J’ai pas tout compris, fit Gassym en fronçant ses sourcils broussailleux.

Eraste Pétrovitch le rassura :

— Je t’exposerai les détails sur place, quand j’aurai repéré les lieux.

Il se tourna vers le blessé.

— Repose-toi, Massa. Reprends des forces. Je dois me p-préparer pour ce soir.

Le Japonais cligna de l’śil pour faire tomber une larme qui perlait à ses cils.

— Je n’ai jamais jalousé personne, j’ai toujours été satisfait de mon karma. Mais ce gros benêt, je le jalouse beaucoup. J’essaie de m’obliger à lui dire un mot poli, et je n’y arrive pas. Allez-y, maître, et ne vous inquiétez pas pour moi ! Je ne mourrai pas avant que vous soyez revenu. Autrement, comment connaîtrais-je le fin mot de l’histoire !

À l’hôtel, le réceptionniste, Katetchkine, annonça :

— Vous avez eu un appel de Saint-Pétersbourg. Un certain Illarion Konstantinovitch. Il n’a pas précisé son nom de famille. Il a demandé de le joindre à ce numéro, tenez.

C’était le fonctionnaire du service des missions spéciales. Eraste Pétrovitch fourra le bout de papier dans sa poche. Il n’avait bien sûr pas l’intention de téléphoner où que ce fût. N’importe qui pouvait espionner les communications interurbaines au central téléphonique de Bakou. Choubine avait récemment fait montre des liens confidentiels qu’il entretenait avec les téléphonistes de la ville.

Katetchkine baissa la voix :

— Et il y a encore ce monsieur, très cossu, qui m’a demandé de l’informer immédiatement, dès que vous seriez de retour…

— Ah ! ça, c’est inutile.

Un billet de banque vint se poser sur le comptoir.

— Et de manière générale, quelle que soit la personne qui appelle, répondez : Il est absent.

Aucune conversation téléphonique. Qu’ils trouvent quelque chose de mieux. À dire vrai, Fandorine n’avait guère envie dans l’immédiat de se lancer dans des explications avec Saint-Pétersbourg. Après un entretien avec Choubine, les choses seraient plus claires, mais pour le moment il n’avait que des soupçons.

Toutes ses habitudes de prudence étaient mobilisées. C’est pourquoi il entra dans sa chambre en observant les mesures de sécurité ; il s’abstint d’ouvrir les rideaux, mais regarda au-dehors par la fente.

Comme c’était intéressant ! Sur le toit de la maison d’en face venait de fuser un éclat de lumière. Pendant qu’il marchait dans la rue, il n’avait pas été suivi, mais là on l’épiait, à la jumelle. Ou bien, qui sait, à travers une lunette de visée ?

L’avait-on aperçu ?

Il s’écarta en douceur de la fenêtre.

Qui avait établi la surveillance ? Choubine ? Le Pivert ?

D’une manière ou d’une autre, la chasse au chasseur était rouverte.

La sonnerie du téléphone retentit.

Ils vérifient si je suis là ? se demanda-t-il. Ou bien m’ont-ils vu malgré tout ? Pourquoi le réceptionniste a-t-il fait suivre l’appel ? Je lui ai pourtant demandé de dire que je n’y étais pas…

Après une ou deux secondes d’hésitation, Eraste Pétrovitch décrocha le combiné. Si les individus qui l’observaient avaient noté un mouvement dans la chambre, il ne convenait pas de garder le silence.

— Ici, la femme de chambre, Fiodotova, piailla Fandorine d’une horrible voix fluette.

Il y avait bien longtemps qu’il n’avait pas eu à imiter une femme.

Un homme demanda avec un léger accent :

— M. Fandorine n’est donc pas là ?

— Non, Monsieur. Je suis en train de faire la chambre.

— Bizarre. Il vient de monter chez lui.

L’accent n’était pas caucasien. Un Allemand ou un Balte. Il y avait beaucoup de Lettons chez les bolcheviques.

— Je ne sais pas. Il a dû flâner dans le couloir, il ne va pas tarder. Monsieur veut-il que je transmette un message à Monsieur ?

— … Non. Je rappellerai.

J’ai eu tort de donner dix roubles à Katetchkine, se dit Fandorine. Quelqu’un le paie davantage. Ou bien le stimule par d’autres moyens…

Eraste Pétrovitch se changea pour un habit de soirée – très rapidement, contre son habitude. Il ressortit dans la rue par la porte de service.

Ce n’est rien. Je vais attendre le soir dans un café, décida-t-il. Et dès que j’aurai tiré les vers du nez à M. le lieutenant-colonel, la vie deviendra moins mystérieuse.

Dans la joyeuse ville de Bakou, outre le grand casino – un superbe palace, construit sur le modèle de celui de Monaco –, il existait aussi un casino dit d’été, non moins luxueux. En face du boulevard du Littoral se dressait, carrément dans la mer, sur pilotis, un fabuleux palais de bois hérissé de tourelles : les bains municipaux. Durant la journée, il servait bel et bien à la baignade du « bourgeois », mais chaque soir la grande salle accueillait les amateurs de jeux de hasard. Là, au-dessus de l’eau, on ne sentait pas le souffle brûlant du gilavar, le vend du sud ; une brise chargée de fraîcheur s’engouffrait par les fenêtres ouvertes, et le son des violons et des cuivres se fondait avec le clapotis des vagues.

Eraste Pétrovitch arpenta longuement le quai pour étudier le château de conte de fées : pareil à un mirage, il semblait flotter au-dessus de la mer, scintillant de mille feux, à la fois effrayant et attirant, entre le bleu sombre du ciel et la noirceur changeante des flots.

La Russo-Balt chocolat de Choubine était garée au milieu d’autres automobiles et attelages. Pas de chauffeur. C’était donc que le lieutenant-colonel conduisait lui-même sa voiture – parfait.

De là, Fandorine poussa jusqu’au quai où s’amarraient les barques et y fuma un cigare. Et alors seulement, d’un pas indolent de promeneur oisif, il se dirigea par la longue passerelle de bois vers l’entrée du temple des passions sordides.

À la caisse, où l’on délivrait les jetons, Eraste Pétrovitch entra pour de bon dans son rôle et émit un sifflement :

— Mazette !

Ici on ne changeait pas de la menue monnaie. La plaque la moins chère, de couleur rouge, était à cinq roubles, la bleue en valait dix, la jaune vingt-cinq. La clientèle, dans l’ensemble, prenait des bleues et des jaunes. Fandorine avait sur lui trois cents roubles, ce qui était déjà une somme, mais deux messieurs devant lui avaient changé l’un cinq mille roubles, l’autre quinze mille.

— Je joue petit jeu aujourd’hui, expliqua Eraste Pétrovitch (ou plutôt son personnage) au caissier, d’un air confus.

— Passez au vestiaire, s’il vous plaît, lui répondit l’autre sans beaucoup d’aménité.

À droite, une longue queue s’étirait jusqu’à un guichet marqué « Vestiaire », ce qui, en plein été, paraissait étrange.

Haussant les épaules, Fandorine voulut passer à côté, mais aussitôt un petit homme surgit devant lui, montrant un visage chiffonné où des yeux noirs injectés de sang brillaient d’un éclat douloureux.

— Je ne vous ai jamais vu ici, monsieur, dit l’inconnu en ôtant son chapeau avec un sourire obséquieux. C’est la première fois que vous venez ?

— Oui.

— Je peux vous accompagner. Vous souffler des conseils, vous mettre en garde, vous expliquer.

Un type de personnage bien connu. Il en traînait toujours aux abords des maisons de jeu du monde entier. Il y a les alcooliques, il y a les opiomanes et les cocaïnomanes ; cette autre maladie a pour nom « ludomanie ».

— Si vous me sacrifiez une petite plaque rouge, monsieur, ce sera assez pour moi.

Ma foi, un cicérone ne me causera pas de tort, songea Fandorine.

— Si je suis satisfait, vous en aurez une jaune, promit-il.

Le petit homme s’illumina.

— Je ne vous décevrai pas !

— Comment vous appelez-vous ?

— Youchka.

Eraste Pétrovitch fronça les sourcils.

— Non, voyons, vous paraissez d’une condition un peu plus relevée.

— Il fut un temps où je m’appelais Youssouf Abdourrakhmanovitch, et même Youssouf-agha. Si la roue de la Fortune vient à tourner, j’exigerai qu’on s’adresse de nouveau à moi avec les égards, mais pour l’instant, je suis Youchka, et l’on me tutoie, je ne mérite pas davantage.

L’homme s’inclina humblement, sans oser pour sa part s’enquérir du nom de son bienfaiteur.

— Eh bien, conduisez-moi dans l’antre du péché.

Youchka, délicatement, avec deux doigts, le retint par la manche.

— Je dois vous avertir. Si vous avez une arme sur vous, mieux vaut la laisser là. Autrement vous serez refoulé à l’entrée. Ici, les videurs connaissent leur affaire, ils sont spécialement entraînés.

À cet instant seulement, Fandorine s’aperçut que l’employé du vestiaire se voyait remettre par les visiteurs non pas des cannes et des chapeaux, mais des poignards, des pistolets et des revolvers.

— C’est Bakou, fit le guide, reprenant l’éternelle rengaine locale. Les gens ont le sang chaud. Il pourrait y avoir mort d’homme. Et il est même arrivé que certains se brûlent la cervelle en pleine salle.

Devant la somptueuse entrée, deux jeunes gars au corps souple effectuaient des passes avec les mains, comme s’ils prenaient les mensurations d’un monsieur bedonnant en costume indigène. À leurs façons, on voyait que c’étaient des maîtres dans l’art de la fouille. À l’évidence, il faudrait se séparer du Webley. Du petit Derringer accroché à la ceinture, dans le dos, également. Ceux-là les trouveraient.

Après tout, tant mieux, se dit Fandorine. Ça facilitera la tâche.

— On voit tout de suite l’homme sérieux, approuva Youchka en voyant le Derringer. Deux pistolets valent toujours mieux qu’un. Aimeriez-vous faire un tour pour commencer ?

— Volontiers.

Eraste Pétrovitch s’avança lentement dans la vaste salle, où l’on jouait, semblait-il, à tous les jeux de hasard existant sur terre, du chemin de fer au poker, même si la majorité des tables était malgré tout consacrée à la roulette. La fumée de tabac s’élevait vers les lustres, des violonistes jouaient de la musique douce sur une estrade, des loufiats faisaient circuler vins et amuse-gueules. Il y avait là une bonne centaine de personnes, au moins.

Tout cela est fort beau, mais où est notre uniforme bleu ? se demanda Fandorine.

Le guide marchait, tourné de côté, sans se taire un instant.

— Regardez, disait-il en montrant un individu d’une maigreur extrême, campé derrière des joueurs. Une curiosité locale. Il avait hérité de son père des millions, et il a tout perdu. Il a décidé de mettre fin à ses jours. Avec ses derniers roubles, il a donné un banquet d’adieu. Là, un ami de son défunt père l’aborde et lui remet une enveloppe cachetée. Il l’ouvre : c’est une lettre de son géniteur. « Je sais bien, misérable, disait la lettre, qu’après ma mort tu dilapideras toute notre fortune au jeu. Le diable t’emporte, je ne te plains pas. Mais entends ma dernière volonté de père. Ne t’avise pas de te tirer une balle dans la tête, pends-toi au lustre du bureau, où, au prix d’un labeur acharné, j’ai amassé les millions que tu as jetés par les fenêtres. » Le fils obtempère. Il accroche une corde, saute de sa chaise, et voilà le lustre qui d’un coup s’effondre. Et d’entre les moulures tombe un sac rempli de billets de banque ! Le papa avait voulu donner une leçon à son fils depuis l’autre monde, pour qu’il revienne à la raison et cesse de se conduire comme un idiot.

