Je dévalai la pente abrupte, me frayant un passage à travers les buissons dénudés. Je franchis d’un bond un ruisseau qui murmurait avec indifférence. Je grimpai de l’autre côté.

Derrière le ravin courait un mur de pierre haut de six ou sept saku.

En un clin d’śil je fus en haut.

Je faillis me mettre à pleurer.

Sur la chaussée saupoudrée de neige se détachait un crottin de cheval et l’on distinguait également des traces de roues. C’était là qu’un équipage avait attendu les criminels…

J’avais failli à mon devoir !

Je ne me souviens plus bien comment je me suis traîné jusqu’à la maison. Les larmes m’obscurcissaient la vue. Qu’allais-je dire à mon maître ? A cause de son stupide vassal, il allait perdre la face devant Sherlock Holmes…

Je rencontrai mon maître et les deux Anglais à mi-chemin de la bibliothèque.

M’éclairant avec sa lanterne (comme d’habitude, l’électricité ne marchait pas), Fandorine-dono me demanda :

— Tu as du sang sur le visage. Que s’est-il passé ?

Je lui expliquai en japonais, d’une voix assourdie par la honte.

Mon maître traduisit, et un silence affligé s’abattit sur nous tous.

Il n’y avait désormais plus de raison de monter dans la tour.

— Le pire, c’est que Lupin a son biographe, déclara tristement Watson-senseï. J’imagine sous quel jour il va nous présenter. Toute l’Europe va rire de Sherlock Holmes…

De Holmes, je me souciais comme d’une guigne, mais l’idée que mon maître pût être un objet de risée me réduisait au désespoir. Car tout cela était ma faute !

— Je doute que M. Lupin veuille se glorifier de cette histoire, prononça Holmes d’un air songeur. Non, vraiment, je ne pense pas qu’il le fasse. A l’heure qu’il est, il se rit bien de nous, c’est sûr, mais sa gaieté ne va pas durer longtemps. Vous siérait-il, messieurs, de jeter un coup d’śil dans la chambre que l’hospitalier châtelain a bien voulu nous attribuer, à Watson et moi-même ?

C’est en proie à une profonde perplexité que nous suivîmes le détective britannique. En chemin, senseï lui posait toutes sortes de questions, auxquelles Sherlock Holmes se contentait de répondre en secouant la tête.

Dans la chambre, il dit :

— Watson, ouvrez donc votre bagage.

— Pour quelle raison ?

Senseï fixa d’un regard étonné la valise à carreaux posée près du mur à côté d’une mallette en cuir et d’un étui à violon.

— Allez, ouvrez, ouvrez.

Holmes alluma les bougies, approcha le candélabre. Mon maître éclairait lui aussi Watson-senseï, mais avec sa lanterne.

— Ça, c’est trop fort… marmonna Watson-senseï en s’escrimant sur ses serrures. Ma valise ne s’ouvrait pas comme ça… Ah !

Mon maître et moi poussâmes également un grand : « Ah ! »

Il y avait de quoi !

Dans la valise, se trouvaient des écrins de toutes tailles, recouverts de velours ou de daim, et quand senseï commença à les ouvrir, sur les murs se mirent à courir et à danser des éclats de toutes les couleurs. C’étaient des bijoux précieux : des colliers d’émeraudes et de rubis, des bagues de diamants, d’antiques chaînes d’or.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? balbutia Watson. Où sont mes affaires ?

— C’est le trésor de la famille des Essars. (Sherlock Holmes posa la main sur l’épaule de senseï.) Courage, Watson. Votre valise est désespérément fichue.

— Mais… Comment ? ! Comment avez-vous pu faire cela à l’insu de nous tous ?

— Elémentaire, mon cher Watson, répondit Holmes en riant sous cape. Reconnaissez, mes amis, que lorsque j’ai dit que j’avais déchiffré le code avant mister Fandorine, vous avez tous pensé que je me vantais. Pourtant, c’est la stricte vérité. En notant l’absence de poussière sur le clavier de l’orgue, j’ai immédiatement eu l’idée de ce que devait être le code. Il n’y avait plus qu’à vérifier. C’est pourquoi j’ai demandé à Watson de m’apporter mon étui à violon, dans lequel je garde un recueil des partitions les plus célèbres. Le portrait de Méphistophélès m’a soufflé laquelle il fallait regarder en premier… Voilà tout le raisonnement. Je suis descendu dans le « salon à orgue », j’ai ouvert la cachette et, à mon grand étonnement, je n’y ai pas trouvé une bombe, mais un coffret contenant un trésor. L’hypothèse suggérée par cette découverte était proche de la vérité. Je ne me suis trompé que sur un point : je pensais que des Essars et Bosco ne faisaient qu’un. Cette méprise m’a conduit par la suite à douter de moi. J’ai cru à l’innocence de cette actrice. Mon Dieu, quand je pense que je lui ai même demandé pardon !

Watson-senseï n’arrêtait pas de remuer et d’ouvrir les uns après les autres les précieux écrins.

— Mais enfin, Holmes, pourquoi avoir substitué ma valise ?

— Cette idée m’est venue quand j’ai remarqué que le coffret et votre valise étaient de la même taille. Je me suis dit : M. Lupin a décidé de se payer ma tête, eh bien je vais à mon tour jouer avec lui au chat et à la souris. J’étais curieux de voir ce qu’il allait faire. J’avais fort justement prévu que M. Lupin ne perdrait pas son temps à se battre avec les serrures de votre valise. Il ne lui viendrait pas à l’esprit qu’il y a sur terre d’autres gens que lui qui apprécient les bonnes plaisanteries… J’avoue franchement que j’ai commis une autre erreur. Voyant que, dans le sac apporté par « des Essars », se trouvaient de vrais billets (du moins sur le dessus), j’ai rendu hommage à une telle rigueur. Mais j’ai sous-estimé l’envergure de Lupin, son goût pour les gestes spectaculaires. J’étais persuadé qu’il ne se contenterait pas du contenu de la cachette, et qu’il voudrait également récupérer l’argent. Profonde erreur. Ou, du moins, demi-erreur. Ce n’est pas le meneur, mais son acolyte, qui est venu récupérer l’argent. Il crevait d’envie d’avoir ces quarante mille francs. Eh bien… Dans cette affaire, chacun a son compte. Arsène Lupin a obtenu les chemises et les caleçons de Watson pour quarante mille francs. Watson se retrouve sans valise. Mister Shibata n’est que plaies et bosses. Bosco a perdu la moitié d’une oreille. Le « professeur » s’est arraché un bout de doigt. Et vous et moi, Fandorine, nous avons laissé passer l’occasion de mettre la main au collet d’un escroc génial. Quoi qu’il en soit (il regarda sa montre), voilà déjà vingt minutes que nous vivons dans le siècle qui commence par les mots « dix-neuf cents ». Si l’on en juge par le prélude, le nouveau siècle ne promet pas aux brillants esprits de notre espèce les surprises les plus flatteuses.

— Qu’est-ce que c’est ?

Le docteur s’approcha de la fenêtre (nous étions au premier étage).

Au loin, près du portail, des feux scintillaient. Un coup de sifflet nous parvint, assourdi par la distance.

— Holmes ! L’insolent a effectivement appelé la police !

— On file, Watson ! Mais, avant, on remet le trésor à sa place. A son retour, le châtelain va avoir du mal à comprendre ce que les cambrioleurs ont trafiqué chez lui. Pour une obscure raison, ils ont installé dans la tour un mystérieux instrument de torture et un pied à perfusion, ils ont pris une solide collation dans la salle à manger, ont posé des filets tout autour de la maison, jeté un pot de fleurs par la fenêtre et filé à l’anglaise. Et, avec tout ça, ils n’ont pris aucun objet de valeur. La disparition de son fidèle régisseur achèvera sans doute de décontenancer des Essars…

Quand, ayant refermé la cachette, nous sortîmes par la porte de service, Fandorine-dono dit avec un soupir :

— Nous nous sommes piégés nous-mêmes. Comme on dit en Russie : « Le plus malin s’y laisse prendre. »

— Et chez nous, pour ce genre de cas, il y a une comptine pour enfants. Il y est question de trois habitants du village de Gotham, où, selon la légende, vivent les gens les plus… (Sherlock Holmes marqua une pause)… les plus intelligents de toute l’Angleterre.

Et il récita une petite poésie de quatre vers, qui me ravit par la profondeur et l’élégance toute japonaise de sa métaphore.

Three wise men of Gotham

Went to sea in a bowl

And if the bowl had been stronger

My song had been longer

[Trois hommes sages de Gotham

Allèrent en mer dans un bol

Et si le bol avait été plus solide

Ma chanson aurait été plus longue.]

Ce chef-d’śuvre dit en substance que pour Trois Sages il est facile de trouver le Chemin de la Vérité, même s’ils partent pour la Croisière de la Vie sur une coquille de noix. Par sa brièveté et sa beauté, leur Chemin est semblable à un court poème.

Cette révélation à elle seule justifiait de traverser les épreuves et la honte de l’échec, sans parler de choses aussi viles qu’une bosse à la tête de la taille d’un petit kaki.

J’ai essayé d’exprimer la poésie entendue dans la bouche de Holmes sous la forme classique d’un poème de cinq vers et de 31 syllabes :

Bravant le typhon,

Trois grands sages prirent la mer,

A bord d’une nacelle.

Tant fut bref leur Chemin

Qu’il ressemble à un tanka.

1- « Monsieur » en russe. (N.d.T.)

Notes de l’éditeur

Sur le manuscrit du récit La Prisonnière de la tour, figure ce post-scriptum écrit de la main du docteur D. H. Watson et daté de 1907.

« Je viens d’achever la lecture de l’śuvre troublante de mister Leblanc, Herlock Sholmes arrive en retard, où est décrite la rencontre de Holmes avec Arsène Lupin. Non seulement l’auteur a déformé les faits, mais avec sa mémoire sélective propre à la tribu gauloise, il ne dit pas un mot de la nuit du nouvel an 1900, où le célèbre détective et le non moins célèbre voleur se sont effectivement trouvés face à face pour la première fois. A la décharge de mister Leblanc, on peut dire que, contrairement à moi, il n’est jamais un acteur direct des événements et est obligé de prendre pour argent comptant les racontars de son vantard d’ami, gentleman n’appartenant pas à la plus honnête des professions. Et la raison qui explique que Lupin ait “oublié” l’histoire de la machine infernale du château du Vau-Garni n’est que trop évidente. Elle ne fait honneur à aucun de ceux qui y furent mêlés. »

Dans la marge du manuscrit de Massahiro Shibata, figure cette inscription à la main :

« Mon maître a lu mon śuvre et m’a fait promettre que, tant qu’il serait vivant, jamais plus je ne consignerais ses exploits par écrit. Quel dommage ! Cela me plaît tellement d’être écrivain… »

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21.06.2020

Fiction Book Description

Akounine, Boris

Le chapelet de jade

(Dédicaces - 2)

Le Chapelet de jade, la longue nouvelle qui donne son titre à ce recueil est dédiée à Robert Van Gulik, le célèbre écrivain orientaliste qui a créé le personnage du juge Ti. Toute la ville en parle avec des frémissements d’horreur : dans la Soukharevka, célèbre quartier de Moscou, un antiquaire spécialisé dans la vente d’objets asiatiques a été retrouvé sauvagement assassiné. Le criminel l’a monstrueusement torturé avant de retourner son magasin de fond en comble, cherchant à l’évidence un objet bien précis. Aidé de Massa, son fidèle serviteur japonais, Fandorine se lance dans une périlleuse enquête à travers le vieux Moscou populaire et le quartier chinois, avec ses bouges et ses fumeries d’opium. Il va bientôt découvrir que l’objet tant convoité était un chapelet de jade aux pouvoirs prétendument magiques…

DU MÊME AUTEUR

CHEZ LE MÊME ÉDITEUR

Azazel

Le Gambit turc

Léviathan

La Mort d’Achille

Missions spéciales

Le Conseiller d’Etat

Le Couronnement

La Maîtresse de la Mort

L’Amant de la Mort

Altyn Tolobas

Bon sang ne saurait mentir tomes 1 et 2

Pélagie et le bouledogue blanc

Pélagie et le Moine Noir

Pélagie et le coq rouge

La Prisonnière de la tour

Boris Akounine

LE CHAPELET

DE JADE

et autres nouvelles

Dédicaces 2

Traduit du russe par Odette Chevalot

Titres originaux : Sigumo

Nefritovye čotki

Dolina Mečty

« Cette śuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage privé du client. Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, à titre gratuit ou onéreux, de tout ou partie de cette śuvre, est strictement interdite et constitue une contrefaçon prévue par les articles L 335-2 et suivants du Code de la Propriété Intellectuelle. L’éditeur se réserve le droit de poursuivre toute atteinte à ses droits de propriété intellectuelle devant les juridictions civiles ou pénales. »

© Boris Akounine, 2007

© I. Bogat, éditeur, 2007

© I. Sakourov, illustrateur, 2007

© Presses de la Cité, un département de

, 2009 pour la traduction française

EAN 978-2-258-08706-4

SHIGUMO

Cette nouvelle est dédiée

à Sanyutei Encho

Aux funérailles de l’homme qui s’apprêtait à devenir bouddha, il y avait si peu de monde que c’en était indécent. Comme compatriote, n’était présent que le vice-consul Fandorine, ex-collègue du défunt. Eraste Pétrovitch se tenait au-dessus de l’étroite tombe où un novice venait de déposer la boîte contenant les os et la cendre, et écoutait la mélopée du bonze en triturant entre ses doigts un haut-de-forme de soie orné d’un crêpe. Les Japonais étaient tous en blanc, et, dans sa redingote de deuil noire, l’assesseur de collège se détachait tel un corbeau parmi un vol de colombes.

De même, une poignée de Japonais étaient venus au cimetière du monastère : les rumeurs sur l’abominable mort du reclus Meïtan avaient frappé d’effroi tout le Yokohama autochtone. Seuls accompagnaient l’ermite dans son dernier voyage le supérieur du monastère et un novice, la veuve du défunt et leur petite fille, ainsi que deux autres personnes qui se tenaient à l’écart, et que Fandorine s’efforçait consciencieusement de ne pas regarder. La population européenne, qui, comme le notait la Japan Gazette du 15 août 1881, venait de dépasser les mille âmes, ne croyait pas aux chimères païennes et avait ignoré l’enterrement pour une autre raison encore. Le consul Weber avait dit à son adjoint : « Eraste, c’est ton affaire, bien sûr. Si tu le juges nécessaire, vas-y, mais s’il te plaît, pas d’éloge funèbre. N’oublie pas que cet individu a trahi sa foi, sa patrie et la race blanche tout entière. »

Ce qui, en gros, était la réalité. Cet homme, qui, durant les dernières années de sa vie, se faisait appeler Meïtan, avait de son plein gré renoncé à son rang, à son titre de noblesse, à la citoyenneté russe, à la religion orthodoxe et jusqu’à son propre nom. Il avait pris le nom de famille de son épouse japonaise, avait troqué la veste et le pantalon contre un kimono, puis, un peu plus tard, avait revêtu la tenue des bouddhistes et cessé toute relation avec ses compatriotes, y compris Fandorine, avec lequel il était auparavant ami. En trois ans, ils ne s’étaient pas vus une seule fois. Eraste Pétrovitch connaissait la raison de cette inflexibilité et, à la différence du consul Weber, la considérait avec tolérance et compassion.

Ladite raison était présente ici même dans le cimetière du Temple de l’Accroissement de la Vertu, où le renégat avait passé la dernière période de sa vie. La fillette, enfant tardif de l’ex-citoyen russe et de sa femme japonaise, était assise à côté de sa mère dans une poussette en osier et s’endormait, bercée par le chant des sutras. A cet âge, tous les enfants marchent bien et même courent, mais cette fillette était venue au monde avec des jambes inertes, totalement paralysées. C’est alors que l’infortuné père s’était retiré dans ce monastère de la secte Shingon. Il avait pris le nom de Meïtan, ce qui signifie « celui qui cherche l’Illumination », et s’était fixé pour but de devenir bouddha de son vivant.

La veuve du défunt, Satoko, se tenait près de la poussette, le visage totalement immobile. Ses yeux étaient secs, car la manifestation publique de sa douleur eût affecté les autres.

D’ailleurs, personne ici ne laissait paraître son émotion.

Le supérieur Souguen, comme il convient à un prêtre bouddhiste, montrait par tout son être que la mort est un événement réjouissant et même, en un sens, une fête. Après tout, le vénérable ne faisait là que son travail.

Collé au supérieur, le gringalet qui faisait office de servant reniflait et lorgnait la tombe avec une crainte non dissimulée, mais son visage blême au nez épaté n’exprimait pas la moindre tristesse.

Quand, saisissant le moment opportun, Fandorine regarda plus attentivement le couple qui se tenait à l’écart, il lui sembla que la femme souriait. Non, ce n’était pas un sourire, mais un rictus empreint d’une curiosité avide et impatiente.

D’ailleurs, qualifier de femme cet être dont la seule vue faisait frissonner exigeait un gros effort d’imagination.

Au dos d’un robuste serviteur, dans un panier tressé rappelant vaguement le sac d’un alpiniste, était assise l’étrange créature : une jolie tête de femme savamment coiffée dans le style shimada-mage sur un corps minuscule d’enfant de quatre ans. L’avorton suivait attentivement la cérémonie, tournant rapidement à droite et à gauche son menton pointu. Sa main miniature tenait un éventail qu’elle tapotait nerveusement sur le crâne rasé du serviteur.

Fandorine croisa du regard les yeux luisants de la naine et, gêné, se détourna aussitôt. La présence de cette malheureuse conférait une tonalité macabre à la cérémonie déjà bien assez triste comme ça.

Il n’y avait personne d’autre dans le cimetière ; c’est, du moins, ce que pensait Fandorine jusqu’au moment où son attention fut attirée par un bruit désagréable : comme si quelqu’un avait craché un graillon préparé avec délectation.

Le vice-consul se retourna et, derrière la palissade de bambou peu élevée qui séparait le cimetière bouddhiste des tombes chrétiennes voisines, il vit un homme portant une vareuse de marin en grosse toile sur un maillot rayé. Appuyé à la barrière, il observait l’enterrement avec une évidente hostilité. Sa trogne rouge, hérissée d’une barbe naissante poivre et sel, était agitée d’un tic haineux. D’un côté, l’observateur était chaussé d’une botte éculée, de l’autre, il portait une jambe de bois dont il frappait furieusement le sol.

Un vrai rassemblement d’invalides, pensa Fandorine, et il plissa le front, honteux de sa cruauté.

C’est alors que l’unijambiste accomplit un acte qui acheva de faire rougir de honte le vice-consul, non plus seulement pour lui-même, mais pour la race européenne tout entière. L’antipathique gaijin (c’est ainsi que l’on appelle les étrangers au Japon) cracha par-dessus la barrière un jet de salive couleur de tabac, éclata d’un rire gras et s’écria en anglais :

— Funérailles de singe ! Qu’on vous enterre tous, bande de maudits macaques !

Le vénérable Souguen regarda le perturbateur du coin de l’śil, mais n’interrompit pas sa prière. La veuve se raidit comme si elle avait reçu un coup, et son visage blême se fit plus pâle encore. Sachant que Satoko comprenait l’anglais, Fandorine jugea inconcevable de laisser sans réaction cette sortie répugnante.

Sans se départir de son attitude respectueuse, Eraste Pétrovitch recula de quelques pas, puis, s’efforçant d’attirer le moins possible l’attention, il se retourna et se dirigea à pas rapides vers le malotru.

— Hors d’ici, dit-il d’une voix calme où vibrait la fureur. Sinon…

— Qui tu es, un larbin des Japs ? répliqua l’invalide en le défiant de son regard délavé. Tu ne parles pas sur ce ton-là au vieux Sylvester ou il va amocher ta jolie petite gueule.

Quelque chose cliqueta dans la grosse pogne de l’homme et aussitôt en émergea la lame d’un couteau espagnol.

— Fandorine, vice-consul de l’empire russe, se présenta Eraste Pétrovitch. Et v-vous, qui êtes-vous ?

— Je suis le vice-consul de Notre-Seigneur dans ce cimetière. Compris, pauvre bègue ? répondit Sylvester sur le même ton, avant de cracher une nouvelle fois et de s’éloigner en clopinant dans la direction des pierres tombales surmontées de croix.

Le surveillant du cimetière ou bien le gardien, se dit Fandorine, se promettant, après l’enterrement, d’aller sans faute voir le curé de la paroisse, afin qu’il réprimande le malappris.

Quand l’assesseur de collège retourna à la tombe, la cérémonie était déjà terminée. Le supérieur invita tous les présents chez lui, afin de boire à la mémoire du défunt.

— Ainsi, la volonté de Meïtan est accomplie, dit le vénérable d’une voix douce quand le novice eut rempli les petites coupes de saké chaud, qu’au monastère on appelait hannya, à savoir « bouillon de sorcière ». Il voulait devenir bouddha et il l’est devenu, toutefois pas de son vivant mais après sa mort. Ce qui est encore mieux.

On garda un instant le silence.

A travers les cloisons ouvertes, un petit vent frais venait du jardin. Il agitait par moments le rouleau sacré qui pendait au-dessus de la tête du supérieur.

— Car la mort doit être une marche vers le haut et non un piétinement sur place. Celui qui est déjà devenu bouddha, vers quoi peut-il s’élever ? poursuivit Souguen, savourant son saké.

Les femmes – Satoko et l’autre, celle qui ressemblait à un têtard (Eraste Pétrovitch savait maintenant qu’elle s’appelait Emi Terada) – croisaient pieusement les mains, Emi hochant en outre sa coiffure alambiquée d’un air compatissant. Elle n’était pas assise normalement, à savoir à genoux, mais dans le dispositif spécial où l’avait installé son serviteur avant de se retirer.

Comprenant que l’on n’en était qu’au début d’un long sermon, Fandorine décida d’engager la conversation dans une autre direction, qui l’intéressait infiniment plus que les considérations religieuses.

— Concernant la fin du saint ermite, courent les bruits les plus étranges, fit-il. On d-dit des choses auxquelles il est impossible de croire…

Le visage du supérieur s’éclaira d’un sourire débonnaire. Comme il fallait s’y attendre, Souguen prit de haut l’impolitesse du gaijin. Son sourire signifiait : « Tout le monde sait que certains étrangers peuvent apprendre à très bien parler le japonais, comme c’est le cas de cet escogriffe aux yeux bleus, mais on ne pourra jamais leur inculquer les bonnes manières. »

— En effet, notre paisible monastère a subi une rude épreuve. D’aucuns disent même qu’une malédiction pèse sur notre Temple de l’Accroissement de la Vertu. Nous craignons que le nombre des pèlerins ne diminue. Quoique, d’un autre côté, l’odeur de mystère va sans doute en attirer beaucoup d’autres. Le monde de Bouddha est parfois semblable à une plaine inondée de soleil, et parfois à une forêt obscure. (Se tournant vers la veuve, le supérieur dit avec douceur :) Je sais, ma fille, combien il vous est difficile de parler de l’horrible événement qui a bouleversé votre vie et assombri la paisible existence de notre ermitage. Mais les mots sont le meilleur remède contre la douleur ; ils sont si superficiels et si légers qu’en en revêtant votre tristesse, vous allégez par la même occasion le fardeau qui pèse sur votre âme. Plus souvent vous raconterez cette terrible histoire, plus vite votre âme retrouvera son harmonie perdue. Faites-moi confiance, je sais ce que je dis. Peu importe que moi-même et Terada-san connaissions tous les détails, nous écouterons une fois encore.

