— Un début magnifique, magnifique, félicitations, bredouilla-t-il en serrant la main d’Eraste Pétrovitch. Il faut penser maintenant à la prochaine pièce.
— Je n’y m-manquerai pas.
Fandorine se dirigea avec soulagement vers la sortie, louvoyant entre les comédiens et les invités dont la majorité tenaient à la main qui une tasse de thé, qui un verre de cognac.
Les portes s’ouvrirent toutes grandes au moment où Eraste Pétrovitch allait les atteindre. Il eut à peine le temps de retenir Elisa qui littéralement le heurta de plein fouet. Le visage de la jeune femme était figé en un masque d’horreur, et ses pupilles si dilatées que ses yeux semblaient noirs.
— Aaaah… gémit-elle, sans paraître reconnaître Fandorine. Aaaah…
— Qu’y a-t-il ? Que s’est-il passé ?
Aguilev arrivait en courant, en s’épongeant le front de son mouchoir.
— Que lui avez-vous fait, nom d’un chien ? lui cria Eraste Pétrovitch.
— Là-bas…
L’entrepreneur, toujours si calme à l’ordinaire, pointait un doigt tremblant dans une vague direction.
— Là-bas, dans la loge… Elisa a pris sa clef au tableau, a ouvert la porte… Et là… Il faut appeler la police ! Le téléphone… Où est le téléphone ?
Le cadavre gisait dans la loge, juste derrière la porte, en position fśtale : recroquevillé, les bras pressés contre le ventre. S’efforçant de ne pas marcher dans l’énorme flaque de sang, Fandorine saisit entre les doigts relâchés du mort un couteau pliant à lame légèrement courbe et très acérée.
— Sacagne, dit Massa derrière lui.
— Je n’ai pas besoin de toi pour le voir. Il y a là énormément de t-traces. Ecarte-toi, et ne laisse entrer personne, ordonna Eraste Pétrovitch d’un ton sec, sans même se retourner.
Il y avait des taches de sang partout dans la pièce, la porte était couverte à l’intérieur d’empreintes de mains ensanglantées, tandis que le plancher portait la trace rouge de semelles à bout pointu, en tout point identiques à celles des bottes de cavalier du défunt.
— Laissez-moi passer ! fit la voix courroucée de Stern. C’est mon théâtre ! Je dois savoir ce qui s’est passé !
— Je ne vous c-conseille pas de mettre les pieds ici. La police n’appréciera pas.
Noé Noévitch jeta un coup d’śil dans la loge, blêmit et n’insista pas davantage.
— Pauvre garçon. Il a été poignardé ?
— Pour l’instant je l’ignore. Je suppose que le jeune officier est mort d’hémorragie. La large entaille pratiquée dans son ventre n’a pas provoqué une mort immédiate. Il a titubé à travers la pièce, réussi à agripper la poignée de la porte, puis ses forces l’ont trahi.
— Mais… Pourquoi n’est-il pas sorti dans le couloir ?
Fandorine ne répondit pas. Il se souvint de s’être étonné que la loge fût fermée à clef, au moment il passait devant pour se rendre au banquet. Limbach gisait alors à tout juste deux pas, déjà mort, selon toute apparence, ou bien sans connaissance.
— Une mer de sang, annonça Stern en se tournant vers les autres. Le hussard a été poignardé, à moins qu’il ne se soit tué lui-même. En tout cas, demain nous serons de nouveau dans tous les journaux. Les reporters vont découvrir que le jeune homme était un admirateur d’Elisa. Au fait, comment va-t-elle ?
— Sima, Zoïa Linotova et Innokentov sont avec elle, répondit Vassilissa Prokofievna. La pauvre est dans un état proche de la syncope. J’imagine ce que ce doit être : ouvrir la porte de sa propre loge et découvrir pareil spectacle… Je ne sais pas comment elle va survivre à ça.
Ces paroles recelaient un sens particulier que Fandorine comprit parfaitement.
— Au moins l’on sait à présent pourquoi le petit sous-lieutenant n’était pas là pour s’agiter lors de la première, fit froidement observer Rézonovski. Je me demande bien comment il a atterri ici. Et à quel moment.
Se déplaçant sur la pointe des pieds entre les éclaboussures de sang, Fandorine tira par un coin un carton qui dépassait de la poche du dolman rouge de parade. C’était un laissez-passer pour l’étage des artistes, sans lequel aucun étranger au théâtre n’eût été admis en ces lieux.
— Puisque aucun des acteurs n’a vu Limbach, on peut déduire qu’il s’est introduit dans le c-couloir après le début du spectacle. Monsieur Stern, qui délivre ces sortes de laissez-passer ?
Noé Noévitch prit le carton et haussa les épaules.
— N’importe quel comédien. Parfois moi ou Georges. D’habitude les invités utilisent leur privilège au moment de l’entracte ou après le spectacle. Cependant nous avons joué sans interruption, et dès la pièce terminée tout le monde a gagné le buffet. Personne n’est venu ici.
— Doulouleux, dit Massa.
— De quoi parles-tu ?
— Ventle coupé en deux, doulouleux. Il n’était pas samouraï, il a clié. Tlès folt.
— Bien sûr, il a crié. Mais il y avait de la musique dans la salle, et ici pas âme qui vive. Personne n’a entendu.
— Legaladez, maîtle.
Du doigt, Massa montra la porte.
Parmi les traces de sang à moitié séché se distinguaient deux lettres grossièrement barbouillées : « Li », la seconde moins nette que la première, comme si les forces avaient manqué à leur auteur.
— Voilà qui est intéressant, dit Eraste Pétrovitch avant d’ajouter, cette fois-ci en japonais : Garde un śil sur toutes les personnes ici présentes. C’est tout ce dont j’ai besoin. Je vais m’occuper de cette affaire tout seul, et Soubbotine me donnera un coup de main. De toute manière, on ne pourra pas se passer de la police.
— Que dites-vous ? demanda Noé Noévitch en fronçant les sourcils. Et pourquoi avez-vous empêché Georges d’appeler la police ?
— Je viens justement de dire à Massa qu’il était temps à présent. Il fallait d’abord s’assurer que personne n’entrerait dans la loge au risque de détruire des indices. Avec votre permission, c’est moi qui téléphonerai. Je connais quelqu’un à la police de Sûreté, un excellent spécialiste. Mesdames et messieurs, je vous demande de tous regagner la salle du b-buffet ! Quant à vous, monsieur Stern, placez deux ouvreurs devant la porte.
Les spécialistes au travail
— Aucun doute, c’est un suicide.
L’enquêteur de la police de Sûreté de Moscou, Sergueï Nikiforovitch Soubbotine, selon sa vieille habitude, remonta ses lunettes sur son nez, et sourit, comme pour s’excuser.
— Cette fois-ci, Eraste Pétrovitch, votre hypothèse n’est pas vérifiée.
Fandorine n’en crut pas ses oreilles.
— Vous plaisantez ? Un type s’ouvre le ventre sans l’aide de personne, puis, toujours tout seul, ferme la porte de l’extérieur et s’en va raccrocher la clef au tableau ?
Soubbotine émit un petit rire, montrant qu’il appréciait la boutade. Il passa son mouchoir sur ses rares cheveux blancs et ternes pour les sécher – l’aube approchait, les deux hommes avaient derrière eux plusieurs heures de travail intense.
— Eh bien, moi, Eraste Pétrovitch, je vais procéder point par point selon votre enseignement. Vous m’avez appris que le sous-lieutenant Limbach n’avait pas de motif de se suicider, puisqu’il venait de remporter une victoire amoureuse. D’après vos renseignements, il aurait obtenu les… euh… faveurs de la célèbre actrice, Mme Altaïrskaïa, c’est bien ça ?
— Oui, confirma Fandorine d’un ton glacé. L’homme n’avait aucune raison de mettre f-fin à ses jours, qui plus est d’une manière aussi atroce.
— Je crois que vous vous trompez, déclara Sergueï Nikiforovitch d’une voix un peu coupable, confus de devoir corriger son ancien mentor.
Il était un tout jeune fonctionnaire de la police quand, quelque vingt ans plus tôt, il avait entamé sa carrière sous la direction du conseiller d’Etat Fandorine.
— Pendant que vous accompagniez le corps à la salle de dissection pour établir l’heure exacte de la mort, j’ai effectué ici différentes recherches. L’actrice et le jeune hussard n’entretenaient pas de relation intime. Cette rumeur est sans fondement. Vous connaissez mon caractère méticuleux, j’ai établi le fait de manière certaine.
— P-pas de relation ?
La voix d’Eraste Pétrovitch avait tremblé.
— Aucune. Mieux encore, j’ai parlé au téléphone avec un camarade d’escadron de Limbach, et ce témoin affirme que le sous-lieutenant, ces derniers temps, était comme l’ombre de lui-même, tant il était tourmenté par ses déboires amoureux ; selon lui, notre homme s’est plusieurs fois exclamé qu’il finirait par se tuer. C’est, comme vous dites, le premier point.
— Et quel sera le second ?
Soubbotine sortit un bloc-notes.
— Les témoins Innokentov et Novimski ont déclaré que, la nuit où Limbach s’est introduit dans la chambre de Mme Altaïrskaïa, ils l’ont entendu à travers la porte menacer de s’ouvrir le ventre à la mode des Japonais si jamais elle le repoussait. Le voilà votre second point.
Il tourna une page.
— Limbach a réussi, d’une manière qui reste encore à établir, à se procurer un laissez-passer puis à s’introduire dans la loge de l’élue de son cśur. Je suppose qu’il a voulu punir sa tortionnaire, quand elle reviendrait après le spectacle auréolée de son triomphe et couverte de fleurs. Limbach a souhaité se donner la mort à la terrible manière des Japonais. Comme un samouraï se faisant hirikiri pour l’amour d’une geisha.
— Harakiri.
— Et qu’ai-je donc dit ? Il s’ouvre le ventre, endure d’atroces souffrances, perd son sang, veut écrire sur la porte le nom de sa bien-aimée, « Lisa », mais les forces l’abandonnent.
Emporté par son discours, l’enquêteur entreprit de montrer comment tout cela s’était passé : voilà le sous-lieutenant se tenant le ventre, tordu de douleur, il trempe un doigt dans sa blessure, trace deux lettres sur le vantail, puis s’écroule. Bon, à dire vrai, Sergueï Nikiforovitch se garda, quant à lui, de tomber, car le plancher de la loge venait juste d’être lavé et n’était pas encore sec.
— A propos, le nom inachevé : c’est un troisième point.
Soubbotine montra la porte qu’on avait laissée telle quelle, suivant ses instructions.
— Que vous a dit l’expert ? Quand la mort est-elle survenue ?
— Vers d-dix heures et demie, plus ou moins un quart d’heure. Autrement dit durant le troisième acte. L’agonie a duré entre cinq et dix minutes, maximum.
— Eh bien, vous voyez. Il a attendu que le spectacle touche à sa fin. Autrement il courait le risque qu’une autre personne que Mme Lointaine entrât dans la loge, et alors tout l’effet eût été perdu.
Fandorine poussa un soupir.
— Que vous arrive-t-il, Soubbotine ? Votre raisonnement et votre reconstitution des faits ne valent pas un clou. Auriez-vous oublié la porte close ? Il a bien fallu que quelqu’un la ferme à clef, non ?
— C’est Limbach lui-même qui l’a fermée. Il craignait sans doute de ne pas surmonter la douleur et de perdre assez le contrôle de soi pour s’échapper de la pièce. J’ai retrouvé la clef, ou plutôt son double, dans la poche de sa culotte de cheval. La voici – et c’est le quatrième point.
Une clef brillait dans la main de l’enquêteur. Fandorine sortit une loupe. C’était en effet un double, qui plus est fabriqué récemment : on voyait encore les traces de lime sur le panneton. Dieu merci, la voix de l’enquêteur n’avait rien de narquois ni de triomphant : elle trahissait juste une tranquille fierté du travail honnêtement accompli.
— J’ai vérifié, Eraste Pétrovitch. Les clefs des loges de comédiens restent accrochées au tableau, sans surveillance. De toute manière, personne ne ferme sa porte d’habitude, aussi ces clefs ne sont-elles presque jamais utilisées. Limbach a pu prendre discrètement une empreinte au cours de l’une ou l’autre de ses précédentes visites.
Et de nouveau Fandorine soupira. Soubbotine était un bon enquêteur, fort avisé. Il n’avait certes pas inventé la poudre, mais pour un fonctionnaire de police cela n’a rien d’indispensable. Il aurait pu aller loin. Malheureusement, dès lors qu’Eraste Pétrovitch avait été contraint de prendre sa retraite, le destin du jeune homme s’était trouvé contrarié. Durant les temps post-fandoriniens, le policier s’était vu réclamer des qualités toutes différentes pour faire carrière : savoir rédiger de beaux rapports et complaire à sa hiérarchie. Sergueï Nikiforovitch n’avait appris ni l’un ni l’autre auprès du conseiller d’Etat. Ce dernier lui avait plutôt enseigné à collecter les indices et à interroger les témoins. Résultat de cette mauvaise éducation : l’homme avait passé la quarantaine, mais croupissait au rang de conseiller titulaire, et ne se voyait confier que les affaires les moins avantageuses, les moins riches de perspectives, qui ne permettaient en rien de se distinguer. Sans l’intervention directe d’Eraste Pétrovitch, jamais Soubbotine n’eût eu à gérer un dossier aussi savoureux qu’un drame sanglant dans un théâtre à la mode. L’événement allait faire la une de tous les journaux, du jour au lendemain il deviendrait une célébrité. A condition, bien sûr, de ne pas commettre de gaffe.
— Mais à p-présent, écoutez-moi. Votre hypothèse d’un « suicide à la japonaise » ne tient pas. Je vous assure que personne, à part un samouraï de l’ancien temps, préparé depuis l’enfance à mourir d’une telle manière, n’est capable de se faire harakiri. Sauf peut-être un fou furieux au cours d’une crise de démence particulièrement violente. Mais Limbach n’était pas fou. Et d’un. Deuxième point : avez-vous prêté attention à l’angle sous lequel le ventre a été entaillé ? Non ? Eh bien, si j’ai accompagné le cadavre à la salle de d-dissection, c’est justement pour étudier de près la blessure. Le coup a été porté par un individu qui se tenait debout face à Limbach. Au moment de l’agression, l’officier était assis, autrement dit il ne s’attendait nullement à être attaqué. Près de la chaise renversée, si vous vous rappelez bien, s’étalait une flaque de sang considérable. C’est là que l’assassin a frappé. Et de trois. Maintenant, considérez le couteau. Qu’est-ce qu’il représente ?
Sergueï Nikiforovitch prit l’arme et l’examina sur toutes ses faces.
— Une sacagne comme on en voit tant.
— Précisément. L’arme préférée des t-truands moscovites, en passe d’évincer de leur arsenal le fameux « couteau finnois ». Un tel couteau permet de porter sournoisement un coup tranchant, sans avoir besoin d’allonger le bras. On l’ouvre derrière son dos, en le tirant discrètement de sa manche afin que la victime ne le voie pas. On frappe, en le tenant dans son poing fermé, le manche vers le pouce. Passez-le-moi, je vais vous montrer.
Il effectua un rapide mouvement du bras, d’arrière en avant. Soubbotine fut si surpris qu’il se plia en deux.
— Reste une blessure caractéristique, minime au point de pénétration et de plus en plus profonde à mesure qu’on approche de l’endroit où la lame est ressortie. Autrement dit, c’est là un schéma opposé à celui du harakiri, où la lame est d’abord profondément enfoncée, puis retirée d’un coup sec, à l’oblique. Je répète encore une fois que seul un samouraï doué d’une incroyable maîtrise de soi, longuement entraîné et préparé, pourrait s’infliger une blessure d’une telle ampleur. Ordinairement, les Japonais qui se suicidaient de cette manière avaient assez de volonté pour seulement se planter le poignard dans le ventre, après quoi un assistant d-décapitait aussitôt le malheureux.
Fandorine regarda son ancien protégé avec un air de reproche.
— Dites-moi, Sergueï Nikiforovitch, comment se fait-il qu’un officier des hussards possède un couteau de truand ?
— Je l’ignore. Il l’aura acheté à l’occasion. Peut-être justement dans ce but, séduit par la lame acérée, répondit Soubbotine, un peu ébranlé, mais point encore entièrement convaincu. Je me permettrai de vous rappeler l’inscription sur la porte.
Il montra les deux lettres de sang.
— Si ce n’est pas là le début du nom de celle à cause de qui le jeune homme a décidé de se donner la mort, alors de quoi s’agit-il ?
— J’ai une hypothèse, mais d’abord posons quelques questions aux témoins. C’est le bon moment.
Au foyer des artistes les attendaient Elisa, le metteur en scène et son assistant. L’enquêteur avait prié la première de rester un moment ; Stern et Novimski avaient accepté de patienter à la demande de Fandorine.
Soubbotine envoya un policier les chercher, mais celui-ci ne ramena que la comédienne et l’assistant.
— Noé Noévitch s’est mis en colère et est parti, expliqua Novimski. Et en effet, la chose a de quoi choquer, messieurs. Un homme comme lui, tenu d’attendre qu’on le convoque pour l’interroger, comme un petit voleur. Je puis répondre à toutes les questions concernant le règlement, les conditions d’utilisation et l’agencement des loges et de tout le reste. Tout ça relève de ma compétence.
— Comment vous sentez-vous ? demanda Fandorine à l’actrice.
Elle avait le teint très pâle, les yeux gonflés. Son chignon de geisha avait basculé de côté, les larges manches de son kimono montraient des taches de fard à paupières : sans doute Elisa avait-elle essuyé ses larmes. Par ailleurs, son visage, soigneusement lavé, ne gardait plus trace du maquillage de scène.
— Je vous remercie, je me sens mieux, répondit-elle à voix basse. Cette chère Sima est restée presque tout le temps avec moi. Elle m’a aidée à retrouver apparence humaine, autrement je ressemblais à une sorcière avec mes cernes noirs… Sima est repartie il y a une demi-heure, M. Massa a offert de la raccompagner.
— Je c-comprends.
Il s’est trouvé jaloux de Soubbotine, devina Eraste Pétrovitch. Eh bien, le diable l’emporte. Qu’il se console avec son Abrikossova, nous nous passerons de lui.
— Deux questions, madame, dit-il en adoptant un ton pratique. La première : la poignée était déjà comme ça auparavant ?
Eraste Pétrovitch montra la face intérieure de la porte. La poignée étrier en laiton était légèrement tordue.
— Je… je ne sais pas… Je ne me rappelle pas…
— Moi, je me rappelle, déclara Novimski. La poignée était en parfait état. Mais qu’est-ce qui est écrit ici ?
— Ce sera l’objet de ma seconde q-question. Madame Lointaine, était-il déjà arrivé au défunt de vous appeler « Lisa » ?
Eraste Pétrovitch s’était efforcé de formuler sa phrase de manière totalement neutre.
— Non. Personne ne m’appelle ainsi. Depuis longtemps.
— Peut-être dans les moments… d’intimité ?
Le ton était encore plus sec.
— Je vous demande d’être franche. C’est très important.
Les joues de la jeune femme rosirent, une lueur de colère s’alluma dans ses yeux.
— Non. Et maintenant adieu. Je ne me sens pas bien.
Elle tourna les talons et quitta la pièce. Novimski se précipita à sa suite.
— Où allez-vous donc en kimono ?
— Peu importe.
— Je vais vous raccompagner à l’hôtel !
— J’irai en auto.
Et elle s’éloigna.
Que signifiait ce « non » ? se demandait Fandorine, tenaillé par le doute. Que Limbach, même dans les moments d’intimité, ne l’avait jamais appelée Lisa, ou bien que de tels moments n’avaient jamais eu lieu ? Mais si c’était le cas, pourquoi des manifestations de douleur si vives ? Ce n’était pas là seulement l’expression d’un choc au spectacle de la mort, mais d’un sentiment réel et violent…
— Bien, résuma-t-il d’un ton équanime, comme vous voyez, le sous-lieutenant n’a jamais appelé Mme Altaïrskaïa-Lointaine par ce diminutif de « Lisa », et il serait bien étrange que l’idée lui fût venue de la nommer autrement au moment de quitter la vie.
— Quel est alors le sens de ce mot inachevé ? Notre homme n’a tout de même pas eu la fantaisie de signer in fine de son propre nom de famille : « Limbach, serviteur » ?
— B-bravo ! Je n’avais point encore remarqué chez vous pareille inclination à l’ironie et au sarcasme, dit Fandorine avec un sourire.
— Avec la vie que je mène, sans ironie je serais perdu. Mais pour en revenir aux faits, Eraste Pétrovitch, que s’est-il passé ici selon vous ?
— Je pense que les choses se sont déroulées ainsi : le meurtrier, un individu connu de Limbach et n’éveillant chez lui aucun soupçon, a grièvement blessé au ventre notre officier d’un soudain coup de couteau, puis il est sorti dans le couloir, rapidement ou non, et a fermé la porte à clef, à moins qu’il ne se soit contenté de peser contre elle de tout son poids. Mortellement blessé, perdant son sang mais encore lucide, l’officier a dû crier, mais à part l’assassin personne ne l’a entendu. Limbach a tenté de sortir de la loge, il s’est agrippé à la porte, il en a même tordu la poignée, mais rien n’y a fait. Il a voulu alors écrire le nom de son agresseur, ou bien quelque mot susceptible d’aider à le démasquer, mais ses forces l’ont trahi. Quand les gémissements ont cessé, et que le silence s’est fait derrière la porte, le criminel est rentré dans la pièce et a glissé le double de la clef dans la poche du mort. Puis il a refermé la porte de l’extérieur, avec la c-clef prise au tableau. Afin de faire croire à la police que la victime s’était enfermée toute seule. Vous rappelez-vous le témoignage de Mme Lointaine et de M. Aguilev ? Quand ils sont arrivés devant la loge et qu’ils l’ont trouvée close, la comédienne a été un peu étonnée, mais a trouvé la clef à sa place habituelle : accrochée au tableau. Le fait que le criminel, en entrant dans la pièce après la mort de Limbach, n’ait pas remarqué les lettres de sang n’a rien d’étonnant : au milieu des autres taches et dégoulinades, elles ne sautent pas aux yeux. Moi-même, je ne leur ai pas tout de suite prêté attention.
— Vous décrivez une scène d’une telle vraisemblance ! s’exclama Novimski avec un émerveillement naïf. Comme un vrai détective !
L’enquêteur lorgna Eraste Pétrovitch, un petit sourire aux lèvres, mais il s’abstint d’ironiser davantage.
— Vous m’avez convaincu, avoua-t-il. Je suppose que vous avez déjà échafaudé plusieurs hypothèses ?
— En effet. Et voici la p-première. Limbach entretenait des relations étranges autant qu’embrouillées avec un homme qui, pour autant que j’ai compris, dirige une bande de revendeurs de billets de théâtre. Le type même du repris de justice. Très grand, assez désagréable, face couleur de brique. Il porte des costumes américains et passe son temps à siffloter…
— Il a pour surnom Mister Svist, acquiesça Sergueï Nikiforovitch. Un personnage connu. Le bras droit du sieur Tsarkov, alias le Tsar. Celui-ci gouverne tout un empire de spéculateurs, il est très influent. Lié avec tous les hauts fonctionnaires de la ville, et possédant une loge dans chaque théâtre.
— Je sais de qui vous parlez. Et ma question suivante aurait porté justement sur ce M. Tsarkov. J’ai eu le plaisir de partager sa loge, dans laquelle j’ai croisé également Mister Svist. Ainsi, voilà de quel tsar parlait n-notre hussard…
L’hypothèse devenait de plus en plus convaincante.
