— Comment savez-vous qu’il est allé à Bogomilovo ?

— Les vieilles femmes n’iront pas s’enterrer vives, pas assez bêtes pour ça ! Et d’un, expliqua brièvement Eraste Pétrovitch en aidant le policier à atteler le cheval. Avec les cochers, la propagande du suicide risque d’échouer aussi. Et de deux. Quant aux scribes, c’est exactement ce qu’il faut. Ils restent au même endroit, plongés dans de vieux bouquins. Et il ne faut pas oublier le mot d’adieu. « Jamais nous ne pourrons obéir à vos nouvelles lois, et nous désirons mourir pour le Christ. » Tu te rappelles ? Et de trois. On va à Bogomilovo ! Hâtons-nous !

Mais ils ne réussirent pas à partir tout de suite. Le cheval d’Odintsov, qui, la veille, avait été le premier du convoi, s’était égratigné les jambes. Il ne pouvait certainement pas traîner trois passagers.

Ils réveillèrent Kryjov. Au début, Léon Sokratovitch ne voulait pas entendre parler d’un voyage à Bogomilovo. Il affirmait qu’il y aurait une tempête de neige cette nuit et qu’ils n’arriveraient pas à destination. Evpatiev, qui, tout comme son cocher, dormait sous le même toit, s’éveilla. Il déclara qu’il viendrait aussi et qu’il faudrait réveiller le statisticien : Kokhanovski serait désolé de n’être pas des leurs. Par ailleurs, on ne pouvait pas abandonner le psychiatre à Barbouillevo, il se vexerait.

Il fallut faire le tour des maisons et poser la question à chacun. Kryjov tenait à ce que l’on attende le matin, Evpatiev assurait qu’il ne fallait pas craindre la tempête et qu’ils pourraient toujours se cacher dans la forêt.

Ils perdirent une bonne heure en pourparlers, mais à la fin tout le monde se mit en chemin, même le prêtre.

Ils n’avaient pas l’intention de réveiller Cyrielle et Cabochka, mais les fenêtres dans la maison de l’ancien étaient éclairées, on n’y dormait pas, et Nikiphore Andronovitch frappa à la porte.

— A Bogomilovo ? Sûr que j’irai, répondit Cyrielle. Je n’y ai jamais été, et il paraît que c’est un bon village, bien pieux. Cabochka, prends notre baluchon !

Alors, Kryjov n’y tint plus.

— Allez tous au diable ! S’il faut qu’on meure, autant mourir ensemble !

Ils ne moururent pas, mais n’arrivèrent pas au terme de leur voyage non plus : Léon Sokratovitch avait eu raison.

A mi-chemin à peu près, peu avant l’aube, une véritable avalanche de neige s’abattit sur la rivière. Tout avait disparu : le ciel, la forêt, la rive. C’est à peine si Fandorine pouvait voir la croupe du cheval : il soufflait une bourrasque de tous les diables. A la place d’Odintsov, qui dormait sous sa pelisse, une énorme congère s’était formée en un instant.

Ils ne voyaient plus le chemin : il fallut s’arrêter.

Recouvrant le bruit du vent, la voix de Kryjov retentit, venant de nulle part :

— A gauche ! Prenez à gauche ! Tous !

En effet, sous la falaise, le vent soufflait moins fort. Les traîneaux émergèrent du tourbillon de neige l’un après l’autre et se placèrent en arc de cercle.

— Alors, qu’avez-vous obtenu ? cria Léon Sokratovitch, furieux. Laurent, lui, a sans doute réussi à passer par la forêt et nous, on est bloqués. Nous sommes à une bonne vingtaine de kilomètres de Barbouillevo, et il y en a à peu près autant jusqu’à Bogomilovo.

— Sommes-nous en danger ? demanda le docteur Chechouline en secouant la neige de sa barbe. J’ai lu qu’une tempête de neige pouvait durer deux, voire trois jours…

Evpatiev renifla, aspira l’air.

— Celle-ci ne sera pas très longue. Il y en a pour cinq ou six heures. Nous allons attendre. On peut faire du feu là-bas, sous le rocher, il n’y a pas de vent. Ou encore, on peut se réchauffer à tour de rôle dans mon traîneau à moi.

Ils réussirent à s’organiser.

Une demi-heure plus tard, un grand feu brillait dans un enfoncement de la falaise. Les hommes emmitouflés s’étaient installés tout autour sur des branches de sapin. Cyrielle et la gamine étaient restées au chaud dans le traîneau d’Evpatiev, près du poêle.

Tant que le convoi avançait, Fandorine était concentré et tendu, il ne pensait qu’à gagner du temps. Mais à présent qu’ils étaient immobilisés, il ordonna à son cerveau, à son corps et à son esprit de se détendre. Un sage chinois avait dit quelque deux mille ans auparavant : « Lorsqu’un homme noble a fait tout ce qui était en son pouvoir, il se confie au destin. » Eraste Pétrovitch se coucha sur le dos, se recouvrit d’une peau d’ours et s’endormit tranquillement.

Il se réveilla au petit matin. A cause d’un cri. C’était une femme qui criait.

La tempête venait de se calmer : une légère poussière blanche survolait le méandre, mais le monde du bon Dieu était apaisé et serein. A l’exception de cette voix pleurnicharde, geignarde.

— Vous êtes donc là ! Et moi, je ne vous avais pas vus ! J’étais passée à côté ! Aïe, aïe ! Vous nous avez abandonnés ! Au secours ! Aïe, aïe !

Toute blanche comme la Fille des neiges sur la glace enneigée, Manepha, la beauté de Barbouillevo, se tenait sur ses skis, la bouche grande ouverte dans un sanglot ou un appel au secours : mal réveillé, Eraste Pétrovitch ne comprit pas tout de suite ce qu’il en était.

Ses voisins se levaient l’un après l’autre. Cabochka sortit sa tête du traîneau d’Evpatiev.

— Qu’est-ce que tu as à gueuler ? demanda Kryjov. Serait-il arrivé un malheur ?

Fandorine, lui, connaissait déjà la réponse. Il demanda seulement :

— Qui ?

— L’ancien, répondit la jeune fille en pleurant et elle s’accroupit, tendit ses mains toutes rouges vers les charbons encore chauds. Avec sa femme et sa fille… Xénia la bossue peignait si joliment les bêtes…

Le père Vincent se mit à se lamenter :

— Le Seigneur les a privés de raison ! A cause de leur hérésie ! Ne leur ai-je pas dit hier : « Repentez-vous ! Ouvrez vos yeux ! » Mais ils s’étaient bouché les oreilles avec de la cire, et voilà le châtiment !

Les questions pleuvaient :

— Quand a-t-il eu le temps de le faire ?

— On les a déterrés ?

— Et toi, comment tu as fait pour venir jusqu’ici ?

Manepha, le visage baigné de larmes, répondit à tout le monde :

— Dès que vous êtes partis, il a fait le tour des isbas, pour dire adieu aux uns et aux autres. « Ne m’en tenez pas rigueur si j’ai offensé l’un d’entre vous. Nous allons nous sauver et nous intercéderons auprès de Dieu pour toute la communauté. Et vous, restez, mais vous n’en avez plus pour très longtemps non plus. L’heure est proche, alors à quoi bon attendre ? » On a essayé de le convaincre, mais leur décision était ferme. Ils sont descendus dans la cave à choux, ont allumé quarante chandelles et ont colmaté la porte de l’intérieur. Nos gars les ont appelés, mais n’ont pas réussi à leur tirer un traître mot, on les entendait juste chanter des cantiques…

— Pourquoi ne les avez-vous pas retenus de force ? gémit Kokhanovski. Il est clair que c’est de la folie !

— Pourquoi n’avoir pas envoyé quelqu’un me chercher ? demanda Odintsov, l’air menaçant. C’est un crime contre la loi !

— L’assemblée s’est réunie, expliqua Manepha. Les vieux ont décidé de respecter leur volonté : c’est un péché que de s’interposer entre les hommes et Dieu. Et moi, j’ai chaussé mes skis et je suis partie vous chercher en cachette. Seulement la tempête m’a égarée, je ne vous ai pas vus. A présent je m’en retourne…

— T’as pas froid aux yeux, la fille ! dit Kryjov en hochant la tête. Tu n’as eu peur ni des villageois ni de la tempête.

Eraste Pétrovitch avait sa petite idée sur les raisons de cet héroïsme, confirmée par les regards que la jeune fille jetait au Japonais. Lui restait impassible car un homme, un vrai, ne montre pas ses sentiments. Il redressa juste la tête d’un air fier.

Nikiphore Andronovitch s’écria avec douleur :

— « Les vieux ont décidé ! » Nous perdons notre temps, messieurs… Il faut essayer de sortir ces sauvages de leur trou tant qu’ils n’ont pas étouffé. Dis-moi, petite, il y a combien de kilomètres jusqu’à Barbouillevo en passant par la forêt à skis ?

Manepha ne l’avait pas entendu. Elle s’était approchée du Japonais et lui disait quelque chose, toute rosissante.

Ce fut Odintsov qui répondit : il connaissait bien la région.

— Une petite douzaine de kilomètres. Il vient de neiger, il faut donc compter au moins trois heures. Mieux vaut rouler en traîneaux sur la rivière.

— Attelle ! On fait demi-tour ! cria Evpatiev au cocher. Nous retournons à Barbouillevo ! Et toi, l’agent, tu viens avec moi. On aura besoin de toi.

Il fallut troubler le tête-à-tête touchant des amoureux.

— A quelle heure l’ancien s’est-il enfermé dans sa cave ? demanda Eraste Pétrovitch en effleurant le coude de la jeune fille.

— Hein ?

Elle tourna vers lui un regard embrumé, heureux, et répondit :

— Le premier coq n’avait pas encore chanté.

Donc, à deux heures du matin au plus tard, calcula Fandorine.

— Et la cave, est-elle grande ?

— Toute petite. Juste de quoi mettre deux tonneaux à choux.

Pour montrer les dimensions de la cave, elle écarta les bras et se baissa légèrement.

Eraste Pétrovitch, avec une douloureuse grimace, appela Evpatiev et Odintsov, qui étaient déjà montés dans le traîneau.

— Vous perdez votre temps ! Si les moujiks n’ont pas changé d’avis, s’ils n’ont pas défoncé la porte, c’est trop tard. Il n’y a pas plus de deux mètres cubes et demi d’air. Si les fentes sont colmatées et qu’il y brûle quarante chandelles, trois personnes adultes ne peuvent pas tenir plus d’une heure et demie. Or, ça fait plus de sept heures… Manepha, l’ancien n’a-t-il pas laissé un mot ?

— Si, pour les autorités. Il disait qu’il n’était pas d’accord pour renier le Christ. Et il a emporté un livre avec lui dans la cave, un missel je crois.

— C’est la même chose, dit Fandorine en s’adressant au policier. Pareil qu’à Denissievo et à Paradis.

— Laurent le fol en Christ avait-il mangé chez lui ? demanda Odintsov à la jeune fille d’un air menaçant.

— Chez l’ancien ? Evidemment !

Chechouline fit claquer ses doigts.

— La pathologie est claire. Notre patient a réussi à lui faire un lavage de cerveau. C’est pour ça que le vieux était si calme et si abattu. Les autres riaient et s’amusaient, et lui, il faisait une mine d’enterrement. Eh bien, je suis impatient de revoir notre très honoré Laurent. Je m’intéresse beaucoup aux mécanismes de la suggestion obsessionnelle. J’ai lu dans une revue de psychiatrie allemande…

Fandorine n’écouta pas son discours savant jusqu’au bout. Il s’approcha de Cyrielle. En pensant retourner à Barbouillevo, Nikiphore Andronovitch avait fait descendre la conteuse et sa guide. A présent, toutes les deux priaient à genoux : sans doute pour le salut des trépassés.

— Pardonnez-moi de vous déranger, dit doucement Eraste Pétrovitch en s’accroupissant à côté d’elles. Vous avez passé une partie de la nuit dans leur maison. Que faisaient-ils ? Pourquoi la lumière était-elle allumée chez eux ?

— Dès que les gens sont partis, ils se sont mis debout devant l’icône tous les trois et ont commencé à prier, raconta Cyrielle d’une voix triste, mais calme. Une heure est passée, deux, trois, ils priaient toujours. Je ne voulais pas les déranger et j’ai dit à Cabochka de se faire toute petite. Une seule fois je me suis approchée d’eux et je me suis inclinée. « C’est une joie que de voir une telle piété, leur ai-je dit. Me permettriez-vous de prier avec vous ? » Et le maître de répondre : « Regarde où tu es toi et où nous sommes nous. Passe ton chemin. » Et moi, pécheresse que je suis, j’ai pensé que l’ancien du village ne daignait pas s’agenouiller à côté d’une mendiante. Alors qu’il voulait dire tout à fait autre chose : eux, ils étaient déjà passés de l’autre côté, ils s’initiaient au grand mystère…

Cyrielle se signa.

— Je me suis bandé les yeux pour mieux voir avec les yeux du cśur, se plaignit-elle, et voilà que je suis toujours aussi aveugle : je ne m’étais rendu compte de rien.

Et si tu t’en étais rendu compte, cela n’aurait rien changé, pensa Fandorine en se rappelant que l’assemblée de Barbouillevo avait décidé de ne pas se mêler des relations entre les suicidés et Dieu. De drôles de gens que les habitants de ces forêts !

Il pensait aux lettres que les suicidés avaient laissées à l’intention des autorités. Il avait gardé les deux premières sur lui : elles étaient identiques, mot pour mot, et tracées de la même main. D’après Manepha, l’ancien du village en avait remis une aux villageois avant de s’enterrer.

Etait-ce l’śuvre des scribes de Bogomilovo ? Qui de nos jours était capable de calligraphier ainsi les lettres anciennes, l’alphabet d’avant Pierre le Grand ?

— Il est plus de neuf heures, dit Eraste Pétrovitch, soucieux, en s’approchant d’Evpatiev et d’Odintsov. Laurent nous a devancés de beaucoup. Hâtons-nous.

Nikiphore Andronovitch se tourna vers les autres et cria d’une voix tonitruante :

— A Bogomilovo !

A propos de membres secrets

— C’est ça, le village de Bogomilovo ? demanda Fandorine en regardant un misérable tas de constructions en haut d’une colline : quatre petites isbas, une grande et une église en rondins.

— Il y a deux Bogomilovo, expliqua Julien. Ici, c’est le bourg. Parce que le bourg se trouve là où il y a l’église. Les anciens vivent ici, ils sont quatre. L’autre Bogomilovo est situé à un kilomètre et demi, derrière la forêt de sapins. Il est plus grand et il n’y a pas d’église, c’est pourquoi on l’appelle « village ».

Il raconta que les scribes avaient organisé leur existence d’une drôle de manière.

Recopier les livres anciens était un travail non seulement fastidieux, mais aussi sacré. On ne le confiait qu’au doyen de la famille, « celui qui n’était plus en âge de pécher », expliqua Odintsov avec un rictus.

A Bogomilovo, il n’y avait que quatre familles, chacune avait son grand-père. Les grands-pères ne s’abîmaient pas les mains en travaillant, mais ils écrivaient des « listes » du matin au soir. Leurs fils, gendres et petits-fils « tissaient » du papier et reliaient les livres. Les femmes et les jeunes filles broyaient de l’encre, et les plus habiles d’entre elles traçaient des motifs floraux et des dattiers dans les marges à l’or et au vermillon.

On apportait la nourriture aux vieillards, on prenait soin d’eux, on lavait leur linge.

— Il n’y a d-donc que quatre personnes ici ? Pourquoi ne sommes-nous pas allés à l’autre village, celui où il y a toute la population ?

— Ce sont les anciens qui prennent les décisions. Tout dépend de leur parole.

Les traîneaux montèrent la colline les uns après les autres. Personne n’était sorti, personne n’était venu à leur rencontre. Eraste Pétrovitch se redressa, inquiet, mais le policier le rassura :

— Tu vois la fumée ? Ils sont là à écrire.

Quatre isbas ! Les plus petites arboraient de minuscules fenêtres, comme partout dans le Nord, conçues de façon à garder la chaleur. Mais, au milieu, il y avait une construction avec de grandes fenêtres, étonnante pour cette contrée : c’était la seule maison dont la cheminée crachait un petit filet de fumée blanche.

Le policier tira sur les rênes, s’arrêtant devant le perron.

— C’est la salle des manuscrits. Ils sont tous là.

Evpatiev monta les marches, faisant aux autres signe d’attendre.

Peu de temps après, il ressortit.

— Il faut de la patience. Les vieux n’interrompront pas leur travail avant la tombée de la nuit. Et ils ne nous recevront pas. Je leur ai juste posé la question à propos de Laurent. Il est passé ce matin. Il s’est reposé et il a continué son chemin vers la source de la rivière. Les grands-pères écrivent tranquillement : on peut en conclure qu’il ne s’est rien passé de grave. Attendons la nuit.

La courte journée d’hiver touchait à sa fin : l’attente n’allait pas être longue.

Tout le monde monta dans le vestibule pour se réchauffer. Seul Massa resta dans le traîneau, renfrogné et indifférent à tout. Tant que Manepha se trouvait près de lui, il simulait l’impassibilité virile, mais à présent qu’elle était partie, il avait le moral à zéro. Sur le chemin, il n’avait pas dit un mot, n’avait pas sucé de caramels, avait refusé de manger. Ses lèvres remuaient sans cesse. Fandorine comprit qu’il composait des poèmes : tanka ou haïku. Eprouver du chagrin quand on est séparé de sa bien-aimée, c’était admissible et même louable.

D’ailleurs, Eraste Pétrovitch n’avait pas besoin d’interlocuteur à cet instant. Il regardait la forêt lointaine au-dessus de laquelle le ciel se colorait de rouge et essayait d’imaginer la vie dans ce village reculé, loin des hommes, sur une rivière, les journées passées à recopier des livres dont très peu de gens avaient besoin, avec des lettres que presque personne ne pouvait comprendre. Après tout, pour un vieillard, ce n’était pas si mal. Il aurait bien accepté de finir ses jours retiré du monde dans un lieu désert et magnifique, recopiant au pinceau, d’une écriture calligraphique, les sentences des anciens. Entouré d’honneurs par-dessus le marché, nourri, blanchi, chouchouté… N’était-ce pas un véritable paradis ?

A cet instant, Léon Sokratovitch Kryjov et Anatole Ivanovitch Chechouline sortirent sur le perron pour fumer, coupant court à cette rêverie lénifiante. Ils avaient commencé leur conversation dans le vestibule, et le début avait échappé à Fandorine.

— Cela remuera le Nord tout entier ! affirmait l’ancien relégué avec enthousiasme. Des gens enterrés vifs, ça impressionne ! Et ils en rajouteront, les paysans, ils sont doués pour ça. Ça fera un sacré scandale !

— Et, croyez-moi, ce n’est pas fini ! ajouta le psychiatre. Ça fait déjà onze morts, et ce Savonarole schismatique court toujours ! Nul ne sait si on arrivera à l’attraper. Croyez-moi, il tuera encore beaucoup de gens fragiles. Ah, quel matériau extraordinaire ! En rentrant, je donnerai une conférence où je parlerai de tout ça. Vous verrez, ce sera un événement !

Le corbeau dit au corbeau :

Nous nous repaîtrons, mon beau…

Eraste Pétrovitch ne put s’empêcher de penser à ce poème de Pouchkine. Il fit une grimace et voulut s’écarter du charognard, mais à cet instant, Evpatiev parut sur le pas de la porte.

— Assez tergiversé ! C’est l’heure !

Quatre vieillards à la barbe blanche étaient assis à une longue table sur laquelle s’entassaient des piles identiques de papier jaune. Des plumes d’oie trempaient dans des encriers en cuivre vert-de-gris. Les visages des copistes étaient ridés et austères. La tête du plus vieux tremblotait sur son cou fin : il avait l’air de nier ou de refuser quelque chose tout le temps.

Ces grands-pères ressemblaient à des juges ou à une commission d’examen, et nos voyageurs se sentirent mal à l’aise. Ils s’assirent timidement sur les bancs contre le mur à une distance respectueuse de cet aréopage. Cabochka, quant à elle, n’osa pas se montrer chez les austères vieillards, elle courut au village à travers la forêt, sans doute pour gagner sa croûte en racontant des histoires aux gamins.

Avant que les membres de l’expédition franchissent le seuil, Evpatiev les avait prévenus :

« Ils doivent parler les premiers. C’est la règle. »

Mais les anciens n’étaient pas pressés de prendre la parole. Un silence pesant s’installa.

Les copistes regardaient les intrus : leur regard glissait lentement de l’un à l’autre. En voyant Cyrielle, tous les quatre se renfrognèrent : apparemment, une femme, même en habit monastique, n’avait rien à faire dans ce sanctuaire.

Le soleil s’était couché, il commençait à faire sombre dans la pièce. Le cocher d’Evpatiev apporta des chandelles qu’il était allé chercher dans le traîneau. Il les plaça sur la table, les alluma. Les vieillards suivaient ses gestes d’un air désapprobateur.

— Les chandelles servent pour la prière, marmotta le vieillard tremblotant. Un copeau aurait suffi.

Puis ce fut de nouveau le silence. Enfin, l’examen préalable fut terminé.

— Parlez à présent, dit enfin le même vieillard, manifestement le chef. Qui êtes-vous, pourquoi êtes-vous venus ? Toi, Nikiphore, nous te connaissons pour t’avoir déjà vu et les autres, tes compagnons, qui sont-ils ?

Il mit la main en coquille derrière l’oreille : apparemment, il était sourd.

Le policier se leva le premier en tant que représentant officiel des autorités. Respectueux mais strict, il parla des suicides, demanda si le « criminel » qui se présentait comme le bienheureux Laurent se trouvait dans les parages et s’il n’avait pas appelé à suivre le terrible exemple.

Les copistes se regardèrent.

— C’est toi, le criminel. Tu te rases la barbe, et il y a le sceau de l’Antéchrist sur tes boutons, maugréa le doyen. Laurent, lui, il vit dans la grâce du Seigneur. Il était là ce matin. Il nous a parlé des enterrements volontaires. (Les quatre vieillards se signèrent comme un seul homme.) Il pleurait les défunts, mais aussi, il les blâmait. Il a passé le message aux nôtres : protégez les gens de pareils excès et n’écoutez pas les messagers séducteurs, ces sieurs du malheur, si d’aventure ils passaient par là.

— Je comprends, déclara Odintsov avec un sourire.

Il s’assit en jetant un regard entendu à Fandorine. Son coup d’śil signifiait : Espèces de souches pourries ! Tous des menteurs. Ils sont de mèche avec Laurent.

— Et qui sont ces sieuls du malheul ? demanda Massa, intrigué.

— Ceux qui séduisent. Nous, sans doute.

Après le policier, ce fut Aloïs Stépanovitch qui entreprit de séduire les scribes. Il décrivit avec force éloquence le bonheur que le recensement apporterait à la Russie, montra le cartable qu’il avait sur lui et, se croyant sans doute fin diplomate, renia résolument l’Antéchrist : l’Assemblée rurale, dit-il, tenait le Malin pour l’ennemi du genre humain et était prête à le combattre sans merci.

Son discours terminé, le statisticien se retourna fièrement vers ses camarades : son pince-nez brillait dans la lumière des chandelles.

Le verdict des anciens fut sans appel. Après avoir échangé quelques mots avec les autres dans un souffle, l’édenté déclara :

— Nous nous opposons à votre entreprise diabolique. Pas besoin de nous inscrire sur vos listes. Nous savons écrire nous-mêmes.

Kokhanovski se leva d’un bond, commença à protester : en vain.