— Et alors ? s’enquit Fandorine avec intérêt.

— Ça ne l’a pas guéri. Il a perdu également la somme contenue dans le sac. Maintenant il est comme moi. Il rôde, il fait la manche.

À l’aisance du récit, on devinait que le cicérone ne le racontait pas pour la première fois, et même sans doute en rajoutait. Quoique, à dire vrai, les joueurs victimes de leur passion connaissaient parfois des dérèglements autrement plus fâcheux.

— Tenez, jetez un coup d’śil à cet autre, souffla Youchka à l’oreille de Fandorine.

Il hocha la tête en direction d’un monsieur somnolent qui venait de déplacer sur la table une montagne de plaques jaunes en disant « Tout sur le zéro », et à présent bâillait.

— C’est Martirossian, le plus grand des direkçiler !

— Des quoi ?

— Un direkçiler est un joueur à sa manière. Seulement il ne mise pas sur la table mais sur la terre. Il achète des terrains à vil prix et attend avec l’espoir qu’on trouve du pétrole à côté. Martirossian n’était personne : il travaillait comme postier. Un jour il a gagné cinq cents roubles à la loterie et a acquis un hectare de désert aride, à l’écart des champs de production. Et puis quelqu’un arrive et lui en offre mille roubles. Martirossian était prêt à accepter, quand quelque chose chez l’acheteur lui a paru bizarre. Il lui demande de repasser le lendemain. Il court aux renseignements et apprend qu’on a l’intention d’effectuer des forages dans les environs. Cela multipliait déjà le prix du terrain par dix. Mais Martirossian ne vend pas non plus pour cinq mille. Son voisin a trouvé du pétrole. Les prix sont montés à cent vingt mille l’hectare. Et de nouveau il a refusé !

Youchka regardait le joueur indolent avec admiration.

— Voilà ce que c’est que le flair ! Martirossian n’a vendu que lorsque le pétrole a jailli juste à la limite de son terrain. Pour un million et demi ! Il en a utilisé la moitié pour acheter un millier de nouveaux terrains, et avec l’autre moitié, il vit comme un coq en pâte…

— Curieux, reconnut Eraste Pétrovitch en songeant que lui aussi, sans doute, pourrait s’adonner à un pareil jeu. Mais la seule idée du pétrole lui leva le cśur, tandis qu’un horrible goût huileux lui emplissait la bouche.

— Cette vieille araignée de Rafalov.

Le guide montrait un vénérable vieillard sommeillant dans un fauteuil contre un mur.

— Avez-vous déjà entendu parler des charognards de casino ? Celui-ci est le plus rapace. Il ne mise jamais, il reste là simplement à attendre. Si un joueur se trouve ratissé mais s’obstine à ne pas partir, en proie à la frénésie du jeu, Rafalov lui offre de lui prêter de l’argent, à des taux faramineux ou bien sous hypothèque. Son notaire est toujours là, au buffet, prêt à officier…

Du bruit s’éleva à une table. Quelqu’un y réclamait à grands cris du champagne, tandis qu’un autre hurlait : « Non ! Mon Dieu, non ! »

Le vénérable vieillard ouvrit aussitôt un śil, rond et jaune comme celui d’un hibou.

Mais déjà le guide entraînait Fandorine plus loin.

— Regardons à gauche. Sous le palmier, vous voyez ce monsieur avec le nez enfoncé ? Un très intéressant personnage, un certain Chountikov, qui s’est rendu célèbre en…

Fandorine ne devait jamais savoir comment le nommé Chountikov avait acquis sa célébrité. Il venait d’apercevoir dans l’angle de la salle, où se dressait une estrade entourée d’une balustrade, l’éclat intermittent d’une calvitie cramoisie qui lui était familière. Choubine était cette fois-ci en civil, de sorte que Fandorine ne l’avait pas repéré de loin.

— Je vous remercie. Cela suffira. Tenez, une plaque jaune…

À la table voisine, on finissait justement de prendre les paris.

— Mais d’ailleurs, je vais miser pour vous.

Sans regarder, Fandorine lança le jeton de vingt-cinq roubles sur le tableau et partit en direction de Choubine.

— Permettez, mais je mise toujours sur le noir ! hurla derrière lui Youchka. Croupier, j’exige qu’elle soit déplacée !

— Comme voudra Monsieur. Je l’ôte du 23 pour la mettre sur le noir. Les jeux sont faits !

Eraste Pétrovitch avait déjà oublié l’ex-Youssouf Abdourrakhmanovitch. Il s’était campé derrière la balustrade, décidé à attendre que Choubine le remarquât pour observer quelle serait sa réaction au premier instant, avant qu’il maîtrisât l’expression de son visage.

Le lieutenant-colonel fumait une cigarette tout en promenant son doigt sur le rebord d’un verre de cognac. Fait surprenant, il n’y avait pas d’autre joueur que lui à la table.

— Où voulez-vous miser ? demanda le croupier.

Du bout de l’ongle, Choubine poussa une pile de six jetons jaunes.

— Je ne sais pas… Sur le 18 ?

À ce moment, le croupier se livra à une manśuvre peu compréhensible : il écarta soigneusement une des plaques pour la rendre à son propriétaire.

— Vous avez mal compté, Timofeï Timofeïevitch.

— Vraiment ?

La grosse joue se couvrit de plis : l’adjoint du gouverneur de la ville souriait.

La roue se mit à tourner. La bille s’arrêta sur le 18.

Eraste Pétrovitch fronça les sourcils, tandis que le croupier déclarait :

— Bravo, vous avez eu de la chance. Maintenant, cela suffit peut-être ?

La question, dans la bouche d’un employé de casino, avait de quoi surprendre.

Tout à coup, la paupière de Choubine frémit. Sa tête en forme de melon vacilla. Il venait de remarquer Fandorine.

La réaction fut telle qu’on devait s’y attendre : contraction des muscles péri-oculaires, resserrement involontaire des doigts. D’après les enseignements de la psycho-physiognomonie, cela signifiait : « surprise désagréable, signal de danger ».

Qui se sent morveux se mouche. Il est coupable, aucun doute ! songea Fandorine.

Un large sourire s’épanouit sur la face rebondie de Timofeï Timofeïevitch.

— Quelle merveilleuse surprise ! J’avoue que j’étais inquiet pour vous. La police a découvert ce matin à côté du club motonautique une motocyclette appartenant à la ville et trois cadavres présentant des blessures par arme à feu. Tout le monde se demande bien ce qui a pu se passer là-bas.

Il ne fait pas trop d’efforts pour mentir, nota Fandorine. Il comprend qu’il ne réussira pas à s’esquiver.

Eraste Pétrovitch s’assit et étala ses plaques sur le tapis vert.

— On joue ?

Les yeux du lieutenant-colonel s’étrécirent. Il ne souriait plus.

— Avec plaisir. Je mise… sur la deuxième transversale.

Il adressa un regard éloquent au croupier, qui hocha la tête d’un air fataliste. Puis, baissant la voix :

— Comment s’est terminée votre promenade nocturne ?

Fandorine ne regardait pas la roue de la Fortune, mais sa main se tendit toute seule vers la troisième rangée de nombres. Une force d’attraction émanait de là. Trois plaques se posèrent sur le 7, trois sur le 8 et trois sur le 9. Le point ne se précisait pas davantage : Eraste Pétrovitch était tout entier concentré sur son interlocuteur.

— Les jeux sont faits ! annonça le croupier avant de lancer la bille.

— P-parfait. Et maintenant, éloignez-vous de la table. Nous avons à causer seul à seul.

— Mais… À vos ordres.

Incapable de soutenir le regard de Fandorine, le croupier recula. En même temps il haussa les épaules, comme pour s’excuser. Le geste s’adressait à Choubine, mais celui-ci n’avait d’attention que pour Eraste Pétrovitch.

— Vous savez déjà comment s’est terminée ma p-promenade.

Une lueur amusée passa dans les yeux du lieutenant-colonel.

— C’est là votre entrée en matière ? Intéressant. La rencontre n’est donc pas fortuite. Si je comprends bien, ce n’est pas une simple conversation qui nous attend.

Il est persuadé de n’avoir rien à craindre, se dit Fandorine. Ou bien il aime les collisions dangereuses. S’il en est ainsi, mieux vaut redoubler de prudence.

Son cśur se mit à battre plus vite. Eraste Pétrovitch avait lui aussi un faible pour les situations risquées.

— Le 7 ! déclara le croupier. Vous avez gagné, Monsieur.

Il compta puis poussa avec son râteau un tas assez considérable de jetons vers Fandorine, après quoi il ramassa la mise de Choubine.

— Jouerez-vous encore ?

Fandorine se leva.

— Donnez mes gains à ce monsieur, là-bas. Je suis en d-dette avec lui.

Il montra un divan où le malheureux Youchka était assis, la tête dans les mains.

Il ne manquerait plus qu’il se pende pour avoir ôté sa mise du 23, pensa Fandorine. Je serais coupable.

— Sortons prendre l’air, nous causerons, proposa Eraste Pétrovitch à Choubine. Il y a là une véranda qui sera parfaite.

L’autre se leva à son tour.

— Avec plaisir.

Et il ne ment pas : il éprouve réellement du plaisir, constata Fandorine. Ce n’est pas redoubler de prudence qu’il faut, c’est retripler.

Il n’y avait pas âme qui vive sur la plate-forme tournée vers l’horizon marin que l’obscurité dérobait. Le flot clapotait, semé de frisottis blancs, une brise fraîche et salée soufflait au visage.

— D-disons, ici, tenez…

Fandorine tourna le dos à Choubine et s’accouda au garde-fou. Il ferma les yeux pour n’être pas distrait, pour que rien ne l’empêchât de sentir les mouvements de l’adversaire.

— Le c-croupier d’ici fait des merveilles avec sa jambe.

Il craqua une allumette et alluma un cigare.

— Il actionne une pédale ?

— Je n’en sais fichtre rien, ricana Timofeï Timofeïevitch. Je ne me suis jamais intéressé à ça. Mais je sais que je n’ai de la chance au casino que le mercredi. Uniquement à cette table. Et dans les limites d’une certaine somme. C’est Bakou.

Il s’est un peu détendu, observa Fandorine. Il imagine que j’ai l’intention de lui parler de corruption. À l’attaque !

— Vous et Spiridonov, le défunt chef du service de sécurité du tsar, serviez tous les deux à la d-direction de la Gendarmerie de Varsovie, en 1907.

Eraste Pétrovitch secoua son cigare, d’où se détacha une étincelle rouge.

— Mais ensuite, on vous a brutalement relevé de vos fonctions et expédié à Bakou, dans l’arrière-cour de l’Empire. J’aurais dû comparer plus tôt vos états de service avec ceux de Spiridonov. Vous aviez eu un différend ? Vous aviez gardé une dent contre lui ?

De nouveau, il est inquiet, mais pas tant que ça, estima Fandorine. Il ne saisit pas où je veux en venir, peut-être. Ou bien il est sûr d’avoir tous les atouts en main.

— Ils étaient beaucoup à avoir une dent contre Spiridonov. C’était un parfait salaud. Puisse-t-il brûler en enfer ! Pourquoi posez-vous ces questions, au fait ?