— Voyez-vous, il y a quelques jours, j’ai été le témoin involontaire d’une explication entre Mister Svist et le sous-lieutenant Limbach. Comme le premier lui réclamait le remboursement de je ne sais quelle dette, le jeune officier lui a répondu : « Allez au diable, vous et votre tsar ! » J’en ai été fort surpris… J’ignore la nature du conflit qui les opposait, mais je ne serais nullement étonné qu’une personnalité du monde criminel comme ce Svist eût dans sa poche une sacagne. Par ailleurs un tel individu ne s’arrêterait pas devant un meurtre, cela se lit d-dans ses yeux. Telle est mon hypothèse numéro un. Mais laissons-la de côté pour le moment, et passons à l’hypothèse numéro deux…
Cependant, il n’eut pas le loisir d’aller plus loin.
— Je connais ce Svist ! intervint Novimski, qui avait tout écouté avec une attention vorace. Et je connais aussi Tsarkov. Qui d’ailleurs ne les connaît pas ? M. Tsarkov est un homme courtois et affable, les comédiens se voient toujours offrir des bouquets et des cadeaux de sa part. Après une représentation réussie, en manière de reconnaissance. M. Tsarkov a coutume de venir remercier personnellement le metteur en scène et les premiers rôles, mais pour les autres il envoie ce Mister Svist. Seulement vous vous trompez, Eraste Pétrovitch, ce n’est nullement un repris de justice, tout au contraire. N’est-ce pas, monsieur le policier ?
— C’est vrai, dit Soubbotine, heureux de revenir à la première hypothèse, qu’il trouvait intéressante. Auparavant, il était inspecteur de quartier dans le faubourg des Bouchers. Il a démissionné, un peu sous la contrainte. Une histoire de pots-de-vin, mais sans suites judiciaires. Chez nous, vous le savez bien, on préfère laver le linge sale en famille.
— J-je sais. Mais continuez.
— Messieurs, intervint à nouveau Novimski, qui, fort agité, dansait d’un pied sur l’autre. Si vous n’avez plus besoin de moi… Imaginez que la voiture n’ait pas attendu Mme Altaïrskaïa… Elle ne peut tout de même pas se promener toute seule dans la ville en pleine nuit, dans un tel accoutrement, et qui plus est en proie au désarroi ! Je vais vérifier, et au besoin je la rattraperai. Elle n’a pu aller bien loin avec ses sandales japonaises.
Sur quoi il détala à toutes jambes, sans attendre d’en avoir reçu la permission. Eraste Pétrovitch suivit l’assistant des yeux, le regard jaloux.
— Quant au vrai nom de Mister Svist, poursuivit l’enquêteur, c’est Lipkov, Sila Egorovitch Lipkov…
Il laissa sa phrase en suspens et se tut, la bouche encore ouverte, tandis que ses cils blonds papillonnaient devant ses yeux.
— Vous voyez… glissa Fandorine d’un ton patelin, oubliant d’un coup Elisa et son fidèle chevalier servant. « Lisa » n’a rien à voir là-dedans. Lipkov, donc, dites-vous ? Hmm-oui, nous attendrons un peu avant de passer à l’hypothèse numéro deux.
Il empoigna une chaise, la posa devant lui et s’y assit à califourchon.
— Prenez un siège, vous aussi. La vraie conversation ne fait que commencer. On vient de sentir l’odeur d’une p-proie.
Soubbotine s’installa à son tour, à côté d’Eraste Pétrovitch, exactement dans la même posture. Les deux limiers ressemblaient à un couple de preux chevaliers, à la croisée des chemins.
— Par quoi voulez-vous qu’on débute ?
— Par la t-tête. Je veux dire par Tsarkov. Et pour ajouter à l’ambiance, je vais encore verser du p-pétrole sur le feu. Vous vous rappelez qu’au début de la saison quelqu’un avait caché un serpent au milieu de fleurs destinées à Mme Lointaine ?
— J’ai lu quelque chose sur le sujet dans les journaux. Quel rapport avec notre affaire ?
— Je vais vous le dire, le rapport.
Eraste Pétrovitch sourit avec une douceur affectée.
— Je me souviens, et ma mémoire, comme vous le savez, est fort bonne, d’une phrase prononcée alors par Tsarkov. Je l’ai entendu dire à son lieutenant à peu près ceci : « Trouver le coupable, et le corriger. » Et d’un. Avant cela, il avait demandé à Svist de porter en cadeau au jeune premier six bouteilles de bon bordeaux. Et de deux. Troisième point à présent : Emraldov ne s’est pas empoisonné, comme il a été écrit dans les journaux. On l’a empoisonné, et justement avec du vin. Dommage que je n’aie pas eu l’idée d’analyser lequel. Et de t-trois, en tout cas. Quatrième point enfin : on n’a pas découvert qui avait placé ce serpent, mais compte tenu du caractère du défunt et de sa rivalité avec Mme Lointaine, il est tout à fait possible que l’auteur de cette odieuse plaisanterie ne fût autre que lui.
— Un deuxième meurtre, dans le même théâtre !
Soubbotine se leva d’un bond pour se rasseoir aussitôt.
— Svist aurait empoisonné l’acteur Emraldov ? Mais n’est-ce pas un bien sévère châtiment pour une simple mauvaise farce ?
— Cela n’a rien d’une simple farce. La morsure du reptile ajoutée au choc nerveux eût tout à fait pu expédier la d-demoiselle dans l’autre monde. En outre, pour autant qu’il m’en souvienne, Tsarkov n’avait pas une très haute opinion du jeune premier. Il aurait pu entrer dans une violente colère s’il avait découvert que le c-coup du serpent avait été monté par Emraldov. Mais pour que je me rende compte du danger que représente la colère de Tsarkov, parlez-moi de lui en détail. Dites-moi tout ce que vous savez.
— Oh ! j’en sais beaucoup. L’an passé j’avais amassé tout un petit dossier sur lui, dans l’espoir d’arriver à le pincer, mais que voulez-vous !
Sergueï Nikiforovitch agita la main.
— Je m’y serais cassé les dents. Protecteurs trop haut placés. Je vous le dirai tout net : la colère d’Avgust Ivanovitch Tsarkov et ses menaces doivent être considérées avec le plus grand sérieux. L’homme est solide, plein de retenue, il donne rarement libre cours à ses sentiments. Mais dès lors qu’il se laisse emporter…
L’enquêteur se passa le tranchant de la main sur la gorge en un geste éloquent.
— La spéculation sur les billets de théâtre est l’une de ses occupations favorites, mais est loin de représenter son activité principale. Le Tsar peut assurer le succès d’un spectacle, comme il peut en précipiter l’échec. L’agiotage autour du théâtre, les rumeurs, la claque, les critiques, tout cela est en son pouvoir. Il peut faire d’une débutante inconnue une célébrité, aussi bien que ruiner une carrière d’acteur. Les loges qui lui appartiennent sont toujours à la disposition des gros bonnets de la ville, à cause de quoi ces derniers, et plus encore leurs épouses, tiennent Avgust Ivanovitch pour un aimable et excellent homme, qu’un vermisseau comme le conseiller titulaire Soubbotine n’osera jamais importuner de ses ridicules petits soupçons.
Le policier eut un sourire amer.
— La vente clandestine de billets procure donc des bénéfices d’une telle importance ? demanda Fandorine, étonné.
— Faites vous-même le compte. Conformément à l’arrêté pris par les autorités de la ville dans le but de lutter contre la spéculation, les caisses n’ont pas le droit de vendre plus de six places à une même personne. Cependant ce n’est pas un obstacle pour le Tsar. Une vingtaine de « courtiers », comme on les appelle, travaillent pour lui, qui se trouvent toujours les premiers aux guichets – inutile de dire que tous les caissiers se font graisser la patte. Si l’on prend un spectacle hors norme comme la première d’hier soir, le bénéfice net du Tsar provenant de la revente des billets se monte à au moins mille cinq cents roubles. Et il y a encore le Théâtre d’art, où il est impossible d’obtenir une place sans passe-droit. Il y a le Bolchoï. Il y a les spectacles presque inabordables du théâtre Maly et du théâtre Korsch. Il y a les soirées et les concerts très attendus du public. Le Tsar a commencé autrefois sa carrière par la spéculation sur les billets de théâtre, et il continue à ne pas négliger cette occupation enrichissante à tous les sens du terme, cependant sa principale source de revenus est ailleurs. D’après mes renseignements, il a étendu son influence sur tous les bordels de luxe de Moscou. En outre, le Tsar propose aux personnes intéressées des services de nature encore plus délicate : aux messieurs sérieux et établis, fuyant la publicité, il fournit non pas des filles encartées, mais de jeunes demoiselles tout à fait convenables. Il peut se montrer pareillement obligeant avec les dames souffrant d’ennui : en échange d’une coquette somme, il leur trouvera pour sigisbée quelque jeune et beau garçon. Ainsi que vous le comprenez, dans l’entreprise tsarkovienne, tout est en corrélation : danseurs et danseuses de corps de ballet ou d’opérette, et parfois même acteurs et actrices déjà célèbres, souvent ne sont pas opposés à gagner les faveurs d’un protecteur influent ou d’une généreuse maîtresse.
— Par conséquent, T-tsarkov dispose de toute une organisation. Comment est-elle structurée ?
— D’une manière idéale. Elle tourne comme une horloge. Elle comprend des collaborateurs « titulaires », et aussi des « auxiliaires ». Les maillons du plus bas niveau, les « courtiers », abattent la besogne journalière. Les lieutenants de Svist embauchent à la Khitrovka des équipes de va-nu-pieds, étudiants ou fonctionnaires ivrognes. Dès avant l’aube, ces derniers font la queue devant les caisses, et raflent toutes les meilleures places pour les spectacles en vogue. Pour l’occasion, les « courtiers » reçoivent un accoutrement décent : plastron, veste et chapeau. Des « chefs d’équipe » veillent à ce que les chenapans ne se sauvent pas avec l’argent pour aller s’enivrer. Des « locomotives » spécialement entraînées créent des bousculades devant les caisses, poussant leurs complices en avant et écartant les autres. Il y a aussi les « hannetons » : ceux-là rôdent autour de chaque théâtre et distribuent les billets. Ils sont sous la tutelle des « pinschers », dont la charge est de s’entendre avec les sergents de ville et de mettre un terme à l’activité des spéculateurs dilettantes. Ah oui, j’allais oublier aussi les « informateurs », les services secrets pour ainsi dire. Le Tsar appointe dans chaque théâtre quelque membre de la troupe ou de la direction, qui le tient informé du répertoire à venir, des changements de spectacles, des événements internes, des beuveries des jeunes premiers et des migraines des jeunes premières, bref de tout ce qui se passe sur terre. C’est grâce à ces « informateurs » que le Tsar ne se trompe jamais. On ne connaît pas d’exemple où il eût acheté des billets pour un spectacle finalement annulé ou pour une première qui eût fait un four.
— Eh bien, tout cela me p-paraît clair. Parlez-moi maintenant de Mister Svist, s’il vous plaît. Quelle place occupe-t-il concrètement dans cette hiérarchie ?
— Il est un peu partout, mais il dirige principalement le groupe des « pinschers ». Il s’agit d’une sorte de détachement volant. Svist y a rassemblé là un certain nombre de gars qui n’ont pas froid aux yeux, capables de tabasser qui il faut, et au besoin même de l’éliminer. Le Tsar n’a pas mis la main sur les bordels juste en claquant des doigts, il a dû arracher ce morceau de gras à des gens très sérieux.
— Je les connaissais, ces gens sérieux, acquiesça Eraste Pétrovitch. Levontchik de la rue Gratchovka, l’Acrobate de la place Soukharev… Il y a un bout de temps que je n’ai pas entendu parler d’eux.
— Rien d’étonnant à cela. Au printemps passé, Levontchik est retourné chez lui, à Bakou. En fauteuil roulant. Figurez-vous qu’il est tombé par accident d’une fenêtre et s’est brisé la colonne vertébrale. Quant à l’Acrobate, il a annoncé qu’il se retirait des affaires. Juste avant cela, sa maison a brûlé, et ses deux plus proches lieutenants ont disparu on ne sait où.
— Au printemps passé ? J’étais en mer des C-caraïbes. Je n’ai pas été informé.
Fandorine secoua la tête.
— Ah ! sacré Mister Svist ! Et aucun ennui avec la police ?
— Zéro. Mes rapports n’entrent pas en ligne de compte. Il a été officiellement décidé de laisser sans suite. Et au cours d’une conversation confidentielle il a été dit : « Soyons reconnaissants à Avgust Ivanovitch d’accomplir notre travail en nettoyant la ville de ses malfrats. » Il y a encore une chose, Eraste Pétrovitch. Lipkov est très populaire auprès des policiers de la ville, et particulièrement des inspecteurs de quartier. On peut dire qu’il est leur héros et leur idole. Une fois l’an, le jour de sa fête, il organise une soirée de gala au Théâtre-Bouffe pour ses anciens collègues – d’où le nom de l’événement : « le Bal des Inspecteurs ». On parle ensuite de cette fête dans tous les commissariats de police pendant les douze mois suivants. Et pour cause ! Concert d’exception, avec chansonniers, clowns et french cancan, buffet chic, le tout en compagnie de joyeuses demoiselles. D’un côté, Mister Svist fait la roue devant ses anciens camarades – regardez comme je suis devenu riche et puissant. Et de l’autre, il entretient des relations utiles. Les rafles contre les revendeurs clandestins sont toujours infructueuses. Chaque fois, ses copains de la police préviennent notre homme à l’avance. Pendant que je cherchais à atteindre le Tsar, j’ai pensé procéder à un raid contre ce qu’il appelle son Comptoir, afin d’obtenir des indices et des preuves de son activité criminelle. Mais j’ai été obligé de renoncer à pareille entreprise. Mes propres adjoints eussent été les premiers à informer Svist de l’opération, et le Comptoir eût en un clin d’śil changé d’adresse. Il déménage déjà constamment d’un endroit à un autre.
— P-pourquoi ? Puisque le Tsar ne craint pas la police…
— Il craint en revanche les gros bonnets de la pègre, qui ont une dent contre lui. Par ailleurs, Avgust Ivanovitch est d’une prudence maniaque. Une semaine, deux semaines… nulle part il ne s’attarde plus longtemps. Il semble être un homme important et en vue, on peut croiser ses automobiles et ses calèches devant n’importe quel théâtre, mais quand vous cherchez à savoir où il habite au moment présent, personne ne le sait.
Eraste Pétrovitch se leva et se balança légèrement sur ses talons, comme s’il réfléchissait.
— Hmm… et quelle sorte d’indices comptiez-vous découvrir dans son Comptoir ?
— Le Tsar tient une comptabilité scrupuleuse selon un système d’écritures américain. Dans ce but, il a fait venir de Chicago deux coffres-forts montés sur roulettes. Il y enferme cartothèque, livres de comptes, et tout ce qu’on peut imaginer. Avgust Ivanovitch a le respect de l’ordre, et ne redoute aucune perquisition. A quoi il convient d’ajouter une garde armée qui protège et les papiers et leur propriétaire. Le Tsar a toujours ses quartiers là où se trouve le Comptoir. Et Mister Svist est avec lui. Ils sont inséparables, comme Satan et sa queue.
L’enquêteur, remontant ses lunettes sur son nez, considéra Fandorine d’un śil incrédule.
— Vous n’avez tout de même pas l’idée de… ? Laissez tomber. L’affaire est trop risquée. Qui plus est en solitaire. Ne comptez pas sur la police. Mes hommes ne feraient que vous mettre des bâtons dans les roues, je vous l’ai expliqué. A titre privé, je pourrais bien sûr, mais…
— Non, non, je ne veux pas vous c-compromettre aux yeux de votre hiérarchie. Dès lors qu’elle vous a expressément averti de ne pas importuner le sieur Tsarkov. Mais peut-être savez-vous au moins où se situe le fameux Comptoir à l’heure présente ?
Sergueï Nikiforovitch écarta les mains, dans un geste d’impuissance :
— Hélas…
— Ça ne fait rien. Ce n’est pas un b-bien gros obstacle.
Comme au bon vieux temps
Fandorine pensait découvrir l’emplacement actuel du Comptoir du sieur Tsarkov par un moyen élémentaire : en suivant Mister Svist. Mais les choses se révélèrent plus compliquées.
L’opération était familière et non dénuée d’agrément. Eraste Pétrovitch se considérait à juste titre comme un maître ès filatures. Au cours des dernières années passées, il avait lui-même rarement eu l’occasion de jouer le rôle d’« ange gardien », aussi fut-ce bien volontiers qu’il renoua avec les habitudes du bon vieux temps.
Une automobile est un engin fort commode : elle permet d’emporter avec soi une collection de costumes et d’accessoires de maquillage, tous les outils indispensables, et même du thé dans une thermos. Au XIXe siècle, les filatures s’effectuaient dans des conditions moins confortables.
Eraste Pétrovitch ne trouva pas son homme sur la place des Théâtres, aussi se transporta-t-il passage du Chambellan, pour apercevoir le chef des revendeurs devant l’entrée du Théâtre d’art. Lipkov, comme à son habitude, se tenait immobile, l’air oisif, et sifflotait. De temps à autre, des gens l’abordaient – des « hannetons » sans doute, ou bien des « pinschers », à moins que ce ne fussent des « informateurs ». Chaque fois, la conversation était brève. Il arrivait que Svist ouvrît sa serviette verte pour en tirer un papier ou au contraire y ranger quelque document. Cela dit, il ne ménageait pas sa peine, il ne s’éloignait pas de son poste de travail.
Fandorine arrêta sa voiture à une cinquantaine de pas, à côté d’une boutique de vêtements pour dames, là où étaient déjà garés plusieurs autos et attelages. Il mena son observation au moyen d’une fantastique nouveauté de fabrication allemande : des jumelles photographiques, qui permettaient de prendre des clichés instantanés. A tout hasard, Eraste Pétrovitch photographia toutes les personnes avec lesquelles bavardait Mister Svist – moins dans un but pratique que pour vérifier le bon fonctionnement de l’appareil.
A deux heures et demie, l’homme quitta son poste – à pied, d’où l’on pouvait déduire qu’il n’allait pas loin. Fandorine voulut d’abord le suivre en voiture, profitant du fait que la circulation, passage du Chambellan, était animée et les passants nombreux, cependant il remarqua à temps que Svist était accompagné : deux jeunes gens de solide constitution le suivaient à quinze-vingt pas, chacun d’un côté de la rue. Eraste Pétrovitch les avait tous deux mis en boîte dans son appareil un moment plus tôt. A l’évidence, c’étaient là des « pinschers » qui remplissaient auprès de leur chef la fonction de garde du corps.
Force fut de se séparer de l’Isotta Fraschini. Fandorine arborait un simple veston réversible (gris d’un côté, mais marron une fois retourné). Il portait un sac à l’épaule, comme ceux que trimballent les commis voyageurs, contenant un costume de rechange, une autre veste à deux faces. Sa barbe postiche, fixée avec une colle de sa propre composition, pouvait s’ôter d’un geste ; des lunettes à monture en corne rendaient son visage presque méconnaissable.
L’homme remonta la rue Kouznetski Most, tourna à droite et prit position devant le théâtre Bolchoï, au pied de la colonne la plus éloignée. Là, tout recommença : Svist passait son temps à ouvrir et fermer sa sacoche, en échangeant quelques mots avec de louches individus à la mine affairée.
Bon, je peux bien m’absenter pour aller chercher la voiture, réfléchit Fandorine. Il est clair déjà qu’après le Bolchoï notre homme gagnera l’Arche de Noé : visiblement, c’est son itinéraire habituel.
Dix minutes plus tard, l’Isotta Fraschini stationnait entre les deux théâtres, à une place commode pour surveiller chaque côté.
A quatre heures pile, Mister Svist se mit en mouvement vers les caisses de l’Arche. Les « hannetons » y étaient différents de ceux du Théâtre d’art ou du Bolchoï, mais les « pinschers » étaient les mêmes. Ils couvraient leur chef sur sa droite et sur sa gauche, mais restaient toujours à distance.
Non loin de l’entrée de service, un autre individu semblait faire le pied de grue, le chapeau rabattu sur les yeux, vêtu d’un manteau léger en tussor. Fandorine le remarqua à cause de sa conduite étrange : chaque fois que la porte s’ouvrait, il allait se cacher derrière la colonne de publicité couverte d’affiches. Il fallut descendre de voiture pour observer de plus près l’intrigant personnage. Celui-ci était noiraud, affligé d’un long nez caucasien et de sourcils se rejoignant sur la glabelle. A en juger par son maintien, il s’agissait d’un militaire. Eraste Pétrovitch le photographia, mais pas avec ses jumelles bien sûr. Pour les prises de vue discrètes à faible distance, il possédait un appareil espion Stirn : un boîtier plat, facile à dissimuler sous un vêtement, doté d’un puissant objectif à grande luminosité, camouflé en bouton de veste. Cette merveilleuse invention n’avait qu’un inconvénient : elle ne permettait qu’un seul cliché, et bientôt Fandorine dut s’avouer qu’il avait gaspillé celui-ci. Le Caucasien ne manifestait pas le moindre intérêt pour Mister Svist et ne cherchait pas à entrer en contact avec lui. Juste après cinq heures, la répétition terminée, les comédiens commencèrent de sortir du théâtre. Quand Elisa apparut, accompagnée d’Innokentov et de Sima Abrikossova, le louche individu s’éclipsa derrière sa colonne.
Fandorine colla avidement les jumelles à ses yeux. La femme qui l’avait privé d’harmonie était ce jour-là pâle et triste, et cependant d’une beauté indicible. Elle agita la main pour renvoyer l’automobile censée la reconduire, et s’en fut avec les deux autres en direction du Marché au gibier. Sans doute avaient-ils décidé d’une promenade à pied avant de rentrer à l’hôtel.
L’homme au manteau de tussor leur emboîta le pas, et Eraste Pétrovitch comprit alors qu’il s’agissait simplement d’un nouvel admirateur. Il guettait la jeune femme, et maintenant qu’elle s’était montrée, il allait marcher en catimini sur ses pas, transporté de ravissement.
Non, je ne vais pas piétiner moi aussi au milieu de ces figurants, se dit Fandorine avec colère, et il se força à détacher ses jumelles de la gracieuse silhouette d’Elisa pour les braquer sur la face de glaise de Lipkov, qui ne lui inspirait plus que répulsion.
— Il serait temps, mon petit ami, de rentrer à la maison. A quoi sert-il de se tuer ainsi à la tâche ? murmura-t-il.
Mister Svist, comme s’il l’avait entendu, agita la main. Une Ford noire – une conduite intérieure – vint se garer devant le théâtre. Les deux « pinschers » se précipitèrent vers l’auto. L’un ouvrit toute grande la portière, tandis que l’autre jetait un coup d’śil à la ronde. Puis tous les trois prirent place dans le véhicule.
Fandorine mit le moteur en marche, prêt à suivre la Ford. Il étouffa un bâillement. Nous allons bien voir maintenant où le Tsar a creusé sa tanière…
Il n’en fut rien !
