Le colonel Star

Ce fut dans la locomotive qu’il continua jusqu’à Crooktown. Il n’avait vraiment pas envie de retourner dans la voiture-salon ravagée par la fusillade et où gisait le cadavre du malheureux steward. En outre, la discussion avec l’équipe de conduite de la locomotive enrichit Eraste Pétrovitch d’un certain nombre d’informations utiles.

Ainsi, il apprit que Crooktown était le dernier rempart de la civilisation. La ville avait été baptisée ainsi en l’honneur du célèbre général Crook, vainqueur des Indiens. La voie de chemin de fer s’arrêtait là ; au-delà, il n’y avait plus que des montagnes au pied desquelles étaient disséminées de minuscules bourgades sans loi ni ordre, et dont les habitants valaient à peine mieux que les sauvages à la peau rouge. Sauf cas d’extrême nécessité, les gens normaux ne mettaient pas les pieds dans ces endroits-là.

De son client potentiel, Maurice Star, les cheminots parlaient avec grand respect. L’homme était immensément riche, mille personnes travaillaient pour lui, et tous étaient satisfaits : il nourrissait bien, payait bien. Un vrai gentleman. S’il l’avait désiré, il serait devenu gouverneur, mais il ne le voulait pas, parce qu’il était toujours en déplacement : dans les Black Hills, où il possédait des mines de charbon et d’or, dans les Rocheuses, où il exploitait des filons d’argent.

Occupé à converser, le reste du voyage passa inaperçu. Une seule fois Massa se montra, toujours dans le plus simple appareil pour ne pas tacher ses habits de charbon. Il apporta une bouteille de vin et un superbe jambon, dont un côté avait été légèrement éclaboussé par le sang du défunt steward. Eraste Pétrovitch renonça à la régalade, mais pas les cheminots qui, indifférents, enlevèrent le bout maculé avec leur couteau et mangèrent avec appétit.

Enfin, devant, se profila un énorme panneau avec cette fière inscription : LA PLUS GRANDE CAPITALE DU COMTÉ DE WYOMING. 2132 HABITANTS. Au-delà, apparaissaient les premières maisons et la gare.

Sur le quai, une foule énorme attendait. Apparemment, toute la population de « la plus grande capitale » était là. Le postier du train avait profité d’un arrêt à une petite gare pour envoyer un télégramme informant de l’attaque du train, et les habitants de Crooktown avaient rappliqué en masse pour contempler les dégâts.

— On est accueillis comme des héros, fit remarquer le machiniste.

Ce disant, il se redressa, enfila une redingote par-dessus sa combinaison, sortit de la poche une chaîne de montre.

N’ayant pas de quoi se faire beau, le chauffeur se contenta de lisser sa moustache et d’incliner sur l’oreille son chapeau crasseux.

— Mister Star s’est déplacé en personne. Qu’il admire donc ce que les Foulards noirs ont fait de son beau wagon. Là, c’est le maire que vous regardez, le colonel est là-bas, à l’écart de tout le monde, vous le voyez ?

Autour de l’homme que le chauffeur pointait de son doigt noir, était effectivement maintenue une distance respectueuse, que celui-ci toutefois ne semblait pas remarquer.

Grand, maigre, avec une barbichette poivre et sel, Maurice Star était le portrait craché de l’Oncle Sam, les lunettes en plus. Ses longs bras croisés, il examina avec attention son wagon défiguré, sans même jeter un regard à Fandorine. On pouvait le comprendre. A qui aurait-il pu venir à l’esprit que l’épouvantail tout charbonné qui se dressait sur le marchepied de la locomotive était le fameux détective de Boston ?

Par contre, Massa, qui venait de sauter sur le quai avec une allure princière, avait eu le temps de se laver et de s’habiller. Il portait un costume à carreaux dans les tons sable, un canotier, des guêtres blanches, et tenait à la main la canne de son maître.

Le colonel se dirigea à sa rencontre avec un aimable sourire, mais brusquement s’arrêta en rajustant ses lunettes : il ne s’attendait pas à ce que « mister Fendorin » fût un Asiate.

Eraste Pétrovitch résolut la difficulté du client en s’approchant et en se présentant.

— I beg your p-pardon for this attire, ajouta-t-il avec un sourire gêné. You can see for yourself, that the final leg of my journey was not exactly a picnic3.

Star se tourna vers Fandorine et, brusquement, dans un russe parfait, prononça :

— Seigneur Jésus ! Dans quel état êtes-vous ! Pardonnez-moi mais j’ignore votre patronyme.

— Pétrovitch. Eraste Pétrovitch, répondit celui-ci après un instant de trouble. Vous avez dû longuement vivre en Russie.

Le colonel se mit à rire.

— Je suis russe. Je ne suis Maurice Star qu’aux Etats-Unis. Dans ce pays, un homme ne peut pas s’appeler Mavriki Christophorovitch Starovozdvizhenskyi. Le temps que tu te présentes, on t’a déjà dévalisé, quand on ne t’a pas tiré dessus. Ici on ne perd pas sa salive inutilement.

Il fit quelques pas rapides en avant, enveloppa le convoi d’un regard acéré, saisissant tout instantanément.

— A ce que je vois, le télégramme n’est pas tout à fait exact. Les bandits n’ont pas tant attaqué le train que mon wagon personnel. Sans doute pensaient-ils que je m’y trouvais. Je suppose que la rançon que j’aurais dû payer pour moi-même m’aurait coûté une somme rondelette. (Star porta la main à son cśur, l’air désolé.) Je ne sais comment m’excuser. A cause de moi, vous avez failli perdre la vie. Je tiendrai compte du dommage subi dans vos émoluments.

Fandorine s’apprêtait à dire que son costume irrémédiablement fichu coûtait quatre-vingt-dix-neuf dollars, mais cela eût été malvenu : des hommes étaient en train de sortir le malheureux steward du wagon. Les badauds s’approchèrent encore plus près, se délectant de la vue du cadavre.

— Pauvre Stenford, fit le colonel en ôtant son haut-de-forme. Trois enfants… Bien sûr, je vais m’occuper d’eux, mais l’argent ne remplacera jamais un père…

Toutefois, ce monsieur était d’humeur changeante. Une seconde plus tôt, c’était tout juste s’il n’avait pas versé une larme, et voilà maintenant qu’il dévisageait Massa avec curiosité.

— Ce doit être votre adjoint ? J’ai entendu parler de vous dans les journaux. Vous comprenez le russe ?

Il serra la main du valet de chambre. Celui-ci leva son canotier d’un air important et s’inclina.

— Parfait, messieurs. Hâtons-nous. Une calèche nous attend.

On voyait que l’ex-Russe n’était effectivement pas habitué à gâcher sa salive.

— Vous avez tenu à faire appel à moi parce que je suis également russe ? demanda Eraste Pétrovitch alors qu’ils s’éloignaient de la gare.

— Ce n’est pas de moi qu’il est question. (Star menait lui-même les chevaux et le faisait fort habilement.) Je n’attache aucune importance à l’origine des gens pourvu qu’ils connaissent leur affaire. Mais pour les habitants de Dream Valley, c’est une autre histoire. Ils sont méfiants à l’égard des Américains. Ils ne font confiance qu’à nous autres, Russes pur jus. Mais je vous parlerai un peu plus tard de Dream Valley. Dans l’immédiat nous allons chez moi. Nous discuterons pendant que vous vous laverez et vous changerez. En ce qui vous concerne, vous pouvez vous abstenir de vous présenter plus longuement. Je sais qui vous êtes… par la presse. Si vous me le permettez, je vous dirai quelques mots de ma modeste personne. Afin que vous compreniez les raisons qui m’animent.

En chemin, Star parla de lui. Brièvement, mais clairement. Il commença par une question inattendue :

— Vous avez lu Tchernychevski ? Le roman Que faire ?

— Oui. Au c-collège.

— Moi, c’est seulement ici que je l’ai lu. Et j’ai été stupéfait. On aurait dit que cela parlait de moi. La façon dont Lopoukhov part en Amérique, vous vous souvenez ? Et « l’égoïste rationnel » ? J’en suis pour moi-même arrivé à cette formule alors que j’étais encore étudiant. Je ne serais heureux sur cette terre que lorsqu’il n’y aurait plus de pauvres et d’infortunés autour de moi. Non pour eux, mais pour moi. Pour mon bien-être moral. (Le colonel eut un sourire malicieux.) J’étais un brave garçon, mais beaucoup trop « arithmétique ». Je rêvais de mettre tous les gens à égalité, de les plier à la formule « Liberté, Egalité, Fraternité ». Je me préparais à consacrer ma vie à la lutte contre le servage. Mais le tsar n’a pas eu besoin de moi pour libérer les paysans. C’est alors que je suis parti en Amérique, me battre pour la libération des esclaves noirs. Ne riez pas, dit-il, alors que Fandorine n’en avait pas la moindre intention. J’avais vingt ans. Le plus grand livre que j’avais alors jamais lu était La Case de l’oncle Tom, sur lequel j’avais versé des torrents de larmes.

Il ricana en songeant à son idéalisme passé, et Eraste Pétrovitch profita de la pause pour demander :

— Et p-pourquoi vous appelle-t-on « colonel » ?

— Vous savez, durant la guerre entre le Nord et le Sud, les volontaires se voyaient attribuer des grades temporaires, appelés « brevets ». Des simples soldats, il y en avait tant et plus, mais les officiers de carrière étaient peu nombreux. Bref, après avoir activement participé aux combats, j’ai obtenu le brevet de colonel. J’étais stupide et courageux. A vingt ans, rares sont ceux qui craignent la mort.

C’était la seconde fois dans la journée qu’Eraste Pétrovitch entendait à peu près la même réflexion.

— Et maintenant vous la craignez ?

— Oui, avoua Star sans hésitation. J’ai tant de choses à accomplir, il serait dommage de mourir.

Une autre question vint à l’esprit de Fandorine :

— Vous avez évoqué la devise « Liberté, Egalité, Fraternité » avec une pointe d’ironie. Vous êtes désenchanté, c’est ça ?

— Hélas. C’est une grande illusion. Il n’y a ni liberté, ni égalité, ni fraternité. Jugez vous-même. Un homme responsable ne peut être libre de devoirs et d’obligations, et les gens irresponsables ne valent rien. Vous êtes d’accord ? Maintenant, concernant la fraternité. Si tous les hommes sont tes frères, c’est que tu n’as pas de vrai frère. On ne peut pas avoir beaucoup de vrais parents et vrais amis. Avec l’égalité, ça ne marche pas non plus. Les gens ne sont pas égaux, et aucun d’eux ne peut se substituer à un autre. C’est un fait scientifique. Non, il n’y a pas d’égalité et Dieu merci. Il existe des gens forts et chanceux, comme vous et moi, fit le colonel avec un sourire bienveillant. De ceux-là il est exigé plus. Ils doivent se donner sans compter et aider les faibles, tout en prenant garde de ne pas en faire des parasites, de ne pas les humilier en leur concédant les miettes du festin.

— Et vous, vous vous en sortez ? Avec vos mines et vos filons ?

Star parut ne pas percevoir le sarcasme. Il réfléchit un instant, l’air de calculer quelque chose, et hocha la tête positivement.

— On peut dire que oui. Pour un « égoïste rationnel », l’Amérique est le pays idéal. Il y a quantité de choses à faire, pas moins qu’en Russie, mais ici le pouvoir ne met pas de bâtons dans les roues à l’entrepreneur. C’est particulièrement bien de travailler chez nous en Occident. C’est le meilleur endroit de la terre pour un homme fort et chanceux. Suis-je un capitaliste ? Oui. Un exploiteur ? Non. Je consacre vingt pour cent de mes bénéfices au développement de la production et dix pour cent à mes besoins personnels, c’est honnête. Tout le reste va à la rémunération du travail et à l’amélioration des conditions de vie de mes ouvriers. Chez moi, chacun reçoit selon son travail, ses mérites. Ainsi, vous voyez, j’applique dans mes entreprises le principe de base du socialisme.

Une lueur joyeuse se reflétant dans ses verres de lunettes, le colonel partit d’un grand éclat de rire, et Fandorine apporta une correction à son impression première : cet homme ne ressemblait pas à l’Oncle Sam, mais à un Tchernychevski grisonnant – même barbiche, mêmes petites lunettes, même bouche moqueuse aux lèvres fines.

— Voilà, c’est ma maison, annonça Star en franchissant un portail derrière lequel s’élevaient des arbres à l’épais feuillage vert, pour l’heure épargnés par l’automne.

Après le wagon de rêve, Eraste Pétrovitch s’attendait à quelque chose de grandiose, mais la maison du magnat se révéla de dimensions modestes.

— Je suis comme Pierre le Grand, dit le colonel, amusé, surprenant le regard étonné de son hôte. Dans ma vie personnelle, je refuse le superflu. Ici, c’est Monplaisir, je m’y sens bien et à mon aise.

— Vous refusez le superflu ? Et votre voiture-salon alors ?

— Ça, c’est pour en mettre plein la vue. Quand tu arrives là-dedans à Washington, New York ou Chicago, on te prend tout de suite au sérieux. Attendez, vous n’avez pas encore vu mon carrosse. Je vous assure que c’est quelque chose. Je vous ferai la démonstration plus tard, mais en attendant, entrez, je vous en prie.

Bien que modestement meublée, la maison était astucieusement agencée et pourvue de tout le confort moderne. Qu’il y eût l’électricité, le téléphone et un appareil télégraphique n’étonna pas Fandorine, mais la présence d’une vraie douche avec eau chaude, ça oui. Surtout ici, dans l’Ouest sauvage !

Pendant que son hôte se décrassait, peaufinait sa toilette et passait des vêtements propres, le maître de maison était lui-même dans la salle de bains, de sorte que la discussion ne s’interrompit pas un seul instant.

— Comme vous avez déjà pu le remarquer, je suis avare de mon temps, et je souhaiterais donc aborder sans tarder le fond de l’affaire, avait dit Star en s’installant sur un tabouret à côté du lavabo. J’espère que vous n’êtes pas trop pudique.

Et voici ce qu’il raconta.

A trente milles de la capitale du comté, entre deux montagnes, se trouvait Dream Valley, autrement dit « la vallée du rêve ». Là, depuis déjà un quart de siècle, vivait une communauté russe. Dans l’utopie des années soixante, un important groupe de rêveurs des deux sexes était parti pour le Nouveau Monde afin d’y bâtir un paradis terrestre, selon les préceptes de Fourier et de Tchernychevski. Ces jeunes gens auraient préféré créer ce phalanstère dans leur pays natal, mais cela n’était pas sans danger. L’ombre de la forteresse Pierre-et-Paul où il serait bientôt enfermé menaçait déjà leur idole Tchernychevski, et, parmi les nihilistes, certaines têtes brûlées commençaient à évoquer sous le manteau l’assassinat du tyran. De leur côté, les futurs communards se considéraient non pas comme des destructeurs, mais comme des bâtisseurs, et ils croyaient pieusement à la « non-résistance au Mal par la violence » prônée par Tolstoï, autrement dit à la non-violence.

— Soit dit en passant, ils ont bien fait de partir. Juste à temps, fit remarquer Star. Après le coup de feu de Karakozov contre le tsar, on les aurait tous, sans faire de détail, envoyés « bâtir pacifiquement » dans un bagne sibérien.

La première colonie était composée de vingt personnes : quatorze garçons et six filles. Leur intention était de créer le noyau d’un nouveau mode de vie, fondé sur un travail sain et honnête. Sans exploitation, sans esclavage familial. Tout était en commun : la terre, le bétail, les outils de travail, les enfants. Seuls étaient possédés en propre les vêtements, les chaussures et les objets de toilette.

Comme président, ils avaient choisi un certain Kouzma Loukov. Il était le seul parmi ces jeunes citadins à s’y connaître en agriculture, car il était le fils d’un meunier et avait étudié à l’académie agricole de Pétrovsko-Razoumovskoié.

Ces utopistes avaient un peu d’argent, étant donné que certains d’entre eux appartenaient à de bonnes familles. Les colons auraient parfaitement pu acheter un terrain fertile quelque part dans une région déjà exploitée de l’Est, mais la propriété des terres étant contraire à leur conception du monde, les jeunes gens avaient pris le chemin du Far West et s’étaient installés dans le Montana, où la terre était libre et en friche.

