— A-t-on téléphoné ? cria le maître des lieux (ça, je le compris).
Bosco secoua la tête, et son abondante chevelure tremblota.
Des Essars tendit alors la main dans notre direction :
— M. Sherlock Holmes ! Le docteur Watson !
Holmes dut me traduire la suite :
— « Maintenant qu’ils sont là, tout va s’arranger. Restez près de l’appareil. »
M. Bosco acquiesça d’un signe de tête, nous salua et disparut. Il n’avait pas prononcé un seul mot.
— C’est la condition imposée par ce gredin, expliqua des Essars en repartant. Quelqu’un doit rester en permanence à côté du téléphone. Tout chez moi est équipé selon le dernier cri de la technique. Entre l’appartement du régisseur et la maison, il existe une liaison téléphonique. Un tour de manivelle, et la sonnerie retentit. Je ne sais vraiment pas ce que je ferais sans Bosco.
La calèche s’arrêta devant l’entrée d’honneur, qui se trouvait au pied d’une élégante tour surmontée d’un toit pointu.
Maintenant que je pouvais examiner de près le château, j’acquis la conviction que le bâtiment n’était pas si vieux que cela : pas de l’ancien proprement dit, mais une imitation d’ancien.
— Style Louis XIII, estima Holmes en excellent connaisseur de l’architecture qu’il était. Dans les années quarante, sous l’influence des romans de cape et d’épée, ce style était très populaire en France.
— En effet, papa adorait Alexandre Dumas, confirma le maître des lieux.
J’avais eu le temps de m’accoutumer aux manières particulières de des Essars et je ne m’étonnai donc pas de l’emploi de ce mot enfantin de « papa » qui s’accordait si mal à l’âge et aux cheveux grisonnants de cet homme.
Dans l’entrée lambrissée d’une boiserie de chêne sculpté, il tourna fièrement un gros interrupteur de faïence, et la lumière jaillit.
— Je dispose d’une merveilleuse lumière électrique, s’enorgueillit-il. Regardez : encore une pichenette, et ce sont toutes les lampes du rez-de-chaussée qui s’allument.
— Mais il ne fait pas encore nuit, dis-je.
Le maître de maison éteignit la lumière, visiblement à regret, et nous conduisit à travers une enfilade de pièces glaciales, garnies de meubles anciens et massifs.
Dans une grande salle où, grâce au ciel, un feu brûlait dans la cheminée, nous prîmes place autour d’une longue table couverte d’un grand linge blanc sous lequel on devinait les contours de bouteilles et autres récipients.
— Eh bien, nous y voilà. Je vais maintenant vous raconter de façon circonstanciée toute cette histoire cauchemardesque, sans omettre le moindre détail, promit des Essars. Je sais que, dans votre tâche, les détails sont plus importants que tout. Je commencerai par mon défunt papa…
L’entrée en matière ne s’annonçant pas particulièrement passionnante, je m’autorisai à m’en abstraire afin d’observer ce qui m’entourait.
La pièce était assez curieuse. A en juger par le buffet et la longue table, elle servait de salle à manger. Sur toutes les surfaces planes – la tablette de la cheminée, les commodes, les dessertes – étaient posées des maquettes de voiliers, certaines de dimension considérable. Aux murs étaient accrochés les portraits des ancêtres. L’un d’eux attira plus particulièrement mon attention.
Le tableau représentait un fier capitaine à l’opulente perruque bouclée, tenant dans sa main une longue-vue. Derrière lui, on voyait des voiles blanches et des nuages de vapeur qui tourbillonnaient. Le peintre s’était manifestement efforcé de donner de la noblesse à la face camuse et farouche du marin, mais sans vraiment y parvenir.
— … Voici d’ailleurs le portrait de papa, dit au même moment le maître de maison. Mais non, docteur, vous ne regardez pas où il faut ! Celui-ci c’est Jean-François, le fondateur de notre lignée, l’un des plus vaillants et nobles capitaines du Roi-Soleil. Il a rapporté des mers du Sud un plein coffre de joyaux et a acheté ce domaine. Le portrait de papa, c’est le troisième sur la droite.
Je portai mon regard dans la direction indiquée.
Depuis la toile, nous étions observés par un homme au visage rebondi et portant des lunettes ; il était vêtu de l’uniforme de la Garde nationale et tenait entre ses mains la maquette d’une frégate. De son lointain ancêtre, des Essars père avait hérité le nez court et une lueur de folie dans le regard ; à son fils, il avait légué l’ovale du visage et la myopie.
— Tout cela est très intéressant, mais ne pourriez-vous pas en venir aux faits ? dit Holmes avec impatience. Racontez-nous plutôt comment et où vous avez cherché la bombe.
— C’est exactement là que je veux en venir ! Mais si je ne vous parle pas de papa, vous ne comprendrez pas pourquoi nous n’avons rien trouvé !
Des Essars jeta un coup d’śil à la pendule de la cheminée, serra ses mains l’une contre l’autre et se mit à parler deux fois plus vite :
— Vous comprenez, c’était un homme peu ordinaire. Comme on disait en ce temps-là, un grand original, ou, pour s’exprimer en termes plus modernes, un excentrique de la plus belle eau. Il hérita d’une énorme fortune, et dépensa tout en lubies extravagantes. Dans notre parc, nous avions notre propre ménagerie, vous imaginez ? Dans des cages, vivaient des loups, des renards, des sangliers, et même un ours. Papa les avait tous attrapés lui-même. Je me souviens qu’un serviteur particulier leur était affecté : un petit Pygmée d’Afrique tout noir dont j’avais terriblement peur. Devant la maison, trônait une couleuvrine de bronze provenant du navire de notre lointain ancêtre, et à l’occasion des fêtes, papa s’en servait lui-même pour tirer des boulets. Là réside d’ailleurs la cause de sa mort prématurée. Le 8 juin 1860, jour de mon septième anniversaire, la couleuvrine explosa, et papa mourut sur place…
Le maître de maison observa la pause qui seyait à une aussi attristante information, tandis que, pour ma part, effectuant un calcul arithmétique simple, je m’étonnai une fois de plus de la justesse des appréciations de Holmes : il avait tout de suite affirmé que notre client était plus jeune qu’il n’y paraissait à première vue.
— Je pourrais passer des heures à énumérer les étrangetés de caractère de papa, ses excentricités, mais je ne m’arrêterai que sur l’une d’elles.
De la main, des Essars décrivit une sorte de cercle.
— Je veux parler de cette demeure. Papa détruisit la maison de fond en comble et reconstruisit intégralement le nid familial, le truffant de toutes sortes de bagatelles… disons, de tout et n’importe quoi : passages dérobés, niches secrètes, sols chantants, tubes encastrés dans les murs, qui se mettaient à souffler ou à hurler selon telle ou telle direction du vent… Mère exécrait ces fantaisies. Après le tragique décès de papa, elle détruisit tout ce qu’elle pouvait. Mais elle est loin d’avoir tout trouvé. Par exemple, il y a huit ans, lorsque l’on a refait les papiers peints du petit boudoir, une niche contenant des ouvrages licencieux a été découverte dans le mur. L’année passée, dans le ravin qui longe le mur d’enceinte du parc (des Essars indiqua un endroit sur la droite), s’est produit un éboulement, et dans la pente est apparu un passage souterrain qui, de toute évidence, menait jadis à la maison, mais qui avait fini par s’effondrer. Et l’avant-dernier automne…
— Inutile de poursuivre. Tout est parfaitement clair, le coupa Holmes en se triturant les mains, ce qui, chez lui, était toujours le signe d’une extrême agitation. La bombe se trouve dans une cachette secrète, dont l’emplacement n’était pas connu de votre mère ni, a fortiori, de vous.
— C’est ça, c’est ça, c’est exactement ce que je voulais dire… Quelque part ici, il y a effectivement une cachette que j’ignore. Ne me demandez pas comment il se fait que Lupin connaisse le secret, c’est ce qui m’étonne le plus. Il en ressort que cet infâme escroc connaît mieux cette maison que son propriétaire légitime !
— Excusez-moi, sir, ne pus-je m’empêcher de faire remarquer. Nonobstant vos convictions quant à la valeur de la parole de notre maître chanteur, je pense pour ma part qu’il cherche seulement à vous intimider. Il est plus que probable que cette cachette secrète n’existe pas.
— Si, elle existe ! s’écria des Essars. Dans cette lettre pleine d’arrogance, il est même indiqué le code qui permet de trouver la bombe !
Là, je cessai définitivement de comprendre quoi que ce soit, et Holmes lâcha avec indulgence :
— Je pense, Watson, qu’il est enfin temps pour nous de jeter un coup d’śil à ce funeste document.
Le châtelain, d’un air aussi dégoûté que s’il se fût agi d’un crapaud, prit une feuille sur la cheminée et la tendit à mon ami.
Regardant par-dessus son épaule, je vis que la lettre était rédigée d’une écriture large et élégante sur un papier bleu orné du monogramme A L.
Holmes parcourut le texte du regard, ricana et le relut, cette fois à haute voix, le traduisant au fur et à mesure en anglais.
30 décembre 1899
Au propriétaire du Vau-Garni
Cher monsieur,
Arsène Lupin a le plaisir de vous soumettre à un impôt sur la fortune.
Si, au dernier coup de minuit du vieux siècle, vous ne me remettez pas 1 750 000 francs, je vous donne ma parole d’honneur que votre château volera en éclats avec tout ce qu’il contient. Demain soir, à onze heures et demie dernier délai, veuillez sortir de la maison ou, si bon vous semble, enfermez-vous dans votre cabinet de travail, d’où il vous sera interdit de sortir avant l’avènement du XXe siècle. Laissez le sac contenant l’argent dans la salle à manger.
Ne vous avisez surtout pas de négliger une seule de ces conditions. Et que Dieu vous garde de prévenir la police – dans ce cas précis, le mécanisme de la machine infernale se mettrait en marche avant le délai prévu, et l’entière responsabilité vous en incomberait. Ce n’est pas moi qui serais le meurtrier mais votre cupidité.
Et maintenant, pour que vous ayez de quoi occuper votre esprit, voici une petite devinette, dans laquelle est chiffré l’endroit où se trouve le projectile.
24b, 25b, 18n, 24b, 25b, 23b, 24b
Si vous résolvez l’énigme et découvrez la cachette, tant mieux pour vous. Vous pourrez garder votre argent, car l’acuité d’esprit mérite d’être récompensée. Le mécanisme d’horlogerie se débranche par un simple tour sur la gauche de la poignée rouge.
Ainsi, comme disent les vendeurs de billets de loterie : « Jouez et gagnez ! »
Sur ce, veuillez croire en l’assurance de mon plus profond respect,
A.L.
— Quelle honte ! ne pus-je m’empêcher de dire. Il joue avec vous comme le chat avec la souris ! Vous avez bien fait, sir, de vous adresser à nous. Holmes, cher ami, vous devez absolument résoudre l’énigme. Cette fripouille doit en être pour ses frais !
Des Essars regarda le détective avec une crainte mêlée d’espoir.
— En cela réside toute mon attention, balbutia-t-il, voulant sans doute dire « toute mon attente ».
Holmes fronça les sourcils d’un air pensif.
— Trois questions, monsieur. La première : pourquoi très précisément un million sept cent cinquante mille francs ? Généralement, les maîtres chanteurs préfèrent les sommes rondes. La deuxième : que signifie le passage souligné « avec tout ce qu’il contient » ? Enfin, la troisième : de quel meurtre s’agit-il ? Connaissez-vous les réponses à ces questions ?
Des Essars poussa un soupir à fendre l’âme.
— Oh oui, cher monsieur Holmes. Je ne les connais que trop bien. J’ai sur mon compte en banque la somme exacte de un million sept cent cinquante mille francs. C’est tout mon capital. Hélas, nous, les des Essars, ne sommes plus aussi fabuleusement riches qu’autrefois. Les lubies de papa et l’absence de sens pratique de mère ont passablement écorné notre fortune. Les joyaux familiaux provenant du coffre de Jean-François (il montra le portrait de l’ancêtre au nez camus) ont été depuis longtemps réalisés, et l’argent a été en majeure partie dépensé. Je suppose que Lupin s’est intéressé au château du Vau-Garni après avoir entendu parler du fameux coffre de corsaire. Mais, comme vous le voyez, il ne demande dans sa lettre ni diamants ni émeraudes. Il sait qu’il n’y en a plus. Et, en indiquant cette somme précise au franc près, il tient à démontrer qu’il est parfaitement au courant de ma situation financière. Il est décidé à me mettre sur le foin ! Pardon, sur la paille !
— Dans ce cas, permettez-moi une question supplémentaire. (Holmes embrassa la pièce d’un regard circulaire.) Combien vaut cette maison ?
— Trois cent mille francs, je pense.
Mon regard croisa celui de Holmes.
— Ecoutez, sir, fis-je en souriant malgré moi. La maison vaut donc presque six fois moins que la somme exigée. Pourquoi donner beaucoup quand on peut se limiter à un moindre sacrifice ? Sans compter que, dans les pays civilisés, les biens immobiliers sont généralement assurés.
— Le château est assuré, et très exactement pour trois cent mille francs, confirma des Essars, me laissant dans une totale incompréhension.
— Un instant, Watson, dit Holmes en m’effleurant le bras. M. des Essars n’a pas encore répondu à mes deux autres questions.
Des larmes perlèrent aux yeux du maître de maison. Il tira un mouchoir de sa poche, se moucha bruyamment et dit en gémissant :
— Ce n’est pas la maison qui est en cause ! C’est… Non, je ne peux… Venez, vous verrez tout de vos propres yeux.
Il bondit de sa chaise et s’engagea à petits pas pressés dans un étroit couloir, rétréci par la présence de placards de part et d’autre.
Après avoir échangé un regard, nous partîmes à sa suite.
IV
Le couloir nous mena à un escalier, que nous gravîmes jusqu’au deuxième étage, où nous nous retrouvâmes dans une vaste pièce : le « salon des divans », ainsi que l’appelait le maître des lieux. Et, de fait, tout le long des murs s’alignaient divans et fauteuils. Essoufflé par l’ascension, des Essars se laissa choir dans l’un d’eux et se mit à happer l’air, la bouche ouverte.
— Tout de suite… Une minute… C’est le cśur…
Holmes regarda autour de lui et, indiquant une porte dans le coin le plus reculé de la pièce, demanda :
— Si je m’oriente bien, c’est l’entrée de la grande tour qui a été ajoutée du côté nord de la maison ? C’est là que vous nous conduisez ?
— Oui. C’est la bibliothèque. Mais vous irez sans moi. Je ne peux pas.
Le maître de maison tapota sa bedaine et ses hanches rebondies, geste qui me sembla étrange. Mais l’explication suivit aussitôt :
— Le passage est trop étroit. Encore une invention de papa. Mère se distinguait par sa forte corpulence, alors que lui-même était de complexion menue. Il s’est donc construit ce refuge, où il se retirait lors des scènes de ménage. Après la mort de papa, tout est resté en l’état. Mère voulait élargir la galerie, mais, d’après l’architecte, cela risquait de provoquer des fissures dans la maçonnerie. (Des Essars eut un sourire triste.) Il y eut un temps où, moi aussi, je me réfugiais dans la bibliothèque pour échapper aux foudres de feu mon épouse, mais voici maintenant une quinzaine d’années que j’ai cessé de me faufiler à travers ce… j’ai oublié le mot… goulot.
— Goulet, corrigea Holmes, qui avait tout écouté avec un air hautement intéressé. Mais poursuivez, poursuivez !
— Aujourd’hui, c’est ma fille qui s’y cache de moi quand je crie et que je la gronde. Je suis irascible et souvent, trop souvent, j’ai accablé la pauvre petite de reproches, pour la plupart futiles et injustifiés.
Des Essars cilla des paupières, un flot de larmes jaillit de ses yeux. Il dissimula son visage derrière son mouchoir.
— Pourquoi parlez-vous au passé ? Qu’est-il arrivé ? demandai-je.
— Il y a trois jours, nous nous sommes de nouveau querellés, dit-il entre ses larmes, d’une voix assourdie par le mouchoir. J’ai poursuivi Eugénie jusqu’ici, et, quand elle s’est faufilée dans la bibliothèque, j’ai continué, j’ai continué à lui crier toutes sortes de choses blessantes. Je ne me rappelle même plus pour quelle raison je me suis pris à elle de cette manière.
— « Je m’en suis pris à elle », rectifiai-je machinalement.
— Le temps que l’orage passe, Eugénie a décidé de prendre un livre. Elle a approché l’escabeau des rayonnages – ils vont jusqu’au plafond. Et elle est tombée ! De tout en haut ! C’était affreux ! J’ai entendu un terrible fracas, des cris, mais j’étais dans l’impossibilité de faire quoi que ce soit : cette maudite bedaine m’en empêchait…
Avant d’entendre la suite du récit, il fallut laisser passer une nouvelle crise de larmes.
— La pauvre petite s’est brisé le dos et la nuque… Quand les domestiques ont voulu la relever, elle a poussé de tels hurlements de douleur que j’ai donné l’ordre qu’on la laisse sur place. Autrefois, il aurait fallu s’en remettre au médecin de la ville. Mais, comme vous le savez, la maison est pourvue du téléphone, et, depuis l’année dernière, le central téléphonique dispose de l’interurbain. On m’a mis en liaison avec le professeur Lebrun, le plus illustre neurochirurgien de Paris. Vive le progrès ! Après avoir attentivement écouté mon récit, à vrai dire quelque peu décousu, le professeur ne voulut savoir qu’une seule chose : le sol de la bibliothèque était-il en pierre ? Quand j’ai répondu qu’il était en bois, M. Lebrun a dit : « C’est très bien. Ainsi, elle ne risque pas de prendre froid. Chauffez la pièce, installez la jeune fille sur le dos, le plus confortablement possible. Qu’elle ne remue pas et que sous aucun prétexte on ne lui place quelque chose sous la tête. Ne lui donnez ni à boire ni à manger. J’arrive par le premier train. »
— Mon Dieu… murmura soudain Holmes. Mais c’est abominable !
— En effet, un trauma de la colonne vertébrale, ce n’est pas de la plaisanterie, renchéris-je. Dans ma pratique de médecin, j’ai été confronté à des cas très sérieux de…
— Ah, Watson, ce n’est pas de trauma que je parle ! m’interrompit mon ami avec une émotion qui me surprit. Vous voulez dire, sir, que votre fille est toujours dans la bibliothèque ?
— Et c’est tout le problème ! On ne peut absolument pas la sortir de là. Après avoir examiné Eugénie, le professeur a déclaré : « Il lui faut une immobilisation absolue. Pendant au minimum deux semaines. Il y a une chance pour que la vertèbre fêlée se ressoude sans pincer la moelle épinière. Sinon, c’est la paralysie complète. » M. Lebrun est un saint ! Et il n’a pas seulement accepté de rester les deux semaines auprès d’Eugénie et de s’occuper d’elle personnellement ! Quand je lui ai parlé de la machine infernale (je ne pouvais évidemment pas faire autrement), il m’a répondu : « Nous ne pouvons pas transporter la patiente sur une civière, celle-ci ne passerait pas la porte. Ce qui veut dire que la jeune fille doit rester là où elle est. Et je resterai aussi, au nom du serment d’Hippocrate. » Il a libéré son assistante chargée du rôle de garde-malade et est resté seul. Voilà quel genre d’homme est M. Lebrun !
— En effet, dit Holmes en plissant les yeux. Et le professeur est actuellement là ?
— Bien sûr. Vous pourrez vous-même discuter avec lui.
Des Essars essuya ses lunettes, sans lesquelles son visage poupin parut encore plus vulnérable.
— Eh bien, voilà, maintenant vous savez tout, reprit-il. Je ne peux pas sacrifier la maison, et Lupin le sait parfaitement. En vous demandant votre aide, c’est à un ultime espoir que je me raccroche. Mais le directeur de la banque a déjà préparé l’argent. Si vous ne résolvez pas l’énigme de Lupin, je lui donnerai tout ce que je possède… Ma fille et moi devrons vivre modestement, nous vendrons la propriété familiale. Qu’importe, du moment qu’Eugénie ne reste pas paralysée… Ah, autre chose ! se rappela-t-il brusquement. Ma fille ignore tout de la machine infernale. Le professeur a interdit qu’on lui en parle. La petite ne doit subir aucune contrariété.
— C’est clair. Allons-y, Watson. (Holmes ouvrit la porte et resta figé devant la tranchée courbe qui servait de passage et qui devait mesurer dix pieds de long et moins d’un pied de large.) Moi, je passe sans difficulté, mais vous, attention de ne pas rester bloqué. Vous allez devoir vous glisser de côté. Un passage qui va vous faire passer le goût du porter et du porridge.
Le jeu de mots était, d’une part, assez piètre et, d’autre part, injuste. Certes, je ne suis pas maigre comme certains, mais grâce à ma pratique régulière du sport, je n’ai pas une once de graisse superflue. Et Holmes le savait fort bien.
Sur le point d’introduire son corps long et fin dans la galerie, Holmes se retourna et vit le maître de maison se diriger vers la sortie.
— Où allez-vous, sir ? Attendez ici. Je pourrais avoir besoin de vous pour certaines précisions.
Des Essars se balançait d’un pied sur l’autre, l’air étrangement gêné.
— Il est déjà presque une heure de l’après-midi, bredouilla-t-il en détournant le regard. Je dois être à l’arrivée du train de Paris… Je serai de retour dans une demi-heure. Si besoin est, vous pouvez téléphoner au régisseur. Vous n’avez qu’à tourner une fois la manivelle, et il décrochera aussitôt l’appareil…
— Pourquoi le train de Paris ? m’étonnai-je. Vous attendez quelqu’un d’autre ?
— Mister Eraste Fandorine. C’est un célèbre détective américain. J’ai su par les journaux qu’il se trouvait à Paris, et je lui ai demandé son concours, balbutia des Essars en piquant un fard. Tout d’abord, je n’étais pas certain que mister Holmes viendrait… Et ensuite, deux têtes valent mieux qu’une. C’est bien comme cela que l’on dit ?
Ecumant de rage, je m’écriai :
— Ecoutez, c’est proprement scandaleux ! On n’agit pas ainsi avec Sherlock Holmes ! Où allez-vous ? Revenez immédiatement !
— Je reviens… Une demi-heure, pas plus, marmonna notre client en reculant en direction de la porte. Un repas froid est servi dans la salle à manger. Il y a du vin, des hors-d’śuvre… Nous nous mettrons tous autour de la table pour discuter, peser le pour et le contre…
Il se faufila dans le couloir et disparut.
Bouillant de colère, je me tournai vers Holmes et vis que celui-ci riait sous cape.
— Apparemment, nous n’étions pas tout à fait l’ultime espoir de M. des Essars. C’est ce qu’on appelle un vrai Français, Watson ! Il ne mise jamais sur un seul tableau.
— Je propose d’appeler immédiatement un cocher et de retourner au port, dis-je. La perte de tout son capital bancaire apprendra à ce goujat comment on se conduit avec Sherlock Holmes. Nous verrons bien si cet obscur Américain peut l’aider !
— Eraste Fandorine n’est pas américain, mais russe.