Quand la Ford se fut éloignée du trottoir, la chaussée se trouva barrée par un autre véhicule, une Packard cabriolet. Celle-ci avait à son bord trois gaillards taillés exactement sur le même modèle que les gardes du corps de Lipkov. Sans prêter attention aux cris des cochers ni aux beuglements des klaxons, le chauffeur de la Packard attendit que la voiture de Svist eût tourné le coin pour enfin démarrer à son tour, sans hâte. Il eût été possible bien sûr de la suivre : couvrant la première, elle allait certainement suivre le même itinéraire, mais il était vain de prendre des risques. Force était de renoncer à une filature en automobile. Moscou n’était pas New York ou Paris, les engins à moteur étaient peu nombreux dans les rues, leur vue surprenait encore. Les gardes du corps de la Packard repéreraient forcément l’Isotta qui leur collerait au train, c’était d’ailleurs dans ce but que Svist se faisait escorter par une seconde voiture.
Fandorine avait donc perdu sa journée. Pas entièrement toutefois, si l’on considérait qu’il avait pu vérifier combien le but fixé serait difficile à atteindre. Et aussi contempler Elisa durant quelques instants.
Les obstacles imprévus avaient toujours été pour Eraste Pétrovitch ni plus ni moins qu’une bonne raison de mobiliser des ressources supplémentaires de son intellect. Il n’en fut pas autrement cette fois-là, et du reste il ne fut pas besoin d’efforts particuliers. Le problème, de toute manière, n’était pas des plus compliqués, et Fandorine eut tôt fait de trouver une nouvelle solution.
Le lendemain, il s’en fut au théâtre avec Massa. Conformément aux règles instituées par Stern, les répétitions d’un spectacle régulier devaient avoir lieu chaque jour. L’enseignement de Noé Noévitch proclamait que la première n’était que le début du véritable travail, et que toute nouvelle représentation de la pièce devait être plus parfaite que la précédente.
Le maître et le serviteur prirent leur petit déjeuner dans un silence sépulcral. Ils restèrent muets durant tout le trajet menant au théâtre, Massa regardant en outre ostensiblement par la vitre. Le Japonais boudait toujours, vexé qu’Eraste Pétrovitch ne le tînt pas informé du déroulement de l’enquête. Et c’est tant mieux, pensait Fandorine, à qui le désir n’était pas encore venu de faire la paix.
Au début de la répétition, il attendit que la personne qui l’intéressait se fût libérée, pour mettre à exécution le plan qui motivait sa venue.
Il était curieux de s’entretenir avec l’interprète du rôle du petit voleur, Konstantin Labiline.
— Vous êtes un « informateur » ? demanda-t-il sans préambule en même temps qu’il entraînait le comédien dans le couloir.
— C’est-à-dire ?
— Vous êtes au service du Tsar ? Ne cherchez p-pas à nier. Dix jours avant la première, j’ai vu le dossier de votre rôle dans la serviette de Mister Svist. La couleur de votre emploi est bien le jaune, n’est-ce pas ?
Le visage mobile du fripon tressautait, ses yeux clignotaient à toute allure. Mais l’homme ne répondit pas.
— Si vous vous obstinez, je raconterai à Stern comment vous arrondissez vos revenus, dit Fandorine, menaçant.
— Non, inutile, lâcha tout à coup le comédien.
Il jeta un rapide coup d’śil autour de lui pour s’assurer qu’il n’y avait personne à proximité.
— Après tout, je ne fais rien de mal… Bon, je réponds aux questions : je dis ce qui se passe chez nous, et comment vont les choses. Je parle des changements apportés au répertoire. Quand votre pièce, tout à coup, a été mise sur le tapis, le Tsar s’y est intéressé, bien sûr. Soit dit en passant, elle lui a beaucoup plu. Il lui a prédit un grand succès.
— Merci. Mais par conséquent, vous êtes en contact permanent avec le Tsar ?
— Non, plutôt avec Svist. Avec le Tsar rarement. La dernière fois, c’était quand on a parlé de vous. Il était très curieux…
— Vraiment ?
— Oui. Il m’a demandé si, à mon avis, il pouvait vous faire un cadeau de quelque valeur, à l’occasion de la première. Je le lui ai déconseillé. M. Fandorine, lui ai-je dit, est un homme renfermé, peu sociable. Cela risque de lui déplaire…
— Vous êtes bien p-psychologue.
— Le Tsar ne s’est pas montré surpris. Je pense qu’il en sait beaucoup plus que moi sur vous…
Eraste Pétrovitch se remémora son altercation avec Svist. Evidemment. Le Tsar, intrigué par le nouvel auteur dramatique, avait fait prendre des renseignements sur lui et avait ainsi appris des masses de choses intéressantes. Eh bien, voilà qui venait fort à propos.
— Où avez-vous rencontré le Tsar ? Chez lui, à son Comptoir ?
— Oui. On m’a conduit dans un endroit, après Ostankino.
— Vous vous rappelez le nom du lieu ? demanda Eraste Pétrovitch d’un ton détaché.
— Je l’ai retenu, oui. Mais Svist a déclaré qu’ils en déménageraient le lendemain. Or c’était il y a presque deux semaines…
— Où le Tsar a-t-il ses quartiers à présent ?
— Comment le saurais-je ?
Fandorine réfléchit un moment.
— En ce cas, écoutez. Vous allez transmettre un m-message au Tsar par l’intermédiaire de Svist. Il est justement en train de faire le pied de grue devant le théâtre. Tenez, voici un crayon et une feuille. Ecrivez. « Fandorine m’a interrogé à votre sujet. Il faut qu’on se voie. » Ils vous emmèneront sur-le-champ au Comptoir.
Fort docilement, Labiline nota le tout sous la dictée, mais ses grosses lèvres esquissèrent une moue sceptique.
— Pour quelle raison ? Un dramaturge qui pose des questions, la belle affaire ! Vous ne savez pas quel genre de type est le Tsar. C’est un sacré bonhomme, je peux vous le dire !
— Svist vous mènera à lui sur-le-champ, répéta Eraste Pétrovitch. Ils deviendront nerveux. Vous leur direz qu’au cours de la conversation j’ai lâché quelques mots laissant d-deviner mes soupçons. Fandorine, conclurez-vous, pense qu’Emraldov et Limbach ont été assassinés par des hommes du Tsar.
— Comment ça, « assassinés » ? Ils se sont suicidés ! s’exclama Labiline, très ému. Et ensuite, à votre place, je n’irais pas agacer ces gens-là. Ils pourraient bien se fâcher.
— Ce soir je p-passerai vous voir à votre hôtel, et vous me raconterez s’ils se sont fâchés ou pas. Mais l’essentiel est que vous vous rappeliez bien l’endroit où ils vous auront conduit.
Fandorine put observer depuis la fenêtre du foyer que son hypothèse se vérifiait.
Labiline sortit et s’approcha de Mister Svist. Il l’aborda, la tête rentrée dans les épaules, avec un air de quémander. Il lui remit le feuillet plié en quatre. Lipkov l’ouvrit et fronça les sourcils. Il posa quelques questions. Puis il agita la main, et dès lors tout se déroula comme la veille. Deux « pinschers » accoururent, la même Ford vint se garer devant eux, tandis qu’une seconde voiture s’arrêtait en travers de la rue. Et le comédien fut emmené bavarder avec l’empereur des spéculateurs moscovites.
Avant que le soir fût tombé, Eraste Pétrovitch entreprit encore une démarche : celle de rendre visite au sieur Aguilev. Il téléphona préalablement à la Société théâtrale et cinématographique. L’entrepreneur répondit qu’il recevrait le dramaturge dans l’instant.
— Eh bien, vous avez changé d’avis ? demanda Andreï Gordéiévitch en serrant la main de son visiteur. Vous êtes prêt à écrire des scénarios pour moi ?
Son bureau n’avait rien de très russe. Mobilier à fine ossature, tout en tiges et barres métalliques ; immenses baies vitrées donnant sur la Moskova et les cheminées d’usines plantées sur l’autre rive ; aux murs, d’étranges tableaux ne montrant que cubes, carrés et lignes brisées. Eraste Pétrovitch n’aimait guère l’art contemporain, auquel il n’entendait rien, mais il imputait cette incompréhension à son âge déjà avancé. Chaque nouvelle époque a ses propres yeux et ses propres oreilles : on veut voir autre chose, entendre autre chose. Naguère, même les confortables impressionnistes passaient pour des voyous, tandis qu’à présent une affreuse bonne femme violette à trois jambes dansait au-dessus du bureau de l’honorable homme d’affaires, sans que personne y trouvât à redire.
— Le jeu auquel vous comptez vous livrer est sérieux, dit Fandorine d’un ton grave, tout en détaillant les affiches des derniers films européens (L’Enfer de Dante, Une orgie dans la Rome antique, Sherlock Holmes contre le professeur Moriarty). Mais moi aussi je suis un homme sérieux. J’ai besoin de connaître et comprendre les règles.
— Naturellement, opina le jeune millionnaire. Qu’est-ce qui suscite chez vous des craintes ? Je répondrai à toutes vos questions. Je suis extrêmement intéressé par une collaboration avec un auteur tel que vous. Pourquoi fuyez-vous les reporters ? Pourquoi n’avoir fait figurer sur les affiches que vos seules initiales ? Ce n’est pas bien, c’est une erreur. De vous aussi, j’aimerais faire une star.
Avec ce monsieur, mieux valait aller droit au but. Aussi Fandorine lui demanda-t-il sans autres détours :
— Comment vous accordez-vous avec le Tsar ? D’après ce que j’ai pu comprendre, il est très difficile, voire impossible, de se lancer dans l’industrie du théâtre ou du spectacle à Moscou sans entretenir de bonnes relations avec ce brasseur d’affaires.
— Je m’entends fort bien avec ce monsieur.
— Vraiment ? Mais vous êtes pourtant le p-partisan d’un régime de libre entreprise civilisé, alors que le Tsar est un pêcheur en eaux troubles, un demi-bandit.
— Je suis avant tout un réaliste. Je ne puis négliger de prendre en compte le caractère spécifique du business en Russie. Chez nous, n’importe quel grand projet a besoin, pour réussir, du soutien d’en haut et d’en bas. Celui des sphères célestes…
Andreï Gordéiévitch montra les tours du Kremlin, que la fenêtre d’angle laissait entrevoir.
— … comme celui des forces souterraines.
Il pointa le doigt vers le sol.
— Le pouvoir en place vous permet d’entreprendre. Et c’est tout. Mais si vous voulez que l’affaire progresse, vous devrez réclamer de l’aide aux puissances non officielles. Dans notre empire lourdaud autant qu’inconfortable pour le business, ce sont elles qui contribuent à huiler les engrenages rouillés et à ébarber les pignons neufs.
— Vous p-parlez de personnages comme le Tsar ?
— Bien entendu. Je ne puis faire autrement que collaborer avec ce brasseur d’affaires illégales dans le domaine qui m’occupe. Travailler sans son aide, ce serait comme vouloir se débrouiller avec une seule main. Et s’il devenait hostile, notre entreprise ne serait plus viable.
— En quoi consiste son aide ?
— En beaucoup de choses. Par exemple, savez-vous qu’aux spectacles de l’Arche de Noé les pickpockets s’abstiennent d’agir ? Dans un article, un journaliste a attribué ce curieux phénomène à l’influence bienfaisante du grand art sur les cśurs des voleurs même les plus endurcis. En réalité, ce sont les hommes du Tsar qui ont découragé les tire-laine. C’était là une aimable attention à mon égard. C’est lui encore qui est à l’origine du battage supplémentaire autour de la venue d’une troupe, s’il juge celle-ci prometteuse. L’opération lui est profitable du point de vue de la spéculation sur les billets, comme elle l’est à moi en contribuant à la hausse des actions du théâtre sur lequel j’ai misé. Mais le Tsar nous sera surtout utile quand nous aurons développé la branche cinématographique de notre activité. Son entreprise clandestine prendra alors une dimension nationale. Il faudra contrôler la distribution des films, veiller à l’ordre dans les salles de projection, empêcher la duplication illégale des copies. La police n’aura ni les moyens ni la volonté d’accomplir ce travail. De sorte que le Tsar et moi avons de grands projets en commun.
Aguilev décrivit longuement et avec passion comment fonctionnerait l’empire du spectacle qu’il était en train de créer. Dans cet empire, chacun effectuerait la tâche pour laquelle il serait doué. Les brillants hommes de lettres comme M. Fandorine imagineraient des sujets. Des metteurs en scène de génie comme M. Stern useraient de leur esprit inventif pour tourner des films et monter des spectacles, les premiers étant liés aux seconds de manière thématique : par exemple, si l’on misait sur l’orientalisme, à la suite d’une pièce japonisante sortiraient deux ou trois films consacrés au même thème. Le procédé amplifierait la demande, et permettrait en outre d’économiser sur les décors et les costumes. Par le biais de revues et journaux dont elle serait propriétaire, la société attiserait le culte de ses propres acteurs et actrices. Elle posséderait également suffisamment de salles de projection pour n’avoir à partager les recettes avec personne. Tout ce système arborescent serait protégé par en haut et par en bas. De bonnes relations avec les autorités lui épargneraient les désagréments avec la loi, tandis que de bonnes relations avec le Tsar lui assureraient d’être à l’abri des criminels et des collaborateurs malhonnêtes.
Eraste Pétrovitch écoutait et se demandait pourquoi en Russie le succès de n’importe quelle entreprise avait toujours été principalement suspendu aux « bonnes relations » qu’on pouvait avoir. Sans doute parce que les sujets de l’Empire russe percevaient les lois comme autant de contraintes fâcheuses imaginées par certaine puissance hostile pour servir ses propres intérêts. Le nom de cette puissance hostile était « l’Etat ». Il n’y avait rien de bienveillant ni de raisonnable dans les agissements de l’Etat. Ce monstre « obèse, hideux, énorme, à cent gueules aboyantes ». L’unique salut venait de ce qu’il avait en outre la vue un peu basse et l’esprit assez obtus, et de ce que chacun de ses « gosiers » acceptait volontiers un surplus de pitance. Sans cela, il eût été absolument impossible de vivre en ce pays. Etablis de bonnes relations avec la gueule dentue la plus proche de toi, et fais ce que bon te semble. Mais n’oublie pas d’y jeter à temps quelques quartiers de viande. Il en avait été ainsi sous les Riourikides, il en était de même sous les Romanov, et la situation perdurerait tant que les rapports entre l’Etat et ses administrés n’auraient pas radicalement changé.
Après avoir promis de bien réfléchir à la proposition d’affaires formulée par le millionnaire, Eraste Pétrovitch quitta la Société théâtrale et cinématographique dans un état effectivement songeur. L’adversaire auquel il venait de lancer un défi se révélait plus sérieux qu’il ne semblait de prime abord.
L’esprit technologique du XXe siècle commençait de pénétrer également la jungle du monde criminel moscovite. Le Tsar, tenez, avait aujourd’hui une comptabilité à l’américaine, une structure solide, des automobiles, une couverture parfaite. Agir seul contre une telle organisation n’était sans doute pas très sage. Qu’il le veuille ou non, il lui faudrait se réconcilier avec Massa.
Un véritable ami
Cette nuit-là, le Japonais découcha. Eraste Pétrovitch n’y attacha pas d’importance particulière. Il est allé à la cueillette des abricots, se dit-il. Peu importe, on peut aussi bien attendre demain pour étudier le plan d’une petite expédition aux Sokolniki.
Dans la soirée, Labiline lui avait rendu compte de sa visite au Tsar. Le comédien était effrayé et intrigué. Quand il avait appris les soupçons de Fandorine, le chef de bande avait montré les signes d’une sérieuse inquiétude.
« Mais qui êtes-vous donc ? Je veux dire, en réalité ? avait demandé Labiline d’un ton craintif. Ils m’ont ordonné de leur rapporter sur-le-champ chacun de vos propos… Pourquoi ont-ils aussi peur de vous ?
— Je n’en ai aucune idée, avait répondu Fandorine en regardant son interlocuteur droit dans les yeux, sans ciller. Mais je vous déconseille fortement de rapporter à Mister Svist t-tout ce que je dis.
— C-compris… avait balbutié le comédien, la gorge serrée, puis soudain s’alarmant : Oh, je ne voulais pas me moquer de vous ! Ça s’est produit par hasard !
— Je vous crois. Par conséquent, une villa à un étage, aux Sokolniki, au bout du bois aux Cerfs ? Eh bien, tenez, asseyez-vous donc et dessinez-moi un plan précis des lieux. J’aimerais savoir ce qu’il y a là-bas autour… »
Un fois chez lui, rue Svertchkov, Eraste Pétrovitch recourut à une carte détaillée de la police, représentant le district de Mechtchanski auquel appartenaient le bois aux Cerfs et l’ensemble des Sokolniki, pour établir l’adresse actuelle du Comptoir du sieur Tsarkov. La villa où Labiline avait été conduit avait été autrefois une grosse ferme sise en pleine campagne, mais elle se trouvait à présent sur le territoire du parc. Sur la carte, c’était d’ailleurs ainsi qu’elle était indiquée : « Ferme aux Cerfs ». Sous le couvert de la nuit, Fandorine s’en fut reconnaître le secteur nord-est des Sokolniki, afin de repérer l’objectif et, si l’occasion se présentait, de mettre sans plus attendre son projet à exécution.
Il dut cependant renoncer à la charge de cavalerie qu’il méditait. A première vue, la villa était disposée de manière idéale : elle était entourée par trois côtés d’un épais hallier qui touchait presque à ses murs. Cependant cette facilité d’accès n’était qu’illusoire. Le Comptoir était bien défendu. Posté en permanence sur le perron, un « pinscher » surveillait l’allée menant à la demeure isolée. Fandorine braqua ses jumelles sur les fenêtres, et en dénombra encore quatre qui montaient la garde à l’intérieur. Les rideaux étaient partout étroitement tirés, un léger interstice subsistait malgré tout en haut, juste au-dessous de la corniche. Pour avoir une idée de l’organisation du rez-de-chaussée, Eraste Pétrovitch dut grimper à un arbre sur trois côtés différents. Exercice peu sérieux, mais rafraîchissant – Fandorine se sentait rajeuni. Sans compter qu’il obtint ainsi une image assez claire de l’aménagement des lieux.
Au premier étage se trouvaient les appartements du Tsar et la chambre de Mister Svist. Le bas était constitué de deux grandes pièces. L’une, à en juger par le mobilier, était une salle à manger. L’autre, constamment occupée par des gardes, un cabinet de travail. Fandorine parvint même à distinguer dans la lueur orangée des lampes à pétrole le reflet de deux grandes armoires laquées de forme inhabituelle. C’étaient là certainement les archives personnelles de Sa Majesté le spéculateur.
Certes, la citadelle n’avait rien d’inexpugnable, mais il était hors de question de la prendre d’assaut, et encore moins tout seul. Avec Massa, en revanche, ce serait une autre histoire.
Après le succès de son expédition, se sentant pour la première fois depuis tout un mois presque entièrement guéri, il rentra chez lui, dormit quatre heures, et se réveilla juste à temps pour se rendre au théâtre. Il lui fallait intercepter Massa avant que la répétition fût commencée, c’est pourquoi, dès dix heures et demie, il était installé dans la salle de spectacle, à l’abri d’un journal ouvert devant lui – excellent moyen d’éviter les bavardages futiles dont les comédiens sont si friands. Eraste Pétrovitch avait depuis longtemps remarqué que la lecture des journaux, surtout si l’on affectait un air concentré, inspirait à l’entourage un sentiment de respect et protégeait des contacts inutiles. Cependant Fandorine n’eut pas à feindre. Le Matin de la Russie publiait ce jour-là une très intéressante interview du ministre du Commerce et de l’Industrie, Timachev, portant sur l’exceptionnelle situation financière et monétaire de l’empire : les excédents budgétaires avaient permis d’augmenter la masse de liquidités disponibles de plus de 300 millions de roubles, le cours de la devise nationale se renforçait de jour en jour, et il ne faisait aucun doute que l’énergique politique du gouvernement saurait amener la Russie sur la voie d’un avenir radieux. Les pronostics d’Eraste Pétrovitch quant à l’avenir de la Russie n’étaient guère optimistes, mais comme il aurait aimé se tromper !
De temps à autre, il jetait un coup d’śil vers la porte. La troupe peu à peu se rassemblait. Tous étaient habillés comme à l’ordinaire : le règlement en vigueur voulait qu’on répétât au milieu des décors, mais sans costume de scène ni maquillage. Le génial Noé Noévitch croyait ainsi « mettre à nu » le jeu de l’acteur, en rendant les erreurs et les oublis plus criants.
Sima Abrikossova fit son entrée. Eraste Pétrovitch ne baissa pas les yeux sur son journal, s’attendant à voir paraître Massa derrière elle, mais il se trompait : la soubrette était seule.
Force lui fut de lire encore un article sur les événements historiques qui venaient d’éclater en Chine. La mutinerie d’un seul et unique bataillon, survenue une semaine plus tôt dans la ville provinciale de Wuchang, avait conduit à ce que les Chinois, dans tout le pays, coupent leur natte, refusent de se soumettre plus longtemps à l’autorité impériale et réclament la république. C’était fou de penser qu’une si minuscule étincelle avait pu mettre en mouvement un pareil colosse : quatre cents millions d’âmes ! Or les Européens semblaient ne pas se rendre compte que l’immense Asie jusqu’alors assoupie venait de se réveiller. Rien ne pourrait à présent l’arrêter. Oscillant lentement, avec une amplitude de plus en plus grande, elle recouvrirait bientôt de ses vagues la planète tout entière. Le monde cesserait d’être blanc « aux yeux ronds », comme disaient les Japonais : il allait virer au jaune et ses yeux, immanquablement, s’étréciraient. Comme tout cela était intéressant !
Il se détacha enfin de sa lecture, pour tenter d’imaginer concrètement l’Asie à tignasse noire, sortant du sommeil, unie à la blonde Europe éclairée. Et il demeura saisi. Elisa venait d’entrer dans la salle au bras de Massa. Ils se souriaient l’un à l’autre et s’échangeaient des propos à l’oreille.
Le journal tomba des genoux de Fandorine dans un bruit de papier froissé.
— Bonjour, messieurs et mesdames ! lança la plus belle et la plus abjecte de toutes les femmes de la terre.
Elle aperçut Eraste Pétrovitch : elle lui jeta un regard à l’évidence empli de trouble, et même de timidité. Elle ne s’attendait pas à le trouver là.
Massa, quant à lui, considéra son maître d’un air parfaitement détaché, et redressa fièrement le menton. Le Japonais trimballait lui aussi plusieurs journaux, qu’il portait coincés sous le bras. Une passion pour la lecture de la presse lui était venue récemment : depuis que les journalistes s’étaient mis à parler de la « découverte asiatique » du metteur en scène Noé Stern. A présent, aux premières heures du jour, Massa raflait tous les titres moscovites.
— Lien audjouloud’hui. Ils écorivent seulement que la deudjième le-po-lé-sen-ta-tion aula lieu aplès-demain, articula-t-il avec soin en posant les journaux sur la petite table du metteur en scène. Et aussi que le public doit s’attendle à un nouveau tuliomphe de madama Lointaine et de l’inimitabulu Gazonov. Tenez, là.
Il montra un minuscule entrefilet grassement entouré d’un gros trait de crayon rouge.
Plusieurs comédiens s’approchèrent pour regarder s’il n’y avait rien d’écrit à leur sujet. A en juger par l’expression de leurs visages, personne d’autre que les deux interprètes principaux de la pièce n’y était mentionné.
Complètement accablé par cette nouvelle – et double ! – trahison, Fandorine serra les dents. Il avait déjà oublié qu’il comptait aplanir ses relations avec son ami. Il ne désirait plus qu’une chose : s’en aller. Mais il lui fallait attendre que la répétition eût commencé pour pouvoir s’esquiver sans attirer l’attention, or bizarrement ce moment tardait à venir.