Nikiphore Andronovitch Evpatiev écoutait en silence, de plus en plus maussade.

— P-permettez-moi, Aloïs Stépanovitch, dit Fandorine en se levant.

Il toucha l’épaule du statisticien, qui était en train de gesticuler.

— Oui, oui, Eraste Pétrovitch ! Dites-leur ! S’ils ne font pas confiance à mes formulaires, ils n’ont qu’à les préparer eux-mêmes. Je les modifierai ensuite !

— Ce n’est pas du recensement que je veux parler.

Fandorine s’approcha de la table, sortit deux feuilles pratiquement identiques : la première provenait de la « mine » de Denissievo, la deuxième de celle de Paradis.

— Veuillez jeter un coup d’śil à ces écrits. Que dites-vous à propos du papier et de l’encre ? Et surtout, c’est l’écriture qui m’intéresse. Comme vous pouvez voir, c’est la même.

Bien que les deux feuilles fussent identiques, les copistes les lurent attentivement. Apparemment, ici on tenait les lunettes pour une ruse du démon, or les vieillards s’étaient abîmé les yeux en recopiant les manuscrits. Le nez sur la feuille, ils mirent une bonne demi-heure à prendre connaissance de la preuve matérielle.

Eraste Pétrovitch attendit patiemment. Il aurait bien aimé voir l’écriture des copistes eux-mêmes. Chacun avait devant lui une pile de feuilles recopiées durant la journée mais, en voyant Fandorine approcher, les quatre vieillards, d’un même geste, avaient retourné le manuscrit afin que le regard d’un étranger ne puisse se poser sur les écritures saintes.

Enfin, ils eurent fini d’étudier le papier. Le doyen répondit pour tous :

— Du papier ordinaire. De l’encre ordinaire. Nous ne savons pas qui l’a écrit. L’écriture est banale, sans ornement.

Les autres opinèrent du chef.

Fandorine n’apprécia pas du tout cette unanimité.

— M-merci.

Il prit les feuilles et se rassit sur le banc.

La visite à Bogomilovo s’annonçait comme un échec sur tous les fronts. Les voyageurs se levèrent, se regardèrent d’un air indécis.

Que faire maintenant ? Continuer ? Mais de quel côté aller ? Et puis les chevaux avaient besoin de repos. Mais il ne fallait pas compter sur l’hospitalité de ces Mathusalem.

— Laissez-moi essayer de les raisonner. Avec l’aide de Dieu, j’y arriverai peut-être, dit le père Vincent au malheureux Aloïs Stépanovitch.

Il contourna la table en faisant froufrouter sa soutane. Puis il se pencha vers le doyen et lui susurra quelque chose à l’oreille. Les trois autres se rapprochèrent.

La tête du doyen se mit à trembler encore plus. Une grimace de dégoût déforma son visage, mais il écouta attentivement. A plusieurs reprises, il fit répéter le prêtre en disant « Hein ? ».

Le pope haussait alors légèrement la voix. L’oreille fine de Fandorine perçut quelques mots prononcés un peu plus fort que les autres.

Tout d’abord, le père Vincent dit : « Une consigne de l’archiprêtre ». Ensuite : « De maison en maison avec une icône ». Et enfin : « Etes-vous d’accord, oui ou non ? »

Après avoir écouté le prêtre, les anciens chuchotèrent entre eux. Le plus âgé écrivit quelque chose sur un bout de papier et le montra au curé, qui leva les yeux au ciel d’un air indigné.

Les copistes reprirent alors leurs messes basses.

Eraste Pétrovitch avait une vue excellente. En faisant un pas en avant et en plissant les yeux, il vit des lettres tracées sur le papier ainsi qu’une espèce de crochet au-dessus : il crut se rappeler que ce genre de signes désignaient des chiffres dans l’alphabet slavon.

Son attention fut soudain attirée par le diacre. Barnabé, lui aussi, avait les yeux rivés sur son supérieur mais, à la différence des autres, qui suivaient ces étranges pourparlers avec curiosité, il avait l’air gêné et malheureux : tout rouge, les yeux baissés, une tête de trois pieds de long.

Fandorine le tira par la manche et, le prenant à part, demanda discrètement :

— Qu’est-ce que c’est que ce commerce ?

— Vous ne croyez pas si bien dire, répondit Barnabé avec un soupir. Le père Vincent est trop âpre au gain. C’est honteux. Au début, quand il m’a proposé de l’accompagner, j’étais tout content. C’était un si grand honneur pour moi ! Mais après, j’ai compris qu’il m’avait choisi parce qu’il ne me craint pas, il me prend pour un idiot. Quelle est sa mission ? Il devrait convertir ces hérétiques à la vraie orthodoxie, fermer leurs lieux de prière, marier de nouveau les époux. Les schismatiques craignent ça pire que le bagne. Il parle avec les vieux, il les menace, mais après il y renonce contre de l’argent. C’est mal…

— Cela dépend pour qui, dit Eraste Pétrovitch en se retournant vers le pope malin.

Lorsque le diacre entendit ces paroles, son visage s’illumina.

— C’est ce que je pense, moi aussi. Dans le district voisin, il y a aussi des schismatiques. Eh bien là-bas, le prêtre n’accepte pas de cadeaux, il est incorruptible et zélé. Comme il persécute les gens ! Il y en a plein qui ont été jetés en prison à cause de lui. Je pense que le père Vincent est beaucoup plus humain, car la cupidité est un moindre péché que la dureté de cśur.

Cependant, les négociations avaient pris fin, à la grande satisfaction, manifestement, de chacune des parties.

— Je passerai chez vous après, dit le prêtre à voix haute.

Et il les bénit en faisant un signe de croix avec trois doigts.

Les quatre scribes crachèrent par-dessus leur épaule gauche comme un seul homme, mais le prêtre ne se vexa pas.

Il s’approcha de Kokhanovski, l’air ravi.

— Vos camarades ne voulaient pas me prendre avec vous ; pourtant, vous voyez comme je suis utile. Ils ont accepté que je fasse le tour des maisons et que je leur parle tranquillement en tête à tête, que je sonde leurs cśurs. Par la même occasion (il fit un clin d’śil) je me renseignerai sur leur famille. Qui s’appelle comment, quel âge ils ont, etc. Je noterai tout et je vous donnerai ces éléments.

Aloïs Stépanovitch remercia, l’air complètement abattu.

— Et toi, humble moniale, qu’est-ce que tu fais là ? dit le vieillard tremblant en se tournant vers Cyrielle. Pourquoi te frottes-tu aux impurs ?

La conteuse se leva en s’appuyant sur sa crosse. Elle s’inclina avec beaucoup de dignité.

— Un pur ne se salit pas auprès d’impurs, un impur ne se purifie pas auprès de purs. J’ai fait un vśu, mon père. Je marche de par le monde, les yeux fermés, pour le salut de mon âme. J’ai une guide. Je vis d’aumône, je récite des textes anciens. L’hiver, il est difficile de marcher sans y voir, c’est pourquoi j’ai rejoint ces braves gens.

— Toi, réciter des textes anciens ? demanda le scribe avec une moue méprisante. Des contes de bonne femme ou des fables, voilà ce que tu connais, au mieux !

— Je connais des vies de saints, de saintes paroles, rétorqua la conteuse.

— C’est le pire, ça. J’aurais préféré que tu récites des contes frivoles plutôt que d’écorcher les livres saints. Vous autres mendiantes, vous faites du tort à la vieille piété !

Cyrielle écarta sa crosse, s’inclina humblement et répondit :

— Je ne change pas un seul mot, je récite tout comme c’est écrit dans les livres anciens. Tu n’as qu’à m’éprouver, mon père, tu verras par toi-même.

Les copistes s’animèrent. Pour la première fois, quelqu’un d’autre que l’ancien ouvrait la bouche. Il s’agissait d’un grand-père au nez retroussé dont le regard était un peu plus vif que celui des autres.

— Tu connais « Les écrits sur les pères anciens » ? chantonna-t-il d’une voix de ténor.

— Oui, mon père.

— Non, qu’elle récite plutôt les homélies de saint Jean Chrysostome ! proposa un troisième, tout petit, qui avait une épaule plus haute que l’autre.

— C’est trop facile ! Qui ne connaît pas saint Jean Chrysostome ? protesta le quatrième, complètement édenté.

Manifestement, Cyrielle avait trouvé l’unique moyen de ranimer ces rongeurs de manuscrits.

Celui au nez retroussé plissa les yeux d’un air malicieux.

— Tu prétends connaître des vies de saints par cśur ? Connaîtrais-tu celle du moine Epiphane ?

— Oui, mon père.

— Tu n’as qu’à la réciter. Mais pas le début, commence au troisième cahier. La partie où Epiphane construit son ermitage dans la forêt et où le Malin le persécute en lui envoyant des insectes ? Tu te tais, tu ne t’en souviens plus, hein ? ricana l’examinateur.

Cyrielle se redressa et commença à réciter d’une voix égale, blanche :

— « Une autre fois, le diable m’a tenté ainsi : il a introduit dans ma demeure des insectes appelés fourmis sans nombre, et ces fourmis ont commencé à dévorer mes parties intimes en me causant grand mal si bien que je me suis mis à pleurer. »

Le vieillard au nez retroussé monta sur un banc avec une surprenante rapidité, prit sur une étagère un livre relié en cuir, l’ouvrit et les vieillards se penchèrent sur le texte. Ils se mirent à hocher la tête de conserve : manifestement, Cyrielle restituait l’histoire mot pour mot.

— « Et moi, pécheur que je suis, j’ai voulu les ébouillanter. Mais elles ont continué à dévorer mes parties cachées et rien d’autre, ni bras, ni jambes, ni aucune autre partie du corps. Je les écrasais avec mes mains et mes pieds. Mais elles avaient creusé un trou dans le mur et se sont introduites, et dévoraient mes parties intimes. J’ai bouché le trou avec de la terre et j’ai mis de la terre tout autour dans mon ermitage, mais elles ont creusé le mur et la terre et elles dévoraient mes parties intimes. Elles avaient fait leur nid sous le poêle et, de là, elles venaient vers moi et dévoraient mes parties intimes… »

Kokhanovski n’y tint plus : il pouffa de rire et porta sa main à sa bouche. Le policier ricana aussi. Evpatiev, lui, se pencha vers Fandorine et lui susurra à l’oreille, admiratif :

— Qu’est-ce que vous en dites ? Elle récite par cśur !

Cyrielle continua d’énumérer les souffrances endurées par le saint ermite à cause des fourmis pernicieuses.

— « Et j’étais plongé dans l’affliction : quoi que je fisse, elles mordaient mes parties cachées. J’ai pensé coudre un sac pour mes parties intimes, mais je ne l’ai pas fait et j’ai continué de souffrir. J’ai pensé aussi changer mon ermitage de place, mais elles ne me laissaient ni manger, ni travailler de mes mains, ni faire la prière… »

Les vieillards buvaient du petit-lait.

Massa s’adressa à Fandorine pour lui demander en japonais s’il avait bien compris le sens de l’expression « parties intimes ».

— Oui, oui, ne me dérange pas.

Fandorine observait la conteuse avec un grand intérêt. Il n’y avait pas l’ombre d’un sourire sur son visage impassible, pas la moindre ironie dans ses intonations. C’était une actrice-née ! Si elle avait grandi dans un autre milieu, elle serait devenue une deuxième Sarah Bernhardt ou une Eleonora Duse. Et elle avait une mémoire proprement phénoménale !

Enfin, Epiphane avait réussi à stopper l’invasion des fourmis. Il lui avait suffi en fait de bien prier.

— « Et depuis cette heure-là les fourmis ont cessé de dévorer et de piquer mes parties intimes », conclut Cyrielle. Voulez-vous que je récite aussi le quatrième cahier ou bien cela suffit comme ça ?

Les quatre copistes se levèrent et s’inclinèrent devant elle si bas que leurs têtes touchèrent la table.

— C’est un don de Dieu que tu as, dit le plus âgé, tout ému.

— L’Esprit saint est sur toi, ajouta celui aux épaules déformées.

Celui au nez retroussé essuya une larme et ajouta :

— Je t’invite chez moi, ma mère, nous partagerons ce que le bon Dieu nous donnera.

Les autres en firent autant : chacun voulait inviter Cyrielle chez lui. Une dispute éclata. Profitant de ce moment de confusion, Fandorine s’approcha de la conteuse et lui demanda dans un souffle :

— Demandez-leur par où est parti le fol en Christ. A vous, ils le diront.

Cyrielle ne répondit rien, ne fit même pas un signe de tête, comme si elle n’avait rien entendu. C’eût été tout à fait normal d’ailleurs, car les augustes vieillards faisaient un tapage de tous les diables.

— Je passerai vous voir tous, c’est un grand honneur pour moi, dit-elle bien fort. Et d’ajouter soudain : Seulement dites-moi, mes pères, Laurent le bienheureux, où est-il allé en partant d’ici ? Je l’avais croisé à Denissievo. C’est un homme de grande force.

Plusieurs voix lui répondirent immédiatement :

— Laurent, il est parti vers la source de la rivière.

— Vers le lac Vert !

Les membres de l’expédition échangèrent des regards éloquents.

— Au matin, on part, dit Evpatiev. Les chevaux doivent se reposer. Nous aussi, d’ailleurs. Allons dîner, messieurs – sur le pouce, car personne n’a l’intention de nous inviter.

Ils s’installèrent pour la nuit dans la salle des manuscrits, faute d’autre lieu. Le père Vincent sortit pour prélever le tribut dans les maisons. Il revint en chantonnant.

Kryjov et Kokhanovski firent aussi leur propre tournée : ils espéraient convaincre les vieux un par un. Pour les séduire plus sûrement, ils avaient emporté quatre cartables. En rentrant, ils les avaient toujours sur eux. Un peu plus tard, Cyrielle les rejoignit, conduite par Cabochka. Personne ne lui offrit le gîte : c’eût été un péché. La moniale et la jeune fille s’installèrent dans le vestibule, séparées des hommes.

Tous se couchèrent tôt : il n’était même pas neuf heures, et ils se réveillèrent à quatre heures et demie. La nuit d’hiver était bien sombre.

Le cocher d’Evpatiev s’affairait déjà autour du samovar.

Ils étaient pressés : la journée allait être rude.

Sur le lac Vert, où la rivière Vyga prenait sa source, il y avait quatre villages de vieux-croyants. Comment savoir lequel Laurent avait choisi ? Ils seraient donc bien obligés de les visiter tous.

Ils prirent une rapide collation et partirent.

Le retour

Les cinq traîneaux quittèrent Bogomilovo – le village était silencieux, comme mort – avec force bruit : les chevaux hennissaient, les harnais et les clochettes tintaient. La rivière accueillit le convoi dans son lit blanc moelleux, amortissant aussitôt les sons. On avançait lentement sur la neige fraîche, mais Kryjov, conducteur expérimenté, savait choisir dans l’obscurité les endroits où la couche de neige était plus dure ; les pieds de son cheval, enveloppés dans des sacs de cuir, ne s’enfonçaient presque pas. Dans l’ornière ainsi tracée, les autres suivaient plus facilement.

Le cheval d’Odintsov se trouvait en dernière position, la plus privilégiée : sans cela il n’aurait pas pu tirer trois personnes (cette fois-ci, Eraste Pétrovitch avait pris Massa avec lui).

Fandorine conduisait. Il s’était proposé lui-même. Le rôle du cocher était bien plus facile en queue du convoi, il lui suffisait de suivre.

Accrochée à l’arrière du traîneau d’Evpatiev, une lanterne se balançait devant lui : ainsi, il ne pouvait pas se perdre, même en cas de tempête.

Malgré cela, il avançait lentement, laissant le reste du convoi prendre de l’avance.

Julien, qui parlait de beauté féminine avec Massa (leurs goûts étaient étonnamment semblables), ne s’en rendit pas compte tout de suite. Lorsqu’il jeta un coup d’śil sur le chemin et vit que la lanterne conductrice avait presque disparu dans le noir, il s’en prit au cocher paresseux :

— Qu’est-ce qui se passe, Eraste Pétrovitch ! Accélérez donc ! Donnez-lui un coup de fouet, qu’attendez-vous !

— P-pourquoi frapper un être vivant ? répondit Fandorine d’un air serein.

Et, au lieu de fouetter le cheval, il tira sur les rênes pour arrêter le traîneau.

Il ajouta quelque chose en japonais. Massa sortit leur sac de voyage et se mit à fouiller dedans.

Le policier attendait, se demandant quelle nécessité soudaine avait bien pu provoquer cet arrêt. Quel ne fut pas son étonnement lorsque Massa remit à son maître un cigare et des allumettes.

— Qu’est-ce qui vous prend ?

— Vous n’imaginez pas à quel point j’en ai assez de jouer le vieux-croyant !

Eraste Pétrovitch alluma le cigare et fit des ronds de fumée avec délectation.

— Ils ne verront pas que nous ne les suivons plus ! insista Julien.

— Bien sûr que non, pas avant la première halte, reconnut Fandorine. C’est-à-dire dans un bon moment. Et même là, ils n’iront pas nous chercher : j’ai accroché un mot au traîneau de Nikiphore Andronovitch.

Le policier cligna des yeux.

— Un mot ?

— Oui, pour l’informer que nous retournons à Bogomilovo. Je finis juste mon cigare et nous faisons demi-tour.

Odintsov ouvrit de grands yeux étonnés.

— Et nous n’allons plus sauver les gens ? bredouilla-t-il.

— Si, justement. N’avez-vous pas remarqué que les malheurs arrivaient chaque fois après notre départ ? A deux reprises, je m’y suis laissé prendre. Mais il n’y aura pas de troisième fois. Comment faire tourner votre Bucéphale ?

Il tira sur la bride droite : le cheval ne fit que secouer la tête, mécontent. Il tira sur la gauche : l’animal obéit.

— Il est adepte de la circulation du côté gauche, constata Eraste Pétrovitch. Ce cheval est fait pour vivre en Angleterre.

— Diantre, comment n’y ai-je pas pensé moi-même ! Il faut vérifier. Ces vieux ne m’ont pas l’air très nets non plus.

Julien prit les rênes pour remplacer le voiturier qui ne s’en sortait pas – normal, c’était un citadin – et fouetta le cheval de bonne manière. Ils accélérèrent.

Au bout d’une demi-heure, une colline à pente douce surgit dans l’obscurité. Au-dessus apparurent le contour pointu de l’église et des maisons trapues.

Ils entrèrent dans Bogomilovo bien plus discrètement qu’ils en étaient partis.

Ils attachèrent le cheval à un buisson près de la rive, descendirent et avancèrent à pas de loup.

— Où est-ce que nous allons nous cacher ? demanda le policier dans un souffle, avant de répondre lui-même : Dans la salle des manuscrits. Espérons qu’elle n’a pas encore complètement refroidi.

Ils pénétrèrent dans le bâtiment sans faire grincer les marches du perron, sans claquer la porte. Ils n’allumèrent pas de feu. Massa se posta à une fenêtre, le policier à une autre, Fandorine à une troisième. La quatrième fenêtre donnait sur la rivière, ce n’était pas la peine de la surveiller.

— J’espère m’être trompé, dit Eraste Pétrovitch dans un soupir. S’ils entreprennent de s’enterrer, nous les en empêcherons. Et si tout va bien, nous arriverons bien à rattraper les nôtres.

Tout était silencieux, trop silencieux même. On sait que les vieillards ont le sommeil léger. Sept heures sonnèrent, puis huit : il n’y avait ni lumière ni le moindre mouvement dans aucune des maisons. Certes, il faisait toujours noir. Quand pouvaient-ils faire la grasse matinée sinon pendant l’hiver ?

Fandorine fut distrait un instant de ses pensées inquiètes. Il avait de la chance : la fenêtre qu’il surveillait donnait à l’est.

Le ciel de cette contrée avait un extraordinaire talent de coloriste dans la manière des vieux maîtres vénitiens. Complètement noir au début, il devint bleu peu à peu, ensuite ce bleu s’éclaircit, laissant percer des teintes bordeaux. Il se fit progressivement mauve, écarlate, orange et enfin, un soleil tout rond apparut au-dessus des cimes pointues des sapins, semblable à une pomme qu’un hérisson aurait transportée sur ses piquants.

— Ils dorment trop longtemps, les vieux, dit le policier, coupant court aux élans lyriques de Fandorine. Ils prétendaient se lever à l’aube pour recopier leurs manuscrits. Et ils roupillent !

Eraste Pétrovitch tressaillit, quitta précipitamment son poste d’observation, saisit sa pelisse sur le banc et courut dans la rue.

Massa et Odintsov lui emboîtèrent le pas. Tous les deux crièrent, le policier en russe, Massa en japonais :

— Qu’est-ce qui se passe ?

Fandorine se trouvait déjà près de la première isba. Il frappa, puis poussa la porte sans attendre la réponse.

Elle s’ouvrit : dans ces contrées, on ne fermait pas le verrou, car il n’y avait pas de voleurs.

La maison était composée d’une seule pièce presque nue, pareille à une cellule de moine. Au milieu, se trouvait une table sans nappe. Dessus, un reste de chandelle et un bout de papier.

Avant même d’y avoir jeté un coup d’śil, Fandorine savait déjà ce qu’il y trouverait.

Votre nouveau règlement et vos registres cherchent à nous faire abandonner la véritable foi chrétienne et à nous exiler loin de notre patrie, or notre patrie, c’est le Christ.

C’était le même texte que d’habitude, tracé d’une écriture différente cependant : ouvragée, avec des boucles et des ligatures. L’encre était toute fraîche. L’encrier se trouvait juste à côté, la plume était restée dedans.

Eraste Pétrovitch grinça des dents, passa le papier au policier, se précipita dans l’isba suivante.

Il y découvrit le même spectacle : une chandelle, un encrier, un mot d’adieu.

Et dans la troisième.

Et dans la quatrième.

La formule était écrite chaque fois de manière différente : manifestement, les calligraphes avaient cherché à montrer leur art pour la dernière fois.

Il n’y avait aucune trace des copistes.

— Ils ont dû aller au village pour dire adieu à leurs proches, supposa Odintsov, qui avait du mal à reprendre son souffle. Ils sont vieux, ils marchent lentement. On les rattrapera ! Au pire, on les sortira de sous la terre !

Il saisit une paire de skis qui se trouvait à l’entrée, prêt à se lancer à leur poursuite.

— Et vous, Eraste Pétrovitch ? Prenez des skis dans n’importe quelle isba ! Il faut faire vite !

— Ils ne sont pas allés au v-village, dit Eraste Pétrovitch en regardant autour de lui. Massa, cherche un sous-sol ou une cave !

— Quelle cave ? s’écria Julien en levant les bras au ciel.

Il trépignait d’impatience.

— Qu’avaient-ils besoin de cave ? On leur apportait tout du village ! Bon, tant pis, j’y vais seul.

Et il dévala le perron.

En effet, aucune des isbas n’avait de cave. Aucun signe de présence d’une mine : ni terre retournée ni trou.

Fandorine et le Japonais finissaient de fouiller l’église lorsqu’ils virent arriver Odintsov, tout essoufflé, couvert de neige jusqu’aux genoux.

— Tu es revenu bien vite. Pourquoi donc ? demanda Eraste Pétrovitch en frappant le plancher devant l’autel.

Le bois rendait un bruit sourd : il n’y avait pas de cavité.

Le policier le regarda d’un air maussade.

— Je ne suis peut-être pas très futé, mais pas non plus un imbécile fini. En courant à travers champs, j’ai vu qu’il n’y avait pas de traces. Ils n’y sont pas allés, au village. Vous aviez raison, Eraste Pétrovitch. Elles se sont enterrées dans les parages, ces espèces de vieilles bourriques têtues.