— C’est encore mieux, dis-je en haussant les épaules. Un Russe ! J’imagine ce que ce doit être comme détective. Le crime du siècle en Russie, vous savez ce que c’est ? Un ours qui a volé un tonneau de vodka à un boyard. Non, franchement, Holmes, partons.
— Pour rien au monde ! Désormais, la tâche qui m’attend devient encore plus intéressante. Fandorine est un détective extrêmement expérimenté, je m’intéresse depuis longtemps à ses exploits. Ces derniers temps, il vit en Amérique, où il a mené quelques opérations des plus singulières. Ce qui me manque le plus dans mon activité de détective, c’est l’émulation intellectuelle. Avec qui voulez-vous que je rivalise, avec l’inspecteur Lestrade ? (Il se frotta les mains, goûtant d’avance son plaisir.) Et vous voudriez que je renonce à une telle affaire ! Avec, d’un côté, le plus ingénieux des criminels français, qui, en outre, nous donne à résoudre un formidable casse-tête, et, de l’autre, un concurrent digne de ce nom ! Ne perdons pas de temps. Nous avons sur Fandorine un avantage d’une demi-heure. Mettons-le à profit !
Et Holmes plongea dans l’étroit passage.
Je franchis le défilé moins lestement que lui. Alors que mon ami était déjà dans la bibliothèque, je continuais péniblement d’avancer de côté. Les boutons de ma redingote frottaient contre le mur, l’un d’eux s’arracha même, et je dois avouer que, plus d’une fois, je maudis feu des Essars père.
Mais quand enfin je me retrouvai à l’intérieur de la tour, à mes yeux s’offrit un spectacle tel qu’instantanément toute mon irritation se volatilisa.
Au premier abord, je n’eus pas le loisir de bien voir l’agencement de la pièce circulaire – je remarquai seulement que du feu brûlait dans la cheminée et que, à l’exception des fenêtres, toute la surface murale était occupée par des rayonnages de livres. Mais je ne cherchai pas à regarder autour de moi, car toute mon attention fut d’emblée captivée par la silhouette étendue par terre, bras déployés au-dessus de la tête. C’est une image que je n’oublierai jamais !
Allongée sous une fine couverture blanche, la jeune fille était étirée comme si l’on s’apprêtait à lui faire subir le supplice de l’estrapade. Des mécanismes d’aspect effrayant avec des poulies et des manivelles étaient placés à sa tête et à ses pieds. A ses poignets et à ses chevilles enveloppés de ouate, étaient enroulées des cordes, de sorte qu’elle ne pouvait remuer aucun de ses membres, quel que soit son désir de le faire. Le cou de la malheureuse était enserré dans un plâtre. Tout cela rappelait à ce point une chambre de torture de l’époque de la Sainte Inquisition que le pied à perfusion posé à côté faisait l’effet d’un anachronisme criant.
Miss Eugénie, une ravissante petite blonde au charmant nez retroussé, ne pouvait bouger la tête et se contenta donc de tourner vers nous ses yeux bruns au regard vif. Avant l’accident, ce devait être une demoiselle pleine de santé et de joie de vivre, aux joues toujours roses. Mais, pour l’heure, son visage était blême, des ombre bleuâtres cernaient ses yeux, et mon cśur se serra de commisération.
— Je sais, vous êtes les amis de papa et vous arrivez de Londres ! s’exclama la malheureuse d’une voix sonore et mélodieuse. (Elle parlait anglais assez correctement, avec toutefois un très léger zézaiement.) Comme c’est dommage que je ne puisse fêter la nouvelle année avec vous. Mais vous viendrez tout de même trinquer avec moi, n’est-ce pas ? Professeur, une petite gorgée de champagne ! En l’honneur du XXe siècle !
C’est alors seulement que je vis l’homme qui s’était levé de son fauteuil et venait à notre rencontre.
Le docteur Lebrun se révéla un individu d’apparence assez déplaisante : d’une maigreur extrême, avec un bonnet noir, des moustaches tombantes, un nez crochu et une bouche enfoncée.
— En aucun cas ! répondit-il d’une voix grinçante. Du champagne ! Il ne manquerait plus que ça ! Rien qui puisse irriter l’estomac. La solution nutritive que je vous injecte par perfusion intraveineuse stimule de façon idéale l’activité de la vessie, mais bloque les mouvements de l’intestin, qui, dans votre situation, seraient extrêmement nocifs. Le gaz contenu dans le champagne est susceptible de déclencher un météorisme et un gonflement de l’abdomen.
Ignorant le fait qu’Eugénie avait rougi jusqu’aux oreilles, le froid et insensible Esculape grommela :
— Et à propos, le nouveau siècle ne commence pas aujourd’hui mais dans un an, et alors vous pourrez boire du champagne. A condition que vous m’obéissiez.
Il parlait aussi anglais, très correctement mais de manière inexpressive, comme les orateurs étrangers dans les conférences scientifiques.
Toujours est-il que, pour le bien de sa patiente, cet homme-là était prêt à braver la bombe ! C’est incroyable de voir à quel point l’apparence peut être trompeuse, me dis-je. Je m’approchai de l’héroïque successeur d’Hippocrate, me présentai et lui donnai une solide poignée de main en murmurant :
— Je sais tout et j’admire votre courage.
— Vous avez dit doctor ? fit-il en mâchonnant ses lèvres fines. Nous sommes confrères, alors ?
— Je ne suis qu’un modeste praticien, et au demeurant peu zélé, répondis-je. Mais je vous serais néanmoins reconnaissant de me faire connaître votre diagnostic.
J’emmenai le professeur à l’écart, afin que la patiente n’en entende pas trop. D’ailleurs, elle était occupée avec Holmes, qui, accroupi, la questionnait à mi-voix.
— Ne remuez pas les muscles du cou ! cria Lebrun, mécontent. Et évitez de forcer inutilement sur les cordes vocales !
— Bien, docteur. Je ferai tout ce que vous me demandez. Pourvu seulement que vous me guérissiez, murmura la jeune martyre.
Je battis plusieurs fois des paupières pour chasser les larmes qui sourdaient à mes yeux.
Regardant Holmes d’un air soupçonneux, le professeur, comme à contrecśur, me décrivit brièvement la situation. Je ne m’y entends guère en neurophysiologie et, pour être franc, je ne lis pas très assidûment la presse médicale. Sans quelques vagues réminiscences de latin, par miracle restées dans un coin de ma mémoire, je n’aurais rien compris.
— Traumatisme de vertebra cervicalis, soupçon de fracture dans arcus superior. Et le pire de tout est que l’on observe un déplacement et une compression de medulla spinalis. J’ai fait ce que j’ai pu. Mais une immobilisation complète à l’estrapade – c’est ainsi que j’ai surnommé ce dispositif d’extension de mon invention – pendant deux semaines est son unique chance de rétablir une innervation complète ou ne serait-ce que partielle des membres. Toutefois, au moindre choc…
Il secoua la tête avec éloquence.
— C’est la tétraplégie, n’est-ce pas, cher confrère ? acquiesçai-je, me souvenant fort à propos du terme scientifique désignant la paralysie des quatre membres.
— Très exactement.
Il était dommage que Holmes n’entendît pas ma contribution à cette discussion scientifique, trop occupé qu’il était à parler tout bas avec miss des Essars.
— Permettez, sir.
Lebrun m’écarta et s’approcha de la jeune fille.
— C’est l’heure du massage.
Il se mit à genoux et commença à malaxer les pieds de la malade, mais il m’apparut immédiatement que la sommité de la neurochirurgie n’avait pas pratiqué depuis longtemps cet acte généralement dévolu aux infirmières, et qu’il avait perdu la main.
— Je pense que je m’en sortirai mieux, mon cher confère, dis-je avec tout le respect possible. Permettez, j’ai plus l’habitude que vous.
Le maître se leva et dit en prenant ses grands airs :
— Sans doute. D’autant que je dois m’absenter, il est temps que je téléphone à la clinique.
Il sortit, et j’entrepris mon massage avec toute la délicatesse et l’application dont j’étais capable.
— Vous êtes aussi médecin ? fit miss Eugénie, me gratifiant d’un sourire affable. Que vos mains sont douces et caressantes ! Oh, ça chatouille !
— Et c’est très bien que ça chatouille. Vous n’avez pas perdu la sensibilité tactile, c’est un signe tout à fait encourageant.
Je m’attaquai aux poignets, et elle me regardait maintenant la tête légèrement renversée en arrière.
— Docteur, j’ai un immense service à vous demander, murmura tout bas la jeune fille. Là-bas, sur la plus haute étagère, derrière le tome 45 de l’encyclopédie, se trouve un coffret. Est-ce que vous pourriez me l’attraper ? Mais chut !
Je remis sur pied le maudit escabeau, fauteur de malheur, et, après avoir vérifié sa stabilité, je grimpai jusqu’au plafond.
Holmes, qui était en train d’examiner l’orifice de ventilation percé dans le mur, se retourna.
— Vous allez où comme ça, Watson ? demanda-t-il.
— Je cherche l’article sur la tétraplégie dans l’encyclopédie.
Puis il se désintéressa de moi.
Toute l’encyclopédie était recouverte d’une épaisse couche de poussière, à l’exception du tome 45, qui, de toute évidence, était fréquemment manipulé. Derrière le gros in-folio, je découvris une ravissante petite boîte laquée, et, l’ayant coincée sous mon menton, je redescendis.
— Ouvrez-la, mais discrètement, demanda Eugénie.
J’étais curieux de savoir ce qu’elle contenait.
En fait, rien de particulier. Des flacons, des tubes, des pinceaux. Bref, un assortiment complet d’accessoires de maquillage.
— Papa ne m’autorise pas à me maquiller. Alors, je le fais en cachette, expliqua la demoiselle. Et la dernière fois, ce n’est pas non plus pour prendre un livre que je suis montée… Trouvez le miroir, je voudrais voir à quoi je ressemble.
Son visage prit cette expression concentrée qu’ont toutes les femmes quand elles se regardent dans une glace – à la fois mécontente et pleine d’espoir.
— Quel cauchemar ! lâcha Eugénie d’une voix abattue. Encore pire que ce que je craignais. Et papa a dit qu’il y aurait d’autres invités, un monsieur qui vient d’Amérique. Je vous en conjure, docteur Watson, aidez-moi ! Tenez, prenez le fard à joues. Là, cette petite boîte ronde, oui c’est ça. Plongez-y le pinceau. Non, pas si fort. Maintenant, passez-le-moi juste en dessous des pommettes. Montrez-moi. Ah, non ! Il y en a beaucoup trop. Essuyez avec une serviette… Bon, allez, ça ira. Maintenant, le rouge à lèvres…
J’obéis scrupuleusement à tous les ordres de miss des Essars, le cśur serré par un sentiment mêlé de compassion et d’admiration. Ah, les femmes ! Elles recèlent en elles tant de courage et de fermeté d’esprit qu’il serait temps que nous autres hommes en prenions de la graine. Et cela, c’est une chose que ne comprendra jamais mon brillant ami, avec sa ridicule aversion pour les femmes.
— La lèvre inférieure, vite ! me pressa Eugénie. J’entends des pas dans le salon des divans. Le nouvel invité est déjà là ! Rangez vite le coffret !
J’eus à peine le temps de cacher la petite boîte derrière mon dos que, de l’étroit passage, surgissait un gentleman aux cheveux lisses séparés par une raie impeccable et dont la noirceur tranchait avec ses tempes grisonnantes.
— Mes hommages, mademoiselle. B-bonjour, messieurs, dit-il en français avec un très léger bégaiement. Mon nom est Fandorine. Eraste Fandorine.
V
Ma première impression de cet homme ne fut pas des plus favorables. Poseur, trop soigneusement vêtu, et l’on voyait immédiatement qu’il se considérait lui-même comme un très bel homme. Si je n’avais su son origine, je n’aurais pas douté un seul instant d’avoir devant moi un Français.
J’eus l’impression que le nouveau venu ne s’attendait pas à voir autant de monde dans la tour ; en tout cas, il nous regarda avec une certaine perplexité.
Je me présentai, et Holmes commença à faire de même mais ne termina pas, car l’attention du Russe fut distraite. Derrière lui, en effet, on entendit souffler et gémir : quelqu’un essayait apparemment de se glisser dans l’étroite galerie et éprouvait pour ce faire de sérieuses difficultés. Je pensai que M. des Essars avait coûte que coûte décidé de rejoindre sa fille (tentative vouée d’avance à l’échec, vu son embonpoint). Mais je me trompais.
S’étant excusé, mister Fandorine tendit la main dans le passage et en tira un Asiate de petite taille mais de robuste constitution, vêtu d’un complet à carreaux de belle qualité. L’homme se secoua, remettant en ordre son costume froissé, et nous salua tous avec une grande dignité.
— … Sherlock Holmes, pour vous servir, prononça calmement mon ami, comme si personne ne l’avait interrompu.
Je ne cacherai pas le plaisir que j’éprouvai en voyant le joli visage du Russe se décomposer sous l’effet de la surprise.
— Sh-Sherlock Holmes ? Le f-fameux Sherlock Holmes ? bredouilla-t-il, cette fois en anglais. Et vous, vous êtes donc le fameux docteur Watson ?
Je saluai d’un mouvement de tête empreint d’ironie. Apparemment, M. des Essars ne s’était pas seulement joué de nous deux, Holmes et moi.
Fandorine se tourna vers la porte, comme s’il attendait des explications de la part du maître des lieux. Et celles-ci ne tardèrent pas à suivre.
— Je vous prie de m’excuser ! retentit sourdement, comme à travers un tuyau, la voix de des Essars, qui, de toute évidence, avait passé la tête dans le petit couloir. Je voulais vous prévenir en route, mais j’ai eu peur que vous ne repartiez ! Mister Holmes est heureux d’avoir l’occasion de travailler main dans la main avec vous. J’espère que, de votre côté, vous n’avez rien non plus contre mister Holmes !
— Non, non, bien au contraire ! Je suis ravi et même f-flatté, dit le Russe. Simplement, c’est quelque peu inattendu…
Il afficha un large sourire, qui donna l’impression de sonner faux.
— Voilà qui est parfait ! cria le châtelain avec enthousiasme. Je savais, messieurs, que vous me pardonneriez cette petite intrigue. Pour le bien de la malheureuse jeune fille que vous avez devant vous !
Miss Eugénie, tout en dévisageant de ses jolies mirettes le beau Russe bégayant, demanda à haute voix :
— De quelle intrigue parles-tu, papa ? Et ces messieurs sont vraiment là pour travailler et non pour fêter la nouvelle année ?
Nous échangeâmes tous des regards inquiets. Mais des Essars fit preuve de présence d’esprit.
— Cela concerne la réorganisation de la Société des amis de l’électricité. Mes invités sont comme moi des passionnés du progrès technique.
Fandorine déclara respectueusement :
— C’est la stricte vérité, miss.
Revenu de sa mauvaise surprise et ayant repris contenance, il se mit à parler avec l’aisance d’un homme du monde, poli et courtois.
— Je vous dois des excuses, messieurs, je ne vous ai pas encore présenté mon… (Il hésita un court instant.)… Mon ami et assistant, mister Massahiro Shibata. Il est japonais.
L’Asiate salua une seconde fois, après quoi il s’approcha et, avec solennité, nous serra la main, à moi d’abord, puis à Holmes.
— Heureux de faire votre connaissance. Votre méthode… m’a beaucoup appris, poursuivit le Russe, s’adressant à Holmes et évitant sagement le mot « déductive », qui aurait pu susciter des questions de la part de miss des Essars.
C’est alors que Lebrun revint dans la tour ; on lui présenta mister Fandorine.
— Votre abnégation vous honore, cher professeur, dit ce dernier, s’adressant au médecin. Si vous me le permettez, je vous poserai quelques questions un peu plus tard.
Puis ce fut au tour de ma modeste personne de recevoir un compliment.
— Très honoré docteur Watson, poursuivit le détective russe en se tournant vers moi, j’admire sincèrement vos t-talents littéraires. Je n’ai jamais rien lu de plus captivant que vos Mémoires.
Là, Shibata, l’air intéressé, lui posa une question dans un langage aux curieuses sonorités (je ne saurais même pas dire si c’était du russe ou du japonais). Fandorine lui répondit dans le même baragouin.
— Mais alors, vous êtes écrivain ? demanda miss Eugénie.
Quand je me penchai vers elle, sans attendre ma réponse, elle me demanda tout bas :
— Comment ai-je l’air ?
— Superbe, la rassurai-je.
C’était la stricte vérité ; grâce à mes efforts, maladroits certes mais consciencieux, elle avait sensiblement embelli : son visage était plus frais, sa bouche était joliment dessinée, pulpeuse. Je me dis que j’avais manqué ma vocation de maquilleur.
— Accroupissez-vous près de moi, sir, demanda miss des Essars au Russe. J’aimerais vous voir mieux.
Cette touchante spontanéité soulignait plus éloquemment que toute autre chose la tragique horreur de sa situation. Je remarquai un tremblement sur les lèvres de Fandorine, visiblement touché.
— Vos désirs sont des ordres, dit-il avec douceur en se mettant à genoux.
L’ayant attentivement dévisagé, Eugénie, avec cette même irrésistible candeur, déclara tout de go :
— Vous être très beau, sir. Vous savez, avant, je rêvais d’être aimée par un homme tel que vous, exactement : ni trop jeune ni trop vieux, solide et courageux, mais impérativement bien de sa personne et habillé de manière irréprochable… Ma situation présente des avantages, n’est-ce pas ? (Elle sourit tristement.) Je peux dire tout haut des choses absolument extravagantes et personne ne m’en tient rigueur.
Fandorine essaya de répondre par une plaisanterie, même s’il était manifestement très ému :
— Bientôt vous serez debout, et vous devrez alors de nouveau observer les règles de la b-bienséance. Alors, profitez de votre liberté tant que vous en avez la possibilité.
Elle prononça d’une voix à peine audible :
— Vous êtes très bon. Tout le monde est bon avec moi. Mais je le sais, je le sens : jamais je ne me relèverai.
Lebrun, qui avait apparemment l’oreille très fine, s’approcha et s’écria avec colère :
— Quelle absurdité ! Vous allez suivre mes recommandations, et vous irez de nouveau danser au bal. Cela suffit, messieurs ! Votre présence perturbe la patiente. D’autant qu’il est temps de faire pipi. Je vous demande à tous de vous éloigner.
Ah, cette manière insupportable qu’ont certains représentants de ma profession d’user de termes triviaux !
Fandorine et moi nous relevâmes d’un même mouvement en évitant de regarder cette pauvre miss Eugénie afin de ne pas la gêner plus encore.
Pour être franc, j’étais au bord des larmes et j’avais une boule dans la gorge. Si, à cette minute, l’abominable maître chanteur qui avait osé mettre dans la balance la vie de cette adorable jeune fille m’était tombé entre les mains, je… Je ne sais tout simplement pas ce que j’en aurais fait.
Laissant le professeur seul avec la patiente, nous regagnâmes le rez-de-chaussée et la salle à manger, où l’on avait enlevé le linge qui couvrait le repas froid et les boissons.
Nonobstant les émotions et la situation tendue, je mourais de faim, si bien que je me jetai sur le pâté et le bśuf en gelée avec un appétit d’ogre. Holmes et Fandorine ne touchèrent pas à la nourriture, des Essars prit un morceau de pain, mais n’en avala même pas une bouchée. S’il n’y avait eu l’excellent mister Shibata pour se sustenter avec encore plus d’enthousiasme que moi, je me serais senti un peu honteux.
— J’ai de nouveau demandé par la fenêtre au régisseur si le criminel avait téléphoné, expliqua le maître de maison. Mais M. Bosco a secoué la tête. Vous êtes témoins, messieurs.
Des Essars faisait le service du mieux qu’il pouvait, remplissant les verres, distribuant les couverts, mais l’on voyait qu’il accomplissait cette tâche pour la première fois. Il renversa du vin, fit tomber une fourchette sous la table, froissa les serviettes. Personne ne s’offrit pour l’aider. Les deux détectives étaient plongés dans leurs pensées, et quant à M. Shibata et moi-même, nous étions trop affamés pour nous soucier du service.
J’avais une débordante envie d’agir. Il me suffisait de repenser à la malheureuse prisonnière de la tour pour que mon cśur se mette à bouillir d’indignation.
Puisque les deux détectives se taisaient, je pris l’initiative de rompre le silence.
— La question essentielle est la suivante : comment Lupin a-t-il appris l’existence d’une cachette susceptible d’abriter une bombe ? Il faut convoquer tous les domestiques qui travaillent au château depuis l’époque de votre père et soumettre chacun d’eux à un interrogatoire minutieux.
Le maître de maison écarta les mains, l’air désemparé.
— J’y ai pensé. La cuisinière et l’un des palefreniers sont à notre service depuis presque un demi-siècle. Mais comment se souvenir de tous ceux qui ont été mis à la porte au cours des quarante dernières années ? Car c’est peut-être quelqu’un qui a travaillé au Vau-Garni Dieu sait quand…
— Il se peut aussi que Lupin ait eu l’information de deuxième ou troisième main, fit remarquer Holmes.
Et Fandorine d’ajouter :
— Et n’oublions pas les m-maçons et les charpentiers embauchés par des Essars père pour l’aménagement de ses cachettes. Des curiosités de ce genre se racontent en famille et entre amis ; les gens adorent potiner sur les lubies des riches.
Tout cela était juste. J’accusai le coup, mais pas pour longtemps.
— Dans ce cas, que l’un de nous aille à la police. M. des Essars en connaît sûrement le chef.
Le maître de maison acquiesça de la tête, et je continuai :
— Discrètement, afin de ne pas alarmer Lupin, il faut placer un inspecteur compétent au central téléphonique. Quand le criminel appellera M. Bosco, on pourra déterminer quel appareil a été utilisé, et y envoyer les gendarmes. Souvenez-vous, Holmes, nous avions procédé de cette façon lorsque nous avons attrapé le maître chanteur de Kensington.
— Ne soyez pas naïf, Watson, rétorqua Holmes assez grossièrement. Arsène Lupin n’est pas le premier amateur venu. Il n’y aura aucun appel téléphonique. Ce n’est rien d’autre qu’une ruse pour détourner notre attention. Pour quelle raison Lupin appellerait-il ? Dans sa lettre, tout est exposé avec le maximum de précisions.
Le Russe hocha la tête : il était d’accord avec l’opinion de Holmes.
— Très bien ! fis-je, refusant de déposer les armes. Abordons l’affaire par un autre angle. Au lieu d’essayer d’atteindre directement Lupin, nous ferons porter tous nos efforts sur la recherche de la machine infernale. Nous avons le code, concentrons-nous dessus. Et n’oublions pas que le temps passe.
Sans nous donner le mot, nous nous tournâmes comme un seul homme vers la pendule. Elle indiquait deux heures cinq. Il restait dix heures avant l’explosion.
Le silence se fit, seul le Japonais faisait crisser son couteau en coupant du jambon.
— Sir, si vous n’y voyez pas d’objection, je proposerai la méthode suivante, déclara courtoisement Holmes en se tournant vers le Russe, comme si pas un seul mot n’avait été prononcé jusque-là. Je connais votre manière de travailler. Quant à vous, si j’ai bien compris, vous n’ignorez pas la mienne.