— Le plus étonnant est qu’ils ne se soient pas fait exterminer par les Peaux-Rouges. Car il faut savoir que nos idiots n’avaient même pas d’armes. (Le colonel lissa comiquement sa barbichette.) Je ne vois qu’une explication possible : les Sioux considèrent comme indigne de s’en prendre aux faibles d’esprit.

Les fermiers de fraîche date étaient inexpérimentés et passablement empotés, mais en revanche ils étaient appliqués, et la terre qui n’avait jusqu’alors jamais connu la charrue était fertile. Leur affaire commençait à bien tourner, quand un malheur s’était abattu sur eux. Un affairiste sans scrupule, profitant de l’incurie de nos communards, acquit officiellement les terres défrichées. Il est vrai que, juridiquement, elles continuaient de n’appartenir à personne. Les adeptes de Tchernychevski n’avaient plus eu qu’à partir en abandonnant constructions et récolte sur pied. Leur situation était désespérée. C’est alors que le colonel Star, qui à cette époque connaissait déjà quelque succès comme entrepreneur, avait volé au secours de ses compatriotes.

— J’ai fait construire non loin d’ici une ligne de chemin de fer. Et j’ai aidé cette bande d’empotés à s’installer à Dream Valley. Je me suis dit : l’endroit est calme, tranquille, à l’écart de tout, personne ne viendra les embêter. Un paradis pour l’agriculture. A cette époque-là, le propriétaire aurait volontiers vendu la vallée tout entière pour des broutilles, mais rappelez-vous que nos petits malins refusaient la propriété ! (Star balaya l’air de la main, la mine affligée.) Bon, ils prirent la moitié de la vallée à bail emphytéotique. Ils commencèrent à cultiver de l’orge, à élever des moutons. Ils s’installèrent, s’acclimatèrent. Ils baptisèrent leur commune « Le Rayon de Lumière ». De Russie, vinrent les rejoindre d’autres illuminés du même genre. L’affaire allait bon train – non sans mon aide, évidemment. Ils ne sont pas arrivés à créer le paradis rationnel dont rêvait Tchernychevski, mais pour ce qui est de l’égalité et de la fraternité, ils en ont à revendre. L’argent n’a pas du tout cours au sein de la commune. Le président est le seul à sortir de temps en temps des limites de la vallée. Il part avec la production, la vend et avec l’argent récolté il achète tout ce qui est nécessaire à la ferme. Tous travaillent à égalité. Celui qui réussit mieux que les autres est particulièrement honoré : son nom est solennellement cité au cours d’une assemblée générale. Aucune récompense spéciale n’est prévue en dehors des compliments de ses camarades.

— A en juger par votre sourire et votre ton humoristique, tout n’est pas sans nuage dans la vie de vos c-communards, nota Fandorine.

Il observait le narrateur dans le miroir, tandis que son valet le rasait habilement avec un poignard japonais soigneusement aiguisé.

— Vous comprenez, il est vite apparu qu’il était infiniment plus facile de détruire les rapports d’argent que ceux liés aux sexes. Qui l’aurait cru ? (Star mima l’étonnement ingénu.) L’idée de cohabitation débarrassée des liens familiaux produisit d’assez étranges résultats. Tout d’abord, les femmes, en tant que camarades égales des hommes en droits et en devoirs, voulurent labourer la terre. Mais la force de ces frêles jeunes filles aux mains fines n’était pas adaptée. On dut revoir le système. Les femmes reçurent le statut de « maîtresse de la maison ». Les hommes vivaient tous ensemble, dans une habitation collective, tandis que chaque femme avait droit à une maison, dont elle était la maîtresse, décidant personnellement de l’agencement, du confort et des repas. Chaque travailleur choisissait librement celle des maisons dans laquelle il souhaitait se reposer et manger. Plus une maîtresse de maison recevait d’hommes, plus elle était honorée. Ce système n’impliquait aucune grivoiserie. Mais la vie est ce qu’elle est. Très vite, la saine compétition entre les femmes laissa place à une rivalité d’une tout autre nature. A savoir que, pour le choix de leur maîtresse de maison, les hommes n’étaient pas seulement guidés par les exigences de leur estomac… Rappelons qu’ils étaient tous jeunes, et qu’une commune n’est pas un monastère. Bref, en quelque temps, le Rayon de Lumière se mua en une sorte de royaume des abeilles. Chaque ruche, autrement dit chaque maison, avait sa reine, autour de laquelle tournaient plusieurs époux. Dans la vallée, les femmes ont toujours été moins nombreuses que les hommes.

Massa, qui jusqu’alors n’avait pas manifesté d’intérêt particulier pour le récit, tendit l’oreille.

— Intéléssant, dit-il, immobilisant le blaireau plein de savon au-dessus de la joue de son maître. Et ils se sont tous mis à s’entletuer ?

— Figurez-vous que non. N’oubliez pas qu’ils s’agit de gens conscients et progressistes. Tous sans exception sont des Lebeziatnikov, si vous vous rappelez ce personnage de Crime et châtiment. La jalousie et la monogamie sont strictement interdites dans la commune en tant que phénomènes socialement dangereux. Un couple qui refuse de partager son amour avec ses camarades est exclu de la commune et doit quitter définitivement la vallée. Les enfants sont l’objet des soins de tous. La mère de l’enfant est connue, mais tous les hommes se considèrent comme son père ou son frère, selon leur âge.

— Que se passe-t-il quand les enfants grandissent ? demanda Eraste Pétrovitch. Vous n’allez pas me dire qu’aucun n’a envie de s’extraire de ce… c-collectif pour découvrir le vaste monde.

— Certains le font. Mais presque tous reviennent très rapidement. Dans le vaste monde, on se retrouve seul et on a peur si l’on est habitué à ne vivre que parmi les siens.

— Et il y a beaucoup de monde dans cette c-commune ?

— Une cinquantaine d’adultes et une vingtaine d’enfants. Quoique là-bas les adultes soient aussi des enfants. Dénués d’esprit pratique, incapables de se défendre. (Le sourire du colonel s’effaça, son visage prit un air préoccupé.) Et quelqu’un a décidé de profiter de la situation. Je me suis adressé à vous parce que le Rayon de Lumière a besoin d’aide. Des bandits terrorisent nos communards. Il s’agit de cette même bande qui a essayé de dévaliser le train : les Foulards noirs. Ils sont apparus il y a peu, personne ne sait vraiment qui ils sont. Il y a quelque temps, ils ont pillé un train postal. Aujourd’hui, de nouveau, ils ont commis une agression sur la ligne de chemin de fer. On suppose que leur tanière est dans Dream Valley, mais on ne peut pas l’affirmer avec certitude.

Eraste Pétrovitch leva le menton pour permettre à Massa de nouer plus commodément sa cravate.

— Je ne comprends pas. En quoi avez-vous besoin d’un détective privé ? Pourquoi ne pas tout simplement faire appel à la police ?

— Ici nous ne sommes pas à New York ou Boston. Il n’y a pas de police au sens strict. Dans la petite ville de Splitstone voisine de la vallée, il y a le marshal, mais celui-ci est déjà incapable de ramener l’ordre sur son propre territoire. Le comté de Crook a son propre marshal fédéral, mais il n’entreprendra rien tant qu’il n’aura pas de preuves.

— Preuves de quoi ?

— Que la bande s’est effectivement installée à Dream Valley. Et là, il y a une difficulté réelle. (Star grimaça nerveusement et fit craquer ses longs doigts.) Personne ne croit que les Foulards noirs se cachent dans la vallée. Les Russes ne jouissent d’aucune confiance de la part des autorités, qui les considèrent comme des mécréants et des excentriques suspects. La situation est effectivement singulière. Vous comprenez, il y a d’autres fermiers à Dream Valley, une communauté de mormons. Non seulement ils n’ont jamais vu de bandits, mais ils sont convaincus qu’il n’y a pas l’ombre d’un Foulard noir dans la vallée.

— Mais elle est grande, cette vallée ?

— Non, et c’est bien là le problème. Trois, quatre miles d’une extrémité à l’autre. De deux choses l’une, soit ce sont les communards qui mentent, soit ce sont les mormons. Dans quel but ? Mystère. Voilà, c’est cette énigme que je voudrais que vous éclaircissiez. Si la bande terrorise effectivement nos socialistes, il faut lui faire entendre raison. En douceur… ou sinon par la force.

Eraste Pétrovitch ne réfléchit pas longtemps.

— Comment sont les relations entre Russes et mormons ?

— Exécrables. Ou plus exactement inexistantes. Les communards considèrent leur voisins comme des obscurantistes ignorants. Et, pour les mormons, les Russes sont des suppôts de Satan. Ajoutez à cela les éternelles querelles à propos de terrains litigieux.

L’affaire semblait si limpide que Fandorine se contentait de hocher régulièrement la tête. Vous parlez d’une « énigme » ! Une élémentaire équation à une inconnue, oui. Il faillit demander ironiquement : « Et il ne vous est pas venu à l’esprit que n’importe qui pouvait se nouer un foulard noir autour de la tête ? » Mais il posa une autre question :

— Mavriki Christophorovitch, quel intérêt avez-vous à vous mêler de ces chamailleries ? Vous êtes un égoïste rationnel, pas un altruiste.

Star toussota, l’air gêné.

— Oui, c’est vrai, je suis un égoïste. Je suis préoccupé de ma tranquillité personnelle. Kouzma Kouzmitch, le président, est un vrai crampon. Il m’empoisonne la vie avec ses plaintes, il ne me lâche pas. « Aidez-moi, sauvez-nous, tout notre espoir est en vous. » A sa façon, il a raison. C’est moi qui leur ai trouvé cette vallée, qui les ai aidés à s’installer. Ce qui veut dire que je porte une certaine responsabilité. Ils ont peur pour de bon, ils pensent à s’enfuir d’ici… Ah, à l’époque, je n’aurais jamais dû écouter ces illuminés et acheter la vallée en mon nom propre. Ensuite, ils en auraient fait ce qu’ils voulaient. Maintenant, c’est trop tard. Il y a quelque temps, j’en ai touché un mot au propriétaire, Cork Culligan, mais ce maudit Irlandais m’a demandé une somme astronomique. Toute la superficie, y compris la part des mormons, ne vaut pas dix mille dollars, et il en exige dix fois plus. Cent mille dollars pour apaiser ma conscience, excusez-moi, mais là, c’est de l’égoïsme plus du tout rationnel. Pour une telle somme, on peut s’offrir toutes les vallées de l’Etat du Wyoming. Cependant, je ne peux pas non plus laisser ces pauvres idiots dans le malheur. C’est la dernière fois que je les sors du pétrin, parole d’honneur ! Si, bien entendu, vous êtes d’accord pour vous occuper de cette affaire épineuse. Mais si vous ne la prenez pas, franchement, je les envoie balader. Qu’ils aillent au diable. J’en ai assez d’eux.

Il regarda Eraste Pétrovich, en feignant si bien la dureté que Fandorine sourit.

Cet « égoïste rationnel » lui était sympathique.

— Bon, je vais essayer de démêler cette histoire. Je pense que cela ne me p-prendra pas longtemps.

— C’est vrai ? Merci, mon ami ! Vous m’ôtez un poids de la conscience.

Star était fou de joie et il se mit à s’affairer comme s’il craignait que le détective ne changeât d’avis. Il se précipita vers Fandorine, l’aida à passer sa main dans la manche de sa redingote et, le poussant presque, l’entraîna vers la sortie.

— Ce chèque est pour vous, gardez-le. Comme je vous l’ai promis, c’est un dédommagement. Et pour avoir accepté de venir, en voici un autre, à titre d’avance et pour vos dépenses, dit-il en glissant les deux chèques dans la poche de Fandorine. Et si vous terminez l’affaire, nous ferons les comptes définitifs, et vous n’en serez pas pour vos frais, parole de Maurice Star. Vous allez vous rendre à Splitstone, où il vous faudra acheter des chevaux ; c’est le seul moyen de se déplacer dans Dream Valley. Je reste ici. J’ai beaucoup à faire et, d’ailleurs, de quelle aide pourrais-je vous être ? Mais jusqu’à Splitstone vous jouirez de tout le confort, car je vous prête mon carrosse. Un moyen de transport sensationnel, vous verrez ! Allons-y, allons-y, et pendant ce temps je vais vous parler du propriétaire de la vallée…

Devant le portail, un équipage attelé attendait effectivement. Au premier regard, Fandorine eut l’impression que, tel le Phénix, le wagon-salon ravagé était ressuscité de ses cendres. Même emblème d’or avec une étoile, parois en laque étincelante, lanternes de cristal aux quatre coins. Seule la dimension était un peu moindre, et devant, à la place de la locomotive, se trouvaient quatre percherons. Le cocher quant à lui portait haut-de-forme et gants blancs.

— Le voilà, mon fameux corbillard, déclara fièrement le colonel. Vous n’en trouverez pas un pareil dans le monde entier. Il a été construit à Londres spécialement pour moi. Comme ça, à Splitstone, les gens vous traiteront avec respect. Dans l’Ouest, comme partout, on vous juge sur l’apparence. Et la population de là-bas est du genre bagarreur, vous le verrez vous-même… Bon, allez-y et que Dieu vous garde, même si je ne crois pas en Lui. Venez en aide à nos compatriotes. Qui les tirera d’affaire sinon nous deux ?

Il serra vigoureusement la main de Fandorine. Puis, soudain, il sourit et dit sur le ton de la confidence :

— Vous savez, je suis parti de Russie sans un regard en arrière. Et je n’y suis jamais retourné depuis. J’ai toujours considéré ceci : là où est ta besogne, là est ta patrie. Or, ces derniers temps, je surprends chez moi un curieux sentiment. (Il baissa la voix comme s’il avouait quelque chose de légèrement inconvenant.) J’ai de la peine pour la Russie. Je me sens un peu coupable à son égard. Je vieillis, c’est sans doute ça. Je deviens sentimental. Regardez-nous tous les deux, forts et chanceux, nous l’avons abandonnée. Et tout va à merveille pour nous. Et elle, on la laisse tomber ou quoi ?

— Ne surestimons pas notre importance p-personnelle, répondit Eraste Pétrovitch avec une certaine irritation (le « curieux sentiment » dont parlait mister Star ne lui était pas totalement étranger). Elle a survécu aux Mongols et à bien des drames. Sans votre aide et sans la mienne. La Russie est une f-femme de caractère.

Mais, apparemment, Star ne l’écoutait pas. L’humeur changeante du colonel zigzagua de nouveau. Il regarda par-dessus l’épaule de son interlocuteur et plissa des yeux malicieux, comme s’il lui était venu une idée inattendue.

— A propos de femmes de caractère, dit-il en chuchotant. Regardez donc cette jolie rousse.

Juste en face, se trouvait l’hôtel Majestic, un imposant bâtiment de deux étages, d’architecture parisienne. Devant la porte en verre, attendait une solide calèche attelée à une paire de magnifiques petits chevaux à la robe d’un roux ardent. A côté, faisait les cent pas une jeune fille en habit de voyage et chapeau d’où dépassaient de somptueuses boucles, exactement de la même couleur flamboyante. En même temps qu’elle houspillait les boys de l’hôtel en train de charger dans la calèche un nombre impressionnant de paquets et de boîtes, la demoiselle examinait avec curiosité le carrosse de mister Star. Elle s’approcha, effleura de la main la portière étincelante, secoua la tête d’un air extasié. Elle ne remarqua pas Fandorine et le colonel qui se tenaient dans l’ombre.

— Elle tombe à pic, fit Star, toujours à voix basse. C’est miss Ashleen, la fille du vieux Cork Culligan, le propriétaire de Dream Valley. Apparemment, elle est venue faire des courses à Crooktown et elle s’apprête à rentrer au ranch familial. Et si vous emmeniez la dame ? Vous n’allez pas la laisser se faire secouer dans cette carriole sur la route poussiéreuse ? (Star fit un clin d’śil.) Et par la même occasion, vous pourriez parler de l’achat de la vallée. On dit que le papa ne refuse rien à sa fille. Qu’en dites-vous ?

— Je n’ai pas été embauché pour mener des négociations c-commerciales, répondit sèchement Fandorine.

Il essayait péniblement de voir si la jeune fille était jolie. Elle était un peu trop loin et en plus elle n’arrêtait pas de bouger, comme si elle ne tenait pas en place.

— Ce n’est pas un ordre, mais une prière, dit le colonel d’un ton pénétrant. Si l’Irlandais me vendait la vallée, je saurais y mettre de l’ordre… en tant que propriétaire. Ce n’est pas pour moi que je me décarcasse, mais pour nos compatriotes…

Le jeune fille finit par tourner la tête de ce côté-ci. Elle s’accroupit et, des deux mains, secoua la roue : elle vérifiait la souplesse des ressorts.