— Et moi qui espérais que tu aies raison… (Fandorine se frotta le front.) Moi aussi, j’ai pensé aux traces sur la neige. Dans la rue, la neige est bien tassée, il y a des traces de pieds et de traîneaux. Mais ailleurs, rien, juste nos traces à nous, là où nous sommes montés en venant de la rivière.

Massa jeta même un coup d’śil tout en haut du clocher. Pourtant, les adeptes de l’enterrement volontaire n’avaient pas grand-chose à y faire.

— Sont-ils montés au ciel ? s’écria le policier avec un geste de désespoir. La terre les a-t-elle engloutis ?

— C’est plutôt la deuxième variante. Mais comment a-t-elle fait pour les engloutir ? Nous avons tout fouillé. A moins que… Ah, les m-maudits !

De nouveau, sans rien expliquer à ses adjoints, Eraste Pétrovitch se précipita dans la rue du village. Massa sauta à bas de l’échelle et le suivit, ainsi qu’Odintsov.

— Où allez-vous ? cria Julien en voyant Fandorine se diriger vers la salle des manuscrits. Nous y étions tout le temps !

Sans l’écouter, Eraste Pétrovitch entra dans la pièce, tourna la tête en tous sens et, soudain, s’approcha du mur qui donnait sur la rivière. Il s’accroupit : là, sous le banc, à peine visible dans la pénombre, se trouvait une petite trappe.

Il l’ouvrit : une échelle vétuste descendait dans le sous-sol.

— Massa, la lampe de poche !

Fandorine et le policier descendirent dans le noir. Ça sentait la poussière et l’encens.

Massa sauta après eux : on eût dit une balle élastique. Il agita sa main pour faire fonctionner la batterie de la torche américaine.

La tache de lumière glissa sur le sol en terre battue, sur les murs en rondins, arracha à l’obscurité un visage sévère : une icône primitive. Puis un deuxième, un troisième…

Une chapelle cachée, dit Odintsov. Dans notre village, il y en avait une aussi, sous le séchoir à blé. Pour avoir où prier au cas où les gens viendraient de la ville démolir l’église.

Fandorine l’interrompit.

— Les vieux avaient tout décidé à l’avance ! Notre venue les a retardés, mais pas pour très longtemps. A peine sommes-nous partis qu’ils sont descendus. Pendant que je fumais mon cigare, idiot que je suis ! Et dire que durant tout ce temps où j’admirais le coucher du soleil ils agonisaient juste au-dessous de nous…

— Attends, Eraste Pétrovitch. C’est qu’ils ne sont pas là ! Et puis, quand nous sommes arrivés, ils étaient en haut, tranquilles, posés, ils faisaient leur travail habituel !

— As-tu vu ce qu’ils étaient en train d’écrire ? Ils étaient peut-être justement en train de rédiger le mot sur « notre patrie ». Et dès que nous sommes partis, ils sont allés s’enterrer dans leur tombeau !

— Maître ! appela Massa en dirigeant la lumière vers le bas.

On voyait une trappe au milieu du sol en rondins. Toutes les fentes étaient soigneusement colmatées avec de la mousse.

— La voilà, la mine, dit Fandorine d’une voix brisée d’émotion, à peine audible.

Une mort difficile

La trappe était fermée de l’intérieur par un cadenas, mais l’effort de six bras puissants suffit pour l’arracher immédiatement avec les gonds.

Une onde d’air confiné – ou plutôt d’absence totale d’air – leur monta au visage.

Quelques gradins en terre battue conduisaient en bas, à droite : la mine avait été creusée à côté de la maison.

Fandorine, recroquevillé, descendit le premier.

Une autre porte.

Soigneusement colmatée, elle aussi, mais sans cadenas : il l’ouvrit d’un simple coup d’épaule.

Malgré une légère fraîcheur qui pénétrait d’en haut, il suffoqua. Son front se couvrit de sueur.

C’est cela, l’odeur de la mort, pensa Eraste Pétrovitch.

La mort sentait la terre gelée, l’air bu jusqu’à la dernière goutte, la cire fondue, l’urine.

Derrière lui retentit le bourdonnement de la lampe de poche que Massa venait d’allumer. La grotte s’éclaira.

La voûte basse tapissée de planches tenait sur un seul pilier en bois au sommet duquel plusieurs étais se rejoignaient à la manière des baleines d’un parapluie.

— Dirige ta torche plus bas !

Quatre corps immobiles gisaient par terre, enveloppés dans des linceuls noirs. Trois d’entre eux étaient étendus sur le dos : on voyait les croix à huit branches brodées sur leur poitrine.

Le quatrième, recroquevillé près du pilier, s’agrippait au socle en bois.

Partout, des chandelles, des dizaines et des dizaines de chandelles consumées à moitié : elles s’étaient éteintes faute d’oxygène.

— Seigneur, accueille les âmes de… murmura Odintsov en se signant avec deux doigts (le choc lui avait fait oublier qu’il n’était plus vieux-croyant depuis longtemps). Laissez-moi passer, Eraste Pétrovitch, il faut les sortir de là…

— Ne bouge pas ! cria Fandorine en montrant le pilier.

Celui-ci était raboté en son milieu – on aurait dit qu’un castor l’avait rongé – et ne tenait que par miracle. Au premier heurt il allait se briser. Il avait fallu des calculs très précis et une habileté extraordinaire pour concevoir cette construction fragile.

Le policier, qui avait déjà fait un pas pour pénétrer dans le caveau, se figea.

— A quoi ça sert ? murmura-t-il.

— Tu as entendu parler de la mort difficile et de la mort douce ? Les trois là-bas ont choisi la difficile. Le pilier raboté, c’est pour ceux qui n’ont pas la force de souffrir le martyre. Il leur suffit alors de pousser le socle…

Massa éclaira la silhouette recroquevillée. Il s’agissait du copiste au nez retroussé : manifestement, le plus coriace des quatre. Ne supportant plus les souffrances, il avait cherché la mort « douce ». Il avait rampé jusqu’au pilier, mais n’avait pas eu assez de force pour faire tomber le toit. C’était lui qui sentait l’urine. Ses ongles étaient sales et ensanglantés : il avait griffé la terre. Heureusement que, sous son capuchon, on ne distinguait pas bien son visage.

— Une mort épouvantable, dit Odintsov en reculant avec une grimace. Que Dieu nous en préserve. Le charpentier de Denissievo, lui, avait eu pitié de sa famille, vous vous rappelez ? Il avait brisé le pilier.

La lumière s’éloigna du cadavre, glissa sur le sol et s’arrêta sur un carré blanc entouré de chandelles des quatre côtés.

Eraste Pétrovitch se mit à quatre pattes et pénétra dans la mine avec mille précautions, en essayant de ne rien heurter. Il tendit la main, attrapa la feuille et revint tout aussi lentement, sans quitter des yeux le fragile pilier.

— Eclaire !

Le papier était entièrement recouvert d’écritures anciennes, non pas calligraphiques comme celles des scribes, mais ordinaires, presque des lettres d’imprimerie. On pouvait reconnaître la main qui avait tracé les missives trouvées dans les autres mines.

Mais le texte était différent.

Fandorine lut à haute voix, syllabe par syllabe, les mots qu’il déchiffrait avec peine :

— « Aux temps jadis je m’étais retiré pour mon salut dans un couvent connu pour sa vieille piété… »

Le policier lâcha un juron : un écho parcourut la crypte et le pilier émit un grincement menaçant.

— Le commissaire ! Quel fumier ! Il prétend être un homme instruit ! Mon śil ! Ce c… n’est bon qu’à garder les cochons ! ajouta Julien dans un souffle. Vous avez oublié, Eraste Pétrovitch ? A Denissievo, j’avais trouvé le même papier et je l’avais donné au commissaire ! Et lui, il l’avait jeté par terre après avoir lu le début !

En effet, si Fandorine n’avait pas été si absorbé par le déchiffrage de l’alphabet slavon, il y aurait pensé également. Le gradé avait qualifié le papier de « délire de schismatique » et il l’avait jeté.

Cela voulait dire que les suicidés laissaient deux lettres, et non pas une. La première était adressée au monde qu’ils quittaient ; la deuxième, qu’ils emportaient avec eux dans la tombe, n’était pas destinée aux regards extérieurs.

Ah, s’il l’avait su dès le début !

Mais il ne servait à rien de se fustiger. Mieux valait tard que jamais.

— Venez, on va la lire à la l-lumière.

Le lac Vert

Le policier, qui s’était rendu au Grand Bogomilovo, c’est-à-dire au village, en revenait suivi d’une foule : les habitants souhaitaient dire adieu à leurs vieillards. Il y avait des femmes et des enfants, mais personne ne pleurait : le choc était trop grand, sans doute. Ou bien ils ne voulaient pas exprimer leur chagrin devant un étranger. Les copistes sont des gens à part, ils ne ressemblent à personne.

— Partons, Eraste Pétrovitch. Laissons-les se lamenter tout leur soûl, s’empressa de dire Julien qui semblait avoir honte de sa cocarde et de ses boutons d’uniforme marqués de l’aigle bicéphale.

En effet, il fallait partir vite.

Depuis la veille, la neige avait cessé de tomber. La piste tracée par l’attelage s’était bien conservée, ils purent avancer vite. Dans l’après-midi, lorsque la neige eut bien durci sous l’effet du soleil, Fandorine et Massa descendirent du traîneau à tour de rôle pour courir une bonne heure. Odintsov essaya d’en faire autant mais, par manque d’habitude, il s’essouffla au bout d’un kilomètre.

Ils ne firent qu’une brève halte pour nourrir le cheval. Il leur fallait absolument arriver au lac Vert avant la nuit.

Et c’est ce qui se passa : le lac leur apparut dans le dernier reflet du jour déclinant.

Peut-être qu’en été, ce lac était vert en effet, mais à présent, une semaine après l’Epiphanie, on n’y voyait pas une seule tache verte. Une large plaine blanche bordée d’arbres nus tout noirs, sans un seul conifère.

Le sillon les conduisit à un élargissement de la rivière au-dessus duquel, éclairée par le soleil couchant, se dressait une petite maison en rondins.

— Ce sont les chasseurs qui l’ont construite, expliqua Odintsov. L’hiver, quatre chemins partent d’ici, dont deux longent la rive : celui de gauche conduit vers Salazkino, celui de droite, vers Latynino. Un troisième traverse le lac en direction de Bakhroma. Enfin le quatrième chemin part en diagonale, vers Bestchegda. Partout, ce ne sont que des schismatiques, des sans-popes, et ils vivent de la pêche. Impossible de savoir où sont allés les nôtres.

— Ils n’y sont pas allés tous, en tout cas, répondit Fandorine, qui scrutait le paysage, la main en visière.

Il venait de remarquer un attelage couvert, de forme carrée, devant la maison : sans doute était-ce le traîneau d’Evpatiev.

En s’approchant, ils entendirent un bruit de hache régulier et aperçurent le cocher. Il coupait du bois.

Un homme de haute stature, la chemise ouverte sur la poitrine, sortit sur le perron. C’était Nikiphore Andronovitch.

En voyant les nouveaux arrivants, l’industriel fronça les sourcils.

— Il a l’air furieux, marmonna Julien. Il serait capable de ne pas nous laisser entrer.

Sans en arriver à de telles extrémités, Evpatiev déclara toutefois d’entrée de jeu qu’il exigeait des explications. Dans son mot, Fandorine s’était contenté de dire que les passagers du dernier traîneau avaient pris la décision de retourner à Bogomilovo.

Mais, en apprenant ce qui s’était passé après leur départ, Nikiphore Andronovitch cessa de faire la tête. Son commentaire à propos de la mort des copistes fut bref et précis, sans états d’âme :

— C’est la pire chose qui pouvait nous arriver. Ces anciens jouissaient d’une grande autorité. Leur exemple sera suivi par plusieurs. Ah, Laurent, Laurent, il a bien calculé son coup !

Puis il leur parla de leurs compagnons. En arrivant à ce croisement de quatre chemins, les membres de l’expédition avaient décidé de se séparer.

Aloïs Stépanovitch s’était rendu dans le village le plus important, Bakhroma.

Kryjov, son adjoint, à Bestchegda.

Le prêtre et le diacre avaient entrepris de se rendre à Latynino à skis.

Le psychiatre était parti à pied pour Salazkino, le village le plus proche, facilement accessible par un bon sentier.

— Et moi, je suis resté ici, conclut-il. J’attends que les quatre responsables des villages viennent me rejoindre. Nous allons réfléchir ensemble à ce que nous pouvons faire pour protéger les gens.

— Pas bête, approuva le policier. Loin de leurs villageois, les anciens seront peut-être plus arrangeants.

— Et nos dames ?

Ce mot fit sourire Nikiphore Andronovitch.

— Elles nous ont quittés. Cyrielle avait son propre itinéraire. Elle est partie à travers la forêt pour le monastère de la Vieille Piété.

— Qui habite là-bas ?

— Personne. Autrefois, il y avait des moniales, mais la dernière est morte il y a déjà une dizaine d’années. C’est un lieu de prière, de pèlerinage. Il y a une chapelle Sainte-Parascève : cette sainte veille sur la paix des ménages et la santé des enfants. Les bonnes femmes d’ici y vont souvent avec leurs gamins. Cyrielle a décidé d’y conduire la gamine. Ou plutôt, c’est la gamine qui la conduit. Et vous, que comptez-vous entreprendre, messieurs ?

— En ce qui me concerne, j’ai de la lecture. Il est question de brebis dans ce texte. Je dois y réfléchir.

Fandorine s’assit à table, approcha la lampe à pétrole et sortit le mot de sa poche.

— Quelles brebis ?

— Des brebis à la toison blanche. C’est un document passionnant. Je ne l’ai lu qu’une fois et en toute hâte. A présent, je veux l’étudier. Je vais vous le lire à haute voix. Soyez attentifs. Je suppose que cet écrit donne la c-clef de l’énigme.

La clef

— « Aux temps jadis je m’étais retiré pour mon salut dans un couvent connu pour sa vieille piété, lut Fandorine après avoir expliqué d’où il tenait ce papier, le même que dans la mine de Denissievo. C’était une bâtisse solide, entourée de pâturages où paissait force bétail, surtout des brebis à la toison blanche. Et le père supérieur m’a ordonné, pour m’éprouver, de garder un troupeau de brebis fort nombreux. Un jour, comme j’étais fatigué de mon labeur, je me suis assis à l’ombre d’un chêne et je me suis endormi et il m’est venu un songe. J’ai vu une terre du bien des justes… »

— Pardon ? demanda Odintsov, qui écoutait avec la plus grande attention.

— « Une terre du bien des justes », répéta Eraste Pétrovitch en haussant les épaules. Je ne sais pas ce que cela veut dire.

Evpatiev s’écria avec impatience :

— Lisez donc ! Je connais ce texte. Je vous expliquerai après. Lisez !

— « J’ai vu une terre du bien des justes. Et j’ai eu grand-peur et une terrible faiblesse est descendue dans mes membres : j’étais assis dans un vaste pré, à côté d’une forêt sombre, et je dormais, et pendant ce temps, mes brebis s’étaient dispersées. Et dans mon rêve, je m’éveillais et voyais qu’un grand malheur était arrivé : toutes mes brebis blanches s’en étaient allées. Les unes se trouvaient à l’orée de la forêt et leur toison paraissait foncée dans l’ombre des arbres. Les autres avaient pénétré dans la forêt et de là parvenaient cris et bêlements, car les loups s’étaient jetés sur elles. Le soleil était déjà tout bas, et près de se coucher, et les loups allaient surgir de la forêt et dévorer tout mon troupeau.

« Une peur terrible me saisit dans mon rêve, j’ai commencé à courir à travers le champ, mais que pouvais-je faire ? Je ne pouvais plus rassembler mes brebis, elles s’en étaient allées trop loin.

« J’avais près de moi un petit reste : un mouton, une brebis et un agneau. Je leur ai donné un coup de verge, je les ai chassés vers le chemin, ils se sont mis à courir, Dieu soit loué. Ils allaient se sauver.

« Ayant esté trouvé un autre peu, je les ai chassés aussi… » Ce n’est pas clair : que veut dire “ayant esté trouvé” ? dit Fandorine en interrompant sa lecture.

— Ce sera sans doute une forme grammaticale archaïque, je ne suis pas un spécialiste du slavon. Ou tout simplement une faute du scribe. Cela arrive souvent : il y en a un qui se trompe et ensuite tous les autres recopient pieusement son erreur, par crainte du péché.

— Plus loin, ce n’est pas très clair non plus. « Puis verbe un troisième… »

— Si, c’est parfaitement clair. Cela veut dire : « tout en parlant, en marmonnant… ».

— « Puis encore un demi-peu. Après quoi, j’ai vu que c’était trop tard pour sauver les autres. Le soleil s’était déjà caché à moitié derrière la forêt, les loups et les louves se tenaient derrière les arbres, la gueule ouverte, ils étaient légion, et tout devant, le Loup Antéchrist, avec une croix orthodoxe plantée en plein front, et le nom de cet Antéchrist était Zoud. J’étais perdu ! Qu’allais-je dire au père prieur lorsqu’il me demanderait : “Où sont mes brebis ?”

« Humble pécheur, je suis tombé à genoux et j’ai fermé les yeux pour voir le ciel et non la terre. Je me suis mis à prier la Sainte Mère de Dieu : “Protège-moi et apprends-moi, ô Sainte Vierge, comment sauver mes blanches brebis ?”

« La Très-Pure a eu pitié de moi et elle m’est apparue sur son nuage doré en me disant : “Tu ne sauveras pas les brebis blanches, sauve les agneaux blancs.”

« Je me suis levé, j’ai lâché mes chiens, le chien et la chienne. Le chien a pris peur en voyant des loups menaçants, il s’est enfui la queue entre les jambes. La chienne n’a pas eu peur, elle a rassemblé tous les agneaux blancs qui étaient dans le champ et elle les a chassés vers le couvent. Derrière moi, j’entendais pleurs et cris : les loups dévoraient le reste du troupeau.

« Le père supérieur est sorti vers moi et il m’a demandé : “Dis-moi, novice, où est mon grand troupeau ?”

« Je me suis jeté à ses pieds en pleurant : “Je suis un grand pécheur, maître, je suis faible et indigne. Je t’ai envoyé le peu de brebis blanches que j’ai pu sauver, et aussi des agneaux, le reste a péri.”

« Et le supérieur m’a répondu : “Petits et blancs, ils auront des ailes et ils deviendront des anges.”

« Il m’a pardonné et m’a béni. » Il n’y a rien d’autre. C’est t-tout. Rien au verso non plus. Qu’en dites-vous, Nikiphore Andronovitch ?

Evpatiev déclara, sûr de lui :

— Il n’y a là aucun secret. C’est un extrait de la « Vision du père Ambroise », un texte assez connu de l’époque de Pierre le Grand. Ambroise est un des enfants spirituels de l’archiprêtre Avvakoum, nous connaissons très peu de chose sur lui. La « Vision » est écrite dans une langue parlée très simple : il s’agit donc d’un laïque qui n’a pas reçu d’éducation ecclésiastique. Il existe beaucoup de variantes de cet écrit. Comme je l’ai déjà dit, on y trouve des différences d’interprétation ou, tout simplement, des passages obscurs. Je peux jeter un coup d’śil ?

Nikiphore prit la feuille et la regarda attentivement.

— Le texte a été recopié récemment. Il y a des négligences, ce qui est exclu chez les copistes professionnels d’aujourd’hui. Par exemple, il manque le signe dur à la fin de Zoud, le nom du Loup Antéchrist…

Il rendit la feuille à Fandorine et poursuivit.

— Oui, je dois vous décevoir. Il n’y a rien d’ésotérique. Quant au rêve d’Ambroise sur les brebis blanches et les loups, je le connais depuis que je suis enfant. C’est une allégorie poétique sur le devoir qu’a le pâtre de protéger ses ouailles du démon.

— Et que signifie la métaphore du chien qui s’enfuit et de la chienne courageuse ?

— C’est bien connu : la tradition des vieux-croyants tient grâce aux femmes. A l’époque d’Ambroise ce n’était pas le cas, mais il n’est pas prophète pour rien… Et il ne faut pas s’étonner que les suicidés prennent ce texte avec eux dans la mine : ils sont persuadés d’avoir fui les loups et de s’être abrités en un saint lieu…

— Il ne sert donc à rien, ce papier ? Saloperie ! cracha le policier.

Il se posa sur le banc, découragé.

Tous les trois se turent.

Eraste Pétrovitch alla jusqu’à la fenêtre derrière laquelle s’étalait un paysage nocturne tout à fait en harmonie avec son état intérieur. Il sortit de sa poche un vieux chapelet vert et commença à l’égrener.

Massa observait son maître avec angoisse et espoir. Evpatiev voulut dire quelque chose, mais le Japonais lui fit « Chut ! » en portant son doigt à ses lèvres.

Nikiphore Andronovitch haussa les épaules, prit sur la table une jolie gourde en argent et but au goulot.

— Vous ne voudriez pas un coup de rhum ? Vous devez être fatigué du voyage, proposa-t-il.

Le Japonais émit de nouveau un bruit de protestation, mais c’était trop tard : Fandorine avait été interrompu dans sa réflexion.

— P-pardon ?

Eraste Pétrovitch se retourna et regarda l’industriel d’un air distrait.

— Vos convictions religieuses ne vous interdisent-elles pas de boire de l’alcool ?

— C’est un péché, mais un péché véniel. Pas du tout comme fumer de l’herbe de Satan, dit Evpatiev en souriant, sans doute pour remonter le moral à son interlocuteur découragé. Un vieux-croyant pur et dur n’aurait jamais bu avec vous dans le même récipient, mais je prends ce risque, poursuivit-il sur le même ton.

Un sur la gourde :

N. A.

M

— Je comprends N. et A. Mais que vient faire là ce M ? demanda Fandorine, toujours aussi distrait, en prenant du rhum. Votre nom commence bien par un E ?

— Ce ne sont pas mes initiales, expliqua Evpatiev. C’est un nombre. Vous voyez un petit accent sur le M ? On l’appelle « titre ». La lettre M, le mysleti de l’alphabet slave, qui veut dire méditation, signifie 40 lorsqu’elle est surmontée d’un titre. Mes commis m’ont offert cette gourde pour mes quarante ans.

— Méditation ? répéta Fandorine. Méditation ? C’est exactement cela ! Il faut méditer et non pas…

Il saisit le texte, y plongea son regard.

— Mais bien sûr ! Ce sont des chiffres !

— Hein ? fit Odintsov.

Massa se pencha en avant, lui aussi.

— Des chiffres ?

— De quoi parlez-vous ? demanda Nikiphore Andronovitch en examinant la gourde.

— La lettre dobro, le bien, correspond à quel nombre ? demanda promptement Eraste Pétrovitch, les yeux rivés sur la feuille.

— Quatre.

— Eh oui, tout est donc indiqué. Et la lettre esté, « être » ?

— Cinq.

— Ça colle parfaitement ! Et glagol ?

— Glagol, « verbe », ou « parole », correspond à trois. Mais qu’est-ce que cela peut…

— Et ije, que j’ai interprété ici comme « peu » ? C’est un chiffre aussi ?

— Oui. Cela signifie huit.

— Donc un demi-ije, c’est quatre. Eh bien, je comprends tout ! A l’exception du b-bien des justes !

Les trois hommes se précipitèrent vers Fandorine. Evpatiev et Odintsov, le souffle brisé d’émotion, le bombardèrent de questions. Massa le regardait tout simplement dans les yeux, avec une impatience si passionnée qu’Eraste Pétrovitch eut honte.