Fandorine acquiesça.
— Donc, je propose d’avancer indépendamment l’un de l’autre, continua mon ami. Vous procédez à votre guise, moi de même. Il me semble qu’en l’espèce ce sera plus efficace que d’agir conjointement. Voyons qui le premier parviendra à résoudre le problème.
— Parfait ! approuva le joli mignon. C’est exactement ce que je voulais p-proposer !
Le pauvre ! Apparemment, il s’apprêtait sérieusement à rivaliser avec Sherlock Holmes !
Les traits accusés de Holmes s’illuminèrent d’un sourire.
— Eh bien, puisque nous sommes d’accord, il ne reste plus maintenant qu’à se restaurer, déclara-t-il en approchant de lui le rôti de porc froid. Watson, mon cher, versez-moi donc un peu de ce bourgogne.
Des Essars semblait également ravi que tout s’arrange aussi parfaitement.
— Après le repas, je vous conduirai aux chambres d’amis, où vous pourrez vous rafraîchir et vous changer si vous le souhaitez. A trois heures précises, je vous demande de descendre ici, dans la salle à manger. Nous effectuerons alors la visite de la maison. Peut-être remarquerez-vous des choses qui auront échappé à mon attention.
La tension retomba quelque peu.
Les couverts se mirent à tinter, les verres se remplirent de vin couleur rubis.
J’étais déjà rassasié et je pris un cigare. Mon voisin de table, mister Shibata, continuait pour sa part à se remplir la panse avec le même appétit.
Tout en jouant énergiquement des mandibules, il se tourna vers moi et demanda :
— Vous êtes assissutant et éclivain ?
Comprenant que cela signifiait : « Vous êtes assistant (de Holmes évidemment) et écrivain ? », je répondis positivement.
Le Japonais précisa :
— Vous déclivez les exiploits de votle masuta ?
Je dus réfléchir un moment avant de deviner que c’était sa manière de prononcer le mot master.
J’éclatai de rire.
— Oui, j’écris. Mais Holmes n’est pas mon maître. Il est mon ami.
Mais, apparemment, ce n’étaient pas mes rapports avec Holmes qui intéressaient mister Shibata. Il s’approcha de moi et, me fixant avec attention de ses petits yeux fendus, il demanda :
— Vous éclivez, et on vous paye de l’alzent ? Beaucoup ?
1- En français dans le texte. (N.d.T.)
Le court mais sublime voyage
des trois sages
(Extrait des Mémoires de Massahiro Shibata)
[…] Je regardai ce que j’avais déjà écrit et en fus très satisfait. Selon moi, le récit de nos aventures dans la ville de Paris et les descriptions de la nature dans le chapitre sur notre voyage en train étaient magnifiquement réussis. Et quand je relus la scène touchante sur la jeune fille aux cheveux jaunes clouée au sol, un torrent de larmes s’écoula de mes yeux.
Cependant, avant de continuer l’histoire vraie de l’élégant tanka composé par moi au château du Vau-Garni, le devoir de reconnaissance exige que je consacre quelques mots à Watson-senseï, qui non seulement m’a incité à prendre le pinceau, mais m’a aussi donné quelques conseils inestimables concernant la profession d’écrivain.
Quand j’ai entendu que cet homme respectable gagnait infiniment plus d’argent avec ses śuvres que son compagnon avec ses enquêtes, le satori émergea en moi. Je compris que je pouvais faire la même chose ! Par son intelligence et sa vaillance, Fandorine-dono ne le cède en rien à Sherlock Holmes, mon maître a une volonté de fer et sa Voie est droite et claire. Et je décidai : qu’il poursuive son combat contre les malfaiteurs de la terre, je continuerai à l’aider dans la mesure de mes modestes forces, mais à partir de maintenant je noterai tout, tout, tout. Je publierai un merveilleux livre qui nous rendra tous les deux célèbres dans le monde entier et nous rapportera tant d’argent que nous pourrons nous retirer des affaires et abandonner les malfaiteurs à leur propre karma.
Mais Watson-senseï m’a dit que les digressions ne devaient pas être trop longues, sous peine de lasser le lecteur, c’est pourquoi je reviens à la discussion qui eut lieu après le repas dont la description fait l’objet du chapitre précédent.
Touché par la délicatesse de mon maître, qui m’avait présenté non pas comme son serviteur mais comme son ami, j’étais ému au point d’en avoir l’appétit coupé, mais j’écoutais très attentivement la conversation, vu qu’elle se tenait en anglais et qu’après des années passées en Amérique je maîtrise parfaitement cette langue.
— Est-il vrai que vous avez beaucoup voyagé en Orient et même vécu au Tibet ? demanda Fandorine-dono à Holmes au nez crochu.
— Oui. Et j’y ai fait pas mal de découvertes essentielles. La plus importante réside en cela que notre âme et notre corps sont considérablement plus puissants qu’il ne le paraît aux Occidentaux. Il suffit de trouver en soi l’accès à la source de la force, dit le détective anglais.
Je compris immédiatement que j’avais effectivement devant moi un homme d’une grande sagesse. Ah, quel livre je pourrais écrire sur ce sujet, si j’avais le talent de Watson !
Je l’aurais avec plaisir écouté encore, mais à cet instant le châtelain (j’ai déjà dit que son visage ressemble terriblement à une galette de riz et que sa voix aiguë rappelle un chat qui miaule) a tenu à mettre son grain de sel :
— Arsène Lupin a aussi son propre écrivain : M. Leblanc. Des écrivains pareils, moi, je les mettrais en prison ! Si l’on sait où se cache un criminel, on doit en informer la police !
— Holmes maîtrise avec brio l’art martial japonais appelé baritsu, déclara Watson-senseï. Evidemment, vous le connaissez, mister Shibata.
Non, je n’ai jamais entendu parler du baritsu, je ne vois même pas avec quels idéogrammes on peut écrire ce mot. A ce qu’il me sembla, les paroles du docteur ne firent guère plaisir à son ami ; en tout cas, celui-ci grimaça.
— Arsène Lupin lui aussi pratique une lutte orientale très subtile : le jitsu, intervint à nouveau Desu-san (cet homme a un nom trop long pour que je l’écrive à chaque fois en entier). Il se vante de pouvoir à lui tout seul mettre en pièces trois hommes à la fois. Mister Fandorine, je viens seulement d’apprendre en vous accompagnant ici que vous n’étiez pas américain, mais russe. Arsène Lupin est aussi allé en Russie. On a raconté dans les journaux qu’il avait dérobé un million à la caisse du Trésor public. A Pétersbourg, on doit encore en parler, non ?
— Tout le monde a oublié, dit mon maître. En Russie, les caisses du Trésor en ont vu d’autres. Mister Holmes, je voulais vous interroger sur l’organisation criminelle du professeur Moriarty. Dans ses Mémoires, le docteur Watson est peu loquace à ce sujet, or je m’intéresse beaucoup au problème des sociétés c-criminelles.
— Je n’ai fait que suivre les instructions de Holmes, fit Watson-senseï en lissant ses moustaches. Il m’a interdit d’entrer dans les détails.
Le détective anglais hocha la tête.
— Je vous dirai tout ce que je sais. Une fois que nous aurons terminé cette petite enquête. Quant à moi, j’aimerais à mon tour connaître les détails de l’affaire du docteur Lind. Est-il vrai qu’il était un véritable génie de la métamorphose ?
— Oh, que oui !
— C’est curieux. J’ai moi-même quelques raisons de m’enorgueillir de mes talents en ce domaine, dit Holmes avec suffisance.
Je retins un sourire. S’il savait devant qui il était en train de se vanter !
Desu-san prononça d’un ton morose :
— Lupin est aussi un as du camouflage. On dit de lui qu’il peut à loisir changer d’âge, de démarche, de voix. Et même de taille !
Il y a un proverbe russe qui dit : « Le pouilleux ne sait parler que du bain. » Cela s’appliquait parfaitement à notre hôte, incapable de parler d’autre chose que de Lupin. Le pauvre bougre, bien sûr, on pouvait le comprendre, mais il commençait à être assommant, car il m’empêchait d’écouter la discussion de gens intelligents.
— Ce n’est pas le plus compliqué, répondit poliment mon maître. Lind pouvait sans difficulté changer de sexe. Personnellement, je ne m’y suis jamais risqué.
— Vous devriez me voir dans le rôle d’une vieille femme ! fit Holmes en s’esclaffant.
Il avait à la bouche une pipe courbe, et quand il avait aboyé « ha, ha, ha ! », l’un après l’autre des flocons de fumée s’étaient échappés de ses lèvres.
Le maître de maison ouvrit la bouche (sans doute voulait-il encore parler de son Lupin), mais au même instant (Watson-senseï m’a expliqué que cette formule était très importante : « mais au même instant ») retentit la sonnerie du téléphone posé sur une console.
Desu-san bondit en renversant son verre de vin et se jeta sur l’appareil.
Mon français n’est malheureusement pas bon, et je ne compris pas ce que disait Desu-san dans le cornet. Il est vrai qu’il écoutait surtout et s’écriait à intervalles réguliers « merd, merd ! », sans doute quelque chose dans le genre de notre « haï ».
Ayant terminé la conversation, il dit, en proie à une grande agitation :
— C’était Bosco ! Vous vous êtes trompés, messieurs. Lupin a tout de même appelé ! Il sait tout ! Il a demandé qu’on salue de sa part MM. Holmes et Fandorine ! Il a dit qu’il ne me tenait pas rigueur de vous avoir prévenus puisque les règles du jeu n’interdisent pas de recourir à l’aide de détectives privés. Mais ses exigences restent inchangées : à onze heures et demie, vous devez quitter la maison. Il a ajouté qu’il était heureux de l’occasion qui lui était donnée de croiser le fer avec de tels adversaires.
Holmes se leva.
— Mettez-moi en communication avec le régisseur. J’ai besoin de lui poser quelques questions.
— Tout de suite ! Un tour de manivelle et je vous le passe.
Desu-san tourna la poignée. Souffla dans le cornet. Tourna à nouveau. Souffla une autre fois. Répéta le mot « merd ! », très fort.
— La liaison est interrompue… Hélas, ça arrive. Tant pis ! Je cours là-bas et je vous ramène Bosco. Comme ça, vous pourrez lui poser toutes les questions que vous voulez.
Tête baissée, il courut vers la porte ; c’est à peine si ses jambes maladroites arrivaient à le suivre.
Ayant attendu que le maître de maison se soit éloigné, le docteur Watson dit avec indignation :
— L’arrogance dans toute sa splendeur ! Quel effronté, ce Lupin !
A cela, Sherlock Holmes dit… Non, je me souviens que, lors d’une de nos discussions sur le métier d’écrivain, Watson-senseï m’a appris qu’il ne fallait pas écrire tout le temps « dit » ou « dit-il », mais qu’il fallait utiliser des synonymes : « proféra-t-il », « prononça-t-il », « il déclara », et, ce qui était encore mieux, des verbes expressifs comme « il s’écria », « gémit-il », « souffla-t-il ».
Donc, Sherlock Holmes proféra :
— Cela porte le nom de « gasconnade ». Les Français adorent fanfaronner, poser pour la galerie. Que pensez-vous de ce nouveau Robin des bois, monsieur Fandorine ?
Mon maître se crispa :
— Ce gredin me donne la nausée. Il se targue de ne jamais commettre de meurtre. Mais, selon moi, mieux vaut un honnête escarpe qu’un maître chanteur sans principes, qui fait son beurre sur le malheur d’autrui.
Je hochai énergiquement la tête pour marquer mon accord sans réserve avec ce point de vue.
— Absolument d’accord, dit le détective anglais, se rangeant à notre opinion. Eh bien, non seulement nous allons découvrir la cachette contenant la bombe, mais nous allons également mettre M. Lupin derrière les barreaux, là où est sa place.
— Mais j’aimerais beaucoup qu’auparavant il offre quelque résistance, prononça Fandorine-dono d’un air rêveur. Nous verrons jusqu’à quel point il a assimilé ses leçons de ju-jitsu.
Chez mon maître, chaque parole est d’or.
C’est à cet instant que (on peut aussi dire « c’est alors que », ce n’est pas mal non plus) des bruits de pas résonnèrent dans le couloir et que pénétra dans la salle à manger un homme au teint basané, aux fines moustaches en croc comme celles de Nobunaga Oda, et à l’opulente chevelure. C’est à ce dernier détail que je reconnus le régisseur. En arrivant, nous avions en effet aperçu sa silhouette à la fenêtre de l’écurie.
Il haletait. Il avait dû courir pour venir nous rejoindre. Après les salutations d’usage, il promena sur nous un regard inquiet, et je m’inclinai respectueusement devant lui, parce que je savais que ce Bosco s’était conduit ainsi qu’il convient à un vassal : bien que connaissant l’existence de la bombe, il n’avait pas abandonné son maître dans le malheur.
— Monsieur était très essoufflé. Je lui ai donné de l’eau. Il va venir dès qu’il aura repris son souffle. En attendant, il m’a ordonné de courir ici et de répondre à vos questions, débita l’homme à toute vitesse et en français.
Holmes traduisit pour le docteur tout ce qui venait d’être dit, et je m’efforçai de ne pas en perdre une miette. Mon maître de son côté me murmura en russe que l’on percevait un léger accent italien dans le langage de M. Bosco. Les Italiens sont considérés comme d’excellents serviteurs, les meilleures maisons françaises les prennent volontiers à leur service.
A ce que nous avions déjà appris de la bouche de Desu-san, Bosco ajouta que la voix du célèbre criminel était sonore et arrogante. Sitôt finie la conversation, l’Italien s’était mis en liaison avec le central téléphonique et avait demandé d’où provenait l’appel, mais la téléphoniste avait répondu qu’aucune communication n’était passée par le central. De toute évidence, Lupin avait trouvé un moyen de se brancher directement sur la ligne.
— Comme vous le voyez, je n’avais finalement pas tout à fait tort, fit remarquer Sherlock Holmes. Un inspecteur de police posté au central téléphonique ne nous aurait été d’aucun secours.
A chaque nouvelle question qui lui était posée, le régisseur répondait de façon succincte et très rapidement. J’eus l’impression qu’il avait hâte de partir au plus vite. Par deux fois, à l’occasion d’une courte pause, il demanda s’il pouvait retourner chez lui. A son front perlaient des gouttes de sueur, son regard inquiet se déplaçait sans cesse d’un objet à l’autre, et je compris soudain qu’il avait tout simplement peur que la bombe n’explose avant l’heure. Mon estime pour cet homme s’en est aussitôt trouvée diminuée.
Brusquement, mon maître l’interrogea sur un tout autre sujet.
— J’ai remarqué que tous les volets du rez-de-chaussée étaient fermés et verrouillés de l’extérieur. Où sont les clés ?
Bosco battit des paupières, ne saisissant manifestement pas ce qui motivait cette question.
— Il n’y a qu’une clé, car toutes les serrures sont identiques. Tenez, la voici.
Il choisit une des clés du trousseau qui pendait à sa ceinture et la montra.
— Et les autres, elles ouvrent quoi ?
— Celle-ci ouvre la porte de l’entrée principale ; celle-là ouvre la porte latérale côté ravin ; ça, c’est la clé de la véranda ; la petite, c’est celle du rez-de-chaussée de la tour ; celle-ci, c’est pour l’entrée de service…
Fandorine-dono demanda à voir le trousseau et l’examina attentivement, en essayant de se remémorer à quelle porte correspondait chaque clé.
— Bon, maintenant je peux partir ? demanda Bosco, se dandinant d’un pied sur l’autre.
— Oui, mais avant, vérifiez ce qui se passe avec le téléphone, lui ordonna Sherlock Holmes (là, c’est mon maître qui me traduisit). Et montrez-nous nos chambres.
Après avoir bataillé environ une minute avec l’appareil, le régisseur s’écria, tout joyeux :
— Ça y est, ça remarche ! En cas de problème, je serai chez moi. Pour m’appeler, c’est très simple : un tour de manivelle. Deux tours, c’est pour joindre le central.
Ça, on le savait déjà sans lui.
Il ne nous accompagna pas jusqu’à nos chambres, se contentant de nous expliquer :
— Vous trouverez vous-même, c’est très simple. Prenez le couloir à droite, au bout vous tombez sur la salle de billard. Vous sortez par la gauche et vous prenez l’escalier latéral. Montez au premier étage. Là, vous verrez une porte en verre et, derrière, le palier. D’un côté se trouve une chambre pour les messieurs de Londres, de l’autre une chambre pour les messieurs de Paris. Décidez vous-même laquelle est pour qui.
Il salua et quitta la salle à manger à toutes jambes. Quelques instants plus tard, la porte d’entrée claqua bruyamment. Un serviteur japonais ne se permettrait jamais de perdre ainsi la face !
Nous partîmes dans la direction indiquée et, effectivement, sans aucune difficulté, nous trouvâmes la porte en verre. Après avoir fait assaut de politesse pour savoir qui le premier choisirait son gîte, mon maître et moi nous installâmes dans une pièce lumineuse donnant sur la pelouse.
Je sortis de la valise la veste de travail de mon maître et ses chaussons à semelle caoutchoutée, je changeai ma propre tenue de voyage pour des vêtements usagés (pour le cas où il m’arriverait de tomber ou d’avoir à ramper sur le ventre), passai au cabinet d’aisances, puis n’eus plus rien à faire. Jusqu’à trois heures, il restait encore du temps. Mon maître était assis dans un fauteuil et, plongé dans une profonde réflexion, faisait claquer les boules de son chapelet de jade tout en examinant l’étrange code qu’il avait recopié dans son carnet. Je devinais que Fandorine-dono était en train d’élaborer un plan d’action, sans que je sache précisément lequel. C’est-à-dire que maintenant, alors que j’écris ces lignes, je le sais, bien sûr, mais Watson-senseï m’a prévenu : il ne faut pas tout dévoiler d’un coup, sinon le lecteur se désintéresse de l’histoire, raison pour laquelle je ne parlerai pas pour l’instant du plan de mon maître. Je vais plutôt essayer de me rappeler ce à quoi je pensais à ce moment-là.
Ah oui, à la jeune dame Desu. Je me disais que, bien sûr, elle faisait vraiment peine à voir, mais qu’elle se trouverait tout de même un mari, même si elle restait paralysée. Son père avait tort de se faire du souci comme ça. Elle était jolie et avait de bonnes manières, et ça, c’était le principal. Beaucoup trouveraient même un certain charme à son immobilité. Une beauté paralysée est comme une magnifique statue. Chez nombre d’hommes, cela susciterait à la fois l’attendrissement du cśur et l’émoi des sens, une excellente pépinière où il est facile de faire éclore la merveilleuse fleur de l’amour. Je suppose que quelques-uns auraient préféré que la jeune fille eût également perdu le don de la parole. Alors, elle eût été vraiment parfaite pour l’adoration. Quand mon maître et moi l’aurons sauvée de l’explosion et que nous aurons attrapé le malfaiteur, tous les journaux parleront de la jeune dame Desu, et elle deviendra célèbre. La gloire est un puissant philtre d’amour. Dans l’ancien Japon, on aurait immanquablement tiré de ce sujet magnifique une pièce pour le théâtre de marionnettes.
Voilà ce à quoi je pensais tandis que mon maître égrenait son chapelet de jade. Je restais assis sans faire le moindre bruit pour ne pas perturber sa méditation. A trois heures moins une, je rompis le silence en disant qu’il était temps de regagner la salle à manger.
Nous descendîmes, et Desu-san nous emmena visiter la maison, afin que nous trouvions l’endroit où le rusé Lupin avait caché la terrible bombe.
VII
La visite de la maison faisait plutôt penser à une promenade à travers un cabinet de curiosités. M. des Essars ouvrait la marche sans se taire un seul instant, se retournant sans arrêt et gesticulant désespérément, ce qui lui valait de trébucher constamment, et, à une ou deux reprises, il manqua dégringoler dans l’escalier. Fandorine le suivait, flanqué de son Japonais, puis venait mon tour, tandis que Holmes fermait la marche, s’attardant de temps à autre dans quelque coin retiré, de sorte que nous devions l’attendre.
Sans doute à l’époque de des Essars père le château regorgeait-il de toutes sortes d’objets insolites, mais même maintenant il y avait de quoi montrer et de quoi raconter.
Un peu plus tôt déjà, traversant la salle de billard, j’avais remarqué que tous les murs étaient couverts d’armes exotiques rapportées du bout du monde. Les boomerangs y côtoyaient une matraque à dents de requin, un couteau à scalp indien, un harpon esquimau en os.
Dans la pièce suivante, mon attention fut attirée par un extraordinaire lustre en forme de montgolfière avec une nacelle cannée. Le châtelain expliqua que sa mère n’avait jamais permis de l’utiliser par crainte des incendies, mais que maintenant qu’il y avait l’électricité, il n’y avait plus rien à redouter. Et il nous démontra avec fierté combien les ampoules de verre étaient remarquablement sûres et sans danger.
Prenant exemple sur Holmes, j’écoutais moins les explications que je ne regardais ici et là. Je sondais les murs et les sols, palpais les plus petites aspérités ou irrégularités.
Au premier étage, nous traversâmes le petit salon où était exposée la collection de scorpions (« papa les trouvait très beaux ») ; la chambre principale avec, au plafond, une carte du ciel fidèlement reproduite (« papa connaissait toutes les constellations ») ; le jardin d’hiver avec des arbres nains et une immense maquette de chemin de fer malheureusement cassée (« avec papa, nous passions ici des heures entières ») ; le bureau, où, sur l’un des murs, étaient peintes en trompe-l’śil des étagères de livres (« papa trouvait ça amusant »). Au premier étage de la tour ronde, se trouvait le temple du Soleil de « papa », mais c’était maintenant la pièce où l’on conservait les documents juridiques et financiers.
Le deuxième étage était entièrement occupé par les appartements de Mlle des Essars : son boudoir de jeune fille, un charmant petit cabinet avec des photographies d’enfants sur les murs, une pièce pour les travaux manuels, la chambrette de la servante. C’est là que jadis se trouvaient les appartements de « mère », raison pour laquelle le second étage était exempt de toute excentricité, si ce n’était le fameux goulet donnant accès à la tour où des Essars père se retirait jadis pour échapper à la colère de son épouse. En revanche, au sous-sol, auquel nous accédâmes par un étroit escalier en colimaçon, l’esprit du regretté « papa » flottait partout.
Il y faisait sombre, la pâle lumière hivernale parvenant à grand-peine à se frayer un passage à travers les minuscules lucarnes grillagées, et le maître des lieux alluma l’électricité. Chacun sait que ce mode d’éclairage en tous points remarquable présente tout de même un inconvénient que les ingénieurs du futur ne manqueront pas de surmonter : par suite des variations de la tension électrique, la lumière clignote à tout bout de champ. A plusieurs reprises, les lampes se sont carrément éteintes. Des Essars a commencé à s’affairer en actionnant les interrupteurs, et, de nouveau, il a fait clair. D’ailleurs, Holmes comme Fandorine s’étaient munis de petites lanternes, si bien que les deux détectives n’eurent pas à interrompre leurs recherches, même durant ces arrêts forcés.