L’assaut final !

— Je pose ces questions simplement parce que le Pivert a supprimé Spirodonov à votre demande. Ou peut-être même sur votre ordre ? Qui travaille pour qui ? Le Pivert pour vous, ou vous pour lui ? Qui a eu l’idée du guet-apens au club motonautique ?

Petit rire satisfait.

Pourquoi cette soudaine gaieté ? Bizarre.

— Vous êtes amusant, monsieur Fandorine.

— Vraiment ? Et en quoi vous fais-je rire ?

— Vous me tournez le dos. Vous imaginez sans doute que je vais tenter de vous étrangler ou, plus dramatique, de vous flanquer à l’eau ? Mais je me suis intéressé, moi aussi, à votre biographie, tout comme vous vous êtes penché sur la mienne. Je sais que vous êtes maître dans l’art subtil de la boxe japonaise. Je ne vais pas me risquer à prendre des coups.

C’est raté. Il est trop malin, se dit Eraste Pétrovitch, qui rouvrit les yeux et se retourna.

Timofeï Timofeïevitch souriait de toutes ses dents. Les bras croisés sur la poitrine. D’après la science des gestes et des mimiques, c’était là une posture de défi.

Plus ça va, plus c’est intéressant, songea Fandorine.

— À en juger par votre ton, vous n’avez pas l’intention de n-nier.

— Avec un homme aussi perspicace que vous, ça n’aurait aucun sens. Quand ces idiots, au club motonautique, ont échoué dans la simple tâche qui leur était confiée, j’ai compris que nous aurions une explication, vous et moi. C’est avec plaisir que je parlerai à cśur ouvert. Pour une fois ! Autrement, on passe son temps à monologuer dans sa tête, entouré uniquement de crétins. On ne serait pas long à perdre l’esprit. Or, que serais-je sans esprit ? Un vulgaire gros lard affligé d’un foie malade et de brûlures d’estomac matinales.

— Vous avez beaucoup d’esprit, c’est exact, laissa tomber Fandorine en considérant son adversaire avec curiosité.

— Il en est ainsi depuis ma prime enfance, répondit Choubine en affectant de ne pas avoir noté l’ironie.

On dirait le jeu du chat et de la souris, pensa Eraste Pétrovitch. Où chacun serait persuadé que le chat, c’est lui. Ronronne, petit chat, ronronne.

— Oui, j’ai toujours été dégourdi. Mais c’est le pétrole qui m’a enseigné ce qu’est la vraie intelligence. Il m’a appris une simple vérité : qu’il ne faut pas avoir peur de la saleté ni de la puanteur. Les sucs de la terre sont noirs, gras, nauséabonds, mais celui sur lequel ils se déversent en fontaine, qu’ils souillent des pieds à la tête, celui-là est l’oint du Seigneur. Lorsqu’on m’a balancé ici depuis la Russie européenne, je me suis dit : C’est fini, c’est la fin de mes rêves. Je vais crever dans ce marais. Mais Bakou n’est pas un marais, c’est un eldorado. Le meilleur coin de tout l’Empire ! Primo, il se brasse ici des fortunes, comme nulle part ailleurs. Secundo, les traditions orientales sont bien pratiques pour un homme d’esprit possédant le pouvoir. Tertio, cette ménagerie abritant toutes les organisations révolutionnaires imaginables, toujours occupées à se chamailler entre elles, offre de brillantes perspectives de carrière…

Timofeï Timofeïevitch afficha un sourire épanoui et s’enquit :

— Quelle heure est-il ? Ma montre s’est arrêtée.

Il ment. Pourquoi ? se demanda Fandorine. Ah ! il ne veut pas sortir sa main de sous son aisselle. Il tient un pistolet. C’est pourquoi d’ailleurs il est si tranquille. Il sait qu’on ne m’aurait pas laissé entrer ici avec une arme, et personne, bien sûr, n’aurait l’audace de fouiller M. le lieutenant-colonel. Mais pourquoi n’a-t-il pas encore tiré ? Pourquoi bavarde-t-il autant ? Ça m’arrange bien, mais qu’attend-il ?

— Onze heures cinquante-six… Dites, pourquoi avez-vous besoin d’une g-grève générale ? Quand les puits seront arrêtés pour de bon, Saint-Pétersbourg lancera sa foudre. Il faudra trouver des lampistes.

— Evidemment il la lancera ! Il y aura du tonnerre ! Et des éclairs !

Timofeï Timofeïevitch avait accéléré le débit de son discours, comme s’il était pressé de déballer tout ce qu’il avait sur le cśur.

— Mais ce n’est pas moi qu’ils frapperont. Que suis-je ? Du menu fretin. Ils destitueront le gouverneur de la ville. Et qui pourra-t-on nommer au poste devenu vacant ? Uniquement votre serviteur. Un autre galonné finira par débarquer ici avec mission de remettre de l’ordre, mais il y a peu de chances qu’il s’y retrouve dans les affaires locales – on l’aura vite compris en haut lieu. Et moi alors, je serai là. J’aurai rendu compte, j’aurai signalé, j’aurai livré des rapports.

Le lieutenant-colonel éclata de rire, mais ses yeux restaient impassibles.

— Les Artachessov et autres gros bonnets imaginent que je suis à leur botte. Eh quoi ! qu’ils s’enrichissent. Je profiterai moi aussi de leurs largesses. Mais, à dire vrai, de combien d’argent un homme a-t-il besoin ?

La voix de Choubine laissait entendre des accents pénétrés.

Alerte maximale ! Il va tirer !

— J’ai suffisamment assuré mes vieux jours, mon très cher. Il est temps de penser à moins terre à terre. Je ne parle pas de l’âme, poursuivit le lieutenant-colonel avec une grimace. Non, l’âme, ça n’existe pas. Je parle de l’essor du rêve. S’il faut faire carrière, qu’elle soit impressionnante, formidable d’ambition. Celui qui a fomenté cette grève pourra aussi bien la faire cesser. J’ai depuis longtemps déjà préparé un rapport à l’intention de l’empereur, sur le moyen de rendre l’orageuse Transcaucasie calme et paisible. Mais il serait idiot de le lui remettre maintenant. Tu parles ! Un je ne sais quel Choubine-Paltichkine-Katsaveïkine. Ils expédieraient le tout aux oubliettes. Mais quand j’aurai sauvé la patrie, en revanche, quand j’aurai rendu son pétrole à l’Empire, alors ce sera une autre affaire. Il semble qu’une grande guerre s’annonce. Bon nombre de choses dépendront du pétrole, de l’essence, des lubrifiants. Qui garantira l’ordre dans le Caucase ? Bien sûr, je ne serai pas nommé gouverneur général. Mais on me confiera la partie policière, c’est tout à fait réaliste. Le vieux comte Vorontsov peut bien rester pour la frime. Le vrai maître du Caucase, ce sera moi !

Une musique entraînante retentit à l’intérieur du casino : on jouait L’Hymne à la joie.

— Minuit !

Choubine se pourlécha les lèvres comme un chat.

— Merci de m’avoir écouté jusqu’au bout. C’est la première fois que je m’épanchais à haute voix. C’était agréable. Comment trouvez-vous mon rêve ?

— G-grandiose, reconnut Fandorine.

Dans un instant il va tirer, se dit-il. Pourquoi a-t-il traîné jusqu’à minuit ?

La main droite du lieutenant-colonel remua à peine. Mais les détonations éclatèrent dans un endroit inattendu : au milieu de la grande salle. Une véritable décharge de fusils, puissante comme un roulement de tonnerre. Comme si un régiment de soldats avait ouvert le feu.

Involontairement, Eraste Pétrovitch tourna la tête de ce côté-là. Et lorsque de nouveau il regarda Choubine, un revolver brillait d’un éclat mat dans la main de celui-ci – pas la droite, mais la gauche.

— Ils tirent une salve au champagne. La tradition ! cria à travers le vacarme Timofeï Timofeïevitch, s’étouffant presque de rire. Adieu !

Un autre claquement se fondit dans la canonnade de bouchons, qu’on ne pouvait entendre de l’intérieur.

Le lieutenant-colonel poussa un cri, saisit son poignet en sang et se plia en deux.

— Hourra-a-a !!! hurla-t-on dans le casino.

Minuit était passé, les bouteilles s’assagirent, les braillements s’apaisèrent, seul Choubine continuait de s’époumoner.

— Allons, pas tant de b-bruit ! Je vais vous faire une anesthésie.

Fandorine s’approcha et lui porta un bref coup, par en bas, à la racine du nez. L’autre s’effondra, lourdement, tel un taureau assommé.

— Eh, où es-tu ? lança Eraste Pétrovitch.

La balustrade émit un craquement. Surgissant des ténèbres, Gassym passa par-dessus en soufflant. Il rangea son revolver encore fumant.

— Vaï, vous avez parlé longtemps. Je suis tout gelé.

— Pourquoi es-tu mouillé ? Tu es venu à la nage ? Je t’avais pourtant dit de prendre une barque.

— J’ai le barque. Ici, en bas. J’ai grimpé le poteau pour monter. Je suis tombé. Un peu plus, j’ai noyé le bonnet. Écoute, ça fait froid rester assis mouillé au vent ! Pourquoi cette chienne de Choubine a pas tiré plus tôt ? Il est bavarde comme une femme !

Fandorine posa un garrot au poignet transpercé d’une balle, afin que le blessé ne perdît pas trop de sang.

— Maintenant il faut le descendre. B-bon Dieu, qu’il est lourd. Prends-le par l’autre côté.

Gassym écarta Eraste Pétrovitch.

— Eh ! J’ai été ambal, trois cents livres je portais en courant.

Il souleva l’énorme masse, la porta jusqu’au bord de la galerie et – Fandorine poussa un cri – la balança par-dessus le garde-corps.

— Qu’as-tu fait ?! Il nous le faut vivant !

— Il est gras, il coule pas. Il flotte dessus. Je le récupère et je le couche dans le barque. Je serai là-bas.

Gassym tendit la main en direction du quai.

Eraste Pétrovitch traversa la salle d’un pas rapide, inquiet pour son trophée de chasse. Les garçons étaient massés autour d’un homme qui se livrait à d’étranges gesticulations. L’homme éclata de rire et une fontaine de champagne jaillit au-dessus des têtes.

— Je baptise tout le monde ! Venez vous rafraîchir !

« Youssouf-agha, voulez-vous du Dom Pérignon ? Youssouf Abdourrakhmanovitch, permettez-moi de nettoyer vos chaussures, elles sont tachées ! » braillaient les serveurs à qui mieux mieux.

Ayant récupéré ses armes au vestiaire, Fandorine passa devant la caisse.

— Ce n’est rien, Monsieur. Monsieur aura plus de chance la prochaine fois, fredonna l’employé avec douceur.

— Je n’en doute pas.

La barque se balançait paisiblement sous l’estacade. Des taches de lumière se reflétaient dans l’eau noire. Du casino parvenait une musique étouffée, tandis que le quai résonnait des voix des passants qui flânaient sur l’esplanade, goûtant la fraîcheur nocturne.

Eraste Pétrovitch était assis sur l’appontement, jambes pendantes. Il fumait un cigare avec délectation. Son humeur était excellente.

La deuxième partie de sa conversation avec Choubine prenait une tournure encore plus intéressante que la première.

Le lieutenant-colonel, trempé, se trouvait au fond de la barque, serré entre les jambes de Gassym.