Novimski apparut sur la scène.
— Noé Noévitch vient de téléphoner. Il vous présente ses excuses. Il est chez M. Aguilev, où il est retenu.
Les comédiens, qui déjà avaient pris place dans les fauteuils du premier rang, se relevèrent et s’éparpillèrent dans la salle.
La scélérate Goupilova s’approcha de la table devant laquelle, tels deux tourtereaux, étaient assis les interprètes des deux premiers rôles.
— Cher Gazonov, lisez-nous donc quelque chose d’un peu intéressant.
— Oui, oui, moi aussi j’adore vous écouter ! renchérit Méfistov en souriant de toute son immense bouche.
Le Japonais ne se fit pas prier.
— Que dois-dje lile ?
— Mais ce que vous voulez, peu importe.
La Goupilova adressa un clin d’śil furtif à Méfistov.
— Vous avez une voix si bien timbrée ! Une élocution si charmante !
En d’autres temps, jamais Fandorine n’eût permis à ces vipères de se divertir aux dépens de son camarade, mais à présent il éprouvait un odieux sentiment de joie mauvaise. Puisse ce dindon, cette « star » fraîche émoulue, s’exposer au ridicule devant Elisa et tous les autres ! Ce serait autre chose que d’exécuter des pirouettes sur scène sans prononcer une seule réplique !
Massa aimait beaucoup le son de sa propre voix, aussi n’était-il nullement étonné qu’on lui demandât de la faire entendre. Ce fut avec plaisir qu’il déplia le journal, s’éclaircit la gorge et entreprit de lire toute la page d’affilée, avec des intonations de déclamateur professionnel. En haut de la page figuraient des annonces encadrées avec élégance – il ne s’épargna pas non plus leur lecture.
Il commença par une réclame pour les pastilles de guimauve Sobriété, qui promettaient de guérir des accès de dipsomanie, et en lut le texte jusqu’au bout avec expression.
— « … un nomble extlaodinaile d’alocooliques invétélés nous ont adalessé de bou-le-be-lo-sants le-me-lo-cie-ments, en-thou-dzia-sa-més pal la po-lo-di-dji-eu-se efficacité du po-lo-du-it… »
— Nous les avons essayées, ces fameuses pastilles, observa Rézonovski de sa voix de basse. Elles ne font aucun effet. A part des brûlures d’estomac.
Massa abordait déjà avec non moins de sentiment un appel d’un M. V. N. Léonardov, « artiste de grande classe », à s’inscrire chez lui comme élève à un cours de peinture et de dessin.
— « De galande coulasse », qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il.
— Cela signifie « très beau », « très fort », expliqua Méfistov sans ciller. Le coulasse de Rhodes, par exemple. Ou bien, de vous, on pourrait dire : un acteur de grande coulasse.
Eraste Pétrovitch se rembrunit. Il voyait les sourires ironiques qu’affichaient certains comédiens en écoutant Massa, mais si jaloux qu’il fût, il n’en retirait pas la satisfaction espérée.
Cependant tous ne semblaient pas amusés d’entendre le Japonais estropier les mots. Sima Abrikossova, par exemple, souriait d’un air rêveur. Sans doute, pour une femme de son genre, la trahison ne faisait que hausser la cote de son amant. La mère noble Réginina prêtait elle aussi une oreille attendrie à la lecture des nouvelles.
— Ah, lisez-nous donc quelque chose parlant d’animaux, demanda-t-elle. J’aime beaucoup la rubrique « Nouvelles du jardin zoologique », en dernière page.
Massa retourna le journal.
— « Le docouteul Sidolov agalessé pal un selopent djéant. »
Et il ne se contenta pas de lire, mais, pour de bon, reconstitua toute l’horrible scène du python attaquant le directeur du terrarium. Le docteur avait été mordu au bras, et le reptile n’avait desserré les mâchoires que lorsqu’on l’avait arrosé d’eau.
— Quel cauchemar ! s’exclama Vassilissa Prokofievna en portant la main à sa voluptueuse poitrine. Tout de suite m’est revenue l’image de cet atroce serpent dans la corbeille de fleurs ! Je ne sais pas, ma chère petite Elisa, comment vous avez tenu le coup. Vraiment, moi, je serais morte sur place !
Mme Lointaine blêmit et ferma les yeux. Massa (l’infâme, l’infâme !) se leva, lui caressa l’épaule d’un geste apaisant, puis reprit sa lecture. Il était question cette fois-ci d’un lionceau nouveau-né repoussé par sa mère. Le bébé lion avait été sauvé par une « chi-en-no bâtarodo » qui avait accepté de le nourrir de son lait.
Cet entrefilet était beaucoup plus du goût de la Réginina.
— J’imagine comme c’est adorable : un minuscule petit lionceau ! Et cette merveilleuse chienne au grand cśur ! Vraiment, j’irais bien là-bas voir ça !
Encouragé par son succès, Massa déclara :
— Il y a plus loin un passadje tlès intélessant. « La vie des ouloussou en dandjer. »
Et d’entamer un article sur le mal mystérieux dont souffraient deux ours bruns, et que le médecin vétérinaire, M. Tobolkine, venait de réussir à identifier. On soupçonnait jusqu’alors les deux animaux d’être atteints de la peste, mais comme Massa le communiqua avec joie à ses auditeurs :
— « D’aplès le docoutol, la maladie polobiendolait de la platique de l’onanidzoumo, à laquelle les ouloussou s’adonnent du matin au soil. Ce fait est lalissime chez les ouloussou, mais affecte soubent les sindges et les do-lo-ma-dailes. » C’est la pule bélité ! Dj’ai moi-même bu bien des fois dans la djungle des macaques…
Il s’arrêta net, son visage tout rond exprimant une vive perplexité : que se passait-il ? Vassilissa Prokofievna venait tout à coup de lui tourner le dos d’un air indigné, tandis que les scélérats éclataient d’un grand rire hystérique.
Et Fandorine se sentit de la pitié pour le pauvre diable. Les différences de codes d’éducation, de notions de décence et d’indécence inculquées depuis l’enfance représentaient un obstacle bien difficile à abattre. Il y avait presque trente ans que l’ancien gamin de Yokohama vivait loin de son Japon natal, et il ne parvenait toujours pas à s’habituer complètement aux mśurs des « cheveux rouges » : tantôt il lâchait une bourde, propre à scandaliser les mères nobles, tantôt lui-même devenait rouge de honte pour un détail parfaitement innocent d’un point de vue occidental – par exemple une femme assise laissait tomber son parapluie par terre et le rapprochait d’elle du bout de son soulier (monstrueuse vulgarité !).
De la compassion à la compréhension mutuelle, il n’y a jamais qu’un pas. Eraste Pétrovitch regarda Massa, dont la face s’était empourprée, et ce fut comme si ses yeux se dessillaient. Si le Japonais avait courtisé Elisa, c’était dans un but bien précis, et ce n’était pas non plus par hasard qu’il était arrivé en sa compagnie après une nuit d’absence ! Ce n’était pas l’acte d’un traître, mais au contraire d’un véritable et fidèle ami. Connaissant son maître par cśur, et voyant dans quel triste état celui-ci se morfondait, Massa avait voulu le guérir de sa néfaste obsession au moyen d’un remède cruel, certes, mais souverain. Il n’avait pas tenté de le convaincre, d’user en vain d’arguments qui de toute manière n’eussent produit aucun effet. Au lieu de cela, il lui avait fait la démonstration concrète de ce que valait la femme qui – par un pernicieux concours de circonstances uniquement – avait ouvert une brèche dans son cśur depuis longtemps racorni. La comédienne se souciait peu de l’objet de sa conquête, pourvu que le trophée fût présentable. Elle avait tourné la tête au petit lieutenant, mais ne l’avait pas admis dans son lit : il n’était pas de taille. Un auteur promis au succès, en revanche, ou un acteur japonais en vogue, c’était une autre affaire. Il n’y avait là rien de surprenant ni de révoltant. Au reste, Fandorine en avait eu l’intuition dès le début, quand il ne faisait encore que méditer sur le plus sûr moyen de toucher le cśur (non, plutôt le corps seulement) de Mme Lointaine. Grand connaisseur de l’âme féminine, Massa lui avait alors suggéré la voie à prendre.
Terminé. Eraste Pétrovitch n’était plus en colère contre son camarade. Il lui était même reconnaissant.
Et malgré tout, le spectacle d’Elisa souriant avec douceur au Japonais, tandis que celui-ci la prenait par le bras et lui murmurait à l’oreille, avait quelque chose d’insupportable.
L’opération qu’il projetait était impossible à exécuter en solo. Mais Eraste Pétrovitch sentait qu’il ne pouvait ni même ne désirait prendre Massa avec lui. L’idée même lui en paraissait intolérable, et il trouva d’ailleurs aussitôt une raison logique à ce sentiment. Une incision chirurgicale, même pratiquée dans une louable intention, reste un moment douloureuse et sanguinolente. Il faut du temps pour que la plaie cicatrise.
— Mesdames et messieurs ! lança Novimski d’une voix forte en s’adressant à l’assistance. Ne laissez pas votre ardeur retomber. Vous savez que Noé Noévitch réclame avant chaque répétition une concentration totale ! Entamons, si vous le voulez bien, la première scène. Et quand Noé Noévitch sera là, nous la reprendrons à nouveau.
— Qu’est-ce qu’il a inventé ? grommela Rézonovski. Une répétition de répétition, en voilà une nouveauté !
Les autres n’accordèrent eux non plus aucune attention à l’appel de l’assistant. Celui-ci plaqua ses mains sur sa poitrine avec un air de souffrance, laissant paraître un bout de manchette en celluloïd par la manche de son méchant veston étriqué.
— Aucun d’entre vous n’a de vraie passion pour l’art ! s’exclama-t-il. Vous faites seulement semblant de croire aux théories de Noé Noévitch ! Messieurs, on ne peut se conduire ainsi ! On doit s’abandonner tout entier à sa vocation ! Rappelez-vous : « Le monde entier est un théâtre ! » Allez, commençons ! Je lirai moi-même le texte du récitant !
Personne ne parut l’écouter, à part Fandorine. Et il vint soudain à celui-ci une idée inattendue.
Pourquoi ne pas emmener avec lui en expédition ce Georges Novimski ?
L’homme, certes, n’était pas sans bizarreries, mais il était très courageux, il suffisait de se rappeler l’épisode de la rapière empoisonnée. Et d’un.
C’était un ancien officier. Et de deux.
Il ne perdait pas son sang-froid dans les situations critiques, l’histoire du serpent l’avait démontré. Et de trois.
Et, par-dessus tout, il n’était pas bavard. Il n’avait soufflé mot à personne de l’enquête menée par Fandorine sur la mort d’Emraldov. Mieux encore : pas une fois, après cet incident, il n’était venu l’importuner de sa conversation, même si Eraste Pétrovitch avait à plusieurs reprises surpris son regard curieux et interrogateur posé sur lui. Une discrétion bien exceptionnelle pour un acteur !
Non, vraiment. On pouvait modifier le plan de l’opération de manière que le rôle du second fût réduit au minimum. Au fond, les talents de Massa – expérience du combat, esprit d’initiative, réactions foudroyantes – n’auraient guère d’utilité en cette occasion. Il suffirait de faire preuve de diligence et de fermeté. Georges ne semblait pas manquer de ces deux qualités. Il y avait bien une raison pour que Stern l’eût choisi comme assistant.
La conversation qu’il eut avec Novimski confirma la pertinence de sa décision spontanée.
Eraste Pétrovitch entraîna l’assistant encore chagrin dans le dégagement latéral de la scène.
— Un jour, vous m’avez p-proposé de m’aider. L’heure est venue. Etes-vous prêt ? Mais je dois vous avertir que l’affaire comporte certains risques.
Il corrigea :
— Je devrais même dire des risques certains.
L’autre n’hésita pas une seconde :
— Je suis à votre entière disposition.
— Vous ne demandez même pas ce que j’attends de vous ?
— Ce n’est pas nécessaire.
Georges le regardait de ses yeux ronds impavides.
— En premier lieu, vous êtes un homme d’expérience. J’ai vu avec quel respect le fonctionnaire de police vous écoutait l’autre fois.
— Et en second lieu ? demanda Fandorine avec curiosité.
— En second lieu, vous ne sauriez me proposer d’agir de manière indigne. Vous avez le cśur noble. Cela se voit à la pièce que vous avez écrite, et à toute votre manière d’être. J’apprécie particulièrement le fait que depuis notre dernière conversation vous avez observé à l’endroit de la personne que vous savez une attitude irréprochable. Et aussi que vous n’avez parlé à personne de la malheureuse faiblesse dont je m’étais rendu coupable (je fais allusion à Mlle Linotova). En un mot, quels que soient vos projets, je suis disposé à vous suivre. Et d’autant plus si l’affaire s’annonce périlleuse.
L’assistant releva le menton avec fierté.
— Si je refusais, je cesserais de me respecter.
Il était bien sûr un peu ridicule avec son emphase, mais en même temps touchant. Eraste Pétrovitch, habitué à soigner scrupuleusement sa tenue, avait forcément remarqué combien Novimski était habillé pauvrement : veston correct mais bien fatigué ; simple plastron en guise de chemise ; souliers cirés mais éculés. Noé Noévitch ne payait point trop généreusement le labeur de son assistant – autrement dit au compte-goutte, en proportion de l’importance des rôles interprétés.
Et tout cela, songea Fandorine, parce qu’au modèle d’humanité créé par Stern manque un emploi important. Un emploi assez exotique, mais sans lequel la palette de rôles dramatiques reste incomplète, et l’existence insipide. Il faut dire aussi que ce type de personnage se rencontre plus fréquemment dans la littérature que dans la vie courante. Georges eût parfaitement convenu au rôle de noble toqué, comme don Quichotte, Tchatski ou le prince Mychkine.
Sans doute, la gaucherie de Novimski risquait d’entraîner des problèmes inattendus. Eraste Pétrovitch se promit in petto de simplifier au maximum le rôle de l’assistant. Tant pis. Quand l’affaire était sérieuse, mieux valait être secondé par un être maladroit mais d’un caractère généreux que par un policier imbu de lui-même, qui à l’instant clef n’a de charité que pour soi. Les gens doués d’un fort sentiment de leur propre dignité peuvent vous jouer de mauvais tours par incompétence, jamais par lâcheté ou par veulerie.
Combien la vie serait plus facile sur terre si chaque être humain nourrissait du respect pour soi, pensait Fandorine après son entretien avec l’assistant.
Il existait une catégorie d’individus pour laquelle Eraste Pétrovitch avait toujours ressenti du dégoût. Il est des gens qui fort calmement, et sans l’ombre d’une gêne, disent d’eux-mêmes : « Je sais que je suis de la merde. » Ils y voient même une certaine vaillance, une forme particulière d’honnêteté. Il est vrai que cet aveu impitoyable est immanquablement suivi de : « Et tous les autres autour de moi sont également de la merde, seulement eux se cachent derrière de belles paroles. » Derrière n’importe quelle noble action, un tel individu soupçonnera toujours quelque motivation sordide, et rien ne le rendra plus furieux que de ne pas la deviner sur-le-champ. Mais au bout du compte, il finit bien sûr par imaginer quelque chose, et soupire avec soulagement : « Laissez tomber ! On ne me la fait pas. Tout le monde sort du même moule. » Le philanthrope est généreux parce qu’il jouit de la conscience de sa propre supériorité. L’humaniste n’est bon qu’en paroles, en réalité il est pétri de fausseté et ne désire que se mettre en avant. Celui qui va au bagne pour ses convictions est un pauvre imbécile, voilà tout. Le martyr se laisse supplicier parce que l’esprit de sacrifice procure à ce genre de particuliers un plaisir sexuel pervers. Et cetera. Sans explications de cette sorte, les gens disposés à se considérer comme de la merde ne pourraient survivre : toute leur conception du monde se trouverait ruinée.
Opération dans le bois aux Cerfs
En chemin, il demanda à son équipier de lui montrer encore une fois le résultat de son entraînement. L’heure était tardive, presque nocturne, l’Isotta filait au milieu des terrains vagues et des baraquements bordant les rues mal famées des Sokolniki, et le trille modulé qu’émit Novimski, les doigts formant anneau placés contre la langue, retentit comme un appel lugubre. Si un passant attardé errait encore dans l’obscurité quelque part au voisinage, nul doute qu’il s’en trouva glacé jusqu’au sang.
Après la répétition, Eraste Pétrovitch s’était isolé avec Georges dans la loge de maquillage désertée, et lui avait rapporté les résultats de son enquête.
L’enchaînement des faits, d’après les conclusions de Fandorine, était le suivant.
Jaloux ou envieux du succès de sa partenaire, Emraldov monte l’ignoble stratagème du serpent dans la corbeille de fleurs.
Le Tsar charge son lieutenant de trouver qui est l’auteur du forfait. Mister Svist informe son chef de la culpabilité du comédien. Conscient que le succès des représentations de l’Arche, et les énormes profits qui en découlent, dépend en tout premier lieu d’Elisa, et craignant qu’Emraldov ne réserve à celle-ci quelque nouveau tour de sa façon, le Tsar ordonne d’éliminer le danger. De son point de vue (et il se révèle avoir raison), la disparition d’un jeune premier de cette espèce ne sera pas une grande perte pour la troupe. Quand Svist se présente dans la loge d’Hippolyte avec la bouteille de vin, l’acteur ne soupçonne rien. Sans doute les deux hommes ont-ils déjà eu l’occasion de boire un verre ensemble. L’ancien policier verse alors subrepticement le poison dans le château-latour. Si la seconde coupe n’avait pas été fendue, la mise en scène du suicide aurait parfaitement réussi.
Pour ce qui concerne le second meurtre, certains points restaient encore obscurs. A l’évidence, Limbach devait au Comptoir beaucoup d’argent qu’il n’était pas disposé à rendre ; il usait du reste de mille subterfuges pour éviter les explications – Fandorine avait été témoin d’une scène de cette sorte devant l’entrée du théâtre. Durant la première des Deux Comètes, Svist a appris d’une manière ou d’une autre que Limbach s’était introduit dans la loge d’Elisa et l’y attendait, probablement pour la féliciter en tête à tête. Cette fois-ci le sous-lieutenant ne peut pas échapper à la conversation. Visiblement, l’entretien tourne au vinaigre, et Svist doit faire usage de sa sacagne. Le meurtre n’était sans doute pas prémédité, autrement l’assassin eût achevé sa victime. Au lieu de quoi, pris d’affolement, il sort précipitamment dans le couloir et y attend que le blessé ne donne plus signe de vie. C’est vraisemblablement Limbach qui avait fait fabriquer un double de la clef, à l’unique fin de s’introduire discrètement dans la loge. On peut supposer que Svist a appris ce détail durant leur explication orageuse. Pendant qu’il bloque la porte pour empêcher l’autre de sortir, un plan germe dans son esprit. S’il verrouille la porte avec la clef prise au tableau et qu’on découvre l’autre auprès du cadavre, tout le monde croira que Limbach s’est enfermé lui-même dans la loge et s’est lui-même éventré. Il suffit pour cela de glisser le couteau dans la main du défunt, ce qui est fait. Cependant, comme dans le cas de la coupe empoisonnée, Mister Svist commet une négligence. Il ne voit pas que le mourant a tracé de son sang les premières lettres de son nom de famille, « Lipkov », au bas de la porte, indice qui finalement conduira la police (conclut Fandorine avec modestie) sur la trace du coupable.
Novimski écoutait avec une extrême attention.
— Quand tout sera terminé, il faudra que vous écriviez une pièce sur ce sujet, déclara-t-il. Cela fera sensation : un drame criminel, sur la piste toute fraîche de l’assassin ! L’idée plaira à Noé Noévitch. Et à plus forte raison à Aguilev, lui qui est si âpre au gain. Je rêverais de jouer Svist ! Vous écrirez ce rôle pour moi ?
— Commencez par jouer le vôtre, répondit Eraste Pétrovitch d’un ton glacé, regrettant déjà de s’être adressé au comédien. Cette nuit même. Seulement prenez garde : dans le théâtre où nous allons nous engager, vous et moi, un f-fiasco peut entraîner la mort. La vraie.
Nullement impressionné, Georges s’exclama :
— Alors répétons, voulez-vous ? Que devrai-je faire ?
— Siffler avec talent. Considérez ça comme une préparation au rôle de Mister Svist. Toute bande de truands moscovite qui se respecte a sa propre manière de c-communiquer. Il en va comme dans le monde animal : ce signal sonore remplit une double fonction – reconnaître les siens, et effrayer les autres. J’ai rassemblé toute une collection musicale de sifflements de malfrats. La bande de l’Acrobate, par exemple, qui sévit dans le quartier de la place Soukharev, et que n-nos amis ont écartée récemment de la mangeoire commune, utilise, tenez, ce motif.
Eraste Pétrovitch porta singulièrement deux doigts à sa bouche pour émettre un son puissant et enlevé, dont l’écho canaille retentit dans tout le théâtre désert.
— Allez, essayez de faire pareil.
— Mais pourquoi ? demanda Novimski après un instant d’hésitation.
— Convenons d’une chose, voulez-vous ?
Fandorine esquissa un sourire aimable.
— Si je vous charge d’une mission, vous ne réfléchissez pas et ne demandez pas pourquoi, mais vous obéissez, tout simplement. Autrement notre ent-treprise risque de mal se terminer.
— Comme à l’armée ? On ne discute pas les ordres, on les exécute ? A vos ordres !
L’assistant demanda à son commandant de lui montrer encore une fois et, au grand étonnement d’Eraste Pétrovitch, du premier coup réussit à imiter de manière assez convaincante le cri de guerre des voyous de la place Soukharev.
La nuit venue, à force d’exercices répétés, Georges avait atteint une véritable maestria, ce qu’il venait de démontrer avec zèle.
— Ça suffit ! J’en ai les oreilles b-bouchées.
Eraste Pétrovitch ôta une main du volant et d’un geste arrêta le siffleur enivré par son talent.
— Vous y arrivez très bien. Le Tsar et ses gardes du corps seront pleinement persuadés d’être assaillis par des gars de la Soukharevka. Répétez-moi encore une fois ce que vous devez faire.
— A vos ordres.
Novimski leva militairement la main à la casquette, crânement inclinée sur l’oreille, qui lui avait été délivrée tout exprès pour l’opération. C’était ce genre de couvre-chef que les dandys de la Soukharevka arboraient – à la différence de ceux de la Khitrovka, qui préféraient la casquette à huit côtes, ou de la Gratchovka, qui tenaient pour le plus grand chic de se promener tête nue.
— Je suis tapi dans les fourrés du côté sud-ouest de la villa…
— Là où je vous aurai dit de vous poster, précisa Fandorine.
— Là où vous m’aurez dit de me poster. Je surveille ma montre. Au bout de trois cents secondes exactement, je commence à siffler. Quand les hommes bondissent hors de la maison, je tire deux fois.
L’assistant extirpa de sa ceinture un Nagant d’officier.
— En l’air.
— Pas seulement en l’air, mais à la verticale, dissimulé derrière le tronc d’un arbre. Autrement les « pinschers » repéreront votre position à la lueur du coup de feu, et riposteront en ajustant leur tir.
— Bien compris.
— Et ensuite ?
— Ensuite j’entame un repli en direction de la Iaouza, tout en tirant de temps à autre.
— T-toujours en l’air. Il n’entre pas dans nos intentions de tuer quelqu’un. Vous devez simplement entraîner les gardes du corps derrière vous.
— Bien compris. En matière de tactique, cela s’appelle « attirer sur soi les forces principales de l’ennemi ».