Les épaules de Satoko furent agitées d’un léger tremblement, mais aussitôt elle se ressaisit. Elle s’inclina devant le supérieur, puis devant Fandorine. Elle se mit à parler d’une voix égale, s’interrompant à chaque fois qu’elle devait dominer son émotion. Les auditeurs attendaient patiemment, et, un instant plus tard, le récit reprenait.

De temps à autre, la veuve caressait distraitement la tête de sa fille, qui dormait paisiblement sur un tatami. On eût dit que ce contact donnait des forces à Satoko.

— Vous n’ignorez certainement pas, Fandorine-san, que mon époux ne vivait plus avec moi depuis longtemps. Depuis la naissance d’Akiko…

A ces mots, la voix de la narratrice se brisa, et Eraste Pétrovitch profita de la pause pour mieux regarder la fillette.

D’ordinaire, les enfants nés de l’union d’un Européen et d’une Japonaise sont remarquablement beaux, mais la pauvre Akiko n’avait pas eu de chance. Non content de l’avoir fait naître infirme, le mauvais sort avait voulu que le visage de la fillette réunît en lui, comme par un fait exprès, les particularités physionomiques les plus disgracieuses de chacune des deux races : un nez en bec d’oiseau, de petits yeux bouffis, des cheveux jaunâtres semblables à de l’étoupe. L’assesseur de collège soupira et posa ses yeux un peu plus loin, mais là était assise la terrifiante Emi, de sorte qu’il n’eut plus qu’à reporter son regard sur le visage rouge du supérieur, lequel était en train de rafraîchir son crâne luisant avec un petit éventail.

— Il disait que le prince Siddhartha Gautama lui aussi avait quitté sa femme et son premier-né, que celui qui aspire à l’Eveil doit se couper de sa famille, poursuivit courageusement Satoko. Mais je sais qu’en réalité il voulait se punir de ce que Akiko était née… était née comme elle est. Dans sa jeunesse, il avait souffert d’une vilaine maladie et considérait que c’en était la conséquence. Ah, Fandorine-san, fit-elle, levant pour la première fois les yeux sur le vice-consul, il y a bien longtemps que vous ne l’aviez vu. Il avait énormément changé. Vous ne l’auriez pas reconnu. Il ne lui restait presque plus rien d’humain.

— Meïtan s’était avancé loin sur le Sentier à huit degrés de l’Illumination, intervint le supérieur. Il avait déjà franchi le premier degré : la Compréhension juste ; le second : l’Aspiration juste ; le troisième : la Parole juste ; le quatrième : la Conduite juste ; le cinquième : la Vie juste ; le sixième : l’Effort juste ; et le septième : l’Attention juste. Il ne restait que le dernier : la Méditation juste. Pour y accéder, Meïtan s’était construit un pavillon dans notre parc, et, des jours entiers, il contemplait le Lotus placé au centre du Disque lunaire, afin de faire coïncider son kokoro avec le kokoro de la Fleur, car seulement dans ce cas…

— Je sais ce qu’est la m-méditation devant une représentation de l’Aji-kan, le coupa Fandorine, craignant que la discussion ne s’égare dans le dédale du bouddhisme ésotérique.

Adressant au diplomate un aimable signe de tête, Souguen sourit de nouveau et se contenta d’écarter ses petites mains potelées. Derrière lui, le novice regardait le vice-consul, les yeux écarquillés.

Eraste Pétrovitch baissa modestement le regard. Il vivait au Pays de la Racine Céleste depuis maintenant quatre ans et, contrairement à la majorité des étrangers, il s’était attaché à pénétrer les secrets du monde japonais, parmi lesquels de bien plus mystérieux que la simple méditation.

— Je vous en prie, Satoko-san, poursuivez, demanda le vice-consul.

— Nous vivions séparément. Mon mari m’autorisait à lui rendre visite une fois par semaine. Nous échangions quelques mots, puis je lui préparais le furo et lui faisait chauffer un petit pichet de saké. C’était le seul plaisir charnel qu’il s’accordait, les dimanches soir. Pendant que Meïtan baignait dans le baquet rempli d’eau bouillante, j’attendais dans le jardin ; mon mari ne me permettait pas de rester près de lui. Ensuite, un heure plus tard très précisément, je lui apportais une serviette, je vidais l’eau et nous nous séparions jusqu’au dimanche suivant…

Baissant très bas la tête, Satoko se tut. La voyant ainsi, Fandorine se dit qu’il n’y avait sans doute qu’une femme japonaise pour faire preuve d’une telle abnégation, et cela, bien sûr, sans se plaindre une seule fois ni même s’autoriser le moindre regard de reproche.

— Et tout s’est passé de la même façon dimanche dernier. J’ai rempli le furo de l’eau que j’étais allée tirer au puits et que j’avais ensuite fait chauffer. J’ai aidé Meïtan à s’installer, j’ai posé à sa portée le petit pichet et je suis partie me promener dans le jardin, là où se trouvent les tombes des moines et des ermites. C’est tout à côté de l’endroit où l’on vient d’enterrer mon mari… (La voix de la veuve trembla imperceptiblement, mais elle n’interrompit pas son récit.) C’était la pleine lune, de sorte qu’il faisait tout à fait clair. Soudain, près de la palissade du cimetière des gaijins, j’ai aperçu une haute silhouette dans un long vêtement noir.

— Près de la palissade ? demanda aussitôt Eraste Pétrovitch. De ce côté-ci ou de l’autre ?

— D’abord, il m’a semblé que l’homme était de l’autre côté, du côté gaijin, mais après, la silhouette a fait un drôle de mouvement, une sorte de contorsion bizarre, et aussitôt elle s’est retrouvée plus près, dans le jardin du monastère. J’ai vu que c’était un moine errant komuso, vêtu comme il se doit d’un long surplis et portant sur la tête le tengai.

C’est ainsi que l’on appelait un chapeau de paille très particulier : en forme de panier retourné avec d’étroites ouvertures pour les yeux, il cachait le visage jusqu’au menton. Fandorine avait plus d’une fois rencontré dans les rues de Yokohama ces moines sans visage, qui recueillaient des dons pour leur ermitage.

— Ce moine avait quelque chose de particulier, que je n’ai pas compris immédiatement, mais seulement quand il s’est approché. Premièrement, il était terriblement grand, même plus grand que vous. Deuxièmement, il avançait de manière trop régulière, sans à-coups, comme s’il ne posait pas les pieds par terre mais flottait ou glissait au-dessus du sol. D’ailleurs, je ne pouvais pas très bien distinguer de quoi il retournait, car une nappe de brume nocturne recouvrait l’herbe. Et puis cela ne se fait pas de fixer les pieds d’un saint homme. J’ai pensé que c’était un hôte du temple. Je me suis hâtée à sa rencontre, me suis inclinée et lui ai demandé si je pouvais lui être d’une aide quelconque. Peut-être s’était-il égaré dans le parc, ou bien n’arrivait-il pas à trouver les cabinets, ou bien encore désirait-il se reposer sur un banc près de l’étang de la Carpe.

« Le moine n’a rien répondu. Je me suis alors penchée pour le regarder par en dessous et j’ai vu… j’ai vu qu’il n’avait pas de tête. A travers le tressage assez lâche de la paille, on ne voyait que du vide. Juste au-dessus des épaules du komuso scintillait le disque jaune de la lune. L’homme m’a tendu la main, et j’ai constaté que sa manche aussi était vide : l’intérieur était tout noir. Ensuite, je n’ai plus rien vu, car Bouddha, dans sa grande miséricorde, m’a permis de perdre connaissance. Ah, pourquoi le monstre n’a-t-il pas sucé tout mon sang ? J’étais évanouie et je n’aurais de toute façon rien senti !

Cette dernière phrase fut la seule que la narratrice prononça avec émotion. Eraste Pétrovitch savait que Satoko était une femme sensée, tout sauf encline à des hallucinations hystériques, aussi ne trouva-t-il rien à dire, tant il était stupéfié par cette histoire fantastique.

De son côté, l’affreuse Emi Terada s’exclama :

— Quelle question ! C’est justement parce que vous aviez perdu connaissance qu’il ne vous a pas sucé le sang. Shigumo doit regarder sa victime dans les yeux, sinon il ne trouve pas cela à son goût. C’est que je connais ses façons, moi !

— Qui dites-vous ? Shigumo ? interrogea le vice-consul, qui ignorait ce mot.

— Racontez l’histoire de l’Araignée de la Mort, ma fille, dit le supérieur en s’inclinant devant la naine. Ce sera intéressant pour monsieur le fonctionnaire de huitième rang. Le monde de Bouddha recèle bien des choses curieuses, et nous, pauvres nigauds que nous sommes, avons parfois du mal à nous y retrouver dans ces phénomènes effrayants. Il ne nous reste plus alors qu’à nous en remettre à la prière. Je vous en prie, Terada-san.

Fandorine s’obligea à regarder cet être mi-femme, mi-enfant, afin de ne pas froisser sa sensibilité. En voilà, une chose étrange ! Chaque partie du corps d’Emi Terada était la perfection même : son visage fin et délicat, comme son charmant petit corps miniature, mais, arrimées l’une à l’autre, ces deux ravissantes moitiés formaient un tout proprement terrifiant.

— Mon père, propriétaire héréditaire d’une maison de commerce réputée, se distinguait par sa piété et, deux fois l’an – avant la floraison du sakura et pour Bon, la fête des ancêtres –, il se rendait avec sa famille en pèlerinage dans quelque monastère ou temple célèbre, commença bien volontiers Emi. (On voyait tout de suite qu’elle avait déjà raconté cette histoire moult fois.) Et il en fut de même cet été-là, alors que je venais d’avoir quatre ans. Nous arrivâmes dans un illustre monastère pour y honorer la mémoires de nos ancêtres. Le soir, mes parents allèrent à la rivière pour mettre à l’eau une petite barque commémorative, me laissant dans les appartements réservés aux hôtes, sous la surveillance de ma gouvernante. Celle-ci s’endormit très vite, alors que, perturbée de devoir dormir dans un lieu inconnu, je restai allongée sur mon futon à regarder le plafond. Dehors, la lune brillait, et sur les panneaux ondulaient d’étranges taches noires : c’étaient les arbres du jardin qui se balançaient au souffle du vent. Soudain, je remarquai que l’une des taches était plus grosse que les autres. Elle aussi remuait, mais de bas en haut et non de gauche à droite. Je la fixai avec attention et, soudain, je compris : ce n’était pas une ombre, mais une espèce de boule ou d’amas noir. La chose pendait au-dessus de ma nounou qui ronflait. Elle se balança légèrement et se mit à avancer dans ma direction, grossissant incroyablement vite. Je vis alors que c’était une énorme araignée noire se balançant au bout d’un fil accroché au plafond. J’avais beau être encore un bébé et ne pas comprendre grand-chose, j’éprouvai une peur atroce… une peur telle que j’en eus la respiration coupée. Je voulais appeler ma nounou, mais aucun son ne sortait de ma bouche.

Emi scruta le regard de Fandorine pour vérifier jusqu’à quel point celui-ci était passionné par son récit.

Le vice-consul écoutait attentivement et même, parfois, réagissait par une exclamation polie : « Ah, vraiment ? », « Oh ! », « Alors ça… », mais, manifestement, cela ne suffisait pas à la naine. Elle fronça les sourcils d’un air inquiétant et dit d’une voix étranglée, sépulcrale :

— Je fermai les yeux de terreur, et quand je les rouvris, je vis au-dessus de moi un moine en long habit noir avec un chapeau de paille qui lui descendait jusqu’au bas du visage. D’abord, je m’en réjouis. « Tonton, lui dis-je gaiement, comme c’est bien que tu sois venu. Tout à l’heure, il y avait ici une grosse, très grosse araignée ! » Mais le moine leva la main, et, sortant de sa manche, c’est une grosse patte velue qui se tendit vers moi. Oh, comme elle était répugnante ! Je sentis l’odeur âcre de la terre mouillée, vis devant moi deux lueurs vives et maléfiques et fus, dès lors, dans l’incapacité de bouger. D’ici jusqu’aux pieds, un grand froid se répandit dans tout mon corps. (Elle porta à sa gorge sa minuscule main aux longs ongles laqués.) Shigumo m’aurait sûrement sucé tout le sang si ma nounou n’avait émis un ronflement sonore. L’espace d’un instant, l’araignée détacha ses mandibules, je repris mes sens et me mis à sangloter bruyamment. « Qu’est-ce qu’il y a ? Tu as fait un cauchemar ? » demanda ma nounou d’une voix rauque. Au même moment, le moine se ramassa sur lui-même, se transforma en boule noire et remonta à toute vitesse au plafond. Une seconde plus tard, il ne restait plus qu’une tache, qui bientôt se mua en ombre… J’étais trop petite pour bien expliquer à mes parents ce qui s’était passé. Ils conclurent que j’avais attrapé une mauvaise fièvre et que c’était à cause d’elle que mon corps avait cessé de grandir. Mais moi, je savais la vérité : c’était Shigumo qui avait aspiré tous les sucs vitaux qui étaient en moi.

Elle fondit en larmes, ce qui, de toute évidence, faisait partie du rituel de l’histoire. En tout cas, ni Satoko ni le supérieur ne jugèrent bon de la consoler. Emi pleurait avec élégance, cachant son visage derrière sa manche de dentelle, puis s’essuyant délicatement le nez avec un petit mouchoir en papier.

Avec un sourire débonnaire, le vénérable dit :

— A quelque chose malheur est bon. Depuis toutes ces années, nous avons au moins le plaisir de vous offrir l’hospitalité, ma fille. Madame Terada vit, avec ses serviteurs et ses servantes, dans une maison particulière située sur le territoire du monastère, expliqua Souguen au vice-consul. Et nous en sommes très sincèrement heureux.

De derrière sa manche, Emi jeta un regard au diplomate, et comprit que ce dernier n’était pas vraiment touché par son histoire. Les yeux de la femme miniature luirent d’un éclat méchant, et elle répondit au supérieur de la façon la plus grossière :

— Et comment ! Avec tout l’argent que mon père paie pour moi au monastère ! Pourvu seulement qu’il n’ait pas sous les yeux le spectacle de ma monstruosité !

Et cette fois, elle éclata pour de bon en sanglots, retentissants et rageurs.

Le supérieur ne s’offusqua nullement.

— Comment savoir ce qu’est la monstruosité ? dit-il, conciliant. Le plus difforme des mortels est beau aux yeux de Bouddha, et la plus belle des femmes peut Lui paraître une vile pourriture.

Mais cette profonde réflexion ne consola pas Emi, qui se mit à sangloter avec encore plus de frénésie.

Se penchant vers Satoko, l’assesseur de collège demanda à mi-voix :

— Donc, vous n’avez pas vu comment les choses s’étaient passées ? Votre évanouissement était si profond que cela ?

— Quand nous avons trouvé Satoko-san, nous avons pensé qu’elle était morte, fit le supérieur, répondant à la place de la veuve. Son cśur battait lentement, on ne l’entendait pour ainsi dire pas. Le médecin n’a pu la ramener à la vie qu’au prix de plusieurs heures d’effort, et cela, à l’aide d’aiguilles chinoises et de moxas. A ce moment-là, le corps du malheureux Meïtan avait depuis longtemps été emporté. Une fin bien affligeante pour un juste.

— Et tout cela parce que vous ne m’avez pas écoutée, fit Emi en reniflant. Qu’est-ce que je vous ai dit quand on a trouvé le tas à côté du pavillon ?

— P-pardon ? s’étonna Eraste Pétrovitch.

— Je suis gênée de parler de telles choses à table… (Satoko regarda le diplomate d’un air coupable.) Mais une semaine avant sa mort, un matin, mon mari a trouvé un gros tas de saletés sur le seuil de sa cellule.

— De la merde, résuma brièvement le supérieur pour Fandorine, qui haussait les sourcils d’étonnement. Une énorme. Comme n’en fera jamais un être humain, même après avoir mangé un plein sac de riz à la sauce de soja.

— Mais Shigumo, lui, il le peut ! s’écria Emi, les yeux brillants. Il a l’apparence d’une araignée, mais sa merde est humaine, parce qu’il est un monstre mi-homme, mi-bête. J’ai alors tout de suite dit à Satoko-san : « Ce n’est pas un hasard, prenez garde. Un esprit impur rôde autour de votre époux. » Je l’ai dit ou pas ?

— Oui, c’est vrai, prononça doucement Satoko. Et j’ai simplement ri. Jamais je ne me le pardonnerai. Mais mon défunt mari ne croyait pas aux forces impures et m’interdisait…

— Parce que c’était un gaijin avant d’être un saint ermite, l’interrompit Emi. Son âme n’était pas japonaise. Jamais il n’aurait pu atteindre l’Illumination, il aurait ainsi continué à piétiner sur la huitième marche jusqu’à la fin de ses jours.

La remarque pour le moins indélicate entraîna une longue pause. Le supérieur plissa le front, mais aucune sentence appropriée n’émergea de sa mémoire. Le novice rentra la tête dans les épaules. Satoko baissa simplement les yeux.

— V-vénérable, pourrais-je voir l’endroit où est mort Meïtan ? demanda Eraste Pétrovitch.

— Bien sûr. Araki va vous y conduire. (Le supérieur adressa un signe de tête au novice.) Il va tout vous montrer et tout vous raconter. D’ailleurs, c’est lui qui, le premier, a découvert Meïtan.

L’assesseur de collège et son guide traversèrent une cour recouverte de sable blanc, longèrent une pagode à trois étages et se retrouvèrent dans le parc du monastère, remarquablement vaste et ombragé.

— Jadis, le parc était encore plus grand, mais il a fallu en céder la moitié pour le cimetière des barbares d’outre-mer, expliqua Araki. (Puis, rougissant, il se reprit.) Enfin, je voulais dire « des messieurs étrangers ».

— Et où se trouve la cellule de Meïtan ?

— Elle se trouvait derrière le puits, là-bas, dans ces fourrés, indiqua le jeune moine. Mais après ce qui s’est passé, le père Souguen a procédé à une cérémonie de purification : il a entièrement brûlé le pavillon, afin de chasser les mauvais esprits de ce lieu maléfique.

— Brûlé ? répéta le vice-consul en fronçant les sourcils. Et maintenant, racontez-moi tout. Mais seulement ce que vous avez vu de vos propres yeux. Et, s’il vous plaît, n’omettez rien, aucun d-détail.

Araki acquiesça d’un signe de tête et plissa le front, se concentrant.

— Eh bien, voilà. Je me suis réveillé à l’aube et je suis allé faire un besoin. Un petit besoin. Je me réveille toujours vers quatre heures du matin et je sors faire un petit besoin, même si la veille je n’ai bu qu’une tasse de thé en tout et pour tout. C’est ma vessie qui est faite comme ça. Elle doit sûrement…

— En détail, d’accord, mais tout de même pas à ce point, le coupa Fandorine. Donc, vous vous êtes réveillé vers quatre heures. Où se trouve votre chambre ?

— Les novices dorment là-bas, répondit Araki en montrant un long bâtiment de plain-pied. Au fond du couloir, nous avons notre propre cabinet d’aisances, mais, à l’aube, je vais toujours uriner dans le parc. L’obscurité qui commence à peine à blanchir y est si merveilleuse, les plantes si odorantes, et les oiseaux qui déjà se mettent à chanter…

— Oui, j’ai c-compris. Poursuivez.

— Cette nuit-là, je me suis réveillé plusieurs fois, parce que, tout près, des chiens hurlaient et grognaient. Quand je suis sorti dans le jardin, j’ai vu là-bas, près de la fosse à ordures, toute une bande de chiens errants. Ils se bousculaient, grimpaient les uns sur les autres, faisaient un bruit infernal. Cela n’était jamais arrivé avant. Je me suis approché pour les chasser…

— Il y avait quelque chose de particulier dans la fosse ? se hâta de demander Fandorine.

— Je ne sais pas… Je n’ai pas vraiment regardé. D’après moi, rien, sinon je l’aurais remarqué.

— Bien, c-continuez.

— J’ai brandi ma geta devant les chiens. La droite, il me semble, ajouta Araki, qui, apparemment, se souvenait de tous les détails. Vous savez, les cabots de Yokohama sont très peureux, il n’est pas difficile de les faire fuir. Mais ces chiens-là étaient étranges. Au lieu de filer, ils se sont jetés sur moi en grondant et en aboyant, au point que j’ai pris peur et que j’ai filé à toutes jambes en direction de la cellule de Meïtan. Voyant que les chiens restaient en arrière, je me suis arrêté à côté du pavillon pour reprendre mon souffle, et c’est là que j’ai remarqué une chose surprenante. L’ermite était assis dans un baquet plein d’eau. Je savais que, tous les dimanches soir, le père Meïtan prenait un furo dehors, à côté de sa cellule. Il aimait à jouir de la chaleur, de la propreté, du chant des cigales… Mais pas jusqu’à l’aube, tout de même ! La tête de Meïtan était renversée en arrière, et je me suis dit qu’il dormait. Sans doute l’eau chaude l’avait-elle ramolli. Mais où était donc son oku-san ? Elle n’avait pas pu partir ! Je me suis approché et j’ai appelé l’ermite. Puis je lui ai respectueusement touché l’épaule. Sa peau était très froide, et quant à l’eau du baquet, elle était carrément glacée.

— Vous êtes sûr ?

— Oui, j’ai même retiré ma main d’un geste brusque. Il faisait maintenant jour, et j’ai remarqué que Meïtan était tout blanc. Même les gaijins ne sont pas aussi blancs que ça ! Puis j’ai aussi distingué deux points rouges sur son cou, juste ici… (Le novice eut un frisson et regarda autour de lui d’un air circonspect.) Je me suis senti mal à l’aise. J’ai reculé et j’ai trébuché contre oku-san. Elle était allongée dans l’herbe haute et vêtue d’un kimono noir, c’est pour ça que je ne l’avais pas vue d’emblée. Alors, j’ai crié, j’ai couru jusqu’au bâtiment principal et j’ai fait lever tout le monde… Ce n’est qu’après que l’on m’a expliqué que Meïtan avait été attaqué par un monstre mi-homme, mi-araignée qui avait sucé tout son sang. Le médecin a dit que Shigumo n’avait pas laissé une seule goutte dans les veines du mort.

— Pas une seule ? Tiens… Et où se trouve le b-baquet dans lequel baignait Meïtan ? J’aimerais bien y jeter un coup d’śil.

Le novice s’étonna :

— Comment ça, où ? Le père supérieur a, bien évidemment, ordonné de le brûler aussi. Pouvait-on garder dans l’enceinte du monastère cet objet impur ?

— Scène de crime piétinée, preuves détruites, pas de témoins, marmonna le vice-consul en russe, avant de soupirer.

Araki poussa un gémissement et prononça timidement :

— S’il vous sied d’entendre mon humble avis, c’est le père Meïtan lui-même qui est le coupable. Comment un gaijin peut-il envisager de devenir un bouddha ? Pas étonnant que Shigumo se soit fâché contre lui. Vous-même, monsieur, vous en savez beaucoup trop pour un étranger, notamment la façon de méditer devant l’image du lotus. Vous feriez mieux de partir d’ici, et le plus vite sera le mieux. Shigumo est quelque part ici, il voit tout, entend tout…

— M-merci pour le conseil, dit Fandorine avec un léger salut.