Il ne cherchait plus à faire de l’esprit ni à se vanter. Il levait les yeux d’un air mélancolique, des yeux de chat mouillé. Il répondait aux questions sans hésiter. S’il arrivait malgré tout qu’il hésitât, Timofeï Timofeïevitch recevait sur son crâne nu un coup de crosse destiné à le revigorer.

— Question un. Khatchatour le Manchot travaillait-il pour vous ?

— Oui.

— C’est le colonel Pestroukhine qui vous a informé de mon arrivée ?

— Oui, c’est lui.

— Mais il ne collabore pas à vos… projets ?

— Non. Pourquoi lui en ferais-je part ?

— Pourquoi avez-vous décidé de me tuer ? À cause de Spiridonov ?

Un silence. Un bruit mat. Un cri bref.

— Oui, j’avais peur que vous ne trouviez le Pivert, dit rapidement Choubine. Et qu’il raconte que Spiridonov avait été assassiné à ma demande.

Eraste Pétrovitch hocha la tête, satisfait. Son hypothèse se trouvait vérifiée.

— Ce n’est pas encore là ce qu’on peut appeler des questions. Comme vous le voyez, je connaissais déjà les réponses. Mais en voici maintenant une vraie : où se cache le Pivert ?

Le lieutenant-colonel resta muet. Il reçut un coup sur la tête, gémit, mais ne se pressa pas de répondre pour autant.

— N’essayez pas de m-marchander, prévint Fandorine, qui avait deviné la raison de ce silence. Aucune condition. Ou bien vous nous mettez sur la piste du Pivert, ou bien…

Il n’acheva pas. Que Choubine réfléchisse un peu tout seul, qu’il montre la force de son imagination.

Concernant celle-ci, tout semblait fonctionner à merveille chez Timofeï Timofeïevitch.

— Je sais où est le Pivert. On pourrait le capturer là, tout de suite.

— Et où est-il donc ?

— Dans la Ville Noire. Mais sans moi vous ne trouverez pas. Je vous montrerai.

Il a capitulé trop vite, estima Fandorine. Il a une idée derrière la tête. Soit c’est un piège, soit il repousse le marchandage à plus tard. Peu importe, pourvu qu’il montre l’endroit.

— N’allez pas croire que c’est une ruse de ma part, dit Choubine, comme s’il l’avait entendu. Vous n’aurez plus de problème avec moi. J’ai parfaitement saisi à qui j’avais affaire. Tout sera comme vous le souhaitez. Je vais vous mener au Pivert, vous le prendrez, et ensuite nous bavarderons, vous et moi, et peut-être tomberons-nous d’accord.

Il va essayer de m’acheter, pensa Fandorine. Les gens de cette espèce croient dur comme fer qu’il n’y a pas d’incorruptible sur terre, mais seulement des hommes qu’on mésestime.

Eraste Pétrovitch ne répondit pas cependant de manière très péremptoire, afin de ne pas priver d’espoir son informateur :

— Ne comptez pas trop là-dessus.

Ils se mirent en route à bord de la Russo-Balt : Eraste Pétrovitch au volant, le propriétaire de la voiture à côté de lui, Gassym à l’arrière, qui de temps à autre grattouillait le dos du lieutenant-colonel du bout de son superbe poignard. Choubine, cela dit, se tenait sage comme une image. Il expliquait clairement l’itinéraire à suivre, jetait des coups d’śil obséquieux. Quelque chose clochait là-dedans. D’expérience, Fandorine savait que les individus de ce genre ne capitulaient jamais sans condition.

Bon, nous verrons…, se dit-il.

Dans la Ville noire, dans une ruelle écartée bordée de baraquements, l’automobile fendit une foule d’ouvriers en état d’ébriété. L’un donna un coup de pied dans un pneu, puis ils lancèrent un bâton au véhicule qui s’éloignait sous les sifflets.

— Des grévistes, précisa Choubine en regardant derrière lui. Ils ont de quoi se payer à boire. Les camarades révolutionnaires pourvoient à la solidarité prolétarienne. Il sera bien difficile de ramener cette canaille sur les chantiers de forage et dans les ateliers.

Voilà ce qu’il espère, comprit Fandorine. La remise de ses péchés en échange de la reprise du travail. Eh bien, qu’il essaie de négocier ça avec Saint-Pétersbourg. On ne lui pardonnera pas l’assassinat du chef de la police du palais. Même s’il n’y a pas de preuves. À moins que le Pivert ne donne son témoignage. À en juger par ce qu’on sait de lui, c’est peu vraisemblable.

— Vous êtes absolument sûr qu’il est seul là-bas ? demanda une nouvelle fois Fandorine.

— Oui. Il ne fait confiance à personne.

— Comment savez-vous où il se c-cache ?

La main crispée sur son poignet blessé, le lieutenant-colonel répondit en grimaçant :

— Je sais tout ce qui se passe dans la ville… À gauche maintenant. Non, mieux vaudrait s’arrêter ici. S’il entend le bruit d’un moteur, il se tiendra sur ses gardes. La nuit, une automobile légère n’a rien à faire en ces lieux.

Le conseil était pertinent. Eraste Pétrovitch coupa le contact.

— Gassym, prends-le par le bras. Tiens-le solidement.

Passé le tournant s’étendait une rue d’une propreté étonnante, bordée de maisonnettes toutes identiques et bien entretenues. Pas un bruit, pas une lumière.

— La société Branobel a construit ce quartier modèle pour ses ouvriers qualifiés. Au début de la grève, ces derniers ont tous été virés avec pertes et fracas, c’est pourquoi le Pivert se cache ici. Là-bas, tenez, tout au bout de la rue.

En effet, en y regardant mieux, on distinguait au loin une fenêtre faiblement éclairée.

Fandorine décida de donner à tout hasard un dernier avertissement à son prisonnier :

— Je ne vous cache pas que je ne serais pas mécontent de vous tuer. J’en ai même grande envie. À la moindre p-provocation de votre part, au moindre geste suspect…

— Ne perdez pas votre temps, répondit Choubine avec une grimace. Je ne vais pas risquer ma vie pour un volatile. Qu’il aille au diable ! Certes, ce serait bien qu’il oppose de la résistance et que vous soyez contraint de l’abattre…

Le gendarme soupira d’un air songeur.

— Ce ne serait pas mal du tout… Mais ne vous inquiétez pas, je ne me mêlerai de rien. Terminez-en au plus vite, et fonçons à l’hôpital. Mon poignet me fait horriblement souffrir.

Si le calme régnait dans la rue déserte, il en allait autrement dans ses environs. Des voix criardes braillaient une chanson discordante. En un autre endroit, on poussait des hurlements furieux au milieu d’un grand vacarme : une bagarre sans doute. De temps à autre, ici et là, éclataient des coups de feu.

— La Ville Noire, un lieu paradisiaque, dit Choubine en secouant la tête. Je n’étais encore jamais venu ici la nuit. Et j’espère bien que ça ne m’arrivera plus.

Laissant le prisonnier aux bons soins du gotchi, Eraste Pétrovitch se glissa sans bruit jusqu’à la fenêtre.

La fente des rideaux laissait entrevoir une pièce modestement meublée.

Un homme était étendu sur un lit, les mains croisées derrière la tête, occupé à fumer une cigarette. Son visage était noyé dans l’ombre. Sur la table de nuit, une lampe était allumée, recouverte d’un tissu.

Allons, qu’y a-t-il donc là, sous le journal ? D’accord… Et dans le coin, qu’est-ce que cette caisse au couvercle ouvert ?

— Un Nagant est posé sur la table de nuit, rien de grave, rapporta Fandorine un instant après. Mais contre le mur se trouve une caisse de g-grenades. C’est plus embêtant. Ta tâche, Gassym, sera d’empêcher que le Pivert puisse atteindre la caisse. Je vais essayer de le neutraliser sur le lit, mais si j’échoue, il pourrait tirer sur les grenades. Je n’en ai pas du tout envie.

— Sur grenades, il faut pas. Je me mettrai devant, il touchera moi, promit Gassym. Une balle c’est rien. Les grenades – aman.

Eraste Pétrovitch se tourna vers Choubine.

— Je ne vais pas vous laisser seul ici. Vous entrerez immédiatement après nous. Et vous vous figerez sur place. Si vous faites mine de tarder, ou si vous essayez de vous éclipser… Gassym !

— Je descends cette chienne, lâcha le gotchi, laconique.

Choubine soupira et s’abstint de répondre.

— Gassym, à trois, tu enfonces la porte, et tu files vers la caisse, murmura Fandorine. N’oublie pas : le Pivert est à moi.

— Toujours il prend meilleur pour lui. Bon, d’accord, dis « trois ».

— Un, deux, TROIS !

Un coup puissant.

La porte s’abattit vers l’intérieur.

Contournant Gassym, Eraste Pétrovitch se rua vers le lit.

Choubine, obéissant, fit irruption derrière lui puis s’immobilisa.

L’homme allongé eut un soubresaut, mais Fandorine eut le temps de balayer le Nagant par terre en même temps que le journal.

Le visage maigre, altéré par la fureur, était tout près. Les dents découvertes par un rictus, les yeux brûlant de rage. Aucune ressemblance avec la vieille photographie du dossier, sauf peut-être les cheveux du même châtain clair. Oui, la vie avait bien changé l’ancien étudiant avide de liberté.

Le Pivert eut une réaction peu orthodoxe. Il ne se pencha pas pour saisir l’arme à terre, il ne chercha pas à frapper son assaillant. Il renversa la table de nuit sur Fandorine. Puis il se précipita vers le mur, repoussa au passage Gassym, toujours balourd, sortit une grenade de la caisse et empoigna la goupille.

— Gassym ! cria Eraste Pétrovitch, comprenant qu’il n’aurait pas le temps d’intervenir.

Le poignard lança un éclair – une fois, deux fois.

Il y eut un cri rauque. Une main tomba sur le sol, puis une autre. Deux jets de sang jaillirent. La grenade roula par terre, sans avoir été dégoupillée.

Pourtant habitué à tout, Fandorine en resta interdit. Gassym était gauche dans ses mouvements et, s’il était bon tireur, n’était guère rapide. Mais il maniait le poignard à rendre jaloux un maître de kenjutsu.

L’homme sans mains, serrant ses moignons contre sa poitrine et poussant un râle continu, courut jusqu’à l’angle opposé de la pièce. Sans doute la douleur et l’horreur étaient-elles telles qu’il ne savait plus ce qu’il faisait.

Non, il savait !

Dans l’angle en question, presque invisible dans la pénombre, se découpait une porte. Le Pivert l’ouvrit d’un coup d’épaule et disparut.

Il se produisit alors un autre contretemps – cette nuit-là, décidément, tout tournait de travers.

— Ce n’est pas ce qui était convenu ! lança Choubine, jusqu’alors docile.

Il se pencha, ramassa de sa main valide le Nagant qui, fort malheureusement, avait atterri à ses pieds, et tira à deux reprises : sur Fandorine et sur Gassym.

Une « sensation épidermique » salvatrice poussa Eraste Pétrovitch à se pencher à l’instant même où le coup de feu éclatait. La balle siffla à son oreille. Mais le gotchi, qui se tenait de profil par rapport au tireur, émit une plainte, chancela et porta une main à son ventre.

N’ayant plus le choix, Fandorine sortit son Webley sans cesser de « faire tourner le manège », autrement dit d’effectuer des déplacements brusques autant que désordonnés, empêchant l’adversaire d’ajuster son tir.