Arbitre de la beauté féminine, Massa la fixait d’un regard médusé. Conclusion, elle était mignonne.

— Si c’est pour des compatriotes… prononça sèchement Fandorine. Mais miss Culligan acceptera-t-elle de partager le carrosse d’un inconnu ?

La perle des prairies

La tâche n’était pas des plus simples. Comment entrer en contact avec une demoiselle qui ne vous a pas été présentée ?

Mister Star s’était soustrait à cette mission délicate, arguant de ses relations difficiles avec Culligan père. Une nouvelle fois, il souhaita rapidement bonne chance à Fandorine dans l’accomplissement de sa noble tâche, puis disparut derrière le portail.

Eraste Pétrovitch resta seul. Il lui vint une assez bonne idée : il faudrait que miss Culligan laisse tomber quelque chose. Il le lui ramasserait, elle le remercierait. Un mot en entraînant un autre, le contact serait établi.

Mais, malheureusement, Ashleen Culligan ne voulut pas faciliter la tâche de Fandorine. A en juger par ses gestes habiles et assurés, cette jeune fille laissait rarement tomber quoi que ce fût.

Elle effleura d’un doigt délicat la gueule du lion de bronze qui ornait le moyeu de la roue. Elle se redressa, et alla à l’arrière du carrosse. Là, elle parut intéressée par le compartiment à bagages. Elle se haussa sur la pointe des pieds. Mais comme elle était encore trop petite, elle sauta pour voir.

Les jeunes ladies de Boston et de New York, sans parler des Européennes, ne se comportaient jamais dans la rue avec une telle spontanéité. Et si, compte tenu de l’éloignement des foyers de la civilisation, je m’approchais tout simplement, levais mon chapeau et disais quelque chose d’un air dégagé ? se demanda Eraste Pétrovitch, hésitant.

Au même instant, le cocher et Massa entreprirent de fixer les bagages à l’arrière de la voiture. Miss Culligan dévisagea avec curiosité le Japonais, lequel faisait mine de l’ignorer. Puis elle se retourna brusquement, remarqua Fandorine, toujours en proie à l’indécision, et s’exclama :

— C’est votre Chinois ? Comme il est drôle ! Mais alors, c’est vous qui voyagez dans le carrosse du colonel Star ? Vous êtes qui pour lui ?

Seule une ravissante jeune femme peut se permettre une telle conduite sans pour autant sombrer dans le sans-gêne ou la vulgarité, se dit Fandorine, faisant quelques pas en avant.

Premièrement, il leva son haut-de-forme. Deuxièmement, il se présenta. Troisièmement, il expliqua que Massa n’était pas chinois mais japonais. Quatrièmement, il déclara qu’il se rendait à Splitstone. Cinquièmement, il voulut dire qu’il était partenaire en affaires de mister Star, mais il n’en n’eut pas le loisir, car en entendant prononcer le mot Splitstone, la demoiselle leva les bras au ciel :

— Oh, c’est vrai ? Mais alors, nous allons dans la même direction ! Mon papa a un ranch près de Splitstone, Double C. Vous avez dû en entendre parler. Non ? Comment est-ce possible ? Nos vaches portent la marque « Deux lunes », tout le monde les connaît. Je me présente, Ashleen Culligan. Puisque nous faisons la même route, peut-être pourrais-je monter avec vous dans le carrosse ? J’en ai tellement entendu parler ! (Voyant que Fandorine, légèrement hébété, ne répondait pas, elle le prit par la main et implora :) Oh, s’il vous plaît !

Mais Eraste Pétrovitch était toujours incapable de prononcer un mot. Non par désarroi. Il était simplement quelque peu stupéfait devant une telle beauté.

Quelqu’un qui aurait vu miss Culligan sur une photographie ne l’aurait sans doute pas qualifiée de beauté : ses pommettes étaient un peu trop larges, sa bouche trop épaisse, presque comme celle des Africains, et son nez était semé de taches de rousseur. En revanche, un peintre de talent, particulièrement de l’école impressionniste, aurait immédiatement essayé de saisir le rayonnement qui émanait de ce visage ; ces yeux vert clair expressifs ; la blancheur de cette peau ; cette émanation de vie débordante et joyeuse et, bien sûr, cette auréole de cheveux roux qui étincelaient au soleil. Ashleen était grande, presque de la taille de Fandorine, et ses mains, qui serraient la sienne, auraient certainement pu casser une noix sans difficulté.

Eraste Pétrovitch se remémora une chanson que, quelques années plus tôt, on chantait dans les cafés-concerts parisiens. Elle s’appelait La Perle fine des prairies, et il y était question d’un vaillant chasseur de bisons dont une belle Peau-Rouge avait brisé le cśur.

Ne te reverrai-je donc jamais ?

De l’insupportable perte, sais-tu que je mourrai !

Ta flèche a brisé mon cśur et ma vie,

Petite perle rouge des prairies.

Il se souvenait que cette chanson lui paraissait alors non seulement d’un goût douteux mais également stupide : les perles fines ne sont jamais rouges, et on les trouve, comme chacun le sait, dans la mer et non dans les prairies. Aujourd’hui, pourtant, sa rencontre avec Ashleen Culligan amenait Eraste Pétrovitch à revoir son jugement.

— Je voulais moi-même vous le proposer, dit-il en s’inclinant. Ce sera p-pour moi un honneur et un plaisir.

Le demoiselle poussa un cri d’extase.

— C’est vrai, je peux ? Eh, mon gars ! cria-t-elle aussitôt, faisant signe au cocher. Attelle mes chevaux derrière. Ils sont gentils, ils suivront sagement… Eh bien, qu’attendez-vous, mister Fendorin ! Donnez-moi votre bras !

Elle s’appuya au coude d’Eraste Pétrovitch pour le principe, car elle pouvait parfaitement monter sur le marchepied sans aide masculine. Elle prolongea légèrement la contact (également sans aucune nécessité), serra insensiblement son avant-bras comme pour vérifier la fermeté de ses muscles. Elle leva son pied, releva le pan bas de sa robe si haut que Fandorine eut un battement de cils. Le regardant dans les yeux, elle sourit angéliquement.

Et ce n’est qu’après ces manśuvres exécutées avec virtuosité qu’elle franchit, souple et légère, la portière grande ouverte.

Juste devant le nez d’Eraste Pétrovitch se balança un étourdissant postérieur rond enveloppé de soie verte, et à l’intérieur du carrosse retentit un cri admiratif :

— Waouh ! Une entrée avec un miroir !

Fandorine monta à son tour.

Effectivement, en haut du marchepied, on entrait directement dans une petite pièce tendue de moire et pourvue d’un grand miroir dans lequel se refléta le visage quelque peu rougissant du détective. Eraste Pétrovitch en profita pour rectifier le côté droit de sa moustache légèrement asymétrique, et se tourna en entendant la voix sonore de la demoiselle :

— Un lit ! Et moelleux en plus !

Non, ce n’est pas possible, se dit Fandorine. Il passa la tête à travers les plis de la portière et découvrit non seulement un somptueux salon avec une alcôve occupée par un vrai lit, mais également une table avec des chaises, un divan et même une petite cuisinière à la cheminée en bronze !

Le cocher fit claquer son fouet, les puissants percherons s’élancèrent et, dans une légère oscillation, le fantastique équipage s’ébranla. Au plafond se mirent à tourner silencieusement les hélices d’un ventilateur, qui, ainsi que le détermina immédiatement Eraste Pétrovitch de son śil expérimenté, recevait sans aucun doute son énergie du mouvement des roues. Une remarquable trouvaille d’ingénieur !

Fandorine devait bien reconnaître qu’il n’avait encore jamais eu l’occasion de voir semblable équipage.

Ni semblable demoiselle, d’ailleurs.

Miss Culligan ne se calma pas avant d’avoir mis son nez dans les moindres placards et ouvert toutes les portes. Derrière l’une d’elles, elle découvrit un water-closet, ce qui ne suscita aucune gêne chez la perle des prairies, mais seulement un nouveau hurlement d’enthousiasme :

— Une cuvette en porcelaine ! Mais où va la merde ?

Par bonheur, Ashleen trouva toute seule la réponse à sa question, et le bruit de l’eau jaillissant fut couvert par un nouveau « waouh ! » accompagné d’un applaudissement.

Ce n’est pas une demoiselle, conclut Fandorine. C’est un être primitif, une vraie sauvageonne de la steppe. Certes, elle porte une robe de soie et une montre en or, mais elle n’a aucune éducation ni la moindre notion des convenances.

Il essaya de se souvenir de tout ce que Star avait eu le temps de lui apprendre sur la famille Culligan.

Le vieux Cork Culligan avait commencé comme simple conducteur de troupeaux entre le Texas et le Nord. Puis il s’était doté de son propre ranch. Il avait trouvé de l’or dans une vallée de montagne, qu’il avait ensuite achetée aux Indiens et baptisée Dream Valley. Mais le gisement s’était vite épuisé. Quelques années après, un riche filon avait été découvert non loin, dans les Black Hills, les « Montagnes noires ». Comprenant qu’il n’avait pas misé sur le bon cheval, Culligan avait perdu tout intérêt pour Dream Valley. Depuis, il n’avait plus foi qu’en l’« or à cornes », qui avait fait de lui le plus riche marchand de bestiaux de toute la région. Le vieil homme avait trois grands fils, qui étaient chacun dans l’affaire. L’aîné rassemblait les troupeaux dans le Texas ; le second dirigeait un abattoir à Chicago ; le benjamin était en train de monter une conserverie à Minneapolis. L’intention des Culligan était de contrôler toute la chaîne de production de la viande, depuis les pâturages jusqu’à la vente en magasin.

Qu’avait dit d’autre le colonel ?

Pour la réalisation de son ambitieux projet, Cork avait emprunté beaucoup d’argent à la banque et avait besoin de gros capitaux, raison pour laquelle, selon Star, il demandait de Dream Valley une somme aussi déraisonnable.

Par contre, concernant la fille, le colonel n’avait pas dit un mot, du moins jusqu’à ce qu’il l’aperçoive devant l’hôtel Majestic.

Miss Culligan jacassait sans interruption. Elle posait des questions auxquelles elle répondait elle-même, aucunement gênée par le laconisme de son interlocuteur.

— Vous êtes bègue, hein ? Quel malheur ! Surtout pour un homme aussi imposant ! C’est de naissance ? Au ranch, nous avons un garçon, Sammy je ne sais plus comment, qui lui aussi est devenu bègue après qu’un mustang lui a donné un coup de sabot. Et il y avait aussi une gamine à la pension. Mais là, en plus, c’est ma faute. Une nuit, je me suis enroulée dans mon drap et je me suis mise à hurler dans un pot en cuivre : hou ! hou ! hou ! Suzy Shortfield, une gourde absolue, a eu tellement peur qu’après elle ne pouvait plus rien sortir que des bêêê, bêêê… A mourir de rire ! Son vieux voulait traduire papa en justice. Mister Fendorin, vous avez déjà été en prison ?

Tout en secouant poliment la tête, Fandorine réfléchissait à ce que serait en Russie l’équivalent d’Ashleen Culligan. Une fille de marchand parvenu, de paysan sibérien ayant fait fortune dans le commerce des fourrures ou du thé chinois. Elle aurait tant bien que mal appris à pianoter et à dire quelques phrases en français, ce qui n’aurait pas empêché que, dans l’intimité, ce soient les mśurs barbares et primitives qui dominent. C’était exactement ce genre de filles de nouveaux riches qui donnaient les aventurières de haut vol et les briseuses de cśur. Parce qu’elles n’avaient aucun tabou psychologique et encore moins de bonnes manières, guidées par leur seul instinct et leur soif de nouvelles sensations. Qu’une telle fille se lance à la conquête de Moscou ou de Saint-Pétersbourg munie d’un sac d’argent de son papa, pour peu qu’elle soit jolie, elle était assurée de faire des ravages.

En quelque trente minutes, miss Ashleen eut le temps de raconter à son compagnon de voyage ses dix-huit années d’existence. Elle lui parla des chevaux et des vaches ; de son souvenir d’enfance le plus marquant – l’attaque des Indiens Shoshones ; de l’horrible année passée dans une pension de Washington ; de nouveau des vaches.

On aurait pu considérer cette pipelette comme une charmante gamine, s’il n’y avait eu certaines particularités de son comportement.

Bien que l’éventail mécanique dispensât un agréable air frais à l’intérieur du carrosse, la demoiselle déclara qu’elle mourait de chaud et déboutonna le haut de sa robe. Dans l’échancrure, étroitement serrés dans un corsage, se mirent à trembloter deux hémisphères rien moins qu’enfantins. Un quart d’heure plus tard, Ashleen déclara avoir les jambes engourdies. Elle ôta ses bottines et posa ses pieds sur le divan, à côté d’Eraste Pétrovitch.

La conclusion suivante s’imposait : la jeune chatte ressentait déjà sa puissance féminine et l’éprouvait avec entrain sur tout homme un tant soit peu attirant : elle se faisait les dents et les griffes. Il ne fallait en aucun cas prendre au sérieux cette coquetterie.

Perché à l’avant à côté du cocher, Massa passait de temps à autre son nez épaté à travers la portière de velours qui se trouvait derrière miss Ashleen. Il levait alors les yeux au ciel, faisait des clins d’śil éloquents en direction de l’alcôve, ce à quoi Eraste Pétrovitch se contentait de répondre en fronçant les sourcils d’un air menaçant.

A quoi bon cacher que les manśuvres naïves de la jeune beauté locale ne laissaient pas indifférent le voyageur ? Bien sûr, il s’interdisait le moindre regard dans les profondeurs de la robe entrouverte, mais une fois, faisant mine de chercher sa montre dans sa poche, il loucha sur les jambes de miss Culligan. Il apparut que ses chevilles étaient d’une extrême finesse et qu’elle portait des bas noirs, en résille, qui là non plus n’avaient rien d’enfantin.

— Regardez, les m-montagnes ! s’exclama Fandorine qui s’était mis à regarder par la fenêtre. C’est magnifique !

Le paysage, en effet, était fantastiquement beau. Le ciel changeait à chaque instant de lumière, comme s’il faisait des essais de couleurs. Turquoise, soit, mais topaze, émeraude ! Au loin se découpaient des rochers eux aussi multicolores et de formes étonnantes. Dans la fenêtre de droite, l’horizon se hérissait de montagnes verdoyantes, tandis que dans celle de gauche il était arrondi, et la steppe semblait un châle d’or jeté sur la surface de la terre.

— C’est vrai, la végétation est exceptionnelle cette année, reconnut Ashleen. Nos longhorns d’un an ont pris chacune une stone et demie cette saison, parole d’honneur. Et dans les vallées de montagne, l’herbe a poussé jusque-là.

Elle porta la main à sa poitrine, ce qui donnait à son interlocuteur une raison légitime de diriger son regard vers cet endroit éminent dans tous les sens du terme, mais Eraste Pétrovitch fit preuve d’une grande force de volonté et s’en abstint.

Au contraire, entendant prononcer le mot « vallée », il décida que cela suffisait de plaisanter. Il était temps de passer aux choses sérieuses.

— A p-propos de vallées. Justement, je me rends dans l’une d’elles. Elle s’appelle Dream Valley.

Il s’attendait à ce que miss Culligan l’interroge sur le but de son voyage et, devançant sa question, il précisa :

— Là-bas, vivent des colons russes, mes compatriotes…

— Et moi qui pensais que vous étiez anglais, prononça Ashleen de la voix traînante et modulée des gens de l’Ouest. Vous parlez l’anglais d’une manière vraiment bizarre. Comme si vous coupiez du carton avec des ciseaux. Vous avez des parents à Dream Valley, c’est ça ?

Et, comme à son habitude sans attendre la réponse, elle annonça fièrement :

— Au fait, vous savez que la vallée m’appartient ?

— A votre père, vous voulez dire.

— Non, à moi. Papa a décidé que ce serait ma dot. Il m’a dit : « Tu es ma dream-girl, c’est pour ça que je te donne Dream Valley. » (La demoiselle tordit sa bouche aux lèvres pulpeuses.) Il aurait pu se fendre de quelque chose d’un peu plus consistant. Le ranch, le bétail, les titres… tout ça reviendra à mes frères. Je comprends bien : la dot de sa fille, c’est autant de perdu pour le business familial. Mais que voulez-vous que je fasse de ce trou perdu au milieu des montagnes ?