Il alla voir ce qui restait du pavillon incendié, tourna un certain temps dans la clairière. Puis, songeur, il marmotta de nouveau en russe :

— Quel drôle de destin. Naître à Saint-Pétersbourg, terminer la faculté de d-droit, rester au service de l’Etat jusqu’à atteindre le rang de conseiller de collège, puis devenir Meïtan et nourrir de son sang une monstrueuse araignée japonaise…

Il s’accroupit, gratta un peu la terre. Il fit la même chose près de la fosse à ordures, mais resta là un peu plus longtemps, trois, quatre minutes environ. Enfin, il secoua la tête et se leva.

— Bon, maintenant, allons revoir le v-vénérable.

Sur le seuil de la maison du supérieur, allait et venait le colosse dont les épaules servaient de moyen de locomotion à Emi Terada. Le vice-consul se souvint de la désinvolture avec laquelle l’infirme traitait son serviteur. Elle s’abstenait de perdre sa salive : pour tourner à droite, elle lui tirait une oreille ; pour aller à gauche, elle tirait l’autre. Si elle voulait s’arrêter, elle lui assenait sur la tête un coup d’éventail impatient. Le gaillard supportait ce traitement avec la plus grande placidité. En l’installant délicatement dans les appartements de Souguen, il avait par inadvertance serré trop fort sa maîtresse entre ses énormes battoirs. La petite peste lui avait aussitôt planté dans le poignet ses dents pointues, et suffisamment profond pour que le sang jaillisse. Mais le serviteur avait enduré sans broncher le châtiment et s’était même confondu en excuses.

Le novice Araki grimpa les marches, tandis que Fandorine s’attardait près du serviteur.

— Comment t’appelles-tu ?

— Kenkichi, répondit le gaillard d’une voix de basse, retentissante et vulgaire.

Il dépassait Eraste Pétrovitch d’environ deux pouces, ce qui était exceptionnellement grand pour un autochtone. Sa poitrine était comme un tonneau, ses épaules incroyablement larges et ses bras rappelaient deux longs brancards. De sous un front bas, deux petits yeux bouffis et somnolents regardaient le gaijin.

— Tu dois être drôlement bien payé pour ce travail ingrat, non ? demanda Fandorine, examinant le géant avec curiosité.

— Je suis logé, nourri, et je reçois dix sens par semaine, répondit-il, indifférent.

— Si peu ? Avec ta stature, tu p-pourrais trouver un travail autrement plus juteux.

Le serviteur ne répondit rien.

— Tu dois sûrement être habitué à ta maîtresse ? Tu es attaché à elle ? insista l’indiscret vice-consul.

— De quoi ?

— Je disais que tu devais beaucoup aimer ta m-maîtresse, pas vrai ?

Kenkichi prit l’air sincèrement étonné :

— Ben oui, comment on pourrait ne pas l’aimer ? Elle est si… belle. Elle est comme une petite poupée hina ningyo qu’on expose sur un autel pour la fête des Filles.

Franchement, à chacun ses goûts, pensa Eraste Pétrovitch en gravissant le perron.

— Père supérieur, mesdames, j’ai inspecté le lieu du m-méfait et je sais maintenant comment lever la malédiction qui pèse sur le monastère, déclara l’assesseur de collège depuis le seuil de la porte. Je le ferai dès cette nuit.

Le vénérable Souguen manqua s’étrangler avec son « bouillon de sorcière » et toussa bruyamment. Emi, l’air effrayé, leva les bras au ciel, tandis que Satoko se tournait vivement vers le diplomate.

Celui-ci embrassa les trois d’un regard amusé et plein d’assurance, puis se baissa pour prendre place sur la natte.

— C’est une tâche sans grande difficulté, lâcha-t-il en tendant la main vers le pichet. Vous permettez ?

— Oui, oui, bien sûr. Veuillez m’excuser !

Le supérieur versa lui-même le saké à son hôte, pas très adroitement soit dit en passant, car quelques gouttes tombèrent sur la table.

— Avons-nous bien compris ? Vous vous apprêtez à chasser le monstre du monastère ?

— Pas le chasser, l’attraper. Je vous assure que ce ne sera pas si d-dur que cela, fit Eraste Pétrovitch avec un sourire énigmatique. Comme chacun le sait, les monstres de cette sorte ont une double nature : d’homme et de fantôme. Eh bien, c’est l’homme que je vais chasser.

Les trois autres se regardèrent.

Souguen toussota et fit délicatement remarquer :

— Monsieur le fonctionnaire de huitième rang, nous avons beaucoup entendu parler de vos remarquables capacités… Je sais que vous avez été décoré pour votre enquête sur le meurtre du ministre Okubo. Personne n’ignore non plus que notre gouvernement vous a plus d’une fois demandé conseil dans des affaires fort embrouillées, mais… Mais nous sommes ici face à un cas d’une tout autre nature. Où les progrès techniques pas plus que votre remarquable intelligence ne vous seront d’aucun recours. N’oubliez pas que nous n’avons affaire ni à un conspirateur ni à un assassin, mais à Shigumo.

Le supérieur avait prononcé le dernier mot tout bas, en chuchotant de manière si lugubre que le menton de la minuscule Emi s’était mis à trembler.

— Puisqu’il a tué, c’est un assassin, répondit Eraste Pétrovitch, imperturbable, en haussant les épaules. Et il ne faut pas laisser un assassin sans châtiment. Cela sape les fondements de la société, n’est-ce pas, vénérable père ?

Le supérieur poussa un soupir, leva les yeux au ciel :

— Ce que vous pouvez être bornés, vous autres Occidentaux ! Vous ne croyez qu’à ce que vous voyez de vos yeux et touchez de vos mains. C’est justement cela qui perdra votre civilisation. Je vous en supplie, Fandorine-san, ne plaisantez pas avec la force impure. Vous n’avez pour cela ni les connaissances suffisantes, ni l’arme appropriée. Vous y laisserez votre vie et attirerez sur notre monastère de plus grands malheurs encore !

C’est alors que Satoko dit doucement :

— Vous perdez votre temps, vénérable. Je connais monsieur le fonctionnaire de huitième rang. Si sa décision est prise, il ne reculera pas. Cette nuit, Shigumo sera puni pour le meurtre de mon mari.

Un optimisme que ne partagea pas, loin s’en faut, le supérieur d’Eraste Pétrovitch lorsqu’il eut connaissance des intentions de son adjoint.

— Il y a trois possibilités, déclara le consul d’un air mécontent en dépliant l’un après l’autre ses doigts osseux d’Allemand de la Baltique. Tu provoques un incident diplomatique pour avoir offensé les croyances religieuses du pays. Tu te retrouves mêlé à une affaire criminelle et tu te prends un coup de couteau. Tu n’arrives à rien et tu t’exposes, toi et l’empire russe par la même occasion, à la risée de toute la Concession. Les trois hypothèses me déplaisent tout autant.

— Il y en a une quatrième. Je c-capture l’assassin.

— Ce qui fait trois contre un, précisa Weber, passionné des courses de chevaux. Trois cents contre cent ? Ça marche. Mais tu mets l’argent sur la table. Pour le cas où tu ne reviendrais pas.

Eraste Pétrovitch déposa sur la table cent dollars mexicains en argent, le consul trois cents. Le pari fut scellé par une poignée de main, et Fandorine alla se préparer pour son équipée nocturne.

Tout bien réfléchi, il en vint à la conclusion que, pour sa rencontre avec le monstre japonais, mieux valait se vêtir d’un costume local. Dans la garde-robe de l’assesseur de collège, figuraient deux accoutrements japonais : un kimono blanc (cadeau d’un prince de sang royal pour le remercier de ses conseils dans une affaire épineuse) et une tenue noire près du corps telle qu’en portent les shinobis, maîtres du clan des espions professionnels. Ce costume complété par un masque noir rendait presque invisible dans la nuit.

Après une courte hésitation, Eraste Pétrovitch opta pour le kimono blanc.

Il se mit en route une heure avant minuit. Il traversa le Bund, l’esplanade principale de la Concession, passa près du pont Yatobashi et se retrouva sur la colline où se situait le monastère de l’Accroissement de la Vertu.

L’heure était tardive, et Eraste Pétrovitch ne rencontra personne de connaissance, ce qui lui évita d’avoir à expliquer la raison de son étrange tenue.

Ayant franchi l’entrée du monastère bouddhiste, le vice-consul monta encore un peu, jusqu’à l’endroit où commençait le cimetière des étrangers. Le portillon était fermé, mais il en fallait plus pour arrêter le diplomate. Il glissa les pans de son long vêtement sous sa ceinture et, avec l’agilité d’un singe, passa par-dessus la barrière.

En vingt ans d’existence, le cimetière s’était considérablement étendu, de pair avec la concession. Il était difficile de croire qu’il y avait peu encore ce bout de terre appartenait au monastère de la secte Shingon. Ici, en effet, il ne restait plus rien de « païen ». La lumière de la lune, qui filtrait à travers les feuillages, éclairait les crucifix de marbre, les petites grilles de fonte, des anges de pierre rondouillards. Ici et là, on voyait des croix orthodoxes, preuve tangible de la présence russe dans l’océan Pacifique.

Eraste Pétrovitch suivit une étroite allée pavée, en faisant bruyamment résonner ses sandales de bois, et, pour faire bon poids, en sifflotant une chanson japonaise. Sur son kimono d’un blanc neigeux, étincelait une broderie en fils d’argent.

Soudain, il remarqua que, sur certaines tombes, dansait un reflet argenté exactement semblable. Il accommoda sa vision, et frissonna malgré lui.

Au-dessus de la traverse d’une croix, scintillait une toile d’araignée, au centre de laquelle oscillait une énorme araignée. Eraste Pétrovitch se dit : « Du calme, c’est une araignée japonaise à longues pattes, Heteropoda venatoria ; pour elles, c’est l’heure de la chasse nocturne. » Il secoua la tête et continua son chemin en sifflant encore plus fort que précédemment.

De derrière, lui parvint un bruit assez indéfinissable : un frottement entremêlé de coups secs. Le bruit se rapprochait rapidement, mais l’assesseur de collège semblait ne pas l’entendre. Il s’arrêta près de la palissade de bambou, au-delà de laquelle s’étendait le cimetière autochtone. Il s’étira négligemment.

— Espèce de sale macaque ! siffla en anglais une voix étranglée de rage. Je vais t’apprendre, moi, à piétiner la terre consacrée !

Et sur le dos du diplomate, s’abattit une lourde béquille. Mais Eraste Pétrovitch bondit de côté si lestement que le bout pointu, garni de fer, ne fit qu’effleurer son kimono de soie.

— Maudite engeance de Japonais insolents ! rugit le gardien du cimetière. Comme si ça ne vous suffisait pas d’infecter l’air avec vos cigarettes de païens et de troubler le repos des défunts avec vos hurlements diaboliques, voilà maintenant que tu oses troubler le repos nocturne des âmes chrétiennes ! Eh bien, ça, tu vas me le payer cher !

Tout en prononçant sa tirade, Sylvester continuait de harceler le perturbateur de la paix nocturne en agitant son arme redoutable. Le vice-consul esquivait les coups sans difficulté, reculant de plus en plus profondément dans l’ombre épaisse des arbres.

— Ah, c’est comme ça ?! se déchaîna l’unijambiste à demi fou. Je vais t’enterrer au pied de la palissade, comme un chien !

Et de lancer sa béquille avec une telle vivacité que Fandorine eut à peine le temps de se baisser ; un peu plus, et la pointe métallique lui transperçait la poitrine. Fendant l’air en sifflant, elle alla se planter dans un tronc d’arbre avec un craquement sinistre.

Mais Sylvester n’en avait pas terminé.

Un claquement sec retentit, et dans la main du gardien étincela une longue lame de navaja. Apparemment, l’homme s’apprêtait pour de bon à mettre son plan sanguinaire à exécution.

Or, désormais, l’assesseur de collège n’avait plus où reculer : derrière, l’arbre lui barrait le passage ; à droite, il y avait la palissade ; à gauche, un fourré de ronces.

Mais, de toute façon, Eraste Pétrovitch n’avait pas la moindre intention de reculer. Au contraire, il avança d’un pas vers l’invalide, et nullement pour lui faire des amabilités : de la manche droite de son kimono, surgit une fine chaîne d’acier terminée par un crochet, qui alla s’enrouler autour du pieu qui servait de jambe à Sylvester. Une brusque traction, et le gardien s’écroula sur le dos. Fandorine marcha sur la main qui tenait le couteau, tandis que, de son autre pied, il assenait au tueur manqué trois ou quatre coups de faible intensité, mais d’une remarquable précision, dont l’effet se révéla des plus salutaires : le méchant infirme cessa de proférer des injures et, comme l’on dit, revint à de meilleurs sentiments.

— Mon ami, déclara doucement Eraste Pétrovitch, j’aurai quelques questions à vous p-poser.

Dix minutes plus tard, une silhouette blanche aux reflets d’argent s’élançait par-dessus la palissade de bambou : c’était le vice-consul qui venait de franchir la barrière séparant le cimetière en deux. Se retrouvant sur le territoire du monastère, il se conduisit de manière peu claire, pour ne pas dire déconcertante.

Toujours sans se cacher le moins du monde et en se déplaçant comme à dessein dans les endroits éclairés par la lune, Eraste Pétrovitch se dirigea d’emblée vers le puits, puis mesura la distance séparant le point d’alimentation en eau du monastère du tas de cendres qui restait du pavillon de Meïtan.

Ensuite, exactement de la même manière, il mesura la distance entre le pavillon et la fosse à ordures, près de laquelle il s’arrêta. Avec un bâton, il gratta alors le sol puis, pour une raison inconnue, il en versa un peu dans un sachet. Satisfait, il se fit à lui-même un signe de tête approbateur.

Après quoi, il retourna à l’endroit où Shigumo avait occis sa malheureuse victime, mais là, il n’entreprit aucune action, se contentant de s’asseoir dans l’herbe et d’attendre en jetant de temps à autre un coup d’śil à sa montre de gousset.

Cinq minutes s’écoulèrent, puis dix, puis vingt. Minuit arriva, salué par les coups sourds de la cloche de l’église située à l’extrémité du cimetière des étrangers.

Dans la clairière, il ne se passait strictement rien. A part, peut-être, une chose : le vice-consul commençait sérieusement à piquer du nez. Il bâilla plusieurs fois, en mettant sa main devant sa bouche. Sa tête tomba sur sa poitrine. Eraste Pétrovitch se redressa, frotta ses yeux, mais une minute plus tard, de nouveau, il piqua du nez : apparemment le sommeil avait fini par l’emporter. Son menton toucha de nouveau sa poitrine, cette fois pour ne plus s’en détacher. La respiration de l’assesseur de collège se fit profonde et régulière.

Quelque part, dans un arbre, un oiseau de nuit se mit à hululer, mais Fandorine ne se réveilla pas. De même que ne le réveilla pas la bestiole qui, quittant le bord de son kimono, avait entrepris l’ascension risquée de son menton, puis de sa joue et, enfin, de son haut front.

En revanche, il suffit d’un minuscule craquement dans la broussaille voisine pour que le vice-consul se réveille immédiatement. Il se mit sur ses pieds, en quelques bonds rapides couvrit la distance le séparant du bosquet. Il écarta les buissons et se pétrifia.

A la branche d’un vieux pommier noueux, pendait un panier tressé, dans lequel, se balançant légèrement, était assise Emi Terada. Elle regardait l’assesseur de collège de ses yeux grands ouverts, qui scintillaient dans la nuit.

Cette vision funeste arracha un frisson à Fandorine, qui pourtant n’était pas une poule mouillée.

— Vous !? s’écria-t-il. Vous ?!

Pour toute réponse, la naine montra ses dents blanches dans un rictus rageur.

L’assesseur de collège avança d’un pas et tendit la main dans l’intention de décrocher le panier de la branche, mais il n’en eut pas le temps : venant d’en haut, un coup d’une force monstrueuse s’abattit sur sa tête. Eraste Pétrovitch roula dans l’herbe, inconscient.

Ce fut une douleur au sommet du crâne qui le réveilla, une douleur qui, toutefois, n’était pas dénuée d’un certain agrément. Avant d’ouvrir les yeux, Fandorine essaya de déchiffrer la nature de cette étrange impression, et y parvint rapidement. Deux éléments se conjuguaient pour atténuer et compenser la douleur qui le taraudait : le froid et le chaud. Le froid couvrait la source même du mal, le rendant moins vif, tandis que la chaleur venait d’en bas, de la nuque et du cou.

Ce n’est qu’à l’instant suivant que, décollant ses lourdes paupières, l’assesseur de collège comprit qu’il était allongé par terre à l’endroit même où il était tombé. Sa tête, qui reposait sur les genoux de Satoko, assise, était enveloppée d’un linge frais. Effleurant son crâne du bout des doigts, le vice-consul y découvrit une énorme bosse et, enfin, tout lui revint en mémoire.

« Que m’est-il arrivé ? » voulut-il demander, mais la veuve de Meïtan rompit la première le silence.

— Je n’arrivais pas à dormir. De nouveau. Le soir, je ne peux pas trouver le sommeil, quelque chose m’attire dans ce lieu maudit. Je suis venue. J’ai vu une forme blanche dans l’herbe. D’abord, j’ai pensé que c’était mon mari. Mais c’était vous. Que vous est-il arrivé ? C’est Shigumo qui vous a attaqué ?

Comprenant que Satoko ne répondrait pas à sa question, Eraste Pétrovitch s’assit, puis, rapidement, se remit debout. Peu à peu, il retrouva tous ses esprits. Blessé, mais apparemment aucune commotion, se dit-il, faisant son propre diagnostic, puis il oublia la bosse. Le diplomate avait un crâne solide.

S’étant approché du pommier où, peu auparavant, se balançait Emi Terada, l’assesseur de collège examina la branche avec attention, mais n’y découvrit aucune trace. Elle était grosse et couverte d’une écorce épaisse et rugueuse. Pas d’éraflures, pas de feuilles froissées.

— Vous m’avez bandé la tête… dit-il, revenant vers Satoko. Voilà qui est très curieux…

— Qu’est-ce qui est curieux ?

— Tout. Tout ici est étrange. Il n’y a bien entendu aucune diablerie là-dedans, mais disons que c’est très japonais…

— Aucune diablerie ? fit la jeune femme comme si elle avait mal entendu.

Fandorine s’assit dans l’herbe face à Satoko et se mit à lui parler sur le ton de la confidence, comme à une bonne amie, ce qu’était d’ailleurs la veuve de son ancien collègue.

— Le chien au bord de la fosse à ordures. Et d’un. L’eau gelée du baquet. Et de deux.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? demanda Satoko en fronçant les sourcils, l’air préoccupée.

— Le novice Araki s’est étonné du c-comportement inhabituel des chiens errants, qui s’étaient amassés près de la fosse, dans un état de grande agitation. J’ai immédiatement soupçonné que du sang de la victime avait été répandu à cet endroit. Je suis certain que l’analyse du sol le confirmera. (Eraste Pétrovitch sortit le petit sachet de sa large manche.) Si c’est le cas, cela signifie qu’il n’y a aucun monstre dans cette histoire. Maintenant, le deuxième point : Araki m’a dit que l’eau du baquet était gelée. Il est sorti dans le jardin à l’aube, c’est-à-dire environ quatre heures après la mort de Meïtan. En si peu de temps, l’eau n’aurait pas pu refroidir à ce point. D’ailleurs, en aucun cas elle n’aurait pu être gelée : c’est l’été, les nuits sont chaudes. Quelqu’un a vidé Meïtan de tout son sang, puis a puisé l’eau souillée et l’a déversée dans la fosse à ordures, avant de la remplacer par de l’eau propre et glacée tirée au puits. Il ne me reste plus qu’à établir qui a commis cet acte.

— Celui qui vous a frappé ? demanda Satoko en montrant la tête bandée du vice-consul. Ce qui veut dire que vous n’avez pas vu cet homme.

— Non, répondit Fandorine en haussant les épaules. Mais il n’est pas difficile de deviner de qui il s’agit. Là-bas, dans cet arbre, dans une espèce de balançoire, se trouvait Mme Terada. J’étais trop ahuri par ce spectacle insolite, sinon j’aurais f-forcément réalisé que son fidèle porteur Kenkichi ne devait pas être loin. Sans compter qu’il est le seul qui puisse me porter un coup d’en haut ; ce colosse, en effet, est nettement plus grand que moi.

— Terada-san ? s’exclama Satoko. C’est donc elle qui a tué mon mari ?

— Mais non, voyons. La minuscule Emi est seulement trop curieuse. Ayant entendu que je m’apprêtais, cette nuit même, à donner la chasse à Shigumo, elle est venue à l’avance et s’est installée bien confortablement aux p-premières loges. Quant à Kenkichi, il m’a attaqué, persuadé que je voulais faire du mal à sa maîtresse adorée. Non, Terada-san n’est pour rien dans l’affaire. Même si la dame est exceptionnellement désagréable. Perverse, capricieuse, méchante et, disons-le franchement, assez déplaisante à regarder. Je n’arrive pas à comprendre pourquoi vous êtes amie avec elle.

— Je vais vous le dire, fit Satoko en baissant la tête. Quand je vois Terada-san, je me sens mieux… Mon Akiko cesse de me paraître l’être le plus infortuné de la terre… Mais si ce n’est pas Terada-san, qui est-ce alors ?

— Voilà ce que je m’apprêtais à découvrir. Il me fallait pour cela poser encore quelques questions au gardien du cimetière étranger. Sa baraque se trouve juste derrière la palissade. A en juger par son visage boursouflé et les tics nerveux qui le parcourent, cet individu souffre probablement d’insomnie. De plus, ainsi que je l’ai compris d’après le bref échange que j’ai eu avec lui, Mr Sylvester nourrit un intérêt malsain pour la propriété voisine. Cet homme a un caractère difficile et je doute même qu’il aurait répondu à mes questions, raison pour laquelle j’ai organisé une petite démonstration de force. En réalité, une p-provocation. Je ne vous ennuierai pas avec les détails, ils ne sont pas essentiels. L’important est que le gardien a pleinement satisfait ma curiosité. Mes suppositions se sont confirmées. Oui, c’est bien lui qui, il y a une semaine, a déversé un tas de saletés sur le seuil de la cellule de Meïtan. Sylvester est à moitié fou. Cet ancien marin a une idée fixe : chasser les « idolâtres » de cette colline. Il y a treize ans, au moment de la révolte, il a été attaqué par des ronins. Il s’en est sorti uniquement parce qu’il a réussi à grimper le long d’une gouttière. Toutefois, une lame tranchante lui a sectionné la jambe. Depuis, il voue une haine féroce aux Japonais et à leur religion « païenne ».

— Ah, maintenant je comprends tout ! s’exclama Satoko en couvrant sa bouche de sa main. Aux yeux de cet homme, mon mari était un traître. Le gardien a d’abord essayé de le chasser du parc, et, voyant qu’il n’y réussissait pas, il l’a tué en usant d’une légende japonaise ! Il pensait que les moines prendraient peur et déserteraient le monastère ! Il était facile pour lui d’incarner le monstre ! Il lui suffisait de se couvrir entièrement d’un vêtement noir et de fixer sur sa tête un tengai tressé. Et voilà pourquoi la lune transparaissait à travers ! Et s’il se déplaçait de manière si étrange, c’était à cause de sa jambe de bois !

Fandorine écouta la veuve jusqu’au bout et secoua la tête :

— Cela ne colle pas. Comment un marin ignare pourrait-il connaître les légendes japonaises ? Même la langue, il répugne à l’apprendre. Non, Sylvester n’est pas l’assassin. Mais, ainsi que je le supposais, il a vu l’assassin, et même à deux reprises. En proie à l’insomnie, il est sorti plusieurs fois pour fumer sa pipe, si bien qu’il a fallu pas mal de temps au criminel pour mettre son p-plan à exécution. En plus, souvenez-vous, la nuit était aussi claire que maintenant.