Cependant Choubine renonça à tenter le sort. Avec une adresse stupéfiante pour une masse corporelle si considérable, il prit son élan et plongea dans la fenêtre, emportant cadre et vitres.

— Gassym, où t’a-t-il touché, au ventre ?

Le gotchi examinait sa main couverte de sang.

— Elle a traversé le graisse, comme une broche. Elle a fait le trou dans mur. Eh, où cette chienne de Choubine ? Je veux la tuer !

La figure du gotchi était noire de colère.

Blessure tangentielle, conclut Fandorine. Rien de grave.

— Toi, rattrape ton Pivert. Moi je veux cette chienne de Choubine !

Écartant brutalement Eraste Pétrovitch, Gassym traversa la pièce au galop.

— Tâche de l’avoir vivant ! lui cria Fandorine en même temps qu’il s’élançait, lui aussi, à toutes jambes vers la porte par où le Pivert s’était éclipsé quatre minutes plus tôt.

Un couloir plongé dans l’obscurité.

À droite ?

Non, c’était une cuisine.

À gauche ?

Oui, par là.

Une courette. Un portillon.

Au-delà, une autre rue, exactement identique.

Mais la lune passa derrière un gros nuage, la lumière pâlit.

Poussant un juron, Eraste Pétrovitch ferma les yeux et entreprit de se masser les globes oculaires. Il avait un urgent besoin de la vision nocturne. Un homme affligé de telles blessures ne pourrait courir très loin, mais il fallait le retrouver au plus vite et lui poser des garrots avant qu’il ne se vide de son sang. Les cadavres ne répondent pas aux questions.

La rue voisine était le théâtre d’un échange de tirs : le Nagant, le Smith & Wesson de Gassym, de nouveau le Nagant, de nouveau le Smith & Wesson. Les coups de feu peu à peu s’éloignaient.

Enfin, les trente secondes nécessaires pour l’adaptation furent écoulées. Fandorine rouvrit les yeux et poussa un autre juron. Pendant qu’il perdait du temps, la lune avait reparu. Des taches de sang se dessinaient nettement par terre. Il se mit à courir, les yeux rivés au sol.

À une centaine de mètres, les traces s’évanouissaient. Fandorine ne l’avait pas tout de suite remarqué : la terre en cet endroit était totalement noire, imbibée de pétrole et de mazout. Force lui fut de revenir sur ses pas en s’éclairant de sa lampe de poche.

Il découvrit que la piste obliquait vers un espace libre entre deux palissades.

Là, près d’un baquet renversé et percé de trous, l’homme gisait, face contre terre, bras en croix. Il était sans connaissance. Eraste Pétrovitch lui prit le pouls à la carotide, et comprit qu’il n’y avait plus d’espoir : le cśur allait s’arrêter de battre d’un instant à l’autre.

Il essaya malgré tout : il posa un garrot aux deux moignons, pressa un point à la base du nez, puis porta un coup précis au sternum pour forcer le cśur à repartir. En vain. La respiration s’était arrêtée.

— Yurumbach ! Eh, Yurumbach ! hurlait une voix puissante quelque part dans le voisinage.

— Je suis ici !

Essuyant ses mains à un mouchoir, Fandorine se redressa.

— Tu as rattrapé Choubine ?

— Non, cette chienne courait trop vite.

— Tu l’as laissé s’échapper ?!

— Pourquoi laissé ? La balle l’a rattrapé. Je le voulais vivant, parole.

Gassym se reprit :

— Non, je vais pas mentir. Je le voulais pas vivant. Mais j’ai fait beaucoup l’effort. Ç’a pas marché.

— Et moi, je n’ai pas fait mieux, dit Eraste Pétrovitch d’un ton morose en éclairant le sol avec sa lampe. Admire le r-résultat. Bon… Je vais rapprocher la voiture, nous chargerons les cadavres. Sans oublier les mains.

— Les mains pour quoi faire ? demanda Gassym, surpris.

— Pour la dactyloscopie, je comparerai les empreintes.

Mais il se rappela aussitôt qu’il n’avait pas d’éléments de comparaison : car le dossier Ulysse-Pivert ne contenait pas d’empreintes digitales. Au moment de son unique arrestation par la police, bien des années plus tôt, le département de dactyloscopie n’existait pas encore.

Comme toujours après une victoire sur un ennemi particulièrement difficile, Fandorine se sentait épuisé et dévasté.

Il alluma un cigare.

C’était tout, la chasse à Ulysse était terminée.

Conversation avec le diable

L’homme que Fandorine, à son grand dam, tenait pour mort, ne se trouvait pas très loin à ce moment du village ouvrier de la société Branobel.

Il feuilletait un livre de comptes, tout entier rempli de chiffres.

Sur une page, au-dessus d’une pompeuse vignette calligraphiée à l’ancienne, était imprimé « 2 (15) juillet, mercredi ». Suivait un tableau de comptabilité ordinaire composé de trois colonnes. Dans celle de gauche, où l’on inscrit d’habitude un nom d’opération financière, d’article de marchandise ou autre élément de cette sorte, figurait une longue énumération de compagnies pétrolières, brièvement désignées par le nom de leur propriétaire ou de leur directeur. Dans celle du milieu, réservée normalement aux débits, s’alignaient des chiffres correspondant au nombre d’employés de chaque société. Celle de droite, celle des crédits, affichait également des chiffres : le nombre de grévistes. Si les données des deux dernières colonnes coïncidaient peu ou prou, l’homme marquait un plus ; là où la différence était significative, il traçait un moins. En quelques endroits, à droite, s’arrondissait un zéro accompagné d’un point d’exclamation en gras.

Voici à quoi la chose ressemblait :

Branobel

10 450

9 200 +

Rothschild

7 650

4 300 –

Mantachev

3 100

3 100 +

Taguiev

2 550

2 550 +

Artachessov

4 100

4 100 +

Assadoulaïev

2 800

2 800 +

Validbekova

990

0 !

Poutilov

3 730

2 200 –

Quand il eut fini d’établir le bilan de la journée, le comptable consulta sa montre. Deux jours auparavant, il avait obtenu par protection un emploi qu’il n’eût échangé pour rien au monde. Aujourd’hui, il devait pour la première fois prendre son service dans l’équipe de nuit, mais il lui restait encore du temps.

L’homme plissa les paupières, pensif, en regardant dans l’angle de la chambre exiguë. Un imperméable était pendu au portemanteau. Un courant d’air imprima au vêtement un mouvement. On eût dit qu’il haussait les épaules.

— Comment vont nos petites affaires ? demanda le diable. Ça boume ?

— Ça touche à sa fin, répondit l’homme en remuant les lèvres sans qu’il en sortît un son.

Il pouffa.

— Et toi qui avais des doutes !

— Je suis admiratif et je tirerais même mon chapeau s’il n’était pas accroché à une autre patère. Alors quoi, vieux frère, c’est pour bientôt, maintenant ?

— Il reste à s’entendre avec les S-R au sujet de la flottille, et avec les Géorgiens pour ce qui concerne la voie ferrée. Peu importera alors que tous les puits soient arrêtés ou non.

— Tu as donc tout prévu, tout est sous ton contrôle ? s’enquit le diable d’un ton plein de déférence, où perçait cependant une note d’ironie. Et le clou du spectacle, est-il bien au point ? Prends garde que la bête ne s’échappe.

— Elle ne s’échappera pas. J’ai suffisamment de temps.

— N’en as-tu pas trop suffisamment ? demanda l’autre, posant là une question assez peu correcte sur le plan grammatical, mais où est-il dit que les démons sont tenus de parler russe à la perfection ?

— Saloperie…

L’homme s’ébouriffa les cheveux, commença de froncer les sourcils, de tambouriner sur la table. Et tout à coup agonit d’injures le démon qui n’en pouvait mais :

— Puisses-tu disparaître ! Mais c’est pourtant vrai ! Il pourrait aussi bien mettre les bouts. Qu’en a-t-il à faire maintenant ? Ah, sacré bouc cornu ! Je n’avais pas prévu ça !

— Et voilà, c’est encore moi le coupable…, fit la voix dans le coin.

L’homme se contenta d’agiter la main pour la faire taire. Il réfléchissait fiévreusement.

Le diable, cela dit, n’était guère rancunier.

— Il faut trouver un divertissement, murmura-t-il, quelque chose de joli, d’original, mais qui marche à cent pour cent.

— Tu as raison.

L’homme sourit, et même s’esclaffa (toujours silencieusement). Puis il ajouta, en rimant :

— Ils ne connaîtront point l’ennui, quand notre plan aurons ourdi…

Fandorine est retenu

Outre le diable et son interlocuteur discourtois, et sans parler même d’Eraste Pétrovitch, une autre personne se livrait au même instant à des réflexions inspirées de la thématique de la chasse.

Saadat était assise, toute renfrognée, sur les moelleux coussins de cuir de sa voiture, sa colère grandissant de minute en minute. L’embûche tendue à la bête s’éternisait. Il n’était pas question pourtant de rentrer les mains vides.

Au début, la fraîcheur de la nuit lui avait semblé plaisante. Puis Saadat, dans sa tenue de fantaisie, avait commencé d’avoir froid. Par bonheur, le prévoyant Zafar avait sorti un plaid de sous son siège, dont elle s’était emmitouflée.

Elle avait été choquée et mortifiée d’apprendre que Fandorine, comblé de ses faveurs, avait contre toute attente refusé de venir chercher sa récompense. Toutefois, sa stupéfaction était plus grande encore que son sentiment d’offense.

Quel était ce prodige ?

Le Moscovite ne comptait pas parmi les froussards, on avait pu le vérifier. Il n’était pas indifférent au charme féminin : quand ils avaient dîné ensemble, il l’avait détaillée entièrement, de la tête aux souliers, d’un regard sans insolence mais également sans équivoque. Il s’était séparé de sa femme et, à en juger par les informations récoltées, ne la regrettait aucunement, tout au contraire. Alors de quoi s’agissait-il ?

Zafar lui avait rapporté elle ne savait plus quelles sornettes à propos d’une absence d’attraction réciproque. Mais Saadat Validbekova avait été bonne élève au lycée, et tout particulièrement en sciences physiques. Les corps célestes ne s’attirent pas l’un l’autre avec une force égale. C’est le Soleil qui attire la Terre à lui, et la Terre qui attire la Lune. Il y a toujours l’un qui attire et l’autre qui regimbe ; l’un qui est le chasseur, et l’autre le gibier.

Les femmes occidentales aiment être le gibier. Elles déploient leurs plumes et craquettent, mais ne passent presque jamais à l’attaque elles-mêmes. Et si elles donnent la chasse aux hommes, c’est à la manière des fleurs carnivores poussant sous les tropiques : elles ouvrent leurs pétales, distillent un parfum alléchant et, dès que l’abeille ou le papillon s’est posé – miam !

En Orient, les choses sont différentes. Personne n’avait jamais fait la cour à Saadat, personne n’avait jamais cherché à éveiller chez elle un sentiment réciproque. Dans sa prime jeunesse, on avait toujours monté la garde autour d’elle avec vigilance. Du vivant de son époux, aucun étranger n’eût pu lui adresser le moindre signe d’attention. Et depuis qu’elle était veuve, elle observait une conduite si sévère qu’il ne fût venu à l’esprit d’aucun homme d’assiéger cette forteresse imprenable.