— Excusez-moi, messieurs. Je vais vous expliquer ce que je viens de comprendre. Et nous avancerons ensemble.

Il s’essuya le front avec le magnifique mouchoir où étaient représentés des lutteurs de sumo.

— J’avais raison. Ce fragment contient en effet la clef de l’énigme. Une instruction ou une prophétie. Très probablement une prophétie que certains ont considérée comme une injonction, et un mode d’emploi…

— Ne pourriez-vous pas être plus clair ? supplia Nikiphore Andronovitch.

— Tous les mots qui semblent superflus dans le texte forment un code extrêmement simple. Dans sa vision, Ambroise sauve d’abord un petit reste du troupeau, un mouton, une brebis et un agneau. C’est-à-dire un couple avec enfant, comme à Denissievo, où sont morts enterrés le charpentier, sa femme et leur bébé. Plus loin, il est dit : « Esté trouvé un autre peu, que j’ai chassé aussi. » « Esté », c’est le chiffre cinq, et ce sont cinq personnes qui se sont enterrées au village de Paradis. « Puis verbe un troisième… » Le « verbe », c’est un trois ! C’est à propos du village de Barbouillevo où périrent trois personnes : l’ancien avec sa femme et sa fille. Plus loin dans la « Vision » on trouve : « Puis, encore un demi-ijé », c’est-à-dire quatre…

— Les quatre pépés ! s’écria Massa qui dévorait son maître des yeux.

— Faites voir ! s’écria Evpatiev en arrachant la feuille à Fandorine. En effet ! C’est une coïncidence extraordinaire. La prophétie s’est accomplie ! Mais que signifie…

— Un instant ! dit Eraste Pétrovitch en l’interrompant.

Il ne se rendait même pas compte que ses doigts égrenaient frénétiquement le chapelet.

— « Le bien des justes », ce sont quatre justes, c’est-à-dire quatre villages de vieux-croyants ! Comme ici, sur le lac Vert.

— J’ajouterai encore quelque chose, dit Nikiphore Andronovitch en désignant la lettre. Qu’est-ce que c’est, d’après vous ? Là, sous le nom du Loup Antéchrist ? Vous voyez cette espèce de crochet ? En lisant, vous n’en avez rien dit et je ne l’avais pas vu non plus.

Fandorine regarda l’étrange signe qui précédait le nom de Zoud.

— J’ai cru que c’était une rature.

Ce fut le tour d’Evpatiev d’épater ses compagnons.

— Non, ce n’est pas une rature ! C’est le nombre 1 000. Suivi des quatre lettres qui forment le mot « Zoud », il forme le nombre 7 404. Attendez, attendez ! Nous avons trouvé la réponse ! L’Antéchrist s’appelle 7 404. Vous comprenez ? s’écria l’industriel, manifestement bouleversé par sa propre découverte.

— N-non, pas tout à fait.

— Selon le calendrier russe ancien, depuis le 1er septembre nous sommes entrés dans l’année 7404 après la création du monde. Le recensement a coïncidé avec l’année indiquée dans la prophétie ! C’est pour cela qu’ils s’enterrent tous !

Fandorine, tout pâle, rectifia :

— Non, pas tous. Le commentateur de la prophétie n’avait initié à ce mystère que quelques élus. Il donnait le texte, en expliquait le sens. Ainsi a-t-il « sauvé » d’abord trois personnes, puis cinq, puis encore trois et, à la fin, quatre. Ceux qu’il avait désignés avaient accepté la m-mort sans rechigner. Ils devaient être fiers de faire partie des élus, par-dessus le marché ! Mais il reste les « agneaux blancs » qu’Ambroise a ramenés au couvent en grand nombre. Qui sont-ils ? Pourquoi sont-ils si chers au « père supérieur », c’est-à-dire, au Seigneur ? Autrement dit, qui sera la prochaine victime ?

— Le fol en Christ nous le dira, proféra le policier d’un air menaçant en secouant son toupet. Il doit être dans les parages, ce maudit Laurent, près du « bien des justes ». Il ne nous échappera pas, c’est sûr ! D’ici, il ne peut plus aller nulle part. Je chausserai mes skis pour le chercher sur les quatre…

Eraste Pétrovitch l’interrompit, dépité :

— Tais-toi, Julien ! Ce n’est pas lui, notre homme ! Laurent n’y est p-pour rien.

Un silence de mort s’installa dans l’isba.

Les brebis blanches et noires et les agneaux blancs

— Nous croyions poursuivre les semeurs de la contagion, alors que nous transportions nous-mêmes le mal. Le malheur ne nous devançait pas, il nous suivait à la trace. N’est-ce pas ? Lorsque nous arrivions dans un village, il y régnait paix et tranquillité. A peine étions-nous partis que la mort frappait. Vous rappelez-vous, le docteur avait surnommé notre groupe fort hétérogène « détachement sanitaire de prévention des épidémies » ? Il faudrait changer la formule en « détachement de diffusion des épidémies ».

— Attends, attends, Eraste Pétrovitch ! s’écria le policier, qui, comme toujours lorsqu’il était bouleversé, passait au tu. Où veux-tu en venir ?

Nikiphore Andronovitch pouffa :

— Vous y allez un peu fort… C’est n’importe quoi ! Soupçonneriez-vous Cyrielle, cette Cassandre de la vieille foi ?

Après avoir réfléchi, Fandorine hocha la tête.

— Non, ça ne colle pas. Vous dites qu’elle s’est dirigée vers un monastère vide ? Comment s’appelle-t-il déjà ?

— Le monastère de la Vieille Piété.

— C’est ça. Mais il n’y a personne qui y habite, or le sauveur de brebis a besoin de nouvelles victimes, les f-fameux agneaux blancs. Le provocateur qui sème la mort n’est pas nécessairement un vieux-croyant.

— Eraste Pétrovitch, ne nous fais pas languir. Dis-nous qui c’est, implora Julien.

— Cela peut être n’importe qui ! Par exemple, Léon Sokratovitch Kryjov, qui cite souvent Serge Guennadievitch, dont il partage manifestement les idées.

— Quel Serge Guennadievitch ? s’étonna Evpatiev.

— Netchaïev le terroriste. Celui qui, depuis trente ans, appelle la Russie à la violence et qui a écrit le Catéchisme révolutionnaire. Je connais ce document extraordinaire par cśur, car il provoquera encore bien des malheurs. « Au fond de son être, le révolutionnaire a rompu avec toutes les lois, toutes les règles, toutes les conventions communes, avec la morale de ce monde. Il est l’ennemi juré du monde et, s’il continue d’y vivre, c’est pour mieux le détruire. » Ou bien, et c’est encore plus direct : « Notre association n’a pas d’autre objectif que la libération complète et le bonheur du peuple, c’est-à-dire des ouvriers. Convaincue que cette libération et ce bonheur ne peuvent être obtenus que par la voie d’une révolution populaire absolument destructrice, l’association emploiera toutes ses forces et tous les moyens à sa disposition afin de développer et d’attiser les maux et les malheurs qui doivent mettre fin à la patience du peuple et le pousser à une insurrection totale. » Du point de vue d’un nihiliste, n’importe quel bouleversement, en déséquilibrant la masse, rapproche le moment de la grande révolte. Plus le peuple se porte mal et plus le bateau du pouvoir, que Kryjov appelle « la nef des fous », coulera vite.

— Exact ! C’est Kryjov ! cria le policier. L’autre jour, un capitaine de la Sûreté a fait une conférence sur les révolutionnaires nihilistes. Ce sont des chiens enragés, ils veulent la ruine du pays !

Evpatiev devint très sérieux.

— Hum, en effet… Kryjov avait visité ces villages à plusieurs reprises. Les gens le connaissaient, ils lui faisaient confiance. Il faut que nous allions immédiatement à Bestchegda !

— Attendez. Votre psychiatre, Anatole Ivanovitch Chechouline, ne m’inspire pas confiance non plus. Sa venue est déjà suspecte : il arrive comme par hasard dans le foyer d’une épidémie de suicides qu’il avait lui-même prédite. J’ai observé cet homme. Il est possédé par un démon très puissant que l’on appelle l’ambition, et dans l’une de ses formes les plus douloureuses, à savoir l’ambition scientifique. N’a-t-il pas cédé à la tentation d’aider un peu son pronostic ? N’est-ce pas pour cela qu’il est venu ? Il avait du mal à cacher sa joie chaque fois qu’il y avait une nouvelle victime. Et d’un. N’ignorons pas non plus ses dons d’hypnotiseur qu’il nous a démontrés lors de la crise d’épilepsie de Laurent. Anatole Ivanovitch a étudié les mécanismes de la suggestion. Et de deux. Autre chose encore. Pourquoi ce psychiatre brillant, qui n’a eu aucun mal à soumettre le fol en Christ à sa volonté, n’a-t-il pas essayé de mettre en cause, ne serait-ce qu’une fois, la fausse version qui nous guidait ? Après cet incident, il aurait dû comprendre que Laurent appartient à ceux qui se laissent hypnotiser et non à ceux qui hypnotisent, et qu’il y avait donc peu de chances que ce soit lui le coupable.

— C’est juste ! affirma Nikiphore Andronovitch en frappant du poing sur la table. Il m’a déplu dès le début. « J’avais prédit ! », « On s’était moqué de moi ! », « Ma conférence à Pétersbourg aura un grand succès ! »… Et le regard qu’il a ? Il vous transperce !

Le policier saisit sa chapka.

— Mes braves messieurs, nous perdons notre temps ! Où est-il allé ? A Salazkino ? C’est à cinq verstes seulement. On va cueillir ce Judas direct !

— Ou prenons le curé, poursuivit Fandorine d’un air méditatif sans accorder la moindre attention à Julien. Si l’on cherche celui à qui la situation profite, eh bien le père Vincent avait tout intérêt à ce que l’épidémie se propage. Aujourd’hui, il mène une existence misérable. Pâtre sans ouailles, petit extorqueur, le t-type le plus méprisable de la région. Il doit haïr les vieux-croyants et leurs coutumes ! Et qu’est-ce que c’est que cette excursion étrange ? Est-il possible que ce soit uniquement pour de l’argent ? Avez-vous remarqué que dans chaque village il faisait le tour des maisons « pour un entretien édifiant » ? Peut-être qu’en réalité il montrait la « Vision » en faisant peur aux plus superstitieux ? Après que la nouvelle des suicides de Sterjenets se sera répandue dans toute la Russie, les autorités prendront sans doute des mesures draconiennes pour éradiquer la vieille foi.

— C’est vrai ! Ce pope est notre premier ennemi à nous tous ! confirma Evpatiev avec ardeur. Qu’est-ce qu’il craint le plus ? Que les vieux-croyants deviennent raisonnables, civilisés. Que le peuple choisisse une façon moins radicale de pratiquer la vieille foi, qu’il ait ses propres prêtres et évêques. Ce sera sa fin, il ne pourra plus sucer notre sang. Après tout, Kryjov et Chechouline sont des gens instruits, tandis que là on sent la méthode jésuite, on sent la main d’un pope !

— Et en plus, il y a ce diacre avec lui, renchérit le policier. On dirait une andouille finie, et en fait il est du genre fouineur, à promener son nez partout. L’oreille baladeuse, les yeux fureteurs ! Si c’est le pope qui sévit, alors le diacre est son complice. Je sais comment m’y prendre ! On me l’a appris. Il faut les arrêter et les interroger séparément. S’ils commencent à louvoyer, s’ils hésitent, s’ils divergent dans leurs mensonges, ils seront faits comme des rats.

Nikiphore Andronovitch dit alors d’un air inquiet :

— Ils sont allés à Latynino. Je leur ai proposé mon traîneau et mon cocher, ils n’en ont pas voulu. Nous irons à skis, qu’ils ont dit. Jusque-là, le curé n’aimait pas trop secouer son bide pour rien.

— Ceux de Latynino, on les traite de « têtes blanches », se rappela soudain le policier. C’est vrai qu’ils sont tous blondasses. Si ça se trouve, c’est eux, les agneaux blancs ! Les popes sont allés les exterminer ! Partons, messieurs, et au plus vite !

— Mitka ! cria l’industriel au cocher en entrouvrant la porte. Attelle, vite !

— A propos de Mitka, poursuivit Eraste Pétrovitch sur le même ton, qui figea sur place l’industriel. Votre cocher, il ne faudrait pas l’écarter non plus. Durant tout notre voyage, je ne lui ai pas entendu prononcer un seul mot. Il est discret, il reste toujours les yeux baissés, il essaie de ne pas attirer l’attention. Quand nous entrons dans un village, il disparaît pour réapparaître tout aussi brusquement. Quel genre d’homme est-il ? Est-il pieux ? Aime-t-il lire les vieux livres ?

— Comme la plupart des vieux-croyants, marmonna Evpatiev d’un air hébété en refermant la porte avant de se laisser choir sur le banc. Mon Dieu, faut-il suspecter tout le monde ?

Le travail de déduction se poursuivit sans la participation directe d’Eraste Pétrovitch, qui se replongea dans l’écrit ancien.

— Et on a oublié notre grand statisticien ! s’écria le policier. On a tort !

— Kokhanovski ? Arrête ! s’écria Nikiphore Andronovitch en éclatant de rire. Lui, un criminel ? Qu’est-ce que tu lui trouves ?

— C’est un Juif ! Ils ont crucifié le Christ et ils détestent les chrétiens !

— Qui est juif ? Aloïs Stépanovitch ? Qu’est-ce qui te prend ? Tu n’as jamais vu un Juif de ta vie !

— Moi, peut-être que je n’en ai jamais vu, mais M. le capitaine de la Sûreté nous a donné des instructions. Les Juifs, ils ont les cheveux noirs, un nez comme ça et des lunettes, à tous les coups. Le portrait craché de Kokhanovski. Même qu’il porte un prénom suspect : Aloïs !

— Et alors ? Si c’était Jacob, Boris ou encore Siméon, là d’accord. Mais Aloïs. A mon avis, il est d’origine polonaise.

— C’est pas tellement mieux.

Tandis qu’ils se disputaient au sujet de l’appartenance ethnique de Kokhanovski, Fandorine et Massa devisaient en japonais.

— Maître, le prêtre avec Barnabé, il faut les exclure de la liste des suspects, tout comme le statisticien avec son aide. Ils sont arrivés dans le premier village en même temps que nous. A ce moment-là, trois personnes avaient déjà péri. Quelqu’un leur avait proposé de devenir des brebis blanches et ils avaient accepté. Tandis que le docteur Chechouline, c’est une autre paire de manches. Il se trouvait au village. Ces deux-là aussi, d’ailleurs.

— J’y avais pensé. On ne peut exclure personne, répondit Fandorine avec un soupir. Le curé tout comme le statisticien viennent souvent dans ces contrées. Ils auraient pu faire un crochet par là auparavant.

L’industriel et le policier se turent, échangèrent un regard plein de sous-entendus. Sans comprendre le japonais, ils avaient manifestement abouti à la même conclusion que Massa.

— Toi, Nikiphore Andronovitch, tu es suspect aussi, dit Odintsov avec un sourire mauvais. Les schismatiques sans-popes, tu ne peux pas les piffrer, on le sait bien. Tu voudrais que tous, ils s’alignent sur vous autres, qui avez votre clergé. Tu l’as dit tellement de fois ; même que dans ton journal on en parle sans arrêt. Tu es un gars malin, une forte tête. Tu aurais très bien pu former le projet de détourner la société de tous ces anciens, ces chuchoteurs et ces fols en Christ pour les ramener à ta foi d’un coup ! C’est drôlement habile !

Evpatiev poussa un cri.

— Qu’est-ce que tu racontes, espèce d’animal ! C’est peut-être toi le provocateur ? Un renégat comme toi ne recule devant rien ! Il n’y a pas pire ennemi pour un vieux-croyant que le converti. Cette vile idée pue le département de la Sûreté ! Vous cherchez à éliminer la vieille foi ! Je vous connais ! C’est ce capitaine dont tu parles sans arrêt qui t’a recruté ! Avoue, Judas !

L’industriel empoigna le col du policier, Julien saisit Evpatiev à la gorge et, sans l’intervention de Massa, ils auraient fini par s’abîmer mutuellement le portrait.

Le Japonais frappa légèrement le coude du policier du revers de la main, et le bras d’Odintsov retomba le long de son corps, tout engourdi. Quant au capitaliste, Massa se montra un peu plus délicat avec lui : il lui serra les poignets, et ses mains lâchèrent prise.

— Chez nous il n’y a pas de blebis blanches, dit l’Asiatique, conciliant. Il n’y a que des noiles.

L’ordre était rétabli. Les bagarreurs respiraient difficilement mais n’essayaient plus de se jeter l’un sur l’autre. Nikiphore Andronovitch semblait en plus avoir honte : lui, un homme sérieux, un entrepreneur, propriétaire d’un journal, s’était battu avec un subalterne ! Il était tombé bien bas.

— Mais qu’est-ce qu’il fait, Mitka ? Il n’a pas fini de hacher le bois ! Il faudrait allumer le poêle, il fait froid. Il va geler cette nuit… Hum.

Evpatiev toussota et regarda autour de lui, puis ajouta :

— La petite de Cyrielle a oublié son écharpe…

En réalité, on pouvait difficilement qualifier d’écharpe l’espèce de torchon en laine qu’il venait de ramasser par terre.

— Pourvu qu’elle ne prenne pas froid, elle a un cou tout fluet. L’épreuve de l’humiliation ! Je veux bien, mais Cyrielle pourrait tout de même la vêtir plus chaudement. La gamine ne porte que des haillons, et le couvent n’est pas tout près.

— J’ai remarqué que vous n’appeliez jamais Cabochka par son prénom. Pourquoi ? demanda Fandorine en levant les yeux de sa feuille.

— Un prénom, ça ?

— Je pensais que c’était quelque prénom ancien, utilisé uniquement par les vieux-croyants.

Evpatiev hocha la tête, vexé.

— Vous avez une bien piètre opinion de nous ! Nous ne donnons pas des sobriquets de chiens aux personnes ! On l’a appelée ainsi provisoirement pour l’humilier. Ça vient de cabot. On appelait ainsi les vieux-croyants qui, de leur propre gré, s’engageaient au service de l’Etat comme soldats ou policiers. (Il jeta un coup d’śil à Odintsov.) Cabochka est un sobriquet méprisant. C’est fait exprès pour que la gamine apprenne l’humilité. Une coutume infâme ! Je ne pense pas qu’on puisse apprendre quoi que ce soit par l’humiliation…

— La chienne ! s’écria Eraste Pétrovitch.

— Pardon ?

— Il est écrit ici : « La chienne n’a pas eu peur, elle a rassemblé tous les agneaux blancs. » Seigneur ! Est-ce possible ?

Il fit une grimace.

— Cyrielle ? s’écrièrent l’industriel et le policier.

Massa poussa un glapissement, lui aussi :

— Cylielle ?

— Toutes les deux. Elles agissaient de conserve. Mais le problème n’est pas là. (Eraste Pétrovitch se donna une tape sur le front.) J’aurais dû comprendre plus vite ! Car je sais à présent qui sont les agneaux blancs ! Pendant que Cyrielle faisait le tour des maisons en parlant aux adultes, sa chienne, elle, rassemblait les enfants. Je l’ai observée de mes propres yeux et je n’y ai vu que du feu. Espèce de t-touriste de mes deux ! dit-il en parlant de lui-même, et il conclut par un juron, ce qui ne lui était arrivé que six fois au cours de sa vie. C’est ainsi que Cyrielle a interprété les paroles du prieur : « Petits et blancs, ils auront des ailes et ils deviendront des anges. » Il est impossible de « sauver » tous les adultes, alors, au moins, les enfants innocents. C’est pour cela qu’elle a donné un nom de chienne à sa guide. Et aussi… Non mais, j’aurais dû comprendre tout de suite. « Le couvent connu pour sa vieille piété », eh bien, c’est justement le couvent de la Vieille Piété. Ça colle parfaitement ! Nous avons pris un retard terrible ! Pourvu que nous arrivions à temps ! Sans doute ont-elles fixé le jour et l’heure !

Les quatre hommes se précipitèrent vers la porte en se bousculant.

Le chśur des anges

Evpatiev s’arrêta, aspira l’air, essuya la sueur de son front.

— Je ne peux pas le croire ! C’est une diablesse ! Comme elle changeait d’apparence selon le milieu où elle se trouvait ! A Paradis, avec les mendiants elle était toute humble, avec les peintres elle plaisantait, quant aux scribes, elle les a conquis par son érudition… Et nous, comme elle a réussi à nous berner ! Je dois reconnaître que je l’appréciais énormément.

— Moi aussi, avoua Fandorine. Alors, vous pensez b-bien que les pauvres « brebis »… Elle a beaucoup de talent, cette femme. Une diablesse ? De notre point de vue, oui. Mais elle, elle doit voir les choses autrement.

Odintsov leur jeta un regard furieux.

— Vous choisissez bien le moment pour discuter ! En avant ! Partons !

Le traîneau les conduisit à l’orée du bois, après quoi il leur fallut chausser les skis. Deux chapelets de traces s’alignaient dans la neige : les unes petites, les autres plus grandes et accompagnées de trous creusés par la crosse ; l’habit de la conteuse avait laissé un sillon irrégulier : on aurait dit qu’un immense serpent était passé sur la neige.

Ils n’avaient pas trouvé de skis pour Massa, qui, d’ailleurs, ne savait pas monter dessus. Cependant, le Japonais avait refusé de rester avec le cocher Mitka et clopinait obstinément derrière en s’enfonçant dans la neige jusqu’aux genoux à chaque pas.

— Vous êtes trop lents ! pestait le policier. J’y vais seul !

Il accéléra le pas et, bientôt, disparut dans l’obscurité. C’était facile pour lui : il avait l’habitude de sillonner la forêt en hiver, les citadins ne pouvaient rivaliser avec lui.

— C’est encore loin ? demanda Eraste Pétrovitch en éclairant le chemin avec la lampe de poche.

— Jusqu’au monastère ? Julien a dit une heure à skis. Cyrielle a dû mettre deux fois plus de temps, surtout avec son bandeau sur les yeux. Mais, malgré tout, elles sont sans doute arrivées avant la nuit. Julien a raison, il faut faire vite !

A peine Massa avait-il réussi à rattraper son maître, à peine s’était-il assis dans la neige et avait-il mis un caramel dans sa bouche que déjà les skieurs repartaient.

Ils avaient beau avancer bien plus lentement qu’Odintsov, au bout d’une demi-heure ils le rattrapèrent.

Mais, avant de le voir, ils l’avaient entendu jurer dans l’obscurité. Il claudiquait sur un ski, utilisant l’autre en guise de béquille.

— Cette diablesse a ensorcelé le sentier ! J’ai trébuché sur un terrain plat ! Mon ski est cassé et en plus je me suis foulé la cheville, se plaignit-il. Nous allons encore arriver trop tard !

Ils le dépassèrent et accélérèrent.

Pour couronner le tout, il commençait à neiger. Les traces s’effaçaient à vue d’śil. Pour peu qu’elles eussent été complètement recouvertes, il leur eût fallu attendre Odintsov, le seul à connaître le chemin.

Mais voilà que la forêt commença à s’éclaircir, la lumière de la lampe se perdit dans l’immensité, dans l’obscurité, se fit plus diffuse et plus terne.

Une clairière !

Les traces allaient tout droit. Au bout d’une dizaine de mètres elles disparurent : dans un lieu découvert, la neige les recouvrait plus vite que dans la forêt.

Les skieurs s’arrêtèrent.

— C’est là, tout près ! cria Odintsov en les rattrapant.

Il s’arrêta, le souffle court.