— C’est ça.
Eraste Pétrovitch jeta un coup d’śil dubitatif à son passager.
— Pour l’amour de Dieu, ne les laissez pas gagner du terrain sur vous. Ne prenez pas de risque. Votre tâche est de les pousser à vous suivre jusqu’à la rivière. Une fois là-bas, vous cessez de tirer et vous vous contentez de déguerpir. C’est tout. Votre mission s’arrête là.
— Monsieur Fandorine, objecta Novimski d’un voix digne, je suis un officier de l’armée russe. A des fins stratégiques, je peux bien faire mine de battre en retraite, mais il n’est pas question pour moi de fuir, et encore moins devant je ne sais quelle canaille. Croyez-moi, je suis capable de beaucoup plus.
Que suis-je en train de faire ? se demanda Eraste Pétrovitch. Je mets en danger la vie d’un dilettante. Et tout ça parce que je suis sottement en froid avec Massa. Ne devrais-je pas annuler l’opération tant qu’il est encore temps ?
— Cela dit, la discipline est la discipline. Vos ordres seront exécutés, soupira Novimski. Mais promettez-moi une chose : si vous avez besoin d’aide, sifflez-moi comme vous me l’avez appris, et je foncerai aussitôt à votre secours.
— P-parfait. C’est entendu. Si je ne siffle pas, c’est que je n’ai pas besoin de vous, déclara Fandorine, soulagé. Mais il n’y a pas à s’inquiéter. Il n’y aura aucune complication. Croyez-en mon expérience.
— Vous êtes le chef, c’est vous qui voyez, répondit l’ancien lieutenant, si bien qu’Eraste Pétrovitch se sentit presque tout à fait rassuré.
D’après les enseignements de la science psychologique, il convenait maintenant, pour atténuer la nervosité du sujet, d’amener la conversation sur quelque sujet abstrait. Il restait dix minutes de route avant le parc des Sokolniki. Il bruinait – pour l’opération, cela venait à propos.
— Je trouve étrange qu’un homme de votre trempe ait quitté l’armée pour monter sur les planches, dit Fandorine d’un ton léger, comme s’ils se rendaient tous deux à une réception mondaine. L’uniforme devait vous aller à merveille, et la carrière militaire convient parfaitement à votre caractère. Vous êtes un idéaliste, n’est-ce pas ? Un romantique. Alors que la vie de directeur de troupe à laquelle vous aspirez se résume en fin de compte à des préoccupations des plus prosaïques : la pièce est-elle bonne, fera-t-elle recette, le public aimera-t-il nos acteurs ? Le statut d’un théâtre n’est pas en rapport avec son niveau artistique, mais avec le prix du billet. Noé Noévitch ou bien ce Stanislavski sont considérés comme des génies, parce qu’il est écrit sur leurs affiches : « Prix des places majoré. »
La manśuvre consistant à distraire l’interlocuteur en abordant un sujet secondaire fonctionna parfaitement. Novimski s’exclama avec fièvre :
— Oh, comme vous vous trompez ! Je suis théâtrocentriste. Pour moi non seulement le monde entier est un théâtre, mais le théâtre est le centre de l’univers, son modèle idéal, débarrassé de toute adjonction inutile et vulgaire ! Oui, là, comme dans le monde ordinaire, tout a son prix. Mais le fait est, justement, que celui-ci est élevé. Plus élevé que celui de la pitoyable réalité. Quand je suis sur scène, tout le reste cesse d’exister ! Plus rien n’a d’importance, ni les spectateurs dans la salle, ni la ville au-delà des murs du théâtre, ni le pays, ni le globe terrestre ! C’est comme l’amour vrai, quand vous n’avez besoin, parmi toutes celles qui peuplent la terre, que d’une seule et unique femme. Vous êtes prêt à aimer en elle l’humanité tout entière, mais sans elle l’humanité ne vaut et ne signifie rien pour vous.
— Vous exagérez un peu, mais je c-comprends ce que vous voulez dire.
— Je n’exagère jamais, maugréa Novimski. Je suis un homme exact.
— Eh bien, en ce cas, vous exécuterez exactement ce dont nous sommes convenus. Nous voilà arrivés. Nous allons continuer à pied.
Ils marchèrent durant un bon moment. Une longue allée menait de l’avenue des Sokolniki à la ferme aux Cerfs. Il était bien entendu impossible de la remonter en auto : dans le silence de la nuit, le grondement du moteur eût alerté les hommes de garde. Ils progressaient en silence. Chacun plongé dans ses pensées. A moins qu’on ne pense à la même chose, songea soudain Fandorine. Ou plutôt à la même personne…
On ne voyait rien de la route, effacée par les nuées pesant trop bas, effacée par l’épais crachin. Eraste Pétrovitch s’était abstenu d’allumer sa lampe de poche. Dans cette nuit de poix, la moindre lueur, si faible fût-elle, s’apercevait de loin. Les deux hommes se guidaient sur les silhouettes des peupliers plantés le long de l’allée. Ils marchaient côte à côte, mais point au même rythme. Soudain Novimski lâcha un cri étouffé et disparut – au sens littéral du terme.
— Que vous arrive-t-il ?
— Je suis ici…
Une tête coiffée d’une casquette surgit du sol.
— Il y a là un fossé. Donnez-moi votre main…
Pour une raison mystérieuse, une étroite tranchée avait en effet été creusée en travers du chemin. Des planches recouvraient la partie empruntée par les véhicules, mais il n’y avait rien qui protégeât le bas-côté suivi par les marcheurs. Eraste Pétrovitch avait eu de la chance : il avait enjambé le trou, mais le pied de Georges était tombé pile dedans.
— Ce n’est rien, je suis entier…
L’assistant s’extirpa péniblement du piège.
— Je vous remercie.
Ce petit incident ne parut pas affecter autrement Novimski, et Fandorine apprécia la solidité des nerfs de l’ancien officier du génie. Tandis qu’il s’époussetait, celui-ci déclara d’un air songeur :
— Encore récemment, j’eusse tenu cette chute pour un mauvais présage, un signe avant-coureur de l’hostilité du destin. Rappelez-vous, je vous ai dit que j’étais habitué à croire pieusement au fatum. Mais j’ai changé ma manière de voir. Le fait que vous ayez franchi sans peine ce fossé, alors que moi j’y suis tombé, ne relève en rien de la fatalité. C’est simplement que vous êtes plus chanceux que moi. Vous savez, maintenant je pense qu’il n’y a pas de destin qui tienne. Le destin est aveugle. Seul l’artiste est voyant ! Tout se décide et se détermine par notre propre volonté.
— Je suis plus ou moins du même avis, cependant, si vous avez fini de remettre votre t-tenue en ordre, poursuivons. Et pour l’amour de Dieu, regardez où vous mettez les pieds !
Quand la maison se dessina au loin, au milieu d’une modeste clairière, dans la lueur diffuse filtrant par quelques fenêtres aux rideaux tirés, Eraste Pétrovitch quitta le bord de la route pour s’enfoncer dans les fourrés. Il avait envie de conclure au plus vite cette affaire qui ne présentait guère de difficultés, mais commençait à traîner en longueur.
— Vous allez vous poster là, murmura-t-il à Novimski en le laissant à la lisière du pré, derrière un vieux bouleau. Tenez, voici ma montre. Elle a des aiguilles phosphorescentes. Cinq minutes pile.
— A vos ordres, répondit Georges en brandissant son revolver avec bonne humeur.
Fandorine ôta casquette et blouson de cuir, pour ne conserver qu’un maillot de gymnastique noir. Il se pencha, s’élança sur l’herbe, puis s’aplatit complètement et se mit à ramper, tout en comptant les secondes. A la deux centième, il était déjà à l’endroit voulu, à quinze pas du perron où s’ennuyait une sentinelle.
Son plan consistant à attirer les « pinschers » au-dehors était extrêmement primitif, mais Fandorine s’était toujours gouverné sur une règle : il est inutile de compliquer ce qui ne demande pas à l’être. Il n’avait pas face à lui des espions ni des terroristes entraînés, ni même une bande d’assassins. Ces aigrefins n’avaient pas l’expérience du combat, leur attitude dans une situation critique était facilement prévisible. A l’évidence, le Tsar ne redoutait guère d’attaque frontale, autrement il ne fût pas venu s’établir dans un lieu aussi isolé. Svist et lui tenaient pour gages de sécurité la mobilité du Comptoir et son éloignement des quartiers urbains. Ces messieurs seraient d’autant plus surpris de recevoir la visite des gars de la Soukharevka qu’ils estimaient vaincus.
Pourvu seulement que le « théâtrocentriste » ne commît pas de gaffe…
Il n’en commit pas. Comme Eraste Pétrovitch comptait « trois cents », un sifflement hardi s’éleva des buissons. Ce sacré Georges réussit à interpréter le cri de guerre de la Soukharevka en trois tonalités différentes, comme si s’étaient cachés là plusieurs malfrats aux mśurs de rossignols. Les hommes de l’Acrobate ne se seraient pas conduits autrement, s’ils avaient appris où se trouvait le Comptoir et que, sous l’empire de la boisson, ils eussent décidé de rendre la monnaie de la pièce à leurs offenseurs. Ils auraient loué plusieurs fiacres pour foncer aussitôt au parc au grand trot, mais à mesure qu’ils eussent approché du but, leur humeur belliqueuse se fût dissipée. Ils se seraient trouvé assez de courage pour lancer des sifflets menaçants depuis les buissons, mais aucun ne se fût risqué en terrain découvert sous les balles des « pinschers ».
La sentinelle dévala les marches tout en tirant un revolver de sa poche. Apparemment, Mister Svist avait enrôlé des gaillards qui n’avaient pas froid aux yeux. Deux coups de feu éclatèrent dans les fourrés – Novimski jouait sa partition sans faute. Le « pinscher » riposta au jugé. Dieu merci, pas dans la direction où l’assistant se tenait dissimulé.
Mais quatre autres déboulaient déjà hors de la maison, arme au poing.
— Où sont-ils ? Où sont-ils ? criaient les hommes de guet.
Mister Svist surgit à son tour, en manches de chemise et bretelles.
A l’étage une fenêtre s’ouvrit avec bruit. C’était le Tsar qui regardait au-dehors. Il portait une robe de chambre et un bonnet de nuit.
Svist leva la tête :
— Des bêtises, Avgust Ivanovitch ! Les gars de la Soukharevka sont devenus fous. Nous allons leur donner une leçon. Toi, le Tacheté, tu restes sur place. Les autres, en avant ! Filez leur botter le train !
Les quatre « pinschers » s’élancèrent vers les arbres en braillant, et en tirant des coups de feu désordonnés. Une nouvelle détonation éclata au milieu des buissons, à une certaine distance déjà.
— Ils mettent les bouts ! Tenez, ils sont là !
Il y eut un martèlement de bottes, des craquements de branches, et la petite troupe disparut. La fusillade et les cris commencèrent de s’éloigner.
Pour le moment, tout se passait à merveille.
— Je vous l’avais bien dit, Lipkov ! lança le Tsar du haut de sa fenêtre d’une voix courroucée. Il fallait l’éliminer définitivement, ce gorille, cet Acrobate de la Soukharevka. Montez ! Nous allons causer un peu.
— Définitivement, ce n’est jamais trop tard, Avgust Ivanovitch ! Nous ferons ce qu’il faut.
Mais le Tsar avait déjà refermé la croisée.
Svist se gratta la joue d’un air perplexe.
— Ouvre l’śil ! dit-il à la sentinelle surnommée le Tacheté.
Et il rentra dans la maison.
Pendant ce temps, Fandorine avait ramassé un caillou de bonne taille. Il maîtrisait à la perfection l’art de lancer une pierre avec précision depuis son lointain séjour au Japon.
Un son moite, assourdi, et le sieur le Tacheté roula au bas des marches, sans un cri ni un gémissement. La profession qu’il s’était choisie comportait des risques fort variés. Comme, par exemple, celui d’être victime d’une commotion cérébrale de moyenne gravité.
Se déplaçant sans un bruit, Fandorine pénétra dans la demeure. Il parcourut rapidement la salle à manger et entra dans le cabinet de travail.
Non, ce n’est pas une véritable aventure, songea-t-il avec déception. On dirait les Mémoires de l’inspecteur Poutiline1.
Il avait emporté avec lui toute une collection de rossignols, destinés à toutes les serrures, mais les fameuses armoires américaines s’ouvrirent avec le premier d’entre eux, le plus élémentaire.
Eh bien, messieurs, voyons quels sont les secrets de Sa Majesté Polichinelle.
La première armoire, partagée en plusieurs compartiments, était dédiée à tous les divertissements autorisés et non autorisés de l’ancienne capitale (Eraste Pétrovitch baptisa aussitôt ledit réceptacle du nom de « Jardin des Plaisirs »). Elle contenait six tiroirs. Sur chacun d’eux, une jolie étiquette portant un titre tapé à la machine et un symbole dessiné. Il y avait là le « Théâtre » accompagné d’un masque, le « Cinématographe » éclairé d’un faisceau de lumière, le « Cirque » et des haltères de M. Muscle, les « Restaurants et cabarets » ornés d’une bouteille, le « Sport » montrant un gant de boxe, et « l’Amour » célébré par un emblème devant lequel Fandorine, qui avait la vulgarité en horreur, fit la grimace. Apparemment, Sergueï Nikiforovitch Soubbotine n’avait pas une idée tout à fait complète de l’ampleur du territoire sur lequel régnait le Tsar. Mais peut-être, depuis l’année précédente et le moment où le policier avait cessé de rassembler des informations sur cet empire clandestin, les frontières de celui-ci s’étaient-elles encore étendues. Comme on sait, les entreprises hautement rentables et multisectorielles connaissent une croissance rapide.
Eraste Pétrovitch sortit au hasard un dossier du tiroir « Sport ». Voyons ça, club de lutte Samson… Sur la couverture, un nom de famille avec, entre guillemets, « Propriétaire légal » ; un second nom de famille, suivi de la mention « Propriétaire effectif » et d’une note : « Voir Données personnelles ». A l’intérieur, des dates, des chiffres, des bilans, une liste de lutteurs avec indication des sommes versées à chacun. Visiblement, le Tsar gagnait de l’argent non seulement sur les billets de théâtre mais aussi sur les matchs truqués. Aucun chiffrement, aucun code : preuve certaine que le détenteur de ces archives se sentait en sécurité et ne redoutait aucunement les visites inopinées.
Tout en accomplissant sa tâche avec assurance et rapidité, Fandorine gardait l’oreille aux aguets, attentif à un éventuel grincement en provenance de l’escalier. Des coups de feu continuaient d’éclater, mais à une distance considérable ; quant aux cris, ils n’étaient plus du tout audibles. Ce brave Novimski semblait avoir déjà entraîné les « pinschers » jusqu’au bord de la Iaouza.
La seconde armoire eût mérité d’être baptisée, à la manière des bibliothèques, « Catalogue méthodique des données personnelles ». Les tiroirs affichaient cette fois-ci les étiquettes « Acteurs », « Débiteurs », « Amis », « Informateurs », « Clients », « Filles », « Garçons », « Relations privées », « Sportsmen », etc. – plus d’une vingtaine en tout. Aucun dessin facétieux, le tout très professionnel. A l’intérieur, des dossiers également, nominatifs. Eraste Pétrovitch jeta en hâte un coup d’śil à la section « Amis » et se contenta de secouer la tête : il y avait là presque tous les hauts magistrats de la ville, les membres du conseil municipal, un nombre énorme de fonctionnaires de la police. Il n’avait pas le temps pour le moment d’examiner qui parmi eux était appointé par le Tsar, et qui profitait seulement de ses largesses. Il convenait tout d’abord d’achever le travail.
Il ouvrit le tiroir portant l’étiquette « Débiteurs », et à la lettre « L » découvrit ce qu’il cherchait : « LIMBACH, Vladimir Karlovitch, no 1899, St-P., sous-lieutenant du régiment des hussards de la garde. » Sur le feuillet de papier réglé étaient inscrites des sommes allant de cinquante à deux cents roubles. Certaines étaient rayées, avec à côté la mention « rendu ». En un endroit, on avait écrit « bouquet à 25 roubles ». Les deux dernières notes étaient les suivantes :
« 4.10. Liaison avec Altaïrskaïa-Lointaine (?). Faire une proposition. »
« 5.10. Refus. Prendre des mesures. »
Eh bien, voilà, tout semblait être dit. Informé de la rumeur selon laquelle Limbach était devenu l’amant d’Elisa, le Tsar s’était sans doute alarmé. L’histoire du châtiment d’Emraldov montrait bien que le brasseur d’affaires clandestines misait gros sur cette actrice. A l’évidence, tout comme le millionnaire Aguilev, il voyait chez elle un énorme potentiel. (Cette idée fut agréable à Eraste Pétrovitch : au moins n’avait-il pas perdu la tête pour une vulgaire cocotte, mais pour une grande comédienne, une femme qui véritablement sortait du rang.) Si l’on avait purement et simplement éliminé le partenaire de scène d’Elisa, jugé imprévisible et dangereux pour elle, on avait d’abord tenté de « faire une proposition » à l’importun : qu’en échange, par exemple, d’une remise de sa dette il laissât la comédienne en paix. Ou bien au contraire que Limbach passât à l’état d’informateur, pour rendre compte au Tsar de la conduite et de la disposition d’esprit de la jeune première. Près du théâtre, Fandorine avait été le témoin fortuit de cette scène d’explication (où de l’une d’elles). Limbach avait répondu par un refus (« Je suis un officier de la garde de Sa Majesté ! »). Sa conversation suivante avec Mister Svist s’était soldée par une altercation et un coup de couteau.
A tout hasard, Eraste Pétrovitch jeta un coup d’śil dans la section « Comédiens », mais il n’y trouva pas Emraldov. C’était normal : à quoi bon conserver un dossier, si l’intéressé était déjà au cimetière ?
N’y tenant plus, il sortit celui d’Elisa. Il apprit ainsi à son sujet plusieurs détails nouveaux. Par exemple, sa date de naissance (1er janvier 1882). Dans la colonne « Préférences » était écrit : « Parfums aux senteurs de violette de Parme, couleur lilas, ne pas envoyer d’argent, ne pas envoyer de vases en argent, aime l’ivoire. » Il se rappela qu’elle avait souvent dans les cheveux des barrettes compliquées faites dans une matière blanche. Quant au parfum de violette, qu’il pensait être son odeur naturelle, il s’expliquait donc de la sorte ? A la colonne « Amants », Eraste Pétrovitch s’assombrit. Il y avait là deux noms. Le premier était le sien, souligné. Le second, celui de Limbach, suivi d’un point d’interrogation.
Tout cela, cependant, était des sottises, qui n’avaient aucune importance. L’essentiel était que l’hypothèse se trouvât confirmée, et qu’en conséquence on pût passer au stade des explications directes.
Si les « pinschers » devaient revenir en plein milieu de la conversation, ce ne serait pas un grand malheur. Pour un professionnel, cette racaille ne représentait pas un danger sérieux. Eraste Pétrovitch posa malgré tout son Browning plat et compact sur la table, et le recouvrit d’une feuille de papier. Il s’assit dans le fauteuil, jambes croisées. Alluma un cigare. Puis appela d’une voix forte :
— Eh, là-haut ! Assez de messes basses ! Veuillez descendre, s’il vous plaît !
Le marmonnement indistinct qui parvenait de l’étage se tut.
— Plus vite, messieurs ! C’est Fandorine !
Il y eut un bruit de chaise renversée, puis de cavalcade dans l’escalier. Svist fit irruption dans le bureau, un Mauser au poing. Découvrant le visiteur placidement occupé à fumer, il se pétrifia. Le sieur Tsarkov surgit derrière son épaule, toujours en robe de chambre, mais sans bonnet de nuit, les cheveux dressés en bataille autour de sa calvitie.
— Asseyez-vous donc, Avgust Ivanovitch, lui dit Fandorine avec calme, sans prêter attention au Mauser braqué sur lui.
La faiblesse de sa position était trompeuse : à peine l’index de Mister Svist eût-il bougé, le fauteuil, dans l’instant, se fût trouvé vide. La balle n’eût traversé que le capitonnage. L’art difficile de se déplacer à la vitesse de l’éclair, Eraste Pétrovitch l’avait acquis en sa jeunesse à la perfection, et il s’appliquait à ne pas perdre la forme.
Le souverain de toutes les Moscou lança un regard entendu à son lieutenant, puis s’avança prudemment et vint se camper devant le visiteur indésirable, que Svist continuait de tenir pour cible.
Et c’était tant mieux. L’interlocuteur devait avoir l’illusion de maîtriser la situation, et de pouvoir à tout moment rompre l’entretien – de manière fatale pour Eraste Pétrovitch.
— J’attendais votre visite. Mais dans des circonstances moins extravagantes.
Tsarkov hocha la tête en direction de la fenêtre à travers laquelle s’entendaient encore des coups de feu, quoique sporadiques.
— Je sais que vous nourrissez des soupçons à mon endroit. A dire vrai, je sais même lesquels. Nous aurions pu convenir d’une rencontre en des termes civilisés, et je vous aurais détrompé.
— J’avais envie de jeter tout d’abord un coup d’śil à vos archives, expliqua Fandorine.
Alors seulement le Tsar remarqua les deux armoires béantes. Son visage poupard se déforma sous la colère.
— Qui que vous soyez, et quand même vous seriez mille fois Nick Carter ou Sherlock Holmes, c’est là une insolence dont vous devrez répondre ! menaça-t-il.
— Je suis p-prêt. Mais pour commencer, c’est vous qui allez me répondre. Je vous accuse ou, pour être plus précis techniquement, j’accuse votre principal lieutenant de deux meurtres.
Lipkov émit un sifflement ironique.
— Jamais deux sans trois, dit-il d’un ton menaçant. Pourquoi mégoter ?
— Attendez.
Le Tsar leva le doigt pour indiquer à Svist de ne pas s’en mêler.
— Pour quelle raison aurais-je décidé de tuer Emraldov et ce, comment déjà…
Il claqua des doigts, comme si le nom lui échappait.
— Eh bien, ce hussard… Zut, je ne me rappelle même pas comment il se nomme !
— Vladimir Limbach, et vous le savez parfaitement. Vous avez dans vos archives un dossier sur lui contenant des notes extrêmement c-curieuses.
Fandorine montra le dossier en question.
— Commençons donc par Limbach, si vous voulez.
Tsarkov prit la liasse de documents, la feuilleta un instant, tirailla sa barbiche pointue.
— Qui n’ai-je pas dans cette armoire… ? Alors quoi, je suis tenu de me rappeler tout le menu fretin ? Ah oui, le sous-lieutenant Limbach. « Faire une proposition. » Ça me revient.
— B-bravo. En quoi consistait-elle ? Que le gamin cesse d’importuner Mme Lointaine de ses assiduités. Et le gosse s’est montré rétif ?
De plus en plus furieux, le Tsar balança le dossier sur la table.
— Vous vous introduisez chez moi au milieu de la nuit ! Vous montez toute une comédie avec sifflements et coups de pétard ! Vous fouillez dans mes papiers et vous osez par-dessus le marché exiger de moi des explications ! Je n’ai qu’à claquer des doigts pour vous expédier dans l’autre monde.
— Je ne comprends pas pourquoi vous ne l’avez pas encore fait, observa Mister Svist.