Je vais essayer de décrire les différentes parties de ce sous-sol en procédant par ordre, ce qui n’est pas si simple, car l’endroit était plein de passages, de coins et de recoins.
Tout d’abord, nous nous retrouvâmes dans une élégante pièce de taille modeste entièrement revêtue d’une boiserie de chêne, que des Essars appelait le « salon à orgue ». Et, effectivement, dans l’un des murs était encastré un petit orgue.
— Magnifique exemple de « positif » de salon, commenta Holmes avec l’air du connaisseur, caressant avec amour le couvercle verni, puis le soulevant et laissant courir ses doigts sur le clavier.
Le son était tremblé, l’instrument désaccordé, mais l’acoustique était merveilleuse. Seulement alors, je remarquai que la pièce était entièrement aveugle.
— Je ne sais pas jouer, mais papa en revanche était un vrai musicien, expliqua des Essars. Il pouvait s’enfermer ici et jouer pendant des heures. Cette pièce dispose d’une parfaite isolation sonore, car mère souffrait de migraines. Eh bien, vous pensez que la cachette pourrait se trouver ici ?
Il posait la question à tout hasard chaque fois que l’un de nous s’attardait quelque part.
J’essayai de déplacer l’instrument, mais il était solidement ancré dans la paroi.
Au mur, dans un cadre doré, était accrochée une gravure : Méphistophélès souriant d’un air moqueur. Je jetai un coup d’śil sous le cadre, touchai le crochet auquel il était fixé.
Les autres étaient déjà loin, à l’exception de mister Shibata, qui barbouillait des espèces de pattes de mouches sur un rouleau de papier de riz.
— Dz’ai peul d’oublier quelque sose, m’expliqua-t-il.
Après le « salon à orgue » se trouvait la cave à vins, comme dans toute maison française qui se respecte.
— Là-bas, c’est aussi du vin ? demanda Fandorine en montrant les énormes tonneaux de chêne alignés contre le mur le plus éloigné.
— Ils sont vides. Bosco a regardé à l’intérieur. Vous pensez qu’il aurait fallu les déplacer ? Vous savez, ils sont couverts d’une épaisse couche de poussière qui montre que personne n’y a touché !
Nous passâmes la chaufferie au peigne fin, sans oublier d’éclairer l’intérieur de la chaudière.
Nous explorâmes la cuisine, où jadis avait été installé un monte-plat hydraulique communiquant directement avec la salle à manger située juste au-dessus. Aujourd’hui le mécanisme (« la fierté de papa ») était hors d’usage.
Plus nous nous enfoncions dans les profondeurs de la cave, plus régnait le désordre.
Dans l’une des pièces, étaient entassés des meubles cassés. Dans une autre, c’étaient d’étranges poupées de taille humaine, avec des moustaches en étoupe et des boutons en guise d’yeux. Elles étaient bourrées de ouate et des tasseaux leur servaient de jambes.
Je soulevai l’une d’elles. Elle se révéla étonnamment légère.
— Tout cela provient de la garde-robe de papa. Il tenait à ce que ses redingotes et ses fracs soient impeccables et sans le moindre faux pli. Vous pensez que ces mannequins pourraient avoir un rapport avec le code ?
La poussière me fit éternuer.
— J’en doute, répondit Holmes à ma place. Continuons, continuons.
Après, se trouvait un débarras, où s’accumulaient pêle-mêle cages et chausse-trapes. A des crochets pendaient quantité de filets à la destination obscure.
— C’est tout ce qu’il reste de la ménagerie de papa, dit des Essars d’un ton triste. Je vous en ai déjà parlé. Jadis, le parc abritait un petit zoo où vivaient des animaux sauvages que papa avait lui-même attrapés.
Fandorine ramassa un curieux lacet en fin fil de soie, qui se logeait facilement dans le creux de sa main.
— Excellent p-piège à sangliers. Et celui-là, c’est pour les loups.
— Vous vous y entendez en instruments de capture ? demanda vivement Holmes.
Ah, comme je connaissais bien ce ton envieux ! Je savais que mon ami ne pouvait supporter la chasse et tout ce qui y était lié, mais ce qui lui était surtout insupportable, c’était l’idée qu’il y eût des domaines où quelqu’un puisse en savoir plus que lui. Je suppose que c’est précisément en cela qu’il faut chercher la raison de l’érudition, à la fois si hétéroclite et en même temps fragmentaire, de Sherlock Holmes.
— Un peu, répondit le Russe. J’ai en mon temps participé à une expédition de chasse au tigre de l’Oussouri et j’ai appris quelques petites choses au contact des chasseurs s-sibériens.
Dans les yeux de Holmes brilla une lueur d’envie non dissimulée. Je ne pus retenir un sourire.
— Vous pensez qu’il faut chercher ici la clé de l’énigme ?
Des Essars observait intensément l’habileté avec laquelle les doigts de Fandorine pinçaient une à une les mailles d’un filet de soie.
Mais le Russe secoua négativement la tête, et nous repartîmes. Il nous rattrapa au tournant suivant, sur le seuil d’une grande pièce, qui, de toute évidence, était autrefois luxueusement aménagée. Un vieux tapis élimé couvrait le sol et, dans un coin, une ottomane aux couleurs passées achevait sa carrière.
— C’est ici que papa venait fumer l’opium, expliqua le châtelain avec un sourire un peu gêné. Dans ce temps-là, ce n’était pas considéré comme quelque chose de répréhensible. Rappelez-vous le comte de Monte-Cristo, la belle Haydée et bien d’autres. Vous voyez, il y a ici toute une collection de pipes.
Je jetai un regard en biais à Holmes qui examinait avec intérêt une petite armoire vitrée. Après avoir demandé l’autorisation de l’ouvrir, il prit entre deux doigts un chibouk persan en bois jaune.
— C’est pour une certaine sorte de haschich, j’en ai vu de semblables à Kandahar, marmonna-t-il.
— Vous vous y entendez en substances narcotiques ? demanda avec intérêt Fandorine, montrant par là même qu’il n’avait pas lu mon Etude en rouge, où je mentionne la funeste habitude dont mon ami s’est par la suite débarrassé avec tant de mal.
Des Essars, lui, s’écria :
— Ah, ah, cette pièce vous semble suspecte à vous aussi ! Je l’ai inspectée centimètre par centimètre, sans rien découvrir !
Mais Holmes garda le silence, et nous poursuivîmes notre visite.
Je continuais d’accorder une attention particulière aux murs et au plafond, particulièrement bas dans la cave. Il faut préciser que les parois des escaliers et des couloirs étaient blanchies à la chaux, ce qui m’obligeait à m’essuyer régulièrement les mains avec un mouchoir. Mais, plusieurs fois, je surpris sur moi le regard approbateur de Holmes, ce qui m’incitait à poursuivre mes investigations avec un zèle redoublé. Lui-même examinait de temps en temps des fragments de mur à la loupe.
La visite dura très longtemps et, malheureusement, ne donna rien. A marcher ainsi lentement, mes jambes commençaient à ressentir la fatigue, et notre mollasson de guide, quant à lui, était carrément à bout de forces.
Quand nous remontâmes au rez-de-chaussée, il s’avéra que le jour, si court en cette saison, avait touché à sa fin : dehors, il faisait tout à fait nuit, et des Essars, actionnant l’interrupteur général, alluma la lumière dans toute la maison.
— Mon Dieu, il est déjà six heures passées ! gémit-il. Je vous laisse, messieurs. J’espère que vous résoudrez cette maudite énigme, mais je ne peux mettre en danger la vie de ma fille. Je vais à la banque chercher l’argent. Le directeur m’attend. Il a certainement hâte un soir comme celui-ci de se retrouver au plus vite en famille. Faites comme chez vous. Vous savez comment joindre Bosco.
A peine des Essars fut-il parti que nous nous séparâmes de nos alliés (mais ne serait-il pas plus juste de dire nos « concurrents » ?). Fandorine et le Japonais montèrent à leur chambre, sans doute pour étudier leur plan d’action. Holmes, lui, me retint par la manche, de sorte que nous restâmes dans l’escalier.
— Nous monterons aussi, mais un peu plus tard, souffla-t-il en parcourant du regard les murs et le plafond.
Il faut dire que, durant toute la visite, il n’avait pas cessé de regarder en l’air, au point que je m’étais même demandé s’il ne cherchait pas la cachette par là.
— A l’ouvrage, Watson. Il nous reste moins de six heures. Même s’il m’est avis que nous démêlerons l’écheveau en bien moins de temps que cela.
A ces mots, j’éprouvai un indicible soulagement, dans la mesure où je n’avais aucune idée de la façon d’aborder l’affaire. Trouver la cachette dans cette maison extravagante, encombrée d’un indescriptible bric-à-brac, me paraissait absolument impossible, en tout cas dans un délai aussi court.
A ce point du récit, il me faut décrire un événement douloureux pour mon amour-propre, dont la conséquence fut de m’éloigner pour un temps de l’enquête.
Voici comment les choses se passèrent.
— Par quoi commençons-nous ? m’écriai-je. Donnez vos ordres, je veux vous être utile !
— Vous vous rappelez l’affaire du caissier disparu ? demanda Holmes avec un sourire énigmatique.
— Je m’en souviens, évidemment. Vous avez instantanément établi que le caissier ne s’était nullement enfui avec les clés du coffre, et, pour preuve, vous avez vous-même ouvert la chambre forte, où l’argent se trouvait toujours et parfaitement intact. Vous avez brillamment réalisé cette opération d’une grande complexité technique en utilisant mon phonendoscope.
— Que je ne vous ai d’ailleurs jamais rendu, étant donné que je l’ai irrémédiablement détérioré.
— Oui, vous me l’avez dit. Mais avec la prime reçue de la banque, j’en ai acheté un nouveau. Ce fut un spectacle inoubliable, dis-je en éclatant de rire. Vous, tel le docteur examinant un malade, écoutez les bruits émis par le mécanisme à combinaison, et nous, nous sommes là, immobiles, à observer en retenant notre souffle. Un vrai conseil médical ! L’idée d’utiliser le phonendoscope plutôt que de faire sauter la porte blindée était tout simplement géniale !
— Tout n’est pas aussi simple, rétorqua Holmes en riant. Sinon, les cambrioleurs se seraient depuis longtemps acheté des phonendoscopes et auraient nettoyé tous les coffres-forts du pays. Il y a un petit détail dont je n’ai pas parlé aux reporters. Dans votre instrument, j’ai remplacé la membrane d’origine par une autre, de mon invention. Elle est fabriquée à partir d’un verre d’une extrême finesse et possède un très haut coefficient de vibration. C’est cela qui m’a permis de détecter le code de la serrure.
— Vous voulez dire que, dans la lettre de Lupin, figure le code d’une serrure ? demandai-je.
— Non. Je veux dire que le phonendoscope se trouve dans mon laboratoire de campagne et qu’il va de nouveau nous rendre service.
— Mais comment donc ?
— Très simplement. Qu’est-ce qu’une bombe qui doit exploser à une heure précise ? C’est une charge de dynamite reliée à un mécanisme d’horlogerie. Et que font les horloges ?
— Elles tournent, répondis-je après un moment de réflexion.
— Et alors ?
— Eh bien, je ne sais pas. Elles font tic tac.
— Et voilà, justement. (Le sourire de Holmes s’élargit encore.) Quelque part, dans un endroit dérobé ou un obscur recoin, une horloge fait tic tac. Déceler ce bruit est évidemment impossible sans une oreille exercée. Mais si on sait exactement où chercher, on peut appliquer mon phonendoscope amélioré sur la surface suspecte, et je vous assure que la membrane de verre sera alors en mesure de détecter le tic tac même à travers un mur, car n’oublions pas qu’il sera nécessairement percé, ne serait-ce que d’une minuscule fente.
— Encore faut-il savoir où appliquer le phonendoscope. Vous ne pouvez tout de même pas ausculter toute la maison, cela demanderait des jours !
— Ai-je vraiment l’air d’un imbécile ? (Holmes fit mine d’être vexé, mais ses yeux lançaient des étincelles amusées.) Tout d’abord, la machine infernale ne peut être logée que dans le sous-sol. Vous êtes profane en matière d’architecture, sinon vous l’auriez compris par vous-même. Dans la tour ronde, il n’y a pas un seul endroit où cacher la charge de dynamite. Sous la tour, il n’y a pas de cave. Si la bombe se trouvait à l’un des trois niveaux de la maison principale, la tour resterait intacte puisqu’elle se trouve sur le côté. Or, c’est justement sur la tour, ou plus exactement sur sa prisonnière, que repose l’odieux chantage. La dynamite doit se trouver en dessous, dans la base de l’édifice. Ainsi, c’est tout le bâtiment qui s’écroulera, y compris sa partie ajoutée.
— Supposons. Mais le sous-sol est déjà très vaste. Il s’y trouve plus d’une dizaine de pièces et Dieu sait combien de passages et de corridors !
— Faire sauter le château du Vau-Garni nécessite une charge de dynamite occupant un espace d’au moins cinq pieds cubes. Tout en visitant la cave, j’ai mentalement noté tous les endroits où il était techniquement possible de ménager un vide de la dimension requise. Ces endroits sont au nombre de vingt-neuf. Laissez-moi une minute à consacrer à chacun et je vous dirai si une bombe est cachée là ou non.
— Vingt-neuf minutes en tout ! m’exclamai-je. Bon, disons quarante avec les temps morts. Et c’est tout, la cachette sera découverte !
— Ou bien, ce qui est le plus probable, on découvrira l’absence de toute espèce de bombe. (Holmes eut un sourire malicieux.) A la différence de M. des Essars, je suis assez peu enclin à me fier à la parole d’honneur de cet aventurier. Après avoir « diagnostiqué » le sous-sol, je donnerai à notre client la garantie qu’il n’existe aucune machine infernale. Et, pour preuve de la justesse de mes affirmations, je fêterai le nouvel an dans cette maison, et, dès demain matin, nous nous occuperons d’attraper ce Lupin.
— Bravo, Holmes ! Je ne sais ce que feront les autres, mais moi je reste avec vous. J’ai vu dans le cellier une caisse d’excellent champagne !
Après avoir bien ri, il me tapa sur l’épaule et reprit son sérieux.
— Eh bien, au travail. Montez dans la chambre et prenez le phonendoscope dans ma mallette. Il est dans un étui de cuir noir. Maniez-le avec précaution, la membrane est très fragile. De mon côté, pour ne pas perdre de temps, je descends à la cave et je repère tous les endroits suspects. Je ne voulais pas le faire en présence de M. Fandorine, afin de ne pas faciliter sa tâche. Et, autre chose. Prenez, s’il vous plaît, mon…
Avec un sourire confus, Holmes mima le geste du violoniste. Je hochai la tête d’un air entendu.
L’une des idées puisées par mon ami à l’époque de ses pérégrinations à travers l’Orient est que rien ne correspond mieux au travail de la raison que l’harmonie de l’âme. Et le plus simple pour atteindre cet état est de s’aider de la musique. Depuis quelque temps, même lorsque nos enquêtes nous mènent en des lieux éloignés, il n’est pas rare que Holmes prenne son violon avec lui ; cela lui permet d’être dans une bonne disposition d’esprit. Au début, cette habitude me paraissait saugrenue, mais, avec le temps, j’ai commencé à lui trouver un certain charme.
Ainsi, nous nous séparâmes. Holmes descendit au sous-sol, moi je montai à l’étage.
De derrière la porte de nos voisins, parvenait la voix égale de Fandorine, qui arpentait la chambre en expliquant quelque chose à son assistant. Je distinguai le mot « édin », mais, franchement, j’ignore ce que cela pouvait bien signifier. J’eus un peu pitié de ce détective amateur qui s’avisait de faire concurrence à Sherlock Holmes.
Dans le laboratoire de campagne de mon ami, on trouvait de tout : des produits chimiques, une trousse de grimage, un nécessaire de dactyloscopie, divers appareils, des instruments mystérieux. Je mis un certain temps à trouver l’étui en cuir noir frappé de l’emblème de la firme d’instruments médicaux Pilling & Sons. Il était coincé entre un trousseau de passe-partout et une boîte de balles de revolver. Je l’ouvris pour vérifier. Oui, c’était bien mon vieux phonendoscope. De l’autre main, j’attrapai le violon.
Ma merveilleuse valise dans sa modeste housse à carreaux était toujours là, intouchée depuis notre arrivée. Je me dis que je me changerais plus tard, à l’approche de minuit ; apparemment, nous aurions quelque chose à fêter en plus de la nouvelle année. Et je me représentai le tableau suivant : Holmes et moi calmes et sereins, les autres au comble de la nervosité, pour peu qu’ils n’aient pas tout simplement décampé. L’horloge égrène ses coups, malgré tout mon cśur marque un temps d’arrêt : et si mon génial ami s’était tout de même trompé ? Quel magnifique jeu de scène !
L’escalier étant très raide, je descendis les marches une à une en faisant très attention, conscient du poids de ma responsabilité. Il n’aurait plus manqué que je laisse tomber le phonendoscope et que la membrane se casse : cela fichait en l’air toute l’enquête.
J’arrivai sans accroc au rez-de-chaussée, descendis encore une demi-volée de marches quand, brusquement, toute la maison fut plongée dans le noir. Comme je l’ai déjà signalé, l’électricité s’était éteinte plusieurs fois auparavant, mais à chaque fois cela n’avait pas duré plus de quelques secondes, si bien que je m’arrêtai et décidai d’attendre.
Mais une minute passa, puis une autre, et les lampes ne se rallumaient toujours pas. J’avais bien des allumettes dans une poche, mais comment les prendre et les craquer quand une de mes mains tenait le violon, l’autre, l’étui contenant le précieux phonendosope ?
Il n’y avait rien à faire. Je tâtonnai du pied pour trouver la marche d’après, puis la suivante. Mais à la troisième, je glissai, et dévalai jusqu’en bas dans un fracas épouvantable.
Je me fis très mal à l’avant-bras et me cognai violemment le front, au point que je demeurai un certain temps sourd et aveugle ; même si sur ce dernier point je serais moins affirmatif dans la mesure où, dans ce noir complet, on ne voyait de toute façon rien.
Puis la lumière revint, et je découvris que j’étais étendu par terre. L’étui avec le violon avait voltigé d’un côté, l’étui contenant le phonendoscope de l’autre, mais, en plus, il s’était ouvert. Les tubes de caoutchouc pendaient désespérément au bord d’une marche comme autant de tiges mortes.
Je me pris la tête entre les mains.
C’est dans cet état pitoyable que me trouva Holmes, accouru du fond de la cave en entendant le bruit.
— Rien de cassé ? demanda-t-il aussitôt.
— Rien, à part le phonendoscope, répondis-je d’une voix entrecoupée et en fermant les yeux, accablé que j’étais par l’horreur de mon acte.
Holmes se mit à quatre pattes et, durant quelques secondes, tapota le dessus des marches. Il en ramassa quelques menus éclats de verre, et poussa un soupir. Il s’essuya les mains avec son mouchoir.
Toutefois, il ne paraissait pas abattu, mais plutôt pensif.
— Eh bien, après tout, peut-être eût-ce été malhonnête de vouloir élucider le dernier crime du XIXe siècle en utilisant une technique du XXe, dit-il, philosophe. Nous allons donc procéder à l’ancienne. Mais, pour commencer, trouvons l’harmonie.
Holmes prit son violon, vérifia qu’il était intact. Après un hochement de tête satisfait, il sortit du même étui un recueil de partitions, de petit format mais assez épais. Il l’ouvrit au hasard.
— Hum, Caprice de Paganini. Ce qui veut dire que l’affaire sera nerveuse mais de courte durée.
Il appelait cette divination par les notes le « diapason de l’enquête » et accordait une grande importance à ce rituel.
Il joua quelques mesures d’une impétuosité étourdissante, puis interrompit la mélodie et recommença à feuilleter le recueil.
— Seigneur, Holmes, est-ce bien le moment de jouer de la musique ? prononçai-je, au désespoir. J’ai tout gâché ! Jamais je ne me le pardonnerai ! Trouvez quelque chose ! Et laissez tomber vos…
— Chut ! me fit-il. Je suis précisément en train de réfléchir, et vous me dérangez.
Je me relevai en tenant mon bras meurtri. Apparemment, une énorme bosse était en train de se former sur mon front, mais les souffrances morales étaient bien pires que les douleurs physiques.
— Hé, Watson, vous avez le visage défait. Reposez-vous, je n’ai pas besoin de votre aide pour le moment… Non, non, ne protestez pas ! s’écria Holmes, coupant court à mes récriminations.
Je baissai la tête. Il était clair que j’avais perdu la confiance de mon ami et qu’il préférait poursuivre l’enquête sans moi. Mais, après ce qui venait de se passer, il était difficile de lui en vouloir.
Il redescendit dans la cave, tandis que je remontais à l’étage. La porte voisine de la nôtre était grande ouverte : Fandorine et Shibata étaient partis quelque part.
J’appliquai une compresse sur mon bras, j’enduisis mon front d’une pommade émolliente et m’étendis sur le lit. Les mots me manquent pour exprimer l’ampleur du désarroi qui était le mien.
Mais je ne restai pas plus d’un quart d’heure allongé. Holmes n’avait pas besoin de mon aide, soit, mais rester inactif m’était insupportable.
Je flânai aux premier et deuxième étages. Le fol espoir que, par un miracle, par un incroyable hasard, je pourrais découvrir ne serait-ce qu’un minuscule indice ou une empreinte quelconque me poussa à sonder de nouveau les murs. Je me mis même à quatre pattes pour voir si les lames du parquet ne se soulevaient pas, mais je perdis vite tout intérêt pour cette absurde occupation.
Soudain, mon oreille perçut un étrange claquement. Cela venait d’en bas.
Je descendis en courant au rez-de-chaussée.
De nouveau un bruit sec, accompagné d’un léger cliquetis. Tout près, comme si cela venait de la pièce voisine.
Je m’y ruai. C’était la salle de billard. Au premier abord, je notai seulement que quelque chose avait changé dans la pièce, puis je réalisai de quoi il s’agissait : sur les trois fenêtres, deux étaient aveugles ; on ne voyait rien au travers, pas même les vagues silhouettes des arbres. Je voulus m’approcher plus près pour élucider ce phénomène incompréhensible.
Brusquement, derrière la troisième fenêtre, qui donnait sur la pelouse, quelque chose se mit à grincer. Je m’y précipitai.
De l’autre côté de la croisée, M. Shibata me regardait. Après un léger salut, il me claqua au nez les volets de bois. On entendit un bruit métallique puis le grincement de la clé dans la serrure.
Voilà donc l’explication ! Le Japonais était en train de fermer les volets de l’extérieur. Je me souvins alors que Fandorine avait demandé ses clés à l’intendant. Qu’avait donc en tête le détective russe ?
Intrigué, je voulus aller dehors, mais la porte de la terrasse était fermée. L’issue la plus proche était l’entrée de service. J’y courus, tout en notant au passage que les fenêtres du rez-de-chaussée étaient toutes condamnées.
La porte de service ne s’ouvrait pas non plus. Je me précipitai alors à l’entrée principale, où je fus accueilli sur le seuil par M. Shibata, qui me barra le passage.