— Vous voyez la chapelle là-bas ? Allez, vite !

En effet, une construction sombre, élancée se dressait au milieu des flocons de neige.

— Où faut-il les chercher ? Où peut-il y avoir une mine ?

Eraste Pétrovitch promena sa torche dans tous les sens. Evpatiev alluma la lanterne qu’il avait dérobée dans le refuge de chasseurs. De nouveau, Julien disparut dans l’obscurité.

— J’espère encore que vous vous êtes trompé, dit Nikiphore Andronovitch. A propos des enfants, hein ? Comment auraient-ils pu arriver jusqu’ici en venant de leurs villages ? Regardez le temps que nous avons mis, nous, sur nos traîneaux !

Fandorine poussa un soupir.

— J’ai posé la question à Odintsov. Il m’a dit que c’était facile. La rivière tourne, fait des méandres. De Denissievo jusqu’ici, sur la glace, il y a cent cinquante kilomètres. En coupant par la forêt, on réduit la distance à quarante-cinq. Et les autres villages sont encore plus près. Pour les gamins d’ici, qui ont l’habitude de se déplacer à skis, ce n’est pas un problème. Le tout est de savoir combien d’entre eux ont suivi la chienne…

Soudain, ils entendirent dans l’obscurité :

— Ça y est ! J’ai trouvé ! Par ici !

Evpatiev bondit, l’air souffla le feu de sa lanterne. Fandorine, lui aussi, avait oublié d’appuyer sur le levier, et sa lampe s’éteignit.

A cet instant, une grande flamme brilla devant eux : le policier venait de mettre le feu à une grosse branche de sapin, qui leur servit de torche.

Ils aperçurent la chapelle adossée à une colline boisée en pente raide. Au milieu, au niveau du sol, on voyait une petite porte en bois.

Des deux côtés, à moitié recouverts de neige, s’entassaient des skis et des luges.

Il y en avait beaucoup, des dizaines.

— Chut ! fit Julien en collant son oreille à la porte.

Eraste Pétrovitch s’approcha et entendit un chant à peine perceptible.

Des voix pures, angéliques montaient comme des entrailles de la terre.

— Seigneur ! Ils sont vivants ! murmura Nikiphore Andronovitch avant de laisser échapper un sanglot. Qu’est-ce que tu as à rester planté là, Julien ? C’est fermé ? Défonce la porte !

Fandorine saisit aux épaules le policier qui prenait son élan pour se jeter contre la porte et le repoussa : Odintsov tomba sur la neige.

— Pas touche ! Et si la mine était organisée selon les règles ? Vous avez oublié la « mort facile » ? Tenez-vous tranquilles. Et n’entrez pas, quoi qu’il arrive.

Il fit un pas vers la porte et frappa doucement. Puis il appela :

— Mère Cyrielle !

Et encore, un peu plus fort :

— Mère Cyrielle ! C’est moi, Eraste Pétrovitch Kouznetsov !

Les chants se turent.

— Laisse-moi vous rejoindre ! Permets-moi d’être des vôtres ! implora Fandorine en faisant des signes désespérés à ses compagnons pour qu’ils se cachent.

Le policier piétina la branche qui leur servait de torche et tous les deux bondirent sur les côtés. L’obscurité et la neige les engloutirent.

Aucune réponse ne parvint de l’intérieur, et Fandorine cria de nouveau d’un ton menaçant où perçaient des inflexions hystériques :

— Laisse-moi entrer ! Peux-tu me laisser périr alors que vous allez vous sauver ? C’est un péché, ma mère ! Je t’ai sortie du feu et toi, tu me laisses dans la géhenne ? Ouvre ! Je ne partirai pas !

Il entendit un bruissement derrière la porte.

Il se prépara à agir.

Il fallait la saisir, la tirer dehors, c’était l’essentiel. Evpatiev et Odintsov arriveraient à la maîtriser. Et aussitôt, avant que les enfants aient compris de quoi il retourne, il devait se précipiter vers le pilier scié, s’il y en avait un.

Le verrou claqua. La porte grinça.

Eraste Pétrovitch leva la main droite. Il tenait la lampe dans la main gauche et avait déjà commencé à remuer le ressort. Comment trouver le pilier s’il faisait nuit à l’intérieur ?

La porte s’ouvrit.

Une mort facile

Il dut abaisser ses deux mains.

La droite, parce que ce n’était pas Cyrielle qui avait ouvert la porte, mais Cabochka.

La gauche, parce qu’il n’avait pas besoin de lampe. Un grand nombre de chandelles brillaient à l’intérieur.

— Entrez, dit la mendiante en s’inclinant devant lui.

En réalité, elle n’avait plus du tout l’air d’une gueuse. Ses tresses bien peignées étaient décorées de petites roses en papier. Une jolie robe brodée. Un collier au cou. Son visage émacié rayonnait d’extase solennelle.

Il se baissa pour s’enfoncer dans une galerie étroite qui sentait la terre.

Il entendit le verrou claquer derrière lui.

— Par ici, viens par ici, appela la voix de Cyrielle.

Au bout de l’étroit passage se trouvait une grotte ronde, basse, mais assez large. Il était difficile d’en apprécier les dimensions exactes dans l’obscurité : elle devait faire dans les vingt pieds de diamètre.

Ainsi que le craignait Fandorine, un pilier en bois se dressait au beau milieu de la mine. Il s’affinait vers le haut et, dans sa partie rabotée, n’était pas plus gros qu’un crayon. On ne comprenait même pas comment le plafond en planches étayé par des cales obliques pouvait tenir sur un appui aussi fragile. Sans doute était-ce un grand maître qui avait bâti cette construction.

Cette mine avait été aménagée avec bien plus de soin que celle de Bogomilovo. On avait dû la creuser tout spécialement pour le salut des « agneaux blancs ».

Les cierges n’étaient pas plantés dans la terre, mais placés sur des étagères, dans des bougeoirs. Dans un coin, une armoire à icônes avec une veilleuse. Partout, des guirlandes de fleurs en papier.

Mais Fandorine n’avait pas vu tout de suite ces décorations somptueuses. Il étudiait le funeste pilier. C’est seulement après qu’il leva les yeux sur Cyrielle et sur les enfants.

Ces derniers étaient « blancs » au sens propre : les filles portaient des robes blanches, les garçons des chemises blanches. Partout, des petits visages, des yeux brillants s’étaient tournés vers Fandorine : on aurait dit plusieurs dizaines de cierges.

Cabochka avait bien fait son travail : vingt-huit garçons et filles étaient assis à même le sol, serrés les uns contre les autres. Il y avait même parmi eux des tout-petits : sans doute leur sśur ou leur frère aîné les avait-il conduits sur une luge, pour les sauver de l’Antéchrist…

Après avoir regardé et compté les enfants (avec Cabochka, ils étaient donc vingt-neuf), Eraste Pétrovitch se tourna vers le personnage principal.

Elle n’avait plus son bandeau ! Ce fut la première chose qui le frappa.

Elle portait son habit ordinaire. Elle ne s’était pas pomponnée pour l’occasion, mais avait enlevé le tissu qui masquait ses yeux.

Le regard qu’elle avait ! Droit, autoritaire, brillant comme de l’acier fondu.

— Tu nous as trouvés ? dit-elle avec tendresse. Tu es intelligent, je l’ai compris tout de suite. C’est ton cśur qui t’a guidé. Tu as eu de la chance, tu seras sauvé. Assieds-toi là-bas, dans le coin. Assieds-toi.

Sa voix et son regard possédaient une force hypnotique : Eraste Pétrovitch éprouva un léger vertige, ses muscles se relâchèrent, il ressentit une envie irrésistible de s’asseoir à la place indiquée par la conteuse.

Il ferma les yeux un instant, secoua sa torpeur.

Allait-il s’asseoir dans le coin ?

— Permets-moi de me mettre près de toi, ma mère.

Pourvu qu’elle l’y autorise ! Cela lui faciliterait la tâche.

Une circonstance le réconforta : Cyrielle était assise un peu à l’écart du pilier. En l’assommant d’un coup sec sur les vertèbres du cou, il l’empêcherait de le briser.

— D’accord, assieds-toi en face de moi, acquiesça-t-elle. C’est un véritable plaisir que de parler avec un homme intelligent. Tu as fait entrer de l’air, on en a pour une heure de plus au moins. Ma petite chienne, s’adressa-t-elle à Cabochka, allume encore quelques cierges. Pour abréger nos souffrances. Et si cela devient insupportable, je vous aiderai.

Non merci, pensa Eraste Pétrovitch.

S’asseoir en face n’était pas la meilleure solution. Cyrielle serait alors hors de sa portée. S’il n’y avait pas d’autre issue, il serait obligé de tirer. Le revolver était dans sa poche. A deux pas, il n’était pas difficile de l’atteindre en plein front… Mais non, ce n’était pas une bonne idée. Les enfants s’affoleraient, ce serait la cohue. Ils feraient tomber le pilier et la toiture s’écroulerait…

Bientôt, Fandorine remarqua un autre détail qui le fit renoncer définitivement à l’idée de tirer.

Un fil brillait dans la lumière tremblante. Il reliait le poignet de Cyrielle à l’endroit le plus fin du pilier.

Eraste Pétrovitch comprit qu’il suffirait à la prophétesse de bouger la main pour faire venir la mort « facile ».

Les enfants lui firent de la place et il s’assit en tailleur au milieu d’eux. Des corps chauds se serrèrent contre lui des deux côtés et derrière. Fandorine sentit une boule dans sa gorge : il enlaça ses deux petits voisins, un garçonnet et une fillette. Tous deux avaient des épaules frêles, celles de la gamine tremblaient par-dessus le marché.

— Je t’ai ’econnu, dit la gamine, qui n’arrivait pas à prononcer les r. Tu as été chez nous à Ba’bouillevo.

Fandorine la reconnut aussi, d’après les taches de rousseur sur son nez, les dents manquantes et, surtout, les moufles rouge vif accrochées à une ficelle. C’était elle qui lui avait dit alors : « Qu’est-ce que t’as à zieuter ? Passe ton chemin ! »

En voyant qu’il fixait ses moufles, la gamine dit comme pour s’excuser :

— Il fait f’oid ici. Mes mains gèlent.

— Attends un peu, mon hirondelle, dit Cyrielle en souriant. Bientôt, ça va se réchauffer, et drôlement ! Dis-moi, Eraste, mon frère, comment as-tu deviné où il fallait aller pour te sauver ?

Après un instant d’hésitation, il décida qu’il valait mieux dire la vérité à cette femme.

— D’après la « Vision du père Ambroise » que j’ai trouvée dans la mine de Bogomilovo.

Elle acquiesça de la tête.

— Je savais que tu étais intelligent. Les anciens, se sont-ils sauvés ?

— Oui. On les a d-déterrés t-tard… Quand j’ai lu la p-prophétie, quand j’ai c-compris de quoi ça parlait, mes yeux se sont dessillés.

Fandorine se devait d’être convaincant. Il restait les yeux baissés, évitant le regard perçant de Cyrielle. Il n’y avait rien d’étonnant à cela : il était ému, il cherchait ses mots et même bégayait plus que d’ordinaire.

La conteuse rit tout doucement.

— Tu as de la chance, tu seras sauvé. Et pour moi, tu es un dernier cadeau du ciel. Puis-je l’avouer ? Quand tu m’as sortie du feu, j’ai eu très envie de voir quel genre d’homme tu étais. Ne serait-ce que d’un coin de l’śil. J’ai pensé que c’était une tentation du Malin. Tu es beau, bien fait. Ce sera joyeux de monter au ciel avec toi.

Il s’inclina légèrement comme pour la remercier du compliment. Une situation fantasmagorique à proprement parler ! Converser aimablement alors que leur vie ne tenait qu’à un fil, au sens propre, et que ce fil se trouvait dans la main de cette folle fanatique !

— Je n’ai pas compris pourquoi Laurent a mis le feu à la maison, dit Eraste Pétrovitch pour la faire redescendre sur terre.

— N’est-ce pas clair ? s’étonna-t-elle. Il voulait m’empêcher d’agir. Depuis longtemps, il fait le tour des villages, il persuade les gens de ne pas descendre dans les mines. Il se prend pour un homme de Dieu alors qu’il est envoyé par l’Antéchrist ! Mais il a un don extraordinaire. Il a l’śil perçant, il m’a percée à jour. Et il a trouvé ce piège. Il a mis le feu aux quatre coins de la maison, a calé la porte légèrement. Il savait que les gens réveillés par le feu ne penseraient qu’à eux-mêmes, qu’ils se précipiteraient dehors en m’oubliant. C’était son calcul.

— Il voulait te brûler ?

— Pire. Il pensait que pour trouver la porte j’enlèverais mon bandeau, en brisant mon vśu. C’en eût été fini de moi. Quelle sauveuse aurais-je fait après ça ? Laurent voulait détruire ma force. Mais le Seigneur s’y est opposé, il t’a envoyé à mon secours.

Fandorine grinça des dents.

La gamine aux taches de rousseur s’était endormie, tout contre lui, d’un sommeil lourd, agité. On commençait à sentir le manque d’air. Beaucoup d’enfants transpiraient.

Le temps filait. Il en restait très peu. Bientôt, les plus petits et les plus faibles commenceraient à étouffer.

— D’où es-tu ? demanda Cyrielle en arrangeant le châle qui cachait sa tête.

En remuant, sa main tendit le fil de fer relié au poteau. Le cśur d’Eraste Pétrovitch se serra.

— Tu as le parler pur, pas comme les gens du Nord, ajouta-t-elle.

— De Moscou. Et toi, ma mère ?

Il se souvint que, d’après le scénario proposé par Kryjov, il devait se présenter comme un vieux-croyant du quartier de Rogoja.

Heureusement qu’il ne l’avait pas fait !

— Moi aussi ! s’écria Cyrielle, toute joyeuse. Je suis fille de marchand, de Rogoja. J’ai quitté le monde en étant jeune fille. J’ai vécu en ermite sur le littoral de la mer Blanche, j’ai recopié des livres anciens et enluminé des manuscrits. Pendant vingt et deux années. L’été dernier, j’ai été visitée. La nuit, dans mon sommeil, une voix m’a parlé, sévère, la voix, et claire aussi. « Va là où il est dit dans la Vision d’Ambroise. Une grande prophétie y est cachée. » J’ai reconnu immédiatement la prophétie. Mais j’ai mis du temps à trouver le lieu en question. J’ai longtemps erré entre la ville d’Arkhangelsk et la Ceinture de pierre, et un jour j’ai entendu parler du couvent de la Vieille Piété. Ça n’a pas été facile de venir ici, de tout préparer pour le grand jour. C’est Sabbatios Khvalynov, le charpentier de Denissievo, qui a construit cette mine. Pour cela, je lui ai offert le salut en premier, à lui et à sa famille. Aujourd’hui j’amènerai mes angelots au bon Dieu, et mon âme sera en paix. J’aurai tout accompli selon la prophétie… Une chose m’étonne, dit-elle en fronçant les sourcils et en dirigeant sur Fandorine son regard envoûtant. Toutes les brebis sont comptées dans la prophétie. Elles sont au nombre de quinze. Et toi, tu seras la seizième. Peut-être que j’ai mal fait de t’ouvrir la porte ? Et pourquoi, frère Eraste, ne me regardes-tu pas dans les yeux ?

A cet instant, une gamine se mit à pleurer dans un coin.

— Mère Cyrielle, je me sens mal, j’étouffe ! Laisse-moi entrouvrir la porte une petite minute !

— Moi aussi, j’étouffe, entendit-on dans un autre coin.

— Et moi ! J’ai lourd à la poitrine !

Un des petits pleurnicha, puis éclata en sanglots.

— Patientez, mes chéris ! Patientez, mes gentils ! pria Cyrielle. Patientez aussi longtemps que vous pouvez. Le Seigneur aime ceux qui ont beaucoup souffert. Je vais vous dire un conte, gai, léger. Quand je l’aurai terminé, je tirerai sur le fil d’argent, et vos âmes s’envoleront.

Les pleurs cessèrent. On entendait juste le souffle court, douloureux des enfants.

Fandorine, toujours assis, fit un mouvement pour se rapprocher de Cyrielle.

— J’ai quelque chose à te dire…

Elle l’arrêta d’un geste impérieux :

— Ne t’approche pas. Avant de se présenter devant le Seigneur, un homme et une femme ne doivent pas se tenir côte à côte. C’est un péché.

— C’est justement à propos du péché que je veux te demander quelque chose, dit-il tout bas.

Il avait tout de même réussi à réduire un peu la distance entre eux. C’est exprès qu’il parlait à voix basse : son auditrice allait instinctivement se pencher vers lui.

— N’est-ce pas un péché que de les prendre tous avec nous ? Il y en a qui sont tout petits, qui ne comprennent rien. J’ai un doute.

— Voilà donc pourquoi tu es venu ! dit Cyrielle en le regardant d’un air sévère. Tu m’as été envoyé comme questionneur, pour une ultime tentation. Sache que je me le suis demandé à maintes reprises. J’ai prié, j’ai pleuré. J’ai lu la réponse dans un livre saint, à propos de la compréhension et de la raison. Il est écrit : « La raison vient du Malin, c’est le cśur qui nous vient de Dieu. Ecoute le désir de ton cśur. »

— Et si le cśur ne le désire pas ? Regarde, ils pleurent, ils ont peur. Tu crois que leurs cśurs désirent mourir ? Si tu leur permets de fuir, ils partiront tous jusqu’au dernier ! Tu te rappelles ce qui est écrit dans le plus grand des livres saints ? « Si quelqu’un scandalisait un de ces petits qui croient en moi, il vaudrait mieux pour lui qu’on suspendît à son cou une meule de moulin, et qu’on le jetât au fond de la mer. »

Eraste Pétrovitch n’avait jamais pris part à des disputes théologiques. Il était persuadé qu’en réponse à cette citation, cueillie dans un recoin de sa mémoire et qui tombait, certes, à point nommé, elle en alignerait dix autres permettant des interprétations parfaitement inverses.

Mais il s’était trompé. Son argumentation eut de l’effet. Ce n’étaient pas les paroles de Jésus adressées aux apôtres, citées dans tous les catéchismes, qui avaient troublé la prophétesse. Il y avait bien autre chose.

— Tu crois vraiment qu’ils partiraient ? Qu’ils mépriseraient le salut céleste pour la vie terrestre ? Les agneaux blancs ? Les angelots de Dieu ? s’écria-t-elle d’une voix perçante en tendant la main au-dessus de la tête des enfants. Mes fils, mes filles ! Qui veut partir d’ici ? Je ne vous retiens pas de force. Peut-être quelques-uns d’entre vous ont-ils été contraints de venir ? Partez, ceux qui ne veulent pas monter au ciel avec moi ! Qui dois-je laisser sortir ? Toi ? Toi ? Toi ?

Elle désigna du doigt chacun à tour de rôle et tous, même les plus petits, hochèrent la tête en signe de refus.

— Alors, questionneur, tu as vu ? Honte à toi ! Peut-être que tu veux sauver ta chair ? Alors, fuis ! Faufile-toi comme une petite souris par la porte et referme-la vite, pour ne pas faire entrer trop d’air. Aie pitié des petits enfants. Ce sera dur pour eux de s’étouffer pour la troisième fois.

— Tu as tort de me blâmer, ma mère. Je ne partirai pas. Car je suis un homme adulte et ma décision est prise. Mais eux ne sont pas des êtres raisonnables ! Ils ne veulent pas partir, car toi et ta guide vous ne leur avez présenté que le chant d’une colombe.

— Quelle colombe ? s’étonna Cyrielle.

— Tu te rappelles ton chant sur les deux colombes, la grise et la noire ? Dans ta chanson, tu permettais à la jeune fille de choisir. Tandis que là, tu les entraînes vers la sainteté de force. Ce n’est pas honnête. Le Seigneur n’appréciera pas un sacrifice comme celui-ci.

La prophétesse réfléchit.

— Eh bien, tu as raison. Ils n’ont qu’à écouter leurs cśurs derechef. Parle pour la colombe grise et moi, je serai la colombe noire.

Eraste Pétrovitch ne s’attendait pas du tout à ce que les choses prennent ce tour-là. Il devait tenter sa chance pour sauver ne serait-ce que quelques enfants. Mais pouvait-il combattre l’habile conteuse avec ses propres armes ? Elle avait du métier, une voix pénétrante, un regard magnétique. Et lui ? Il ne savait même pas parler aux enfants.

— Tu te tais ? Alors, je commence.

Cyrielle baissa la tête et poussa un profond soupir. Tous les regards étaient rivés à son visage.

— Je ne vous dirai pas un conte, mais une histoire vraie, commença-t-elle tout doucement, presque dans un souffle. Un jour, les hommes du méchant patriarche Nikon sont arrivés dans un village pour y semer leurs croyances et pour éradiquer la vraie foi. Les hommes, les femmes, les vieillards et les vieillardes ne se sont pas laissé séduire, n’ont pas eu peur des menaces, et le voïévode, ce chien, a ordonné de les enfermer dans une remise et de les brûler. « Ce n’est pas d’eux que j’ai besoin, a-t-il dit. Nous allons prendre les petits enfants, nous allons les convertir et ils deviendront les fidèles serviteurs du tsar. » Ils ont pris tous les enfants, ils les ont jetés en prison, ils les ont fouettés, puis ils leur ont brûlé les pieds et les mains, et ils leur ont infligé maints autres supplices, et pendant ce temps, ils ne leur donnaient pas à manger…

Le visage de la conteuse était toujours baissé. Son murmure se faisait de plus en plus perçant, comme s’il montait de la terre. Même Fandorine se sentit mal à l’aise ; quant aux petits auditeurs, ils tremblaient. L’effet ne venait pas du récit lui-même, mais de ce sifflement sinistre.

— Un des enfants, âgé d’une dizaine d’années, ne put supporter les tourments : on lui lacérait le dos avec un martinet armé de clous, et on l’arrosait ensuite avec de l’eau salée. Il s’est mis à pleurer et il s’est signé avec trois doigts. Le voïévode l’a laissé sortir. Quant aux autres, qui n’ont pas cédé, il a ordonné de lâcher les chiens sur eux. Les chiens aux crocs acérés se sont jetés sur les malheureux et ils les ont mis en pièces sur-le-champ ! C’est ce que les nikoniens font à ceux qui ont la foi solide ! L’enfant qui avait trahi Dieu a vécu une longue vie. Mais il n’était pas heureux : la honte l’a tourmenté jusque dans ses vieux jours. Quand il est mort, les démons lui ont enfoncé des crocs en fer dans les côtes. Avant de le jeter dans la géhenne, ils l’ont fait monter au ciel. Il y a jeté un coup d’śil et il a vu les petits garçons et les petites filles que les chiens avaient égorgés : ils étaient sur un nuage de soie, sous un soleil clair. Si joyeux, si lumineux. Le Christ et la Mère de Dieu étaient avec eux. Et l’apostat est tombé dans un gouffre noir profond, sur des pieux pointus. Et il a poussé un hurlement ! cria soudain Cyrielle d’une voix terrible, levant la tête et passant son regard brûlant sur les murs de la grotte.

Les enfants poussèrent des piaillements effrayés. Cyrielle poursuivit :

— Puis les démons l’ont attrapé par une oreille et ils l’ont jeté sur une poêle ! Puis chez des araignées géantes toutes velues, dans une toile visqueuse ! Puis dans un trou grouillant de vipères ! Et ainsi de suite, jusqu’à la fin des temps. Car, conclut-elle d’une voix calme qui se voulait édifiante, celui qui a supporté un bref supplice sans se renier gagne la béatitude éternelle. Mais celui qui a trahi pour repousser sa mort le paiera par des souffrances éternelles… A toi à présent, colombe grise. Parle.