— Le v-vendre. Si, bien entendu, vous trouvez un acheteur, dit prudemment Fandorine.

De manière inattendue, la jeune fille pouffa de rire :

— Ah, le sale petit malin que vous faites. Vous voyagez dans le carrosse de Star, en plus pour aller à Dream Valley, mais vous jouez les innocents. Comme si vous ne saviez pas que le colonel cherche à acheter la vallée pour vos pays et que pour ça il propose dix mille cerfs.

— C’est quoi, des « cerfs » ? s’étonna Eraste Pétrovitch entendant le mot bucks.

— C’est comme ça qu’on appelle les dollars, ici dans l’Ouest. Parce qu’autrefois, à l’époque où les gens vivaient de la chasse, on leur donnait un dollar par peau de cerf… Personnellement, je vendrais bien Dream Valley, croyez-moi. Le prix est honnête. Mais papa ne veut pour rien au monde. Quand je crèverai, qu’il répète, tu feras ce que tu voudras, mais tant que je suis vivant, c’est moi qui décide. Il dit ça à cause de Rattler4.

Et, de nouveau, Eraste Pétrovitch leva un sourcil interrogateur, ne comprenant pas ce qu’un serpent à sonnette venait faire dans l’histoire.

— C’est mon fiancé, expliqua Ashleen. Je l’aime et je n’épouserai personne d’autre… Parce que je n’ai pas rencontré mieux que lui, ajouta-t-elle après une courte réflexion. Mais papa ne veut pas que je devienne la femme d’un simple tophand. C’est pour cela qu’il s’entête sur le prix. Cent mille dollars pour Dream Valley ! C’est complètement loufoque ! Et du coup, moi je vais rester vieille fille, se plaignit-elle amèrement.

— Si vous aimez votre fiancé, qu’importe la dot, fit remarquer Fandorine.

— C’est ça, pour que je fasse comme feu ma pauvre maman, que je traie moi-même les vaches, que je castre les taureaux et que j’aille chercher l’eau au puits ? Et pour qu’à trente ans j’aie l’air d’une petite vieille et qu’à quarante, quand l’argent commencera tout juste à couler, je crève de phtisie ? (Miss Culligan, renifla, et même ce bruit peu romantique eut chez elle quelque chose de charmant.) Je ne suis pas aussi stupide ! Et papa le sait parfaitement. Il me dit : « Trouve-toi un mari un peu plus sérieux, et, qui sait, peut-être que Dream Valley vaudra moins cher. »

Cette situation imprévue, dont le colonel n’avait aucune idée, méritait réflexion. Eraste Pétrovitch décida que, dès son premier compte rendu, il devrait expliquer à mister Star la raison pour laquelle il était impossible d’acheter la vallée. Sans doute faudrait-il renoncer à ce projet, Ashleen Culligan n’étant pas moins têtue que son père. A bon chat bon rat.

Tandis qu’il réfléchissait, la jeune fille le dévisageait sans vergogne.

— Vous avez une femme ? demanda-t-elle.

Fandorine secoua la tête.

— Pas possible ! Un si bel homme ! Au début je croyais que vous étiez vieux. A cause de vos tempes grises. Mais maintenant je vois que vous êtes encore pas mal du tout. Vous avez dû être marié. Mais vous avez quitté votre femme, hein ? A moins qu’elle ne soit morte. Racontez ! C’est follement intéressant. Comment s’appelait-elle ?

Le visage assombri, Eraste Pétrovitch toucha son faux col en se demandant comment éluder poliment la question, mais il s’avéra que la question n’était qu’un prétexte. En réalité, ce que voulait la demoiselle, c’était parler de son promis.

— Moi, mon fiancé s’appelle Rattler Ted. C’est un beau nom, pas vrai ?

— P-pourquoi dire son nom de famille avant son prénom ?

Miss Culligan se mit à rire.

— Ce n’est pas son nom de famille, c’est son surnom. Il est rapide comme un serpent qui attaque. Et tout aussi mortel, ajouta-t-elle fièrement. Je l’ai aimé dès le premier regard. Enfin, presque le premier. C’était à Splitstone, j’étais attablée à la Tête d’Indien – c’est le nom d’un saloon. Parfois j’y attends papa quand il revient des pâturages les plus éloignés et moi des plus proches. Sur le côté, le saloon a une salle réservée aux dames, enfin, pas vraiment une salle, mais une espèce de compartiment derrière une colonne. C’est très pratique : on est assis à l’écart des braillards et des soûlauds, mais on voit tout. Ted a tout de suite attiré mon attention. Je regarde, je n’ai jamais vu ce gars-là. Beau comme un astre et autrement habillé que les loqueteux d’ici. Une vraie gravure de mode. Il est assis, boit de la bière, lit le journal. Or, à l’époque, on considérait que le pire bagarreur à Splitstone était un certain Dakota Jim. Un type répugnant ! Il avait tué deux hommes en territoire indien, tout le monde le savait. Et voilà que Dakota (il était debout au bar) commence à s’en prendre à Ted. Tout simplement parce que Ted était bien mis et qu’il n’était pas de chez nous. Ted, lui, endure, répond poliment. « Vous avez tort, sir, de parler ainsi. » « Je préférerais éviter une querelle avec vous, sir. » Et autres sorties du même genre. J’en étais même agacée. Beau, mais trouillard… Puis Dakota, déchaîné, a le culot de cracher dans le bock de Ted. « Sors dehors, qu’il dit, si t’es un homme et pas une fillette en culotte. » Alors, Ted se lève et prend tout le monde à témoin : « Vous avez vu, gentlemen. J’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour éviter une effusion de sang. » Tout le monde est sorti dans la rue, moi j’ai regardé par la fenêtre. Je n’ai jamais vu une telle rapidité, parole d’honneur ! (Les yeux verts de la ravissante demoiselle s’élargirent au souvenir enthousiaste de la scène.) Dakota n’avait même pas eu le temps de porter la main à son étui de revolver que : pan ! pan ! pan ! Trois trous dans le citron. C’est à ce moment-là que je suis tombée amoureuse de Rattler. A son procès, j’ai témoigné en sa faveur. Il avait beau ne pas être de Splitstone, on l’a acquitté. Parce que personne ne pouvait supporter Dakota, et aussi que la parole de la fille de Cork Culligan, ce n’est pas rien.

— Trois b-balles dans la tête ? insista Eraste Pétrovitch, intéressé par cette pittoresque illustration de la vie dans l’Ouest sauvage. (Ils avaient vraiment des mśurs sanguinaires dans le coin.)

— Oui. A dix pas ! Ted n’est pas seulement rapide, mais aussi très précis. Une fois, c’était il y a longtemps, j’ai assisté à une vraie fusillade dans un corral. Sept hommes se sont tiré dessus pendant deux minutes de façon ininterrompue, sans se faire le moindre mal. A part un type qui a eu le bout du nez arraché par une balle, et encore par ricochet. Mais Ted, s’il sort son arme, il touche. Il travaille chez nous en tant que premier tophand. C’est le principal adjoint du chef de troupeau. Avec les vaches, Ted ne s’en sort pas trop bien, mais par contre il tient les hommes comme ça. (Ashleen serra son poing petit mais solide.) Les rustlers ne s’approchent pas de nos troupeaux. Pourquoi vous me regardez comme ça ? Vous ne savez ce que sont des rustlers ? Vous êtes bizarres, vous les gens de l’Est. Les rustlers, ce sont les voleurs de troupeaux. Ils piquent les vaches des autres et y mettent leur marque… Oh, regardez ! s’interrompit miss Culligan. On aperçoit déjà Splitstone. Je vais descendre à la fourche. De là, notre ranch n’est pas loin. Merci de m’avoir amenée. Vous êtes très gentil.

Alors qu’elle était déjà assise dans sa propre calèche, elle prit tout à coup un air sérieux et regarda Fandorine debout à côté.

— Vous savez… (Elle s’arrêta comme hésitante.) Mettez votre haut-de-forme, sinon vous allez cuire. On a beau être en septembre, le soleil tape… Et autre chose. Vous vous arrêtez bien à Splitstone ? De toute façon, il n’y a plus rien après. Il y a des chambres à la Tête d’Indien et au Great Western. Mais prenez plutôt une chambre au Great Western, d’accord ?

— C’est un m-meilleur hôtel ?

— Non, moins bon. Mais ce sera mieux, répondit, énigmatique, la demoiselle. Promettez-moi !

— Pourquoi devrais-je choisir l’hôtel le plus mauvais ? demanda Fandorine avec un sourire.

— Promettez, c’est tout. Donnez-moi votre parole de gentleman.

Ses yeux immenses lui lançaient des regards presque suppliants, il était impossible de refuser.

— Bien. Je descendrai au Great Western. Je vous en donne ma parole.

— Et ne marchez pas dans la rue. On vous apportera ce qu’il vous faut dans votre chambre. (Ashleen secoua ses boucles divines, saisit les rênes.) Allez, hue !

Et en guise d’adieu elle cria :

— Si vous avez besoin d’un cheval, venez chez nous ! Je dirai qu’on vous fasse un bon prix !

Une ville de bergers

« Ville » est un mot fier qui suppose des croisements, des places, des bâtiments administratifs et au moins deux ou trois mille habitants. Splitstone n’avait rien de tout cela. La ville la plus proche de Dream Valley se résumait à une rue unique au-dessus de laquelle tourbillonnait une poussière jaune. Elle était bordée par deux rangées de maisons en planches, de plain-pied ou d’un étage, avec, à l’arrière, les enclos pour les chevaux et les granges.

Juché sur le siège du cocher pour mieux voir, Fandorine examina le bourg, inconfortablement situé sur le versant d’une colline.

Le cocher grimaça et se détourna de Splitstone, montrant par toute son attitude qu’il considérait indigne de lui de regarder un spectacle aussi misérable.

Quant à Massa, il déclara :

— Chez nous, en Russie, on ne donnerait même pas le nom de « village » à un trou pareil, il n’y a même pas d’église.

Il n’y avait en effet pas d’église, mais seulement une espèce de tourelle miteuse avec un clocher, dont l’aiguille était toutefois dépourvue de croix. Une tour de signalisation quelconque ?

— Autrefois, pas mal de monde devait vivre ici, dit le Japonais, continuant de faire part de ses observations et montrant un vaste cimetière aux pierres tombales de guingois. Mais la plupart sont morts.

Eraste Pétrovitch demanda au cocher :

— Apparemment, Splitstone a connu des jours meilleurs, non ?

— J’en doute, sir. Il n’y a jamais eu de jours meilleurs ici, et il y a peu de chance qu’il y en ait dans l’avenir, répondit ce dernier en crachant avec mépris. En un mot, une ville de bergers.

A l’entrée de la ville, on pouvait admirer un énorme panneau criblé de balles :

SPLITSTONE

THE MOST PEACEFUL TOWN

ON THE PLAINS

Firearms Must be Checked at Marshal’s Office5

Leur éternelle forfanterie, tel était le trait de caractère que Fandorine trouvait le plus pénible chez les Américains. Tout chez eux devait forcément être most ou greatest, ou, au pire, simplement great. Comme s’ils voulaient se convaincre eux-mêmes de leur propre supériorité.

Comme de bien entendu, l’unique petite rue de Splitstone s’appelait « Broadway » et commençait par le fameux bureau du marshal mentionné sur le panneau.

L’ordre est l’ordre. Fandorine entra dans la minable petite grange, donna au représentant de la loi – un petit vieux chétif au nez violacé – son Herstal. Le marshal prit le revolver et griffonna même un reçu illisible, mais, bizarrement, il eut l’air de tomber des nues.

La raison de cette étrange réaction s’expliqua immédiatement. Dans la rue, ainsi que le constata Eraste Pétrovitch en regardant par la fenêtre du carrosse, tous les hommes, adolescents compris, portaient une arme. Et sur le perron d’un magasin dont l’enseigne annonçait MAGASIN GÉNÉRAL DE MELVIN SCOTT, les pieds posé sur la rampe, une cigarette éteinte à la bouche, était assis un homme qui, pour sa part, allez savoir pourquoi, était même armé de deux revolvers. De sous son chapeau rabaissé vers l’avant, ses yeux fixaient l’étranger en lançant des éclairs.

D’ailleurs, il ne manquait pas de curieux désireux d’admirer le luxueux équipage. Les hommes aux chapeaux à large bord et bottes à éperons suivaient le carrosse du regard. Beaucoup lorgnaient depuis les fenêtres. L’idée de mister Star se révélait un succès : son représentant était accueilli conformément à son image. Mais en silence : les badauds ne prononçaient pas un mot et se contentaient d’actionner leurs mâchoires avec application, crachant de temps à autre un jet de salive couleur de tabac.

Le cocher arrêta les percherons au milieu du bourg, entre les deux plus grands bâtiments – également en bois, mais avec une certaine prétention décorative. Celui de gauche (Saloon La Tête d’Indien) était orné de colonnes et de balconnets, celui de droite (Restaurant, Saloon et Hôtel Great Western) jouait sur les couleurs : sur la façade flottaient pas moins de quatre bannières étoilées plus un immense drapeau de l’Etat du Wyoming : un bison blanc sur fond bleu.

Se souvenant de la parole donnée à la perle rouge des prairies, Fandorine ordonna à Massa de porter les bagages à droite. Le cocher prit congé, parvint tant bien que mal à faire faire demi-tour à son encombrant équipage, manquant de justesse heurter la terrasse d’un des saloons, et repartit majestueusement, quittant sans regret la pitoyable « ville de bergers ».

Fandorine s’apprêtait à gravir le perron du Great Western à la suite de Massa, quand, soudain, il entendit derrière lui :

— Eraste Pétrovitch ? Monsieur Fandorine ?

Sur les marches de la Tête d’Indien se tenait un homme d’un certain âge à la barbe rare et négligée. Il regardait le nouvel arrivant avec un sourire attendri. Même s’il n’avait pas parlé russe, la nationalité de cet homme n’eût fait aucun doute. De sous son panama blanc informe, comme en portent les vacanciers à Yalta, dépassaient des cheveux coupés à la façon paysanne ; sur sa blouse à la Tolstoï était nouée une ceinture ouvragée ; ses pantalons de velours étaient rentrés dans des bottes de vachette lustrées typiquement russes (les Américains n’en fabriquaient pas de telles).

Fandorine fit un léger salut, et le sourire de l’inconnu se fit plus avenant encore.

— Bienvenue dans notre lointaine contrée ! Loukov, Kouzma Kouzmitch. Président de la communauté le Rayon de Lumière.

Le compatriote traversa la route en trottinant et tendit sa main blanche, étonnamment douce pour un fermier.

— Je suis très sincèrement heureux ! Nous vous attendions avec tellement d’impatience ! Je suis venu ici au district chercher une delivery à l’épicerie, et un cable de ce cher Mavriki Christophorovitch au télégraphe. Je vous attends depuis ce matin. J’ai même commandé un lunch au restaurant, copieux avec du vin, en signe de bienvenue. (D’un geste large, il indiqua la Tête d’Indien.) Je vous en prie, venez vous restaurer. Un vrai repas complet, avec même du vin !

Quand Fandorine essaya de se soustraire au « lunch copieux », Kouzma Kouzmitch s’alarma :

— Mais comment ça, comment ça ! Cela ne se fait pas, chez les Russes, de refuser une invitation ! Et j’ai payé d’avance, avec l’argent collectif. Notre conseil a donné son accord, en l’honneur de notre précieux hôte. Full course, trois plats ! Avec du vin !

Il insistait particulièrement sur le vin, supposant sans doute que les détectives privés étaient tous portés sur la bouteille. A moins qu’un tel repas avec du vin ne représente une dépense importante pour la commune. Cette dernière réflexion emporta la décision d’Eraste Pétrovitch.

— Je vous suis infiniment r-reconnaissant, dit-il en suivant Loukov à la Tête d’Indien, ce qui le faisait à la fois renier sa parole d’honneur et renoncer au succulent repas japonais (boulettes de riz, légumes marinés, thé vert) que Massa allait de ce pas engouffrer en solitaire.

— Et quelle idée de vous ruiner avec une chambre d’hôtel ! roucoula le président en poussant un des deux battants de la porte. Vous auriez pu vous installer chez nous, dans la vallée.