— Dze suis désolé, dit-il en s’inclinant respectueusement. Désolmais, pelsonne ne peut lentler et soltil. Mista Fandoline a fait de la maison une bouteille.
— Quoi ? m’étonnai-je.
— Une bouteille. Felmée. Toutes les fenêtles et les poltes sont felmées à clé. Il leste seulement un goulot, dit-il en montrant l’entrée d’honneur et en faisant mine de boire à la bouteille. Si le malfaiteur Liupin veut entler, il ne poulla passer que pal ici.
Cette mesure me parut assez stupide, mais mon humeur du moment ne me portait guère à critiquer les actions d’autrui. Il eût été difficile en cet instant de trouver à travers toute la planète un homme ayant de lui-même une opinion plus négative.
C’est pourquoi je me contentai d’acquiescer mollement avant de tourner bride.
— Dokuta Watson, dit l’Asiate, s’illuminant d’un sourire. Nous avons du temps. Dze voudlais vous poser des questions sul la littélatule. C’est possible ?
Il me prit par le coude et me conduisit dans la salle à manger. Je me laissai traîner sans réagir, après quoi je répondis pendant une bonne heure à toutes sortes de questions idiotes concernant le métier d’écrivain. Et tout cela sous le tic tac de la machine infernale ! Difficile d’imaginer plus absurde que cette scène ! J’avais l’impression que le monde était devenu fou, et moi avec lui.
Mais l’horloge de la cheminée sonna huit fois, et, sur le seuil, parut la silhouette de Holmes.
— Comment ça va, Watson ? demanda-t-il en regardant le Japonais avec curiosité. J’ai de nouveau besoin de votre aide. Si, bien entendu, votre état vous le permet.
Je fis un tel bond que j’en renversai ma chaise. Sans doute est-ce quelque chose dans ce genre que ressent le condamné à qui on annonce sa grâce.
— Il me le permet ! Je me sens merveilleusement bien ! Je vous jure, Holmes, que je n’ai jamais été plus en forme, bafouillai-je en le suivant dans le couloir. Mais racontez-moi donc où vous étiez et ce que vous avez fait pendant tout ce temps ! Avez vous réussi à progresser dans l’enquête ?
— Bien sûr, répondit-il calmement en me fourrant une feuille dans la main. Je vais tout vous raconter.
Je m’apprêtai à lui demander ce qu’était ce papier, mais je reçus une bourrade dans les côtes et ravalai ma question. Je dépliai le message. Il disait : « Obéissez aux gestes, pas aux mots. »
Je ne restai pas longtemps seul dans la salle à manger. Peu après que Watson-senseï et Holmes se furent éloignés, mon maître revint. Il dit : « Tout est en ordre », et il mit ses mains gelées devant la cheminée.
Je lui servis un verre de vin, afin qu’il puisse se réchauffer de l’intérieur.
— Eh bien, que penses-tu de cette affaire ? me demanda Fandorine-dono.
Comme je m’attendais à cette question, je répondis de manière circonstanciée.
— C’est une vilaine histoire, maître. Elle ne me plaît pas du tout. Sherlock Holmes ne permettra pas au châtelain de donner l’argent. Son honneur interdit au grand détective de reconnaître son échec. Holmes ne quittera pas le château, ce qui veut dire que Lupin ne touchera pas sa rançon. En conséquence, à minuit tapant, la maison volera en éclats.
Mon maître hocha la tête, reconnaissant par là même la justesse de mes propos, et cela m’encouragea. Je poursuivis :
— Il est impossible de faire sortir Mme Desu de la tour, cela la tuerait. Vous et moi ne pouvons abandonner la malheureuse jeune fille, ce qui signifie que nous serons également obligés de fêter la nouvelle année sous ce toit. Sinon, nous nous couvrirons d’une honte qui nous empoisonnera le restant de nos jours.
Il acquiesça de nouveau. Il n’y avait plus qu’à passer à la conclusion.
— Donc, nous n’avons qu’une solution. Durant les trois heures et quarante-sept minutes qui nous restent, nous devons découvrir le sens des mystérieux caractères et trouver la bombe. Sinon, prisonniers de notre honneur, nous exploserons avec la maison et nous ne verrons pas le XXe siècle. Ce qui sera très dommage. Car nous ne saurons jamais qui de nous deux avait raison.
Ces derniers temps, nous avions de fréquents débats sur ce que serait le XXe siècle. Les conjectures de mon maître sur l’avenir sont optimistes, alors que, pour ma part, je n’en attends rien de bon. Oui, les gens apprendront à se déplacer plus vite sur la terre et sur l’eau, peut-être même commenceront-ils à voler dans le ciel. Mais tous ces changements n’affecteront que la matière. L’esprit, lui, restera au même niveau de développement, et, dans ce cas, à quoi bon les innovations techniques ? Elles apporteront peu de bien et beaucoup de mal, car il est dangereux de confier une arme à un enfant. Mais de cela, je reparlerai peut-être dans un prochain livre. Il convient de ne pas s’écarter du récit.
Ayant terminé mon exposé d’une logique irréprochable, je demandai :
— Nous avons pris des mesures de précaution, afin de limiter la liberté de mouvement du criminel. Mais nous ne pouvons pas nous contenter d’attendre, cela nous conduirait à une mort certaine. Comment comptez-vous agir, maître ? Je ne doute pas que vous ayez déjà tout prévu. Vous avez deviné ce que signifiait « 24b, 25b, 18n, 24b, 25b, 23b, 24b » ?
— J’avoue que je n’y ai pas encore pensé, répondit Fandorine-dono en posant son verre. Notre collègue britannique est joueur d’échecs, eh bien, qu’il se creuse la tête pour élucider cette combinaison. Nous deux, nous n’allons pas nous occuper de la combinaison, mais du combinateur. C’est-à-dire de M. Lupin en personne. Quelle chance que notre hôte soit partisan du progrès et ami de l’électricité. Il est encore plus merveilleux que la ville de Saint-Malo soit reliée au réseau interurbain. En premier lieu, je vais joindre le commissaire Ganimard, de la police parisienne. J’espère qu’il n’a pas oublié le service que nous lui avons rendu. Le commissaire me mettra en relation avec le service de bertillonnage. Il doit bien s’y trouver quelqu’un de garde, même la veille du jour de l’an. Dans la mesure où Lupin a déjà été arrêté, ses données anthropométriques doivent figurer dans la cartothèque. Tout génie de la transformation que l’on puisse être, nous savons toi et moi qu’il y a des traits extérieurs que l’on ne peut modifier. Par exemple, la forme des oreilles ou la couleur de l’iris… Mon deuxième appel sera pour le professeur Smiley, de Londres. Il est casanier et fait sûrement réveillon en famille.
(Smiley-senseï est un spécialiste des maladies du système nerveux. L’année passée, il nous a consultés dans l’affaire de la disparition de lady Brokenridge. Dès que j’aurai terminé ce récit, je raconterai cette enquête, car elle fut inhabituelle et instructive. J’ai déjà trouvé le titre : « La triste histoire d’une noble dame, habilement éliminée par un époux infidèle ».)
— D’ailleurs, il serait peut-être préférable de téléphoner d’abord à Londres, corrigea mon maître. Mon inquiétude sur le sort de Mlle Eugénie m’empêche de me concentrer sur l’enquête. Je vais décrire au professeur les symptômes du trauma et je lui demanderai s’il est effectivement exclu de sortir la blessée de la maison. Par exemple, sur une étroite planche, en lui maintenant les bras et les jambes. Le docteur Lebrun est, certes, une immense autorité dans son domaine, mais, comme la majorité des sommités françaises, il a selon moi une certaine tendance à l’exagération et à la mise en scène.
Je me remémorai Desu-san allongée sous sa couverture blanche, si gracieuse et si vulnérable à la fois, et soupirai :
— Cette jeune fille ressemble à un pétale de sakura emporté par le vent. Quel triste et sublime spectacle !
Jusqu’à maintenant nous menions la conversation en russe, mais cette phrase, je l’énonçai dans ma langue natale, parce que les belles choses doivent être dites en japonais.
— Dzustement, à plopos de la dzeune fille, répondit mon maître avec ce fort accent qui, avec les années, ne faisait hélas qu’empirer. Nous avons entendu son pèle, mais il faudlait l’intelloger elle aussi. Et il ne selait pas mal non plus de discuter plus en détail avec le docteul. Mais pas avant d’avoil pallé avec le plofesseul Smiley.
Il se dirigea vers l’appareil et tourna deux fois la manivelle pour obtenir la liaison avec le central téléphonique. Je restai à côté et écoutai.
Dans le cornet résonna une voix inquiète.
— Allô ! Qui est-ce ? demanda l’homme en français.
— Monsieur Bosco ? s’étonna mon maître avant de s’excuser, ainsi que je le devinai, et d’expliquer qu’il voulait joindre le central mais avait fait une fausse manśuvre.
Il essaya une deuxième fois, mais ce fut à nouveau le régisseur qui décrocha l’appareil.
Et, la troisième fois, de même.
Alors, entre mon maître et Bosco, eut lieu un échange plus long au terme duquel Fandorine-dono dit, ou plutôt déclara d’un ton découragé :
— Ça ne marche pas, Massa. Il va falloir renoncer à notre plan. La liaison avec l’extérieur est coupée, seule fonctionne la ligne intérieure.
Il paraissait très affligé. Pour lui redonner courage, je dis :
— Un vrai samouraï sait tirer au fusil mais préfère l’épée. Parce que les vieilles méthodes sont plus nobles et plus fiables. Maître, il nous est tout de même arrivé de démêler quelques affaires sans le téléphone interurbain.
Fandorine-dono se mit à rire.
— Tu as raison. Nous allons employer les méthodes éprouvées. Commençons par l’interrogatoire des témoins.
Sans perdre un instant, nous gagnâmes le deuxième étage et trouvâmes le premier des témoins, le docteur Lebrun, dans le salon des divans, devant l’entrée de la tour. L’honorable médecin était assis dans un fauteuil et fumait ; c’était sans doute pour cela d’ailleurs qu’il avait déserté son poste.
— Parfait, murmura mon maître. Quand j’aurai fini de discuter avec lui, essaie de le retenir. Le plus longtemps possible.
Fandorine-dono connaît bien le français, mais il parlait anglais avec le docteur, afin que je comprenne tout.
Lebrun-senseï demanda si nous étions parvenus à trouver la bombe.
Mon maître répondit que non, pas encore.
Lebrun-senseï demanda s’il y avait un risque que le mécanisme d’horlogerie se déclenche prématurément.
Mon maître répondit que c’était peu vraisemblable.
Lebrun-senseï s’apprêta à demander autre chose, mais, cette fois, mon maître le devança.
— Dites-moi, où étiez-vous lorsque M. des Essars vous a joint au téléphone ?
Après un instant de réflexion, comme s’il fouillait dans sa mémoire, le médecin dit :
— A la clinique. C’était… attendez… je venais juste de finir d’opérer une hernie discale, un cas très intéressant… Oui, c’est ça, un peu après cinq heures de l’après-midi. J’ai donné des instructions très précises au père de la jeune fille et je me suis précipité à la gare.
— C’est M. des Essars lui-même qui a discuté avec vous ?
La question laissa le docteur perplexe.
— Oui, qui voulez-vous que ce soit ?
Mon maître me lança un regard en biais, et je compris que c’était à moi de jouer.
— Cher docteur, dis-je, m’adressant au Français de ma voix la plus suave. Je voudrais vous parler des douleurs atroces que me procure mon nerf sciatique droit. En tant qu’homme dont le sens de la vie est de soigner les maladies, vous serez très intéressé. Un instant, je vous montre l’endroit où ça fait mal.
Mon maître avait déjà disparu. Il s’était glissé dans l’étroite galerie pour aller discuter en tête à tête avec la demoiselle.
Lebrun essaya bien de le suivre en grommelant qu’il ne pouvait pas m’examiner pour le moment, mais je le retins fermement par le bras et, avec la plus grande déférence, lui demandai :
— Cela ne vous prendra qu’un instant. Simplement, regardez et tâtez. Je vous dirai où ça fait mal et où ça ne fait pas mal.
Il tenta à nouveau de m’échapper, puis, comprenant qu’il ne se débarrasserait pas si facilement de moi, il prononça avec un soupir :
— Bon, d’accord, retirez votre pantalon.
Et c’est alors que je commis une regrettable erreur : je lâchai sa manche. Mais, d’un autre côté, comment aurais-je pu sans cela défaire ma ceinture ?
Profitant de sa liberté, le perfide docteur bredouilla :
— Quoique, vous savez, remettons tout de même cela à plus tard.
Et de se faufiler à son tour dans le passage.
Il ne me restait qu’à le suivre, ce qui s’avéra particulièrement difficile, dans la mesure où le passage était affreusement étroit et où mon pantalon était par ailleurs à moitié baissé.
Néanmoins, prenant mon élan, je fonçai en avant et parvins de l’autre côté plus facilement que la première fois, même si cela me valut une chemise déchirée.
— Cher docteur, si cela ne vous ennuie pas, j’aimerais vraiment connaître maintenant vos conclusions scientifiques, repris-je comme si de rien n’était en essayant d’entraîner Lebrun à l’écart de mon maître et de la jeune fille.
Celle-ci me regarda du coin de l’śil, mais comme il était peu probable que son collier de plâtre lui permette de me voir au-dessous de la ceinture, la bienséance n’eut pas à pâtir de la situation.
La tâche qui m’incombait maintenant n’était pas facile du tout : je devais jacasser sans m’arrêter, afin que le docteur ne puisse entendre ce dont Fandorine-san discutait avec la demoiselle et, en même temps, ne pas perdre une miette de leur conversation, car, dans le cas contraire, comment aurais-je pu écrire ma nouvelle ?
Grâce à ma force de concentration et à mon excellente oreille, j’y parvins.
J’entendis mon maître qui disait :
— C’est votre père lui-même qui a téléphoné à mister Lebrun ?
— Oui.
— Comment pouvez-vous en être sûre, puisque l’appareil est en bas ?
Elle réfléchit, essayant de se rappeler.
— Papa pleurait et essayait de passer, mais il n’y arrivait pas. Marianna (c’est la servante) et le valet de chambre de papa s’affairaient autour de moi. J’avais affreusement mal, mais j’essayais d’étouffer mes plaintes. Pour ne pas affoler papa encore plus.
— Ici ? Ici ? me demandait d’un ton impatient le docteur, tout en me palpant la fesse de manière assez grossière.
— … Ensuite j’ai entendu la voix de Bosco. Il a dit assez fort pour que je l’entende : « Monsieur, descendez vite. Le docteur Lebrun est au bout du fil ! »
— Oui, oh oui, là, exactement ! dis-je en poussant un cri à l’adresse du docteur.
— Vous avez un drôle de nerf sciatique. A cet endroit, il n’y a que des muscles et de la graisse !
Il me repoussa impoliment et, irrité, cria à mon maître :
— Je vous l’ai déjà dit ! Le souvenir de sa chute énerve la malade, or il nous faut une sérénité absolue !
A son air satisfait, je compris tout de suite que mon maître avait tiré au clair tout ce qui l’intéressait. Ayant présenté nos excuses au docteur, nous quittâmes la tour, après quoi nous eûmes entre nous une très importante conversation en japonais, conversation que je ne rapporterai pas pour l’instant, sinon les lecteurs sauraient tout avant l’heure, or Watson-senseï dit que cela est contraire aux lois de la detective story (expression que je traduirais en japonais par
).
X
Au moment où des Essars revint au château, c’en était terminé de l’autoflagellation, et toute trace avait disparu des doutes qui m’avaient assailli. Fort des instructions de Holmes, je savais clairement ce qu’il convenait de faire dans telle ou telle situation. Dans l’attente du dénouement prochain, mon cśur battait vite mais fermement.
Nous nous retrouvâmes tous dans la salle à manger, où le maître des lieux était entré chargé d’un imposant sac de cuir, qu’il avait péniblement hissé sur la table.
— Voilà, cent soixante-quinze paquets de dix mille francs chacun, annonça-t-il en nous adressant un regard scrutateur mais sans se résoudre à nous interroger sur l’essentiel. Vous n’imaginez pas le nombre de questions auxquelles j’ai dû répondre ! Monsieur le directeur refusait d’admettre que je puisse avoir besoin de vider mon compte, et la veille du jour de l’an par-dessus le marché. Il a passé un temps fou à essayer de me convaincre d’attendre au moins jusqu’à demain, les intérêts annuels étant portés au compte le 1er janvier. Et, pire que tout, il m’a collé deux gendarmes en insistant pour qu’ils me raccompagnent jusqu’à la maison. Je n’ai pu me débarrasser de mon escorte que devant l’entrée du parc. Il était hors de question de les laisser pénétrer à l’intérieur. Des gendarmes auraient pu trouver suspecte l’absence de domestiques et s’étonner de me voir ouvrir moi-même le portail. Quant à Lupin, il aurait tout de suite imaginé que j’avais manqué à ma parole et fait appel à la police.
Il arrondit les yeux et poursuivit d’un air apeuré :
— Ensuite, je me suis dit : et s’il me tombait dessus pendant que je roule seul dans le parc ? Jamais je ne fouette mes chevaux, mais là, je les ai tellement fouaillés avec les rênes que je suis arrivé à la vitesse de l’éclair.
Nous écoutâmes le récit sans mot dire. La pendule indiquait neuf heures et quart.
Des Essars regarda Holmes, puis Fandorine. Leurs visages étaient impénétrables. Il reporta ses yeux sur moi : je poussai un soupir. Le Japonais souriait d’un air énigmatique.
— … Vous n’êtes pas arrivés à déchiffrer le code, c’est ça ? demanda sans espoir le châtelain.
Holmes et Fandorine se regardèrent. Ni l’un ni l’autre n’ouvrirent la bouche.
— Ce qui veut dire qu’il va falloir donner l’argent, n’est-ce pas ?
Des Essars regarda le sac de cuir et cligna des paupières.
— Bien entendu. Nous n’allons pas mettre en d-danger la vie de la jeune fille pour une histoire d’amour-propre.
Le Russe posa sur Holmes un regard inquisiteur. Mon ami plissa les yeux et, après un temps de réflexion, secoua la tête d’un air maussade : non, nous ne le ferons pas.
Fandorine se tourna vers le maître de maison.
— M. Holmes et moi-même avons agi indépendamment, mais à partir de maintenant nous essaierons d’unir nos efforts. Nous allons organiser un « b-brain-storming ». Il nous reste un peu plus de deux heures jusqu’au moment où, conformément aux conditions fixées par Lupin, nous devrons quitter la maison, à savoir onze heures et demie… Vous pouvez aller, sir, vous avez fait ce que vous deviez faire. Désormais, vous ne pouvez plus que nous déranger.
Des Essars ne se le fit pas répéter deux fois.
— Mais je peux peut-être attendre dans mon bureau ?
— Non, allez p-plutôt rejoindre M. Bosco. La liaison téléphonique extérieure est certes toujours en panne (et tout porte à croire que Lupin n’est pas étranger au fait), mais la ligne intérieure fonctionne. Nous pourrons communiquer si besoin est.
Mais le maître de maison se dandinait d’un pied sur l’autre, comme s’il ne pouvait se résoudre à nous laisser. Apparemment, il voulait dire quelque chose mais n’osait pas. Finalement, rassemblant son courage, des Essars exposa ce qui le chagrinait :
— Messieurs, je vous demande… Non, j’exige que vous me donniez votre parole d’honneur que, si vous ne parvenez pas à déchiffrer le code, vous partirez d’ici au plus tard à onze heures et demie. Au nom de ma pauvre Eugénie !
— Vous avez ma parole, promit le Russe.
De son pouce, Shibata dessina une grande croix sur son ventre, ce qui, pour les Japonais, devait figurer un serment sur l’honneur.
Holmes et moi nous contentâmes d’acquiescer de la tête. Chacun sait que le hochement de tête d’un Anglais vaut mille fois le plus enflammé des serments venant de n’importer quel étranger.
— Que la calèche reste attelée devant la porte, dit Fandorine, définitivement persuadé d’être le maître des opérations. Elle a juste cinq places, deux devant et trois derrière. Si nous n’arrivons pas à trouver la b-bombe, eh bien, à onze heures et demie pile, après avoir pris avec nous le docteur Lebrun, nous monterons dans la calèche et quitterons le château. Vous êtes satisfait ?
Des Essars fit une brusque volte-face et sortit. J’eus l’impression que le malheureux était étranglé par les sanglots.
La pendule sonna un coup, annonçant la demie, mais le « brain-storming » dont avait parlé le Russe (expression fort étrange) ne commençait toujours pas.
Les deux détectives rivaux ressemblaient à des escrimeurs expérimentés, sur le point de croiser le fer. Aucun des deux ne s’empressait de faire le premier pas.
Holmes se leva à demi sans se départir de son flegme, dénoua les cordons du sac et en sortit une liasse de billets de cent francs, puis une autre. Je me dressai à mon tour – il faut dire qu’on n’a pas tous les jours l’occasion de voir autant d’argent d’un coup.
Les billets étaient soigneusement rangés comme des briques dans un mur. Chaque liasse était entourée d’un élastique.
Après avoir palpé un billet, l’air pensif, Holmes remit les liasses en place et secoua la tête. Je compris parfaitement ce qu’il voulait dire : à quelles folies les gens ne sont-ils pas prêts pour ces petites feuilles de papier rectangulaires émises par le Trésor !
Il alluma sa pipe, Fandorine un cigare. Je commençais à trouver puérile cette manśuvre d’intimidation.
Finalement, il fallut bien que quelqu’un se comporte en adulte.
— Ne serait-il pas temps de passer au « brain-storming » ? demanda Fandorine. Que signifient, selon vous, ces chiffres et ces lettres ?
Le Japonais lança un rapide regard à son patron, se leva lentement et sortit, comme s’il ne souhaitait pas assister à la délibération. C’était pour le moins étrange.
— Ils signifient que le criminel cherche à nous d-détourner de l’enquête, déclara le Russe avec un calme extrême. Pourquoi avait-il besoin de nous fournir cet indice, telle est la question que je me suis posée. Selon moi, la réponse est évidente. Lupin supposait, à juste titre, que M. des Essars ne s’adresserait pas aux policiers, mais à un détective privé. Le calcul du maître chanteur est simple. Le temps de l’enquêteur est déjà compté, et il le sera encore plus s’il le gâche à démêler cette idiotie.
— Très intéressante déduction ! s’exclama Holmes en reposant sa pipe et en faisant mine d’applaudir.
Etait-il sérieusement admiratif de Fandorine ou bien était-ce de l’ironie ? Je n’aurais su le dire.
— Que proposez-vous, sir ? demanda-t-il. Pouvez-vous exposer votre plan d’action ?
— Avec plaisir. A onze heures et demie précises, conformément aux conditions posées par Lupin, cinq hommes descendront les marches du perron de l’entrée d’honneur, monteront dans la calèche et sortiront du parc. Miss Eugénie restera dans la tour, et le sac d’argent sur la table.
Je ne pus retenir une exclamation venimeuse :
— Excellent plan, rien à dire !
Holmes posa sa main sur mon poignet :
— Attendez, Watson. M. Fandorine n’a pas terminé.