Impressionnés par le terrible récit, les enfants se serraient les uns contre les autres ; Fandorine était au désespoir. Que pouvait-il opposer à cette accumulation d’horreurs, narrées avec un art consommé ?

Comment expliquer aux petits habitants de ce trou perdu dans la forêt que le monde était vaste et beau ? Ils ne comprendraient pas ce qu’il leur dirait et lui, il était incapable de leur parler dans un langage accessible pour eux. Ah, si Massa avait été là. Le Japonais savait parler aux enfants, lui.

Il n’arrivait presque plus à respirer, la sueur ruisselait sur sa poitrine et son dos.

— Hum… Dans la ville de Moscou, il y a une cloche, elle est grande, elle est immense, commença Eraste Pétrovitch en trébuchant sur chaque mot. Aussi grande qu’une isba. On l’appelle la Tsar-cloche. Il y a aussi un canon, le Tsar-canon. Vingt chevaux n’arriveraient pas à le déplacer. Voilà.

Il se tut. Il se sentait parfaitement idiot.

— Elle sonne fort, cette cloche ? demanda sa voisine aux taches de rousseur, en le regardant de bas en haut avec ses yeux remplis de larmes.

— Elle ne sonne pas. Elle est fêlée. Elle est tombée du clocher.

— Et le canon, il tire loin ? demanda l’un des gamins.

— On ne s’en est jamais servi pour tirer…

Il n’y eut pas d’autres questions.

Elle était douée, la colombe grise, à n’en pas douter ! Fandorine était furieux contre lui-même.

— Au pays d’Afrique, il y a un animal, la girafe. Elle a quatre pattes, elle est jaune avec des pois noirs. Elle a un cou très très long. Elle peut cueillir tout ce qu’elle veut sur n’importe quelle branche de n’importe quel arbre.

— Même des pommes ? retentit une voix dans le noir.

— Des pommes, des poires, des prunes, confirma Eraste Pétrovitch. Il y a aussi là-bas un immense cochon qu’on appelle l’hippopotame. Il reste allongé dans le marécage toute la journée à s’arroser de boue. Et un autre cochon encore plus gros qui s’appelle l’éléphant. Avec des oreilles comme ça et une trompette à la place du nez. Quand il prend de l’eau dans son nez et qu’il vous crache dessus, vous tombez.

Il entendit un petit rire hésitant.

Encouragé par cette réaction, Fandorine poursuivit :

— En Australie – c’est un autre pays – vit l’animal le plus gentil du monde. C’est un petit nounours tout poilu. Il ne mange que des feuilles. Il mâche un bon coup et après, il se serre contre une branche et il s’endort. On l’appelle koala. Une fois je me suis approché, j’ai pris un nounours endormi dans mes bras. Il n’a pas protesté, il s’est serré contre moi et il a continué à dormir. Qu’est-ce qu’il était doux !

Ils l’écoutaient, c’était sûr !

Il poursuivit en précipitant les mots, tout en épongeant sa sueur.

— Au pays du Japon, il existe une sorte de combat : ce sont des gros qui s’affrontent. Chacun est comme une boule. Ils entrent sur le ring et se poussent avec leurs ventres. Celui qui est plus habile à bousculer l’autre a gagné.

— Ça, pour les g’os, tu ’acontes n’impo’te quoi !

— Moi, je r-raconte n’importe quoi ? s’indigna Eraste Pétrovitch. Regarde donc toi-même !

Il sortit le cadeau de Massa, le mouchoir qui représentait les lutteurs de sumo. Il le déplia, le montra. Les enfants s’approchaient, les uns à quatre pattes, les autres penchés. Tous voulaient voir l’image extraordinaire.

Les chandelles commençaient à s’éteindre faute d’air, et Fandorine dirigea sa torche sur le mouchoir.

— Ça alors ! s’écrièrent les gamins. Tonton, laisse-moi le toucher !

— Et moi !

— Et moi !

Fandorine comprit que la victoire n’était pas loin.

Soudain, il sentit une étrange torpeur l’envahir. Sa langue devint pâteuse, ses membres s’engourdirent. Cyrielle le dévisageait de son regard fixe, et il éprouva dans son corps l’influence palpable, bien qu’inexprimable avec les mots, de cette force mesmérienne.

Il s’obligea à se détourner, pour ne regarder plus que les têtes des enfants, et réussit à briser l’envoûtement.

— Il y a bien des choses dans le vaste monde, dit-il d’une voix forte. De grandes montagnes, des mers bleues, des îles vertes. Et des gens différents. Il y en a qui sont méchants, mais il y en a aussi qui sont gentils, et ils sont nombreux. Il y en a qui sont tristes, mais aussi des joyeux, plein. Avec les uns il est bon de parler, avec les autres il est bon de travailler. Le Seigneur a inventé tant de choses pour vous. Comment partir sans avoir rien vu, sans avoir goûté à rien ? Le Seigneur ne sera-t-Il pas vexé ?

Eraste Pétrovitch se tut, car il ne savait plus quoi dire. Le petit blondinet qui était assis à côté de lui demanda :

— C’est-y vrai ou pas, on raconte qu’il existe du sucre noir, de la chacalate que ça s’appelle. Terriblement sucré !

— Oui, s’éveilla soudain Fandorine, reconnaissant pour cette aide. Et aussi de la marmelade, c’est comme du jus de fruits, mais qu’on peut mâcher. Et des gaufres…

— J’en ai mangé, mon père en avait apporté de la ville.

Le blondinet se tourna vers Cyrielle et dit bien fermement :

— Mère Cyrielle, je veux rentrer.

— Moi aussi. C’est samedi, maman va faire des gâteaux.

— Laisse-moi sortir aussi !

— Moi aussi !

Eraste Pétrovitch, tourné à moitié vers la prophétesse, mais évitant de la regarder dans les yeux, lui dit le plus calmement du monde :

— Laisse partir ceux qui veulent. Et nous, on reste.

Un incroyable charivari remplit la grotte. Les gamins se disputaient : les uns affirmaient qu’il fallait partir, les autres qu’ils devaient rester. L’un des garçons, trop passionné, donna un coup à son voisin. Cris, pleurs, jurons se muèrent en un terrible vacarme.

C’est alors qu’il arriva ce que Fandorine craignait le plus.

En entendant ces bruits incompréhensibles, les hommes qui attendaient dehors décidèrent de s’en mêler. On pouvait les comprendre, bien sûr. Il n’était pas facile de demeurer si longtemps dans l’inaction et l’ignorance.

Des coups puissants s’abattirent sur la porte en bois, qui se brisa en deux. Une vague d’air frais pénétra à l’intérieur. Ce fut décisif.

Ce souffle de vie qui était parvenu dans le souterrain agit bien plus efficacement que n’importe quel argument. Comme attirés par un aimant puissant, les gamins se précipitèrent vers la sortie en se bousculant.

— Attendez, mes gros bêtas, vous courez à votre perte ! cria Cyrielle d’une voix hystérique.

Elle tenta de les retenir, mais Fandorine observait chacun de ses mouvements : il bondit vers la prophétesse, saisit de toutes ses forces son poignet, que le fil reliait au pieu, et le plaqua au sol.

Dans sa vie, Eraste Pétrovitch s’était battu bien des fois, et parfois contre des adversaires sérieux. Mais jamais encore personne ne lui avait résisté avec autant d’acharnement que le fit cette femme fine, amaigrie par le jeûne.

Le choc sur les vertèbres du cou n’avait eu aucun effet sur elle. Pas plus qu’un coup bref mais fort sur la tempe.

Ecumant de rage, Cyrielle essaya de tirer le fil tout en saisissant son ennemi à la gorge de l’autre main. Elle réussit à percer sa peau avec ses ongles : la chemise de Fandorine fut inondée de sang.

Quelqu’un d’autre se jeta sur lui de l’autre côté. Des dents pointues se plantèrent dans sa main tandis qu’il tentait d’appuyer sur l’aorte de Cyrielle. C’était Cabochka !

— Pas ici, gémit la prophétesse. Fais tomber le pilier ! Le pilier !

La gamine desserra ses mâchoires et, habile comme une couleuvre, se glissa jusqu’au poteau et s’y appuya de tout son corps.

Le poteau grinça, mais résista : la fillette était trop malingre.

Fandorine se redressa et rejeta la « chienne » d’un coup de pied.

Il fallait tenir encore quelques instants : les derniers gamins étaient sur le point de s’engouffrer dans la galerie.

— Plus vite, plus vite ! cria-t-il, et il serra enfin le cou de Cyrielle au bon endroit.

La prophétesse, secouée de convulsions, agita ses jambes mais, en dépit de toutes les lois de la physiologie, ne perdit pas connaissance. Elle saisit Fandorine et le fit tomber sur elle.

— Le pilier ! cria-t-elle dans un râle.

Il fallut une seconde à Eraste Pétrovitch pour se libérer : il rejeta la tête en arrière, frappa la maudite sorcière de toutes ses forces sur le nez avec son front. Elle relâcha sa poigne et retomba, inerte.

Mais cet instant suffit à Cabochka pour reculer jusqu’au mur et, de là, prenant tout son élan, se jeter sur le poteau dans un hurlement.

Il ne put l’en empêcher.

Il réussit juste à rouler vers la sortie, dans un effort ultime et désespéré.

Le bois craqua, la terre trembla, et ce fut la fin du monde : nuit noire et silence absolu.

Tels des rayons

Eraste Pétrovitch sentit une goutte chaude lui tomber sur le visage. Puis une autre. Il retrouvait ses esprits.

— Réveille-toi, mon maître, réveille-toi ! répétait une voix pleurnicharde sur le point de se briser.

Fandorine ouvrit les yeux à contrecśur et il vit au-dessus de lui la physionomie de son serviteur. Plus loin – pas très haut – s’étendait un ciel gris teinté de rouge : l’aurore.

Un autre visage, avec un toupet crânement rejeté en arrière et des moustaches aux extrémités enroulées, apparut dans le champ visuel d’Eraste Pétrovitch.

— Il est vivant ! J’ai eu tort de dire la prière des morts, dit joyeusement Odintsov.

Il tendit la main pour essuyer le front couvert de poussière de Fandorine, mais Massa repoussa sa main en maugréant d’un air méchant et le fit lui-même.

Les ongles du Japonais étaient laids : cassés, sales, maculés de terre et de sang caillé.

Un troisième homme se pencha sur Fandorine : c’était Evpatiev.

— Nous n’avions plus d’espoir. Jamais on ne vous aurait dégagé sans votre Asiate. Ce n’est pas un être humain, c’est une machine à creuser la terre. Sans pelle, sans rien, il vous en a sorti à mains nues.

— Ça fait longtemps que je suis allongé là ? demanda Fandorine d’une voix rauque et grinçante qui le dégoûta lui-même.

— Oh oui, Eraste Pétrovitch. Je te le dis, j’ai même récité la prière pour le repos de ton âme. Je m’étais fâché contre le Nippon : « Va-t’en, infidèle ! Il ne faut pas tripoter le défunt ! » Et lui, il n’arrêtait pas de te secouer, de te frotter les joues, de te souffler dans la bouche.

— Dans la bouche ? s’étonna Fandorine. C’est donc pour ça que je sens un goût de caramel.

Il puisa une poignée de neige, l’avala. C’était comme s’il avait bu de l’eau vive. Il put s’asseoir, puis se mettre debout. Il tâta son corps : rien de cassé, uniquement des coups, mais ce n’était rien. Il restait juste la poussière qui grinçait sur ses dents. Il avala encore un peu de neige.

Autour, il n’y avait personne.

Une grande clairière. Une chapelle toute noircie par les ans. Un portail à moitié effondré surmonté d’une vieille croix à quatre branches.

La neige ne tombait plus. Le monde était blanc et pur.

— Et l-les enfants, où sont-ils ?

— Partis. Ils ont détalé, à croire qu’ils fuyaient le démon ! Il reste quelqu’un là-bas ?

— Cyrielle et sa g-guide. Personne d’autre.

— Elles sont loin de l’entrée ?

— Une dizaine de mètres.

Evpatiev poussa un soupir.

— Trop loin. On ne peut pas les déterrer à mains nues.

Le policier trancha :

— Pas la peine de les déterrer. Faut pas les déranger, les mortes. Et surtout, vu comment elles sont mortes. Qu’elles restent où elles sont. Elles ont choisi leur tombeau. Je vais juste leur installer un monument.

Julien grimpa promptement en haut du portail, enleva la croix et descendit.

— Je croyais que les suicidés n’y avaient pas droit, fit remarquer Evpatiev en l’observant planter la croix dans la terre juste au-dessus du tas de décombres.

— S’ils sont morts pour la foi, on peut.

En regardant la croix, Odintsov se signa avec trois doigts. Nikiphore Andronovitch fit aussi un signe de croix, avec deux doigts, lui. Massa replia ses mains, ferma les yeux et se mit à chantonner le sutra pour chasser les démons.

Eraste Pétrovitch ne participa point à cet office des morts ścuménique.

Tournant le dos aux hommes en prière, il regardait la clairière marquée en tous sens par les sillons que skis et luges avaient imprimés sur la neige, tels des rayons : à gauche, en direction de la rivière ; à droite, vers le lac ; en diagonale, vers le bois de bouleaux ; tout droit, vers la forêt de sapins.

Soudain, Fandorine tressaillit.

A une quinzaine de pas de la mine effondrée, la neige était marquée d’une tache rouge. Un des enfants avait-il été blessé ?

Il s’y dirigea en claudiquant.

Il s’arrêta. Sourit.

C’était une petite moufle rouge attachée à un bout de ficelle.

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21.06.2020

Fiction Book Description

Boris Akounine

Le monde entier est un théâtre

DU MÊME AUTEUR

CHEZ LE MÊME ÉDITEUR

Azazel

Le Gambit turc

Léviathan

La Mort d’Achille

Missions spéciales

Le Conseiller d’Etat

Le Couronnement

La Maîtresse de la Mort

L’Amant de la Mort

L’Attrapeur de libellules

Altyn-Tolobas

Bon sang ne saurait mentir (tomes I et II)

Le Faucon et l’Hirondelle

Pélagie et le bouledogue blanc

Pélagie et le Moine Noir

Pélagie et le coq rouge

La Prisonnière de la tour

Le Chapelet de jade

Avant la fin du monde

PRÉSENTATION DE L'ÉDITEUR

Le détective Eraste Fandorine dans le rôle de l'amoureux éconduit. Russie, 1911. A la suite d'un quiproquo, la veuve de Tchekhov charge Eraste Fandorine de découvrir ce qui terrorise l'une de ses amies, la comédienne Eliza Lointaine-Altaïrskaï. Pour les besoins de son enquête, le détective assiste à la représentation d'une pièce dans laquelle la jeune femme interprète le rôle principal. Dès que l'actrice apparaît sur scène, Fandorine est stupéfait par sa ressemblance avec son premier amour, Liza, disparue tragiquement. Il tombe immédiatement sous son charme. Malheureusement, l'envoûtante Eliza semble victime d'une malédiction : tous les hommes qui la courtisent finissent par trouver la mort. C'est pourquoi elle décide d'éviter Fandorine. Blessé dans son amour-propre, le détective saura-t-il faire preuve du discernement nécessaire pour résoudre ce mystère? De sa plume enlevée, Boris Akounine tisse une intrigue à la Agatha Christie, et nous livre un roman intelligent et léger, qui illustre encore une fois son immense virtuosité.

Boris Akounine

LE MONDE ENTIER

EST UN THÉÂTRE

Roman

Traduit du russe par Paul Lequesne

HUIT UNITÉS AVANT LE BÉNÉFICE

L’être harmonieux

Eraste Pétrovitch Fandorine se considérait comme un être harmonieux depuis le jour où il avait atteint le premier degré de la sagesse. L’événement était survenu pile au bon moment, ni trop tôt ni trop tard, à un âge où il est déjà temps de tirer des conclusions, mais où il est encore possible de modifier ses plans.

La leçon primordiale qui se dégageait de toutes ces années vécues se réduisait à une maxime d’une extrême brièveté, qui valait bien tous les enseignements de la philosophie pris ensemble : vieillir est un bienfait. « Vieillir » signifie « mûrir », autrement dit non point se gâter mais devenir meilleur – plus fort, plus sage, plus parfait. Si un individu, en vieillissant, ressent non pas un gain mais une perte, c’est l’indice que son navire a perdu le cap.

Pour filer la métaphore maritime, on pourrait dire que Fandorine était passé au large des récifs de la cinquantaine, sur lesquels les hommes si souvent font naufrage, toutes voiles dehors et pavillon au vent. Certes, l’équipage avait bien failli se mutiner, mais sans autre conséquence.

La tentative de mutinerie s’était produite le jour même de son demi-siècle d’existence, coïncidence qui, bien sûr, n’avait rien de fortuit. La conjonction des chiffres possède une incontestable magie que seuls les gens totalement privés d’imagination ne savent percevoir.

Après avoir fêté son anniversaire par une promenade en scaphandre au fond de la mer (à cette époque, Eraste Pétrovitch se passionnait pour la plongée sous-marine), il s’était installé le soir dans la véranda, face au spectacle des promeneurs flânant sur l’esplanade, et sirotait un punch tout en se répétant mentalement « j’ai cinquante ans, j’ai cinquante ans », comme s’il cherchait à définir le goût d’une boisson inhabituelle. Tout à coup son regard se posa sur un vieillard décrépit, coiffé d’un panama blanc, momie desséchée et tremblotante qu’un serviteur mulâtre poussait dans un fauteuil roulant. Le Mathusalem avait les yeux vitreux, un filet de bave pendait à son menton.

J’espère bien ne pas vivre jusqu’à un âge pareil, pensa Fandorine, et brusquement il comprit qu’il était effrayé. Et encore plus effrayé de ce que l’idée même de vieillir lui causât de l’effroi.

Sa bonne humeur s’était envolée. Il se retira dans sa chambre pour égrener son chapelet de jade et tracer sur du papier le kanji signifiant « vieillesse ». Quand enfin la feuille fut couverte de l’idéogramme

calligraphié dans tous les styles imaginables, le problème se trouva résolu, le concept élaboré. Eraste Pétrovitch s’était élevé au premier degré de la sagesse.

La vie ne peut être une pente, seulement une montée – jusqu’à l’ultime instant. Et d’un.

Les vers de Pouchkine « Les jours suivent les jours, et chacun d’eux emporte / Une parcelle d’être… », si fréquemment cités, recèlent une faute de sens. Sans doute le poète était-il en proie au spleen, ou bien s’agit-il d’un simple lapsus calami. Si un homme vit comme il faut, la fuite du temps, loin de l’appauvrir, l’enrichit. Et de deux.

Le vieillissement doit être une opération commerciale lucrative, une manière d’échange naturel : vigueur physique et intellectuelle contre énergie spirituelle, beauté extérieure contre beauté intérieure. Et de trois.

Tout dépend de la qualité du vin. S’il est quelconque, avec l’âge il tournera en vinaigre. S’il est généreux, il n’en deviendra que meilleur. D’où la conclusion : plus on vieillit, plus on est en devoir de se bonifier. Et de quatre.

Et enfin cinquième point : Eraste Pétrovitch n’avait guère non plus l’intention de renoncer à sa vigueur physique et intellectuelle. Aussi avait-il conçu un programme spécial pour y remédier.

Il convenait désormais de s’approprier chaque année un nouveau domaine. Et même deux : l’un relevant du corps ou du sport, l’autre de l’esprit. Alors vieillir n’aurait plus rien d’effrayant, et présenterait même de l’intérêt.

Son plan d’expansion future s’était dessiné assez vite, un plan si ambitieux que les cinquante années à venir risquaient de n’y pas suffire.

Parmi les objectifs d’ordre intellectuel qui lui restaient à atteindre, Fandorine comptait : apprendre enfin sérieusement l’allemand, compte tenu du fait que la guerre avec l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie était à l’évidence inéluctable ; maîtriser le chinois (une année serait trop courte, il lui en faudrait deux, et encore seulement parce que le système des idéogrammes lui était déjà familier) ; pour combler une honteuse lacune dans sa géographie humaine, s’initier pour de bon à la culture musulmane, ce qui réclamerait d’apprendre l’arabe et d’étudier le Coran dans le texte original (prévoir environ trois ans) ; se mettre au fait de la littérature classique et contemporaine (Eraste Pétrovitch manquait éternellement de temps pour cela), et cetera, et cetera.

Parmi les objectifs sportifs à court terme : apprendre à piloter un aéroplane ; consacrer douze mois à un curieux divertissement olympique fort utile pour la coordination des gestes, le saut à la perche ; pratiquer l’escalade ; maîtriser absolument la plongée sans scaphandre, avec un nouveau modèle de recycleur, doté d’un régulateur perfectionné de distribution d’hydrogène permettant des séjours prolongés à une profondeur considérable… Eh ! Impossible de tout énumérer !

Au cours de la demi-décennie écoulée depuis le jour où Fandorine s’était effrayé d’avoir peur, sa méthode pour bien vieillir avait produit d’assez bons résultats. Chaque année il s’élevait d’un degré, ou plutôt de deux, de sorte qu’il regardait à présent de haut l’homme qu’il était à cinquante ans.

Au jour de son cinquante et unième anniversaire, Eraste Pétrovitch, à titre de perfectionnement intellectuel, avait appris l’espagnol, dont l’usage lui avait tant manqué quand il naviguait en mer des Caraïbes. Le « degré » d’ordre physique avait été la voltige cosaque. Bien sûr, il savait déjà monter à cheval, mais point brillamment, or la chose était utile, et qui plus est tout à fait passionnante – beaucoup plus agréable, en tout cas, que les courses en automobile, qui commençaient à le lasser.

Pour ses cinquante-deux ans, Fandorine avait appris l’italien et considérablement amélioré son niveau de compétence en kenjutsu, l’escrime japonaise. Il avait étudié cette science admirable sous la férule du consul du Japon, le baron Shigeyama, détenteur du grade le plus élevé. A l’issue de son stage, Eraste Pétrovitch remportait contre le baron deux assauts sur trois (et encore ne concédait-il le troisième que par respect pour son senseï).

Il avait ensuite dédié la cinquante-troisième année de son existence d’une part à la philosophie antique et moderne (Fandorine avait hélas arrêté ses études à la fin du lycée), d’autre part au pilotage de motocyclettes, qui ne le cédait en rien au sport équestre quant à l’intensité des sensations qu’il procurait.

Durant l’année 1910 qui venait de s’écouler, c’était la chimie qui avait occupé l’esprit d’Eraste Pétrovitch, l’une des sciences contemporaines qui sans doute connaissait l’essor le plus rapide, cependant qu’il se distrayait par des tours de jonglage, activité a priori bien inutile et futile, mais qui permettait de travailler la synchronisation des gestes, et la motricité fine.

Pour la présente saison, il lui avait paru logique de passer du jonglage au funambulisme – excellent moyen de renforcer l’équilibre physique et nerveux.

Ses exercices intellectuels étaient en partie liés à son récent engouement pour la chimie. Fandorine avait résolu de consacrer les douze mois suivants à un sujet qui le passionnait de longue date : la criminologie. Le délai qu’il s’était fixé était déjà écoulé, mais il poursuivait ses recherches, celles-ci s’étant engagées sur une voie inattendue et tout à fait prometteuse, que personne, à part lui, ne semblait explorer sérieusement.