— Ici, il y a un t-télégraphe, expliqua brièvement Fandorine tout en inspectant le « restaurant » du regard.

L’établissement était des plus modestes. En Russie, on ne l’aurait même pas qualifié de taverne, mais plutôt de gargote ou, mieux, de mastroquet, dans la mesure où l’essentiel de la place était occupé par un long comptoir avec des bouteilles et des verres.

Pour le reste, il y avait quelques tables en bois brut avec de grossières chaises. Le sol était recouvert de sciure. Au mur, était accroché un miroir, grand mais cassé : un trou apparaissait en plein milieu. La décoration se résumait à peu de chose : des tresses d’oignons et de piments séchés pendant du plafond et, juste au-dessus du comptoir, sur une petite étagère à part, un bocal poussiéreux, dans lequel marinait une tête de chou défraîchi et noirâtre.

Sur le côté, en effet, derrière un rideau en peluche ouvert, on voyait une pièce un tout petit peu plus coquette, où un écriteau indiquait « Réservé aux dames ». De toute évidence, il s’agissait du coin dont avait parlé Ashleen Culligan.

Le saloon était presque désert. Seul, assis à l’une des tables, un petit groupe jouait aux cartes : deux hommes vêtus simplement, en chemises à carreaux et chapeaux de paysans, et deux autres en costume de ville. Les premiers étaient visiblement du coin, car tous deux étaient armés. Mais quand l’un de ceux qui étaient en redingote se retourna, l’on put également discerner sous son aisselle une bosse parfaitement éloquente.

— Des gens suspects, murmura Kouzma Kouzmitch avec un regard de biais aux quatre joueurs.

Mais Fandorine ne regardait déjà plus dans cette direction, il en avait assez vu comme cela.

— On ne peut qualifier de « suspects » que les gens qui suscitent le d-doute, dit-il en s’asseyant à une table recouverte d’une nappe, au milieu de laquelle trônait une bouteille ventrue, non de vin, toutefois, mais de whisky. Mais ici, tout est absolument limpide. Tenez, les deux, là, en plastron, qui s’appellent « sir » entre eux, comme s’ils venaient juste de faire connaissance, eh bien, ce sont des tricheurs. Et à en juger par le fait qu’ils sont tous les deux armés, ce sont également des b-bretteurs. L’un d’eux vient de remporter un gros tas de monnaie, tandis que le second fait comme s’il avait la poisse, vous voyez ? Quant aux gens du coin, ils se voient attribuer le rôle de d-dindon de la farce. Bon, mais laissons-les. Ce n’est pas notre affaire. Et maintenant, racontez-moi ce qui se passe dans votre vallée.

— Non, d’abord il faut manger. (Loukov se tourna vers le comptoir et fit un signe de la main.) Please, mister ! Okay ! On va d’abord nous apporter une bonne petite soupe de maïs. Ensuite, une côte de bśuf de trois livres. Et comme dessert, un gâteau à la mélasse. Mais buvez du vin, buvez. Je vais vous servir.

Par politesse, Eraste Pétrovitch avala une cuillerée à soupe d’un brouet fort peu appétissant, mangea du bout des dents quelques morceaux d’une tranche de bśuf dure comme de la semelle, quant à sa part de gâteau, il en laissa la moitié sur le bord de l’assiette. Il porta le whisky à ses lèvres et le reposa aussitôt. A côté de cette boisson, le tord-boyaux offert par le chauffeur de la locomotive faisait figure de Dom Pérignon.

Pendant ce temps, tout en frottant ses mains grassouillettes et en jetant des regards nerveux en direction des joueurs, Kouzma Kouzmitch conta à mi-voix les malheurs des pauvres adeptes de la non-violence tolstoïenne.

— … Nous sommes des gens pacifiques, ennemis de toute espèce de violence. Nous n’avons pas d’armes ; même les corbeaux, nous les chassons de nos potagers uniquement en criant. Le propriétaire de la terre, mister Culligan, aurait mauvaise grâce de se plaindre de nous. Nous payons ponctuellement la rent, nous faisons en sorte de ne pas nous disputer avec nos voisins célestins, alors que, pour être franc, c’est une bande d’obscurantistes et de goujats comme la terre n’en a jamais porté.

— Des c-célestins ? fit répéter Fandorine. Mavriki Christophorovitch m’avait parlé de mormons.

— Ce sont en effet d’anciens mormons. Mais ils se sont fâchés avec leurs semblables et ont quitté le lac Salé pour venir s’installer ici. Celestial Brothers, « les frères célestes », c’est comme ça qu’ils s’appellent eux-mêmes. Ou bien simplement célestins. Ils sont effectivement frères : l’apôtre Moroni, l’aîné, et ses six cadets. Chacun ayant des femmes et des enfants.

— Mais je croyais pourtant que les mormons récusaient la polygamie.

— Les mormons, oui, mais pas Moroni et ses frères. C’est pour ça qu’ils sont partis de là-bas pour venir dans ce trou perdu où, Dieu me pardonne, il n’y a ni loi ni ordre. Ah, si vous saviez ce qu’ils nous ont fait endurer, Eraste Pétrovitch ! Jusqu’à ce que l’on ait l’idée de séparer notre moitié de propriété par une haie. Manière de dire, vivez comme bon vous semble mais ne touchez pas à notre privacy. Ça, c’est une chose que les Américains comprennent… Mais à peine commençait-on à se faire à ces bonnets pointus (les célestins portent de drôles de petits chapeaux, c’est pour ça qu’entre nous on les appelle « les bonnets pointus ») qu’un nouveau malheur est arrivé, et celui-là mille fois pire que l’autre. Cela a commencé il y a trois semaines.

Le président soupira plusieurs fois et reprit son affligeant récit.

— Vers la fin de l’été, quand l’herbe d’en bas devient sèche, nous faisons paître nos moutons en haut, sur les terrasses. Cette terre nous appartient, légalement. C’est écrit noir sur blanc dans l’agreement. C’est un bon endroit, protégé du ravin par une barrière. Or voilà qu’une nuit, pan ! pan ! pan ! Une fusillade. Mais fort, comme s’il y avait la guerre. On a pris peur et on s’est tous enfermés dans nos maisons. Kharitocha, le petit berger, arrive alors en courant. Il tremble comme une feuille. Il explique que des cavaliers ont surgi de la nuit, les visages cachés derrière des foulards noirs, et que ça s’est mis à tirer dans tous les sens. C’est de justesse qu’il a pu s’échapper… Le matin, prenant notre courage à deux mains, nous sommes montés : les moutons sont par terre, tous massacrés. Il manque seulement trois agneaux : les brigands les ont emportés avec eux. Ce qui veut dire que les autres ont été bousillés pour rien, par pure sauvagerie. Cent vingt têtes ! (Kouzma Kouzmitch faillit éclater en sanglots.) Et ils ont laissé un signe : un crâne au bout d’une pique. Manière de dire : ne foutez plus les pieds ici, sinon on vous tue… Et la suite est encore pire. Comme si les terrasses d’en haut ne leur suffisaient pas, ils ont commencé à lorgner le champ où nous avons l’avoine. En plein jour, cette fois, cinq hommes ont déboulé, armés, la gueule cachée par des foulards noirs. Ils ont brûlé toute l’avoine. Ils ont mis le feu aux meules. Et à la grange qui se trouvait non loin. Et, de nouveau, ils ont planté une pique avec un crâne. L’avoine, bon, d’accord. Mais après il y a le ruisseau, or c’est le seul endroit où peut boire le bétail. Les femmes ont peur d’aller laver le linge. Et surtout, qu’est-ce qui va se passer maintenant ? Si ces gunfighters repoussent la frontière encore plus loin, nous sommes fichus.

— Qui ? demanda Fandorine, entendant un mot inconnu de lui.

— Les gunfighters. Les plus affreux de tous les Américains. Des bandits et des assassins. Pour un oui pour un non, ils tirent dans tous les sens avec leurs fusils et leurs pistolets… Nous nous sommes plaints au marshal, le chef de la police d’ici, et on a écrit au comté. Tout ça pour rien. Seul Mavriki Christophorovitch nous a apporté un peu de réconfort. Je vais vous envoyer quelqu’un, il a dit, un Russe, un homme bien. Il va démêler ça.

Loukov posa sur Eraste Pétrovitch un regard plein d’espoir et dit d’un ton pressant :

— Il serait souhaitable, bien sûr, que vous y arriviez sans violence et sans effusion de sang. Mais si les moyens pacifiques ne donnent rien, nous ne vous en voudrons pas.

— M-merci, fit Fandorine en hochant la tête avec ennui.

Cette affaire lui paraissait décidément ne pas valoir tripette.

Soudain, Kouzma Kouzmitch s’alarma :

— Attendez, mais c’est que vous êtes seul. Et ces brigands sont nombreux. Vous n’en viendrez jamais à bout !

— Je ne suis pas seul, le rassura Eraste Pétrovitch.

Les portes du saloon s’ouvrirent sur un homme avec chapeau rabattu sur les yeux, une cigarette éteinte à la bouche et deux revolvers aux côtés. Celui-là même, semblait-il, qui un peu plus tôt était assis devant le « Magasin général ».

Se tournant vers l’homme qui venait d’entrer, un des joueurs (en chemise à carreaux, pas en redingote) lança amicalement d’une voix de basse :

— Salut, Mel. Où t’étais passé ? T’étais parti, ou quoi ?

Une question comme une autre, rien de particulier. Pourtant, sans retirer son mégot de sa bouche, celui qu’on venait d’appeler Mel répondit d’un ton grinçant :

— Tu poses beaucoup de questions, Ruddy. La curiosité, ça peut coûter cher.

Ruddy devint rouge, bondit de sa chaise et fit un curieux mouvement de la main droite, comme s’il voulait se gratter la hanche, mais sous le regard de l’offenseur, le joueur renifla un coup et se rassit.

Fandorine était déconcerté. Tout d’abord, par l’incompréhensible agressivité de nouvel arrivant, et ensuite, par la retenue de mister Ruddy, homme qui donnait l’impression d’être tout à fait à même de se défendre. L’énorme main qui tenait les cartes était de la grosseur d’un melon.

D’un pas nonchalant, le rustre rejoignit le comptoir, y jeta son chapeau et, sans un mot, pointa son doigt sur l’une des bouteilles. Dès qu’il fut servi, il se mit à boire au goulot. Il s’assit sur une chaise.

Les joueurs l’observaient en silence. Puis un des deux tricheurs, un homme aux fines moustaches de l’épaisseur d’un fil, demanda avec impatience :

— Gentlemen, nous jouons, oui ou non ? Je double la mise.

Le jeu reprit.

— C’est mister Melvin Scott, expliqua tout bas Kouzma Kouzmitch. Une vraie brute. C’est un ex-outlaw, un voleur de grand chemin. Mais par la suite il a reçu le pardon du gouverneur et a commencé à travailler pour l’agency de Pinkerton. Ici, c’est habituel. Parmi les shérifs, les marshals et les « pinks » (ce sont les agents de Pinkerton), il y a quantité de repris de justice. C’est un type affreux. Mais on est bien obligé d’avoir affaire à lui. Il possède l’unique commerce de la ville.

En entendant parler de l’agency, Fandorine se mit à observer Melvin Scott plus attentivement. La lettre de recommandation de Robert Pinkerton, dont il aurait peut-être à se servir, devait être adressée à cet homme.

Son visage était couleur de terre cuite. Ses cheveux couleur d’herbe sèche. Sa bouche ressemblait à une crevasse. Ses yeux étaient plissés. Impossible de savoir ce qu’ils regardaient. Il n’était pas en redingote mais en simple gilet. Du gousset, pendait une chaîne de montre en or massif. Détail curieux : nonobstant le temps chaud, il portait des gants noirs en beau cuir fin. L’homme était sérieux, cela se voyait tout de suite.

— Je vais aller le saluer, dit Loukov. J’ai des petites courses à faire. Pour l’exploitation, pour la maison. J’ai toute une liste.

Au même instant, parvinrent de la rue un martèlement de sabots, des cris, des ululements.

Le patron s’empressa de débarrasser le bar de la vaisselle qui l’encombrait, ne laissant que les bouteilles. Les joueurs et le « pink » n’accordèrent aucune attention au vacarme ; en revanche, Kouzma Kouzmitch changea de visage.

— Ecoutez, si vous avez terminé de déjeuner, mieux vaut partir. Ce sont les bergers qui arrivent !

Il avait l’air tellement effrayé qu’Eraste Pétrovitch s’en étonna. Bergers et bergères, vaches et moutons, tout cela constituait un monde paisible, inoffensif et pour tout dire pastoral. Pourquoi alors une telle crainte ?

— Hier, les bergers (les cowboys, comme on dit ici) ont amené leur troupeau du Texas. Et maintenant ils vont faire du scandale. Ah, trop tard !

Dans un déferlement de gros rires et de cris, une dizaine de malotrus de la pire espèce déboula dans le saloon. Tous portaient des chapeaux, des culottes de grossier tissu bleu marine, des bottes à bout pointu et des revolvers. Celui qui marchait en tête s’offrit cette plaisanterie : depuis la porte, il lança son long fouet de cuir et, du bout, saisit habilement une des bouteilles posées sur le comptoir. L’instant d’après, la bouteille était dans sa main.

Le tour de force fut accueilli par un rugissement enthousiaste.

Toute la clique se jeta sur le bar en braillant à plein gosier, réclamant qui du gin, qui du whisky, qui de la bière.

Melvin Scott enfonça son chapeau sur sa tête, l’air irrité et, attrapant une bouteille, alla s’asseoir dans le coin le plus reculé de la salle. En chemin, il heurta de l’épaule l’un des braillards, mais rien ne se passa : le cow-boy s’écarta simplement. Visiblement, les bergers connaissaient l’agent.

— Je préfère attendre mister Scott devant son magasin, bredouilla le président, manifestement pressé de déguerpir. Il va finir sa bière et partir. Je connais ses habitudes. Ensuite, j’irai vous retrouver.

Il attrapa son panama d’estivant et fila. Fandorine pour sa part sortit un cigare et décida d’étudier encore un peu les mśurs locales.

Très vite, à la seconde ou troisième allumette, son assiduité fut récompensée par une petite scène pittoresque.

Poussant la porte et entrant tranquillement, apparut un homme à la peau noire, vêtu d’horribles haillons : chapeau au bord avachi, vêtements entièrement rapiécés, au côté un étui à revolver en grosse toile crasseuse d’où dépassait une crosse de bois entourée d’un sparadrap.

D’une démarche traînante, il s’approcha de la table des joueurs, fixa avec avidité le tas de dollars en argent qui se trouvaient près du coude de l’homme aux fines moustaches.

Le nègre avait des cheveux poivre et sel, d’une belle teinte qui rappelait l’astrakan argenté, comme sa courte barbe, d’ailleurs.

Les nouveaux arrivants ne lui accordèrent aucune attention, mais les autochtones le saluèrent :

— Salut, Wash !

— Comment ça va, Wash ?

Ce dernier se contenta de déglutir. Ses yeux striés de veinules rouges ne pouvaient se détacher des cartes qui voltigeaient au-dessus de la table.

Une minute plus tard, le tricheur aux fines moustaches lâcha négligemment :

— Tire-toi de là, oncle Tom.

Le nègre ne bougea pas d’un pouce.

Alors, le moustachu, cette fois sur un ton irrité, fit remarquer :

— Chez nous, dans le Sud, les endroits comme il faut sont interdits aux négros.

Les joueurs en chemise à carreaux échangèrent un regard.

Ruddy commença à mi-voix :

— Mister, à votre place, j’éviterais de m’en prendre à Washington Reed…

Mais le second lui fit un clin d’śil (de côté, Fandorine voyait tout) et lui donna un coup de pied sous la table.

Ruddy eut un sourire malicieux et laissa sa phrase en suspens.

Pendant une demi-minute encore, les cartes continuèrent à claquer sur la table dans un silence absolu. Soudain, le nègre au nom sonore tapa sur l’épaule du bretteur à moustaches :

— Eh, le héros blanc, c’est quoi ce qui sort de ta manche ?

A la table, tous se figèrent.

Le tricheur se tourna lentement.

— Tu veux jeter un śil dans ma manche, le noiraud ? Pour commencer, tu vas devoir regarder sous mon bras.

D’un geste il ouvrit sa redingote et chacun put voir un revolver dans son étui.

— Dis donc, le héros blanc, je t’ai posé une question, fit Washington Reed en étouffant un bâillement. Il faut y répondre.