Un bruit de pas nous parvint depuis le couloir. Le Japonais entra, traînant sous ses bras deux mannequins pris parmi ceux que nous avions vus dans la cave. Il éternua bruyamment et posa par terre les deux grandes poupées.
— Seuls le p-professeur, mister Watson et Massa partiront. Ainsi que ces deux messieurs de ouate. Nous habillerons le premier de mon manteau et de mon haut-de-forme, le second du pardessus et du chapeau de mister Holmes. Comme vous le savez, devant la maison s’étend un espace découvert. Les deux seuls postes d’observation possibles se trouvent, l’un du côté du ravin, à cinq cents bons pas du perron, l’autre à l’extrémité opposée de la prairie, et c’est encore plus loin. De plus, le parc est plongé dans une complète obscurité. Lupin ou ses acolytes n’apercevront qu’un groupe compact de gens sortant de la maison et montant dans la calèche. Quand l’équipage passera à proximité d’eux, il ne sera déjà plus possible, parmi cinq silhouettes immobiles, de faire la différence entre les hommes et les mannequins.
— Quant à nous deux, nous resterons ici et vérifierons jusqu’à quel point M. Lupin maîtrise les subtilités de la lutte orientale ! compléta Holmes en s’esclaffant. J’ai deviné que vous mijotiez quelque chose dans ce genre dès que vous avez transformé la maison en bouteille bouchée. Le vestibule est un lieu d’embuscade idéal.
Dois-je l’avouer ? A cet instant, j’ai éprouvé un certain malaise pour mon célèbre ami. Il me sembla qu’il ne se conduisait pas tout à fait comme aurait dû le faire un gentleman, prenant un ton condescendant qui rappelait trop celui qui fait bonne mine à mauvaise fortune. Il est vrai que le plan de mister Fandorine, au demeurant brillant, avait été conçu sans notre participation.
Le téléphone sonna.
Etant le plus proche de l’appareil, je saisis le cornet.
C’était des Essars.
— Docteur Watson, c’est vous ? J’ai peur ! bredouilla-t-il, confus. J’aurais dû tout de suite… Mais je ne voulais pas vous déranger… Mon Dieu, qu’ai-je fait ! Et si j’avais causé sa perte ?
Il fallait que je me fâche, car la sévérité est le meilleur remède contre l’hystérie.
— Calmez-vous immédiatement ! Parlez clairement ! Qu’est-il arrivé ?
Dans la pièce, tous me regardaient intensément.
— Oui, oui, je vais essayer… Sur le chemin de la maison à l’écurie, alors que je passais près du ravin, j’ai entendu des bruits. Comme quelqu’un qui chuchote… J’ai peut-être la vue basse, mais j’ai l’ouïe fine… Mais je n’étais pas tout à fait sûr. Je me suis dit qu’après tout, ça pouvait être le vent dans les branches. J’ai demandé à Bosco d’aller discrètement écouter en passant par-derrière… Il est parti et n’est pas revenu… Et s’il lui était arrivé malheur ?
Dans la mesure où des Essars parlait d’une voix entrecoupée, j’avais le temps, pendant les pauses, de répéter ce que j’entendais à mes compagnons.
— Demandez combien de temps s’est écoulé depuis que… commença Fandorine quand, brusquement, du côté du ravin, deux coups de feu retentirent successivement.
Je sursautai, non pas à cause des coups de feu, mais à cause du cri perçant que des Essars avait poussé directement dans mon oreille. Lui aussi avait entendu.
— Vite ! Par ici ! cria Holmes en se ruant vers la porte, vif comme l’éclair.
Tous se précipitèrent à sa suite.
Nous déboulâmes sur le perron, et là, nous nous séparâmes.
— Vous à gauche, nous à droite ! indiqua Holmes.
L’idée était claire : prendre le ravin par les deux côtés.
— M’efforçant de ne pas m’éloigner d’un pas de mon ami, j’extirpai tout en courant mon revolver, mais le chien se prit dans la doublure de ma poche et la déchira.
Suivant les indications de Sherlock Holmes, mon maître et moi courûmes à l’angle de la maison et nous y arrêtâmes.
Les Anglais, il faut leur rendre cette justice, se déplaçaient habilement dans le noir : on ne les voyait ni ne les entendait.
Au même moment, une lumière jaune, filtrant à travers la fente des volets fermés, clignota puis s’éteignit : de nouveau, le courant électrique était interrompu.
— Tout marche suivant la partition, murmura mon maître (cette expression signifie que le déroulement des événements est entièrement conforme au plan).
Pliés en deux, nous regagnâmes la maison et nous glissâmes furtivement à l’intérieur.
J’imagine combien le lecteur doit être étonné par cette façon d’agir ! Et cela, parce que j’ai volontairement passé sous silence l’importante conversation qui eut lieu entre moi-même et mon maître alors que nous discutions avec Lebrun et Mme Eugénie.
Comme je l’ai déjà dit, la conversation était menée en japonais.
— Maintenant, dze complends tout, déclara Fandorine-dono d’un air satisfait. Le semin palaissait long de tlois siaku, et se lévéla plus coult que tlois li.
— Vous voulez dire : « Le chemin paraissait long de trois ri, et se révéla plus court que trois saku », le corrigeai-je en passant au russe, car il est très pénible d’entendre ainsi mon maître écorcher notre langue.
Mais il me planta son doigt au creux de l’estomac, et je fus obligé de me taire, parce que lorsque quelqu’un t’enfonce de toutes ses forces un doigt de fer dans le plexus solaire, il est absolument impossible d’inspirer ou d’expirer.
— Je sais, mon japonais est devenu exécrable, reconnut Fandorine-dono (je ne transcrirai plus son accent car c’est trop fatigant d’écrire en katakana), j’ai même confondu « ri » et « saku », mais il va falloir prendre ton mal en patience. N’as-tu pas remarqué un très étrange concours de circonstances ? Tout à l’heure, en discutant dans la salle à manger, toi et moi avons parlé d’entreprendre deux actions : tout d’abord d’utiliser le téléphone interurbain, ensuite d’interroger Lebrun et Mme Eugénie. Précisons que les propos concernant le téléphone se sont tenus en russe et ceux concernant les interrogatoires en japonais. Sitôt après, la liaison téléphonique avec l’extérieur a été coupée, rendant impossible la première action. En revanche, rien n’a empêché la conversation dans la tour, si importante pour l’enquête.
— Ce qui signifie ?
— Que chacune de nos paroles est épiée. Le maître de maison nous a dit que son défunt père avait installé toutes sortes de trucs et d’artifices dans toute dans la maison. Apparemment, il se trouve parmi eux un astucieux système d’espionnage. Ainsi est-il possible, en quelque endroit que l’on se trouve dans la maison, d’écouter ce qui se dit dans les différentes pièces. Et d’un. Lupin a monté une habile escroquerie à Saint-Pétersbourg. Ce qui signifie qu’il connaît vraisemblablement le russe. Et de deux. Ayant compris que mes conversations internationales étaient dangereuses pour lui, il a saboté la ligne. Mais ce vaurien ne connaît manifestement pas le japonais. Sinon, il aurait enjoint au professeur de ne me laisser approcher de la jeune fille sous aucun prétexte. Et de trois.
— Lebrun-senseï est un complice d’Arsène Lupin ? m’exclamai-je.
— Evidemment. S’il n’est pas Lupin en personne. (Le yeux ronds de mon maître observaient avec amusement mon air abasourdi. Je sais qu’il adore ça, et dans des cas pareils, je fais tout mon possible pour ne pas le décevoir.) En fait, il n’y a qu’une alternative. Arsène Lupin joue soit le rôle du professeur, soit celui du régisseur. Toute l’opération a été conçue et est réalisée par ces deux larrons. Nous savons que Bosco est apparu ici il y a peu et qu’il a su immédiatement gagner la confiance du propriétaire des lieux. C’est la méthode habituelle de Lupin. Bien souvent, grimé de manière adéquate, il s’insinue dans une riche maison et renifle ici et là pour repérer le coup juteux. Parfois, il charge de cette tâche quelqu’un de sa bande. Mais, dans une affaire donnée, le nombre de participants n’excède pratiquement jamais deux ou trois personnes. J’ignore en quoi consistait l’idée initiale de Lupin, mais le drame survenu avec cette jeune fille a accéléré les événements. Dans l’esprit de ce malfrat, a pris forme un plan ignoble mais extrêmement habile ayant pour objet de plumer des Essars, mais sans prendre le moindre risque.
Fandorine-dono resta un instant pensif.
— C’est probablement tout de même le régisseur qui est Lupin, et le soi-disant professeur, son complice. Tu as compris que ce n’était pas des Essars lui-même qui avait appelé la clinique parisienne ? C’est Bosco qui a fait venir le maître de maison à l’appareil. Il n’est pas venu à l’esprit du pauvre père ravagé par la douleur que ce n’était pas avec le vrai Lebrun qu’il était en train de discuter. C’est précisément pour cette raison que les deux complices ne pouvaient permettre que je consulte le professeur Smiley. La supercherie selon laquelle il ne fallait sous aucun prétexte changer la malade de place aurait immédiatement été découverte. Or c’est justement sur cela que repose toute la combine.
— En obtenant de la police parisienne les caractéristiques précises de Lupin, nous aurions pu identifier le criminel grâce à la forme de ses oreilles, ajoutai-je. Vous avez remarqué, maître, que les oreilles de Lebrun, que je n’appellerai plus « senseï », sont pointues comme celles d’une chauve-souris ?
— J’ai remarqué que les oreilles de « M. Bosco » sont, elles, carrément invisibles sous ses cheveux.
Je commençais à m’ennuyer un peu. J’espérais que cette histoire se terminerait de manière un peu plus intéressante.
— Bon, et maintenant ? demandai-je en étouffant avec peine un bâillement. On arrête d’abord l’un et ensuite l’autre ?
Fandorine-dono secoua la tête.
— Non, nous allons les prendre en flagrant délit. Le châtelain va bientôt revenir. Avec l’argent. Ce sera l’appât pour nos deux gentils poissons. Nous savons qui sont les criminels. Nous savons qu’ils nous espionnent. Tous les atouts sont entre nos mains. J’imagine que la suite va se passer comme ça…
Et, avec une stupéfiante précision, il prédit que, sous un prétexte ou un autre, nous serions tous attirés hors de la pièce où se trouverait l’argent. Même si, finalement, il n’y avait à cela rien de particulièrement étonnant venant de mon maître. Quand on est pendant tant d’années au service d’un tel homme, on apprend à se fier à ses prévisions.
Quand les coups de feu avaient retenti derrière la maison, il nous avait suffi d’échanger un regard pour nous comprendre sans prononcer un seul mot. La présente panne d’électricité ne faisait que confirmer que Lupin se préparait à porter le coup final. Le brigand comprend qu’on ne lui donnera pas l’argent, et s’apprête à le voler sans attendre minuit. Et sans autre forme de procès. Or l’obscurité dans laquelle était plongée la maison faisait parfaitement notre affaire, à mon maître et moi.
Nous prîmes position à un endroit convenu d’avance et qui semblait spécialement conçu pour l’embuscade. Les murs du couloir qui menait de la salle à manger à l’escalier étaient de part et d’autre occupés par de hauts placards où l’on rangeait toutes sortes d’ustensiles. Je me glissai dans l’un d’eux en prenant soin de laisser la porte entrouverte ; mon maître prit place de même dans celui d’en face.
Nous n’eûmes pas à attendre longtemps. A peine eus-je le temps de me masser les globes oculaires pour mieux voir dans le noir qu’une porte grinça à l’autre extrémité de la salle à manger. Là-bas, deux ombres se profilèrent, s’arrêtèrent sur le seuil, sans doute pour laisser également à leurs yeux le temps de s’accoutumer à l’obscurité.
Fandorine-dono se glissa hors de sa cachette et me retint fermement l’épaule, afin que je ne m’élance pas trop tôt. Ce qui était un peu vexant. Comme si j’étais un débutant ! Je contractai les muscles de mon épaule, et mon maître comprit ; il retira sa main.
Un des deux individus qui s’étaient faufilés dans la salle à manger donnait des ordres par gestes. Il s’agissait sans aucun doute d’Arsène Lupin.
Ils s’approchèrent de la table, et le premier, tendant la main, effleura le sac de billets comme s’il voulait vérifier qu’il était bien là.
Fandorine-dono m’indiqua d’un geste le second personnage, manière de dire : celui-là est pour toi.
C’est toujours le moins bon qui me revient, mais je ne m’en plains pas. Tel est le karma du vassal.
En un éclair, nous avions couvert la distance qui nous séparait de la table. D’un bond, je fus sur la nappe et, lançant mon pied – mais pas trop fort – en direction de son menton, je déséquilibrai mon adversaire, et quand il fut à terre je sautai sur lui.
L’homme était fort et ne se laissait visiblement pas intimider facilement. Bien qu’à moitié sonné, il essayait tout de même de me frapper au visage avec son poing. J’aurais pu, bien sûr, m’écarter, mais je m’en abstins. La moindre reculade, même momentanée, ne fait que renforcer chez l’ennemi la volonté de résistance. C’est pourquoi je pris vaillamment un coup, dont je ne sais toujours pas ce qu’il a le plus meurtri : ma pommette ou le poing de mon adversaire. Certes, la bague qu’il portait au doigt a sérieusement griffé ma joue, mais c’est un détail.
J’appuyai ensuite mon genou sur la poitrine de l’homme que j’avais terrassé, lui serrai les poignets et, toujours avec retenue, je lui assenai deux ou trois coups de boule, afin qu’il comprenne le caractère absolument désespéré de son combat.
Il comprit, mais pas tout de suite. L’adversaire était têtu, il se tortilla et se démena pendant une bonne demi-minute. Je savais déjà qu’il s’agissait du docteur, car lorsque je lui avais envoyé mes coups de tête, ses moustaches tombantes m’avaient chatouillé le nez.
En attendant que le faux professeur s’épuise, je regardai comment les choses se passaient pour mon maître, à qui, par conséquent, était échu le faux régisseur, autrement dit Arsène Lupin. Le spectacle, d’une extrême élégance, évoquait un théâtre d’ombres.
Pour mon maître, c’était plus intéressant que pour moi. Il n’était pas arrivé à mettre à terre son adversaire, et ils tournaient à toute vitesse autour de la table en échangeant des coups. A en juger par ce que je pouvais distinguer dans l’obscurité, Lupin maîtrisait effectivement quelques subtilités de la nouvelle lutte à la mode appelée la « main vide », mais en revanche il n’avait pas appris à se servir de ses jambes et de ses pieds. Il arrivait tant bien que mal à contrer les attaques venues d’en haut, mais pratiquement à chaque fois que Fandorine-dono mettait en action ses membres inférieurs, les coups faisaient mouche. Finalement, mon maître réussit un excellent coup de pied à la jambe, le reste n’étant plus qu’un jeu d’enfant. Un bon uvakiri sur la tête, et le combat fut terminé.
Au même moment, mon entêté émit un râle et cessa toute résistance.
A cet instant précis, comme pour fêter la victoire de la Loi sur le Crime, dans une illumination triomphale, l’électricité revint.
Je découvris alors sous moi le visage blanc aux yeux révulsés de Watson-senseï. Quant à mon maître, il serrait à la gorge Sherlock Holmes.
XII
Je ne me souviens plus qui m’a relevé et assis sur une chaise.
Ma tête me faisait un mal de chien. Entrouvrant avec peine les paupières, je vis que Holmes, assis à côté de moi, n’était pas en bien meilleur état : la moitié de son visage était cramoisie, ses fines lèvres saignaient, son faux col était arraché et tout froissé. Debout près de lui, l’air misérable, se tenait Fandorine, intact, si ce n’était une manche déchirée au niveau de l’épaule.
Quelqu’un soufflait bruyamment dans mon dos. Me tournant tant bien que mal, je vis le Japonais. Il s’inclina d’un air contrit et marmonna des excuses en répétant sans arrêt : « Dze suis impaldonnable, dze suis impaldonnable. » Du sang coulait sur son visage. Ce qui voulait dire que je l’avais touché. Dans une certaine mesure, cela améliora mon humeur, pour autant que cela était possible dans une telle situation.
— Eh bien, prononça Holmes avec dépit en frottant ses blessures, Lupin a deviné notre plan. Car vous et moi, monsieur Fandorine, avions la même idée, n’est-ce pas ? Seulement voilà, les coups de feu dans le ravin n’avaient pas pour but de nous faire quitter la salle à manger, mais de nous amener à nous flanquer mutuellement une belle peignée. D’où la panne d’électricité. J’imagine la jubilation du petit Français.
Le Russe répondit d’un air sombre :
— Vous avez raison, nous l’avons sous-estimé. Mais il n’a p-pas encore gagné la partie. Pour le moment, l’argent est toujours là.
En effet, le sac n’avait pas bougé de la table. Je l’entrouvris : le contenu était intact.
— Dites-moi, pourquoi avez-vous donc tendu la main vers le sac ? demanda Fandorine. C’est à ce moment-là que j’ai cru que c’étaient les criminels.
Jamais jusqu’alors je n’avais vu Holmes à ce point fou de rage. Il ne parlait pas, il fulminait entre ses dents.
— Mais il s’agissait de vérifier s’il était toujours là ! Je vous jure sur ma tête que Lupin me paiera cette humiliation !
Ces mots n’avaient pas été prononcés à notre adresse, mais en regardant le plafond, et sur un ton qui me fit frissonner.
Le téléphone sonna.
— C’est lui ! s’écria Holmes. Il va se payer notre tête !
Il vola vers l’appareil, attrapa le cornet.
— Allô ?
Le silence régnait dans la salle à manger, et j’entendis un bredouillis confus, mais, bien sûr, sans distinguer les mots.
— C’est des Essars, annonça Holmes en mettant sa main sur le pavillon. Il veut savoir ce qui s’est passé. Bosco n’est pas revenu. La lumière ne marchait pas. Le téléphone était coupé. Il était tout seul dans le noir et a eu très peur… Il a encore peur… Watson, prenez l’appareil ! Ayez l’air de compatir, mais ne répondez rien !
Quand il prend ce ton, je sais qu’il n’y a qu’à obtempérer sans poser de questions.
Holmes retrouva brusquement toute son énergie, ce qui me réjouit indiciblement.
— Suivez-moi ! ordonna-t-il en faisant signe au Japonais et en se ruant dans le couloir.
Shibata jeta un regard au Russe, qui approuva d’un signe de tête. Seulement alors, l’Asiate partit sur les pas de Holmes.
— … Je ne sais pas quoi faire ! Tout le monde m’a laissé tomber. On l’a tué, hein ? On l’a tué ? Mais c’est vrai que personne ne tue jamais Lupin ! bougonnait le cornet.
— Ah oui, prononçais-je de temps à autre.
Toute mon attention était concentrée sur le couloir, où s’étaient éclipsés Holmes et Shibata. Fandorine regardait aussi dans cette direction.
— Professeur ! Mister Lebrun ! résonna la voix de stentor de Holmes. Apparemment, mon ami criait depuis le bas de l’escalier.
Dans la tour, le Français avait dû l’entendre et répondre, car Holmes cria toujours aussi fort :
— Non, non, tout va bien ! C’est simplement M. Shibata qui a une plaie au visage. Est-ce que vous pourriez le soigner ?
Quelques secondes plus tard, Holmes reparut dans la salle à manger, seul.
— Parfait, dit-il en voyant que j’étais toujours à la même place, le cornet à l’oreille. Ne le lâchez pas, qu’il continue à parler. Désormais, ils sont tous les deux sous contrôle et dans l’incapacité de nous espionner. D’autant que cet échange de bouts de papier commençait à être lassant.
Le lecteur a compris que Holmes et moi avions depuis longtemps découvert les subterfuges dont usait M. Lupin, mais Fandorine avait l’air complètement ahuri.
Je supposais qu’il allait demander des explications sur ce qu’il venait d’entendre, mais c’était autre chose qui semblait avoir stupéfié le Russe :
— Vous soupçonnez M. des Essars ? ! Et non le régisseur ?
— … Mon Dieu, que dois-je faire ? me piaillait dans les oreilles des Essars, ou celui qui se faisait passer pour tel. Rester ici ?
— Oui, lui répondis-je.
Holmes croisa les bras et sourit. Fandorine avait peut-être les poings les plus solides, mais on voyait à présent clairement qui avait l’intelligence la plus pénétrante.
— Vraiment, sir, vous n’aviez pas compris que des Essars et Bosco étaient une seule et même personne ? C’est un filou extraordinairement habile, et qui possède de remarquables dons d’acteur. Il peut très vite changer d’apparence. La seule chose dont il soit incapable, c’est de se dédoubler. Comment notre attention a-t-elle pu ne pas être alertée par le fait que pas une seule fois le châtelain et son régisseur n’ont été vus ensemble ? Sous un prétexte ou sous un autre, l’un des deux était toujours absent.
— Attendez un instant, Massa et moi avons vu de nos p-propres yeux M. Bosco à la fenêtre de l’écurie alors que des Essars était à côté de nous et s’adressait à lui ! objecta Fandorine.
— Certes, mais il n’a pas prononcé un mot et a simplement bougé la tête, vrai ou faux ? Et dans la mesure où il se tenait derrière la vitre, vous n’avez distingué que sa silhouette et sa chevelure caractéristique ?
Le Russe fit oui de la tête. La vue de sa mine décontenancée était un pur plaisir.
— Quoi, quoi ? dis-je dans le cornet.
— C’était le « professeur » affublé d’une perruque. Juste à ce moment-là il s’est en effet absenté de la tour sous prétexte de téléphoner à sa clinique. Les criminels sont deux, sir : « Lebrun » et « des Essars-Bosco ». C’est évident.
Holmes, impassible, sortit de sa poche du tabac ainsi que sa pipe. Il s’abstenait de regarder Fandorine, de plus en plus abattu.
— J’ai immédiatement soupçonné que, dans cette maison, les murs avaient des oreilles, poursuivit mon brillant ami. Regardez comme les orifices d’aération sont curieusement placés. A hauteur d’homme. Pour pouvoir espionner plus commodément. Et ensuite, j’ai procédé à une petite expérimentation qui a confirmé mon hypothèse…
— Non, c’est le docteur Watson, et je vous écoute attentivement, dis-je dans l’appareil. Et M. Holmes note chacune de vos paroles. Donc, surtout ne vous arrêtez pas, continuez.
Ce que mon ami expliquait au Russe m’était déjà connu, mais une chose était quelques mots griffonnés sur un morceau de papier, une autre, l’exposé cohérent du processus déductif.
— … J’ai envoyé Watson chercher deux choses dans la chambre : le phonendoscope et mon violon. Le violon m’était indispensable pour me mettre au travail, alors que le phonendoscope, à vrai dire, ne présentait aucun intérêt. Cependant, je lui accordai en paroles une importance capitale. En revanche, je ne prononçai pas un seul mot sur le violon et me contentai d’un geste. La ruse a fonctionné. Effrayé par le fantastique et merveilleux phonendoscope, le criminel a enduit l’une des marches de l’escalier d’huile de graissage, et, pour faire bonne mesure, a éteint la lumière. Le malheureux Watson ne pouvait pas ne pas glisser. En conséquence de quoi, le fragile phonendoscope s’est, bien entendu, cassé. En revanche, bien protégé dans son étui rigide, le violon n’a pas souffert. Et tant mieux, car, pour le coup, j’en avais réellement besoin.