Au chaytan leurs assiduités ! Elle se plaisait à chasser elle-même, à choisir le gibier selon son goût. Quatre-vingt-sept trophées étaient accrochés aux murs de sa salle de vénerie imaginaire, avec en bonne place, tel un cerf douze cors, le numéro 29 (mmm !). Et là, patatras ! La bête numéro 88 refusait d’entrer dans l’enclos ! Il devait y avoir quelque raison à cela.

La veille, le réceptionniste de l’hôtel National lui avait aimablement donné lecture de deux télégrammes adressés à Fandorine, mais dont celui-ci n’avait pas encore pris connaissance (une amabilité qui avait coûté un bon prix : vingt-cinq roubles). Saadat s’était trouvée très alarmée.

Les deux télégrammes provenaient de Saint-Pétersbourg.

Rentre au plus vite. Emma. Et : Télégraphie urgence jour de départ. J’attends. Emma.

La voilà, la raison. Elle avait pour nom Emma.

Quelle sorte de rivale était-ce là, qui avait éclipsé même la célèbre Claire Delune ? À coup sûr, une Allemande. Cheveux d’or, formes opulentes, peau de lait, fossettes aux joues… Saadat était à la torture en imaginant son parfait contraire.

Cependant, une concurrence sérieuse ne fait qu’aiguillonner le véritable entrepreneur. Cette Emma possédait un grave défaut. Elle se languissait loin au nord, alors que Saadat était là, tout à côté.

Le réceptionniste avait déclaré aussi que le client recevait constamment des appels du consulat autrichien. Et qu’à toute heure des inconnus entraient prendre des renseignements sur lui. M. Fandorine, cependant, était passé juste une minute au cours de la journée, et depuis n’avait pas reparu.

La situation, dans l’ensemble, était devenue plus claire. L’homme avait une montagne d’affaires à régler, plus une Emma qui s’ennuyait, en proie à son amour allemand. Evidemment, Fandorine n’avait que faire d’une Saadat Validbekova et de sa reconnaissance.

Mais qu’un homme dont vous avez besoin n’ait pas besoin de vous, voilà ce qu’il est impossible d’accepter.

Comment eût agi un djiguit amoureux d’une pucelle un peu bégueule ? Il l’eût jetée en travers de sa selle et emmenée dans la montagne.

C’est bien ainsi que Saadat avait résolu de procéder. Et c’est pourquoi elle affrontait le froid depuis des heures près de l’hôtel National devenu odieux à ses yeux. La nuit allait bientôt finir, et Fandorine n’était toujours pas là ! Où les djinns l’avaient-ils emporté ?

Artachessov lui avait rendu la veille la Delaunay-Belleville volée, mais Saadat n’avait pu monter dedans. Son souvenir des cris de Tural était horrible ; en outre c’était dans cette automobile que le pauvre Franz avait été tué. Tant qu’elle n’aurait pas une nouvelle voiture, elle utiliserait l’attelage.

Les deux hongres turcomans (la paire avait coûté quinze mille roubles, plus cher que n’importe quelle Delaunay) sommeillaient debout, frémissant de temps à autre de leurs élégantes oreilles. Sur le siège, à l’avant, Zafar reniflait, haut-de-forme rabattu sur le visage – il était en costume de cocher.

Soudain l’eunuque releva la tête. Quelques secondes plus tard, Saadat entendit un martèlement de talons sur la chaussée.

Quelqu’un s’approchait sans hâte, venant de la Vieille Ville. Saadat reconnut la démarche et s’affaissa le plus possible, de manière à disparaître derrière le tablier en cuir de la calèche.

— Djib-djib-djib, murmura-t-elle, ce qui signifiait « Petit-petit-petit ».

Quand le noceur attardé parvint à hauteur de la voiture, Saadat déclara sans élever la voix :

— Comment avez-vous pu ?

L’autre se figea. Puis se retourna.

— Comment avez-vous pu m’humilier ainsi ?

Sa voix se mit à trembler.

— Vous avez osé imaginer que ma reconnaissance signifiait… ce que vous avez pensé ?

Il ôta son panama. Le recoiffa aussitôt. Fut pris d’une quinte de toux.

Il perdait contenance, c’était parfait. Saadat éclata de rire intérieurement, mais de belles et grosses larmes perlèrent docilement à ses paupières. Ses yeux se mirent à scintiller comme ceux d’une sirène. C’est fini, se dit-elle, te voilà pris, petit oiseau, halte ! Tu ne t’échapperas pas du filet. Je ne me séparerai de toi pour rien au monde.

— Veuillez me pardonner…, bêla la proie. Mais qu’aurais-je dû p-penser ?

— Vous avez l’habitude, apparemment, d’avoir affaire à des dévergondées, aux créatures dépravées et lascives de l’Occident ! Mon Dieu, quel outrage !

Saadat couvrit son visage de ses mains pour mieux exhiber ses poignets d’une finesse exquise et ses bras nus.

— Vous aurais-je, par ma conduite, ou même par un seul regard, fourni motif de me juger mal ?

Fandorine parut cette fois-ci totalement désemparé.

— Non ! Bien sûr que non… Mais le m-message… Quand en Europe une femme écrit une p-pareille lettre… Pardonnez-moi, au nom de Dieu ! Que faire pour que vous me p-pardonniez ?

— Montez ! répondit-elle en désignant le siège à côté d’elle d’un geste majestueux.

Il s’exécuta, comme un gentil garçon. Eût-il osé regimber après avoir infligé à cette fière Orientale une si terrible offense ?

Zafar, sans en attendre l’ordre, secoua les rênes. Les hongres bien dressés se réveillèrent, et la voiture s’ébranla sans un heurt.

Jeté en travers de la selle et emporté dans une direction inconnue, l’apollon n’avait pas pipé mot.

Le trajet n’était pas long jusqu’au nid d’amour. Fandorine s’évertua à se justifier, posa mille questions, mais Saadat lui opposa un silence hiératique, regardant droit devant elle. Qu’il admire son profil et respire le parfum de l’ambre du Khorassan, dont même les vieillards impuissants se trouvent excités.

Docile, tel un mouton promis au sacrifice, ne cherchant plus à en savoir davantage, la victime du rapt la suivit dans la maison.

Dans la chambre à coucher, Zafar avait déjà accompli tous les préparatifs d’usage. Harmonieuse conjugaison de pénombre et de lumières subtilement disposées, lourd parfum de rose, rideaux étroitement tirés aux fenêtres (pour le moment nous n’avons pas besoin du lever de soleil).

Saadat s’arrêta devant l’alcôve dissimulant le lit. Les bras inflexiblement croisés sur la poitrine, les sourcils froncés d’un air sévère. Le plaid jeté sur ses épaules pendant toujours jusqu’au sol.

Fandorine se figea devant elle, malheureux et coupable.

— Je répète ma question, dit Saadat d’une voix claire et sonore. Nous considérez-vous, nous, femmes d’Orient, comme des dépravées aussi lascives que vos Européennes ?

— Non, pas du tout !

— Et vous faites bien, prononça-t-elle d’un ton implacable. Les femmes d’Europe ne nous arrivent pas à la cheville.

Le plaid tomba sur le tapis, révélant une cape de soie infiniment légère et chatoyante. Saadat tira un cordon – la cape glissa à son tour. À la lueur des deux lampes filtrant par en bas, sa silhouette se dessinait de la manière la plus avantageuse (elle l’avait vérifié), et son corps semblait comme sculpté dans l’albâtre.

Simultanément, Zafar, dans la pièce voisine, actionna un levier. Derrière Saadat, un rideau s’écarta lentement. Le lit apparut, tout jonché de pétales de roses.

La proie chancela, transpercée d’une flèche. Et vint toute seule dans ses bras.

Au cours des premiers instants, Saadat, comme à son habitude, chercha à déterminer s’il y avait loin du nouveau numéro à l’inoubliable 29 (mmm !).

La distance diminua rapidement, puis s’effaça tout à fait. Entre deux étreintes passionnées, Saadat, haletante, se dit : Pas de doute, le 88 ne vaut pas moins. Difficile de comparer, car tout est complètement différent, mais non, en aucun cas il ne vaut moins.

Puis tout recommença, et cette fois-ci elle renonça à se souvenir, à comparer, à penser. La faculté de raisonner, qui pour la première fois de sa vie, peut-être, l’avait désertée, fut longue à lui revenir.

Le numéro 88 à ce moment s’était déjà assoupi. Saadat, au contraire, avait le sentiment de s’être réveillée. Elle caressait le haut du crâne de son amant (sa tête était posée sur sa poitrine), dont la brosse lui chatouillait les doigts, et cherchait à se convaincre qu’il n’était peut-être pas obligatoire, dans le cas présent, d’observer la loi d’airain du seul et unique rendez-vous. Après tout, depuis le début, rien ici ne s’était fait dans les règles.

Il ne lui fallut pas longtemps pour se persuader.

Zafar veillait à son poste : il jetait de temps à autre un coup d’śil, tendait l’oreille. Sur un signe de sa maîtresse (son doigt décrivit une spirale montante), il ouvrit les rideaux masquant les fenêtres, et la lumière rose de l’aube ruissela dans la chambre.

— Ma…, gémit le dormeur en s’agitant.

N’était-ce pas « Emma » ?

La bienheureuse béatitude se dissipa. Saadat tira sur le nez de son amant d’un geste autoritaire.

Les yeux s’ouvrirent, bleus. Fandorine était mieux sans cheveux. Il avait rajeuni et ressemblait au prince Gochtasp du Chah-namè – dans son enfance, Saadat avait possédé ce livre illustré de splendides miniatures. Quel âge pouvait-il avoir tout de même ? Quarante, quarante-cinq ans ? Je ne sais strictement rien de lui, songea Saadat, et elle fut terriblement étonnée. Non de ne rien savoir de son amant numéro 88, mais de désirer tout savoir de lui.

— Combien as-tu eu de femmes ? lui demanda-t-elle. Beaucoup, c’est évident. Mais combien ?

— Dans q-quel sens ?

Ses yeux bleus clignotèrent.

— Je n’ai jamais compté.

— Il y en a eu tellement que tu en as perdu le compte ?

Fandorine se redressa et plissa les paupières, ébloui par les vifs rayons de lumière obliques. Il se passa une main sur le visage.

— Tous les hommes tiennent le compte de leurs victoires. C’est bien connu, insista Saadat. Alors n’essaie pas de me tromper. Combien ?

— Je ne tiens pas de c-comptabilité. Seules ont d’importance les femmes qui laissent un trou dans le cśur. Celles-là sont peu nombreuses.

On brûle, pensa Saadat. Maintenant, mon chéri, je vais te forcer à te déboutonner.

— Bien. Comment s’appelaient celles qui ont laissé un trou dans ton cśur ? Tu peux ne pas les énumérer toutes. Nomme juste la dernière.

— P-pourquoi ?

Il se rembrunit.

— Je vais deviner toute seule. Nous, les Orientales, possédons le don de voyance.

Elle leva les yeux au plafond, ferma les paupières à demi.

— J’entends la lettre « E »… Ce nom débute par « E ».

Il haussa les épaules – il n’était pas impressionné.

— Eh bien, oui, mon ex-ép-pouse s’appelait autrefois non pas Claire, mais Elisa. Tout le monde sait cela.

— Non, pas « Elisa », un autre prénom.

Quelques passes magiques dans l’air.

— Emma ! Cette femme s’appelle Emma !

Saadat l’observa attentivement, le dévorant des yeux.