— Qui a-t-il vu ? demanda Satoko sans lever les yeux.

— Vous, répondit tout aussi calmement Fandorine. Qui d’autre ? D’abord, Sylvester a vu une femme en kimono portant un seau et se dirigeant vers la fosse à ordures. Et quand il est sorti une autre fois, peu avant l’aube, la même femme apportait de l’eau du puits au pavillon. Je savais que vous seule pouviez avoir tué Meïtan. Mais il me fallait une confirmation.

— Vous le saviez ? s’étonna Satoko, continuant de ne pas regarder le jeune homme. Comment l’aviez-vous deviné ?

— Je ne c-crois pas aux apparitions, et votre histoire de moine sans tête ne m’a pas convaincu. Et d’un. Il vous était très facile de réaliser votre dessein : d’abord, faire avaler à votre mari une décoction soporifique mélangée à son saké, ensuite lui trancher la carotide et, pour finir, changer l’eau du baquet. Quand je me suis vanté devant le supérieur de pouvoir attraper le prétendu « monstre » dès cette nuit, c’est à vous que s’adressaient mes paroles. Vous deviez savoir que je n’ai pas pour habitude de parler en l’air et que si j’étais aussi sûr de moi, c’est que j’avais découvert de sérieux indices. Je n’ai pas douté un instant que vous seriez dans le parc pour épier mes faits et gestes… J’étais prêt à la confrontation, mais Emi m’a perturbé. Car c’est bien elle, n’est-ce pas, qui vous a suggéré l’idée de figurer une attaque de Shigumo, quand, après l’incident du tas de saletés, elle a commencé à parler du danger qui menaçait Meïtan ?

Pas de réponse. La raie sur la tête baissée de Satoko paraissait d’une blancheur irréelle. Fandorine se pencha même pour mieux l’examiner, et vit alors que les cheveux de la jeune femme étaient teints : à la racine, ils étaient tout blancs.

— Cependant deux choses demeurent pour moi m-mystérieuses, reprit le vice-consul après une pause. Pourquoi ne m’avez-vous pas tué alors que je gisais inconscient et vulnérable ? Cela ne vous coûtait rien de rejouer l’attaque du monstre mi-homme, mi-araignée. Et, deuxièmement, pourquoi avez-vous tué votre mari ?

Connaissant la fermeté de caractère d’une femme telle que Satoko, Eraste Pétrovitch ne s’attendait pas plus que précédemment à une réponse. Mais il se trompait.

— Je ne vous ai pas tué, parce que vous ne m’avez fait aucun mal, vous n’avez fait qu’accomplir votre devoir vis-à-vis d’un ancien ami, prononça la veuve d’une voix étranglée. (Après avoir commencé lentement, avec des hésitations, elle accéléra le rythme de son discours.) Non, je mens… Mon intention était de vous transpercer la gorge avec une épingle à cheveux. J’avais déjà la main levée. Et puis je n’ai pas pu. La haine manquait… Je me suis montrée trop faible, et c’est ma fille qui va payer pour cela. Finalement, je n’aurai pas su la protéger.

— Je ne vous comprends pas, dit Fandorine en fronçant les sourcils. Que vient faire Akiko dans cette histoire ?

Satoko leva brusquement la tête. Ses yeux brillaient d’un éclat sec, empreint de fureur.

— Il voulait nous séparer. Il disait : « Cela ne sert à rien de la garder ici. A Hong Kong il y a un refuge pour les enfants infirmes. Nous allons l’envoyer là-bas, et elle ne sera plus un obstacle entre nous. Je ne deviendrai jamais bouddha, je l’ai compris. Je te reviendrai et nous essaierons de tout recommencer. » J’ai imploré sa pitié, j’ai pleuré, mais il est resté inflexible. « Tu ne comprends rien, disait-il. Ce sera mieux pour tout le monde. Dans une semaine arrive le bateau de Hong Kong, avec à son bord une des nonnes du refuge. » J’ai alors compris cette chose : l’homme qui avait voulu mais n’avait pas pu être bouddha allait devenir le diable. Ma petite Akiko n’a besoin de personne d’autre au monde que moi-même. C’était la condamner. Au milieu d’étrangers, elle allait dépérir. Et je me suis alors dit que je devais tuer Meïtan. Mais le tuer de telle manière qu’on ne puisse m’accuser, car, dans ce cas, ma fille me serait retirée… J’ai fait ce que j’avais prévu : je suis tombée, j’ai perdu connaissance, et sans doute serais-je morte si l’habile médecin ne m’avait rendue à la vie. Et tout cela pour rien. Je n’ai pas eu assez de force pour vous enfoncer dans la gorge mon épingle à cheveux, et maintenant on va me jeter en prison, tandis que ma fille ira crever dans un orphelinat…

— Alors, Eraste, tu as attrapé l’Araignée de la Mort ? demanda le consul Weber à son adjoint lorsqu’il le rencontra à la « table d’hôte » (les deux diplomates étaient célibataires et prenaient habituellement leur petit déjeuner au Grand Hôtel, voisin du consulat).

Fandorine, un peu pâle après une nuit sans sommeil, sourit, l’air gêné :

— Hélas non, mon cher Karl. Tu avais raison : j’ai fait le pied de grue toute la nuit pour rien dans ce fichu cimetière. Tout ce que j’ai réussi, c’est à passer pour un c-crétin.

— Moralité, les cent dollars sont pour moi. La prochaine fois, tu écouteras les conseils de ton chef, conclut le consul en portant à sa bouche une tranche de rosbif.

LE CHAPELET DE JADE

Cette nouvelle est dédiée

à Robert Van Gulik

1

Eraste Pétrovitch Fandorine étouffa poliment un bâillement : les ailes de son nez frémirent imperceptiblement, son menton marmoréen s’abaissa très légèrement, mais ses lèvres ne s’ouvrirent à aucun moment et le regard paisible de ses yeux bleus garda la même expression à la fois distraite et bienveillante. L’art de bâiller discrètement constituait l’un des absolute musts1 de l’homme du monde, a fortiori quand celui-ci était fonctionnaire chargé des missions spéciales auprès du général gouverneur de Moscou. L’indispensable présence aux bals et autres raouts était l’une des contraintes les plus pesantes du travail d’Eraste Pétrovitch, travail pour le reste peu pénible et parfois même passionnant.

Le conseiller de cour surprit sur lui le regard éloquent de Peggy Nemtchinova et se mit à scruter avec application le lustre de cristal qui brillait d’une lumière au gaz tremblotante. Le regard de la charmante demoiselle, qui, depuis le début de la saison, faisait tout bonnement sensation et avait déjà reçu trois demandes en mariage (refusées faute de sérieux suffisant), signifiait : pourquoi ne pas me retenir pour le quadrille ? Le problème était que Fandorine avait eu l’imprudence d’inviter la mignonne petite débutante à un tour de valse, et qu’il l’avait aussitôt regretté : elle dansait comme une poupée mécanique, et quant à son intelligence, elle s’était révélée des plus limitées. Remarquant que Mlle Nemtchinova s’approchait subrepticement en longeant le mur, manifestement décidée à passer à l’étape décisive, Eraste Pétrovitch neutralisa la dangereuse manśuvre : il se transporta dans le coin de la salle où s’était regroupée la fine fleur de la société non-dansante. S’y trouvaient le prince Dolgoroukoï lui-même, d’imposants vieillards ceints des cordons de moire des différents ordres, des généraux ventripotents, aux épaules parées d’or.

Parmi ces derniers figurait le grand maître de la police Baranov, qui, avec un sourire condescendant, écoutait un monsieur excité et gesticulant, au frac qui lui allait fort mal et à la cravate de travers. Il s’agissait du comte Khroutski, un célèbre excentrique moscovite, qui, outre sa loufoquerie, passait pour un ours et n’était jamais allé au bal de sa vie. On disait de lui qu’il avait longuement voyagé en Orient et qu’il avait vécu plusieurs années dans un monastère de montagne, à essayer de percer les mystères de l’être. Il y serait même parvenu et menaçait d’écrire sur le sujet un livre susceptible de chambouler la civilisation occidentale tout entière, mais, toujours prompt à s’emballer, il n’avait jamais le temps de s’y mettre : un jour il organisait une pétition pour l’ouverture à Moscou d’un temple bouddhiste, le lendemain il entamait un cycle de conférences à l’université sur le mysticisme oriental, le jour suivant il faisait rire toute la ville avec le projet ridicule de construire une ligne de chemin de fer jusqu’à l’océan Pacifique. L’hiver, par tous les froids, Khroutski prenait des bains de neige dans la cour de sa demeure décrépite de la rue Arbat. A cette fin, le concierge entretenait un tas de neige poudreuse, et, à travers l’antique grille de fonte, les passants regardaient, ébahis, ce noble à moitié cinglé.

Eraste Pétrovitch avait un jour été présenté au comte et avait même eu avec lui une conversation des plus étranges sur la possibilité pratique de l’immortalité, mais, depuis, l’occasion ne leur avait pas été donnée de se fréquenter plus étroitement, bien que le conseiller de cour s’intéressât lui aussi à l’Orient et qu’il prît également des bains de neige… il est vrai dans un cadre plus privé.

— Monsieur Fandorine ! s’écria Khroutski en voyant Eraste Pétrovitch. Vous tombez à pic ! Voilà une bonne heure que je parle au général d’une histoire mystérieuse et qu’il refuse de m’écouter. (Le comte se tourna de nouveau vers le grand maître de la police, l’attrapa par un bouton armorié de son uniforme et lui cria avec emportement :) Puisque je vous le dis, monsieur, que ce n’est pas seulement un crime crapuleux ! Eraste Pétrovitch, lui, n’est pas comme vous, c’est un homme perspicace. Qu’il nous départage.

Le général lança à Fandorine un regard douloureux, libéra précautionneusement son bouton prisonnier et d’un ton bon enfant dit de sa voix de basse :

— Mais qu’y a-t-il là de mystérieux, Léon Aristarkhovitch ? On a occis un fripier d’un coup de hache sur la tête. A la Soukharevka2, des mystères comme ça, il y en a presque tous les jours. Une affaire policière classique dont le commissariat du quartier se débrouillera fort bien.

— Qui est ce fripier ? demanda Eraste Pétrovitch. Vous voulez parler de Priakhine, l’antiquaire ? J’ai lu l’information dans le Bulletin de la police. Cela ressemble à un c-crime d’ivrogne.

— Sans aucun doute, acquiesça Baranov. L’échoppe est minable, les cambrioleurs sérieux ne s’intéressent pas à ça. On a tué le patron, on lui a fauché quelques babioles sans valeur…

— Je connaissais parfaitement Priakhine ! s’emporta Khroutski, n’hésitant pas à interrompre le général. J’allais souvent le voir. Il achetait toutes sortes de choses aux Chinois opiomanes et me les réservait. Pour l’essentiel, il s’agissait effectivement de babioles, mais de temps à autre se glissait dans le lot un objet digne d’intérêt. Vous devez savoir, Eraste Pétrovitch, qu’il y a trois jours le magasin a déjà été attaqué. C’était tard le soir, il n’y avait que le commis. On l’a frappé par-derrière et assommé. On a fouillé partout et on est reparti sans rien prendre. De quoi s’agit-il, selon vous ?

— C’est assez étrange, admit Fandorine, remarquant d’un coup d’śil en biais que Mlle Nemtchinova s’était approchée à une dizaine de pas du petit groupe, avant de s’arrêter, hésitante.

Prenant un air hautement préoccupé, le conseiller de cour se tourna vers le comte et demanda :

— Donc, on n’a rien pris.

— Priakhine m’a dit que les cambrioleurs avaient retourné le magasin de fond en comble, mais qu’ils n’avaient emporté qu’un grand vase de faïence aux couleurs vives, valant cinq roubles tout au plus. Ils n’ont pas touché aux netsukes japonais en agate, ses objets les plus précieux. Le pauvre, il était tellement content !

— Et cette fois, quelque chose a-t-il disparu ?

— J’ai discuté avec Nikifor, le commis, expliqua Khroutski. De nouveau, le magasin a été mis sens dessus dessous, mais on n’a pris que deux fichus bon marché en provenance de Hong Kong et une pipe arabe en cuivre. Non, messieurs, ce n’est pas un cambriolage. Je peux vous l’assurer, les criminels cherchaient quelque chose !

Eraste Pétrovitch haussa les sourcils, l’air étonné :

— Où avez-vous pêché que l’assassin n’était pas seul ?

— C’est ce que pense la police, répondit Baranov à la place du comte. Il est difficile de commettre tout seul pareille dévastation. A moins d’un accès de furie. Et quant au malheureux antiquaire, il a pratiquement été découpé en morceaux

— Etrange histoire en v-vérité, fit Eraste Pétrovitch. (Entendant derrière lui des pas légers et le bruissement d’une robe de guipure, il s’approcha un peu plus du général, comme s’il voulait porter à sa connaissance une information d’importance capitale.) Deux agressions contre un modeste magasin avec, en outre, d’évidents signes de fouille. En effet, cela ne ressemble guère à un banal crime d’ivrogne.

— Vous trouvez ? (Ayant pour habitude de considérer avec le plus grand sérieux les opinions du fonctionnaire chargé des missions spéciales, le grand maître de la police demanda :) Ne devrait-on pas confier l’affaire à la police judiciaire, plutôt que de la laisser au commissariat de quartier ?

— Inutile pour l’instant. J’irai demain matin sur les lieux du crime, je verrai de quoi il retourne. Nous d-déciderons à ce moment-là. Qui est l’inspecteur ? Nebaba ?

— C’est cela même, Makar Nebaba, fit le général avec un sourire. Drôle de nom de famille3. Mais, en effet, il n’a vraiment rien d’une baba. Avec ses poings de géant, il terrorise tous les clochards de la Soukharevka. Une fripouille, bien sûr, mais il veille à l’ordre.

A cet instant, le regard de Son Excellence se dirigea vers un point situé derrière Eraste Pétrovitch, son visage se para d’un attendrissement doucereux, et ses moustaches frisées se gonflèrent, d’où l’on pouvait déduire que Peggy passait à l’attaque.

Fandorine perçut un léger heurt, accompagné d’un « ah ! » mélodique. Avec un soupir de condamné, le fonctionnaire chargé des missions spéciales se retourna et ramassa l’éventail lâché par la demoiselle. Il n’échapperait pas au quadrille.

2

— A quelle heure, dites-vous, cela s’est-il passé ? interrogea Fandorine, assis sur ses talons en train d’examiner attentivement la serrure de la porte d’entrée.

Le redoutable inspecteur de police Makar Nilovitch Nebaba, un homme sec, au long nez et au visage grossier et sombre, répondit :

— Vers huit, neuf heures du soir. Le magasin était déjà fermé, mais le patron avait encore à faire. Apparemment, il devait compter sa recette de la journée. Mais celui-là n’était pas au magasin.

D’un mouvement de la tête, le policier indiqua « celui-là », à savoir le commis Nikifor Kliouev, un petit bonhomme voûté et nerveux qui faisait dans les quarante ans. La tête du commis était enveloppée d’un chiffon d’une propreté douteuse : lors de la précédente agression, Kliouev avait reçu un puissant coup sur la tête de la part de mystérieux malfaiteurs.

— Je n’avais pas bougé de mon lit depuis l’autre fois tellement j’étais faible, se plaignit le commis. Et encore maintenant, je titube d’un côté et de l’autre. Le toubib a dit que c’était un miracle si ma caboche ne s’était pas fendue en deux. Dieu m’en garde ! Mais si j’avais été là avant-hier, comme Silanti Mikhaïlovitch, je serais… (Il se signa, intercepta le regard sévère de l’inspecteur et, brusquement, défit son bandage.) Tenez, Makar Nilovitch, regardez, je vous en prie. Ce n’est pas une bosse, c’est une poire duchesse.

Kliouev baissa sa tête chauve et montra la preuve du martyre enduré. La bosse était effectivement impressionnante : entièrement bleu et rouge, très gonflée : peut-être pas une poire mais une énorme quetsche.

— Vers huit, neuf heures ? répéta le conseiller de cour en tambourinant des doigts sur la porte.

L’inspecteur se pencha vers le représentant des autorités et, cachant délicatement sa bouche derrière son énorme main (ce qui n’empêcha pas Eraste Pétrovitch de froncer légèrement le nez en percevant les effluves d’ail et de mauvaise vodka), murmura d’une voix tout de même assez forte :

— Moi-même, ça m’a étonné. Il était tard et Priakhine avait toutes les raisons de fermer sa porte à clé. Vous le savez vous-même, Votre Haute Noblesse, le quartier est dangereux. Or, il n’y a pas eu effraction, ce qui veut dire que la victime a elle-même ouvert la porte. A quelqu’un qu’il connaissait ?

— Cela vous a étonné ? fit Eraste Pétrovitch avec un regard en biais au policier. Et pourquoi ne l’avez-vous pas noté dans le rapport ?

— J’ai eu tort…

Le visage de Nebaba se ferma, ses yeux prirent cet éclat propre aux vieux briscards blanchis sous le harnais. Fandorine se contenta de soupirer : le commissaire de la Soukharevka ne voulait pas que ces messieurs de la police judiciaire viennent marcher sur ses plates-bandes. C’est pour cela qu’il avait tu ce détail suspect. Classique.

Eraste Pétrovitch se tourna vers le commis.

— Racontez-nous donc un peu plus en détail c-comment vous avez écopé de cette superbe bosse sur la tête. Quand cela s’est-il produit ? Il y a quatre jours ?

— Je vais tout vous raconter de la façon la plus circonstanciée, répondit avec empressement le blessé.

Puis, redressant ses épaules étroites, il s’éclaircit la voix et entama son récit :

— Le soir tombait. L’orage faisait rage, les éclairs zébraient le ciel, la pluie tombait à seaux. Après avoir pris ses gouttes d’huile de colza contre les hémorroïdes et m’avoir souhaité de faire de beaux rêves, Silanti Mikhaïlovitch s’est retiré pour aller jouir d’un repos bien mérité après une journée harassante. Quant à moi, j’ai avalé une petite tasse de thé et je me suis préparé à fermer le magasin. Je suis sorti dans la rue nappée de pluie…

— Vous êtes amateur de Lecture du dimanche4 ? demanda Fandorine, interrompant le conteur. S’il vous plaît, pas de descriptions littéraires, tenez-vous-en à l’essentiel.

— A l’essentiel ? répéta Kliouev, déconcerté. Eh bien, l’essentiel, monsieur, le voici. Je me suis retourné pour fermer la porte à clé, et après je ne me souviens plus de rien. Quand j’ai repris connaissance, j’étais allongé devant le seuil de la porte, il faisait une nuit d’encre, et un chien errant me léchait la citrouille.

— Il a été frappé par-derrière dans la région occipitale au moyen d’un lourd objet contondant, déclara fièrement le commissaire.

— Et vous n’avez entendu aucun b-bruit de pas ? Essayez de vous souvenir. C’est une chaussée pavée, cela résonne.

— Non, pas du tout. Je ne me souviens pas, monsieur. Toutes sortes de gueux traînent par ici, certains n’ont même pas de bottes. Il faut croire que le malfaiteur était nu-pieds, suggéra le commis, avant de se reprendre aussitôt : Quoique, s’il avait été nu-pieds, je l’aurais entendu patauger.

— Un Chinetoque ? risqua Nebaba. Ils se baladent en mules. Comme ça, tout doucement, sans faire de bruit.

Le blessé soutint volontiers cette hypothèse :

— Eh oui, c’est bien possible. Il y a plein de bridés qui viennent au magasin. Il y en a même des complètement toqués qui fument leur herbe chinoise.

De sa main puissante, le commissaire repoussa le chétif témoin, afin qu’il ne fasse pas barrière entre lui et l’instance supérieure.

— Moi, Votre Haute Noblesse, voilà ce que je pense. Avant-hier aussi, ça ne peut être qu’un de ces fumeurs d’opium chinois qui a buté Priakhine. Nos malfrats orthodoxes, même bourrés, ils ne sont pas aussi sauvages. Pour agir avec une telle férocité, il faut avoir l’esprit complètement obscurci. Car non seulement on l’a tué à coups de hache, mais après on l’a complètement dépecé : ses doigts étaient éparpillés par terre, il avait le côté tout tailladé, le ventre ouvert, et ça, au milieu d’une mer de sang. Seulement, jamais on ne pourra mettre la main sur un Chinois. Ces gens-là, c’est motus et bouche cousue. Ils ne veulent pas avoir affaire à nous autres de la police, ils se débrouillent entre eux. En plus, ils ont tous la même gueule, va essayer de savoir qui est Ding-Dong et qui est Dong-Ding.

Eraste Pétrovitch pénétra dans l’étroit magasin, s’arrêta devant une énorme tache brune de sang séché qui s’étendait du comptoir presque jusqu’à la porte.

— Il y avait des t-traces de pas ?

— Non, aucune n’a été découverte.

Le fonctionnaire chargé des missions spéciales traversa la tache, hocha la tête.

— Ainsi, pas une seule t-trace de pas ensanglanté ? Pourtant, toute la surface du sol a été inondée de sang. Le criminel a découpé la victime là-bas, près du comptoir, non ?

— Exact. D’ailleurs vous pouvez voir que toute la marchandise a été renversée.

— Alors, c-comment a-t-il fait après pour regagner la porte sans marcher une seule fois dans la flaque de sang ?

Le commissaire réfléchit, haussa les épaules.

— Il a dû sauter.

— Une p-précaution stupéfiante pour un opiomane. Sans compter que le saut n’est pas mal du tout : près de trois mètres, et sans élan.

Eraste Pétrovitch examina l’espace derrière le comptoir, où le sol était jonché de vieilleries en tout genre. Il ramassa un rouleau écrit en idéogrammes chinois, le déroula, lut, le posa précautionneusement sur le comptoir et jeta un rapide regard au petit crocodile empaillé accroché au mur au-dessus de la lampe à kérosène. Il s’accroupit et se mit à fouiller parmi les objets disséminés par terre, en partie cassés ou écrasés. Un objet suscita un intérêt particulier chez le conseiller de cour, une sphère en ivoire de couleur jaune, à peine plus petite qu’une boule de billard : vilaine, ébréchée, couverte de signes d’écriture alambiqués. Toutefois, Fandorine ne s’attarda pas sur les drôles de caractères. En revanche, il gratta avec son ongle les ébréchures et entreprit même de les examiner à la loupe.

Pendant ce temps, l’inspecteur allait et venait le long des étagères dévastées. Il prit un miroir de bronze à manche recourbé, souffla sur la surface tachée et l’essuya du revers de sa manche. Puis il fourra le bibelot dans sa poche. Le commis soupira, mais n’osa pas protester, et d’ailleurs qu’avait-il à faire maintenant des biens de son patron ?

— Dites-moi, Nebaba, où avez-vous pris que Priakhine avait été tué d’abord, et seulement ensuite dépecé à la hache ? demanda tout à coup Fandorine en se redressant.

Le maître de la Soukharevka eut un regard condescendant à l’adresse de ce supérieur dénué de bon sens, lissa ses moustaches grisonnantes et dit :

— Et comment pourrait-il en être autrement, Votre Haute Noblesse ? Si Priakhine avait été découpé vivant, il aurait tellement gueulé que tout le quartier l’aurait entendu. Or aucun gueulement n’a été noté, j’ai vérifié.

— Je comprends, dit Fandorine avant de mettre la boule sous les yeux du policier. Quelles sont ces marques, selon vous ?

— Comment je pourrais… Mais si, ce sont des traces de dents ! s’écria Nebaba. Mais quelle drôle d’idée de vouloir mordre là-dedans.