Il s’agissait de nouvelles méthodes de mise en condition des témoins et des suspects, visant à inciter ces derniers à une totale franchise. Dans les temps barbares, on recourait à un moyen cruel et peu efficace : la torture. Ainsi qu’il était apparu, on pouvait obtenir des résultats extrêmement fiables et détaillés en utilisant une combinaison de trois types de procédés : psychologique, chimique et hypnotique. Si un individu détenait une information primordiale qu’il refusait de partager, il suffisait, après étude de son profil, de lui faire d’abord subir une préparation correcte, puis d’affaiblir sa volonté de résistance au moyen de mixtures ad hoc, et enfin de le soumettre à une séance d’hypnose, pour que sa sincérité devînt absolue.

Le bilan des expériences était à première vue impressionnant. Cependant, de sérieux doutes surgissaient quant à leur valeur pratique. Le problème n’était même pas que Fandorine n’eût pour rien au monde communiqué la teneur de ses découvertes au gouvernement (on tremblait en imaginant l’usage que pourraient en faire ces messieurs fort peu scrupuleux de la Sécurité ou de la Gendarmerie1), mais lui-même se fût sans doute interdit, au cours d’une nouvelle enquête, de changer un être humain, fût-il le plus abject des criminels, en un objet d’expérimentation chimique. Cela n’aurait guère été du goût d’Emmanuel Kant, qui affirmait qu’on ne devait point considérer son semblable comme un moyen d’atteindre un but ; or, Fandorine tenait le philosophe de Königsberg pour la plus haute autorité morale. C’est pourquoi l’étude du « problème de la sincérité » posé par la criminologie gardait pour Eraste Pétrovitch un caractère scientifique plutôt abstrait.

Certes, la question restait ouverte, sur le plan éthique, quant à l’application de la nouvelle méthode aux enquêtes portant sur des crimes particulièrement monstrueux, ou bien susceptibles de mettre gravement en danger la société et l’Etat.

C’était précisément sur ce sujet que Fandorine méditait intensément depuis quatre jours – depuis le moment où l’on avait publié la nouvelle de l’attentat contre le président du Conseil des ministres, Stolypine. Le soir du 1er septembre, à Kiev, un jeune homme avait tiré par deux fois sur le principal acteur de la vie politique russe.

Ce fait divers présentait bien des éléments fantasmagoriques. Un, le drame sanglant n’avait pas eu lieu n’importe où, mais dans un théâtre, sous les yeux d’un public nombreux. Deux, le spectacle était des plus joyeux : Le Conte du tsar Saltan. Trois, ce n’était pas d’un conte que sortait le tsar présent dans la salle, le tsar en personne, que le meurtrier avait laissé en paix. Quatre, le théâtre était gardé de telle manière qu’aucun prince Guidon n’eût pu y pénétrer2, même sous l’aspect d’un moustique. On n’avait laissé entrer que les spectateurs munis d’une invitation personnelle délivrée par les services de la Sécurité. Cinq – c’était le plus fantastique –, le terroriste disposait d’une telle invitation, qui plus est parfaitement authentique. Six, le meurtrier avait réussi non seulement à entrer dans les lieux, mais aussi à y introduire une arme à feu…

A en juger d’après les renseignements parvenus aux oreilles d’Eraste Pétrovitch (or ses sources d’informations étaient fiables), le coupable, une fois arrêté, n’avait fourni aucune réponse susceptible d’élucider pareil mystère. Voilà bien où les nouvelles méthodes d’interrogatoire eussent pu servir !

Tandis que le chef du gouvernement se mourait (ses blessures, hélas, étaient fatales), tandis que des enquêteurs maladroits perdaient en vain leur temps, l’immense empire déjà accablé d’une multitude de problèmes vacillait et oscillait, au risque de verser, tel un chariot pesamment chargé qui eût perdu son conducteur dans un brusque virage. Piotr Stolypine pesait trop lourd pour l’Etat.

Fandorine nourrissait des sentiments complexes à l’égard de l’homme qui durant cinq ans avait gouverné la Russie presque sans partage. Tout en respectant le courage et la résolution du Premier ministre, il jugeait que la direction prise par celui-ci présentait nombre d’écueils dangereux. Cependant il ne faisait aucun doute que la mort de Stolypine allait porter un coup terrible à l’Etat et risquait de plonger le pays dans un nouveau chaos. Enormément de choses dépendaient à présent de la rapidité et de l’efficacité de l’instruction.

Il était quasi certain qu’on inviterait Fandorine à y collaborer, à titre d’expert indépendant. On avait maintes fois recouru à ses services par le passé quand un dossier d’extrême importance semblait dans une impasse ; or, il était difficile d’imaginer affaire plus urgente et cruciale que l’attentat de Kiev. Par ailleurs Eraste Pétrovitch connaissait le président du Conseil des ministres pour avoir, à sa demande, participé à des enquêtes singulièrement compliquées ou délicates touchant aux intérêts de l’Etat.

L’époque où Fandorine, à la suite d’un différend avec les autorités supérieures, s’était trouvé forcé de quitter pour de longues années sa ville natale et son pays n’était plus désormais qu’un souvenir. L’ennemi personnel d’Eraste Pétrovitch – autrefois l’homme le plus puissant de l’ancienne capitale – (ou plutôt le peu qui était resté de sa très auguste personne) reposait depuis longtemps dans une crypte et n’était guère pleuré de ses concitoyens. Rien n’empêchait plus Fandorine de passer à Moscou autant de temps qu’il le souhaitait. Rien, sinon son habituel appétit d’aventures et de sensations nouvelles.

Quand il séjournait en ville, Eraste Pétrovitch habitait une villa indépendante, passage de la Dormition, plus couramment nommé rue Svertchkov. Il y avait bien longtemps, près de deux cents ans plus tôt, un marchand nommé Svertchkov avait fait construire là une grande maison de pierre. Le marchand était mort, la maison avait plusieurs fois changé de propriétaire, mais le nom familier était resté dans la tenace mémoire moscovite. Quand il se reposait de ses voyages ou de ses enquêtes, Fandorine menait là une vie calme et retirée, tel le grillon du foyer.

La demeure était confortable et bien assez vaste pour deux personnes : six pièces, salle de bains, eau courante, électricité, téléphone – le tout pour cent trente-cinq roubles par mois, en comptant le charbon destiné au poêle hollandais. C’était dans ces murs que le conseiller d’Etat à la retraite réalisait la plus grosse part du programme intellectuel et sportif qu’il avait lui-même élaboré. Il lui arrivait parfois d’imaginer avec plaisir le jour où, rassasié de voyages et d’aventures, il s’installerait rue du Grillon de manière permanente pour s’abandonner tout entier au captivant processus de la sénescence.

Un jour. Pas maintenant. Plus tard. Sans doute passé soixante-dix ans.

Pour le moment, Eraste Pétrovitch était loin d’être rassasié. Au-delà des limites de sa retraite svertchkovienne restaient beaucoup trop de lieux de toute sorte, d’événements et de phénomènes d’un fantastique intérêt. Certains éloignés de plusieurs milliers de kilomètres, d’autres de plusieurs siècles.

Une dizaine d’années plus tôt, Fandorine s’était sérieusement passionné pour le monde sous-marin. Il avait même fait construire sur ses propres plans un vaisseau submersible enregistré dans la lointaine île d’Aruba, qu’il perfectionnait sans cesse. Ce hobby entraînait des dépenses considérables, mais depuis qu’on avait réussi, au moyen du submersible, à remonter du fond de la mer un chargement précieux, non seulement il avait permis à Eraste Pétrovitch de rentrer largement dans ses frais, mais il l’avait délivré de la nécessité de réclamer des honoraires pour ses enquêtes et ses conseils de détective criminologue.

A présent, il pouvait ne se charger que des affaires les plus intéressantes, ou de celles que, pour une raison ou une autre, il lui était impossible de refuser. En tout cas, le statut de dispensateur de services ou de bienfaits était beaucoup plus plaisant que la fonction de mercenaire, si compétent fût-il.

On laissait rarement Fandorine en paix, et fort peu longtemps. La faute en était à la réputation qu’il avait acquise dans les cercles professionnels internationaux au cours des vingt dernières années. Depuis l’époque de la funeste guerre avec le Japon, même le gouvernement russe recourait souvent aux lumières de l’expert indépendant qu’il était devenu. Il arrivait qu’Eraste Pétrovitch refusât, son idée du bien et du mal ne coïncidant pas toujours avec celle des autorités. Par exemple, c’était de très mauvais gré qu’il se chargeait des affaires relevant de la politique intérieure, à moins qu’il ne s’agît de méfaits particulièrement odieux.

L’histoire de l’attentat contre le Premier ministre exhalait justement une telle odeur d’ignominie. Il y avait là trop de bizarreries inexplicables. D’après des informations reçues par voie confidentielle, il se trouvait quelques personnes à Saint-Pétersbourg à partager la même opinion. Ses amis de la capitale avaient communiqué à Fandorine par téléphone que le ministre de la Justice s’était rendu la veille à Kiev pour diriger personnellement l’instruction. C’était signe qu’on se méfiait de la Sécurité et du Département de la police. On n’allait plus tarder à inviter également « l’expert indépendant » Fandorine à rejoindre les rangs des enquêteurs. Si ce n’était pas le cas, cela signifierait que la pourriture s’était étendue jusqu’au sommet de l’appareil d’Etat.

Comment procéder, Eraste Pétrovitch le savait déjà.

Il convenait encore de méditer quant au moyen d’action chimique, mais il restait tout à fait possible d’appliquer au meurtrier les méthodes psychologique et hypnotique. On pouvait supposer que ce serait suffisant. Bogrov, le terroriste, se verrait contraint de dévoiler l’essentiel : qui avait armé son bras, qui lui avait fourni un laissez-passer et permis de pénétrer dans le théâtre avec un revolver.

Il ne serait pas mauvais non plus d’amener à la confidence le chef du service de la Sécurité de Kiev, le lieutenant-colonel Kouliabko, ainsi que le directeur adjoint du Département de la police, le conseiller d’Etat Vériguine, responsable des mesures de protection. Avec ces messieurs au plus haut point suspects, compte tenu de la nature de leurs occupations et de leur commune absence de scrupules, il serait permis sans doute de ne pas prendre de gants. Il y avait peu de chances qu’ils se laissent hypnotiser, mais il suffirait de passer un moment avec chacun en tête à tête pour verser une goutte de la préparation secrète dans le cognac préféré du lieutenant-colonel et dans le thé du sobre Vériguine. Ils parleraient du mystérieux laissez-passer et de la raison pour laquelle il ne se trouvait aucun garde du corps auprès du Premier ministre durant l’entracte, alors même que sociaux-révolutionnaires, anarchistes et simples tyranophobes solitaires le traquaient depuis plusieurs années…

Fandorine frémissait à l’idée que les services responsables de la sécurité de l’empire pussent être mêlés à l’attentat contre le chef du gouvernement. Depuis quatre jours il errait dans ses appartements, tantôt égrenant son chapelet de jade, tantôt jetant sur le papier des sortes de schémas que personne d’autre ne pouvait comprendre. Il fumait des cigares, réclamait sans arrêt du thé, mais ne mangeait presque rien.

Massa, son serviteur, seul être au monde qui lui fût proche, savait parfaitement que lorsque son maître était dans cet état, mieux valait ne pas le déranger. Sans jamais s’éloigner, le Japonais prenait garde à ne pas se montrer, et observait la plus grande discrétion. Il avait annulé deux rendez-vous galants et envoyé plusieurs fois la concierge quérir du thé chez l’épicier chinois. Les yeux bridés de l’Oriental brillaient d’un éclat fiévreux : Massa s’attendait à de captivants événements.

L’année précédente, ce confident dévoué avait fêté lui aussi son cinquantième anniversaire, et traité cette date charnière avec un sérieux tout japonais. Il avait changé de vie, de manière encore plus radicale que son maître.

En premier lieu, conformément à l’antique tradition, il s’était entièrement rasé le corps, signe qu’il embrassait intérieurement l’état monastique et, en attendant de se retirer dans un autre monde, renonçait à toutes les vanités de celui-ci. Certes, Fandorine n’avait pas remarqué – pour le moment – que Massa eût changé quoi que ce fût à ses mśurs de Céladon. Cela dit, les règles des moines japonais ne prescrivaient pas l’abstinence charnelle.

En second lieu, Massa avait décidé de prendre un nouveau nom afin de rompre définitivement avec celui qu’il avait été jusque-là. Une difficulté était alors apparue : selon les lois de l’Empire russe il n’était possible de modifier son état civil qu’à la seule occasion du baptême. Le Japonais ne s’était pas laissé arrêter par cet obstacle. Il avait adopté avec joie la religion orthodoxe, s’était pendu au cou une croix de solides dimensions et avait commencé de se signer furieusement devant tous les dômes d’églises, et même au son des cloches, ce qui ne l’empêchait pas de continuer à faire brûler des parfums devant l’autel bouddhiste dressé dans la maison. D’après ses papiers, il ne s’appelait plus désormais Massahiro, mais Mikhaïl Erastovitch (d’après le nom de son parrain). Fandorine s’était vu contraint de partager jusqu’à son nom de famille avec le tout nouveau serviteur du Seigneur : le Japonais l’en avait supplié, affirmant que c’était là la plus haute récompense qu’un suzerain pût accorder à son vassal pour la constance de son zèle et sa fidélité.

Mais quoi qu’il en fût, Eraste Pétrovitch s’était réservé le droit d’appeler son serviteur comme il l’avait toujours fait : Massa. Et, implacable, avait coupé court aux tentatives de son filleul de lui donner du « otô-san » (père) ou, pire encore, du « pèlevénélé ».

Eraste Pétrovitch et Mikhaïl Erastovitch étaient donc enfermés chez eux depuis quatre jours, à lorgner d’un śil impatient le téléphone, dans l’attente d’un appel. Le coffret de bois verni restait muet cependant. Il était rare qu’on dérangeât Fandorine pour des vétilles, car peu de gens connaissaient son numéro.

Le lundi 5 septembre, à trois heures de l’après-midi, le téléphone sonna enfin.

Ce fut Massa qui décrocha le combiné : il était justement en train d’astiquer l’appareil avec un chiffon de velours, comme s’il avait voulu attendrir une divinité capricieuse.

Fandorine passa dans la pièce voisine et alla se camper devant la fenêtre pour se préparer mentalement à l’importante explication qui devait suivre. Exiger d’emblée le maximum de pouvoirs et une totale liberté d’action, pensait-il. Autrement, ne pas accepter. Et d’un…

Massa passa la tête par l’embrasure de la porte. Son visage était soucieux.

— Je ne sais de qui vous attendiez un appel tous ces jours-ci, maître, mais je suppose que c’est le bon. La dame a la voix qui tremble. Elle dit que l’affaire est très urgente, d’une ekusu-ture-mu ulu-djensu.

Massa avait prononcé ces derniers mots en russe.

— La dame ? s’étonna Eraste Pétrovitch.

— Elle a dit : « Oliga. »

Massa tenait le patronyme pour un vain ornement, il peinait à s’en souvenir et souvent l’omettait.

La perplexité de Fandorine se dissipa. Olga… Mais oui, bien sûr. Il fallait s’y attendre. L’affaire était si embrouillée, si chargée d’imprévisibles complications, que le pouvoir préférait s’abstenir de réclamer directement l’aide d’une personne privée. Il était plus opportun pour lui d’agir par le biais de la famille. Fandorine connaissait Olga Borissovna Stolypina, épouse du Premier ministre blessé et arrière-petite-fille du grand Souvorov. Une femme solide, intelligente, de celles qui résistent à tous les coups du sort.

Elle savait bien sûr qu’elle serait très bientôt veuve. Il n’était pas exclu qu’elle téléphonât de sa propre initiative, sentant que l’enquête officielle était menée de bien étrange manière.

Eraste soupira puis s’empara du combiné.

— Fandorine. J-j’écoute.

1. Nom donné à l’époque tsariste aux services de police secrète chargés de traquer les opposants au régime. (Toutes les notes sont du traducteur.)

2. Le Conte du tsar Saltan est un opéra de Rimski-Korsakov, inspiré de l’śuvre de Pouchkine du même nom et créé en 1899 à l’occasion du centenaire de la naissance du poète. Guidon, fils de Saltan, y est changé en moustique par la princesse Cygne pour pouvoir s’introduire dans le palais de son père.

Aïe, quel impair !

— Eraste Pétrovitch, pour moi, par pitié, au nom de notre amitié, en mémoire de mon défunt mari, enfin, ne refusez pas ! dit une voix de femme, sonore et précipitée, familière sans aucun doute, mais altérée par l’émotion. Vous êtes un homme de cśur, bon et sensible, je sais que vous ne vous déroberez pas !

— Ainsi, il est mort…

Fandorine inclina la tête bien que la veuve ne fût pas en mesure de le voir. Puis il déclara dans un mouvement sincère :

— Acceptez mes p-plus sincères condoléances. Vous n’êtes pas seule à être touchée par ce malheur, c’est une perte immense pour toute la Russie. Quant à moi, de mon côté, je ferai évidemment tout ce qui est en mon pouvoir.

Après un silence, la dame reprit, d’une voix qui trahissait cependant un certain embarras :

— Je vous remercie, mais je me suis déjà plus ou moins habituée… Le temps guérit les blessures…

— Le temps ?

Eraste fixa le téléphone d’un śil stupéfait.

— Eh bien, oui. Anton Pavlovitch est mort depuis sept ans, n’est-ce pas… Ici, Olga Léonardovna Knipper-Tchekhova. Je vous ai réveillé, j’imagine ?

Aïe ! Quel impair ! Fandorine rougit et jeta un regard furieux à Massa, qui n’en pouvait mais. Pas étonnant que la voix lui eût paru familière. Il entretenait depuis longtemps des relations amicales avec la veuve de l’écrivain : tous deux avaient fait partie de la commission chargée de régler la succession de Tchekhov.

— Mon D-dieu, p-pardonnez-moi ! s’exclama-t-il en bégayant encore plus que d’habitude. Je vous avais prise pour… mais peu importe…

La conséquence de ce quiproquo stupide et, au fond, plutôt comique fut que Fandorine, dès le début de la conversation, se trouva en devoir de se justifier, à la manière d’un coupable. Sans cela, il eût certainement répondu à la demande de la comédienne par un refus poli, et tout le reste de sa vie eût pris un tour très différent.

Mais Eraste Pétrovitch était troublé, et puis parole de gentleman n’est pas promesse en l’air.

— Vous feriez vraiment pour moi tout ce qui est en votre pouvoir ? Eh bien, je vous prends au mot, dit Olga Léonardovna d’une voix déjà moins émue. Connaissant votre noblesse et votre droiture, je ne doute pas que l’histoire que je vais vous conter saura vous toucher.

A dire vrai, même sans le malentendu par lequel avait débuté la conversation, il eût été malaisé à Fandorine de refuser un service à cette femme.

Dans le monde, la veuve de Tchekhov était l’objet d’une réprobation générale. On jugeait de bon ton de la condamner pour avoir préféré briller sur scène et passer gaiement son temps en compagnie de ses talentueux camarades du Théâtre d’art, au lieu de prendre soin de l’écrivain agonisant dans sa morne retraite de Yalta. Elle ne l’aimait pas, elle ne l’aimait pas ! Elle avait épousé le mourant par froid calcul, pour s’approprier un peu de sa gloire, sans pour autant négliger sa propre célébrité, et par ailleurs s’arroger un nom fort utile pour la suite de sa carrière théâtrale – telle était l’opinion qui prédominait.

Eraste Pétrovitch s’indignait devant pareille injustice. Le défunt Tchekhov était un homme d’expérience à l’esprit aiguisé. Il savait qu’il épousait non pas une simple femme, mais une comédienne d’exception. Olga Léonardovna était prête à abandonner la scène pour rester en permanence auprès de lui, mais quel homme digne de ce nom accepterait un tel sacrifice ? Aimer, c’est désirer le bonheur de l’être qu’on aime. Sans grandeur d’âme, l’amour ne vaut pas un pet. Et il était juste que la femme eût laissé son époux l’emporter dans cette course à la générosité. L’essentiel était qu’elle eût été présente à son côté au moment de son décès et eût rendu son départ moins pénible. Elle racontait qu’au tout dernier soir il avait beaucoup plaisanté et que tous deux avaient ri de fort bon cśur. Que souhaiter de plus ? C’était là une belle mort. Personne n’avait le droit de blâmer cette femme.

Toutes ces pensées traversèrent une nouvelle fois l’esprit d’Eraste Pétrovitch, tandis qu’il écoutait le récit heurté et bien peu intelligible de la comédienne. Il y était question d’une certaine Elisa, amie d’Olga Léonardovna et également actrice, semblait-il. Il était arrivé quelque chose à cette personne, qui depuis vivait « constamment dans une terreur mortelle ».

— Je vous demande pardon, glissa Eraste Pétrovitch alors que sa correspondante s’interrompait pour étouffer un sanglot. Je ne c-comprends pas bien. Altaïrskaïa et Lointaine, ce sont deux personnes distinctes ou une seule ?

— Une seule ! Elisa Altaïrskaïa-Lointaine, c’est son nom complet. Auparavant, elle avait pour pseudonyme de scène Lointaine, puis elle s’est mariée et est devenue Altaïrskaïa, du nom de son mari. Certes, ils n’ont pas tardé à se séparer, mais avouez qu’il eût été stupide pour une comédienne de renoncer à un si joli nom…

— Et malgré tout, je ne suis pas sûr de…

Fandorine plissa le front.

— Cette dame nourrit des craintes, vous avez décrit de manière très éloquente son état de nervosité. Mais que redoute-t-elle exactement ?

Et surtout, qu’attendez-vous donc de moi ? ajouta-t-il in petto.

— Elle refuse de dire de quoi il s’agit ! Elisa est une personne très secrète, elle ne se plaint jamais de rien. Pour une comédienne, c’est extrêmement rare ! Mais hier elle m’a rendu visite, nous avons beaucoup parlé, et tout à coup elle s’est effondrée. Elle a fondu en larmes et s’est abandonnée contre moi, en bredouillant que sa vie était un cauchemar, qu’elle ne pouvait plus le supporter, qu’elle se sentait harcelée et traquée. Comme je commençais de la presser de questions, Elisa a soudain terriblement pâli, elle s’est mordu la lèvre, et il m’a été impossible de lui soutirer un mot de plus. Elle regrettait à l’évidence de s’être confiée. Pour finir, elle a marmonné quelques paroles indistinctes, m’a priée de lui pardonner cet instant de faiblesse et s’est sauvée en courant. Je n’en ai pas dormi de la nuit, et j’ai passé la journée dans tous mes états ! Ah ! Eraste Pétrovitch, je connais Elisa de longue date. Elle n’est ni hystérique ni mythomane. Je suis sûre qu’un danger la menace, un danger de telle nature qu’il lui est interdit d’en parler, même à une amie. Je vous en supplie au nom de tout ce qui nous rattache : tâchez d’éclaircir de quoi il retourne. Pour vous ce sera un jeu d’enfant, vous êtes passé maître dans l’art d’élucider les mystères. La manière dont vous avez retrouvé le manuscrit disparu d’Anton Pavlovitch tenait du génie !

A l’évocation de l’histoire qui avait marqué le début de leur amitié, Fandorine fronça les sourcils, gêné par des propos si ouvertement élogieux.

— Je vous aiderai à pénétrer dans le cercle de ses relations. Elisa est en ce moment jeune première dans l’Arche de Noé.

— Est q-quoi ? Où ça ? bégaya Eraste Pétrovitch, surpris.