— Impossible, intervint le Russe.
— Dans quel sens, sir ? Qu’est-ce qui vous semble impossible, exactement ?
Les lèvres de Holmes s’élargirent imperceptiblement en un sourire ironique.
— Il est impossible que M. des Essars soit m-membre de la bande.
— Puis-je vous demander la raison d’une déclaration aussi catégorique ?
Mon ami était visiblement surpris.
Fandorine le regardait avec non moins d’étonnement :
— Mais enfin, cela voudrait dire que Mlle Eugénie n’est pas celle qu’elle prétend être, mais une aventurière rusée, complice de Lupin.
Holmes haussa les épaules :
— Naturellement.
Fandorine me regarda en silence, et je compris parfaitement ce regard.
— Ne vous inquiétez pas, n’entreprenez rien et restez là où vous êtes, dis-je à des Essars.
Après quoi nous coupâmes la liaison.
— Qu’avez-vous fait, Watson ? ! s’écria Holmes. Je vous avais pourtant ordonné de garder ce scélérat au téléphone !
— Il a raison. Eugénie ne peut en aucun cas être une criminelle. Et en conséquence, des Essars est bien son père et le propriétaire de ce château.
Il m’était pénible de dire cela à mon ami, surtout en présence de son rival, mais le sentiment du devoir était le plus fort.
— Holmes… (Je marquai un temps.) Ne soyez pas vexé, mais vous ne connaissez pas du tout les femmes… Miss Eugénie… Je n’ai pas d’arguments rationnels, mais imaginer qu’elle pourrait être une simulatrice et une fripouille… Je ne peux qu’être d’accord avec M. Fandorine. C’est impossible. Tout simplement impossible, un point c’est tout.
Mon génial ami est irréprochable pour tout ce qui concerne la logique et les arguments de la raison, mais parfois son rationalisme excessif lui joue de mauvais tours. A chaque fois qu’il lui est arrivé de se tromper (et de tels cas ont été des exceptions dans sa carrière), les femmes en étaient la cause. Ou, plus exactement, la connaissance purement théorique qu’a Holmes de leur structure psychoémotionnelle. Je soupçonne que sa prévention tenace contre le beau sexe s’explique précisément par cela : la femme est une équation qui ne cède pas au calcul.
On voyait que Holmes était blessé par mes propos, qu’il devait assimiler à du délire ou, pis, à de la trahison.
— Eh bien, messieurs les grands connaisseurs de la nature féminine, dit-il en tirant avec fureur sur sa pipe, dans ce cas, je me tais. Je suis prêt à entendre votre version des choses.
Je me tus, car, d’une part, je me faisais l’impression d’être un traître, et, de l’autre, je n’avais aucune hypothèse à proposer.
Le Japonais revint et, sans mot dire, se posta sur le seuil de la porte. Sa joue était barrée d’un sparadrap immaculé. Fandorine et lui échangèrent quelques mots dans leur sabir, après quoi Shibata recula dans le couloir, jusqu’au pied de l’escalier.
— Je suis d’accord que la b-bande se compose de deux complices…
Le Russe s’adressait prioritairement à Holmes. C’était un duel entre deux habitants de l’Olympe, à moi et au Japonais étant dévolu le rôle de spectateurs muets. D’ailleurs, je ne prétendais pas à plus.
— L’un d’eux est « Bosco », le deuxième, « Lebrun ». Nous n’avons pas pu les prendre la main dans le sac. Et nous ne disposons d’aucune preuve autre qu’indirecte. Bosco se promène en liberté, mais le « professeur » en revanche ne peut s’échapper de la tour. Massa surveille l’escalier.
— Et la jeune fille ? ne pus-je m’empêcher de demander, sortant de mon strict rôle de figurant. N’oublions pas qu’elle est entre ses mains !
— Il n’a rien à faire de la jeune fille. C’est le s-sac d’argent qui l’intéresse. Les criminels sont certains qu’ils arriveront à nous berner. La farce des coups de feu en est la preuve évidente. Qu’ils continuent à faire les malins. Nous allons sans faute faire subir un interrogatoire en règle au pseudo-professeur, mais, d’abord, il nous faut trouver la bombe ; il nous reste très peu de temps avant l’heure fatidique. Je suis absolument convaincu que la cachette existe effectivement. Et je crois savoir comment la trouver…
— Vraiment ? s’empressa de demander Holmes. Curieux. Dans ce cas, l’arrestation du « professeur » peut en effet attendre. Dites, Watson, essayez donc de vous mettre à nouveau en liaison avec des Essars. Nous allons vérifier s’il est toujours sur place ou s’il s’est empressé de rentrer au château pour nous épier.
Je tournai la manivelle.
Le châtelain répondit immédiatement.
— Seigneur, je pensais que le téléphone était de nouveau coupé ! Docteur, c’est vous ? Que dois-je faire ? Bosco n’est toujours pas rentré…
D’un geste éloquent, je montrai à Holmes l’appareil téléphonique, comme pour lui dire : constatez vous-même. Des Essars n’avait disparu nulle part, il attendait toujours chez le régisseur et était dans l’impossibilité complète d’entendre ce que nous disions. Mon ami grimaça, eut une mimique irritée : il détestait souverainement reconnaître ses erreurs.
Ainsi, des Essars recommença à me piailler dans l’oreille ; toutefois, ce n’était pas lui que j’écoutais, mais Fandorine.
— C’est p-pour l’instant une supposition qu’il convient de vérifier. Mais elle est vraisemblable. (Le Russe jeta un rapide regard à la pendule qui indiquait onze heures moins dix, et accéléra son débit.) Quand nous avons fait le tour de cette étrange maison, il y avait beaucoup trop de choses curieuses et insolites. Cela a distrait notre attention, raison pour laquelle il y a un détail qui ne m’est revenu qu’après coup. Avez-vous remarqué qu’un seul endroit dans la cave était gardé dans un état d’ordre et de propreté absolument parfait ?
Holmes eut un sourire protecteur.
— Cela va de soi. Le « salon à orgue ». Très bien, monsieur Fandorine, continuez.
— J’avais aussi noté ce détail ! dis-je. Et l’image représentant Méphistophélès m’a semblé particulièrement suspecte. Je l’ai même enlevée et j’ai tiré sur le crochet auquel elle est suspendue, vous vous souvenez ?
— Un moment, Watson. Ce n’est pas de peinture que mister Fandorine veut nous parler, mais d’une autre sorte d’art.
Le Russe cligna des yeux imperceptiblement.
— Ce qui veut dire que v-vous aussi… ? fit-il, interloqué.
« Aussi » quoi ? Que voulait-il dire ? Il est difficile d’assister à une conversation entre gens infiniment plus perspicaces que soi et qui, en plus, se pavanent l’un devant l’autre.
— Et qu’est-ce que vous croyiez ? dit Holmes avec un ricanement.
Fandorine était en plein désarroi.
— Ah mais oui, bien sûr, vous êtes violoniste. Alors que moi, je n’ai jamais étudié la musique.
Là, ma patience atteignit ses limites.
— Ecoutez, messieurs ! Cessez de parler par énigmes ! C’est impoli vis-à-vis de moi et, finalement, tout simplement stupide. Pendant que vous paradez l’un devant l’autre, l’heure tourne, un criminel se balade dans la nature, un autre…
Je n’eus pas le loisir de terminer, car de nouveau la lumière s’éteignit et je m’arrêtai au milieu de ma phrase.
Cette fois, les caprices de l’alimentation électrique (ou un nouveau mauvais tour de Lupin) ne nous prirent pas au dépourvu. Fandorine remua les braises dans la cheminée, mais elles étaient complètement éteintes. J’allumai alors les bougies et la salle à manger s’éclaira de nouveau. Pas aussi vivement que précédemment, mais bien assez pour que nous puissions nous voir les uns les autres.
— Danna ! appela Shibata depuis le couloir.
Puis il ajouta encore autre chose.
— Massa dit qu’on entend de d-drôles de bruits dans la tour.
Nous tendîmes l’oreille.
En effet, d’en haut parvenait une voix. Frêle, à moitié plaintive, à moitié apeurée.
— Ne serait-il pas mieux de monter dans la t… ? commençai-je.
Je fus interrompu par un hurlement déchirant. C’était Mlle Eugénie qui criait !
Sans nous donner le mot, nous bondîmes tous les trois. Le Japonais n’était plus dans le couloir, il devait déjà se trouver dans l’escalier.
Holmes et moi avions dû contourner la longue table, si bien que nous sortîmes les derniers de la salle à manger, de surcroît en nous cognant l’un contre l’autre au passage de la porte.
— Restez là ! Le sac ! me chuchota Holmes au creux de l’oreille.
Fandorine et lui tournèrent dans l’escalier et grimpèrent les marches quatre à quatre, tandis que je restais seul dans le couloir obscur.
Holmes est un génie, me dis-je en cet instant. C’est très probablement une nouvelle ruse de Lupin pour nous éloigner de la salle à manger et s’emparer de l’argent. Cependant, dans le cri de miss Eugénie perçaient une terreur authentique et une souffrance…
Bon, mais dans quelques instants les détectives seraient là-haut et lui viendraient en aide ; moi, pendant ce temps, j’avais ma propre mission.
Je sortis mon revolver, cherchai autour de moi un endroit où me cacher, et avisai la porte entrouverte d’un placard. De là, on devait parfaitement voir l’ensemble de la salle à manger.
Penché en avant, j’avançai dans l’étroit espace qui sentait la poussière et heurtai quelque chose de mou et de manifestement vivant. Un cri s’échappa de ma poitrine, ou plutôt faillit s’échapper, car une main de fer me ferma la bouche.
— Sut, senseï, sut ! me murmura-t-on à l’oreille.
Je compris que c’était Shibata. Il ne s’était pas précipité dans l’escalier, mais, en entendant le cri de Mlle Eugénie, s’était immédiatement caché dans le placard, sans doute dans la même intention que moi. Intéressant, pensai-je en m’efforçant de calmer les battements de mon cśur, est-ce lui qui est tellement intelligent ou bien Fandorine et lui avaient-ils prévu d’avance la tournure que prendraient les événements ?
Je m’apprêtais à poser la question à mon voisin, mais je reçus un violent coup de coude dans les côtes.
— Sut !
Des pas ! Du côté de la porte principale !
Nous nous collâmes contre l’entrebâillement. Dans la mesure où je suis plus grand, la tête du Japonais se trouvait à la hauteur de mon faux col, et sa brosse me chatouillait le menton.
Bosco ! C’était Bosco !
Il passa la tête par la porte, jeta un regard circulaire dans la pièce, avança sur la pointe des pieds jusqu’à la table, ouvrit le sac et commença à fouiller dedans. Je me demande vraiment pourquoi il n’a pas tout simplement pris le sac en entier.
Avec un cri féroce, Shibata jaillit de notre cachette. Je le suivis.
Il faut rendre cette justice au voleur : il ne se démonta pas.
Il s’agrippa des deux mains à la nappe, la tira à lui. Verres et assiettes se répandirent par terre, le candélabre tomba avec fracas et s’éteignit.
La salle à manger fut plongée dans l’obscurité et je perdis Bosco de vue.
De même que lui ne nous voyait pas. Dans le cas contraire, il eût été impossible d’éviter une effusion de sang, car, la seconde suivante, le régisseur ouvrait le feu.
Le tir à faible distance, en un lieu fermé, de surcroît plongé dans l’obscurité totale, est un phénomène impressionnant. Il rappelle la foudre qui tombe à proximité, mais en plus spectaculaire encore, surtout quand, juste au-dessus de votre tête, retentit un abominable sifflement. Une pluie de copeaux de bois tomba sur moi : c’était la maquette de frégate qui venait de voler en éclats.
Je tombai, fermai les yeux (j’ai honte de l’avouer, mais c’est la vérité) et tirai à l’aveuglette.
A l’autre extrémité de la maison résonnèrent aussi des coups de feu : un, deux, trois. Holmes et Fandorine étaient à leur tour la cible de tirs.
La porte claqua. Je compris que Bosco venait de sortir en coup de vent de la salle à manger. Je bondis sur mes pieds, mais je n’eus pas fait deux pas que de nouveau je me retrouvai par terre : j’avais trébuché sur quelque chose. C’était le sac de cuir. Parfait ! Le criminel était parti les mains vides.
Cela me redonna instantanément de l’énergie.
Le Japonais ramassa le sac et le serra contre lui. Bah, de toute façon je n’avais rien à attendre de mister Shibata. Il n’avait pas d’arme et ne pouvait donc pas m’aider. Qu’il garde au moins l’argent.
Je jetai un coup d’śil par la porte et distinguai dans le noir une silhouette qui avait presque atteint l’entrée. C’était la seule voie de retraite, Fandorine et son assistant ayant prudemment bouclé toutes les autres issues. Il était impossible d’imaginer qu’il tourne à gauche. Il allait filer dehors et on pourrait toujours courir pour le repérer dans le parc obscur. Le coude droit en appui sur la paume gauche, je tirai à plusieurs reprises, visant non l’homme qui courait mais le jambage de la porte. Apparemment, ma main ne me trahit pas. A en juger par le bruit, les balles avaient atteint leur cible : un craquement de bois se fit entendre, suivi du sifflement des ricochets.
L’ombre fit un bond vers la droite et, évitant l’entrée, se rua dans la salle de billard. Et maintenant, il était fait comme un rat !
Je courus le premier, mon revolver prêt à tirer. Le Japonais me suivit, étreignant toujours son sac. Dans l’escalier latéral, de nouveaux coups de feu déchirèrent la nuit.
Je dois dire avec fierté que, remis de ma frayeur initiale, j’avais recouvré toute ma présence d’esprit. Shibata, lui, n’était visiblement pas tranquille et se tenait tout le temps derrière moi. Quand je pense que la nation des samouraïs est censée ignorer la peur…
J’avais à peu près en tête la disposition de la maison. Au premier étage, Bosco tourna à gauche, où se trouvait une pièce pourvue d’une unique porte. De là, le fuyard n’avait d’autre issue que de sauter par la fenêtre. Mais sauter du premier étage d’un château français était une entreprise risquée. On avait toutes les chances de se rompre les os.
C’est pourquoi je ne me pressai pas.
Je jetai un coup d’śil dans la pièce, très prudemment afin de ne pas me retrouver sous le feu du criminel. Et bien m’en prit ! Juste au-dessus de mon oreille retentit un bruit infect. Celui d’une balle qui avait échoué dans un gond de la porte.
Je reculai d’un bond, mais ce que j’eus le temps de voir me déplut prodigieusement.
Bosco était debout sur l’appui de la fenêtre ouverte, et s’apprêtait manifestement à sauter. Et s’il avait de la chance et qu’il s’en sorte indemne ? Le sol devait se trouver à une vingtaine de pieds. Bien sûr, c’était haut, mais un miracle peut toujours arriver.
Je pris immédiatement ma décision. J’avançai de nouveau et tirai sur la silhouette noire facile à distinguer sur le rectangle grisâtre de la fenêtre. Je voulais tirer dans la jambe, mais je n’eus pas le temps de viser. Bosco abaissa le chien en même temps que moi. Je plongeai de côté pour m’abriter. Mentalement, je calculai combien il restait de balles dans le magasin. A priori une seule.
Shibata était contre le mur, assis sur le sac, dans un endroit parfaitement protégé, et, avec un calme olympien, il attendait que cesse la fusillade. Je me souviens que cela me mit dans une rage folle.
— C’est mieux de pal telle, prononça-t-il paisiblement.
Je ne compris pas immédiatement ce qu’il voulait dire. De par terre ? En effet. Ce n’était pas un mauvais conseil.
Allongé sur le ventre, je me glissai de nouveau dans l’embrasure de la porte.
Le régisseur n’était plus sur le rebord de la fenêtre, seuls battaient les volets.
Me relevant, je m’engouffrai dans la pièce. Vide. Il avait tout de même sauté !
Regarder par la fenêtre n’avait pas de sens. Qu’aurais-je pu distinguer dans la nuit noire ?
— Vite, dans le parc ! criai-je. Il s’est peut-être cassé une jambe !
Mais Shibata me retint et me dit d’une voix toujours aussi impassible :
— Il ne faut pas aller dans le palc. Mais dans la toul.
Il avait raison. Une fois de plus, il avait raison ! Si Bosco avait réussi à sauter sans se faire de mal, il n’y avait aucune chance de le rattraper. S’il était blessé, il n’irait pas loin.
Comment avais-je pu oublier qu’à l’autre extrémité du château se déroulait aussi une fusillade ? Holmes et Fandorine avaient peut-être besoin d’aide.
Nous traversâmes en courant les pièces vides. Nos pas se répercutaient bruyamment sous les hautes voûtes.
XIII
Dans l’escalier principal et dans le « salon des divans », il n’y avait pas âme qui vive. Le Japonais montra du doigt une fente dans un lambris mural. Une balle s’était logée là.
Aucun bruit ne provenait de la tour.
— Holmes ! appelai-je. Où êtes-vous ?
Une voix courroucée me répondit depuis l’étroit passage.
— Venez, Watson, venez ! J’espère au moins que vous n’avez pas laissé filer le vôtre ?
Je me faufilai dans la tranchée. L’Asiate prit son élan et s’y rua à ma suite.
La tour n’était éclairée que par le feu qui brûlait dans la cheminée. La lueur écarlate donnait au spectacle qui s’offrit à mes yeux une apparence lugubre.
Par terre, raide comme un filin tendu à l’extrême, était allongée miss Eugénie. Elle était immobile, les yeux fermés. Au-dessus de la jeune fille était penché Fandorine, sinistre.
Holmes se tenait près de la fenêtre ouverte, d’où provenait un air froid, et il faisait de curieux mouvements de main.
— Elle est vivante ?
Telle fut la première question qui jaillit de ma bouche.
— Inconsciente, répondit le Russe.
— Et où est Lebrun ? Il n’a tout de même pas sauté ? On est au deuxième étage et en bas le sol est dallé de pierre !
Holmes me fit signe d’approcher.
— Regardez vous-même.
Je vis, fixée à l’appui de la fenêtre, une corde constituée de fils fins mais solides.
— Il n’a pas sauté, expliqua mon ami. Il s’est laissé glisser. Sa retraite était préparée d’avance.
Le visage du détective était sombre, et je m’en voulus soudain de ne pas avoir pris le temps de vérifier l’appui de la fenêtre d’où Bosco avait sauté. Et s’il n’avait pas sauté mais était descendu le long d’une corde ? Mais oui, bien sûr ! C’est pour cela qu’il s’était précipité sans hésiter dans cette chambre plutôt que dans une autre !
Je me pris la tête entre les mains.
Ainsi les deux criminels étaient-ils parvenus à s’enfuir sans encombre, et en attendant (je sortis ma montre de gousset) il était onze heures vingt ! Si la bombe existait bien, il ne restait que quarante minutes avant l’explosion ! Dix avant l’expiration de l’ultimatum !
Fandorine, accroupi, frottait les tempes de la jeune fille.
Elle gémit, ses longs cils frémirent. Ses yeux s’ouvrirent en grand. On y lisait la terreur.
— Il n’est pas professeur ! balbutièrent ses lèvres blêmes.
J’acquiesçai de la tête :
— Nous le savons.
— C’est Arsène Lupin !
— Cela aussi, nous le savons. Calmez-vous et racontez-nous ce qui s’est passé ici. Pourquoi avez-vous hurlé ?
Nous nous rassemblâmes autour de la malheureuse, et elle, secouée de sanglots, nous fit ce récit :
— Il s’est penché sur moi avec un drôle de sourire et m’a dit : « Mademoiselle, avez-vous entendu parler d’Arsène Lupin ? Eh bien, c’est moi, en chair et en os. J’en ai assez de ces jeux idiots. Il est temps d’en finir. En plus, je sais que ces entêtés ne donneront pas l’argent. Il va falloir recourir à la méthode forte. Vous allez crier, très fort et de manière convaincante. Sinon, je tire sur le levier. » Ce sont ses propres paroles. J’avais beau écouter attentivement, je ne comprenais rien. Il avait un regard si effrayant !
Elle éclata en sanglots, et j’entrepris de la consoler, mais Fandorine dit :
— Eh bien, tout devient clair. Bosco est l’éclaireur, et le meneur s’est arrogé le rôle de la sommité venue de la capitale. « Lebrun », « Lupin », dans la seule ressemblance des deux noms, on sent déjà la g-gasconnade dont vous parliez, sir.
D’un geste, Holmes indiqua que miss des Essars était prête à continuer, et le Russe se tut.
— J’ai essayé de crier, comme il l’exigeait… Mais cela ne lui suffisait pas. « Hélas, mademoiselle, vous êtes une bien mauvaise actrice. Tant pis pour vous. » Après quoi… (La voix de la jeune fille se mit à trembler encore plus fort.)… Il s’est approché du levier et a tiré de toutes ses forces sur la poignée… La douleur était atroce ! Je ne sais pas si j’ai crié… Je ne me rappelle plus rien.
Fandorine et Holmes se jetèrent sur l’« estrapade », afin de diminuer la tension des cordes. Pour ma part, j’examinai attentivement les chevilles et les poignets de l’infortunée demoiselle. De profonds sillons y étaient imprimés ; par endroits, la peau avait éclaté et le sang suintait.
— Le salaud ! ne pus-je m’empêcher de dire. Il est encore plus vil que je ne le pensais !
Même Holmes, pourtant froid et sec de nature, était bouleversé.
D’une voix étranglée par l’émotion, il dit :
— Je vous dois des excuses, miss. A vous et à votre père…
— En quoi, sir ?
Les yeux mouillés de larmes le regardaient avec étonnement.
— C’est sans importance… bredouilla Holmes avant de se détourner et, d’un ton volontairement affairé, de reprendre le récit des événements. Tout est clair. Avant de perdre connaissance, vous avez émis un cri que nous ne pouvions pas ne pas entendre, même en étant au rez-de-chaussée. Lupin se tenait là, dans le passage. Il avait besoin de s’assurer que nous avions mordu à l’hameçon. En nous voyant, il a tiré trois fois afin que nous nous mettions à l’abri. Ce qui lui donnait le temps de s’échapper par la fenêtre. Pendant ce temps, son complice était censé dérober le sac dans la salle à manger. Nous aurons au moins comme consolation que le gredin n’a pas pu s’emparer de l’argent. Je vois que le sac est entre les mains de mister Shibata.
Le Japonais s’inclina respectueusement. Il fallait reconnaître que, de nous tous, il était le seul à avoir agi convenablement, et sans commettre le moindre faux pas.
— Messieurs, avant la nouvelle année, il ne reste plus que vingt-deux minutes, rappelai-je. Nous ne pouvons pas rester ici. Il faut agir d’une manière ou d’une autre ! Nous allons devoir porter Mlle des Essars pour la faire sortir d’ici. Il n’y a pas d’autre solution ! Il faut prendre le risque. Eventuellement en lui glissant un store sous le dos et en la tirant par terre avec précaution ?