Il prit la boule, la serra entre ses solides dents jaunes, et il apparut que, en effet, il n’y avait aucune possibilité de mordre dans cette boule, beaucoup trop dure.

— Vous avez examiné les dents de la victime ? Non ? (Eraste Pétrovitch plissa le front, l’air soucieux.) Je suis convaincu que certaines sont cassées ou ébréchées. L’assassin a fourré cette boule dans la bouche de l’antiquaire.

— Pour quoi faire ? s’étonna le commissaire.

Le commis poussa alors un cri, se signa et couvrit de sa main ses lèvres fines et blanches.

— Pour que les voisins n’entendent pas les « gueulements », comme vous le dites si joliment. La victime a été découpée vivante à la hache, et cela a duré assez longtemps. De douleur, l’antiquaire est arrivé à entamer cette répugnante boule avec ses dents…

Ce fut au tour de Nebaba de faire son signe de croix.

— Quelle horreur ! Mais à quoi bon soumettre Priakhine à de telles tortures ?

— Pour qu’il dévoile sa cachette, répondit Fandorine d’un ton tranchant – et, de nouveau, il se mit à regarder partout, levant même la tête vers le plafond. Il est absolument évident que Priakhine possédait un objet particulièrement précieux. La première fois, il y a quatre jours, le c-criminel (je suis enclin à penser qu’il s’agit d’une seule personne) a essayé d’éviter le meurtre : il a assommé le commis et fouillé le magasin, mais il n’a pas trouvé ce qu’il cherchait. Le malfaiteur est donc revenu, cette fois alors que l’antiquaire était présent, et il l’a torturé pour lui arracher son secret. Mais Priakhine n’a pas dévoilé la cachette.

— Comment pouvez-vous en être si sûr ? s’étonna Nebaba. Qui peut être capable de supporter une telle horreur ?

— Il existe des gens chez qui l’obstination et l’avidité sont plus fortes que la douleur et même que la peur de la mort. Si l’antiquaire avait cédé, l’assassin n’aurait pas eu besoin de fouiller sur les étagères ni sous le plancher. Regardez, là-bas dans le coin, des lattes ont été enlevées. Non, Priakhine a emporté son secret dans la tombe.

— Mon Dieu, mon Dieu, psalmodiait Kliouev en enchaînant les petits signes de croix.

Après une courte réflexion, le commissaire quant à lui demanda :

— Et si le monstre, après avoir tué Priakhine, avait tout de même découvert la cachette ?

— J’en doute, marmonna distraitement Eraste Pétrovitch, tournant rapidement la tête dans tous les sens. Si la cachette était simple, le criminel l’aurait trouvée du p-premier coup. Eh bien, allons-y, essayons à notre tour.

Il longea le local exigu et tout en longueur en sondant les murs. Soudain, il tourna sur ses talons et, pour une raison obscure, frappa trois fois dans ses mains.

— Dites, Kliouev, il n’y a pas de coffre-fort ici, n’est-ce pas ?

— Non, monsieur, et il n’y en a jamais eu.

— Dans ce cas, où votre patron gardait-il son argent et ses objets de valeur ?

— J’aurais du mal à répondre, Votre Haute Noblesse. C’est que Silanti Mikhaïlovitch était sacrément méfiant.

— Ainsi, pas une seule fois depuis que vous êtes là vous n’avez vu où il p-prenait de la monnaie ni où il déposait sa recette du jour ?

— Comment ça, bien sûr que je l’ai vu. Dans sa poche, voilà où. Seulement, dans sa poche, il ne pouvait pas mettre beaucoup d’argent. Et il ne sortait jamais dans la rue avec plus de trois roubles. Il disait : « Le petit peuple, c’est voleur, voyou et compagnie », c’était sa ritournelle, ou, pour s’exprimer savamment, son « credo ».

— Credo, credo… répéta Eraste Pétrovitch d’une voix traînante et, se baissant, il arracha une plinthe.

— Dans la cave, peut-être ? suggéra le commissaire.

— Cela paraît douteux, répondit Fandorine en se tournant résolument vers le comptoir. Il n’allait pas descendre à chaque fois qu’il avait un billet de trois roubles à cacher. Et ça, qu’est-ce que ça fait ici ?

Fandorine indiqua le crocodile décoloré par le temps, qui tendait vers lui sa gueule entrouverte. Cet habitant des rivières limoneuses et des étangs chauds était accroché par la queue, mais sa tête plate se redressait à angle droit, de sorte qu’il avait l’air de fixer le conseiller de cour de ses petits yeux malicieux.

— C’est un animal qui s’appelle karkadil de Cochinchine, expliqua le commis.

— Je vois bien que c’est un crocodile. Mais pourquoi est-il ici ? On ne peut pas appeler ça une antiquité.

— Il a toujours été là, même avant que Silanti Mikhaïlovitch me prenne à son service. C’est une espèce de décoration. Mon patron adorait ce monstre, chaque soir il le frottait avec un chiffon. Il lui avait même donné un nom : Hérode.

Eraste Pétrovitch poussa un soupir, comme affligé par les bizarreries de la nature humaine, et, sans la moindre hésitation, plongea la main dans la gueule du crocodile.

— Voyons ce que nous avons là-dedans, prononça Fandorine pour lui-même – et, apparemment, il palpa quelque chose. C’est bien ce que je pensais. Personne n’allait imaginer que ce qu’il cherchait était sous son nez. L’assassin n’avait m-manifestement pas lu Edgar Poe.

Eraste Pétrovitch sortit doucement de l’insolite cachette tout d’abord une fine liasse de billets de banque, puis une petite bourse en velours dans laquelle quelque chose cliquetait. Il posa négligemment l’argent sur le comptoir et déploya le velours. Nebaba et Kliouev, qui s’étaient approchés tout près, poussèrent un long soupir déçu : la bourse ne contenait pas des pierres précieuses ni de l’or, mais de petites boules vertes enfilées sur un fin cordon. Bref : un banal collier de perles. Quoique… non, à en juger par les petits glands, il s’agissait d’un chapelet et non d’un collier. Et pas d’un chapelet chrétien, mais musulman ou autre.

Après avoir attendu que le fonctionnaire chargé des missions spéciales ait bien examiné sa trouvaille, le commissaire demanda à mi-voix :

— C’est un objet de valeur ?

— Pas p-particulièrement. Un chapelet de jade des plus quelconques. Comme il y en a des multitudes en Chine et au Japon. Celui-ci, il est vrai, est apparemment très ancien. Kliouev, vous l’aviez déjà vu auparavant ?

Le commis écarta les bras :

— Non, jamais, monsieur.

— Je le prends avec moi, décida Fandorine. Quant à l’argent, veuillez le compter et consigner la somme par écrit.

Nebaba jeta un regard appuyé aux billets, les remua rapidement et aussitôt annonça avec assurance :

— Trente-sept roubles. Dites, Votre Haute Noblesse…

— Oui ?

— Ne faudrait-il pas montrer ce chapelet de jade au comte Khroutski ? Son Excellence est très forte en ce qui concerne tous les trucs asiatiques.

Eraste Pétrovitch balaya la suggestion d’un geste de la main.

— Inutile, trancha-t-il en fourrant dans sa poche la petite bourse de velours. Moi-même, Nebaba, je m’y entends quelque peu en matière de « trucs asiatiques ».

Et, sous le regard incrédule du policier, il se dirigea vers la sortie.

3

Le conseiller de cour passa toute la journée plongé dans une profonde réflexion. De temps en temps, il sortait le chapelet de sa poche, faisait rouler dans le creux de sa main les petites boules de pierre verte et lisse. En s’entrechoquant, celles-ci produisaient un doux claquement qui lui procurait un inexplicable plaisir.

Lors de son rapport chez le général gouverneur (en fait, ce rituel quotidien aurait dû s’appeler plus banalement « thé de l’après-midi », surtout les jours comme aujourd’hui où il n’y avait rien de particulier à rapporter), le prince Dolgoroukoï demanda :

— C’est quoi, mon cher, ce jouet que vous avez dans la main ? Une nouvelle invention à la mode ? On connaît votre penchant pour le progrès technique. Montrez-moi donc cela. Et, ayant chaussé son pince-nez, le général gouverneur examina avec curiosité le drôle d’objet oriental.

— Non, Votre Haute Excellence, répondit respectueusement le fonctionnaire chargé des missions spéciales. C’est une invention tout ce qu’il y a d’antique. Imaginée par les Anciens pour favoriser la c-concentration de l’énergie intellectuelle et spirituelle.

— Ah, un chapelet, comprit le prince. (Il commença à l’égrener, faisant claquer l’une après l’autre les perles vertes et, brusquement, se frappa le front.) Eurêka ! Depuis ce matin je me triture la cervelle pour savoir comment tourner ma note à Sa Majesté concernant la question afghane. Se taire est malhonnête – les têtes brûlées entraînent actuellement le pays dans l’aventure –, mais, d’un autre côté, j’ai la frousse de dire la vérité, vu l’anglophobie notoire du souverain. Aussi, voici ce que je vais faire : je vais écrire un compte-rendu de la visite à Moscou du prince héritier et, en passant, j’exposerai ma position sur l’expédition de Kouchka. Ce sera limpide sans être trop insistant. Gardez bien votre chapelet, Eraste Pétrovitch. Il m’a en effet aidé dans ma réflexion. Apportez-le plus souvent.

Fandorine sourit à la plaisanterie, et la conversation bifurqua sur le conflit russo-britannique, prenant un caractère si spécialisé qu’il eût été complètement impossible pour un profane de s’y retrouver dans les stratagèmes politiques et les manśuvres subtiles dont il était question.

Mais le soir, de retour chez lui, alors qu’il mettait la dernière main à la lettre au souverain, Eraste Pétrovitch repensa à la plaisanterie du général gouverneur. La note était extraordinairement difficile dans la mesure où elle nécessitait prudence et tact : la moindre maladresse pouvait avoir pour le prince les pires conséquences. Le conseiller de cour s’arrêtait de temps à autre, relisait ce qu’il venait d’écrire, et, d’elle-même, sa main plongeait dans sa poche à la recherche du chapelet – au début, de manière purement mécanique. Mais bien vite Eraste Pétrovitch remarqua un fait étrange : il lui suffisait d’égrener pendant quelques instants les petites boules de jade pour qu’une phrase compliquée prenne forme dans son esprit, et cela tout naturellement et de la manière la plus parfaite qui soit.

Cela se répéta de multiples fois, si bien qu’en fin de compte, intrigué par l’étrange phénomène, Fandorine mit définitivement de côté son nécessaire d’écriture et entreprit de scruter le chapelet avec une curiosité avide.

La soirée étant extrêmement chaude et étouffante, le conseiller de cour alla s’installer dans son voltaire, près de la fenêtre ouverte qui donnait sur la cour, et écarta les rideaux. Dehors, il faisait nuit noire et, de la pommeraie voisine, provenait le chant des cigales. Eraste Pétrovitch aurait avec plaisir pris un thé, mais son valet de chambre Massa avait, comme d’habitude, un rendez-vous galant avec une certaine personne. Soucieux de préserver l’honneur de la dame, le Japonais gardait son nom secret, mais aux miettes et aux grains de raisin sec qui, ces derniers temps, tombaient régulièrement des poches du voluptueux Asiate, Fandorine avait conclu que Massa avait une liaison intime avec la boulangère du coin, après qui il languissait depuis longtemps, lui ayant même dédié un tercet :

Autour de l’opulente fleur

Vole, vole l’abeille jaune.

Oh, quelle enivrante odeur !

Quoi qu’il en soit, le serviteur n’était pas là, et comme il n’avait pas le courage d’allumer lui-même le samovar, Eraste Pétrovitch décida de se contenter d’un cigare. Tout en exhalant des jets de fumée bleue, il compta les perles du chapelet. Il s’avéra que le nombre était inhabituel pour l’Orient : vingt-cinq. Vingt-quatre, on aurait compris : trois fois huit, à savoir trois fois le chiffre synonyme de chance et de longévité. Mais vingt-cinq ? Cinq fois cinq, c’était brutal, logique, européen.

Fandorine tourna et retourna le chapelet dans tous les sens, en lécha une des perles (heureusement qu’il n’y avait personne dans la pièce) et, pour finir, le sentit. La langue, bien entendu, ne perçut aucun goût, mais il y avait une odeur qui, pour être à peine perceptible, n’en était pas moins incontestable. Eraste Pétrovitch la reconnut. Cela sentait le vieux, vrai et authentique, comme celui qui émane des mosaïques byzantines ou des ruines du Colisée. C’est cette odeur particulière qu’exhale le temps quand il s’accumule et se condense : une odeur de paix, de cendre, mais aussi une légère amertume.

Alors que ses doigts faisaient machinalement claquer les petites boules de jade, soudain lui vint une idée encore floue : vingt-cinq, cela faisait trois fois la longévité plus un. Donc plus que trois fois la longévité… Que cela pouvait-il bien vouloir dire ? Une ineptie quelconque.

Soudain un léger craquement se fit entendre : le fil venait de casser. Les perles se répandirent en une pluie verte, mais ne tombèrent pas par terre, du fait de l’excellent réflexe d’Eraste Pétrovitch. Se mettant instantanément à genoux, celui-ci joignit ses deux mains en une coupe où il récupéra toutes les petites boules, à l’exception d’une seule : la fameuse vingt-cinquième. Elle heurta le parquet avec un étrange clappement et alla rouler plus loin. Ce qui était étrange, ce n’était pas seulement cet incompréhensible clappement, que n’aurait jamais dû produire le choc de la pierre contre le bois. Non moins étonnant pour Fandorine était le fait que ce bruit fût venu d’en haut et non d’en bas.

Toujours agenouillé, Eraste Pétrovitch leva la tête, se retourna et vit, sur le dossier du fauteuil, là où se trouvait sa tête une seconde plus tôt, une flèche qui tremblotait ; épaisse et courte, elle avait pénétré dans la tapisserie presque jusqu’à la plume.

Ce phénomène énigmatique le stupéfia à tel point que le conseiller de cour commença par secouer la tête, puis, seulement après, déversa les boules dans le fauteuil et arracha du dossier la visiteuse ailée. Fandorine avait déjà eu l’occasion de voir de semblables flèches : on les tirait au moyen de petites mais puissantes arbalètes, comme celles dont, depuis des temps immémoriaux, se servent les tueurs professionnels du Japon, de Corée et de Chine.

Sans réfléchir plus d’une seconde, le fonctionnaire chargé des missions spéciales sauta par-dessus l’appui de la fenêtre, atterrit en douceur sur un parterre de fleurs et appuya les doigts sur ses globes oculaires, afin que sa vue, après la lumière, s’habitue plus rapidement à l’obscurité.

Mais avant même que ses pupilles se dilatent, l’ouïe d’Eraste Pétrovitch perçut un bruissement : vêtu d’un costume enveloppant étroitement sa silhouette, un individu courait, plié en deux, en direction de la clôture qui séparait la propriété du baron Evert-Kolokoltsev, dont Fandorine occupait une annexe, de la pommeraie précédemment évoquée. Le tueur se mouvait dans la nuit avec aisance et légèreté, ses pieds effleurant le sol sans presque faire de bruit.

Le conseiller de cour n’avait pas son revolver à portée de main, mais, quand bien même l’aurait-il eu, il n’eût pas tiré. Primo, il avait très envie de s’expliquer avec cet inconnu qui en voulait à sa vie ; secundo, ce curieux arbalétrier avait commis une impardonnable erreur topographique, due, de toute évidence, à une insuffisante connaissance des lieux. Dans la direction où pour l’heure il courait à toutes jambes, la cour n’était pas close par une simple palissade mais par un mur haut de trois bons mètres. Sachant parfaitement que le nouveau Guillaume Tell n’avait nulle part où se réfugier, Fandorine décida de ne pas courir après lui ; calmement et sans se presser, il partit dans son sillage.

Mais là, une nouvelle surprise attendait le fonctionnaire chargé des missions spéciales. Sans ralentir sa course, le malfaiteur bondit en poussant si fort sur ses jambes qu’il put s’agripper des deux mains au sommet du mur. Il se hissa sans aucun effort, s’accroupit et disparut de l’autre côté. Avant de sauter dans le jardin, le fuyard s’était immobilisé un court instant, suffisant toutefois pour que Fandorine ait le temps de parfaitement distinguer sa silhouette noire : pantalons moulants, courte veste et chapeau conique. Un Chinois !

Se ruant à son tour, Eraste Pétrovitch essaya de franchir le mur de la même manière, mais, étant en robe de chambre et chaussures d’intérieur, il n’y parvint pas du premier coup. Quand, enfin, le conseiller de cour se retrouva à cheval sur l’obstacle, continuer la poursuite n’avait déjà plus de sens. La pommeraie offrait à Fandorine une immobilité sereine : pas une branche qui frémît, pas une herbe qui bruissât, de sorte qu’il n’y avait aucun moyen de savoir dans quelle direction était parti le scélérat.

Eraste Pétrovitch revint sur ses pas, déçu et perplexe. A tout hasard, il tira ses rideaux, au mépris de la chaleur étouffante qui se fit immédiatement sentir. Il arpenta la pièce, frappa dans ses mains, se massa la nuque, mais rien de sensé ne lui vint à l’esprit. Par expérience, Fandorine savait que le meilleur moyen pour relancer une pensée stagnante était de s’adonner à une tâche mécanique. Et justement, il y en avait une qui l’attendait.

Le fonctionnaire chargé des missions spéciales alla dans la chambre de Massa, fouilla dans le coffret où celui-ci rangeait fils et aiguilles. Il arrêta son choix sur une bobine dont l’étiquette rouge et or portait l’inscription « Fils de soie remarquablement fiables et solides de la Cie Pouziriov et fils ».

Il s’assit dans le fauteuil, non sans avoir regardé d’un sale śil le trou laissé par la flèche, et entreprit d’enfiler les perles de jade. Ah oui, c’est vrai qu’il y en avait une qui avait roulé quelque part.

La vingt-cinquième perle fut découverte sous le bureau. Eraste Pétrovitch la ramassa et, soudain, sentit du bout du doigt une aspérité. Il mit la pierre devant la lampe et découvrit, à demi effacé, l’idéogramme « fer ». En japonais, cela se lisait « tetsu », en chinois « tié ». Que cela pouvait-il signifier ?

Ayant joint la dernière à ses sśurs et noué le fil, Fandorine vérifia que les perles étaient à l’aise dans leur nouvel agencement. Il s’avéra qu’elles étaient parfaitement bien. Les petites boules vertes claquaient joyeusement les unes contre les autres.

« Fer », « tié » ? Etait-ce possible que…

Fandorine bondit sur ses jambes et se rua vers l’armoire dans laquelle il rangeait les livres anciens jadis rapportés par lui de l’empire du Soleil-Levant.

4

Le lendemain, Eraste Pétrovitch n’alla pas à son bureau, où il envoya un court message alléguant une affaire de première urgence. Il n’y avait là rien d’étonnant dans la mesure où le conseiller de cour n’était pas soumis à des heures de présence obligatoires et se trouvait dans la position enviable de l’homme libre comme l’air. Les choses étonnantes commencèrent plus tard, vers le soir.

Le jeune homme, qui était toujours tiré à quatre épingles et passait pour l’un des tout premiers dandys de Moscou, s’affubla d’une redingote usée, sortit d’un compartiment spécial de sa garde-robe une chemise sale qu’il gardait à dessein pour ce genre de circonstance, compléta sa toilette avec divers autres accessoires appropriés et se dirigea à pied vers le marché Soukharev. Le chemin était assez long, mais Fandorine ne se pressa pas, savourant l’air doux de cette belle journée d’été.

Apparemment, le fonctionnaire chargé des missions spéciales avait besoin de cette longue marche pour s’ouvrir l’appétit. En tout cas, sitôt arrivé dans la Soukharevka, il se dirigea vers l’une des pires gargotes du quartier chinois – un bien grand mot pour qualifier les quelques rues étroites et sinueuses où s’étaient installés les petits commerçants et les manśuvres qui, depuis quelque temps, avaient commencé à s’établir dans l’ancienne capitale.

Dans le local sombre et crasseux ne se trouvait pas un seul Européen. Une forte odeur de hareng frit se mêlait à celle de l’huile rance et, autour des tables basses, des hommes de petite taille aux yeux bridés et aux longues nattes mangeaient en maniant habilement leurs baguettes. Tous portaient uniformément une veste de toile noire ou bleu foncé à col officier. La politesse et la crainte de se brûler les lèvres recommandaient de manger la soupe en aspirant les pâtes avec un sifflement, de sorte que, de tous les coins, parvenaient des bruits de ventouse et des clappements comme on ne pouvait en entendre nulle part, même pas dans le plus miteux des estaminets de la Khitrovka.

Eraste Pétrovitch commanda une soupe aux ailerons de requin et des crêpes frites avec des śufs et du chou. Pendant qu’il attendait tranquillement d’être servi, ses doigts jouaient avec l’antique chapelet de jade. Aux regards en biais qui lui étaient adressés, il répondait par un léger hochement de tête, et quand on lui apporta le bol de soupe et l’assiette contenant les crêpes roulées et croustillantes, il se mit à produire des bruits de ventouse et des clappements qui n’avaient rien à envier à ceux de ses voisins.

Il mangea longuement et avec appétit, puis prit encore trois bons quarts d’heure pour boire un thé au jasmin servi dans une théière en bronze noirci de fumée. Enfin, il se leva, essuya son front mouillé de sueur avec un mouchoir sale, déposa quelques kopecks sur la table et se rendit dans l’établissement voisin qui offrait douceurs et jeu de mah-jong.

L’excursion chinoise du fonctionnaire chargé des missions spéciales se poursuivit jusqu’à la nuit, qui tomba alors que Fandorine se trouvait dans une cave obscure, perdue au fond d’une des cours de la Soukharevka. L’endroit était assez vaste avec un plafond bas suintant d’humidité et quasiment aucun éclairage, si ce n’était quelques lampions à huile.

Par terre étaient alignés des matelas de ouate occupés par des hommes assis ou allongés : essentiellement des Chinois, auxquels se mêlaient quelques rares Européens. Une odeur suave chatouillait les narines : celle de la fumée qui ondulait lentement et gracieusement sous la voûte de la cave. Nul ne parlait, le silence régnait, interrompu de loin en loin par quelque bredouillement sourd et indistinct venant on ne sait d’où.

Non sans un certain dégoût, Eraste Pétrovitch s’assit sur un matelas taché de graisse, et, avec un salut, un Chinois silencieux lui tendit aussitôt une pipe d’ivoire fumante, au long tuyau décoré de dragons. Ayant jeté un regard à son entourage (à gauche somnolait un barbu au visage blême, vêtu d’un uniforme de fonctionnaire dont les boutons étaient décousus, à droite trônait un Chinois aux joues rebondies, qui fermait les yeux d’un air béat), Fandorine commença par étaler son chapelet sur le bord du matelas, puis il essuya soigneusement avec son mouchoir l’embouchure de la pipe et aspira une bouffée – par pure curiosité scientifique. Rien de spécial ne se passa, ni après la première bouffée, ni après la seconde, ni après la troisième.