— Elle tient l’emploi de jeune première dans cette nouvelle troupe d’avant-garde qui tente de concurrencer le Théâtre d’art, expliqua Olga Léonardovna d’un ton où perçait une certaine condescendance, inspirée soit par l’ignorance de Fandorine en matière de théâtre, soit par les insensés qui osaient prétendre rivaliser avec le célèbre MKhAT1. L’Arche de Noé vient d’arriver de Saint-Pétersbourg, pour une tournée destinée à stupéfier et conquérir le public moscovite. Il est impossible d’obtenir des billets, mais j’ai déjà tout arrangé. On vous laissera entrer et on vous installera à la meilleure place, de manière que vous puissiez tous les observer à loisir. Vous serez libre ensuite d’aller visiter les coulisses. Je vais téléphoner à Noé Noévitch, c’est le directeur de la troupe, Noé Noévitch Stern, je lui demanderai de vous prêter tout son concours. Il ne cesse de me tourner autour, il espère toujours m’attirer dans sa troupe, aussi accédera-t-il à ma requête sans poser de questions superflues.

Eraste Pétrovitch donna un coup de pied furieux dans la chaise, qui se fendit en deux. Une affaire dénuée d’intérêt, totalement ridicule – les caprices d’il ne savait quelle prima donna au nom invraisemblable, frappée d’hypocondrie –, et il lui était totalement impossible de refuser. Cela au moment où il attendait d’être invité à participer à l’instruction d’une affaire d’assassinat historique, et même emblématique d’une nouvelle époque !

Massa émit un clappement de langue, prit le meuble accidenté, et tenta de s’y asseoir : la chaise se déroba sous lui.

— Vous ne dites rien ? Vous me refuseriez ce petit service ? Si vous aussi vous m’abandonnez, je n’y survivrai pas ! déclara la veuve du grand écrivain avec l’intonation d’Irina Arkadina en appelant à Trigorine.

— P-pourrais-je seulement oser ? protesta Fandorine, accablé. Quand faut-il être au théâtre ?

— Vous êtes un amour ! Je savais que je pouvais compter sur vous ! Le spectacle aujourd’hui est à huit heures. Je vais tout vous expliquer…

Rien de catastrophique, songea Eraste Pétrovitch pour se rassurer. Finalement cette femme pleine de talent mérite bien que je perde une soirée pour satisfaire sa lubie. Et si on m’appelle entre-temps pour l’affaire Stolypine, je lui expliquerai que c’est là une question d’importance nationale…

Mais la journée s’écoula sans qu’on téléphonât ni de Saint-Pétersbourg ni de Kiev. Le soir venu, Eraste Pétrovitch noua une cravate blanche et, luttant vainement contre l’irritation, s’en fut au spectacle. Massa avait reçu l’ordre de ne pas s’éloigner de l’appareil et, en cas de besoin, de foncer au théâtre à motocyclette.

1. Le Théâtre d’art de Moscou, fondé en 1897 par Konstantin Stanislavski et Vladimir Nemirovitch-Dantchenko.

La Sainte-Elisabeth

Fandorine, quant à lui, prit un fiacre, sachant qu’à l’heure où le Bolchoï, le Maly et le Noveïchy accueillaient tous les trois leur public il ne trouverait nul endroit sur la place des Théâtres où garer son automobile. La fois précédente, pour La Walkyrie de Wagner, il avait imprudemment rangé son Isotta Fraschini entre deux calèches, et un cheval rebelle, ferré à crampons, lui avait fendu d’un coup de sabot son radiateur chromé – il avait dû ensuite patienter deux mois pour en recevoir un neuf de Milan.

Au cours des quelques heures écoulées depuis le coup de téléphone de l’actrice, Eraste Pétrovitch avait collecté un certain nombre d’informations sur le théâtre où il était appelé à passer la soirée.

Il se trouvait que cette troupe, apparue à Saint-Pétersbourg la saison passée, avait eu le temps de faire fureur dans l’ancienne capitale, ensorcelant le public, et divisant la critique en deux camps inconciliables, dont l’un portait aux nues le génie de Stern, son directeur, quand l’autre traitait ce dernier de « charlatan de l’art ». On parlait beaucoup également dans les journaux d’Elisa Altaïrskaïa-Lointaine, mais là l’éventail d’opinions était un peu différent : allant de l’enthousiasme teinté d’adoration pour les critiques les plus favorables à la triste compassion pour les plus assassines, qui déploraient qu’une si merveilleuse actrice se trouvât forcée de galvauder son talent dans les mises en scène prétentieuses de Stern.

Dans l’ensemble, les articles consacrés à l’Arche de Noé étaient nombreux autant qu’enflammés, mais Fandorine ne lisait jamais les journaux jusqu’à la page où l’on débattait des nouvelles théâtrales. Il n’aimait guère, hélas, l’art dramatique, ne s’y intéressait absolument pas, et s’il allait parfois au théâtre, c’était exclusivement pour entendre un opéra ou voir un ballet. Les bonnes pièces, il préférait les lire, de sorte que ses impressions ne fussent pas gâchées par les ambitions d’un metteur en scène ou par le piètre jeu d’un comédien (car même dans le spectacle le plus fabuleux il s’en trouvait forcément un ou une qui jouait faux et flanquait tout par terre). Fandorine avait le sentiment que le théâtre était un art condamné à disparaître. Quand le cinématographe aurait pris de la vigueur, maîtriserait la couleur et le son, qui irait dépenser des sommes folles pour contempler des décors de carton-pâte et faire semblant d’ignorer le chuchotis du souffleur, le balancement du rideau et l’excessive maturité de la jeune première ?

Pour sa tournée moscovite, l’Arche de Noé louait les bâtiments de l’ex-théâtre Noveïchy, qui à présent appartenaient à une certaine « Société théâtrale et cinématographique ».

Arrivé à la célèbre place, Fandorine fut contraint de descendre au pied de la fontaine : la circulation et la foule étaient si denses qu’il était impossible d’approcher davantage de l’entrée. Par ailleurs il sautait aux yeux que la presse aux portes du théâtre Noveïchy était beaucoup plus importante qu’au théâtre Maly situé en face, avec son éternel Orage, et même qu’au Bolchoï, où la saison s’ouvrait par Le Crépuscule des dieux.

Suivant le plan qu’il avait arrêté, Fandorine se dirigea d’abord vers l’affiche pour prendre connaissance des effectifs de la troupe. A coup sûr, comme il était de règle, semblait-il, dans le monde des acteurs, les tourments déchirants de la jeune première étaient suscités par les intrigues de l’un ou l’autre de ses collègues. Pour élucider ce terrible mystère et en finir au plus vite avec une histoire idiote, il convenait de noter les noms des figurants.

La compagnie théâtrale

L’ARCHE DE NOÉ

aujourd’hui, 5 septembre, jour de la Sainte-Elisabeth,

PRÉSENTE

pour la première fois à Moscou :

PAUVRE LISA

Tragédie en trois tableaux d’après l’śuvre de

KARAMZINE

Mise en scène de Noé Stern

Distribution :

Mme Altaïrskaïa-Lointaine – Lisa, fille de paysan

M. Emraldov – Eraste, jeune aristocrate

Mme Réginina – la mère de Lisa

M. Rézonovski – le fantôme du père de Lisa

M. Labiline – Iacha, jeune berger

Mme Abrikossova – Marfinka, bergère

Mme Goupilova – la riche veuve

M. Méfistov – le tricheur

Mme Linotova – Frolka, le garçon des voisins

M. Innokentov – Chatski, camarade de régiment d’Eraste

M. Novimski – un passant, un membre du club de jeu, un laquais, la statue de Pan

M. Stern – la Mort

Représentation sans entracte

Prix des places majoré

Le titre du spectacle acheva de ruiner l’humeur du théâtrolâtre malgré lui. Il considéra d’un śil sombre l’élégant placard orné de vignettes, en se disant que la soirée s’annonçait encore plus pénible que prévu.

Eraste Pétrovitch détestait la nouvelle de Karamzine, considérée comme un chef-d’śuvre de l’école sentimentaliste russe, et avait pour cela de très sérieuses raisons, totalement étrangères à la littérature. Il lui était encore plus douloureux de lire que le spectacle était dédié à sainte Elisabeth.

Il y aura cette année exactement trente-cinq ans… songea-t-il. Il ferma un instant les yeux et frissonna, tandis qu’il chassait l’affreux souvenir.

Puis, pour se mobiliser, il laissa libre cours à son irritation.

— Quelle idée grotesque ! Monter, au XXe siècle, des f-fariboles aussi démodées ! grommela-t-il. Et où y a-t-il sujet là-dedans à une « tragédie en trois tableaux », même sans entracte ? Et par-dessus le marché, le prix des billets est majoré !

— Une place, ça vous intéresse, monsieur ? lui dit un petit homme qui, casquette rabattue sur les yeux, venait de se glisser par-dessous son bras. J’ai une entrée pour un fauteuil d’orchestre. Je rêvais d’assister moi-même à la représentation, mais je suis obligé d’y renoncer pour des raisons familiales. Je puis vous céder mon billet. Je l’ai acheté en troisième main, si bien que, pardonnez-moi, c’est un peu cher.

Il estima d’un bref coup d’śil le smoking londonien, le faux col à la géométrie parfaite, la perle noire fichée dans la cravate.

— Vingt-cinq roubles, monsieur…

Inouï ! Vingt-cinq roubles pour une place qui n’était même pas dans une loge, mais à l’orchestre ! L’un des articles consacrés à l’Arche de Noé, extrêmement virulent et intitulé « Prix majorés », traitait justement de la cherté invraisemblable des billets de spectacle de la troupe en tournée. Son directeur, M. Stern, était doué d’exceptionnelles qualités d’entrepreneur. Il avait imaginé un système de vente des plus efficaces. Le prix des places dans les loges, au parterre et au premier balcon était le double, sinon le triple du tarif habituel ; en revanche, les galeries et le poulailler n’étaient pas proposés aux caisses mais réservés à la jeunesse studieuse par le biais d’une loterie. Ces billets-là se diffusaient parmi les étudiants et les étudiantes au prix modique de cinquante kopecks ; dix pour cent environ étaient gagnants. Les chanceux pouvaient soit aller eux-mêmes au spectacle dont tout le monde parlait dans les salons et les journaux, soit revendre leur place avant la représentation et récupérer leur mise avec un coquet bénéfice.

Le procédé, qui indignait profondément l’auteur de l’article, paraissait très ingénieux à Fandorine. Primo, il s’ensuivait que les places les moins chères mises en vente par Stern se négociaient finalement à cinq roubles, soit le prix d’un fauteuil bien placé au théâtre Bolchoï. Secundo, tout le Moscou estudiantin débattait des mérites de l’Arche de Noé. Tertio, la jeunesse venait en masse aux représentations – or, c’était son enthousiasme qui par-dessus tout contribuait au succès du théâtre.

Eraste Pétrovitch ne daigna pas répondre au spéculateur et se dirigea vers une porte ornée d’un écriteau annonçant « Administration ». S’il lui avait fallu récupérer son laissez-passer à l’intérieur, Fandorine eût fait demi-tour et s’en fût allé. Pour rien au monde il n’eût cherché à se frayer un chemin parmi tant de dos anonymes. Mais Olga Léonardovna avait dit : « A cinq pas à droite de la porte, sur les marches, vous verrez un homme avec une serviette verte… »

Et en effet, à cinq pas exactement de la foule assiégeant les portes du théâtre, un homme très grand, à l’imposante carrure, se tenait adossé au mur, vêtu d’un costume américain à rayures qui détonnait un peu avec son visage de rustre, qu’on eût dit modelé dans de la terre glaise. Le personnage restait impassible, il ne regardait point les adorateurs hurlants de Melpomène, mais sifflotait tranquillement dans son coin, une élégante serviette de velours vert serrée sous son bras.

Fandorine mit du temps à parvenir jusqu’à l’homme à rayures : il y avait sans cesse quelqu’un pour se faufiler devant lui. Tous ces gens ressemblaient de manière indéfinissable à l’aigrefin qui avait tenté de lui soutirer vingt-cinq roubles pour un billet d’entrée – mêmes gestes inquiets, même allure fuyante, même discours précipité et étouffé.

Le propriétaire de la serviette verte se débarrassait rapidement de ces importuns, sans prononcer un mot, juste en sifflotant. Pour l’un, le motif mélodique était bref et moqueur, sur quoi le petit homme disparaissait aussitôt. Pour un autre, il était menaçant, et l’individu battait en retraite. Pour un troisième, il se faisait approbateur.

Le chef de cette bande de spéculateurs, devina Fandorine. Enfin, celui-ci se trouva fatigué d’écouter les savantes modulations du géant et d’assister au défilé ininterrompu des revendeurs. Il posa le pied sur la marche, retint par l’épaule une nouvelle ombre surgie de nulle part, et suivant les instructions qu’il avait reçues déclara :

— Je viens de la part de Mme Knipper.

Le siffloteur n’eut pas le temps de répondre que déjà une tierce personne s’était glissée entre eux deux. Eraste Pétrovitch s’abstint de l’empoigner par l’épaule ou par toute autre partie du corps, par respect pour l’uniforme. Il s’agissait en effet d’un officier, un sous-lieutenant des hussards, qui plus est d’un régiment de la garde.

— Sila Egorovitch, je vous en supplie ! s’écria le jeune homme en levant sur son interlocuteur de parfaits yeux de fou. Au parterre ! Et pas plus loin que le sixième rang ! Vos sbires sont devenus enragés, c’est vingt roubles qu’ils me réclament ! Moi, je veux bien, mais à crédit. Tout ce que j’avais, je l’ai dépensé pour la corbeille de fleurs. Vous le savez, Vladimir Limbach paye toujours ses dettes ! Ma parole, autrement je me brûlerai la cervelle !

L’autre posa sur le petit officier un regard nonchalant, puis se reprit à siffloter avec indifférence.

— Il n’y a plus de billets. Plus un seul. Je peux vous fournir une contremarque sans place attribuée, par sympathie pour vous.

— Ah, mais vous savez bien qu’un officier ne peut pas rester debout !

— Eh bien, comme vous voudrez… Un petit instant, monsieur.

Ces derniers mots, ainsi que le sourire déférent que cette figure de glaise peinait à produire, s’adressaient à Eraste Pétrovitch.

— Tenez, je vous prie. Ceci est un laissez-passer pour la loge numéro quatre. Mes respects à Olga Léonardovna. Nous sommes toujours prêts à lui rendre service.

Fandorine se dirigea vers l’entrée principale, accompagné par le sifflotement amical du spéculateur et le regard envieux du hussard.

— D’accord, donnez-moi toujours cette contremarque ! grommela l’officier derrière lui.

Un monde étrange

La loge numéro quatre se trouvait être la meilleure de toutes. Le théâtre eût-il été financé par l’Etat et non par des fonds privés, on l’eût qualifiée à coup sûr d’« impériale ». Sept fauteuils à dossiers dorés – trois au premier rang, quatre au second – étaient à l’entière disposition de l’unique spectateur. Le contraste était d’autant plus impressionnant avec le reste de la salle, littéralement pleine comme un śuf. Il s’en fallait encore de cinq minutes que le spectacle ne commençât, néanmoins tout le public était déjà installé, comme si chacun craignait qu’on ne lui disputât sa place. Et non sans raison : en deux ou trois endroits, les ouvreurs s’employaient à calmer des gens qui, très agités, brandissaient leurs billets. Une scène semblable se déroulait juste au-dessous de la loge de Fandorine. Une grosse dame enveloppée d’une étole en hermine s’écria, presque pleurant :

— Comment ça, « faux » ? Où as-tu dégoté ces billets, Jacquot ?

Jacquot, rouge comme une pivoine, bredouilla les avoir achetés quinze roubles à un monsieur très comme il faut. Habitués à ces sortes d’incidents, des employés apportaient déjà deux chaises supplémentaires.

Au paradis, les spectateurs étaient assis encore plus serrés, on stationnait même debout entre les travées. Là-haut prédominaient les visages jeunes, les vestes d’étudiants et les corsages blancs de jeunes filles.

A huit heures pile, juste après la troisième sonnerie, les lumières dans la salle s’éteignirent et les portes furent closes. Cette règle qui voulait qu’on commençât le spectacle à l’heure et qu’on refusât l’entrée aux retardataires avait été instituée par le Théâtre d’art, mais même ce dernier ne l’observait pas avec une telle rigueur.

Un grincement s’entendit.

Eraste Pétrovitch, qui trônait tel un pacha dans le fauteuil central, au premier rang de la loge, se retourna pour découvrir non sans étonnement le hussard qui tantôt menaçait de se brûler la cervelle.

Le sous-lieutenant Limbach – tel était son nom, semblait-il – chuchota :

— Vous êtes seul ? Parfait ! Vous ne voyez pas d’objection à ce que je m’assoie ici ?

Fandorine haussa les épaules : Dieu merci, la place ne manquait pas. Il se décala d’un siège à droite pour garder ses aises. Cependant l’officier préféra s’installer derrière lui.

— Ne vous dérangez pas, je reste ici, déclara le sous-lieutenant en sortant de son étui une paire de jumelles de campagne.

La porte de la loge grinça de nouveau.

— C’est le diable qui l’envoie ! Ne me trahissez pas, dites que je suis avec vous ! murmura le hussard à l’oreille de Fandorine, en un chuchotement à peine audible.

Un homme entre deux âges venait d’entrer, vêtu d’un frac et d’une chemise amidonnée, le cou noué de la même cravate blanche que Fandorine, à cette différence près que l’épingle était grise au lieu de noire. Un banquier ou bien un avocat ayant réussi, supposa Eraste Pétrovitch après un bref coup d’śil à la barbiche soigneusement taillée et à la calvitie triomphante qui luisait dans l’ombre.

Le nouvel arrivant s’inclina avec courtoisie.

— Tsarkov. Et vous, vous êtes l’ami de l’incomparable Olga Léonardovna. Très heureux…

Ces paroles permettaient de conclure que le sieur Tsarkov était le propriétaire de la loge merveilleuse et que c’était à lui que la comédienne s’était adressée pour obtenir une place. Fandorine peinait toujours à comprendre ce que le siffloteur à serviette verte avait à voir avec tout cela, mais il ne se souciait guère d’approfondir la question.

— Le jeune homme est avec vous ? demanda l’aimable personnage en lorgnant le sous-lieutenant occupé à scruter avec ses jumelles les moulures du plafond.

— Oui.

— Eh bien, en ce cas, je vous en prie…

Durant les quelques minutes qui s’écoulèrent encore avant le lever du rideau – pendant que le public s’agitait, dans un concert de froissements d’étoffes, de grincements de fauteuils et de mouchages de nez –, le nouveau voisin de Fandorine lui exposa à mi-voix ce qu’il savait de l’Arche de Noé. Il semblait si bien posséder son sujet que Fandorine dut réviser son premier jugement : il ne s’agissait ni d’un banquier ni d’un avocat, mais plus sûrement d’un homme de théâtre fortuné ou d’un critique influent.

— Les opinions divergent quant au talent de metteur en scène de Noé Stern, mais sur le plan des affaires c’est sans conteste un génie, commença le sieur Tsarkov avec faconde, s’adressant exclusivement à Fandorine, comme si tous deux eussent été seuls dans la loge.

Cependant le sous-lieutenant Limbach semblait heureux qu’on ne lui prêtât aucune attention.

— Il donne ses premières représentations une semaine avant le début de la saison, et l’on peut dire qu’il use à fond du monopole qu’il s’est ainsi attribué. Si le public afflue en masse chez lui, c’est d’abord parce qu’il est le seul à lui ouvrir ses portes. Ensuite, Stern a ouvert le feu avec trois spectacles à la file, qui ont alimenté les conversations du Tout-Saint-Pétersbourg durant la saison dernière. D’abord, Hamlet, puis Les Trois Sśurs, et aujourd’hui Pauvre Lisa. Mais il a annoncé par avance que chaque pièce ne serait jouée qu’une seule fois, pour ne plus être reprise. Et regardez ce qui se passe au troisième soir.

D’un geste circulaire, le spécialiste de la vie théâtrale désigna la salle bondée.

— C’est là également un coup perfide porté à son principal concurrent, le Théâtre d’art, qui, voyez-vous, comptait cette année surprendre son public par de nouvelles mises en scène justement des Trois Sśurs et de Hamlet. Je vous assure qu’après Stern n’importe quelle interprétation, même la plus novatrice, paraîtra bien fade aux spectateurs. Quant à cette Pauvre Lisa, c’est une véritable performance. Ni Stanislavski ni Ioujine n’auraient osé se produire sur une scène contemporaine avec un tel matériau dramatique. Mais j’ai vu le spectacle à Saint-Pétersbourg. Je vous certifie que c’est quelque chose ! Lointaine, dans le rôle de Lisa, est divine !

Le chauve baisa bruyamment le bout de ses doigts, dont l’un arborait un solitaire à l’éclat impressionnant.

Non, ce ne peut être un critique, songea Eraste Pétrovitch. D’où sortirait-il un diamant de près de douze carats ?

— Mais le plus intéressant est encore à venir. J’attends beaucoup de l’Arche de Noé pour cette saison. Après cette salve de trois spectacles à guichets plus que fermés, ils vont interrompre pour un mois leurs représentations. Ce rusé de Stern laisse la possibilité au Théâtre d’art, au Maly et au Korsch de présenter leurs nouveautés au public : il se retire à l’écart, pour ainsi dire. Après quoi, il promet de livrer en octobre sa propre création, et bien sûr il attirera chez lui tout Moscou.

Même si Fandorine ne s’y entendait guère en matière de théâtre, pareil procédé lui parut un peu étrange.

— P-permettez, le bâtiment est loué, n’est-ce pas ? Comment un théâtre peut-il vivre un mois entier sans recettes ?

Tsarkov lui adressa un clin d’śil matois.

— L’Arche peut se permettre un tel luxe. La Société théâtrale et cinématographique leur a offert une location, tous services compris, pour le prix d’un rouble par mois. Oh, Stern sait mener sa barque ! En l’espace d’un mois et demi, ils auront monté un spectacle totalement nouveau, en partant de zéro. Personne ne sait ce que sera cette pièce, mais à la date d’aujourd’hui on est déjà prêt à payer jusqu’à cinquante roubles un fauteuil bien placé pour le jour de la première !

— Comment cela, « personne ne sait » ? Qu’est-ce à dire ?

— Mais rien de plus ! C’est un effet calculé. Demain toute la troupe se réunira, et Stern annoncera aux comédiens la pièce qu’ils auront à jouer. Après-demain, tous les journaux en parleront. Et l’affaire sera bouclée : le public attendra désormais avec impatience la première du spectacle. Quel qu’il soit. Oh, cher monsieur, croyez-en mon intuition. Grâce à l’Arche de Noé, Moscou va connaître une saison d’une fécondité inouïe !

Ces mots avaient été prononcés avec un tel accent de sincérité qu’Eraste Pétrovitch posa sur son voisin un regard plein de considération. Un amour de l’art si vrai et si désintéressé forçait le respect.

— Mais, chut ! Ça commence. Ce qui va se passer maintenant va laisser tout le monde pantois, ricana l’amateur de théâtre. Ce tour de magie-là, Stern ne l’a pas encore montré à Saint-Pétersbourg…

Le rideau s’ouvrit. Toute l’arrière-scène était tendue d’une toile blanche sur laquelle, soudain, se découpa un rectangle de lumière. Un écran ! Une voiture y apparut, attelée de quatre chevaux fonçant au galop.

Mariage de cinématographe et de théâtre ? Curieux ! pensa Eraste Pétrovitch.

Le spécialiste avait raison : un soupir d’enthousiasme parcourut parterre et galeries.

— Il a le chic pour captiver le spectateur dès la première minute, le bougre, murmura Tsarkov en se penchant par-dessus la balustrade, sur quoi il se donna une tape sur la bouche comme pour signifier : « Oh, pardon, je me tais. »

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