Ah ! Son visage avait changé. Une ombre l’avait parcouru. Une ombre non pas coupable, mais plutôt soucieuse. On ne faisait pas cette tête-là au souvenir d’un être qu’on aimait de tout son cśur.

Éclatant de rire, Saadat se renversa sur les oreillers.

— J’ai sommeil, dit-elle. Ô Allah, que je suis fatiguée !

Emma ! s’exclama intérieurement Fandorine. Voilà qui aurait dû prendre contact avec moi après mon télégramme. Bizarre que la chose ne se soit pas produite.

Dans la correspondance secrète, ce doux prénom de femme servait de code pour désigner Emmanuel Karlovitch de Saint-Estèphe, le directeur du Département de la police. La dépêche urgente expédiée par Fandorine avait forcément atterri en premier lieu sur son bureau et, avant de lui donner suite, M. le directeur eût dû chercher à tirer au clair ce qui était arrivé. Pourtant, pour une raison ou pour une autre, cela ne s’était pas fait.

Ensorcelé par une femme étonnante (il n’en avait jamais encore rencontré de pareille et n’avait même jamais soupçonné qu’il en pût exister), Eraste Pétrovitch avait oublié pendant plusieurs heures et les mains coupées et la menace pesant sur l’État, que la mort d’Ulysse n’avait en rien dissipée. La grève continuait, et quelqu’un d’autre, forcément, prendrait la place de l’organisateur disparu.

Le nom Emma venait de le rappeler à la réalité. Visiblement, il lui faudrait encore une fois joindre Saint-Pétersbourg. Et le plus tôt serait le mieux.

— Je suis un imb-bécile d’avoir refusé tantôt un tel témoignage de reconnaissance, dit Fandorine en baisant la main de la dame. Je regrette beaucoup que nous soyons quittes à présent et qu’il me soit interdit de compter sur une suite…

La phrase pouvait être entendue comme une affirmation ou comme une question. L’intonation employée permettait les deux interprétations – au choix de Mme Validbekova.

— Non, maintenant tu as une dette envers moi, une dette énooorme, répondit-elle d’une voix traînante en offrant à baiser son poignet, son bras, son épaule. Jamais, à aucun homme, je n’ai donné autant.

Saadat s’étira, repue, telle une lionne venant de dévorer un buffle ou même une girafe entière.

— Mais je vois que tes affaires t’attendent. Va, je vais dormir un peu. Et ce soir, reviens me voir. Nous discuterons de la manière dont tu pourrais me rembourser.

Les intérêts de l’État sont importants, mais pas tant que le devoir d’amitié. Aussi, avant toute chose, Eraste Pétrovitch passa à l’hôpital pour raconter à Massa comment la chasse s’était terminée.

— Le sang a lavé l’offense, votre honneur est sauf, résuma le Japonais d’un ton solennel. Je puis mourir en paix.

Cependant, il semblait aller mieux ce jour-là. Le médecin déclara que, sauf aggravation soudaine de son état, on pourrait dans moins d’une semaine le transporter à Moscou – la chaleur de Bakou n’étant guère propice à la cicatrisation des blessures pulmonaires.

Fandorine n’était pas fâché de devoir rester encore. Premièrement, il ne pouvait partir tant que la menace pesant sur la sécurité de l’État n’était pas écartée. Et secondement…

Hum. Mieux vaut reporter ces réflexions à ce soir, se dit-il, autrement il me sera impossible de me concentrer sur l’affaire.

En chemin vers l’hôtel, bercé par les ressorts du fiacre, Eraste Pétrovitch passa en revue les gros titres des journaux.

Au cours des dernières vingt-quatre heures, huit mille personnes de plus avaient rejoint la grève. La production de pétrole du mois de juin n’atteignait pas le quart de celle de mai.

La crise des Balkans prenait une tournure inquiétante. On annonçait de source autorisée que Vienne se préparait à adresser un ultimatum à la Serbie. Berlin et Saint-Pétersbourg échangeaient des télégrammes, chacun assurant l’autre de ses intentions pacifiques – mauvais signe ! Les Bourses mondiales étaient en pleine panique.

Il faudrait malgré tout rencontrer le consul d’Autriche, songea Fandorine. Raconter ce qui était arrivé à Franz Kaunitz, et par la même occasion sonder l’humeur de l’agent secret. S’il avait reçu de son gouvernement des instructions extraordinaires, cela se verrait à des centaines d’indices différents. Herr Lust ne donnerait pas de réponse aux questions directes, bien sûr, mais il existait toute une science permettant de décoder les intonations, les mimiques, la gestuelle. Le chef d’un réseau de taupes qui aurait reçu ordre de changer de mode de fonctionnement en vue d’hostilités prochaines se comporterait tout autrement qu’un espion śuvrant en temps de paix.

À la réception l’attendaient deux télégrammes d’Emma, arrivés la veille, à deux heures d’intervalle.

Eh bien, voilà !

Cependant, il n’y avait aucun sens à courir à Saint-Pétersbourg. Ce n’eût été qu’une perte de temps.

Eraste Pétrovitch demanda d’expédier sur-le-champ, par téléphone, une réponse télégraphique : « Venez vous-même et le plus vite possible. Descendez au National. Je vous y trouverai. »

Il n’avait pas l’intention, quant à lui, de rester dans cet hôtel. Si la veille encore les révolutionnaires se contentaient de le surveiller, à présent ils voudraient venger la mort de leur chef. Mieux valait se mettre au vert, déménager chez Gassym.

Venir à l’hôtel représentait déjà un risque. Mais il n’allait pas abandonner ses affaires tout de même. Outre ses vêtements (dont il eût été fâché de se séparer, sa garde-robe étant plutôt maigre), il y avait aussi le sac de voyage contenant son équipement spécial.

Comme la fois précédente, Eraste Pétrovitch pénétra dans sa chambre en prenant toutes les précautions. Il ne s’approcha pas de la fenêtre. Et cependant, un quart d’heure plus tard, le téléphone stridulait.

Simple vérification ? Ou bien Saint-Estèphe avait-il déjà reçu le télégramme et brûlait-il d’avoir des explications ? Ou peut-être était-ce Herr Lust ? Le réceptionniste avait dit qu’on avait encore téléphoné de sa part.

Dans tous les cas, il était inutile de décrocher. Que messieurs les révolutionnaires restent dans l’incertitude. Quant au directeur du Département de la police, il devait le croire sur parole : si Fandorine lui disait « venez vous-même », ça voulait dire « venez ». Enfin, pour ce qui était du consul, Eraste Pétrovitch avait l’intention de passer le voir dès qu’il aurait terminé de rassembler ses affaires.

Sans Massa, faire sa valise était une épreuve impossible. On s’appliquait à ranger les vestons bien soigneusement, mais ils se rebellaient. Les manches s’évadaient des chemises. Les faux cols refusaient de se plier en deux, et dépliés ne logeaient pas dans la pochette qui leur était destinée.

Au fond, il était néfaste pour une personne adulte de vivre avec un serviteur : on désapprenait à s’acquitter tout seul des tâches les plus ordinaires. Autrefois, au temps de sa jeunesse indigente, Eraste Pétrovitch savait laver le linge et repasser, alors qu’à présent il ne parvenait même pas à fermer le couvercle de sa valise.

Fandorine était toujours accroupi quand la porte, derrière lui, s’ouvrit avec fracas. Sans se retourner et sans réfléchir, il effectua un roulé-boulé sur le côté. Il ne s’était pas encore relevé que le Webley était déjà dans sa main, cran de sûreté baissé.

Léon Art se tenait sur le seuil, méconnaissable : sale, couvert d’égratignures, les cheveux poisseux et gris de poussière. La roulade exécutée par le locataire de la chambre semblait avoir plongé le metteur en scène dans la stupeur. Il fixait Fandorine, les yeux écarquillés, remuant les lèvres sans qu’un son en sortît.

Eraste Pétrovitch se redressa, furieux d’avoir perdu la face. Parfois l’hyper-vitesse de réaction vous sauve la vie, mais elle peut aussi bien vous placer dans une situation idiote.

Une chance que je n’aie pas descendu ce crétin ! se dit-il. Qu’est-ce que cette manie de faire irruption chaque fois comme s’il y avait le feu !

— Que voulez-vous encore ? aboya Fandorine. Fichez-moi la paix avec votre C-Claire. Que le diable vous emporte tous les deux !

Sur quoi il se tut brusquement. Le visage crasseux du jeune homme s’était inondé de larmes.

— C’est un malheur affreux…, souffla Léon de manière à peine audible tout en reniflant. On nous a enlevés !

L’odeur du jasmin

La voix était rauque, le récit décousu et, qui plus est, constamment entrecoupé de gémissements ou de sanglots. Il s’écoula un bon moment avant qu’Eraste Pétrovitch commençât à comprendre ce qui s’était passé.

La veille au matin, toute l’équipe du film Un amour du calife avait quitté la ville pour tourner l’épisode de « La Prise de Jérusalem par les croisés » (le rapport avec Haroun al-Rachid, qui avait vécu trois siècles plus tôt, demeurait incertain). À plusieurs kilomètres de Bakou, on avait élevé à l’avance un rempart de contreplaqué et monté une tour de siège. Mais au beau milieu des préparatifs du tournage, le site s’était trouvé encerclé par des cavaliers en armes, que Léon Art qualifia d’« Azéris ».

— Qui vous a encerclés ? demanda Fandorine.

Il avait déjà rencontré ce mot, mais n’en avait pas retenu la signification.

— C’est ainsi qu’on nomme parfois les musulmans d’ici.

— Comment savez-vous qu’il s’agissait d’Azéris ?

— Par mille détails ! Leurs visages étaient masqués, mais leurs yeux, leurs sourcils, le harnachement des chevaux… Oh ! vous pouvez me croire, je suis bakinois, je ne me trompe pas dans ce genre de choses…

— Combien étaient-ils ?

— Une vingtaine… Ils savaient que nous étions sans protection, aussi n’ont-ils pas hésité à nous attaquer.

— Mais pourquoi étiez-vous sans protection ? Même lors du tournage dans la Vieille Ville, les hommes de votre oncle montaient la garde.

— Parce que mon oncle est parti précipitamment je ne sais où ! Depuis avant-hier.

Tiens, tiens, se dit Fandorine. Après notre petite conversation, le prudent M. Artachessov a jugé que le climat bakinois était nocif pour sa santé. Il a probablement compris que je remonterais jusqu’à Choubine et que les choses pourraient tourner mal.

— Et c’est pourquoi vous venez me trouver, moi, et non Mesrop Karapétovitch ?

— Oui. Je sais quel homme vous êtes. Claire me l’a raconté. Sauvez-la. Sauvez mon équipe !

Il ne manquait plus que ça.

— Adressez-vous à la police.

Léon parut surpris.

— Permettez, je suis bakinois ! Quelle police ? Et que pourrait-elle faire ? J’ai juré à Claire de vous trouver. Vous n’allez pas la laisser périr, n’est-ce pas ? Vous n’allez pas vous venger de ce qu’elle vous a quitté.

— Non, je ne vais pas me venger de ça, assura Eraste Pétrovitch.

— Elle m’a déclaré : « Hâtez-vous, mon chevalier ! Courez trouver Fandorine. Il saura ce qu’il faut faire ! Il nous sauvera ! » Alors je me suis évadé.

Autrement dit, pensa Fandorine, c’est moi qui vais les sauver, mais le chevalier, c’est Léon ? Bon Dieu ! comme tout cela tombe mal à propos !