Rassuré, le fonctionnaire chargé des missions spéciales fit mine de somnoler lui aussi, alors qu’en réalité, ses yeux s’étant maintenant habitués à l’obscurité, il avait discrètement entrepris d’épier de sous ses paupières entrouvertes les visages des fumeurs. Etranges étaient ces visages : comme sans âge, avec les mêmes mentons pendants et des trous noirs à la place des orbites. L’attention de Fandorine fut attirée par le vieux Chinois à la longue barbe grise assis juste en face à lui. Il s’étonna de sa propre acuité visuelle, tant il distinguait nettement chaque ride sur le visage du vieillard. Soudain, les yeux du Chinois s’entrouvrirent, et il s’avéra alors qu’ils n’étaient pas le moins du monde endormis ou embrumés, mais au contraire vifs, limpides, voire enjoués. Faisant un clin d’śil au jeune homme, le vieillard demanda d’une voix caressante et infiniment agréable, en outre dénuée de tout accent :

— Alors, difficile ?

Curieusement, Eraste Pétrovitch comprit d’emblée que l’énigmatique Chinois l’interrogeait non pas sur un quelconque inconfort dû par exemple au fait qu’il n’avait pas l’habitude d’être assis sur un matelas aussi dur, mais sur la difficulté de vivre en général.

— Non, répondit-il.

Puis, après réflexion, il dit :

— Oui.

Cela sentait maintenant les pommiers en fleur, et brusquement il apparut que les deux hommes – Fandorine et le sympathique vieillard – n’étaient pas assis dans une cave humide, mais au sommet d’une montagne. En bas s’étendait une verte vallée que les rizières inondées faisaient ressembler à une mosaïque scintillante, sur les versants poussaient de jeune arbres parsemés de fleurs, au loin on distinguait un monastère aux murs blancs avec de curieuses tourelles et une pagode à cinq étages ; quant au ciel crépusculaire, il était d’une teinte allant du vert au lilas, telle que l’on n’en verra jamais dans la partie centrale de la Russie.

Eraste Pétrovitch n’était aucunement étonné de ce déplacement dans l’espace, au contraire il le considérait comme normal et même évident. Il savait que le nom du vieillard était Tié Kouan Tseu et que la montagne s’appelait Taishan.

Après un silence, le vieil homme prit de nouveau la parole :

— Tu as peur de la mort ? demanda-t-il.

Et, de nouveau, Eraste Pétrovitch répondit « non », puis, après réflexion, « oui ».

— Eh bien, n’en aie pas peur, fit Tié Kouan Tseu avec un sourire. Elle n’a rien d’effrayant. Si tu le souhaites, tu ne connaîtras jamais la mort. Veux-tu apprendre ce secret ?

— Oui, sage homme ! s’écria Fandorine. Apprends-le-moi !

— Alors écoute, mais pas avec ton esprit, avec ton âme, parce que l’esprit est semblable à la feuille qui pousse au printemps et tombe à l’automne, alors que l’âme est un arbre robuste qui vit mille ans.

— Je ne veux pas vivre mille ans, dit Eraste Pétrovitch. Mais je veux connaître le secret.

— Tu vas tout de suite le savoir, dit l’enchanteur avec un sourire encore plus doux. Il est simple. En réalité, qu’est-ce que la mort ?

Le fonctionnaire chargé des missions spéciales se pencha en avant afin de ne pas manquer un seul mot, mais le sage homme ferma les yeux, tendit la main – loin, très loin, à au moins deux mètres. Le bras miraculeusement long saisit Eraste Pétrovitch par l’épaule et se mit à le secouer énergiquement.

— Maîtle, maîtle, vite, il s’en va ! entendit crier Fandorine dans un russe teinté d’un épouvantable accent japonais.

— Ne bouge pas, Tié Kouan Tseu, demanda le conseiller de cour au vieux Chinois. C’est Massa, je vais tout de suite le renvoyer, qu’il ne nous dérange pas.

Mais c’était trop tard. Le magicien, la montagne aux pommiers, la vallée verte, tout avait disparu.

Eraste Pétrovitch était toujours assis sur le même matelas dans une cave enfumée de la Soukharevka, et, penché au-dessus de lui, se trouvait son serviteur en train de secouer par l’épaule son maître enivré par l’opium.

— Le tsapelet ! cria Massa (ce même Asiate aux joues rebondies qui peu avant était assis à la droite d’Eraste Pétrovitch). Il a plis le tsapelet !

En effet, le chapelet que Fandorine avait posé à côté de lui avait disparu.

— Qui l’a pris ? Tié Kouan Tseu ? demanda mollement Eraste Pétrovitch. Bon, tant pis. C’est son chapelet.

— Quel Tié Kouan Tseu ? C’est le vieil homme qui l’a plis, il était assis là.

Massa indiqua l’endroit où, un instant plus tôt, se trouvait le merveilleux vieux sage. Son matelas était vide.

— Ah, Massa, comme tu tombes mal, bredouilla Fandorine.

Mais son serviteur le tira sans ménagement pour le faire mettre debout, puis le poussa vers la sortie.

Le valet de chambre de Fandorine passa alors à sa langue natale. D’ailleurs, quand bien même quelqu’un dans la fumerie eût-il connu le japonais, il n’aurait de toute façon rien compris à ce récit décousu.

— Quand, maître, vous avez laissé tomber votre tête, commencé à mâchonner je ne sais quoi, et que sur votre visage est apparu ce sourire niais, qui ne vous a d’ailleurs pas quitté et même que j’ai peur qu’il ne vous quitte plus jamais, il s’est mis debout dans l’allée et a fait tomber sa pipe près de vous. Il s’est baissé pour la ramasser et en a profité pour s’emparer du chapelet. Il n’a pas essayé de vous tuer, je suis tout le temps resté sur le qui-vive. Et maintenant, vite, il ne peut pas être très loin ! Rattrapons-le !

— Qui il ? demanda Eraste Pétrovitch avec un sourire radieux.

Il éprouvait une douce quiétude et n’avait pas la moindre envie de courir après qui que ce fût.

— Le vieux Chinois qui était assis en face de vous, voyons ! Cette maudite herbe vous a complètement abruti ! C’est sûrement lui le tueur qui vous a envoyé une flèche et a ensuite sauté par-dessus le mur !

Désireux de montrer qu’il avait l’esprit clair et la mémoire intacte, Fandorine fronça les sourcils, l’air pénétré.

— Comment est-il ?

Massa resta un instant songeur, haussa les épaules et répondit :

— C’est un Chinois.

Puis il ajouta :

— Vieux. Très vieux.

— Moi, je pensais qu’il était jeune, déclara Eraste Pétrovitch.

Il explosa alors d’un rire insouciant, tant il trouvait drôle que le Chinois qui avait si facilement franchi le haut mur soit vieux et même très vieux : hop, et de l’autre côté. Ce n’était pas un grand-père, mais un ressort.

Pivotant légèrement, le serviteur expédia deux gifles sonores au conseiller de cour. Ce dernier cessa de rire bêtement et voulut se fâcher, mais il n’en eut pas le courage.

Ils étaient maintenant dans la cour. Il faisait sombre, venteux, la chaussée pavée était luisante de pluie, les gouttes cinglaient le visage telle de la grenaille. La fraîcheur et l’humidité aidèrent Fandorine à retrouver partiellement ses esprits.

— Le voilà ! indiqua Massa en passant le porche.

Devant, à une trentaine de pas, une silhouette voûtée trottait à pas menus. Ses coudes étaient collés à son corps, comme si l’homme avait froid ou bien serrait quelque chose contre sa poitrine. On n’entendait aucun bruit de pas.

— On le suit, m-mais attention, dit Eraste Pétrovitch. (Sa tête fonctionnait mieux, mais sa bouche était légèrement pâteuse et ses jambes semblaient ne pas lui appartenir.) Voyons où il va.

Le vieillard tourna à gauche, puis de nouveau à gauche jusqu’à la place Soukharev, où les lampadaires étaient allumés et le marché encore ouvert. Fandorine, qui avait perdu la notion de l’heure, en déduisit qu’il n’était pas si tard que cela. Se faufilant à l’extrémité de la place, le voleur s’engouffra à nouveau dans une ruelle étroite, et ses poursuivants accélérèrent le pas.

Soudain, Eraste Pétrovitch entendit derrière lui une voix sonore qui lui parut familière :

— Votre Haute Noblesse, vous ici ?

Se retournant en un mouvement brusque qui faillit lui faire perdre l’équilibre, le conseiller de cour vit l’inspecteur Nebaba qui tenait par l’oreille un loqueteux avec un pansement sur la joue. S’étant assuré qu’il s’agissait bien de Fandorine, Nebaba fit un mouvement de la tête en direction du gredin :

— Un vide-gousset. Pris sur le fait.

— Tonton Makar Nilovitch, lâche-moi, geignit le jeune filou. Fiche-moi une bonne raclée, mais s’te plaît, pas au trou.

Il tombe à pic, pensa Eraste Pétrovitch. Le Chinois est vif et habile, Massa aura du mal à en venir à bout tout seul, étant donné qu’on ne peut guère compter sur moi dans l’état d’abrutissement où je suis. Si Nebaba contrôle la Soukharevka depuis des années en étant encore vivant, cela veut dire que c’est une fine mouche et qu’il sait se défendre. Et puis il connaît tous les recoins du quartier mieux que n’importe quel Chinois. Vraiment, cette rencontre avec Nebaba était un vrai don du ciel.

— Laissez celui-là, ordonna brièvement Fandorine. Suivez-moi. En faisant le moins de bruit possible.

En chemin, il expliqua succinctement au policier l’essentiel de l’affaire.

Le vieillard trottina le long de la ruelle, tourna dans une rue perpendiculaire et, brusquement, se glissa dans un étroit passage entre des immeubles.

— C’est assez, Votre Haute Noblesse ! glissa Nebaba à l’oreille du fonctionnaire chargé des missions spéciales. Il faut l’arrêter maintenant. Au bout, il y a une cour à trois sorties, sans compter l’accès aux caves. Il va nous échapper.

Et, sans en attendre l’ordre, il se mit à courir en donnant des coups de sifflet.

Massa et Fandorine s’élancèrent à sa suite.

Dans la cour, le commissaire rattrapa le Chinois et le saisit par les épaules.

— Attention ! lui cria Eraste Pétrovitch.

Comment ce rustre de policier aurait-il pu savoir le genre de surprise que pouvait réserver un vieux Chinois cacochyme ?

Mais Nebaba s’acquitta facilement de sa tâche : le voleur ne chercha même pas à s’enfuir ni à résister. Quand le conseiller de cour et son valet approchèrent, l’homme se tenait tranquille, la tête rentrée dans les épaules, répétant d’une voix tremblante :

— Meï kie ! Meï kie !

Massa déplia les doigts du Chinois, récupéra le chapelet de jade (le vieillard le serrait effectivement contre sa poitrine) et le donna à Fandorine.

Eraste Pétrovitch fixa son regard sur le Chinois, essayant de distinguer ses traits dans l’obscurité. Un vieillard comme un autre. Rien de la sagesse de Tié Kouan Tseu dans ce visage effrayé, rien de la force ni de l’adresse de l’arbalétrier de la veille dans ce corps chétif. Quelque chose clochait.

Le commissaire, qui se tenait derrière le Chinois, fit remarquer, l’air sceptique :

— Excusez-moi, monsieur Fandorine, mais je ne vois pas ce pauvre bougre dépecer Priakhine. Ce n’est même pas sûr qu’il soit capable de tenir une hache.

Eraste Pétrovitch n’eut pas le temps de répondre. Dans l’obscurité, on entendit un froissement, une courte expiration, puis le bruit sourd d’un objet dur frappé contre une surface molle. Nebaba s’effondra tête la première et bras en croix. A l’endroit où, un instant plus tôt, se tenait l’inspecteur, se dessinait une silhouette en laquelle Fandorine reconnut immédiatement l’acrobate qui la veille avait franchi le mur d’un bond : mêmes vêtements enveloppants, même souplesse, même bonnet conique. Se préparant au corps-à-corps, Massa émit un début de sifflement féroce, mais celui-ci lui resta dans la gorge : en un mouvement vif comme l’éclair, l’homme en noir lança sa jambe, qui vint frapper le Japonais juste en dessous du menton. Le coup fut d’une rapidité si incroyable qu’il prit au dépourvu le serviteur de Fandorine, lutteur pourtant redoutable et expérimenté.

Sans même pousser un cri, Massa tomba à la renverse. Ainsi, la totalité de l’armée d’Eraste Pétrovitch avait été décimée dès les premières secondes de la bataille. Et le général, pour sa part, n’était absolument pas prêt pour la confrontation avec un aussi redoutable ennemi, et encore moins avec deux.

Non, finalement avec un seul, car le vieux Chinois n’avait manifestement pas l’intention de se jeter sur le fonctionnaire chargé des missions spéciales. Il recula contre le mur, se prit la tête entre les mains et se mit à gémir :

— Siencheng, pou yao !

Ah, si seulement Eraste Pétrovitch avait été dans son état normal, il se serait lancé sans hésitation dans un combat singulier, fût-ce avec un tel maître des arts martiaux, ou bien il lui aurait tout simplement tiré une balle dans la cheville avec son Herstal en acier oxydé. Mais il n’avait pas le temps de porter la main à son étui de revolver : voyant son geste, son adversaire l’attaquerait par anticipation. Quant à se lancer dans un corps-à-corps, il ne fallait même pas y songer. Fandorine essaya de se mettre en position de combat, mais la terre tangua aussitôt sous ses pieds. Si je reste en vie, jamais plus je ne toucherai à cette saleté, se promit le conseiller de cour en reculant lentement.

Apparemment, la position produisit tout de même sur l’adversaire l’effet recherché : l’homme en noir décida que ses mains et ses jambes ne suffiraient pas. D’un léger mouvement, il tira de sa manche un objet long et souple, puis se mit à décrire dans l’obscurité des arabesques sifflantes et scintillantes. Une chaîne d’acier, devina Eraste Pétrovitch. Avec ça, on peut facilement briser un os ou arracher une gorge.

Fandorine, lui, n’avait hélas rien dans les mains, si ce n’était le malencontreux chapelet. La première fois, il parvint tant bien que mal à esquiver le serpent métallique, mais il manqua tomber et fit encore quelques bonds en arrière. Mais impossible de reculer plus, un mur l’arrêtait. Eraste Pétrovitch agita le chapelet, dessinant un huit qui fendit l’air en sifflant. Que son adversaire pense que lui aussi était armé d’une chaîne, et il prendrait garde. Mais le fil remarquablement fiable et solide de la compagnie Pouziriov et fils cassa, et les petites boules de jade roulèrent en tous sens de la manière la plus pitoyable.

L’homme en noir fit un pas en avant, prêt à l’attaque décisive. En entendant la chaîne meurtrière fendre l’air, Eraste Pétrovitch se rappela cette noble maxime taoïste : « La force de l’esprit triomphe du glaive. » Dommage, toutefois, que ce soit au sens figuré. Mais cela valait le coup d’essayer, d’autant plus que, dans la situation présente, ne subsistait aucune autre solution. Fandorine rassembla en un tout le tissu de son esprit en lambeaux, leva ses bras mous, comme en coton, et, à l’instant même où son adversaire se lançait à l’attaque, il prononça le mot magique de kingshen, qui désigne la force spirituelle (faute de pouvoir compter sur la force corporelle).

Et cela marcha !

L’homme en noir se comporta comme une marionnette détachée de ses fils : il leva les bras, une de ses jambes avança de manière incompréhensible, l’autre partit en l’air. Finalement, avec un craquement écśurant, l’occiput du Chinois heurta la chaussée pavée.

Alors seulement, Eraste Pétrovitch comprit que rien de tout cela n’existait : ni le vol du chapelet, ni la fuite du vieil homme, ni la fantastique bagarre dans une cour obscure. Tout cela n’était qu’un délire inspiré par les brumes de la drogue. Ses visions allaient maintenant se dissiper, laissant de nouveau place à la pénombre, à la fumée bleuâtre et aux silhouettes immobiles des fumeurs d’opium.

Fandorine secoua la tête pour se réveiller au plus vite, mais sans résultat.

En revanche, Nebaba reprit connaissance, et Massa commença à remuer : il porta la main à son menton meurtri, prononça quelques vilains mots en japonais et en russe. Mais le premier à être en état de marche fut l’inspecteur. Il s’assit en gémissant, frotta son cou de taureau et demanda d’une voix enrouée :

— Avec quoi il m’a fait ça ? Une massue ?

— Sa main. Le tranchant de sa main, expliqua Eraste Pétrovitch.

Fixant le policier avec étonnement, Fandorine se demanda ce qu’il allait faire maintenant : prendre la forme du magicien Tié Kouan Tseu ou bien inventer quelque chose de plus intéressant encore ?

Nebaba se leva avec un grognement, fit quelques pas et, glissant sur quelque chose, il manqua tomber.

— Diable ! Quelqu’un a répandu des billes ! Un truc à se tordre le cou.

Il s’approcha du Chinois étendu par terre. S’étant penché, il gratta une allumette. Il émit alors un sifflement étonné.

— Ça, c’est la meilleure ! Son Excellence le comte Khroutski, lui-même et en personne !

5

Pour l’interrogatoire officiel des prévenus, on décida d’attendre l’arrivée du juge d’instruction, que Nebaba avait envoyé chercher dès son arrivée au commissariat. D’après le permis de séjour qu’il avait présenté, le Chinois s’appelait Fan Tchen, était âgé de soixante-sept ans et vivait dans la maison du comte Khroutski, où il occupait la fonction de cuisinier. Fan Tchen ne connaissait que quelques mots de russe, mais utiliser l’orientaliste comme interprète eût été en la circonstance pour le moins étrange.

— En attendant, mettez le Chinois au v-violon, intima Fandorine au commissaire. Son rôle dans cette histoire est à peu près clair. Son maître lui a ordonné de me suivre, de me faucher le chapelet à la première occasion et de le lui apporter en un lieu convenu d’avance. C’est bien cela, Léon Aristarkhovitch ?

Le comte Khroutski était assis dans un coin, sur un tabouret bancal et, vu sa souplesse et son agilité hors du commun, il était attaché par une chaîne à un poêle de fonte poussiéreux. Complètement remis, il était assis avec décontraction, croisant ses jambes revêtues d’étroits pantalons de toile noire, et seul le linge gris dont on avait enveloppé sa tête meurtrie témoignait de la malencontreuse chute de Son Excellence. Le bonnet chinois en velours traînait par terre, et le comte avait entièrement déboutonné sa veste d’étoffe noire, de sorte qu’étaient dénudés non seulement son torse, mais aussi son ventre plat et musclé, ce qui apparemment ne le gênait aucunement.

— C’est la pure vérité, Eraste Pétrovitch, répondit le prévenu, examinant avec intérêt le conseiller de cour. Fan ne savait rien. Je lui ai dit que le chapelet m’appartenait et que vous me l’aviez extorqué par la ruse. C’est un brave et inoffensif vieillard, en outre excellent connaisseur de la cuisine classique du Sichuan.

— Mais c’est quoi, ce chapelet, Votre Excellence ? ne put s’empêcher de demander l’inspecteur. Quelle valeur particulière peuvent avoir ces cailloux pour qu’ils vous aient entraîné jusqu’à de telles extrémités ? Vous avez transformé Priakhine en chair à pâté, vous avez failli nous tuer, monsieur Fandorine et moi, ce qui va vous valoir une vingtaine d’années de bagne ! Pour quelle raison ?

En guise de réponse, Khroutski regarda Eraste Pétrovitch dans les yeux d’un air interrogateur, comme s’il cherchait à savoir ce que celui-ci savait.

— Cela est difficile à expliquer, Makar Nilovitch, dit le fonctionnaire chargé des missions spéciales. Ce chapelet appartenait à un s-sage chinois qui vécut il y a des siècles. On l’appelait Tié Kouan Tseu. En tout cas, Léon Aristarkhovitch est convaincu que ce chapelet est effectivement le sien. Bien que Tié Kouan Tseu n’ait sans doute jamais existé et que l’histoire du chapelet de jade ne soit rien d’autre qu’une légende.

— Bravo, Fandorine, je vous avais sous-estimé, murmura le comte, puis, à haute voix, il ajouta : A cela près que Tié Kouan Tseu a existé et que ce chapelet est effectivement le sien.

Eraste Pétrovitch écarta les mains :

— Je ne suis pas expert en légendes taoïstes et je n’irai pas polémiquer avec vous sur ce sujet. Ensuite, nous ne sommes pas là pour une dispute de spécialistes, mais pour une tout autre raison. Lorsque j’ai lu sur l’une des perles l’idéogramme « tié » à demi effacé, m’est aussitôt revenu à l’esprit le mythe du magicien de Taishan, dont le nom commence par ce même signe. J’ai fouillé dans un recueil tang de nouvelles sur les traditions magiques des temps anciens et j’ai compris en quoi ces modestes perles pouvaient être précieuses pour un homme obsédé par une certaine idée folle. Je me suis trompé sur un seul point : j’étais sûr que le criminel était chinois. Il eût fallu avoir également en tête les sinologues…

Le comte eut un sourire entendu :

— Et vous vous êtes rendu dans le quartier chinois pour pêcher votre poisson au vif, c’est bien cela ?

— Naturellement. Après tout, les Chinois ne sont pas si n-nombreux à Moscou, deux, trois mille en tout, et ils ont l’instinct grégaire. Un Européen avec un chapelet de jade dans la main, errant de bouges en gargotes, ne pouvait passer inaperçu… Dites-moi, Léon Aristarkhovitch, c’est à dessein que vous êtes venu hier au bal ? Vous saviez que j’y serais, et vous vouliez que je m’intéresse à l’assassinat de l’antiquaire. Mais pourquoi aviez-vous donc besoin de me mêler à cette histoire ? Pourquoi prendre un t-tel risque ?

— On dit de vous, Fandorine, que vous voyez ce qui est caché et que vous êtes capable de démêler n’importe quelle énigme. Je me rappelle parfaitement notre dernière conversation ; vous m’aviez alors donné l’impression d’un homme exceptionnellement perspicace et observateur…

— Et vous vous êtes dit que je découvrirais ce que vous ne pouviez trouver vous-même.

— Vous voyez, je disais bien que vous étiez perspicace, prononça le sinologue d’un ton mi-sérieux, mi-moqueur.

— D’accord, on a compris. Mais comment avez-vous su que j’avais réussi à t-trouver le chapelet ? Le matin, je découvre la cachette, finalement assez simple, de Priakhine, et le soir même vous tentez de me tuer.

Nebaba se mit à toussoter sans raison apparente, mais avec une telle insistance que Fandorine se tourna vers le policier.

— Vous ? C’est vous qui le lui avez dit ? Mais p-pourquoi ? Vous vouliez vérifier auprès d’un spécialiste la valeur du chapelet ? Ainsi, au sortir du magasin d’antiquités, vous vous êtes précipité chez le comte, c’est bien cela ?

— Absolument pas, répondit, gêné, Makar Nilovitch. Enfin, à vrai dire, j’en ai eu l’idée, mais cela n’a pas été nécessaire. En vous quittant, je me suis rendu au commissariat pour établir le protocole, et là, en chemin, qu’est-ce que je vois ? Son Excellence qui vient à ma rencontre. Et moi, pauvre imbécile, je suis tout content. Tiens, je me dis, c’est vraiment un coup de chance…

— En effet, un exceptionnel coup de chance, renchérit Fandorine d’un ton caustique, avant de se tourner à nouveau vers le comte. L’impatience était trop forte, n’est-ce pas, Léon Aristarkhovitch ? Vous avez tourné autour du magasin, et ensuite, bien sûr, vous avez dit au commissaire que le chapelet trouvé valait cinq roubles.