— On m’a raconté que vous étiez d’une prodigieuse perspicacité, prononça le Tsar, dents serrées. Mais en fait, vous n’êtes qu’un idiot suffisant et bouffi de prétention ! Il fallait le faire : venir fourrer votre nez chez moi, au Comptoir ! Et pour débiter pareilles foutaises ! Mais sachez bien, monsieur le génie de la police, que…
— Lâchez ce pistolet, ou je tire ! tonna une voix derrière Lipkov.
Dans l’encadrement de la porte donnant sur la salle à manger venait d’apparaître Georges Novimski, son pistolet pointé sur Mister Svist.
— Eraste Pétrovitch, j’arrive à temps !
— Bon Dieu ! Mais qui vous a demandé d’interv…
Fandorine n’eut pas le temps d’achever. Lipkov se retourna vivement et leva la main tenant le Mauser. L’assistant tira le premier, mais l’ancien policier, ayant prévu sa réaction, avait déjà fait un pas sur le côté. Son arme claqua à son tour, un aboiement bref, beaucoup moins bruyant que celui du Nagant. Il y eut un son métallique : la balle frappa un des gonds de la porte, des éclats de bois volèrent, dont un alla se planter dans la joue de Novimski.
Eraste Pétrovitch n’eut pas le choix. Il saisit le Browning dissimulé sous la feuille de papier, et avant que Svist ait eu le temps de presser la détente une seconde fois, il tira à coup sûr, dans la nuque. L’opération qui jusqu’alors marchait si bien venait de tourner en un clin d’śil à la catastrophe…
Tué net, Lipkov heurta l’armoire et glissa sur le sol. Ses doigts se desserrèrent, laissant échapper le pistolet.
Le sieur Tsarkov, quant à lui, fit preuve d’une vivacité inattendue. Il releva les deux pans de sa robe de chambre et, poussant un cri farouche, prit son élan et sauta droit dans la fenêtre. Les grands rideaux se balancèrent, les vitres tintèrent, et le maître des élégances moscovites disparut dans l’obscurité nocturne. Au lieu de se lancer à sa poursuite, Fandorine se précipita auprès de Georges.
— Vous n’êtes pas blessé ?
— Le destin protège l’artiste, répondit Novimski en ôtant d’un coup sec l’écharde de sa joue sanguinolente. C’est en rapport avec la question du fatum…
Le soulagement qu’éprouva Fandorine se mua tout aussitôt en colère.
— Pourquoi êtes-vous revenu ?! Vous avez tout gâché !
— Mes poursuivants s’étaient dispersés le long de la rive, et j’ai pensé de mon devoir de m’assurer que tout allait bien pour vous. Je n’avais pas l’intention de vous importuner… La porte était grande ouverte, on entendait des éclats de voix… Je suis simplement entré jeter un coup d’śil. Or, que vois-je ? Ce type qui braque une arme sur vous, qui va tirer. Mais pourquoi suis-je là à me justifier ? s’emporta à son tour Novimski. Je vous ai sauvé la vie, et vous…
Quel sens y avait-il à se quereller ? Eraste Pétrovitch se contenta de grincer des dents. Après tout, il ne pouvait s’en prendre qu’à lui-même. Il savait bien qui il emmenait avec lui !
Il courut au perron, mais le Tsar, bien entendu, s’était déjà évanoui dans la nature. Lui donner la chasse dans le parc, au milieu des ténèbres, était une tâche perdue d’avance.
De retour dans le cabinet de travail, Fandorine téléphona à Soubbotine à son domicile – Dieu merci, le règlement en vigueur imposait que tout fonctionnaire de la police judiciaire disposât chez lui d’un appareil. Il lui raconta brièvement ce qui venait de se passer. Sergueï Nikiforovitch promit d’envoyer des policiers depuis le commissariat le plus proche, celui de la 4e rue Mechtchanskaïa, et de se déplacer en personne.
— Allez-vous-en, dit Eraste Pétrovitch à l’assistant. Mais, pour l’amour de Dieu, par un autre chemin : prenez du côté de l’avenue. Les « pinschers » vont certainement rappliquer ici plus vite que la police.
— Je n’y songe même pas.
Novimski avait noué un immense mouchoir autour de sa joue et ressemblait ainsi encore plus au chevalier à la Triste Figure.
— Que je vous abandonne ici tout seul ? Jamais !
Ah, Massa, comme tu me manques, pensa Eraste Pétrovitch avec mélancolie.
Si étrange qu’il puisse paraître, ce fut la police qui arriva la première. Mais peut-être n’y avait-il rien là de surprenant : on peut supposer que les « pinschers » avaient rencontré le Tsar sur le chemin de la maison, et que celui-ci les avait entraînés loin du danger. Il était difficile d’imaginer Avgust Ivanovitch dans le rôle du général menant ses troupes à l’assaut d’une position fortifiée.
Pour ne pas perdre de temps en attendant les renforts – ou les attaquants, peu importait – Fandorine avait ordonné à son piètre lieutenant de surveiller les abords de la villa, tandis que lui-même s’attelait à un examen plus minutieux des archives. A l’arrivée de Soubbotine (qui arriva en calèche environ une demi-heure après les policiers du coin), son plan d’action futur était plus ou moins arrêté.
— J’ai deux questions, dit Eraste Pétrovitch au policier au cours de l’entretien qu’ils eurent en tête à tête, après lui avoir au préalable exposé les faits. Un : où rechercher le Tsar ? Deux : que faire de ça ?
Il hocha la tête en direction des armoires américaines.
— Vous voulez ma perte ? Je ne prendrai pas les dossiers. Il y a là la moitié de Moscou, y compris ma hiérarchie presque au complet. Cela ne m’étonne pas. Le monde et les gens qui y vivent ne sont pas parfaits, je le sais depuis longtemps. Le Seigneur Dieu tôt ou tard récompense chacun selon ses actes.
Le conseiller titulaire désigna du menton le cadavre de Mister Svist, qu’on avait déjà couché sur une civière, mais point encore chargé dans la voiture de police.
— Alors voilà, Eraste Pétrovitch. Mieux vaut que vous emportiez chez vous cette dynamite. Elle y sera plus en sûreté. Dans le procès-verbal de perquisition, j’écrirai que les armoires étaient vides. En ce qui concerne M. Tsarkov, nous ne le reverrons plus en ville. Il n’est pas idiot et comprend fort bien qu’on lui eût pardonné n’importe quelles frasques, mais pas la perte de pareilles archives. Considérez que le Tsar est parti en exil volontaire et a renoncé au trône.
— Moi, en revanche, je n’ai pas renoncé à lui mettre la main dessus, déclara Fandorine d’un ton orageux, vexé par l’échec de l’opération. Je retrouverai notre Avgust Ivanovitch, dussé-je aller le dénicher sous terre.
— Mais où irez-vous le chercher ? La terre est grande.
Eraste Pétrovitch montra une pile de dossiers.
— Le consortium de notre ami possède trois filiales : à Saint-Pétersbourg, à Varsovie et à Odessa. Le Tsar y a ses propres gens, ses propres intérêts financiers. Noms et adresses, tout figure ici. Je suis certain qu’il va se replier dans l’une de ces trois v-villes. Ne me reste plus qu’à repérer la direction exacte que prendra le criminel : nord, ouest ou sud.
— La repérer ? Mais comment ?
— Ne vous inq-quiétez pas. Le travail de déduction est fait pour ça. Je saurai repérer notre homme et le ramener comme un gentil petit garçon, promit Fandorine avec un sourire rêveur, savourant à l’avance la tâche dans laquelle il pourrait s’absorber complètement.
1. Ivan Dimitriévitch Poutiline (1830-1893), chef de la police judiciaire de Saint-Pétersbourg, fit le récit de ses enquêtes dans un ouvrage publié en 1889 sous le titre Quarante Ans au milieu des brigands et des assassins.
Le retour
Il rentra à Moscou le premier jour de novembre. Les mains vides, certes, mais presque entièrement guéri.
Fandorine n’avait tenu sa promesse qu’à moitié. Il avait correctement déterminé la ville où Tsarkov s’était réfugié : Varsovie. L’entreprise d’Avgust Ivanovitch y était plus solidement implantée qu’à Saint-Pétersbourg ou à Odessa. Qui plus est, en cas de désagréments, la frontière se trouvait à deux pas. Le Tsar utilisa du reste cette issue de secours dès qu’il eut vent de l’arrivée dans la capitale du gouvernorat général d’un certain monsieur à cheveux blancs, fort bien renseigné sur tous les contacts du Moscovite en fuite.
La poursuite reprit à travers toute l’Allemagne pour s’achever au port de Hambourg. Fandorine arriva tout juste vingt minutes trop tard, et ne vit que l’arrière du paquebot à bord duquel le Tsar aux abois se carapatait en Amérique. Sous le coup du dépit, il voulut acheter un passage sur le prochain bateau en partance. Arrêter l’émigrant à New York eût été un jeu d’enfant : il lui suffisait de télégraphier à l’agence Pinkerton pour que le visiteur fût accueilli au débarcadère et qu’on ne le lâchât plus des yeux jusqu’à son arrivée.
Mais l’ardeur qui avait animé Eraste Pétrovitch durant tous ces derniers jours commençait à se dissiper. Le jeu n’en valait pas la chandelle. La demande d’extradition traînerait durant de longs mois, l’issue en était incertaine. En fin de compte, le Tsar lui-même n’avait tué personne, l’exécuteur et unique témoin des faits était mort, prouver la participation du suspect à un crime commis à l’autre bout du monde serait pratiquement impossible. Et même si Tsarkov était extradé, on pouvait être sûr que personne à Moscou ne s’aventurerait à le juger. Les autorités de la ville n’avaient nul besoin d’un procès scandaleux accompagné d’inévitables révélations. Si Fandorine parvenait à ramener Tsarkov dans l’ancienne capitale, personne ne s’en réjouirait.
Eraste Pétrovitch revenait l’esprit rafraîchi par ces quelques jours de course-poursuite, et quarante-huit heures passées dans un compartiment l’aidèrent à mettre de l’ordre dans ses pensées et ses sentiments. Il semblait qu’il fût prêt à présent à revenir à une vie où raison et dignité occupaient la première place.
C’était une profonde erreur que de croire qu’un homme intelligent pût l’être en toute chose. Il était intelligent dans les matières qui réclamaient de l’esprit, mais dans les sujets touchant au cśur il était infiniment stupide. Eraste Pétrovitch avait reconnu sa sottise, il s’était couvert la tête de cendres, et avait la ferme intention de se corriger.
Qu’étaient, au fond, l’intelligence et la sottise ? La même chose que la maturité et l’infantilisme. Dans cette histoire absurde, il s’était constamment conduit comme un enfant. Or il fallait se comporter en adulte. Restaurer des relations normales avec Massa. Cesser de bouder Elisa, qui n’y était pour rien. Elle était ce qu’elle était, une femme hors du commun, une grande actrice, et si elle ne l’aimait pas, personne n’y pouvait rien changer. Le cśur, comme on dit, ne se commande pas. Et au reste, le cśur d’une actrice sait-il seulement aimer ? D’une manière ou d’une autre, Elisa méritait d’être traitée avec respect et cohérence. Sans regards puérils jetés à la dérobée, sans vexations idiotes, sans jalousie à laquelle il n’avait aucun droit.
Au sortir de la gare Alexandre, il s’en fut directement au théâtre, où devait justement se dérouler une répétition. Fandorine savait par les journaux que durant son absence les Deux Comètes avaient été jouées deux fois, et remportaient un triomphe. On louait énormément le talent de Mme Altaïrskaïa-Lointaine, on manifestait un même enthousiasme pour son partenaire, partout désigné comme « l’authentique Japonais M. Gazonov ». Les critiques notaient avec satisfaction que le prix des places était devenu plus abordable, depuis que la valeureuse police moscovite avait enfin réussi à démanteler le réseau des spéculateurs de théâtre. L’astucieux Noé Stern avait repoussé de deux semaines la représentation suivante de sa « pièce orientale » – à l’évidence pour entretenir l’effervescence autour du spectacle.
Eraste Pétrovitch gravit l’escalier menant à la salle de spectacle, l’âme tout à fait en repos. Cependant une surprise l’attendait au foyer : Elisa s’y trouvait, qui faisait les cent pas. A la vue de sa svelte silhouette, la taille prise dans une large ceinture, son cśur se serra, mais un bref instant seulement, ce qui était bon signe.
— Bonjour, dit-il avec douceur. Pourquoi n’êtes-vous pas à la répétition ?
Les joues de la jeune femme se colorèrent de rose.
— Vous… ? Vous avez été absent si longtemps !
— J’ai voyagé en Europe, pour affaires.
Il pouvait être content de lui : voix posée et amicale, sourire bienveillant, aucun bégaiement. Elisa paraissait beaucoup plus émue que lui.
— Oui, Massa m’a dit que vous lui aviez laissé une lettre et que vous étiez parti… Et vous avez écrit aussi à Novimski. Pourquoi à lui, au juste ? C’est étrange…
Elle disait une chose, mais semblait en penser une autre. Elle le regardait comme si elle voulait lui parler d’un sujet précis, sans pouvoir s’y décider.
Des cris leur parvinrent de la salle. Eraste Pétrovitch reconnut la voix du metteur en scène.
— Pourquoi Noé Noévitch pousse-t-il des jurons ? demanda Fandorine avec un léger sourire. Auriez-vous commis une faute, pour qu’il vous ait flanquée à la porte ?
Il avait fait mine de ne pas remarquer son trouble. Il ne souhaitait pas se laisser prendre à ces ruses de comédien. Sans doute Elisa, avec son instinct tout féminin, avait-elle senti qu’il avait changé et réussi à se dépêtrer de sa toile, et à présent cherchait-elle à l’attirer de nouveau dans son monde mouvant et incertain. Telle était la nature de l’artiste : elle ne pouvait s’accommoder de la perte d’un admirateur.
Mais Elisa adopta le même ton badin :
— Non, je suis sortie de mon propre chef. Un nouvel incident s’est produit chez nous. Quelqu’un a encore écrit dans les Tables de la loi à propos de bénéfice.
Fandorine ne comprit pas tout de suite de quoi il était question. Puis il lui souvint qu’au moment où il avait fait connaissance avec la troupe, au début du mois de septembre, une mystérieuse inscription était apparue dans le livre sacré : avant on ne savait quelle représentation à bénéfice ne restait plus que tant d’unités. Stern s’était alors indigné de ce qu’il qualifiait de « sacrilège ».
— La même plaisanterie répétée d-deux fois ? C’est idiot.
Je recommence à bégayer, songea-t-il. Peu importe. C’est signe que la tension retombe.
— Non pas deux mais trois.
Les yeux d’Elisa, comme à l’habitude, étaient posés sur lui et en même temps semblaient regarder ailleurs.
— Il y a un mois quelqu’un avait déjà laissé un autre message semblable. La première fois, il parlait de huit unités, la deuxième, c’était sept, et aujourd’hui, on ne sait pourquoi, cinq. Il faut croire que notre plaisantin s’embrouille dans ses comptes…
Et de nouveau Fandorine eut le sentiment qu’elle pensait à autre chose que ce dont elle l’entretenait.
— Ce serait la troisième fois ?
Il se rembrunit.
— Pour une plaisanterie, même stupide, c’est un p-peu trop. Je vais demander à Noé Noévitch de me montrer les Tables.
— Au fait, vous savez ? dit soudain Elisa. On m’a fait une proposition.
— Laquelle ? demanda-t-il, bien qu’il l’eût tout de suite deviné.
Ah, ce cśur, ce cśur ! Il pensait avoir mis les choses au point avec lui, et il le trahissait malgré tout, battant tout à coup la chamade.
— Une demande en mariage.
Il se força à sourire.
— Et qui est le téméraire ?
Tu as tort d’ironiser, tes propos sont blessants !
— Andreï Gordéiévitch Aguilev.
— A-ah ! Eh bien, que dire ? L’homme est sérieux. Et jeune.
Pourquoi ai-je dit « jeune » ? J’ai l’air de me plaindre d’être trop vieux !
Ainsi, voilà ce qu’elle brûlait de lui dire. Aurait-elle l’intention de lui demander conseil ? Alors là, non, serviteur, madame !
— C’est un beau parti. Acceptez.
Cette phrase-là en revanche sonnait bien.
Le visage de la jeune femme se fit si malheureux qu’Eraste Pétrovitch se sentit honteux. Il avait encore réagi malgré tout comme un gamin. Un adulte eût procuré satisfaction à la dame : il eût feint la jalousie, tout en restant intérieurement imperturbable.
L’actrice et le millionnaire – c’était le couple idéal. Le talent et l’argent, la beauté et l’énergie, le sentiment et le calcul, la fleur et la pierre, la glace et la flamme. Aguilev ferait d’elle une « star » nationale, sinon internationale, et elle, par reconnaissance, transformerait la vie arithmétique de l’entrepreneur en une fête illuminée de feux d’artifice.
Il bouillait intérieurement.
— P-pardonnez-moi, mais il est temps pour moi.
— Vous repartez ? Vous n’entrez pas dans la salle ?
— J’ai une affaire à régler. Je l’avais totalement oubliée. Je repasserai demain, dit-il d’une voix hachée.
Il convient de travailler encore sur soi. Self-control, sang-froid, discipline. Et c’est très bien qu’elle se marie. Conseil et amour. Maintenant, au moins, tout est vraiment fini, murmurait Fandorine en descendant l’escalier. Mais au fait, qu’étais-je venu faire ?
Ses idées s’embrouillaient.
Tant pis, plus tard. Tout le reste, plus tard.
QUATRE UNITÉS AVANT LE BÉNÉFICE
Quelle gourde !
« C’est un beau parti. Acceptez ! » Avec quelle indifférence il avait prononcé ces mots !
Quelle gourde ! Elle attendait depuis tant de jours cette conversation, s’imaginant toutes sortes de scènes mélodramatiques. Elle lui annonçait son mariage à venir, il devenait d’une pâleur de mort, puis se lançait dans un discours passionné et brûlant. Elle lui répondait : « Mon chéri, mon infiniment aimé, si seulement vous saviez… », et elle s’arrêtait là, ménageant un silence. Après quoi, un tremblement des lèvres, une larme au bord des cils, de la douleur dans les yeux et un sourire sur la bouche. Elisa s’était même regardée dans une glace, pour voir l’effet produit. Le résultat était impressionnant. La part artiste de son âme avait retenu l’expression du visage pour une utilisation future. Mais la douleur était vraie, et les larmes d’autant plus.
Mon Dieu, mon Dieu, comme il avait été absent longtemps ! Elle s’était inventé cet amour, qui n’avait jamais existé. Quand un homme aime, il est impossible qu’il ne sente pas qu’on a désespérément, follement besoin de lui. Peu importe ce qu’on a pu dire, ou la manière dont on s’est comporté. Les mots, ce ne sont jamais que des mots, et les actes sont souvent impulsifs.
Il ne pouvait y avoir qu’une seule explication. Il ne l’aimait pas et ne l’avait jamais aimée. C’était d’un trivial ! Pour parler comme Sima, « les hommes ne veulent qu’une chose de nous, les femmes ». Cette chose, M. Fandorine l’avait obtenue, il avait satisfait sa vanité de mâle, ajouté à son tableau de chasse donjuanesque une actrice célèbre, et n’avait besoin de rien de plus. Il était naturel qu’il eût accueilli avec soulagement la nouvelle de son prochain mariage.
Elle avait été stupide d’attendre son retour, comme si cela eût pu changer quoi que ce fût. Il suffisait de se rappeler comment Eraste s’était conduit ce soir de cauchemar où Limbach était mort. Pas une parole de sympathie, pas une caresse amicale, rien. Quelques questions bizarres, posées d’un ton froid et hostile. Et ensuite, avant la répétition… Elle était toute pleine de tendresse, prête à s’ouvrir à lui, et il ne s’était même pas approché.
Sans nul doute, comme beaucoup d’autres, il la réprouvait. Il devait penser qu’à force de coquetterie elle avait mené à la folie le pauvre jeune homme, qui pour finir s’était donné la mort.
Le plus atroce était qu’il lui était impossible de raconter la vérité. A personne. Et encore moins à l’homme dont l’opinion et l’intérêt lui étaient plus nécessaires que tout…
Le quatrième coup porté par Gengis Khan avait été le plus cruel.
Elisa n’avait pas vu l’entrepreneur de théâtre Fourchtatski ni le ténor Astralov mourir sous ses yeux. Si elle était bien entrée dans la loge où gisait le cadavre d’Emraldov, elle ne savait pas encore à ce moment qu’il avait été empoisonné. Cette fois-ci en revanche, la mort, violente, brutale, s’était présentée à elle dans toute sa sanglante ignominie, dans toute sa soudaine férocité. Quel spectacle ! Et l’odeur, l’odeur animale et écśurante de la vie s’écoulant des entrailles ! Tout cela ne s’oublie pas.
Avec quel sadisme le khan avait choisi son moment ! Comme si Satan lui-même lui avait soufflé quand il la prendrait le plus au dépourvu, toute à la joie d’exister, le cśur en fête, ouverte au monde entier.
Une première, c’est un jour très particulier. Quand le spectacle est réussi, que vous avez bien joué, que le public vous a appartenu tout entier, sans réserve… rien ne se peut comparer à ça, aucun plaisir d’aucune sorte. Se sentir la plus aimée, la plus désirée !… Ce soir-là Elisa, pareille à son héroïne japonaise, se sentait comme une comète volant à travers ciel.
Elle vivait son rôle, mais en même temps sa vue et son ouïe avaient leur existence propre, et continuaient d’épier le public. Elisa voyait tout, et même ce qu’il est impossible de voir : les ondes irisées d’empathie et d’émerveillement qui oscillaient au-dessus des rangées de fauteuils. Elle avait aperçu également Eraste, installé dans la loge des visiteurs importants. Tant qu’Elisa était sur scène, il gardait presque constamment les yeux collés à ses jumelles, et elle en éprouvait une excitation encore plus grande. Elle voulait être belle pour tous, mais pour lui plus encore que pour tout autre. En ces instants-là, Elisa se sentait comme une magicienne jetant sur la salle d’invisibles sortilèges – et c’est bien ce qu’elle était.
Elle repéra aussi ses admirateurs habituels. Certains étaient venus spécialement de Saint-Pétersbourg pour assister à la première. Mais Limbach n’était pas là. Le fait lui parut étrange. Sans doute avait-il écopé encore une fois des arrêts de rigueur. Comme c’était ennuyeux ! Elle était certaine que le sous-lieutenant serait venu ce jour-là la féliciter, et c’était l’occasion de lui fixer un rendez-vous. Pas pour des sottises, mais pour avoir avec lui une conversation sérieuse. S’il était un paladin et un chevalier, qu’il débarrasse la dame de son cśur du dragon qui la tourmentait, du monstre maudit !
Le monstre, bien entendu, se trouvait lui aussi dans la salle. Il était arrivé exprès en retard pour attirer l’attention sur lui. Le khan Altaïrski était entré durant la scène où elle dansait, et s’était campé ostensiblement sur le seuil, sa silhouette carrée, nettement dessinée, lui donnant une allure de Méphistophélès. Dans la lueur rougeâtre de la veilleuse allumée au-dessus de la porte, sa calvitie luisait, nimbée de pourpre, comme la tête du diable. Le règlement de l’Arche de Noé voulait qu’on ne laissât entrer personne une fois le spectacle commencé, aussi le terrible individu n’eut-il guère le loisir de plastronner longtemps. Un ouvreur accourut, qui demanda au retardataire de sortir. Elisa vit là un bon présage : rien ne viendrait assombrir cette première. Mon Dieu, comme elle se trompait…
Après la représentation, durant le banquet, elle s’octroya une faveur : elle étreignit Eraste, lui donna un baiser et, l’appelant « mon chéri », lui demanda à voix basse pardon pour ce qui s’était passé. Il n’avait certes rien répondu, mais à cet instant-là il l’aimait – Elisa l’avait senti ! Tous l’aimaient ! Quant au discours inspiré qu’elle avait prononcé à l’improviste, évoquant le mystère du théâtre, il avait remporté un incroyable succès. Faire impression sur ses propres confrères comédiens (et plus encore ses consśurs), c’est quelque chose qui compte !