Désormais, on n’entendait plus un bruit, même au comptoir. Les bergers avaient remarqué qu’il se passait quelque chose d’intéressant à la table, et tous s’étaient tournés dans cette direction.

Le bretteur découvrit des dents jaunes en un sourire mauvais et demanda, sans quitter le nègre des yeux :

— C’est combien l’amende, dans le Wyoming, pour avoir abattu un emmerdeur de négro ?

Les individus de ce genre, Fandorine les connaissait parfaitement, ils étaient les mêmes dans tous les pays du monde. Un meurtre allait avoir lieu.

Eraste Pétrovitch se leva, prêt à intervenir. Personne ne le regardait, tous les regards étaient dirigés sur le tricheur et le nègre.

— Chez nous, dans le Wyoming, tous les gens sont égaux, mister, déclara Ruddy, assez fort pour que tout le monde entende. Qu’on tue un Blanc ou qu’on tue un Noir, c’est du pareil au même. Chez nous, même les bonnes femmes votent, vous ne le saviez pas ?

Les bergers partirent d’un gros rire. De toute évidence, la participation des femmes aux élections était ici un des sujets favoris de rigolade.

Satisfait du rôle qui lui était dévolu, Ruddy lança à la cantonade :

— J’ai ici un dollar (Il montra une pièce.) Je vais le jeter en l’air. Dès qu’il touche la table, on peut tirer.

A la table de jeu, tous disparurent en coup de vent, à l’exception du bretteur moustachu qui resta seul assis.

Chose étonnante : il n’y avait personne derrière lui, mais ceux qui se trouvaient derrière le nègre étaient directement dans sa ligne de mire et ne manifestaient pas la moindre intention de s’écarter, sans compter que beaucoup affichaient un sourire moqueur.

Eraste Pétrovitch se rassit et ralluma son cigare. Apparemment, personne ici n’avait besoin de son aide.

Le petit rond d’argent vola en l’air avec un reflet mat et résonna quand sa tranche heurta le monticule que formaient les autres pièces.

La main du bretteur plongea sous sa redingote… et s’immobilisa comme saisie d’une brusque paralysie. Juste sous le nez de l’aventurier, pointait le canon d’un vieux colt couvert d’éraflures. Fandorine n’avait même pas eu le temps de voir Washington Reed sortir son arme de son étui. Même un guerrier japonais expérimenté aurait pu être fier de dégainer son katana avec une telle rapidité.

— Voyez ce héros blanc. Vraiment blanc, dit le nègre en regardant le visage livide du tricheur.

Dans le saloon on aurait entendu une mouche voler.

Du bout des doigts, Reed tira une carte de la manche gauche de son adversaire et la jeta sur le tapis de jeu. C’était un as.

Ruddy siffla et avança d’un pas vers la table. Mais le comparse du tricheur le devança.

— Messieurs, c’est un escroc ! brailla-t-il. Il m’a estampé de trente-quatre dollars ! Ah, espèce de salaud !

Il fonça en avant et dans son élan envoya son poing dans le visage du filou démasqué. Ce dernier s’écroula avec sa chaise. Mais pour sa « victime » hors d’elle, c’était apparemment trop peu. Le second tricheur saisit le premier au collet, le balança au milieu de la salle et, sous les huées générales, le sortit dehors à grands coups de pied. Puis, suffoquant d’une juste colère, il regagna sa table.

Bravo, se dit Eraste Pétrovitch, admirant la présence d’esprit du comparse. Il a sauvé son camarade d’une sévère raclée, sinon de la mort.

A la place laissée libre par l’arnaqueur confondu était déjà installé Washington Reed. Il avança le tas d’argent vers lui, non sans demander préalablement :

— Personne n’y voit d’inconvénient ?

Aucune protestation ne se manifestant, la partie put reprendre, avec un effectif modifié d’un quart.

Tous les autres présents recommencèrent à faire tinter leurs verres, commentant tout d’abord l’incident puis passant à d’autres sujets, mais Eraste Pétrovitch les comprenait difficilement du fait de leur fort accent et de l’abondance de mots inconnus dont était truffé leur discours. Il était question de vaches, de squaws, de chevaux boiteux et de paye non versée. Fandorine cessa d’écouter ce bavardage sans grand intérêt, et il s’apprêtait à partir quand, brusquement, une phrase le fit sursauter.

— Tu viens bien de parler de Dream Valley, Romero ? demanda Washington Reed d’une voix forte en se tournant vers le comptoir. Qu’est-ce que tu faisais là-bas ?

— Je rassemblais les bouvillons des mormons, répondit l’un des cow-boys. Je vous le dis, ça chauffe, là-bas. Le Cavalier sans Tête a refait surface. Les barbus crèvent de peur, personne ne met le pied dehors la nuit.

— Des bobards, répliqua un autre. Je ne crois pas un mot de ces fables.

— Et moi j’y crois. (Reed se gratta la nuque tout en examinant ses cartes.) J’ai toujours dit qu’il reviendrait. Tant qu’il ne trouvera pas ce qu’il cherche, il ne se calmera pas. Et je ne parierais pas qu’il va se contenter d’une seule vallée. Sale affaire. Que Dieu nous garde de nous trouver sur son chemin. Un jour, il y a huit ans de cela, je l’ai vu galoper le long du canyon sinueux sur son cheval truité. Rien qu’à y penser, j’en ai la chair de poule.

Beaucoup accueillirent ces mots par des rires, mais le patron du saloon dit :

— T’es fort pour raconter des craques, Wash.

Le nègre le menaça du doigt.

— A ta place, Syd Stanley, je resterais bien tranquille à ma place et je prierais Dieu. Tu sais bien ce que cherche Roc Brisé. Eh bien, dès qu’il va sentir l’odeur, il va descendre de la vallée et te tomber dessus sans crier gare.

Il pointa son doigt quelque part vers le haut, mais où exactement, Eraste Pétrovitch n’eut pas le temps de le voir car, au même moment, la porte du saloon s’ouvrit en grand dans un fracas assourdissant, comme si quelqu’un avait poussé les battants à coups de pied.

Apparemment, c’était bien ce qui s’était passé. Dans l’embrasure apparut une haute et belle silhouette ; les bergers se turent tous instantanément et se mirent à faire des gestes de la main :

— Salut, Ted ! Viens nous rejoindre !

— Voilà Rattler, notre gaillard ! Assieds-toi donc ici !

C’était donc lui, l’homme qui avait conquis le cśur de la jeune miss Culligan.

Eraste Pétrovitch entreprit d’examiner avec curiosité le nouveau venu.

Fédia, le Serpent à Sonnette

Et, à franchement parler, il fut déçu. L’élu du cśur de la rousse Ashleen était incontestablement beau, mais, d’une certaine manière, à l’excès. Comme d’ailleurs tout ici, dans l’Ouest. Cheveux blonds tombant en boucles jusqu’aux épaules, menton rasé de près, favoris si impeccables qu’on les aurait dit faux, lèvres pleines, nez régulier, juste à peine retroussé. Sa tenue faisait impression, mais avait un petit côté costume d’opérette : sombrero noir avec des fanfreluches en argent, veste de daim brodée de perles, ceinture en peau de serpent, culottes à franges, bottes de cuir jaune avec d’énormes éperons. Ils faisaient un tel bruit à chaque pas que Fandorine se dit que plutôt que Serpent à Sonnette, on aurait mieux fait de le surnommer Eperons Sonnants.

Toutefois, un détail interdisait l’ironie à l’égard du beau jeune homme : ses yeux. Bleus, froids, ils semblaient ne pas regarder les gens mais éprouver leur résistance. Son regard erra lentement sur la salle et s’arrêta sur Eraste Pétrovitch, ce qui n’avait rien d’étonnant : il ne devait pas être si courant, dans ce bouge, de voir un homme assis avec devant lui des gants blancs et un haut-de-forme de soie chatoyant ?

Finalement, on peut tout de même comprendre la demoiselle, pensa Fandorine sans détourner le regard. Comparé aux autres bergers, mister Fédia avait l’air d’un prince. De qui d’autre aurait pu tomber amoureuse une pauvre jeune fille au cśur ardent, condamnée à vivre dans un tel milieu ?

Le jeu « à qui détournera le regard le premier » s’éternisa quelque peu. Deux paires d’yeux bleus se regardaient fixement. Finalement, honteux de céder à de tels enfantillages, Eraste Pétrovitch reporta son regard sur le bout de son cigare en train de se consumer.

C’est alors qu’une voix sonore retentit :

— Eh, les gars ! Je vais vous montrer un truc à mourir de rire !

Ces paroles avaient été prononcées de sorte que tout le monde les entende.

Rattler avança au milieu de la salle.

— Je passe chez le vieux Ned O’Peary, je lui dis : « Salut, marshal, quelles nouvelles ? » Et lui me répond : « Tu me croiras jamais, Ted. Pour la première fois dans l’histoire de Splitstone, il s’est trouvé un crétin pour laisser son arme à l’entrée. Un gommeux de l’Est… » Attendez avant de vous esclaffer, fit Rattler en levant la main et en regardant Fandorine. Vous n’avez pas encore vu cette arme mortelle. Tenez, la voilà.

Il déposa sur la table le petit Herstal qui avait en effet l’air d’un jouet inoffensif en comparaison des colts et autres Smith & Wesson qui pendaient à la ceinture des cow-boys.

Ceux-ci entreprirent de faire assaut d’esprit.

— Un truc pratique pour se curer les oreilles.

— Et parfait pour les bonnes femmes, ça peut se glisser sous une jarretelle !

Puis suivirent des propositions d’un goût encore plus douteux, tandis que Ted approchait de la table où était assis Eraste Pétrovitch et, avec un air désormais ouvertement provocateur, demandait :

— Dites, sir, vous ne sauriez pas par hasard à quel clown appartient cette bricole ?

Fandorine soupira d’un air désolé.

Tout était clair. Le Serpent à Sonnette avait appris qu’un original avait amené sa belle en luxueux carrosse et, jaloux, il lui cherchait maintenant querelle. Il ne lui manquait plus qu’un duel avec cet Othello local. C’était stupide. Il fallait à tout prix éviter la confrontation, cela pouvait entraîner des complications dans la poursuite de son travail.

— Ce revolver est à moi, dit Eraste Pétrovitch. Merci de me l’avoir rapporté, serviable jeune homme. Voici pour votre dérangement.

Et il jeta sur la table une pièce de dix cents.

Dans le saloon personne ne songeait plus à rire ; le silence s’était fait, comme un peu plus tôt quand le tricheur avait été mis dehors. De toute évidence, les bagarres et les querelles sont l’unique divertissement dont disposent les autochtones, pensa Fandorine, tout en se demandant ce qui lui avait pris. Il fallait trouver le moyen de rectifier le tir avant qu’il ne soit trop tard.

Le visage de Ted s’illumina d’un sourire triomphant.

— Les gars, vous avez tous entendu comment il m’a offensé ? Il m’a traité comme un morveux et balancé une dime à la figure. Moi, le tophand en chef du ranch des Deux Lunes ! Joe, tu as entendu ? Et toi, Sleazy ?

— On a entendu, Rattler, répondirent immédiatement plusieurs voix. Nous sommes tous témoins. Y a qu’une mauviette qui peut laisser passer une telle offense.

Eraste Pétrovitch se rappela le récit de miss Culligan à propos de la politesse de son fiancé et de son incroyable placidité. Il fallait croire que Ted Rattler ne se conduisait de la sorte que dans une ville étrangère où personne ne le connaissait et où, pour un tir bien ajusté sur une cible vivante, on pouvait se retrouver au bout d’une corde. Mais ici tous les témoins lui étaient acquis d’avance, de sorte qu’il considérait comme superflu de faire des cérémonies.

Avec un salut affecté qui suscita les rires enthousiastes du public, le jaloux demanda :

— Pour votre part, sir, vous êtes ou vous n’êtes pas une lavette ?

Se maudissant pour sa stupide provocation, Eraste Pétrovitch resta silencieux.

— Vous vous taisez. Vous êtes donc une lavette ?

— A quel point, vous n’imaginez pas, répondit Fandorine, résigné (de toute façon, il ne reviendrait pas en arrière) – et il se leva de sa table. Dès que je vois la moindre saleté quelque part, il faut que je nettoie. Pour que tout soit propre.

Quelqu’un ricana bruyamment. Apparemment, il s’agissait du Pinkerton local, toujours assis près de la porte.

— Ça alors ! Encore un affront ! (Rattler se tourna vers le « pink », feignant le désarroi.) Qu’est-ce que tu en dis, Mel ? Tu fais autorité en la matière, et d’ailleurs tu es presque un serviteur de la loi.

— Deux chapeaux, je ne vois que ça. Si tu veux, prends le mien, répondit pensivement Scott. Tu es la partie offensée, c’est donc à toi de les disposer.

Ces paroles énigmatiques parurent pleinement satisfaire Ted.

— Eh bien, monsieur la grande gueule, prenez votre redoutable mortier, je vous invite à une petite promenade.

Le bagarreur sortit le premier, en sifflotant. Un des cow-boys lança à Eraste Pétrovitch son Herstal.

Toutes les balles étaient en place. Le percuteur était intact. Le canon impeccable. Le barillet tournait normalement.

Visiblement, on s’orientait vers un duel ou l’équivalent local pour désigner deux mâles stupides prêts à s’entretuer à cause d’une femelle.

Ce n’est pas grave, se dit Fandorine. Je vais faire un petit trou dans la main du fiancé. Il sera guéri pour le mariage.

Tous guettaient ce qu’allait faire le drôle d’étranger.

Le patron, bonne âme, s’approcha et lui glissa à l’oreille :

— Derrière le comptoir, il y a une porte qui donne dans la cour.

Les autres se montrèrent moins charitables.

— Il faudrait prévenir Ron le fabricant de cercueils qu’il va avoir du boulot dans pas longtemps.

— Eh, le joli cśur, dis-nous au moins comment tu t’appelles ?

— Eraste Pétrovitch, répondit celui-ci en ajustant son haut-de-forme devant le miroir cassé.

— Quoi, quoi ? Ecris plutôt ça sur un bout de papier. Tes parents vont venir, et sur ta tombe y aura ni ton nom, ni rien du tout. Ça se fait pas.

Il était temps de mettre un terme à cette farce.

Eraste Pétrovitch sortit dans la rue et constata que Ted Rattler, le Serpent à Sonnette, était tout sauf simplet.

Deux chapeaux, remplissant la fonction de barrières, étaient disposés très loin l’un de l’autre, une quarantaine de pas au minimum. Une distance normale pour le Smith & Wesson automatique qui pendait à la ceinture de l’adversaire. Mais pour le petit revolver de ville à canon court, prévu pour un tir rapide, une telle distance dépassait les limites d’un tir ajusté. Cela faisait maintenant trois fois au cours des derniers jours que le Herstal ne se montrait pas à la hauteur. Cette arme ne convenait pas pour l’Amérique, Fandorine allait devoir se doter de quelque chose d’un peu plus puissant. Si, bien entendu, l’avenir lui en offrait la possibilité.

A en juger par son attitude faussement détendue et au léger mouvement de sa main droite (destiné à activer la circulation sanguine avant le tir), Rattler était un adversaire expérimenté, doué d’un redoutable sang-froid.

Les spectateurs sortaient les uns après les autres sur la terrasse du saloon. Il était possible de demander un revolver à l’un d’entre eux, mais à en juger par l’expression de leurs visages, aucun n’accepterait. Ted, le Serpent à Sonnette, était leur idole. Les bergers étaient là pour le voir abattre le gommeux venu de l’Est. Cela alimenterait leurs bavardages au saloon et au ranch. Une semaine de conversation assurée au minimum.

Melvin Scott s’arrogea la double fonction de juge et de témoin. Ce rôle n’était apparemment pas nouveau pour lui.

Se saisissant d’un de ses deux revolvers et le pointant en l’air, il déclara :

— Au coup de feu, considérez-vous comme libres d’agir, gentlemen. Courez, sautez, tirez. Je vous demande seulement d’éviter les spectateurs et de ne pas casser les vitres.

De nombreux visages apparaissaient aux fenêtres, tous animés d’une même expression d’attente fébrile et de curiosité avide.

Depuis le premier étage du Great Western, son valet observait Eraste Pétrovitch. Le Japonais haussa un sourcil : maître, avez-vous besoin d’aide ?