Mes paroles furent accueillies avec un calme stupéfiant. Pour ce qui était de miss Eugénie, on pouvait le comprendre, elle n’était pas encore remise de son cauchemar et, surtout, elle ignorait tout de la machine infernale. Mais les autres !
Holmes, par exemple, me regarda comme si j’avais proféré une ineptie.
— Il ne faut pas dramatiser, mon cher Watson. Je pense que miss des Essars va pouvoir sortir d’ici sans notre aide. Je ne suis pas médecin, mais je me permettrai d’émettre l’hypothèse que le faux professeur avait tout intérêt… à exagérer la gravité du traumatisme. Mademoiselle, essayez de remuer vos membres.
La jeune fille le regarda d’un air apeuré, hésitant à obéir à sa demande. Elle reporta son regard sur Fandorine. Ce dernier acquiesça d’un signe de tête apaisant, et, se mordant la lèvre, elle commença par bouger prudemment les doigts, puis les pieds.
J’éprouvai un incroyable soulagement.
— Qu’en pense notre docteur ? demanda Holmes.
— Vous voyez ? La moelle épinière n’est pas touchée ! Levez-vous et marchez ! m’écriai-je, sans remarquer, tant j’étais ému, que je citais les paroles de Notre-Seigneur Jésus-Christ s’adressant à Lazare.
Nous attrapâmes la malheureuse sous les aisselles et la remîmes sur ses jambes. Elle était légère comme une plume.
— Je tiens debout ! Je tiens debout ! murmura miss des Essars, triomphante.
Mais à peine l’avions-nous relâchée qu’elle manqua tomber.
— Ce n’est rien, expliquai-je. Les muscles sont engourdis par un long séjour dans la même position. N’ayez pas peur. Faites un petit pas. Je vous retiens.
Tenue par la taille, la jeune fille fit lentement un pas, puis un autre et un autre encore. Je l’amenai ainsi jusqu’au fauteuil, où elle se laissa choir, à bout de forces mais heureuse.
— Je ne suis pas paralysée ! Je peux marcher ! répétait-elle sans cesse.
Tout à coup, une rougeur intense monta à son charmant visage. Je l’attribuai d’abord à l’euphorie, mais, la seconde suivante, Eugénie se cacha le visage derrière ses mains et fondit en larmes.
— Mon Dieu, comme j’ai honte ! Ce malhonnête homme m’a infligé de telles humiliations ! Je pensais qu’il était médecin ! Je faisais tout, exactement comme il me le demandait… Non, c’est trop horrible !
Je compris ce à quoi elle faisait allusion. Les soins habituels auxquels elle devait se soumettre comme tout malade grabataire – les massages pour éviter les escarres, la satisfaction des besoins naturels et autres actes intimes – lui apparaissaient maintenant comme d’insupportables outrages.
A la pensée du cynisme avec lequel Lupin s’était joué de cette jeune fille sans défense, mes poings se serrèrent d’eux-mêmes.
— Je fais le serment qu’il répondra de tout cela ! grommelai-je entre mes dents. Je vous donne ma parole que nous retrouverons cet inqualifiable vaurien.
Mais ce n’était déjà plus le moment de s’abandonner à une noble indignation.
— Prenez-moi par le cou, lui ordonnai-je. Et vous, Holmes, tenez miss Eugénie par les pieds. Elle est très faible. Mais faites attention, ses chevilles sont écorchées. Il reste un quart d’heure avant minuit, ce qui nous laisse largement assez de temps pour sortir calmement et nous éloigner le plus loin possible de la maison. Même si Lupin n’a pas bluffé et que la bombe explose, cela n’aura désormais rien de dramatique, puisque le château est assuré. Mais qu’est-ce que vous avez ?
Holmes n’avait visiblement rien à faire de ce que je disais.
Il me regardait en souriant.
— Mon cher Watson, je comprends votre souhait de sentir sur votre cou les tendres mains de miss des Essars, mais ne lui faisons pas prendre le risque de s’enrhumer. Mister Fandorine nous a dit qu’il avait trouvé le secret du code. Eh bien, n’est-il pas temps de vérifier enfin la justesse de son hypothèse ? Vraiment, il serait dommage de laisser détruire une si belle maison.
La pauvre Eugénie, qui ne soupçonnait toujours rien de la menace qui pesait sur le château, ne pouvait pas comprendre grand-chose à ces paroles, et le peu qu’elle comprit, elle l’interpréta de travers.
— Mister Holmes a raison. Ne pourrait-on fermer la fenêtre ? J’ai froid. En plus, j’ai peur que les bégonias ne gèlent.
Elle montra un pot de fleurs sur le rebord de la fenêtre.
Je m’apprêtais à accéder à sa demande, mais le Russe m’interrompit.
— Attendez un peu avant de fermer la fenêtre, docteur. Je vous demande de patienter encore une petite minute, mademoiselle. Et vous, mister Holmes, je vous dirai qu’il n’est pas nécessaire de vérifier mon hypothèse. M. Lupin va lui-même nous dévoiler où il a caché la b-bombe. Massa, passe-moi la lanterne.
Le Japonais tendit une petite lanterne électrique à Fandorine, qui s’approcha de la fenêtre grande ouverte, se pencha et éclaira quelque chose tout en bas.
— Un truc parfait que ce piège à loup, dit-il.
Nous nous précipitâmes à la fenêtre.
Le spectacle était réellement étonnant ! Au milieu du cercle de lumière, empêtré de la tête aux pieds dans un filet, le « professeur Lebrun » se tortillait par terre.
— Quand Massa et moi avons « bouché » la maison, sous chaque fenêtre j’ai posé un piège sorti de la remarquable c-collection d’objets de chasse de des Essars père, expliqua le Russe. Je vous ai d’ailleurs raconté que j’avais appris certaines ficelles auprès des chasseurs sibériens. Se défaire d’un tel filet sans aide extérieure est absolument impossible. A moins de disposer d’un gros coupe-chou. Hé, professeur ! Il reste douze minutes avant l’explosion ! Si vous ne voulez pas mourir sous les décombres, dites-nous où se trouve la cachette.
En guise de réponse, on entendit un rugissement furieux. Puis, entre les mailles du filet, passa le canon d’un revolver et un coup de feu retentit. C’est à peine si nous eûmes le temps de nous mettre à l’abri.
— Excellent truc, en effet, collègue, dit Holmes avec déférence. Mes compliments. Et qu’en est-il de notre cher régisseur ?
Fandorine se tourna vers le Japonais. Celui-ci hocha la tête. Maintenant je comprenais pourquoi Shibata n’avait pas manifesté de zèle particulier dans la poursuite de Bosco et avait refusé de courir après lui dans le parc. L’Asiate savait que l’animal sauvage se laisserait prendre dans une chausse-trape.
— Le régisseur s’est éclipsé par une fenêtre et, par conséquent, il est lui aussi tombé dans un piège. Laissons M. Lupin, il est p-profondément chagriné. Son amour-propre est blessé, et il préférera mourir plutôt que de nous livrer son secret. Massa va descendre le surveiller. Pour le cas où. Nous autres allons rendre visite à M. Bosco. J’espère qu’il se montrera plus loquace.
Ayant fermé la fenêtre et couvert la jeune fille d’un plaid, nous quittâmes la tour. Shibata alla prendre son poste auprès d’Arsène Lupin ; Holmes, Fandorine et moi descendîmes rapidement et sortîmes par la porte de service, les clés de la maison étant toutes en possession du Russe.
Du ciel, la neige tombait en gros flocons qui se posaient sur l’herbe sèche et terne.
— Un vrai temps de nouvel an, déclara le Russe en aspirant avec délectation une grande bouffée d’air. Merci au XIXe siècle pour ce b-bel adieu.
Personnellement, je n’avais pas l’esprit à la neige. Je ne lâchais pas ma montre et surveillais sans cesse la grande aiguille. Sept petites divisions la séparaient maintenant de minuit. Je compris brusquement une chose aussi simple que terrifiante : si Bosco refusait lui aussi de dévoiler le secret, nous n’aurions pas le temps de remonter dans la tour et de sortir miss Eugénie de la maison ! Comment avais-je pu agir avec tant de légèreté !
Apercevant près du mur, sous une fenêtre ouverte, une espèce de tas sombre et informe, je m’élançai à toutes jambes.
Oui, c’était bien Bosco, empêtré dans un filet de soie comme son patron. Cependant, je ne saurais décrire quelle fut ma terreur quand je découvris que le criminel gisait inerte. Sur un côté de sa tête, on voyait une blessure longitudinale qui saignait abondamment. De toute évidence, ma dernière balle, tirée à l’aveuglette, avait atteint le fuyard à la tempe et lui avait arraché la moitié de l’oreille. Cependant, il n’avait pas immédiatement perdu connaissance. Il avait trouvé le moyen de descendre mais, tombant dans le piège, il avait commencé à se débattre, ses mouvements brusques avaient aggravé l’hémorragie et, finalement, le blessé s’était évanoui.
Je l’attrapai par le col et commençai à le secouer, mais c’était inutile.
Je regardai ma montre : moins cinq…
Au-dessus de moi, résonna la voix calme et légèrement moqueuse de Holmes :
— Mister Fandorine, il semble qu’il va tout de même nous falloir vérifier la justesse de votre hypothèse. Il n’y a aucune autre solution. Nous verrons alors si vous êtes aussi bon en déduction qu’en pose de pièges. On fonce ?
XIV
Une minute plus tard, nous faisions tous les trois irruption dans le « salon à orgue ».
— Vite ! criai-je à Fandorine. Qu’est-ce que vous attendez ! Il reste deux cent quarante… non, deux cent trente secondes !
Il essuya sa tempe grisonnante et écarta les mains.
— Si mon hypothèse est fausse, c’est trop peu pour en trouver une autre. Nous n’aurons pas le temps de quitter la maison. Et de toute façon, pourrait-on abandonner la demoiselle ? Si j’ai raison, quelques secondes me suffiront. C’est p-pourquoi, avec votre permission, je dirai quelques mots sur la voie logique que j’ai s-suivie.
Je poussai un gémissement exaspéré, tandis que Holmes, lui, avait l’air d’apprécier ces manières de poseur.
— Faites, faites. C’est très intéressant.
— Voyons ce qu’il y a de remarquable, commença lentement à expliquer l’insupportable mister Fandorine en s’approchant de l’orgue. J’ai déjà parlé de la propreté exemplaire. Vous ne voyez pas le moindre grain de poussière, n’est-ce pas ? Ce qui veut dire que cet endroit est fréquenté. Pourquoi ? L’actuel propriétaire du château, contrairement à son père, ne joue d’aucun instrument de musique. Par conséquent, cette p-pièce a servi à quelqu’un d’autre… Maintenant, deux mots sur l’origine de la cachette. Pourquoi l’ancien châtelain a-t-il réalisé ici une complète isolation sonore ? Pour ne pas déranger son épouse ? On peut en douter. D’autant que, par ailleurs, il ne se gênait pas pour tirer à la couleuvrine simplement pour s’amuser. Aussi me suis-je dit…
— De grâce ! implorai-je. Deux minutes !
— … Aussi me suis-je dit, reprit Fandorine comme si de rien n’était : et si le maître de maison ne voulait tout simplement pas que le reste de la maisonnée entende la mélodie qu’il jouait le plus souvent ? C’est cette supposition qui me conduisit d-directement à mon hypothèse. (Il souleva le couvercle de l’instrument, laissa courir ses doigts sur les touches noires et blanches.) Hypothèse que voici : dans la lettre est codée la suite de touches sur lesquelles il faut appuyer pour ouvrir la cachette. Il est probable que Lupin ne connaît pas le solfège (comme moi d’ailleurs), raison pour laquelle il a désigné les touches par leur numéro et leur couleur. Les blanches par « b », les noires par « n ». Eh bien, nous vérifions ?
Il ouvrit son bloc-notes, où il avait noté le code. Il ne restait plus qu’une minute avant minuit.
— Attendez, l’arrêta Holmes. Et quelle est la mélodie, vous avez deviné ?
— Allez au diable, Holmes ! criai-je à plein gosier. Ce qu’il faut, c’est débrancher le mécanisme ! Donnez-moi ça !
J’arrachai la feuille du bloc-notes de Fandorine et commençai à taper sur le clavier.
— Elle est sans doute plus ou moins liée à « Méphistophélès », suggéra le Russe d’un air pensif. En quelle année a été composé Faust ?
— Excellent, collègue ! La première de Faust a eu lieu en 1859, peu avant la mort accidentelle de des Essars père. Ce fut le spectacle le plus couru de la saison lyrique. La partition s’est même mieux vendue que les romans populaires.
Jadis, il y a bien longtemps, j’ai un peu étudié la musique, mais ces deux maudits mélomanes me firent tromper et je dus reprendre au début.
« 24 blanc, 25 blanc, 18 noir, 24 blanc, 25 blanc, 23 blanc, 24 blanc. »
La vingt-quatrième touche blanche, c’était un do dans la tonalité de do mineur, ensuite ré, mi bémol, do, ré, si, do.
La Breguet de Fandorine cliqueta dans sa poche, annonçant qu’elle s’apprêtait à sonner minuit. Accompagnant le son tremblé de l’orgue, Holmes chanta en français :
— « Le veau d’or est toujours debout… » Acte II, scène 3, premier couplet de la ronde du veau d’or de Méphisto. Mes compliments, mister Fandorine !
Derrière l’orgue, le panneau de chêne que j’avais tâté et sondé avec attention pendant la visite et dans lequel je n’avais rien remarqué de suspect glissa de côté, au sixième coup de minuit très précisément.
S’ouvrit alors une grande niche sombre, ou si l’on préfère un petit cagibi. Fandorine l’éclaira avec sa lampe.
A en juger par la marque sur le sol poussiéreux, peu de temps auparavant se trouvait là un objet de forme rectangulaire, mais à présent la cachette était vide.
Si l’on exceptait une feuille de papier soigneusement pliée.
J’aime quand tombe la neige. Sans doute, après toutes ces années passées en Russie, suis-je devenu à moitié russe. Pourtant, voici une chose bien étrange : j’ai vécu presque aussi longtemps en Amérique, et je ne me sens pas du tout américain. Mais est-ce si étonnant que cela ? Mon maître dit souvent que nous sommes aujourd’hui dans une longue errance, mais qu’un jour, c’est certain, nous reviendrons chez nous, et pour toujours.
Je me tenais adossé au mur de la tour, sur mon visage tombaient de gros flocons de neige. Ils me chatouillaient les joues, et cela me faisait sourire.
J’ai même composé un haïku :
A l’étrange ciel
Un sourire que je connais.
Neige à l’étranger.
La comparaison entre le ciel et le visage n’est pas mauvaise mais « étrange » et « étranger » à proximité l’un de l’autre n’est pas du meilleur effet. Plus tard, il me faudra trouver pour l’un des deux mots un synonyme ayant le même nombre de pieds.
Je trouvais agréable de rester sous la neige, seulement j’avais un peu froid.
Pour éviter d’être complètement gelé, de temps en temps je taquinais le brigand pris au piège. Me détachant de la paroi ronde de la tour, je demandais :
— N’en avez-vous pas assez de vous démener ainsi par terre, honorable docteur ?
A chaque fois, il grognait et tirait sur moi au revolver. J’esquivais, et cela me réchauffait pour une minute ou deux.
Après le premier coup de feu, au-dessus de l’endroit où j’avais composé mon haïku, une fenêtre s’était ouverte et la mignonne tête de Mme Desu s’était penchée.
« Tout va bien ? avait-elle crié en écartant le pot de fleurs.
— Ne vous en faites pas, miss. Fermez la fenêtre, sinon vous allez prendre froid.
— Non ! Je veux être avec vous !
— Dans ce cas, enveloppez-vous dans le plaid et surtout ne vous penchez pas à l’autre fenêtre, sinon, dans sa fureur, ce méchant homme pourrait tirer sur vous. »
Maintenant, j’étais encore mieux.
Tantôt j’offrais mon visage aux flocons de neige, tantôt j’asticotais le prisonnier, tantôt je cherchais un synonyme pour mon haïku et, enfin, la demoiselle me parlait de temps à autre, et je lui répondais.
Il s’est passé une chose amusante la troisième fois que le brigand a tiré sur moi. Son guidon s’est pris dans le filet et la balle n’est pas du tout partie dans la direction voulue.
Il a lancé une bordée de jurons. Pour autant que j’ai compris, la balle lui avait arraché un bout de doigt. Bien fait pour lui.
J’ai beaucoup ri.
Concernant la bombe, je ne m’inquiétais pas du tout. Mon maître m’avait dit qu’il « pensait » avoir résolu l’énigme, ce qui voulait dire que tout irait bien. Fandorine-dono promet toujours moins qu’il ne fait.
Mais ce qui m’est arrivé ensuite, je l’ignore.
Je venais de reprendre ma place et répertoriais dans ma tête les différents synonymes du mot « étrange » – inconnu, curieux, insolite, inquiétant – quand, soudain, tout s’interrompit.
Ni neige ni froid, seulement le noir.
XVI
Ô nobles maîtres de l’investigation !
Finalement, je ne vous ai pas fait venir pour rien. Vous ne m’avez pas déçu. Depuis la Noël, où des Essars est parti à Nice, je me creusais le cerveau pour découvrir le secret de la cachette familiale renfermant le fameux coffre des Caraïbes. Mon cher Bosco, qui s’était fait embaucher au château comme régisseur, avait découvert un code dans un bloc-notes de son patron, mais celui-ci s’est révélé au-dessus de mes forces. Tout ça parce qu’on ne m’a pas appris la musique quand j’étais petit. Quel dommage !
Je remercie gospodine1 Fandorine de m’avoir soufflé la réponse. Vous vous êtes plaint de ne pas avoir étudié la musique (comme moi, comme moi !), et cela m’a suffi. Eh oui, bien sûr, Méphistophélès ! « Le veau d’or est toujours debout… » C’était au son de cette mélodie que devait s’ouvrir la cachette contenant le coffre du corsaire. On doit reconnaître que feu « papa » ne manquait pas d’esprit.
Quand j’ai entendu parler de musique et de Méphistophélès, ça m’a tout de suite frappé. J’ai aussitôt donné le signal au « professeur » : il était temps de passer à la phase finale de l’opération. J’avoue avoir omis, durant la visite, de vous montrer la petite pièce du sous-sol où convergent les tuyaux d’écoute de toute la maison et où j’ai installé le téléphone.
Adorable Suzette ! Ce n’est pas sans raison qu’elle est considérée comme l’actrice ayant le plus de talent, mais aussi la meilleure voix de toute la scène de l’opérette. Elle a crié si fort que je l’ai entendue depuis la cave. Je connais ma petite et je sais qu’elle va vous raconter des boniments pendant une demi-heure au bas mot, ce qui me laisse tout le temps d’achever tranquillement cette lettre.
Ah, autre chose. Je vous laisse le sac d’argent. Les billets qu’il contient sont faux, à l’exception des quatre liasses du dessus. Je vous avais promis à chacun vingt mille francs, et Lupin tient toujours parole.
Bonne année, messieurs !
Avec toute ma reconnaissance et mon admiration.
Votre dévoué,
Michel-Marie-Christophe
des Essars du Vau-Garni
P.S. Avant de disparaître, je vais sur-le-champ informer par téléphone la police que des cambrioleurs se sont introduits dans le château. Aussi bien vous déconseillerai-je de vous attarder ici.
J’avais lu la lettre à voix haute. J’étais tellement sidéré par son contenu que ma lecture était totalement mécanique ; je me contentais d’articuler avec ma bouche ce que voyaient mes yeux. Ayant terminé, je la relus depuis le début, cette fois pour moi-même, afin d’en saisir tout le sens.
Dans le caveau exigu où (avec notre aide !) avait été volé le trésor de la famille des Essars, régnait un silence pesant.
Malédiction ! prononçai-je entre mes dents. Il nous a tout de même roulés. Le propriétaire du château, le vrai des Essars, ne connaissant pas les notes et se méfiant de sa mémoire, a inscrit dans un bloc-notes la suite de touches sur lesquelles appuyer. Et nous, nous avons aidé Lupin à déchiffrer le code !
Sur le visage de Holmes se figea un étrange sourire, qui me parut ressembler à une grimace nerveuse.
— Que pensez-vous maintenant d’Arsène Lupin, sir ? demanda-t-il à Fandorine.
Dépourvu du flegme britannique, le détective russe frappa du poing sur le mur, si fort que des fragments de pierre volèrent.
— La réponse est claire, dit Holmes en hochant la tête d’un air entendu. Et si l’on formule cela avec des mots ?
Fandorine se ressaisit.
— Hum. (Il s’éclaircit la voix.) Je v-vais essayer. Nous nous sommes tous les deux trompés dans nos hypothèses. Et d’un. J’ai faussement exclu le père et la fille de la liste des suspects, et vous avez à tort considéré que des Essars et Bosco étaient une seule et même personne. Le fait que nous ne les ayons jamais vus ensemble s’explique très simplement : un des deux devait en permanence rester dans la cave pour écouter ce dont nous discutions… Deux : Lupin n’est pas l’abominable scélérat que j’imaginais. Il est très ingénieux et plein d’audace. Mais, comme on dit, il n’est si bon cheval qui ne bronche. Et de trois. Lupin n’a pas prévu deux choses : que Bosco se montrerait cupide et voudrait s’approprier les quarante mille francs contenus dans le sac, et que les chasseurs sibériens m’ont appris à poser des pièges. Certes, le meneur s’est enfui avec le butin, mais ses acolytes sont entre nos mains…
Brusquement, le Russe changea de visage.
— Malheur ! La demoiselle… Massa !
Il s’élança avec une telle brusquerie qu’il manqua me renverser.
… Mais assez spéculé sur le Vide et le Noir, où s’enfonce l’âme quand elle est séparée de la raison. Ce thème est trop complexe et trop peu étudié pour exprimer sur ce point une opinion bien arrêtée. En outre, je me rappelai le précepte donné par senseï : dans le dénouement d’une histoire, toute digression est à exclure.
Lorsque mon âme se réunit de nouveau avec ma raison, je découvris que je gisais sur les dalles de pierre au pied de la tour. Mes cheveux étaient couverts de terre, de mon oreille pendait une tige de fleur et tout autour étaient dispersés des tessons d’argile. Ma tête était humide de sang, et sur mon crâne s’était formée une assez grosse bosse.
Bien que mes pensées ne fussent pas encore tout à fait rentrées dans l’ordre et que ma tête me fît très mal, j’arrivai à reconstituer ce qui s’était passé.
Mme Desu avait malencontreusement heurté le pot de fleurs. Celui-ci était tombé sur moi et j’avais perdu connaissance. A en juger par la faible quantité de neige accumulée sur mes vêtements, je n’étais pas resté par terre plus de dix minutes.
En premier lieu, je vérifiai où en était le prisonnier.
Hélas, il avait disparu ! Sur la neige ne restaient que des morceaux de filet, tandis que des empreintes de pas – les unes féminines, les autres masculines – contournaient la maison.
Saisi d’horreur, je courus dans la direction des traces.
Oh, malheur ! Le second brigand n’était plus là non plus. D’après les traces, on l’avait traîné dans la neige en direction du ravin.
Je m’élançai comme une trombe à leur poursuite.