— Trois, répondit Khroutski. Trois roubles et vingt-cinq kopecks. C’est exactement pour ce prix que feu Silenti Mikhaïlovitch a acheté ce chapelet de jade il y a une semaine à un Chinois opiomane. J’ai beaucoup entendu parler et lu à propos de cet objet sacré lorsque j’ai fait mon noviciat au monastère de Chan Liang. Vingt-cinq boules de jade usées par le temps, d’un tsun de diamètre chacune, et dont l’une porte le premier idéogramme du nom de l’Eternel… Le chapelet avait disparu lors de l’invasion de la Manchourie et était considéré comme irrémédiablement perdu. Combien de fois ne me les suis-je pas imaginées, alors que j’étais assis tout là-haut dans la neige dans la position hsia ch’i ou que je cassais du tranchant de la main mes huit cent quatre-vingt-huit cannes de bambou journalières…

La voix du prévenu se fit rêveuse, ses yeux se voilèrent, ses paupières se baissèrent.

Eraste Pétrovitch attendit un court instant, puis, sans façon, interrompit les souvenirs du sinologue :

— Donc, vous allez voir chez Priakhine s’il n’y aurait pas quelque nouveauté intéressante dans son magasin, et là, vous voyez le chapelet de jade. Vous n’en croyez pas vos yeux. Frétillant de joie, vous prenez une loupe, louez le Ciel d’une telle aubaine, et cetera, et cetera. Et ensuite ?

Khroutski rouvrit les yeux et poussa un soupir.

— Oui, quand Priakhine m’a montré le chapelet et m’a demandé s’il ne l’avait pas payé trop cher, je n’ai pas su me maîtriser. Il aurait fallu hausser négligemment les épaules et le lui racheter pour cinq roubles d’un air condescendant. Mais j’ai complètement perdu la tête. Je crois même que je me suis mis à pleurer… Immédiatement, j’ai proposé cinq cents roubles à Priakhine, mais il s’est mis à rire. D’une voix tremblante d’émotion, je lui ai promis mille roubles. Il a refusé. Je suis alors passé directement à dix mille, même si, pour réunir une telle somme, il m’aurait fallu non seulement vendre ma collection mais également hypothéquer ma maison. Mais Priakhine avait déjà perdu tout sens de la mesure. Tout antiquaire nourrit ce rêve : une fois dans sa vie tomber par hasard sur une rareté d’une valeur fabuleuse. J’ai essayé de convaincre Silenti Mikhaïlovitch que cet objet n’avait aucune valeur pour personne à part moi dans toute la Russie. Il ne m’a pas cru. Il m’a dit : je ne suis pas si bête. Si vous qui n’êtes pas riche êtes prêt à me donner dix mille roubles, il y aura bien un millionnaire comme Mamontov ou Khloudov5 pour se fendre de dix fois plus… J’ai longuement réfléchi à la manière de m’y prendre pour obtenir le chapelet et, finalement, j’ai décidé de le voler. J’ai assommé le commis, fouillé la maison de fond en comble, mais je n’ai rien trouvé. Par la suite, Priakhine m’a lui-même raconté qu’on l’avait cambriolé. Le malheureux ne pouvait évidemment pas imaginer une seule seconde que le comte Khroutski était capable de brigandage…

— Inutile de poursuivre, l’interrompit Fandorine. On connaît la suite. Ne trouvant pas le chapelet, vous avez été pris d’un accès de fureur et vous avez décidé d’obtenir la relique coûte que coûte, même au p-prix du sang. Mais Priakhine s’est révélé être un dur à cuire… Mon Dieu, Léon Aristarkhovitch, vous avez fait des études, tout de même ! Comment peut-on, quel que soit l’enjeu, même pour le secret de l’immortalité, dépecer un homme vivant à coups de hache ? Sans compter qu’il est indigne d’un savant de croire à pareilles sottises.

— Votre Haute Noblesse, implora l’inspecteur. Je vous en prie, expliquez-moi de quoi il s’agit ! Quelles sottises ? Quel secret ?

— Des absurdités, fit Eraste Pétrovitch, la mine grave, en balayant l’air d’un geste irrité. Des balivernes sans aucun fondement. Selon une légende, Tié Kouan Tseu a, durant de longues années, cherché le secret de la vie éternelle, en son temps découvert par le grand Lao Tseu, qui serait parvenu à l’immortalité. Dans un livre ancien, il est écrit que Tié Kouan Tseu a atteint l’illumination, degré supérieur de la sagesse, et a vaincu la mort en égrenant un chapelet de jade. Il a vécu trois fois jusqu’à quatre-vingts ans, puis est parvenu à définitivement dépasser le seuil de l’immortalité, ce que symbolise le chiffre vingt-cinq : trois fois la longue vie, plus un.

Le comte acquiesça de la tête, regardant Fandorine avec une sincère commisération.

— La vanité de la raison et de la logique face à la grandeur de l’esprit. Mon pauvre Eraste Pétrovitch, ce que vous pouvez être aveugle ! Qu’est-ce qui vous a sauvé par deux fois d’une mort certaine, sinon la possession du chapelet du Sage ? Mais pourquoi, pourquoi est-il échu à un profane indifférent, et non à moi ?

— Parce que, Votre Excellence, répondit sévèrement le conseiller de cour, piqué par le mot « profane », parce que vous n’avez pas assimilé ce qui est essentiel dans cette légende. Le chapelet de Tié Kouan Tseu ne peut pas tomber entre les mains d’un homme au cśur mauvais. Je crains que votre long séjour au monastère ne vous ait pas permis de percer le mystère de l’Etre ; vous avez passé beaucoup trop de temps à casser du bambou.

Derrière les fenêtres sombres, on entendit le fracas d’une calèche qui arrivait, puis une porte claqua.

— C’est monsieur le juge d’instruction, annonça l’inspecteur en se levant.

Dans la pièce, entra un homme maigre portant un pince-nez, au visage ensommeillé et à l’air hargneux.

— Serge Lemke du bureau du procureur, se présenta-t-il.

Il serra la main à Eraste Pétrovitch, s’inclina devant le prévenu et salua d’un signe de tête l’inspecteur.

— On le met où ? demanda Fandorine. A la prison de Malaïa Goubernskaïa ?

— Non, répondit le juge d’instruction en étouffant un bâillement. Toutes les cellules pour nobles y sont occupées. Je l’emmène à la prison militaire de Kroutitski. On l’interrogera là-bas. Vous venez ?

— Si vous le permettez, je vous rejoindrai un peu plus tard, répondit le fonctionnaire chargé des missions spéciales. De toute façon, le t-tableau du crime est entièrement reconstitué. En m’attendant, faites les formalités. Je n’en ai pas pour longtemps.

Les deux gardes arrivés avec le juge d’instruction conduisirent le prévenu vers la sortie.

Sur le seuil, le comte s’arrêta, se tourna vers Fandorine et demanda d’un ton suppliant :

— Vous me le laisserez regarder au moins une fois ?

Un des gardes poussa le prévenu dans le dos.

— C’est tout de même dommage. Un homme aussi savant, terminer au bagne… fit Makar Nilovitch, plein de compassion à l’égard du criminel quand la calèche se fut éloignée.

— De quel bagne parlez-vous ? le rassura Fandorine. Vous ne voyez pas que cet homme est complètement dément ? C’est l’hôpital de la prison qui attend le comte, et plus précisément le pavillon des f-fous dangereux.

Nebaba s’assit pour rédiger son rapport au commissaire concernant l’élucidation du meurtre et l’arrestation du criminel. Il soufflait, faisait furieusement grincer sa plume sur le papier, essuyait sans cesse son front cramoisi : bref, il était absorbé par sa tâche. Pendant ce temps, le fonctionnaire chargé des missions spéciales arpentait le triste bureau sans raison apparente. Il soupirait, claquait nerveusement des doigts, essayait de sonder l’obscurité à travers la fenêtre. A un moment, il ouvrit même la porte comme s’il voulait sortir, mais, levant la tête de son rapport, le policier l’en dissuada :

— Il fait nuit noire, on n’y voit goutte. Détendez-vous. Il va revenir, votre Asiate, où voulez-vous qu’il soit passé ?

Massa ne reparut qu’une heure plus tard.

— Alors ? demanda Fandorine, impatient. Pourquoi as-tu mis tout ce temps ? Tu as tout retrouvé ?

— Vingt-cinq, répondit fièrement le serviteur. Une des pelles était tombée dans une male d’eau.

Ses coudes et ses genoux étaient en effet mouillés et sales.

— Dès demain, tu les enfileras sur un double fil, ordonna Eraste Pétrovitch. Et cette saleté de bobine de la compagnie Pouziriov, tu peux la fiche en l’air. Non, tu sais quoi, donne-moi ces perles. Je les enfilerai moi-même.

Surprenant le regard interrogateur du policier, Fandorine expliqua non sans une certaine gêne :

— Que j’aie par deux fois été sauvé grâce au chapelet est une coïncidence. Pour ce qui est de l’immortalité, il s’agit bien entendu de superstition et de balivernes. Et quant à la sagesse suprême, c’est également douteux. En revanche, j’ai pu observer que, lorsque je faisais claquer le chapelet, mon esprit fonctionnait nettement mieux… Et inutile d-de me regarder comme ça.

1- Devoirs absolus.

2- Quartier de Moscou dont le centre est la place Soukharev, célèbre pour son marché aux puces. (N.d.T.)

3- Nebaba signifie littéralement « qui n’est pas une bonne femme ». (N.d.T.)

4- Revue littéraire pour le peuple. (N.d.T.)

5- Deux riches industriels, l’un mécène, l’autre collectionneur. (N.d.T.)

LA VALLÉE DU RÊVE

Cette nouvelle est dédiée

à Washington Irving

Il y a du bon à être une star

Le maître qui avait enseigné à Fandorine la science de la vie disait : « L’homme vient au monde aveugle et jusqu’à sa mort il le reste. Mais il y a trois Guides pour l’homme privé de vue : l’Esprit, la Raison et le Corps. Ils te tiendront par la manche et chacun te tirera dans son sens. Se trompera celui qui considérera l’un de ces trois Guides comme primant sur les autres. Sache quand obéir et auquel. Cela seul te gardera des erreurs et t’évitera de t’écarter du Chemin. »

Pour ce qui était de l’Esprit et de la Raison, il était plus d’une fois arrivé à Eraste Pétrovitch de s’embrouiller, ce qui lui avait valu de trébucher contre les pierres du Chemin et de se faire quelques bosses. En revanche, il avait parfaitement assimilé dans quelles situations il convenait d’obéir sans discuter au Corps, et, en ce domaine, il ne s’autorisait aucun doute. Sinon, son Chemin se serait depuis longtemps interrompu.

Tenez, c’était comme à cet instant précis. Alors que son Esprit et sa Raison s’étaient tus tandis que son Corps lui criait « Attention ! », Fandorine avait obéi immédiatement et sans la moindre hésitation : sans se retourner, il avait fait un grand bond de côté. D’autant que l’endroit était totalement désert et qu’il n’y aurait donc personne pour penser que ce gentleman à l’air si respectable était brusquement devenu fou…

Donc.

Directement de l’agence de Pinkerton, Eraste Pétrovitch était allé envoyer un télégramme à Massa (« REJOINS-MOI PAR TRAIN DE NUIT STOP DEUX COSTUMES STOP UN BLANC UN NOIR STOP ») et il était parti pour une promenade vespérale dans New York.

Il avait cheminé à l’aventure, frappant légèrement le sol de sa canne, réfléchissant au moteur à combustion interne.

Si les rues voisines de Broadway restaient tant bien que mal éclairées au gaz, les ruelles suivantes étaient tout à fait sombres, et Fandorine avait sorti sa petite torche électrique. Il suffisait d’actionner le ressort pour que la lumière s’allume. Cela éclairait, et c’était en plus un très bon entraînement pour les doigts.

Quand il avait commencé à sentir l’odeur de la mer, Eraste Pétrovitch avait compris qu’il se trouvait non loin de l’Hudson. Il avait regardé autour de lui et aperçu au loin la silhouette trapue de Battery. Ainsi ses pas l’avaient-ils porté jusqu’à la pointe de Manhattan.

Laissant derrière lui entrepôts et grues portuaires, il était arrivé au bord de l’eau et s’était accoudé au parapet.

Le soir était déjà tombé, mais le ciel gardait un arrière-goût de couchant. Au loin, sur Bedloe’s Island, telle une pièce de jeu d’échecs, s’élevait la statue de la Liberté. Sur l’une des pointes de sa couronne s’était enflammé l’ultime reflet du soleil.

C’est très beau ; cette étincelle sur la couronne parfait le paysage, avait dit la Raison. Mais, sans la statue, ce serait encore plus beau, avait objecté l’Esprit.

Au même moment, Eraste Pétrovitch avait eu la sensation (visuelle, auditive, nerveuse ? Dieu seul le savait) d’un imperceptible mouvement dans son dos. Aussitôt, son Esprit et sa Raison s’étaient tus, tandis que son Corps lui faisait faire un brusque écart.

Un sifflement agressif passa juste au-dessus de son oreille, une fraction de seconde plus tard un coup de feu éclata. Accomplissant simultanément trois actions (s’accroupissant, pivotant sur un talon et tirant son revolver de sous le pan de sa redingote), Eraste Pétrovitch parvint de justesse à éviter la seconde balle. Touché, son chapeau (et pas n’importe lequel, un haut-de-forme tel qu’il était impossible d’en trouver en Amérique et qu’il avait fait venir spécialement de Jermyn Street) alla voler dans l’eau. Par contre, il pouvait désormais voir d’où l’on tirait. La flamme avait jailli près du mur d’un hangar obscur. Le son indiquait un revolver de gros calibre, et quant au tireur, il fallait qu’il fût excellent pour faire mouche d’aussi loin. Il ne devait pas lui permettre de tirer une troisième fois, car sur fond de ciel pas encore tout à fait sombre, la silhouette de Fandorine constituait une cible trop aisée. C’est pourquoi Eraste Pétrovitch tendit sa main armée de son Hertsal et en tira les sept balles à l’aveuglette. Pour ce revolver à canon court, dont tout l’intérêt résidait dans la rapidité, la distance était bien trop grande, mais au moins il n’y eut pas de troisième tir provenant de l’obscurité.

Quand les coups de feu cessèrent de résonner dans sa tête, Fandorine (il était par terre, bras en croix) tendit l’oreille et comprit qu’il n’y avait plus personne près du hangar. Il se releva prudemment en rechargeant son barillet. D’une traite, il courut jusqu’à l’endroit d’où l’on avait tiré. Comme de juste, plus personne ne s’y trouvait.

L’homme qui avait tenté de le tuer s’était caché dans un des passages qui séparaient les divers entrepôts. Essayer de le rattraper eût été absurde, et de surcroît risqué.

Remettant les déductions à plus tard, Eraste Pétrovitch entreprit d’étudier la concentration de son tir. Le rayon de sa torche trouva, logées dans la paroi de bois, sept petites billes de plomb, le tout dans un périmètre d’un mètre, pas si mal. Mais où était la huitième ?

Il chercha longuement et finit par trouver. La balle était par terre.

Il la ramassa, l’examina.

La pointe était écrasée, comme si elle avait percuté du métal. Bizarre. Dans le mur, il n’y avait ni clous ni vis.

C’était quoi ce scintillement ?

Après l’avoir rallumée, le détective coinça sa torche sous son menton, tira une loupe de sa poche et la dirigea sur l’objet de sa curiosité.

Il faisait sombre et ce n’était pas commode, mais il put néanmoins distinguer de microscopiques particules jaunes qui scintillaient dans les fines rainures de la balle. De la dorure ?

Glissant sa trouvaille dans la poche de son étui à revolver, Eraste Pétrovitch partit à la recherche de sa canne, abandonnée en chemin, mais sa Raison, cette fois avec une certaine impatience, écarta son Corps et échafauda des hypothèses.

La première était la plus désolante.

Banale tentative de vol. Dans cette ville, il y avait beaucoup de gens pour qui la vie d’autrui ne valait pas plus d’un kopeck, ou d’un cent pour ce qui les concernait. Quelqu’un avait aperçu un dandy égaré dans un endroit perdu. Pour ne pas prendre de risques, il avait décidé de lui tirer dessus à une distance de sécurité, et ensuite de dépouiller le cadavre de tous ses objets de valeur. Eraste Pétrovitch examina cette hypothèse et la rejeta, non pas qu’elle fût invraisemblable, mais parce qu’elle n’offrait aucune perspective. Les hasards ne se prêtent pas au calcul, en tout cas dans le domaine de la criminalistique.

Seconde hypothèse : l’agression pouvait être liée à la commande tout récemment reçue de Pinkerton. Cependant, après réflexion, Fandorine élimina également cette hypothèse. En fait, il n’avait pas encore reçu de mission à proprement parler. Ce qu’attendait le client n’était pas clair et il ne rimerait peut-être à rien de s’attaquer à cette affaire. C’est d’ailleurs ce qu’il avait dit à mister Pinkerton.

Non, ça ne collait pas.

En conséquence, il ne restait plus que la troisième hypothèse : la vengeance du docteur Lind, mystérieux chef d’une puissante organisation dont les gardiens de la loi ne savaient pour le moment que très peu de chose.

Un mois plus tôt, Eraste Pétrovitch avait déjoué le hold-up de la banque Eastern United. Pour sa part, il avait considéré l’opération comme un échec dans la mesure où une fusillade avait eu lieu et où des gens qu’il aurait fallu arrêter étaient morts, tandis que le principal malfaiteur s’était enfui. Cependant, le docteur Lind, qui n’avait pas l’habitude des échecs, continuait apparemment de remâcher sa rancune. En l’occurrence, on pouvait dire merci aux journaux. Ils avaient claironné à travers le pays tout entier que l’héroïque mister Fandorin (ils écrivaient parfois Fendorin quand ce n’était pas Fundoreen) avait à lui tout seul couvert de honte le roi du crime. De modeste auditeur libre à la faculté de génie mécanique, arrondissant de temps à autre ses fins de mois avec des enquêtes privées, Eraste Pétrovitch s’était brusquement mué en une célébrité connue de l’Amérique entière, ou, comme cela s’appelait dans le jargon local, en une « étoile ».

Ce qui présentait peu d’avantages et beaucoup d’inconvénients.

Des collectionneurs d’autographes avaient pris l’habitude de venir au laboratoire de Newbury Street, et cela ne faisait que gêner son travail. Et d’un.

Les reporters de la presse de Boston campaient devant sa porte et l’aveuglaient avec les éclairs de magnésium de leurs flashes. Et de deux.

Sa logeuse n’avait pas tardé à relever le loyer de son appartement. Et de trois.

A sa fenêtre pointaient en permanence deux ou trois têtes de gamins, le nez écrasé contre la vitre. Et de quatre.

Et enfin, cinq : une semaine plus tôt, alors que Fandorine essayait la toute nouvelle Benz Velo qu’on venait de lui livrer de l’usine de Manchester, ses freins avaient brusquement lâché dans une descente particulièrement raide. C’était un miracle s’il était resté en vie : il avait tout juste réussi à sauter à temps, mais la merveille de la technique allemande avait fini sa course dans la rivière. Quand on l’en avait sortie, il était apparu que le câble de frein avait été sectionné. Premier signal du docteur Lind. Il était évident qu’il n’y aurait pas longtemps à attendre le second. Eh bien, il était apparemment venu sous forme de coups de feu explosant dans l’obscurité.

Dans ces conditions, la commande de Pinkerton tombait plutôt mal. Il convenait de s’occuper sérieusement du docteur : puisque, de toute façon, il ne le laisserait pas tranquille, autant prendre le taureau par les cornes.

Toutefois, il avait déjà accepté un chèque, et pas un petit. Ici, aux Etats-Unis, la gloire se traduisait immédiatement en honoraires. Le minimum était donc d’aller voir le client et de l’écouter. Eraste Pétrovitch n’avait d’ailleurs rien promis d’autre pour le moment.

Ce n’était pas la première fois qu’il collaborait avec l’Agence nationale de détectives, mais jamais encore on ne l’avait fait venir de Boston par télégramme urgent pour une rencontre en personne avec Robert Pinkerton, chef de la branche new-yorkaise de la société. Son père, le grand Allan Pinkerton, avait connu une existence pleine de dangers et d’aventures : il avait pourchassé les espions, les assassins et les voleurs, sauvé la vie du président Lincoln ; il avait bâti et développé jusqu’à la perfection un empire de l’investigation privée unique au monde. La principale qualité de ce gardien des secrets d’autrui était sa capacité à défendre les intérêts de ses clients. Sa mort, dix ans auparavant, était symbolique : Allan avait trébuché dans la rue, était tombé en se mordant la langue… si cruellement que la gangrène s’y était mise. La mort la mieux appropriée qui fût pour un homme qui savait comme personne garder sa langue.

L’affaire avait été reprise par ses deux fils : William dirigeait la filiale de la côte Ouest, basée à Chicago ; Robert était directeur de celle de la côte Est, située à New York. Les frères employaient deux mille agents titulaires et quelques milliers de « réservistes », éparpillés non seulement à travers tous les Etats-Unis, mais également toutes les villes clés de la planète.

Dès que Fandorine s’était présenté au quartier général de l’Agence, un imposant bâtiment de quatre étages sur Broadway, il avait été conduit auprès du grand manitou.

Robert Pinkerton, un moustachu au regard calme et pesant, s’était levé pour accueillir son visiteur : un signe de respect non négligeable. Il lui avait serré vigoureusement la main, son visage figé avait même tenté (quoique sans grand succès) d’esquisser un sourire, ce qui était déjà proprement inouï.

Apparemment, mes actions ont fortement grimpé, pensa alors Eraste Pétrovitch en s’asseyant dans le fauteuil réservé aux hôtes de marque et en prenant un cigare. Depuis le mur, enchâssé dans un cadre d’or, l’śil grand ouvert emblème des Pinkerton le regardait ; au-dessous on pouvait lire la devise : « Nous ne dormons jamais. »

Et, de fait, les yeux du directeur étaient rouges et gonflés. Mauvaise digestion, insomnie, conscience tourmentée, problèmes familiaux, plus poumons malades, diagnostiqua Fandorine d’après la physionomie du grand homme que jusqu’alors il n’avait aperçu que de loin.

Pour expliquer cette convocation urgente, une seule éventualité s’imposait : le docteur Lind avait refait des siennes.

Mais ce fut de tout autre chose que se mit à parler Pinkerton :

— Mister Fendorin, je sais que notre responsable de la division chargée des clients particulièrement importants vous a déjà proposé un travail permanent et que vous avez refusé.

Eraste Pétrovitch répondit poliment :

— J’ai en mon temps travaillé dans une grosse… organisation, dit-il, hésitant sur le terme adéquat. Mais désormais, j’ai l’absolue c-conviction que la vie de « franc-tireur » me convient mieux. Sans compter que ma principale sphère d’intérêt n’est pas la criminalistique mais le génie mécanique.

Le directeur jeta un coup d’śil au papier posé devant lui.

— On m’a préparé une note d’information. Vous étiez général de brigade dans la police russe et receviez une rétribution annuelle qui, en dollars, donne ceci.

Il écrivit sur la feuille un nombre se terminant par trois zéros et le montra à son interlocuteur. Les informations de mister Pinkerton étaient parfaitement exactes.

— Premièrement, je vous propose ça. (Le crayon ajouta un nouveau zéro à la somme précédente.) Et deuxièmement, je vous offre la place de l’homme qui n’a pas su vous engager à temps. En d’autres termes, vous deviendrez chef d’une des principales divisions de notre société… Un général de division, en quelque sorte.

— Je vous remercie pour cette flatteuse proposition, mais non, répondit Fandorine en s’inclinant légèrement. Ma liberté m’est plus précieuse.