Quand Aguilev lui avait demandé de sortir « pour l’entretenir d’un sujet important », elle avait compris sur-le-champ qu’il voulait parler d’une déclaration d’amour. Et elle l’avait suivi. Parce qu’elle voulait entendre comment il s’y prendrait, lui si intelligent, si pondéré, devant qui Stern lui-même frétillait comme un toutou. Il lui avait offert une rose, un objet compliqué, résultat d’une manipulation technique. Drôle d’homme !
Andreï Gordéiévitch l’avait étonnée. Il n’avait point du tout parlé de sentiments.
— Epousez-moi, lui assena-t-il, la porte à peine franchie. Vous ne le regretterez pas.
Et de la fixer de ses yeux qui ne souriaient jamais, avec l’air de dire : « A quoi bon gaspiller des mots, la question est posée, j’attends une réponse. »
Mais, bien entendu, elle ne le laissa pas s’en tirer si facilement.
— Vous êtes tombé amoureux de moi ?
Elle marqua une ombre de sourire à la commissure de ses lèvres, et haussa les sourcils, très légèrement. Comme si elle était sur le point de pouffer de rire.
— Vous ? Comme dirait Stanislavski, « je n’y crois pas » !
Aguilev entreprit de fournir des détails, comme s’il se fût trouvé à un conseil de direction ou d’administration :
— A dire vrai, j’ignore ce qu’on a à l’esprit quand on parle d’amour. Il est probable que chacun entend cette notion à sa manière. Mais vous faites bien de poser la question. L’honnêteté est une condition sine qua non à cette longue et féconde collaboration qu’on nomme « mariage ».
Il s’épongea le front d’un mouchoir. A l’évidence, partager ses sentiments était un exercice bien difficile pour le millionnaire.
— J’aime par-dessus tout l’affaire à laquelle je me consacre. Je donnerais ma vie pour elle. Vous m’êtes nécessaire, en tant que femme, et en tant que grande actrice. A nous deux, nous renverserons des montagnes. Donnerais-je ma vie pour vous ? Sans aucun doute. Vous aimerais-je encore si vous cessiez de présenter un intérêt pour mon affaire ? Je ne sais pas. Je vous le dis en toute honnêteté, car sans honnêteté…
— Vous l’avez déjà expliqué, glissa Elisa en s’appliquant de toutes ses forces à ne pas éclater de rire. Quand vous avez donné la formule du mariage.
Ils longeaient le couloir de l’étage des artistes, et n’étaient plus qu’à quelques pas de sa loge.
— Je ne vous offre pas seulement ma personne.
Aguilev la prit par le bras et s’arrêta.
— C’est le monde entier que je déposerai à vos pieds. Il sera tout à nous, à moi comme à vous. Il s’emploiera à vous aimer, et moi, je m’emploierai à le traire.
Elle crut avoir mal entendu.
— Comment cela, « le traire » ?
— Comme une vache, en pressant les pis. Et nous boirons le lait ensemble.
Ils reprirent leur chemin. L’humeur d’Elisa s’était soudain modifiée. Elle n’avait plus le cśur à rire, ni à se moquer d’Aguilev.
Et si c’était Dieu qui me l’envoyait ? songeait-elle. Pour me sauver d’un terrible péché. Car je m’apprête finalement, par peur et par égoïsme, à risquer la vie d’un gamin amoureux. Andreï Gordéiévitch n’est pas un blanc-bec. Il saura défendre sa promise.
Elle tourna la poignée de la porte et s’étonna que la pièce fût close.
— L’homme de ménage a dû fermer. Je vais prendre la clef au tableau.
Le millionnaire attendait sa réponse, patiemment, avec un calme, eût-on dit, parfait.
— Il y a une difficulté, dit Elisa, sans lever les yeux, quand elle fut de retour. Officiellement, je suis déjà mariée.
— Je sais, on m’en a fait état. Votre mari, le khan Altaïrski, capitaine de la garde à la retraite, refuse de vous accorder le divorce.
Aguilev haussa une épaule.
— C’est un problème, mais tout problème possède une solution. Un problème très difficile peut avoir une solution très coûteuse, mais il s’en trouve toujours une.
— Vous pensez vous en tirer avec lui en l’achetant ?
Mais en fait ? Gengis Khan est habitué à vivre sur un grand pied, il aime le luxe… Non, il refusera. La haine, chez lui, l’emporte sur la cupidité…
— Vous n’obtiendrez rien, prononça-t-elle tout haut.
— Cela ne se peut pas, répondit-il avec assurance. J’obtiens toujours quelque chose. Et d’ordinaire précisément ce que je cherche à avoir.
Elisa se rappela les rumeurs qui circulaient dans la troupe : sur les moyens énergiques et impitoyables que ce fils de marchand mettait en śuvre pour atteindre à une immense richesse. A coup sûr, il en avait vu de toutes les couleurs déjà, et devait avoir surmonté quantité d’obstacles et de dangers. Un homme solide ! Qui n’irait pas lancer des paroles en l’air. Voilà à qui, sans doute, il serait possible de révéler la vérité sur Gengis Khan…
— Je m’occuperai de la question de votre liberté juridique sitôt que j’en aurai reçu le droit, à titre de fiancé.
Il lui prit à nouveau la main, et la regarda comme s’il hésitait à la porter à ses lèvres. Il ne la baisa pas cependant, et se contenta de la serrer.
— Je dois réfléchir à tout cela… Comme il convient, dit-elle d’une voix faible.
— Naturellement. Toute décision importante a besoin d’être pesée et repesée. Trois semaines vous suffisent-elles pour cette réflexion ?
Il avait lâché sa main, comme un objet qu’il n’eût pas été encore en droit de posséder.
— Pourquoi trois semaines exactement ?
— Vingt et un jours. Ce nombre me porte chance.
Pour la première fois depuis qu’Elisa le connaissait, Andreï Gordéiévitch sourit. Elle n’en fut pas moins frappée que si le soleil eût soudain paru dans le ciel au beau milieu d’une nuit profonde.
A cet instant seulement, elle sentit son cśur tressaillir.
Ce n’était pas un arithmomètre ! C’était un être vivant ! Il faudrait l’aimer. Et s’il lui venait l’envie d’avoir des enfants ? Après tout, cette « féconde collaboration que l’on nomme mariage » était en effet susceptible de porter des fruits. Les millionnaires désirent toujours avoir des héritiers.
— Bien. Je vais y penser.
Elisa tourna la clef, ouvrit la porte, et aussitôt une odeur de mort lui sauta aux narines. Elle poussa un cri et ferma très fort les yeux, mais ils avaient eu le temps de percevoir le message sanglant que lui adressait le monstre. Il disait : « Tu es mienne. Quiconque osera s’approcher de toi périra d’une mort atroce. »
Personne, à part elle, ne comprit ni ne pouvait comprendre ce qui s’était passé en réalité. Gengis Khan, comme à son habitude, avait tout manigancé avec une ingéniosité diabolique. Tout le monde autour d’elle s’exclamait, parlait de suicide et plaignait le pauvre garçon dont l’amour avait égaré l’esprit. Elle avait droit à des paroles de compassion, mais qui, pour la plupart, sonnaient faux, tandis qu’on la dévisageait avidement comme si elle avait quelque chose de changé. Noé Noévitch, lui aussi passablement horrifié, lui avait soufflé à l’oreille : « Eh bien, Elisa, je te félicite. Le suicide d’un admirateur, c’est bien le plus haut compliment que puisse recevoir une actrice. A la prochaine représentation, les places seront prises d’assaut. » Il y a quelque chose d’effrayant tout de même chez un homme à ce point possédé par le théâtre.
Elle était assise au foyer, attendant d’être appelée par l’enquêteur. Sima lui donnait des gouttes, Vassia l’enveloppait d’un châle. En apparence, Elisa se comportait comme le réclamaient la situation et sa nature de comédienne : elle sanglotait de manière modérément disgracieuse, tremblait des épaules, se tordait les mains, appuyait sur ses tempes, etc. Mais ses pensées étaient celles d’une femme et non d’une actrice. A dire vrai, elle n’en ressassait qu’une seule, obsédante : Tu n’as pas le choix, tu dois épouser cet homme que tu n’aimes pas. S’il était quelqu’un au monde en mesure de la sauver de ce suppôt du diable, c’était bien Aguilev, avec ses millions, son assurance, son énergie.
Avec quelle tristesse elle avait regardé Eraste, tandis qu’il lui posait ses questions, s’employant à débrouiller un mystère dont elle était la seule à connaître la clef. Fandorine était magnifique. Lui seul avait conservé son sang-froid, quand tous les autres criaient et couraient en tous sens. Tous, d’instinct, s’étaient mis à lui obéir. Comment en eût-il été autrement ? Il y avait chez lui une telle autorité naturelle ! Celle-ci avait toujours été perceptible, mais elle s’était particulièrement révélée en cet instant de crise. Ah ! si seulement, comme Aguilev, il avait eu du pouvoir et de l’influence ! Mais Eraste était juste un « voyageur », un solitaire. Il n’aurait su avoir raison de Gengis Khan. En tout cas, pour rien au monde elle ne se fût résolue à mettre la vie de Fandorine en danger. Qu’il vive, qu’il écrive des pièces. Se marier avec Andreï Gordéiévitch, c’était le moyen non seulement de se sauver, mais de sauver aussi Eraste ! Si le khan, avec son omniscience diabolique, avait vent d’une liaison entre elle et le dramaturge, c’en était fini de celui-ci. Elle devait se tenir à distance de Fandorine, même si elle n’avait qu’une seule envie : coller son visage contre sa poitrine, se cramponner à lui, se cramponner de toutes ses forces, et ne plus penser à ce qui pouvait advenir.
Ce désir coupable devint presque intolérable à la suite d’une longue conversation avec le Japonais.
Un soir, après la répétition (c’était le 17 octobre, un lundi), elle avait demandé à Massa de la raccompagner à l’hôtel. Elle n’avait pas envie de rentrer en auto, car le temps était splendide, bien qu’on fût en automne, mais elle redoutait de se promener seule : elle croyait voir surgir l’ombre de Gengis Khan à chaque coin de rue. Elle était effrayée également à l’idée de passer la soirée dans une chambre vide, et la nuit sans pouvoir dormir. Et puis elle avait envie aussi de parler un peu de lui.
La conversation entamée en chemin se prolongea après le dîner à la Mansarde, puis dans le hall de l’hôtel. Elisa n’invita pas son partenaire à monter dans sa chambre, afin que Gengis Khan, s’il la surveillait, ne conçût pas de soupçons jaloux. Elle n’avait pas le droit d’exposer la vie du bon « Mikhaïl Erastovitch ». Elle l’appréciait beaucoup, et même de plus en plus. Son sympathique accent, un peu zézayant eût-on dit, ne lui semblait pas ridicule – au bout de cinq minutes, elle cessait de remarquer que Massa prononçait de travers certains sons de la langue russe. Mais le Japonais s’était révélé non seulement un comédien de talent, mais aussi un homme extrêmement agréable. Eraste avait beaucoup de chance de l’avoir pour ami.
Ah ! combien de choses nouvelles et importantes Elisa avait apprises grâce à lui, concernant son bien-aimé ! Elle n’avait même pas vu la nuit s’écouler. Après le restaurant, ils étaient arrivés au Louvre à minuit passé, s’étaient installés dans des fauteuils confortables, avaient commandé du thé (et des vatrouchki pour Massa) puis avaient parlé, parlé. Quand ils avaient regardé autour d’eux, le jour était déjà levé. Elle était montée à sa chambre, avait fait un brin de toilette, changé de vêtements, après quoi ils avaient pris ensemble leur petit déjeuner au buffet de l’hôtel, et l’heure était venue de retourner à la répétition.
Jamais Elisa n’avait encore parlé à personne avec tant de franchise et de confiance. Qui plus est, de sujets qui la tourmentaient plus que tout. Quel plaisir de converser avec un homme qui ne vous regardait pas avec concupiscence, ne cherchait pas à se mettre en avant ni à impressionner. Vassia Innokentov n’appartenait pas, lui non plus, à la race des coureurs de jupons, mais à celle des amis, cependant sa conversation n’était guère des plus passionnantes. Il ne soutenait pas la comparaison avec le Japonais, dont il n’avait ni l’intelligence, ni l’expérience de la vie, ni la finesse d’observation.
La nuit avait filé sans qu’ils y prissent garde, parce qu’ils avaient parlé d’amour.
Massa s’était abandonné à de longues confidences sur son « maître » (c’est ainsi qu’il nommait son père adoptif), montrant combien celui-ci était noble, talentueux, intrépide et plein d’esprit.
— Il vous aime, avait dit le Japonais, et cela le met à la torture. La seule chose qu’il redoute au monde, c’est l’amour. Parce que celles qu’il a aimées ont péri. Et il se sent coupable de leur mort.
En cet endroit Elisa avait tressailli. Comme cette situation ressemblait à la sienne !
Elle avait alors posé des questions.
Massa répondit qu’il n’avait jamais vu la première femme qu’avait aimée et perdue son « maître ». C’était il y avait très longtemps. Mais il avait connu la seconde. C’était une histoire très, très triste, qu’il ne voulait pas se rappeler, parce que alors il pleurerait.
Cependant il l’avait racontée malgré tout : un récit exotique et surprenant, dans l’esprit de la pièce des Deux Comètes. Il se mit à pleurer bel et bien, et Elisa pleura elle aussi. Pauvre Eraste Pétrovitch ! Comme le destin avait été cruel avec lui !
— Ne jouez pas avec lui aux jeux auxquels se livrent si souvent les femmes, lui dit Massa. Il ne s’y prête pas. Je comprends bien que vous êtes une comédienne. Vous ne pouvez faire autrement. Mais si vous n’êtes pas sincère avec lui, vous le perdrez. Pour toujours. Ce serait très triste pour lui et, je pense, pour vous. Car des hommes comme mon maître, vous n’en rencontrerez nulle part ailleurs, même si vous deviez vivre cent ans encore et, durant ces cent ans, garder votre beauté.
A ce moment, elle se sentit très mal. Elle éclata en sanglots, sans se soucier du spectacle qu’elle offrait.
— Maintenant vous ne ressemblez pas à une actrice, observa le Japonais en lui tendant un mouchoir. Mouchez-vous, autrement vous aurez le nez tout boursouflé.
— Comment ? nasilla Elisa, qui n’avait pas compris le mot « bouloussoufolé ».
— Tout rouge. Comme une prune. Mouchez-vous, allez ! Voilà, comme ça, très bien… Vous allez aimer mon maître ? Vous lui direz demain que votre cśur n’appartient qu’à lui ?
Elle secoua la tête et de nouveau fondit en larmes.
— Pour rien au monde !
— Pourquoi ?!
— Parce que je l’aime. Parce que je ne veux pas…
« Causer sa perte », voulait dire Elisa.
Massa réfléchit un long moment. Puis enfin il déclara :
— Je pensais bien connaître le cśur des femmes. Mais vous m’avez surpris. « J’aime », mais « je ne veux pas » ? Vous êtes très singulière, Elisa-san. C’est sans aucun doute pour cette raison, d’ailleurs, que le maître est tombé amoureux de vous.
Il passa encore de longues minutes à essayer de la convaincre de ne pas s’obstiner. Cependant plus le Japonais déployait d’éloquence pour peindre les qualités d’Eraste Pétrovitch, plus Elisa se sentait résolue à préserver celui-ci du malheur. Néanmoins, tout ce discours était bien agréable à entendre.
Au matin, quand elle avait croisé Fandorine à la répétition, si blessé dans son orgueil, elle avait eu peur de ne pas réussir à se contrôler. Elle avait même adressé une prière au Tout-Puissant, pour qu’Il l’aidât à surmonter la tentation.
Et Dieu l’avait entendue. Le lendemain, Eraste avait disparu. Parti en voyage.
De ce jour, elle avait poursuivi avec lui en pensée une interminable conversation, se préparant sans cesse à le revoir. Et voilà, ils s’étaient revus…
Elle aussi, bien sûr, pouvait se vanter ! Toutes les phrases qu’elle tenait en réserve s’étaient évaporées de son esprit. « Vous savez, on m’a fait une proposition. » Elle avait gaffé d’entrée de jeu – elle-même avait été effrayée du timbre insouciant de sa voix.
Il n’avait même pas haussé un sourcil. « A-ah ! Eh bien, que dire ? »
Les Japonais, par conséquent, pouvaient se tromper, eux aussi. En définitive, Massa ne connaissait pas son « maître » si bien que ça.
Ou bien il y avait eu de l’amour entre eux, mais cet amour était mort. Ce sont des choses qui arrivent également. Autant qu’on veut.
Au quotidien
Au bout du compte, tout l’élan de chaleur et de sincérité que son désarroi et son soudain mutisme l’avaient empêchée de manifester à Fandorine échut à une tierce personne, certes fort brave mais de piètre importance : Vassia Innokentov. Il était un ami sûr et fidèle, il était bon et réconfortant parfois de pleurer sur son épaule, mais elle eût connu le même résultat en enfouissant son visage dans le pelage de son chien, pour peu qu’elle eût possédé un tel animal.
Vassia sortit de la salle de spectacle une minute après qu’Eraste eut tourné les talons et s’en fut allé. Elisa affichait un air malheureux, ses yeux étaient pleins de larmes. Innokentov se précipita bien entendu vers elle : que se passait-il ? Alors elle lui raconta tout, pour se soulager le cśur.
Enfin non, pas tout, évidemment. Elle se garda bien de parler de Gengis Khan. Mais elle dévoila son drame amoureux.
Elle entraîna Vassia dans sa loge, afin que personne ne vînt les déranger. Elle couvrit son visage de ses mains et à travers ses larmes se mit à parler, en un débit incohérent, toutes digues rompues. Elle aimait un homme, mais elle devait en épouser un autre ; elle n’avait pas d’autre choix, ou plutôt si, mais il était atroce : traîner une existence de cauchemar, pire que la mort, ou bien se livrer à un être avec lequel il lui répugnait de vivre.
Stern, pendant ce temps, travaillait sur scène avec Gazonov le numéro de funambulisme. Massa manquait de grâce. Un héros romantique se doit d’observer une certaine sévérité jusque dans la gesticulation, or le Japonais écartait trop les genoux et les coudes. Les autres acteurs, profitant de l’interruption, s’étaient dispersés chacun dans son coin.
Innokentov l’écoutait, bouleversé, en lui caressant prudemment les cheveux, mais était incapable de saisir l’essentiel.
— De qui parles-tu, Lisonka ? lui demanda-t-il enfin, n’y tenant plus.
Vassia était le seul à l’appeler ainsi : ils se connaissaient depuis le conservatoire. Son visage perplexe respirait la bonté.
— Mais de Fandorine, de qui d’autre ?
Comme si on pouvait aimer un autre homme que lui ! Elle fondit en larmes.
Vassia fronça le sourcil.
— Il a demandé ta main ? Mais pourquoi serais-tu contrainte de l’épouser ? Il est vieux, il a les cheveux tout blancs !
— Imbécile !
Elisa s’était redressée, furieuse.
— C’est toi qui es vieux, et défraîchi ! A trente ans, tu en parais quarante ! Alors que lui… lui…
Et du moment qu’elle commença de parler d’Eraste Pétrovitch, il lui fut impossible de s’arrêter. Vassia ne s’offusqua pas d’être traité de « défraîchi », il n’était pas du genre susceptible, et il y avait en outre belle lurette qu’il pardonnait n’importe quoi à Elisa. Il l’écouta, soupirant, compatissant.
— Si je comprends bien, tu es amoureuse du dramaturge. Mais alors, qui t’a demandée en mariage ? s’enquit-il.
Quand elle lui eut répondu, il émit un sifflement :
— Houla ! C’est bien vrai ? Tu parles d’une histoire !
Tout deux se tournèrent vers la porte qui venait de s’entrebâiller. Le théâtre était constamment traversé de courants d’air.
— Je n’ai pas encore accepté ! Il me reste quatre jours pour réfléchir. Jusqu’à samedi.
— C’est à toi de voir, bien sûr… De décider. Mais tu le sais aussi bien que moi, beaucoup de femmes, surtout des actrices, savent accommoder leur vie d’une manière ou d’une autre. Un mari, c’est une chose, l’amour, c’en est une autre. Toujours la même vieille blague. Alors ne te fais pas tant de mouron, va. Aguilev est riche à millions, il ira loin. Tu seras la patronne du théâtre. Plus haut que Stern !
Oui, Vassia était un véritable ami. Il ne voulait que son bien. Au cours des derniers jours (à quoi bon le cacher) Elisa avait également considéré cette possibilité : donner sa main à Andreï Gordéiévitch, mais réserver son cśur à Eraste Pétrovitch. Mais quelque chose lui soufflait que ni l’un ni l’autre n’accepterait pareil arrangement. C’étaient des hommes trop sérieux, tous les deux.
— Eh ! qui nous écoute là en douce ? s’écria Vassia d’une voix courroucée. Ce n’est pas un courant d’air, je viens de voir une ombre !
La porte bougea légèrement, on entendit des pas : quelqu’un s’éloignait précipitamment sur la pointe des pieds.
Le temps qu’Innokentov se glissât par l’étroit passage entre les fauteuils, le curieux avait réussi à s’éclipser.
— Qui cela pouvait-il être ? demanda Elisa.
— N’importe qui ! Ce n’est pas une troupe de théâtre, c’est un vrai panier de crabes ! Tel prêtre, telle paroisse ! La théorie de la fracture et du scandale prônée par Stern en pleine action ! Eh bien, bravo, maintenant tout le monde va savoir que dans quatre jours tu épouses pareil personnage !
Si l’excellent Vassia paraissait pour de bon affecté, Elisa, pour sa part, ne l’était guère. Les gens seraient au courant – eh bien, tant mieux ! Il en eût été autrement si elle se fût vantée elle-même de l’événement, mais là la fuite n’était pas de son ressort. Qu’ils enflent et éclatent de jalousie. Quant à elle, elle avait encore le temps de décider si elle épouserait « pareil personnage » ou pas.
Toutefois, il demeura difficile de savoir si le mystérieux espion avait ou non bavardé auprès des autres. Personne ne vint parler ouvertement d’Aguilev avec Elisa. Quant aux regards en biais, chargés de dépit, elle en avait toujours eu son lot. La position de jeune première est celle d’un buisson de roses hérissé d’épines acérées, et pour ce qui est des complots et des intrigues, une troupe de théâtre en remontrerait au harem du padischah.