Fandorine haussa l’épaule d’un geste mécontent : va au diable. Massa s’installa alors plus confortablement sur le rebord de la fenêtre, sortit de sa poche une minuscule pipe, qu’il bourra d’un tabac japonais semblable à du crin de cheval haché menu.

Il n’y avait qu’une seule possibilité : réduire la distance. Par mouvements saccadés, en évitant les balles, s’approcher de l’adversaire jusqu’à une quinzaine de pas, et là, tirer. Le risque principal, si Rattler tirait à la hanche, sans viser, était de prendre une balle aveugle. Le plus sûr était de faire une triple culbute en avant, mais il avait déjà esquinté un costume, il ne manquerait plus qu’il bousille le second. Tout bien pesé, mieux valait choisir la solution la plus risquée. Et maintenant, sur quoi allait tirer Scott ? Pas sur un corbeau tout de même ?

Le coup de feu retentit, aussitôt couvert par un « bong ! » sonore, loin d’être déplaisant : la balle avait percuté la cloche de la tour qu’Eraste Pétrovitch avait failli initialement prendre pour une église.

Le duel commença.

Sans détacher son regard de la main droite de Ted, Fandorine se prépara à bondir. Il ne pensait plus à rien, ses deux Guides superflus s’étaient retirés dans l’ombre, il ne lui en restait qu’un, et celui-là connaissait son affaire.

Mais Rattler ne se pressa pas de sortir son arme. La raison en était claire : il voulait que ce soit son adversaire qui tire le premier avec son joujou – il en serait tenu compte lors du procès.

Un pas en avant. Un autre. Un autre encore.

Visiblement, le Serpent à Sonnette avait compris la tactique. Sa main fit un mouvement rapide comme l’éclair et se retrouva armée du revolver. Mais toujours pas de coup de feu. Le canon bougeait imperceptiblement au rythme irrégulier des sautillements tantôt à droite tantôt à gauche de Fandorine.

Fichtre, cet Othello était encore plus dangereux qu’on aurait pu le penser à première vue. Jamais il ne le laisserait approcher à quinze pas. Il allait malgré tout falloir salir le costume noir. Or, avec son mélange de terre, la poussière ici était rouge, Massa n’arriverait sûrement pas à la nettoyer.

D’un geste vif, Fandorine enleva son haut-de-forme, qu’il était inutile d’écraser, et l’envoya de côté. Celui-ci vola en l’air, décrivit un arc et faillit atterrir sur le rebord de la fenêtre, juste à côté de Massa, mais Rattler dirigea son canon dans sa direction, en fit jaillir une langue de feu. Le couvre-chef, après avoir tourbillonné, tomba, la carre transpercée.

Le salaud ! Le deuxième haut-de-forme anglais en quatre jours !

Autour, une rumeur s’éleva, accompagnée d’applaudissements. Un sourire d’autosatisfaction traversa fugitivement le visage concentré du Serpent à Sonnette.

C’était le moment !

Un peu plus, et Eraste Pétrovitch, furieux, aurait répondu au truc du chapeau percé par un de ces tours dont il avait le génie, plus spectaculaire encore. On pouvait en effet douter que les habitants de Splitstone aient jamais vu un triple salto à trajectoire en zigzag assorti d’un coup de feu tiré la tête en bas. Mais au même instant, venant de derrière, parvint un martèlement de sabots et un cri désespéré :

— Ted ! Teddy ! Je t’interdis !

Rattler, la mâchoire pendante, abaissa son Smith & Wesson.

Dans la rue, laissant derrière elle un nuage de poussière, miss Culligan arrivait au galop. La cavalière cabra son cheval entre les deux adversaires et se mit à tournoyer sur place.

La demoiselle avait eu le temps de se changer. Elle avait troqué sa robe de soie contre une veste et des pantalons, et son chapeau contre un sombrero blanc. C’était surprenant, mais même ce costume disgracieux lui allait comme un charme.

— Vous m’aviez pourtant promis de ne pas mettre le nez à la Tête d’Indien ! cria d’un ton de reproche la jeune cavalière en se tournant vers Fandorine. Vous aviez donné votre parole de gentleman, c’est honteux !

— Oui, m-mais c’est que…

— Quant à toi, maudit crétin, je ne t’aimerai plus si c’est comme ça, sache-le une bonne fois pour toutes ! cria Ashleen à son fiancé sans écouter les explications de Fandorine. Qu’est-ce que tu m’avais promis ? Ce que vous pouvez être menteurs, tous autant que vous êtes ! Je vais le dire à papa et il te foutra à la porte du ranch ! Il ne demande que ça !

— Ash, qu’est-ce qui te prend ? Qu’est-ce que tu as ? bredouilla Rattler, s’éloignant de la bouche menaçante du cheval. Je ne faisais que…

— Tais-toi, imbécile ! Je ne veux plus te voir !

Les spectateurs observaient les amoureux en train de se quereller avec exactement la même curiosité avide avec laquelle ils avaient assisté au duel un instant plus tôt. Décidément, on avait l’air de manquer cruellement de distractions à Splitstone.

Eraste Pétrovitch pour sa part était désolé pour la jeune fille. Elle aurait pu se trouver un fiancé un peu mieux que cette vermine à sonnette.

Le ranch des Deux Lunes

Derrière, quelqu’un lui tapa sur l’épaule.

Il s’agissait du témoin, l’homme qui avait tiré dans la cloche, propriétaire de l’épicerie et par la même occasion agent local de Pinkerton.

— Eh bien, puisque vous n’êtes pas mort aujourd’hui et que vous allez passer encore un certain temps chez nous, il vaudrait mieux troquer votre joujou contre quelque chose d’un peu plus sérieux, dit-il poliment en indiquant le Herstal. Dans le « Magasin général » de Mel Scott vous trouverez tout ce dont vous pouvez avoir besoin pour votre survie et votre confort. Arme, selle, harnachement, conserves, dynamite, vêtements pour…

— J’ai une lettre de r-recommandation de mister Robert Pinkerton, l’interrompit Fandorine.

Scott regarda autour de lui. Prit son interlocuteur par le coude.

— J’ai tout de suite flairé que vous n’étiez pas là par hasard. Eloignons-nous. On crie trop ici.

Il lut deux fois la courte lettre adressée « A tous les agents titulaires et auxiliaires ». Plissant les yeux, il regarda Eraste Pétrovitch.

— Vous auriez dû vous adresser directement à moi. J’aurais au moins pu vous déconseiller de vous en prendre à Rattler. Il est écrit : « toute assistance ». En quoi puis-je vous aider ?

— Equipez-moi un peu mieux. Non pas comme un intrus à qui l’on cherche à soutirer le plus d’argent possible, mais comme un c-collègue et ami. Je suis nouveau dans ces contrées, c’est pourquoi je compte sur vous.

Le « pink » se gratta le bout du nez.

— C’est tout ?

— Pour le moment, oui. Peut-être que plus tard je m’adresserai à vous pour vous demander également une aide professionnelle. Si la tâche se révèle plus difficile que je ne le s-suppose.

Dans les yeux de Scott s’allumèrent des étincelles malicieuses, mais elle ne s’accompagnèrent d’aucun commentaire.

— Dans ce cas, allons au magasin.

Après avoir fait signe à son valet de chambre de les rejoindre, Eraste Pétrovitch suivit le « pink ».

— Vous préférez garder le secret, c’est votre affaire, dit ce dernier après un bref silence. De toute façon, je sais ce qui nous vaut votre visite. Les Foulards noirs, n’est-ce pas ? Ce n’est pas difficile à deviner. On vous a vu attablé avec ce bouffon russe de Dream Valley.

— Je suis également russe, rétorqua froidement Fandorine.

— Je ne voulais pas vous froisser. Si vous avez bien noté, ce n’est pas sur le mot « russe » que j’ai appuyé mais sur le mot « bouffon ». Vous ne contesterez pas que mister Kouzma Loukov est un vrai pitre ?

Non, Eraste Pétrovitch ne le contesterait pas.

— Si vous voulez connaître mon opinion, fit Scott en haussant les épaules, il n’y a pas de bandits dans la vallée et il n’y en aura pas. Les Foulards noirs, tout le montre, sont des gars sérieux, comme tous ceux qui s’attaquent aux trains. Que voulez-vous qu’ils fassent d’un village russe ? Qu’est-ce qu’on peut tirer de ces farfelus, à part des livres écrits dans une langue illisible ? Il arrive souvent qu’une bande de brigands choisisse un coin retiré pour s’installer un repaire clandestin. Mais dans ce cas pourquoi aller embêter des Russes ? Des inventions, tout ça, voilà ce que j’en pense. Mais si le colonel Star veut tirer ça au clair, c’est son droit. Si vous avez besoin de moi, je reste à votre entière disposition. Dans sa lettre, mister Pinkerton vous garantit un rabais de trente pour cent. Je ne vous coûterai donc que trois dollars cinquante par jour.

— C’est entendu.

Après une courte hésitation, Fandorine décida que ce n’était pas la peine pour l’instant de poser trop de questions sur Dream Valley. Il se tourna vers Massa et lui résuma la situation en japonais.

Sur le perron du Magasin général, attendait Loukov.

— Faites vos c-courses, Kouzma Kouzmitch. Nous aussi avons quelques petites choses à acheter à monsieur Scott.

Pour une raison inconnue, ces simples mots jetèrent le président dans le désarroi.

— Non, non, dit-il, l’air gêné. Ce n’est pas urgent, je ferai ça plus tard. Ma liste est longue.

Les sons de la langue russe réjouirent Scott.

— Vous avez une langue amusante. On dirait que vous parlez en roulant un galet dans votre bouche.

— Comment se fait-il que vous laissiez votre porte grande ouverte ? demanda Fandorine en entrant dans le magasin, un vaste entrepôt encombré d’une multitude de caisses, boîtes et autres ballots. N’y aurait-il pas de voleurs à Splitstone ?

— Il y en a, et comment ! Seulement ils ne s’attaquent pas à Mel Scott. Parce qu’ils savent que je les dénicherais où qu’ils soient et que je les écorcherais vifs.

— Vous travaillez depuis longtemps pour l’agence ?

De la poche arrière de son pantalon, le boutiquier sortit une bouteille plate, probablement récupérée au saloon, et en but une longue gorgée.

— Cela fait maintenant vingt ans, mister Pinkerton et moi avons ensemble fait la chasse à la bande des frères James. C’était le bon temps. Maintenant je ne suis plus là qu’en réserve, et je reçois une paye réduite de moitié, cinquante dollars par mois, une misère. C’est pour ça que je tiens le magasin. Ici, tout ce que vous voyez est à vendre. Sauf ça. (Il tapota tendrement au garrot la tête de bison poussiéreuse accrochée au mur.) Il fut un temps où ce machin n’aurait pas valu plus d’un dollar, parce que des troupeaux considérables erraient par centaines à travers les plaines. Désormais, il n’y a plus un seul bison, on les a tous tués. Je peux vous le laisser pour quatre cents dollars, et encore uniquement parce qu’on est entre collègues. Vous le voulez ? Bon, à vous de voir.

Après s’être tourné vers Loukov, qui, resté à l’extérieur, ne pouvait entendre la conversation, Eraste Pétrovitch demanda :

— Et les frères célestins, ils s’approvisionnent aussi chez vous ?

Scott fit un clin d’śil malicieux :

— Je comprends où vous voulez en venir. Vous cherchez des informations gratis sur Dream Valley, pas vrai ? Eh bien, embauchez-moi comme assistant, vous pourrez me cuisiner autant que vous le voulez.

De nouveau, il colla sa bouche au goulot et but le whisky jusqu’à la dernière goutte. Il sortit une autre bouteille de sous son comptoir, l’ouvrit, puis s’arrêta brusquement, en proie à une hésitation.

— Minute.

Il saisit le fusil qui était appuyé contre le mur. Il s’approcha de la fenêtre et dirigea son arme vers le haut.

Eraste Pétrovitch suivit l’orientation du canon : visiblement, le « pink » visait de nouveau la cloche de la tour.

Le coup retentit sèchement. Sur le perron, Kouzma Kouzmitch sursauta, faisant tomber son panama.

— Raté, lâcha Scott avant de remettre la bouteille d’où elle venait. Ce qui veut dire que ça suffit pour aujourd’hui. Je connais mes limites. Bon, alors, qu’est-ce que je vous propose ? Tout d’abord, vous devez vous habiller normalement. Il vous faut des chapeaux à large bord pour ne pas être aveuglé par le soleil. Des bottes de cow-boy. Vous voyez, elles ont des bouts pointus pour pouvoir plus facilement enfiler les étriers. Vos pantalons vont être déchirés par les épines de cactus, il vous faut acheter des jeans. Vous avez également besoin d’une paire de couvertures en laine. De gourdes. D’une hache ou d’un coupe-choux…

Massa se tournait et se retournait déjà devant le miroir, essayant un immense chapeau sous lequel il disparaissait presque complètement. Les bottes lui avaient également tapé dans l’śil, avec leur cuir estampé, leurs rivets de cuivre et leurs énormes talons biseautés.

En revanche, les habits de bergers ne plaisaient guère à Fandorine. Pour monter à cheval il pouvait parfaitement utiliser son costume blanc taché de charbon. Et pour ne pas déchirer le pantalon, Eraste Pétrovitch fit l’acquisition de chaparajos, des jambières de cuir à lacets. Pour remplacer son haut-de-forme troué, il décida de prendre un très convenable casque en liège de fabrication britannique, dont on se demandait comment il avait échoué dans ce bric-à-brac.

— Pas possible ! Il y a bien dix ans que ce pot de chambre a atterri chez moi. Je pensais qu’on ne me l’achèterait jamais, se réjouit le maître des lieux. Un lord anglais a séjourné ici, à l’époque où l’on était encore en territoire indien. Il était venu chasser le bison. Les Shoshones l’ont scalpé. Vous voyez, à l’intérieur, il reste un peu de sang séché.

Fandorine changea d’avis. Il acheta un chapeau gris cendré : cela irait parfaitement avec son costume.

— On ne s’aventure pas dans les montagnes sans fusil. (Scott commença à ouvrir de longues boîtes, qu’il posa sur la table.) Lesquels préférez-vous ? Tenez, je peux vous recommander celui-ci. Un excellent fusil à plomb avec un barillet de quatre logements.

Tirant sur sa botte et pour cette raison sautant sur un pied, Massa dit :

— Remington. Calibre 50. Deux.

— Une arme sérieuse. Votre Chinois a bon goût.

— Il est japonais.

Ayant posé les deux fusils sur le comptoir, avec leurs cartouchières et leur réserve de munitions, Scott fit claquer son boulier et poursuivit :

— Maintenant, les revolvers. Puisque vous êtes russe, je vous propose un Smith & Wesson de calibre 44, dit « russian ». A double action, il a été fabriqué sur commande de votre grand-duc Alexis quand il est venu ici chasser le bison avec Buffalo Bill. Balle de plomb huilée, 246 grains, 23 grains de poudre noire. Crosse en gutta-percha, très commode.

— Je c-connais. Ce revolver fait partie de l’équipement de l’armée russe. C’est bon, donnez.

— Et pour votre Japonais deux autres ? demanda le marchand, voyant que Massa venait d’accrocher deux étuis à sa ceinture de cuir jaune.

— Hidari-no ho ni nunchaku-o, migi-ni wakizashi-o sasunda6, grommela-t-il pour lui-même, l’air satisfait.

— Non, lui n’a pas besoin de revolver, traduisit Eraste Pétrovitch.

L’achat le plus coûteux fut des jumelles Zeiss, avec grossissement dix-huit fois. Sur quoi, l’équipement fut terminé.

— Il ne reste plus qu’à vous procurer des chevaux, conclut Scott. Pour cela il faudra vous adresser à un ranch.

Se rappelant la proposition que lui avait faite miss Culligan, Fandorine demanda négligemment :

— Le ranch des Deux Lunes est loin d’ici ?

— Vous voulez faire affaire avec Cork Culligan ? fit Scott avec un hochement de tête approbateur. C’est une bonne idée. Le vieil homme a d’excellents chevaux, mais il va vous en demander un prix fou.

— On m’a p-promis un rabais.

Le domaine de Culligan n’était séparé de la ville que de trois milles, si bien qu’après avoir déposé leurs achats à l’hôtel Fandorine et son serviteur s’y rendirent à pied.