Pinkerton ne perdit pas de temps à essayer de le convaincre. Il regarda son hôte d’un śil inquisiteur, poussa un soupir et ramena vers lui une autre feuille de papier ornée d’un monogramme en forme d’étoile lumineuse à cinq branches.

— Dommage. Dans ce cas, je vous transmets simplement cette lettre. Agissez comme bon vous semblera.

Avec un évident regret, le directeur tendit la feuille.

La lettre était assez courte. Eraste Pétrovitch en parcourut les lignes, s’attardant un bref instant sur la large écriture, puis il posa sur le maître des lieux un regard interrogateur.

— Il est écrit ici « pour une affaire délicate et mystérieuse ». Que cela signifie-t-il ?

— Je n’en ai aucune idée. Mais l’enveloppe contenait un billet de train dans un coupé de première et un chèque à votre nom. (Mister Pinkerton lui tendit également deux billets de banque.) D’après moi, c’est une assez jolie somme pour voyager confortablement jusqu’à Cheyenne et simplement écouter parler ce gentleman. Je vous dirai seulement que le colonel Maurice Star est l’un des plus riches propriétaires de mines de tout l’Ouest. Vous pourrez exiger n’importe quelle rémunération. Je dis bien n’importe laquelle. Vous comprenez ?

— Pourquoi a-t-il demandé que l’on fasse appel à moi personnellement et ne s’est-il pas simplement adressé à votre agence ?

— J’aimerais bien le savoir, prononça le directeur avec amertume. Le battage de la presse est une bonne affaire, mais les journaux ne parlent de vous que depuis un mois, alors que cela fait quarante ans que nous dépensons des tonnes d’argent pour la publicité.

Soudain, dans les yeux de Pinkerton passa une étincelle.

— Mister Fendorin, je connais vos exceptionnelles capacités, mais dites-moi, avez-vous jamais eu l’occasion d’aller dans le Far West ? Tout y est très différent d’ici. Un homme de la ville ne peut pas s’en sortir sans l’aide d’un spécialiste local. Dans ces contrées aussi nous avons des représentants qui connaissent parfaitement l’Ouest. Ils vous aideraient volontiers…

— Sir, il m’a été donné de mener des enquêtes à l’ouest, à l’est et dans toutes les autres parties du monde, assura Eraste Pétrovitch à son interlocuteur.

— Néanmoins, voici une lettre de recommandation. Si vous avez besoin d’aide ou bien de consulter un spécialiste, je vous en prie, n’hésitez pas à vous adresser à n’importe laquelle de nos filiales. En tant qu’une de mes connaissances personnelles, vous y serez servi à un tarif avantageux.

A la deuxième tentative, mister Pinkerton réussit plus ou moins à sourire, et il raccompagna son visiteur jusqu’à la porte.

Cela avait tout de même du bon d’être une star.

Le costume blanc

Jusqu’à l’arrivée à la gare de Cheyenne, Fandorine aurait été prêt à parier qu’aucun moyen de transport terrestre ne pouvait et ne pourrait jamais surpasser en luxe un wagon Pullman. Personnel attentif sans être importun ; fauteuil d’un confort inégalé se transformant en lit pour la nuit ; cabinet de toilette privé, fumoir et, enfin, restaurant tout à fait correct. Même en Russie, pays des longs périples en train, il n’avait rencontré semblable confort.

Mais à Cheyenne, capitale de l’Etat nouvellement constitué du Wyoming, Fandorine dut revoir sa conception de ce qu’était le véritable luxe sur roues.

Le colonel Star, dont la signature figurait sur la lettre et le chèque, n’avait pu venir accueillir le détective, étant retenu par des affaires urgentes, mais il avait envoyé son steward personnel chargé de transmettre toutes ses excuses et d’inviter mister Fendorin à prendre un train local qui les amènerait lui et son adjoint à Crooktown, ville principale du comté de Crook, là où précisément se trouvait le bureau central du magnat.

En changeant de quai, Eraste Pétrovitch s’attendait à découvrir quelque chose comme un train de banlieue avec une locomotive de faible puissance, tirant deux ou trois wagons en planches. C’est exactement ainsi, d’ailleurs, que se présenta le train assurant la ligne Cheyenne – Crooktown. A une différence près toutefois : à l’avant du wagon postal et des voitures de passagers (effectivement très modestes), immédiatement derrière la locomotive, était attelé quelque chose d’inimaginable : un véritable hôtel particulier roulant, tout de laque et de chromes rutilants, pur chef-d’śuvre de l’art ferroviaire. Rideaux de brocart aux fenêtres, lampes de cristal, épais tapis sur le marchepied, et, s’étendant sur toute la longueur de la paroi, sous une étoile scintillante d’or, cette inscription, également en lettres d’or : Maurice Star of Crooktown.

Cette merveille, et le steward qui allait avec, avait été mise à la pleine et entière disposition du célèbre visiteur.

— Maître, occupons-nous de cette affaire, dit Massa, prenant la plus légère des valises (l’obligeant steward se chargea des deux autres). On voit tout de suite que le client est un homme très respectable et très courtois.

En entrant à l’intérieur, le Japonais laissa tomber sa petite valise, écarquilla les yeux et bredouilla en russe :

— Nom d’un sien…

A vrai dire, même Eraste Pétrovitch en resta baba.

Dans le premier salon, les murs étaient entièrement recouverts de miroirs, les divans étaient habillés de velours et le sol était en parquet marqueté. Suivait la salle à manger, où la table était déjà dressée avec une argenterie aveuglante tant elle était polie. Aux murs pendaient des tableaux de petits maîtres hollandais – authentiques, jugea immédiatement l’śil avisé de Fandorine.

— Quand souhaiterez-vous que l’on serve le lunch, sir ? s’enquit le steward.

— Reïta, reïta1 ! implora avec volupté Massa, qui venait d’apercevoir la pièce suivante. Maître, vous prendrez un bain ?

Au milieu d’une vaste pièce, se dressait une immense coupe de bronze montée sur un piédestal de marbre en forme de pattes de lion. A en juger par la vapeur qui s’en élevait, elle avait été remplie il y a peu, et l’eau était brûlante.

Eraste Pétrovitch se contenta de secouer la tête.

— Non, je vais p-plutôt jeter un coup d’śil aux journaux.

Il ne lui avait pas échappé que, sur la table basse du salon, avait été préparée la presse du jour.

— Dans ce cas, moi j’en prends un.

Massa commença immédiatement à se déshabiller. Fandorine pour sa part s’approcha de la fenêtre et entreprit d’observer les voyageurs installés dans le wagon voisin.

Des gens ordinaires, sans rien de particulier. Qu’ils lorgnent du côté de la fenêtre et du dandy en costume blanc était parfaitement naturel. Eraste Pétrovitch nota toutefois deux choses étonnantes : très peu de femmes figuraient parmi les passagers, et les hommes étaient presque tous armés – au minimum d’un revolver, de fusils dans les autres cas. Curieux. Les journaux écrivaient pourtant qu’il n’y avait plus d’échauffourées avec les Peaux-Rouges dans ces contrées. Les Cheyennes, les Sioux, les féroces Shoshones avaient depuis bien longtemps enterré la hache de guerre et demeuraient paisiblement dans leurs réserves.

Une cloche retentit. La locomotive siffla avec impatience.

Voilà, on était parti.

Regardant cette steppe vert-jaune que les Américains appellent « prairie », ce n’était pas au colonel Star et à sa « mystérieuse affaire » que songeait Eraste Pétrovitch mais au progrès technique.

Il y avait encore un quart de siècle, les colons qui se déplaçaient en direction de l’océan Pacifique devaient traverser en chariot ces étendues infinies, avalant la poussière, souffrant d’impensables privations, risquant à chaque instant d’y laisser leur scalp. Or, ce périlleux voyage de plusieurs mois pour aller d’un océan à l’autre s’était aujourd’hui réduit à quelque cinq jours, qu’en outre l’on pouvait passer confortablement à lire un livre ou à réfléchir à l’éternité. Le principal sens du progrès n’était pas dans les commodités ni même la sécurité. Le développement de la civilisation donnait à l’homme la possibilité de concentrer son énergie spirituelle non plus sur les humiliantes difficultés de l’existence mais sur son sens profond.

La ligne passait par de douces collines entièrement couvertes d’herbe, et le train semblait se balancer au gré des vagues indolentes de l’océan. Au-delà, à l’horizon, la steppe se cabrait, se ridait en monts verdoyants qui donnaient l’impression d’un gigantesque tsunami s’approchant. C’était quelque part là-bas, au pied de cette montagne, que se trouvait Crooktown.

Avant de s’asseoir pour lire la presse, Eraste Pétrovitch jeta un coup d’śil dans la salle de bains pour voir comment allait Massa.

Massa allait à merveille. A travers les fenêtres entrouvertes soufflait un petit vent frais, le steward était en train de servir une tisane, tandis que le Japonais, aux anges, se prélassait dans la baignoire et braillait sa chanson préférée sur le samouraï ivrogne du clan Kuroda.

Au salon, Fandorine s’attarda un instant devant son reflet. Décidément, son costume blanc valait bien son prix. Mister Lancetti, le tailleur de Cambridge Street, avait tout l’avenir devant lui.

La première page du New York Times était consacrée à un incendie ravageur qui s’était produit dans l’Etat du Minnesota. Dans ce pays, tout était gigantesque et défiait l’imagination. Eraste Pétrovitch essaya de se représenter une tornade de feu de quatre miles de haut et vingt de large, se déplaçant à la vitesse du vent. Cinq villes avaient été réduites en cendres. Dans la bourgade de Hinckley étaient morts tous ceux qui n’avaient pas eu la présence d’esprit de se réfugier dans un puits ou dans la rivière. Un héroïque conducteur de locomotive, au risque d’être brûlé vif, avait fait entrer son train dans Skunk Lake en feu et sorti trois cents personnes de la fournaise.

A la rubrique étrangère, on parlait beaucoup de la Russie – comme toujours, en mal.

Une épidémie de choléra frappait les provinces polonaises.

L’empereur se mourait à Livadia, il ne tiendrait pas plus d’un mois. Lui succéderait le « kronprinz » Nicolas, dont tout le monde disait qu’il était trop jeune et inexpérimenté. Le tsar avait promis d’apprendre à son fils le métier de souverain quand celui-ci atteindrait la trentaine, de sorte que Nicolas était un demi-ignare, vu qu’il n’avait que vingt-six ans.

L’anarchiste russe Ungern-Sternberg, recherché par les polices de plusieurs pays européens pour des dynamitages dans des lieux publics, n’était finalement pas un révolutionnaire mais un provocateur et un agent de la police secrète russe. Son but : susciter sur le continent une hystérie antirévolutionnaire afin que les puissances européennes livrent les émigrés à la justice russe selon une procédure simplifiée.

Mais plus inquiétantes que tout étaient les nouvelles venant d’Extrême-Orient. La Russie avait décidé de se mêler du conflit sino-japonais et d’envoyer deux cuirassés à Port-Arthur afin de ne pas laisser les soldats du mikado pénétrer dans ce lieu stratégiquement important. Ah, ils en faisaient de belles, les petits malins de Saint-Pétersbourg ! Ils ne voyaient pas dans quel pétrin ils étaient en train de se fourrer…

Un grand bruit retentit, comme si un bocal ou une bouteille avait explosé.

Le journal, sur les genoux de Fandorine, se couvrit d’éclats de verre.

Un grondement, un craquement, le hurlement éperdu de la sirène… et tout cela en même temps.

Eraste Pétrovitch leva les yeux et vit, en plein milieu de la fenêtre, un trou d’où partait tout un réseau de fissures.

Immédiatement, un second apparut, puis un troisième, et la vitre sauta de son cadre, tombant sur le sol dans un tintement cristallin.

On n’entendait pas les coups de feu, car tous les bruits étaient couverts par le rugissement de la locomotive.

Fandorine bondit et se rua vers la fenêtre.

Il vit que, parallèlement au train, des cavaliers au teint noir et portant de larges chapeaux galopaient tout en tirant des coups de fusil sur le wagon.

Sur sa joue, il sentit comme une langue de feu : une balle venait de passer à un demi-pouce de son visage. Eraste Pétrovitch se jeta à plat ventre sur le tapis.

Dans sa tête affluèrent des bribes de pensées.

Quelle était cette diablerie ? Qui étaient ces hommes ? Que voulaient-ils ? S’il s’agissait d’Indiens, pourquoi portaient-ils des chapeaux ? Et puis, les Indiens avaient la peau cuivrée alors que ceux-là avaient la peau anthracite ! Des Nègres ou quoi ?

Il roula sur le sol jusqu’à la fenêtre voisine, intacte, celle-ci. Il se releva pour y jeter un coup d’śil.

Pas question de Nègres. Ces hommes avaient simplement la partie inférieure du visage dissimulée sous un foulard noir.

Des pilleurs de trains, voilà ce qu’ils étaient. Les journaux parlaient souvent de ces brigands. Ils arrêtaient un convoi, détroussaient les voyageurs, faisaient sauter le wagon postal à la dynamite et repartaient dans la prairie. Essayez donc ensuite de les retrouver !

Les cavaliers – ils étaient bien une douzaine – étaient à la hauteur du wagon. Ils avançaient plus vite que le train, et en plus la maudite locomotive se mit à ralentir au moment le moins approprié.

Devant, dépassant tous les autres, galopait un homme juché sur un grand cheval blanc. Apercevant un passager à la fenêtre, le brigand tira un coup de fusil. Fandorine eut à peine le temps de se projeter en arrière.

Les balles ravageaient tout : les miroirs volèrent bruyamment en éclats, le vase chinois qui trônait sur la table basse explosa, les ressorts du divan émirent un piaulement plaintif. Se déplaçant tantôt par bonds, tantôt à quatre pattes, Eraste Pétrovitch parvint dans la salle à manger. S’y déchaînait une sorte de bacchanale destructrice. A ses pieds vint échoir un tableau arraché de son clou. La table était couverte d’éclats de vaisselle ; de la théière percée de part en part par une balle, l’eau s’écoulait au milieu de jets de vapeur.

Encore un petit saut, et Fandorine se retrouva dans la salle de bains, d’où provenaient d’étranges bruits, ressemblant plus ou moins à la sonnerie de l’angélus : ding ! ding !

A terre, les bras en croix, le steward était étendu, immobile. Son plastron empesé était rouge d’une multitude de taches de sang.

Pas de Japonais en vue.

— Massa ! cria désespérément Fandorine. Tu es vivant ?

— Je suis ici, maître.

De la baignoire une tête coiffée en brosse émergea, pour aussitôt se recacher, car une balle venait à nouveau de percuter le bronze : ding !

— Où as-tu fourré le sac de voyage ? J’ai mon revolver dedans !

A vrai dire, en quoi le Herstal pouvait-il lui être utile dans une telle situation ? Il était trop loin pour un tir de précision et, de toute façon, comment viser quand on était secoué en permanence ?

Quant au train, au lieu d’augmenter sa vitesse pour se détacher de ses assaillants, il avançait de plus en plus lentement.

Le cavalier de tête menaçait le machiniste du poing, ce à quoi la locomotive répondait par un grincement apeuré de ses freins.

— Ça ne se passera pas comme ça, marmonna Fandorine, grimaçant au bruit de la balle ricochant sur la baignoire. Massa, trouve une arme digne de ce nom ! Dans la voiture voisine il y a des fusils.

Le Japonais sauta lestement de sa coupe de bronze, non sans éclabousser son maître au passage, et, rond et souple comme un ballon, il traversa la salle à manger.

Fandorine se rua dans la direction opposée, vers la locomotive.

Alors qu’il sortait du wagon, un copeau d’acajou arraché à la porte par un coup de feu se planta dans son cou. Ayant arraché l’écharde et effleuré avec dépit son faux col taché de sang, Eraste Pétrovitch calcula la distance qui le séparait de la cabine du machiniste.

Il devait franchir le tender rempli de charbon : une dizaine de yards tout au plus. Mais ramper dans le charbon en costume Lancetti, c’était vraiment rageant !

Une nouvelle balle suivie d’une pluie de verre provenant d’une lanterne brisée mit fin aux hésitations du dandy. Le cavalier au cheval blanc lui tirait dessus avec sa Winchester, tout en longeant au grand trot le remblai de la voie ferrée.

Eraste Pétrovitch plongea dans la poussière de charbon tel un gardon dans la rivière. Les parois métalliques du tender constituaient un abri idéal.

Les coudes et les genoux meurtris par les morceaux d’anthracite, Fandorine atteignit en une demi-minute la cabine et, jurant comme un charretier, sauta avec un grand fracas sur le sol de fonte, juste derrière le machiniste et le chauffeur.

Ces derniers se mirent à hurler de frayeur et, dans un bel ensemble, mirent les mains en l’air.

— Ne tirez pas ! cria d’une voix éraillée le chauffeur au visage noir de charbon. On freine, mais ça ne s’arrête pas si vite que ça !

— C’est moi qui vais te freiner, oui ! rugit Eraste Pétrovitch, pas moins noir que le chauffeur. Et maintenant, à toute vapeur !

Il aperçut un étui au côté du chauffeur et en tira le revolver – par chance une arme à long canon.

Le chauffeur, remonté comme une horloge, entreprit de jeter du charbon dans la chaudière ; le machiniste pesa de tout son poids sur le levier, et tel un cheval qui se rétablit après avoir trébuché, le train s’élança en avant.

Penché à l’extérieur, Fandorine visa le plus proche des brigands. Celui-ci se courba pour s’abriter derrière le col de son cheval. Le coup partit… Manqué ! Le tir suivant rata également sa cible. Maudits cahots !

Eraste Pétrovitch serra la crosse à deux mains.

Arrachant la porte et se retrouvant à l’intérieur de la voiture, Massa vit tous les voyageurs allongés par terre, les mains sur la tête. Personne n’essayait même de riposter. Apparemment, c’était la raison pour laquelle les bandits ne tiraient pas ici. En tout cas, toutes les vitres étaient intactes.

En revanche, les gens braillaient comme si on les avait déjà tous criblés de balles et qu’on fût sur le point de les achever.

Massa ne connaissait pas très bien la langue des Américains – les gens de ce pays parlaient comme s’ils avaient en permanence dans la bouche de la bouillie de patate douce – et ne distinguait que les mots « Black Scarfs ! Black Scarfs ! 2 », répétés sur tous les tons.

C’était clair. Il était question des brigands, qui enveloppaient leur visage de noir.

Il y eut aussi une femme (vieille et laide) qui, se tournant et voyant Massa nu, cria : « Injuns ! »

Pauvre gourde, elle était incapable de faire la différence entre un Indien et un Japonais. Mais, pour l’heure, le valet de chambre de Fandorine avait mieux à faire que s’attarder à ces idioties.

Dans la main d’un passager en train de se faufiler sous une banquette, il aperçut une Winchester, dont il essaya immédiatement de s’emparer.

— Je vous prie de m’excuser, mais j’en ai vraiment besoin.

L’autre, têtu, se cramponna à son arme.

— Don’t ! Please ! They’ll kill us all !

Son visage était blanc, ses lèvres tremblaient. Il fallut le frapper par deux fois avant qu’il lâche prise.

Le second fusil (un Remington de bon calibre) fut découvert sur l’étagère à bagages, avec sa cartouchière à côté.

Armé, Massa sauta de la voiture sur la plate-forme d’attelage et tira en même temps des deux mains. Ce fut une erreur. Premièrement, il ne toucha personne, deuxièmement, la force du recul manqua le faire basculer sur le talus.

Il abandonna un instant le lourd Remington, s’obligeant à ne pas penser aux balles qui sifflaient tout autour, et mit en joue la Winchester. Le plus important était de se fondre avec le wagon, d’avoir l’impression de ne faire qu’un avec lui.

Il suivit un des cavaliers avec son canon, comme à la chasse au canard. Il appuya doucement sur la détente.

Un très bon tir : le cheval continua de galoper, tandis que l’homme au foulard noir roulait dans l’herbe.

Et maintenant, voyons ce que valait le Remington.

Le train eut un sursaut et se mit à accélérer. Les cavaliers parurent d’abord se figer sur place, puis ils se laissèrent prendre de vitesse. Il était facile de les viser.

Pan !

Sacré recul ! En revanche, le bandit s’effondra en même temps que sa monture. C’était drôlement bien de tirer avec un calibre 50.

L’śil du Japonais fut attiré par l’homme au cheval blanc. Mais là, Massa se précipita un peu trop : il fit seulement voler son chapeau.

Puis il n’y eut plus sur qui tirer.

Le cavalier dépouillé de son chapeau tira sur les rênes, faisant se cabrer son cheval blanc, cria quelque chose, fit un grand geste de la main, et tous les autres, comme un seul homme, tournèrent bride. Le train lancé à grande vitesse se détacha instantanément de la bande.

— Bloody hell ! s’exclama le chauffeur en sortant de sa poche une bouteille et en buvant avidement au goulot. Je n’y crois pas… On les a semés !

Le machiniste se pencha craintivement, regardant par-dessus l’épaule de Fandorine.

— Le c-cran de mire est esquinté, dit Eraste Pétrovitch en lui rendant son colt, mécontent d’avoir manqué ses cibles. Qui étaient ces gens ?

— La bande des Foulards noirs. Le mois dernier, ils ont dévalisé l’express United Transcontinental. Ils ont tué l’employé du wagon postal et pris un sac de pièces en argent. On raconte qu’ils ne dévoilent jamais leur visage, même entre eux.

Dans la voix du cheminot perçait un mélange de crainte et d’admiration.

— Si cela est vrai, c’est sans doute qu’ils sont t-très jeunes. Ils font leurs intéressants. (Fandorine haussa les épaules.) Se cacher en permanence sous un foulard, ce doit être très lassant.

— Et alors, même s’ils sont jeunes, qu’est-ce que ça change ? Billy the Kid n’a vécu que jusqu’à vingt ans et cela ne l’a pas empêché de zigouiller vingt personnes. Et le grand Jesse James a commis son premier carnage alors qu’il avait à peine dix-sept ans. (Le machiniste prit la bouteille des mains du chauffeur et but à son tour une gorgée.) Pouah ! C’est une vraie saloperie que tu bois là ! Les jeunes bandits, ce sont les plus dangereux. Ils n’ont rien dans le crâne. Ils se fichent de la mort. Que ce soit celle des autres ou la leur.

— La question n’est pas là, boss, objecta le chauffeur. Tout ça, c’est à cause de cette histoire de photographies. Les fameux cambrioleurs Sundance Kid, Butch Cassidy et leurs copains se sont fait photographier dans un atelier, pour avoir un souvenir, et maintenant, d’après cette image, ils sont recherchés par tous les shérifs et « pinks » de l’Etat du Wyoming. Une bonne leçon pour les businessmen de grand chemin : ne montre pas ta gueule si tu tiens à ta peau.

La voie vira brusquement en contournant une colline et l’on put voir l’ensemble du convoi, au demeurant assez réduit. Sur la plate-forme séparant le wagon de voyageurs et la voiture-salon, Massa, tout nu, se penchait et faisait signe de la main.

— S-stupéfiant, marmonna Eraste Pétrovitch.

— Qu’on soit vivants ? Ça, on peut le dire. Allez, sir, buvez donc un coup.

Le chauffeur fourra sa bouteille entre les mains de Fandorine. Il était impossible d’offenser le brave homme, même si du goulot émanait une odeur de tord-boyaux le plus élémentaire.

Eraste Pétrovitch fit mine de boire, tout en ne quittant pas le convoi des yeux.

Le wagon des passagers et le wagon postal étaient intacts, sans le moindre impact de balles. La merveilleuse voiture-salon en revanche ressemblait à une passoire dorée. Elle était percée de partout.

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