Et malgré tout ledit buisson était de roses. Parfumé, splendide. N’importe quelle entrée sur scène, même lors d’une répétition, apportait un oubli délicieux, qui vous arrachait d’un coup à la peur et aux ténèbres de la vie réelle. Et que dire du spectacle ! C’était tout bonnement un pur bonheur. Les deux représentations données après la première avaient été de magnifiques succès. Tout le monde jouait avec plaisir. La pièce offrait la possibilité à chaque comédien de tenir pour un temps la salle, sans partager avec personne. Et puis, du fait de la disparition soudaine des revendeurs à la sauvette, la composition du public avait sensiblement changé. A l’orchestre, on voyait moins d’éclats de bijoux, moins de scintillements de faux cols empesés. De nouveaux visages s’y montraient, pleins de fraîcheur et de vivacité, pleins de jeunesse surtout, le degré d’émotion s’en trouvait accru. La salle réagissait plus volontiers et plus généreusement, et ce phénomène en retour électrisait les acteurs. Autre fait essentiel : les spectateurs n’affichaient plus de mines aussi avides de sensationnel et de scandale, ces deux ingrédients obligés du théâtre sternien. Jusqu’alors, les gens qui avaient payé vingt-cinq, parfois même cinquante roubles, à un revendeur clandestin pour obtenir une place dans les premiers rangs désiraient en avoir pour leur argent, et s’attendaient à voir plus qu’un simple spectacle de théâtre.
Le rôle qui était échu à Elisa était aussi enchanteur qu’il était difficile à appréhender. L’idée de la geisha – beauté incarnée et cependant non charnelle – excitait l’imagination. Quel métier enivrant : servir d’objet de désir, tout en restant inaccessible aux étreintes ! Comme c’était proche de l’existence d’une actrice, de son merveilleux et triste destin !
Quand Elisa, qui ne s’appelait encore que Lisa, était passée de la classe de danse du conservatoire à celle de théâtre, un sage et vieux professeur (père noble des théâtres impériaux) lui avait dit : « Fillette, la scène te comblera de cadeaux, mais te laissera nue. Sache que tu n’auras jamais ni vraie famille ni vrai amour. » Elle avait répondu avec insouciance : « Peu importe ! » Par la suite, il lui était arrivé de regretter son choix, mais une actrice ne peut pas revenir en arrière. Ou si elle le peut, c’est qu’elle n’est pas une actrice, mais une simple femme.
Stern, pour qui rien n’existait au monde hormis le théâtre, aimait à répéter qu’un authentique comédien était un va-nu-pieds émotionnel, et il expliquait cette affirmation, comme il le faisait pour beaucoup d’autres, au moyen d’une métaphore financière (le mercantilisme de Noé Noévitch faisait à la fois sa force et sa faiblesse). « Supposons qu’un homme ordinaire possède pour cent kopecks de sentiments, disait-il. Il en dépense cinquante pour sa famille, vingt-cinq pour son travail, et le reste pour ses amis et ses loisirs. Ces cent kopecks d’émotions diverses lui suffisent pour la vie de tous les jours. Mais un acteur, c’est autre chose ! Dans chaque rôle qu’il est amené à jouer, il investit cinq, dix kopecks, car sans cette offrande prélevée sur sa vie il est impossible d’avoir un jeu convaincant. Au cours de sa carrière, un comédien de talent peut interpréter dix, au maximum vingt rôles de première classe. Que reste-t-il pour le quotidien – la famille, les amis, les maîtresses ou les amants ? Des queues de cerises. »
Noé Noévitch avait horreur d’être contredit, aussi Elisa l’écoutait-elle exposer sa « théorie des kopecks » sans souffler mot. Mais si elle avait tenu à protester, elle aurait dit : « C’est faux, les acteurs sont des êtres particuliers, et leur structure émotionnelle est elle aussi particulière. Si l’on ne possède pas cette énergie-là, on n’a rien à faire sur scène. Admettons que j’aie au départ pour un rouble de sentiments. Quand je joue, ce rouble, je ne le dépense pas, je le mets en circulation, et chaque rôle réussi me rapporte des dividendes. Ce sont les gens ordinaires qui, entre leur naissance et leur mort, consomment leurs cent kopecks d’émotions. Moi, je vis sur les intérêts, tout en gardant mon capital intact ! Les instants vécus par les personnages que j’incarne sur scène ne sont pas décomptés de mon existence, mais s’y ajoutent au contraire ! »
Quand le spectacle était réussi, Elisa se sentait physiquement emplie d’une débordante énergie de sentiment. Cette énergie était si abondante qu’elle imprégnait toute la salle, autant dire un millier de personnes ! Mais les spectateurs, à leur tour, communiquaient à Elisa leur propre feu. Cet effet magique est bien connu de tout véritable comédien. Le défunt Emraldov, amateur de comparaisons triviales, disait qu’un acteur, indépendamment de son sexe, est toujours un homme. C’est de lui que dépend de mener la salle à l’extase, ou bien de simplement transpirer, jusqu’à se trouver à bout de forces, si bien que l’amante repart insatisfaite et s’en va chercher d’autres étreintes.
Voilà pourquoi Elisa songeait avec ennui au cinématographe, dont rêvait Andreï Gordéiévitch. Que lui importait que les spectateurs, dans des centaines ou des milliers de salles de projection, éclatent en sanglots ou bien se pâment de désir en voyant son visage sur un morceau de chiffon, si elle-même ne pouvait percevoir et ressentir cet amour ?
Aguilev pouvait bien croire qu’elle acceptait sa proposition par amour-propre, par soif de gloire internationale – elle ne s’en souciait guère. Tout ce dont elle avait besoin, c’était qu’il la débarrassât de Gengis Khan. Pour cela, elle était prête à devenir son éternelle débitrice. Un mariage, même sans amour, peut toujours se révéler harmonieux. Aguilev chérissait en elle l’actrice plus que la femme ? Eh bien, elle était justement en premier lieu une actrice.
La seconde moitié de son être, cependant, sa part féminine, battait des ailes, tel un oiseau pris dans des rets. Comme il eût été plus facile de se marier par calcul, si Fandorine n’eût pas existé ! Dans quatre jours, il lui faudrait s’enfermer volontairement dans une cage. Une cage d’or pur qui la protégerait efficacement de la bête fauve qui galopait autour. Mais cela signifiait renoncer à jamais à l’envol des deux comètes dans le ciel sans étoiles !
Si au moins elle avait su de manière certaine, sans le moindre doute, qu’Eraste avait perdu tout intérêt pour elle. Mais comment élucider cette question ? Elle ne croyait plus son partenaire, Massa. Il était excellent camarade, mais le cśur de son « maître » lui était aussi obscur qu’à elle.
Inviter Eraste à une franche conversation ? Mais ce serait comme se pendre à son cou. On sait comment se termine ce genre de scènes. Elle ne pourrait pas s’enfuir loin de lui une seconde fois. Gengis Khan aurait vent de son aventure, et il n’était pas besoin d’être devin pour prévoir ce qui arriverait ensuite… Non, non, mille fois non !
Après de longues hésitations, voici ce qu’Elisa avait résolu. Il était bien sûr hors de question de se laisser aller à une déclaration d’amour. Mais on pouvait, au cours d’un entretien à caractère neutre, tenter de deviner – à un regard, une inflexion de la voix, un geste involontaire – s’il l’aimait toujours. Elle était une actrice, après tout, son âme était à sa manière sensible à ces sortes de choses. Si elle ne ressentait pas d’attraction magnétique, alors il n’y avait pas lieu de souffrir. Mais dans le cas contraire… Quelle attitude elle adopterait alors, Elisa ne l’avait pas décidé.
Le lendemain de leur rencontre au foyer, le mercredi, quand elle arriva à la répétition, il était déjà sur place. Assis à la table du metteur en scène, il lisait les notes inscrites dans les Tables de la loi avec un air si exagérément concentré qu’Elisa devina aussitôt qu’il le faisait exprès pour éviter de la regarder. Et en son for intérieur, elle sourit. Le symptôme était encourageant.
Elle avait pris soin de préparer un sujet de conversation.
— Bonjour, Eraste Pétrovitch.
Il se leva et la salua.
— J’ai une requête à vous adresser, en tant que dramaturge. Je lis en ce moment beaucoup d’articles sur le Japon, sur les doubles suicides d’amoureux, afin de mieux comprendre mon personnage d’Izumi…
Il l’écoutait en silence, avec attention. Le magnétisme pour l’instant n’était pas clairement perceptible.
— … et je suis tombée sur un détail très intéressant. Il se trouve que les Japonais ont coutume, avant de se donner la mort, de composer un poème. Cinq lignes en tout et pour tout ! Je trouve ça si beau ! Et si ma geisha écrivait elle aussi un poème qui en quelques mots résumerait toute sa vie ?
— C’est étrange que je n’y aie pas pensé moi-même, répondit Eraste d’une voix rêveuse. A n’en pas douter, c’est bien ainsi qu’agirait une g-geisha.
— Alors écrivez-le ! Je le réciterai avant d’appuyer sur le bouton électrique.
Il réfléchit.
— Mais la pièce est déjà écrite en vers réguliers. Le poème risque de s’entendre comme un m-monologue ordinaire…
— Je sais ce qu’il faut faire. Vous n’aurez qu’à conserver la forme poétique japonaise : cinq syllabes pour le premier vers, sept pour le deuxième, cinq pour le troisième, et sept pour les deux derniers. Pour une oreille russe, cela sonnera comme de la prose, et se distinguera des hexasyllabes dont sont faits les monologues. Ainsi, dans notre pièce, les vers rempliront la fonction de la prose, et la prose, la fonction des vers.
— Excellente idée.
Une lueur d’admiration s’était allumée dans ses yeux, sans qu’on sût trop à quoi elle se rapportait : à l’idée formulée par Elisa, ou à Elisa elle-même. Encore une fois elle ne sut déterminer si Fandorine émettait ou non un quelconque magnétisme. Sans doute était-elle gênée par son propre rayonnement, trop puissant…
Elle voulut poursuivre son enquête le lendemain, mais ni le jeudi ni le vendredi Eraste ne se montra au théâtre, après quoi vint le jour crucial : le samedi.
Elisa ignorait encore ce qu’elle allait répondre à Andreï Gordéiévitch. On verra bien quelle tournure prennent les choses, songeait-elle le matin, dans sa chambre d’hôtel, debout devant la glace, cependant qu’elle choisissait sa tenue. A l’évidence, il fallait accepter. Mais en même temps, cela dépendrait pour beaucoup d’Aguilev lui-même : quels mots il prononcerait, quel regard il aurait.
Du mauve pâle et une ceinture de soie noire ? Trop funèbre. Mieux valait un moiré vert foncé. Un peu risqué comme association de couleurs, mais qui conviendrait aux deux dénouements possibles. Chapeau viennois, bien sûr, avec voilette…
Par la même occasion, elle essaya d’imaginer comment elle s’habillerait pour la noce. Pas de corset, bien sûr, ni de dentelles, ni de falbalas. Le voile de mariée, inutile d’en parler, pour un troisième mariage, ce serait ridicule, et puis toutes ces fleurs d’orangers, ce n’était pas pour une Elisa Lointaine. La robe serait moulante en haut, bouffante en bas. Nécessairement rouge, mais pas seulement, avec un zigzag noir, comme si elle était embrassée par des flammes. Il faudrait faire un croquis et la commander à Boucher, c’était un magicien, il saurait s’y prendre comme il faut.
Elisa se vit, telle une fleur de feu, toute tendue vers le ciel ; lui, svelte, portant beau, vêtu de noir et de blanc. Ils se tiennent debout, immobiles, à la vue de tous, la table est couverte de fleurs et de cristal, et le marié baise ses lèvres tandis qu’elle écarte une main habillée d’un long gant couleur de paille…
Brrrr ! Non, c’était absolument impossible – impossible que, vêtue d’une robe de feu, sous le tintement des coupes à champagne, elle embrassât Aguilev sur la bouche ! Il lui avait suffi de se représenter visuellement ce tableau, pour qu’elle comprît sur-le-champ que cela ne pourrait jamais arriver. Et encore moins ce qui, la nuit, suivait le repas de noce !
Vite, vite, avant que la voix de la raison ne vînt s’en mêler, Elisa se précipita sur l’appareil téléphonique, actionna la manivelle et demanda à l’opérateur de la mettre en relation avec la Société théâtrale et cinématographique. Elle logeait à nouveau au Louvre depuis près de trois semaines. Noé Noévitch avait insisté, disant qu’une « idiote » ne pouvait occuper les appartements d’une jeune première, c’était une entorse à l’ordre hiérarchique, source d’inutiles intrigues et querelles. Elisa n’avait même pas protesté. Elle avait perdu l’habitude de vivre sans salle de bains et, qui plus est, le pauvre Limbach ne chercherait plus à s’introduire chez elle par la fenêtre…
Un secrétaire lui répondit qu’Andreï Gordéiévitch n’était pas attendu ce jour-là au bureau, et eut l’amabilité de lui communiquer son numéro personnel. A coup sûr, le destin compatissant donnait ainsi à Elisa une chance de changer d’avis. Mais elle la négligea.
En entendant sa voix, Aguilev déclara avec calme :
— Vous faites très bien de téléphoner. Je m’apprêtais justement à vous retrouver à votre hôtel. Ne pourriez-vous pas annuler la répétition pour une telle occasion ? J’ai donné l’ordre de servir la table pour le petit déjeuner, et j’ai donné leur congé aux domestiques. Nous boirons du champagne, en tête à tête…
— Il n’est pas question de champagne ! explosa Elisa. Il n’y aura rien ! C’est impossible ! Impossible, un point c’est tout ! Adieu !
Il déglutit, voulut formuler une objection, mais elle raccrocha.
Au premier instant, elle éprouva un incroyable soulagement. Puis de l’horreur. Qu’avait-elle fait ! Elle avait repoussé la bouée de sauvetage qui lui était tendue, elle ne pouvait plus à présent que se noyer !
Mais l’horreur, la vraie, était encore à venir.
La vie est finie
Pour la première fois de sa carrière, Elisa avait failli être en retard à la répétition. Elle était en revanche particulièrement d’attaque ce jour-là, et ce pour deux raisons. Les émotions nerveuses avaient toujours intensifié la qualité de son jeu. Et par ailleurs, au moment où elle exécutait la danse de l’éventail, Fandorine entra dans la salle et s’installa en silence dans les derniers rangs.
— Il n’y a qu’Elisa qui travaille ici ! cria Stern, irrité.
Il était de fâcheuse humeur pour l’occasion.
— Les autres bayent aux corneilles ! Lev Spiridonovitch, encore une fois, à partir de : « Quelle beauté charmante ! On passerait sa vie juste à la regarder ! »
A peine le disque de gramophone faisait-il entendre à nouveau les accents modulés d’une musique japonaise que les portes centrales s’ouvrirent en grand fracas. Un jeune homme déboula en courant dans l’allée, tête nue, le cheveu en bataille. Vêtu avec élégance, il avait le visage rouge et furieux, et brandissait dans sa main un petit objet brillant – comme une boîte métallique, eût-on dit.
Noé Noévitch entra dans une rage noire :
— Que fait là cet individu ? Qui l’a laissé entrer ? Mais qu’est-ce que c’est que ce foutoir ? Qui est responsable de l’ordre dans ce théâtre ? hurla-t-il en se tournant vers son assistant.
Celui-ci esquissa un geste d’impuissance, et Stern entreprit alors de déverser sa colère sur l’inconnu, qui venait d’atteindre la scène.
— Qui êtes-vous ? Comment vous permettez-vous… ?
Le jeune homme promena autour de lui un regard circulaire, puis lui glissa dans les mains une carte de visite. Le metteur en scène lut le nom, et se fendit aussitôt d’un large sourire.
— Monsieur Simon ! Chers collègues, nous avons la visite de l’associé de notre très estimé Andreï Gordéiévitch ! Soyez, pour ainsi dire, le bienvenu, cher ami, ajouta-t-il en français.
Les yeux hagards de l’étranger se posèrent sur Elisa. Elle portait la fameuse robe mauve nouée d’une ceinture verte, mais était chaussée de sandales vernies japonaises.
— Madame Lointaine ? s’enquit le malotru d’une voix rauque.
— Oui, monsieur.
Elle avait deviné : Aguilev lui avait envoyé son associé français dans l’espoir qu’il saurait la convaincre de revenir sur sa décision. Un bien singulier messager de l’Amour, dont les manières n’étaient pas moins étranges !
Mais M. Simon se mit alors à vociférer dans un russe parfait :
— Salope ! Criminelle ! Sais-tu bien quel homme tu as assassiné !
Il étendit le bras et lui balança la petite boîte dorée qu’il tenait dans la main. Elle toucha Elisa, tétanisée, en pleine poitrine, puis tomba par terre et s’ouvrit, laissant rouler sur le sol une bague de fiançailles ornée d’un diamant.
L’auteur du scandale, quant à lui, était déjà grimpé sur la scène avec la visible intention de se jeter sur la jeune première à bras raccourcis. Vassia et Georges l’agrippèrent aux épaules, mais il les repoussa brutalement.
— Que se passe-t-il ? Qu’est-il arrivé ? s’écriait-on de toutes parts.
Le tapageur continuait de brailler :
— Allumeuse, garce ! Tu l’as mené en bateau pendant trois semaines, pour ensuite te refuser à lui ! Je hais les femmes comme toi ! Une tueuse ! Tu n’es qu’une tueuse !
Effarée et abasourdie, Elisa recula. Qu’étaient-ce encore que ces extravagances ?
Fandorine et Massa bondirent en même temps sur la scène, chacun par un côté. Ils empoignèrent le fou par les bras, mais plus solidement que ne l’avaient fait Innokentov et Novimski. Eraste Pétrovitch força M. Simon à se tourner face à lui.
— Pourquoi traitez-vous Mme Lointaine de meurtrière ? Expliquez-vous immédiatement !
Placée de côté, Elisa vit le Français battre des paupières.
— Eraste… Pétrovitch ? bredouilla-t-il. Monsieur Massa ?
— Senka-koun ?
Massa relâcha son étreinte.
— Odoroita na !
Il semblait l’avoir reconnu. Et Fandorine à son tour s’exclamait :
— Senia, c’est toi ? Il y a bien dix ans que nous ne nous sommes vus !
— Onze, Eraste Pétrovitch ! Presque onze !
Le Français (mais quel Français était-ce là, s’il s’appelait Senia ?) serra la main à Fandorine, et échangea des courbettes avec Massa, en se penchant très bas, presque jusqu’à terre. Tout cela était énigmatique au plus haut point.
— J’étais persuadé que tu étais à Paris… Mais attends, nous verrons tout ça plus tard. Dis-moi, que s’est-il passé ? Pourquoi voulais-tu te jeter sur M-Mme Lointaine ?
Le jeune homme lâcha un sanglot.
— Andreï m’a téléphoné ce matin. Catastrophe, me dit-il. Elle a refusé. Tout ça avec une voix d’enterrement. Viens, qu’il ajoute. Je monte dans l’auto. Vous savez, Eraste Pétrovitch, j’ai une Bugatti de course, une quinze-chevaux, rien à voir avec la pétrolette dans laquelle nous nous trimballions, vous et moi, vous vous rappelez ?
Il s’était animé l’espace d’un instant, mais de nouveau il baissa la tête, la mine accablée.
— J’arrive chez Andreï, rue Pretchistenka. Et là, devant l’entrée, je vois des policiers, un attroupement, des éclairs de magnésium…
— Mais quoi, qu’est-il arrivé ? P-parle clairement !
— De désespoir, il s’est tranché la gorge, à coups de rasoir. J’ai vu la scène : une horreur. Du sang partout. Il s’est massacré à un point… comme s’il avait coupé un saucisson en tranches. Et dans l’autre main, il y avait cette boîte contenant une bague…
Elisa ne sut pas comment s’acheva leur conversation, ni par quel hasard Fandorine et lui se connaissaient. Sitôt qu’elle entendit parler du rasoir et de la gorge tranchée, sa vue s’obscurcit, puis elle sentit un choc violent à la nuque. Elle venait de perdre connaissance, et sa tête avait heurté le sol.
Elle revint à elle sans doute une ou deux minutes plus tard, mais Eraste et Senia-Simon n’étaient déjà plus là. Sima et Vassilissa Prokofievna s’affairaient près d’elle : la première agitait un éventail, la seconde lui faisait respirer des sels – il y en avait toujours au théâtre une importante provision, car les actrices ont les nerfs facilement ébranlables. Gazonov, la mine sombre, était assis dans un coin de la scène, à même le plancher, les jambes croisées à la japonaise. Les autres membres de la troupe étaient massés autour du metteur en scène.
— … un tragique événement, mais il ne faut pas désespérer ! disait Noé Noévitch. Le défunt était un homme au grand cśur, il se souciait de notre avenir ! Comme vous vous le rappelez, il a légué à l’Arche un capital qui nous permettra de continuer d’exister à l’abri du besoin. En outre, son associé a produit sur moi une agréable impression. A mon avis, cet excellent jeune homme est sensible et impétueux. Je pense que nous trouverons un langage commun. Mes amis, en tout malheur, il faut trouver des côtés positifs, autrement il y a longtemps qu’il n’y aurait plus de vie sur terre ! Imaginez ce qui va se passer lors de notre prochain spectacle, quand le public saura la raison de ce nouveau suicide…
Ici, tous se retournèrent et virent qu’Elisa avait repris ses sens. Combien les regards braqués sur elle étaient expressifs ! Comme ils en disaient long sur chacun ! Celui de la Goupilova trahissait une pesante jalousie à l’égard de celle qui poussait les hommes au suicide, et dont tous les journaux parleraient à nouveau le lendemain. Lev Spiridonovitch, le raisonneur, paraissait plein de tristesse et de compassion. Vassia poussait des soupirs désolés. Novimski fronçait les sourcils d’un air réprobateur. Méfistov passa son doigt sur sa gorge et applaudit sans bruit. La Linotova esquissa une grimace qui signifiait : « Ah ! messieurs, vous êtes bien tous de sacrés idiots. » Labiline lui adressa un clin d’śil : « Pas mal joué, l’évanouissement, bravo. »
Quant à Noé Noévitch, il s’approcha d’Elisa et lui murmura :
— Tiens bon, fillette ! Redresse la tête ! La gloire dans toute l’Europe, voilà ce que ça veut dire !
Il était, s’il se peut, encore plus sordide que Méfistov.
Vous n’aurez pas d’autre spectacle, inutile de vous frotter les mains, répondit-elle mentalement à Stern.
Elisa, dès qu’elle avait recouvré ses esprits, avait su ce qu’elle devait faire. L’idée lui était venue d’elle-même.
Mais ne vous en faites pas, Noé Noévitch. Vous vous rattraperez ensuite. Concert à la mémoire de la grande actrice, recettes phénoménales, gros titres des journaux consacrés à la troupe… il y aura tout. Mais sans moi désormais.
Il n’y avait aucun sens à leur expliquer à tous qu’il s’agissait d’un meurtre. Ils ne la croiraient pas. Ils aimaient trop le conte de la Belle Dame sans merci, qui par sa cruelle indifférence poussait ses admirateurs à la mort. Eh bien, à leur aise ! Si les gens voulaient garder cette image-là d’Elisa Lointaine, grand bien leur fasse.
Elle ressentait une fatigue immense, une mortelle lassitude. Elle n’avait plus la force d’agiter ses pauvres ailes. Il était temps de mettre un terme à tout : à l’horreur, au crime, à cette danse interminable avec la mort. Plus personne, plus un seul être humain, ne mourrait par la faute d’Elisa. Elle en avait assez. Elle se retirait.
Il n’y avait rien de réfléchi là-dedans. La décision s’était imposée à elle comme la seule naturelle, la seule possible.
En proie à une grande excitation, Noé Noévitch, prévoyant l’assaut des reporters et des badauds, prit des mesures : il fit déménager Elisa au Métropole, où existait un étage réservé aux clients importants – avec un portier spécialement désigné pour en interdire l’accès aux étrangers. L’opération, bien entendu, n’avait pas pour but de protéger la comédienne de la curiosité de la presse. Stern avait au contraire intérêt à montrer dans quel luxe vivait l’actrice principale de son théâtre.