— Écoutez, soupira Eraste Pétrovitch. Procédons ainsi : je pose les questions, vous répondez. Que s’est-il passé après que les bandits ont attaqué ?

— Ils nous ont tous fait monter, les quarante-quatre que nous étions, dans d’horribles chariots… Nous avons roulé longtemps vers l’ouest, dans la direction de Chamakhi… Nous avons voyagé toute la journée et toute la nuit, avec de courtes haltes. On ne nous donnait que des galettes de pain et de l’eau… Plusieurs actrices se sont évanouies sous l’effet de la peur et de la chaleur. Oh, avec quel cran Claire s’est comportée ! Elle consolait tout le monde, elle chantait : « Courage, courage, mes bons Français ! »

Le metteur en scène couvrit son visage de ses mains et se prit à sangloter, tandis qu’Eraste Pétrovitch songeait : Elle a repris le rôle de Jeanne qu’elle jouait dans La Pucelle d’Orléans il y a deux ans.

— Où finalement vous a-t-on c-conduits ?

— Je n’en sais rien ! À mon avis jusqu’aux contreforts de Tchouval-daghi. De ma vie, je ne m’étais trouvé dans un coin aussi perdu et sinistre. Il y a là une sorte de forteresse à moitié en ruine. Voilà où il faudrait tourner la prise de Jérusalem !

— Par conséquent, le groupe est détenu dans la f-forteresse ? Décrivez-la-moi avec le plus de détails possible.

Léon écarta les mains en un geste d’ignorance.

— Des murailles de pierre jaune. Des tours… des douves à sec, je crois.

— Et à l’intérieur.

— Je ne sais pas. Je me suis sauvé avant. Nous nous sommes arrêtés, un bandit a galopé en avant, vers le château. Tout le monde regardait de ce côté-là. J’en ai profité. J’ai baisé la main de Claire et je me suis dissimulé sous le chariot. J’ai rampé jusqu’aux buissons. Personne ne m’a remarqué… J’ai vu les voitures franchir les portes. Il y avait une sentinelle en haut d’une tour et les buissons étaient clairsemés, c’est pourquoi j’ai continué en rampant… Vous voyez à quoi ressemblent ma veste et mon pantalon ?

— Bien, vous avez rampé. Que s’est-il passé ensuite ?

— J’ai couru jusqu’à un village. Je regarde : c’étaient des Azéris. Ils n’allaient pas aider un Arménien… J’ai donc volé un cheval. J’ai galopé. Mon Dieu, comme j’ai galopé ! Il avait fallu toute une journée et toute une nuit pour nous conduire là-bas, mais moi j’ai rejoint Bakou en quatre heures… Mon cheval est tombé, couvert d’écume… J’ai couru, je suis tombé à mon tour… Aux abords de la ville, j’ai arrêté un fiacre. Vous imaginez ? Ils n’ont même pas pris notre argent ! Ce ne sont pas des bandits ordinaires ! Ah ! Claire, Claire !

Fandorine attendit que la nouvelle crise de larmes de Léon fût passée, puis il demanda :

— Et vous n’avez pas le moindre soupçon quant à leur identité ?

— Mais ce peut être n’importe qui ! Ça ne manque pas !

Il n’y a rien dans les journaux du matin concernant la disparition de l’équipe de tournage, considéra Fandorine. Si c’était un rapt pour obtenir une rançon, pourquoi enlever quarante-quatre personnes ? Le seul qui permettrait de réclamer une grosse somme, c’est Art lui-même. Mais c’est lui, justement, qu’ils ont laissé s’échapper. Etrange histoire. Il faut demander à Gassym ce qu’il en pense.

— Écoutez, dit Eraste Pétrovitch. Vous êtes fatigué, mais nous n’avons pas le temps de nous reposer. Nous allons tout de suite gagner un autre endroit. Ne posez aucune question, faites simplement ce que je vous d-dis.

Le metteur en scène jura avec empressement d’obéir en tout. Ses yeux noirs brillaient à présent d’ardeur et d’espoir.

— Je vais emp-porter quelques affaires. Cela va me prendre cinq minutes. Mangez quelque chose pendant ce temps. Vous aurez besoin de forces.

Il y avait sur la table un compotier rempli de fruits et de douceurs – offerts par l’hôtel, avec ses compliments –, mais Léon frémit.

— Je suis incapable de manger ou de boire. Je ne peux même pas rester assis ! Sauvez Claire ! Sauvez mon équipe !

Je suis contraint d’abandonner les valises, se dit Fandorine. Je vais mettre l’essentiel dans le sac de voyage. Et mon nikki – c’est obligé… La présence du serviteur des Muses va rendre la sortie de l’hôtel plus problématique. Voyons, qui avons-nous dehors ?

En biais, face à l’entrée, une automobile stationnait dans l’ombre d’un arbre, tous rideaux tirés.

Quand Fandorine était arrivé au National, une demi-heure plus tôt, la voiture n’était pas là.

Peut-être une coïncidence. Mais inutile de prendre le risque.

Il jeta un coup d’śil par la porte entrouverte. Le couloir était désert.

— Suivez-moi. À cinq pas de d-distance.

Eraste Pétrovitch s’engagea seul dans l’escalier de service, sans un bruit. Il se figea.

Au rez-de-chaussée, quelqu’un attendait, dansant d’un pied sur l’autre.

De retour dans le corridor, Fandorine commanda à Léon :

— Passez le premier. Il y a un homme en bas. Engagez la conversation avec lui. Arrangez-vous pour qu’il tourne le dos à l’escalier.

— De quoi dois-je lui parler ?

— Je ne sais pas. Improvisez un sketch, c’est vous le metteur en scène.

Léon hocha la tête. S’épongea le front. Rejeta ses cheveux en arrière.

— C’est bon. Je tiens le personnage.

Il s’acquitta à merveille de sa mission.

Tandis qu’il descendait les marches discrètement, Eraste Pétrovitch entendit sa voix :

— Merci ! Vous m’obligeriez beaucoup. Autrement, un fumeur sans allumettes, c’est comme vous savez quoi !

Et il partit d’un grand rire. Voilà ce que c’était qu’une vraie nature d’artiste.

L’homme en costume clair qui tournait le dos à Fandorine donnait du feu au réalisateur. Le sommet de son crâne étincelait, tant ses cheveux blonds à la raie impeccable étaient pommadés. Il ne ressemblait guère à un révolutionnaire clandestin, plutôt à quelque coiffeur se piquant de dandysme. Et il émanait de sa personne une odeur conforme à son aspect : celle d’une eau de Cologne au jasmin bon marché.

Eraste Pétrovitch hésita un instant. Mais non, mieux valait ne prendre aucun risque.

Il se glissa derrière le gandin parfumé, le saisit par le cou, le tint quelques secondes, puis l’allongea avec précaution sous l’escalier, entre les seaux et les brosses.

— C’est un de leurs hommes ? demanda Léon, furieux. Salaud !

Et il flanqua un coup de pied au suspect étendu à terre.

— J’ignore de qui il s’agit. P-poussez-vous.

Une rapide inspection des poches ne donna rien d’intéressant. Un Parabellum ? Pour un habitant de Bakou, un pistolet est un objet d’usage quotidien, au même titre que le peigne. Des cartes de visite. « Friedrich Ivanovitch Weissmüller. “Chabot et associés”. Compagnie d’assurances. » Ce n’était pas un coiffeur. Un agent d’assurances ou un commis voyageur – la couverture habituelle pour un espion. Mais, tout comme le Parabellum, ce n’était pas une preuve.

Eraste Pétrovitch n’était pas indifférent à l’odeur du jasmin : il ne pouvait pas la souffrir.

Comment peut-on se parfumer avec cette cochonnerie ?

— C’est bon, qu’il dorme un peu. Allons-y.

— Pourquoi tu as amené une Arménien ?

Telles furent les premières paroles de Gassym, qui ne prit pas la peine de répondre aux salutations.

Eraste Pétrovitch lui expliqua de quoi il retournait.

Le gotchi se montra étonné.

— Pourquoi tu disais pas que tu as femme ? Femme, bien sûr, il faut sauver.

Sans doute fut-il intrigué par l’expression du visage de Fandorine, car il réfléchit, réfléchit, puis demanda :

— Belle femme ?

— Très belle ! s’exclama Léon.

— Oui, b-belle. Quelle différence ?

— Eh ! différence très grand ! Si la femme pas belle et pas très utile, on peut attendre un peu quand les bandits l’ont violée, et sauver ensuite. Alors tu tues bandits et tu tues femme. Elle a pas protégé l’honneur, tu l’as tuée. Très pratique.

— Voilà bien la logique azérie ! s’écria le metteur en scène.

Pour son bonheur, Gassym ne semblait pas connaître le mot « logique ». À moins qu’il ne fît exprès d’ignorer l’Arménien.

— Si le femme est très belle, après tant de temps, ils l’ont déjà violée de toute façon, poursuivit Gassym comme s’il réfléchissait à haute voix. Si tu veux pas tuer le femme, tu seulement le battre un peu.

— Non, non ! hurla Léon en se serrant les tempes entre les mains. Ils ne la toucheront pas ! Ils n’oseront pas ! Je… Je ne peux pas y penser !

Il s’effondra à genoux, se plia en deux et éclata en sanglots.

Gassym le regarda avec respect.

— Vaï, Arménien, mais homme bon. Comme il pleure pour le femme d’autre !

— Venons-en plutôt au fait, coupa Eraste Pétrovitch, irrité. Qui sont ces bandits à ton avis ? Que veulent-ils ? Pourquoi ne demandent-ils pas de rançon ?

— Je le sais ?

Le gotchi haussa les épaules.

— Il faut aller voir. Peut-être quelqu’un je connais. Alors c’est mauvais. Si je la connais pas, c’est bon. Nous la tuerons, nous ramènerons le femme. Eh !

Il toucha du pied le metteur en scène.

— L’endroit tu te rappelles où ?

Léon hocha la tête en reniflant.

Gassym entreprit de plier ses doigts un à un.

— Six chevals il faut. Un homme, deux chevals. Un âne encore il faut.

— Un âne, pour quoi faire ?

— Comment pour quoi faire ? Manger il faut. Eau il faut. Nous allons nous reposer, il faut étendre le kochma. J’aime être assis confortable.

— Nous reposer ? s’écria Léon. Vous êtes fou ! Elle est là-bas… Et vous… Nous reposer ?! Plus vite, messieurs, plus vite !

Mais il fut impossible de faire beaucoup plus vite. Une expédition dans la montagne, à plusieurs dizaines de kilomètres de la ville, réclamait d’être convenablement préparée. Sur ce point, il fallait s’en remettre à Gassym, or le gotchi ne se distinguait pas par sa rapidité. D’abord il réfléchit longuement et termina son thé. Puis il sortit se procurer « six chevals et un âne ».

Pour ne pas rester auprès de Léon qui ne cessait de s’agiter, de jurer, de sangloter, Eraste Pétrovitch se retira dans son ancienne chambre et s’attela à une tâche qui exigeait une absolue concentration : la rédaction du nikki.

Des gens poussaient constamment la porte : chez Gassym, le flot des solliciteurs et des visiteurs désireux de témoigner leur respect à l’honorable brigand ne tarissait jamais ; des mouches paresseuses bourdonnaient dans l’air épais ; des ruisseaux de sueur coulaient sur son visage étuvé ; Art braillait dans le couloir d’une voix tragique : « Non, je ne le supporterai pas ! »

Загрузка...