Au début, Massa marchait allègrement en faisant sonner ses éperons. Mais rapidement, il commença à trébucher à cause de ses hauts talons, indubitablement pratiques quand on allait à cheval, mais mal adaptés aux randonnées pédestres. Finalement, Eraste Pétrovitch laissa son serviteur clopiner derrière, et ce fut donc seul qu’il pénétra dans le ranch.

Le portail était curieux. Il était là, tout seul, sans palissade, comme une arche plantée au milieu d’un champ. Sur le côté un grand panneau : DOMAINE DE CORK CULLIGAN. ICI LES VOLEURS DE BÉTAIL SONT LIQUIDÉS SUR PLACE. Et pour plus de conviction, en dessous était maladroitement dessiné un arbre avec un pendu.

Sur la droite, on voyait un pâturage clôturé où paissaient un nombre impressionnant de vaches à longues cornes, apparemment ce même troupeau qui avait été ramené du Texas peu auparavant. Sur la gauche, on distinguait les silhouettes sombres de diverses constructions : des granges, des baraques, des entrepôts. La maison principale s’élevait au milieu. C’était une grande bâtisse de bois, revêtue de planches peintes en blanc. Elle s’efforçait autant qu’elle le pouvait de paraître majestueuse, ce qui expliquait les quatre colonnes ventrues sur le devant, la tourelle plantée au-dessus et les deux lions de pierre encadrant le perron. Mais comment aspirer à la grandeur quand tout est imprégné d’une odeur de fumier ? Apparemment, les habitants de Culligan House étaient insensibles à cette odeur si pénible pour un nez citadin. En tout cas, le corral se trouvait juste devant la façade.

Eraste Pétrovitch regarda les chevaux (des bêtes plus magnifiques les unes que les autres), observa l’un des cow-boys en train de dresser un étalon sauvage. A Moscou, l’ex-fonctionnaire chargé des missions spéciales était considéré comme assez bon cavalier, mais sur pareil mustang, il était à parier qu’il ne tiendrait pas en selle plus d’une demi-minute.

Pendant ce temps, les bergers de Culligan (ils étaient une vingtaine à traîner autour du corral) examinaient Fandorine sans bienveillance particulière, mais sans arrogance non plus. De toute évidence, l’une d’eux devait se trouver à la Tête d’Indien et avait raconté aux autres que le gommeux à la petite cravate savait se défendre.

Apparut Massa, portant par-dessus l’épaule ses bottes reliées par une mince corde. Chevauchant un splendide cheval, Ashleen Culligan avançait au pas à ses côtés. La jument morelle, qui avait déjà attiré l’attention de Fandorine un peu plus tôt en ville, ondulait avec coquetterie, lançant ses fines jambes d’un côté et de l’autre.

Derrière, à une dizaine de pas, Ted Rattler se balançait sur sa selle, plus sombre qu’une nuée d’orage. Sans un regard à Fandorine, il sauta à terre, lança ses rênes à l’un des bergers et se planta à l’écart. Il s’obligeait consciencieusement à ne pas regarder de ce côté, mais il ne serait parti pour rien au monde.

— Votre boy m’a dit que vous étiez ici ! cria de loin la demoiselle. Vous êtes venu chercher des chevaux, c’est ça ? Où tu vas comme ça, Selma, où tu vas ? dit-elle à sa jument qui s’était approchée d’Eraste Pétrovitch et lui tendait ses lèvres veloutées en hennissant tout doucement.

Il tapota la petite étoile blanche qu’elle avait sur le front :

— Tu es belle, tu es b-belle.

— C’est la première fois que je vois Selma se montrer familière avec un étranger, s’étonna Ashleen, sautant lestement de son cheval. Ma petite fille a bon goût. Bon, ça va, ça va, recule !

Elle éloigna la jument sur le point de poser son chanfrein sur l’épaule d’Eraste Pétrovitch, tandis que Massa disait, vindicatif :

— On a la fiancée qu’on peut.

Cette expression, il la connaissait pour l’avoir entendue plus d’une fois à son propos dans la bouche de son maître.

— J’aimerais acheter un cheval endurant, mais pas rétif, expliqua Fandorine. J’avoue que je ne suis pas un t-très bon cavalier. Rien à voir avec ces jeunes gaillards.

Au même moment, dans le corral, le dresseur s’écrasa par terre après une tentative manquée de grimper sur le mustang. Le coursier sauvage gratifia le cow-boy à terre d’un coup de sabot avant de le mordre à la tête.

— Je veux un poney. Vous avez des poneys ? demanda nerveusement Massa.

— Au ranch des Deux Lunes, il y a de tout. Eh, les gars, arrêtez de vous occuper de Kid, cria miss Culligan. Amenez l’alezane de trois ans que j’ai dressée la semaine dernière. Et pour le boy de mister Fandorine choisissez un bon poney texan. En tout et pour tout, y compris les selles, je ne vous prendrai que quatre-vingts dollars, dit-elle, s’adressant à Eraste Pétrovitch. Mais si papa vous pose la question dites cent vingt, d’accord. Venez, je vais vous le présenter.

— Heureux de voir enfin un vrai gentleman dans l’entourage de ma fille, cela change de la canaille qui tourne autour d’elle en permanence.

Mister Culligan ressemblait énormément à sa fille, sinon que tout ce qui chez elle paraissait charmant tournait chez lui au désavantage : ses yeux verts couleur de bouteille mal lavée, ses cheveux rouille plutôt que roux et les taches de son qui, sur son visage, donnaient une impression de saleté incrustée. La voix du « baron bestial » était vulgaire et retentissante, ses façons des plus primaires (par exemple, au tout début du repas, il n’hésita pas à se moucher dans sa serviette, puis ordonna à la servante de lui en apporter une autre). Toutefois, le vieil Irlandais faisait tout son possible pour être aimable avec son hôte.

— Vous êtes originaire d’où ?

— De Moscou.

La réponse n’étonna aucunement le marchand de bestiaux.

— Tiens donc. Je n’ai moi-même jamais eu l’occasion d’y aller, mais j’ai entendu dire qu’il y avait beaucoup de belles choses dans votre ville. A ce qu’il paraît, chez vous, même en juillet, les puits ne sont jamais à sec. C’est vrai ?

— C’est la stricte v-vérité, répondit Fandorine quelque peu étonné, tout en se coupant un petit morceau d’un énorme bifteck dégoulinant de sang.

La viande était de premier ordre, digne du meilleur restaurant, quoique un peu trop poivrée peut-être.

Culligan eut un clappement de lèvres admiratif à l’intention des puits russes.

— Pour le Texas, c’est exceptionnel.

— P-pourquoi parlez-vous du Texas ?

Il y eut une courte pause. Le maître de maison et son hôte se regardèrent d’un air perplexe. Le premier à saisir le malentendu fut Cork.

— Ah, vous n’êtes pas de la Moscou du Texas, mais de celle de l’Iowa, c’est ça ? J’avais complètement oublié son existence. J’ai jadis employé un tophand qui était natif de là-bas. C’était un as du lasso.

— Non, sir, je viens de la Moscou qui se trouve en Russie.

De celle-là, le papa de la perle rouge n’avait visiblement jamais entendu parler. Il remua légèrement ses puissantes mâchoires, l’air de réfléchir, puis jugeant que les bavardages mondains avaient assez duré, il passa au sujet qui l’intéressait.

— Vous travaillez pour le colonel ? Ou vous êtes simplement un de ses amis, et vous allez dans les montagnes chasser la chèvre sauvage ?

— Je travaille.

Eraste Pétrovitch repoussa son assiette et trempa ses lèvres dans son whisky soda, un délicieux breuvage au goût fumé, d’au moins vingt ans d’âge.

— Quelle est votre profession ?

— Ingénieur.

De toute façon, cela se saura, pensa Fandorine avant d’ajouter prudemment :

— Mais je suis ici pour une autre raison. Mister Star m’a demandé de faire la lumière s-sur les événements de Dream Valley. Vous avez certainement entendu dire qu’il s’y passait des choses étranges.

Le père et la fille échangèrent un regard.

— Il se raconte je ne sais quelles sottises, lâcha Culligan avec une indifférence feinte. A propos de bandits aux foulards noirs, de fantôme sans tête… Mais il ne faut pas croire les gens de là-bas. Les uns sont des païens, les autres des mécréants.

— Et vous n’êtes pas curieux de c-connaître la vérité ? Après tout, la vallée est votre propriété.

Cork plissa des yeux malicieux.

— Vous cherchez à me soutirer de l’argent ? Pas question. Je ne vous ai pas embauché. Si le colonel veut payer, c’est son affaire. T’as vu, Ash, le petit malin ? Il est prêt à toucher deux fois pour le même travail !

La jeune fille, il faut lui rendre cette justice, rougit légèrement, honteuse pour son papa.

— Ce n’est pas le genre de mister Fendorin.

Le paternel se contenta de balayer la remarque d’un geste, avec l’air de dire : moi, je connais les gens.

— Ecoutez-moi bien, poursuivit-il en baissant la voix. Si vous voulez vous faire de l’argent en plus, dites au colonel que vous avez remarqué à Dream Valley une certaine roche habituellement riche en argent ou en or. J’ignore les termes exacts, mais vous êtes ingénieur, vous devez vous y connaître. Et là, vous pourrez compter sur ma reconnaissance. Vous voyez où je veux en venir ?

Le marchand de bestiaux fixa son hôte dans l’attente de sa réponse.

Ce dernier, quant à lui, regardait Ashleen. Mais elle, qu’est-ce qu’elle en pensait ?

Pas l’ombre d’un trouble. Calmement assise, elle affichait un sourire radieux. Tel père, telle fille…

— Je le v-vois très bien. Vous voulez que mister Star paie plus cher pour la vallée. Vous avez besoin d’argent pour développer votre business. Mais je ne suis pas ingénieur des mines et je n’y connais rien en matière de gisements. Et d’un. Par ailleurs, je ne mens jamais par appât du gain. Et de deux.

Le maître des lieux regarda Fandorine sans rien dire pendant quelque temps, avec l’air de supputer quelque chose. Puis il prononça une phrase pas totalement claire :

— Voyez-vous, c’est très agréable d’avoir affaire à un homme honnête et suffisamment intelligent.

Cependant, l’on voyait que Cork avait désormais perdu tout intérêt pour son interlocuteur. Une minute ne s’était pas écoulée qu’il se levait et, prétextant une tâche urgente, quittait la salle à manger.

La servante voulut débarrasser les assiettes sales et servir le dessert, mais Ashleen la rembarra :

— Va-t’en, Sally ! Il n’y a rien à glaner ici.

Puis, à peine la porte se fut-elle refermée qu’avec une délicieuse spontanéité la jeune fille rapprocha sa chaise et, se penchant vers Fandorine jusqu’à toucher son visage, murmura :

— Quelle idiote je peux faire ! Dans le carrosse déjà vous aviez parlé de Dream Valley, mais ça m’est rentré par une oreille et sorti par l’autre. Tous ces bruits m’inquiètent terriblement. Je sais très bien pourquoi le colonel vous a envoyé ici. S’il est vrai qu’une bande s’est installée dans la vallée, plus personne n’achètera cette terre, même pour dix mille dollars. Et alors, je resterai indéfiniment vieille fille ! Mister Fendorin, mon cher ami, il est évident que vous êtes un homme intelligent et expérimenté. Aidez-moi ! Ne ruinez pas l’avenir d’une pauvre jeune fille ! Vous êtes un gentleman, un vrai, à cent pour cent ! Et pas seulement par vos manières, comme les autres, mais pour de bon !

Entre les demoiselles de la ville très collet monté et Ashleen Culligan il y avait un abîme. C’était la deuxième ou la troisième fois que celle-ci discutait avec Eraste Pétrovitch, et elle se comportait comme s’ils étaient amis depuis des années. Elle murmurait si près de son oreille qu’une de ses boucles rousses chatouilla la joue de Fandorine, mais il ne recula pas. Et pas seulement parce que c’eût été impoli.

— Moi, je sais ce qui se trame là-bas, dit-elle en se tournant de temps à autre vers la porte. Les Russes et les mormons font semblant de ne pas pouvoir se supporter, mais en fait ils sont de mèche. J’en suis sûre ! Ils font exprès de faire courir des bruits alarmants pour que papa baisse le fermage. Or, soit dit en passant, il s’agit légalement de mon argent. C’est vrai que ce n’est pas énorme : deux mille dollars par an en tout et pour tout. Mais papa ne me donne rien d’autre, il dépense tout pour le business. (Ashleen pressa sa main sur sa poitrine.) Si les fermiers ont raison, c’est un vrai drame… Ils vont prendre leurs jambes à leur cou et quitter la vallée, et essayez donc après d’en attirer de nouveaux. Qui peut s’intéresser à Dream Valley ? Des prés et des pâturages, il n’y a que ça ici, c’est partout de la prairie. Or la terre, à part les mormons et les Russes, personne ne la cultive dans ces contrées. Et moi, alors, il faut que je porte les robes des années précédentes, c’est ça ? Mon cher mister Fendorin, promettez-moi une chose !

Elle serra le poignet d’Eraste Pétrovitch de ses doigts brûlants.

— Si les mormons sont de connivence avec les Russes, vous ne jouerez pas leur jeu, vous les démasquerez. Le prix de Dream Valley ne doit pas baisser !

Quatre pouces tout au plus le séparaient du visage enflammé d’Ashleen. Eraste Pétrovitch huma l’odeur de sa peau virginale et baissa les yeux. Mais ce fut pis encore.

D’en haut, à travers le col déboutonné de sa chemise, s’offrait une vue merveilleuse sur la poitrine soulevée par l’émotion de la jeune fille. Plus tôt, dans le carrosse, il n’avait pas osé plonger dans le décolleté de la demoiselle, c’est donc seulement maintenant qu’il découvrait ce phénomène naturel fascinant : la poitrine d’Ashleen ne présentait pas une seule tache de rousseur et était d’un blanc laiteux, ainsi qu’on l’observait généralement chez les blondes mais pratiquement jamais chez les rousses.

— Donnez-moi votre parole que vous ne jouerez pas contre moi, murmura-t-elle, ses lèvres entrouvertes tremblant légèrement.

En d’autres circonstances, Fandorine se serait dit : cette fille cherche à se faire embrasser. Mais il avait parfaitement compris que c’était pour sa dot qu’elle faisait tous ces efforts. Elle voulait se marier avec ce Ted qui rampait à ses pieds.

— Parole d’honneur, dit Eraste Pétrovitch – et il se leva.

Un rayon de lumière dans le royaume des ténèbres

Ils passèrent la nuit à Splitstone et se mirent en route tôt le matin.

A quelques miles de la bourgade, la plaine butait contre les rochers. Peu élevés au début, ils s’empilaient de plus en plus haut à mesure que l’on avançait pour finir par rejoindre la crête de la montagne avec ses cimes pointues et dentelées.

L’étroite passe de Bottle Neck, le Goulot de Bouteille, faisait penser à une fissure dans un mur de pierre. Les fermiers n’avaient pas pu (ou pas voulu) pratiquer de chemin à travers l’étroit défilé, de sorte que l’on ne pouvait se déplacer à cet endroit qu’à pied ou à cheval. Kouzma Kouzmitch avait chargé tous ses achats sur deux mules qu’il menait par la bride. Fandorine marchait à côté de la jument rousse (une excellente bête, effectivement très accommodante). Massa trottinait derrière sur un poney ventru et pelucheux, émettant un son mélodique lorsque ses imposants éperons heurtaient une pierre.

A mi-parcours eut lieu un petit incident. Une des mules glissa, manqua tomber, et son chargement se renversa par terre : un nouveau soc pour la charrue et un sac de toile. Le soc n’eut aucun dommage, mais le sac s’ouvrit et tout un bric-à-brac s’en déversa : de la vaisselle en étain, des livres, des chiffons, parmi lesquels brillait quelque chose d’un rouge recherché avec un reflet doré.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Massa.

— Un livre, répondit Loukov, s’empressant de bourrer tous les objets dans le sac. L’auteur s’appelle Tchekhov. Apparemment, un nouvel écrivain. Evdokia l’a commandé car, le trimestre dernier, c’est elle qui a remporté la palme pour le nombre d’heures de travail. Elle a donc droit à une récompense de la part du conseil.

— Non, ça.

Le Japonais tira sur l’objet intrigant qui avait déjà été remis dans le sac. Il s’agissait d’un corsage rouge avec des rubans noirs, bientôt suivi par des pantalons roses en dentelle.

Le président reprit à Massa les dessous féminins et les cacha tout au fond du sac.

— C’est pour les gamins. Les femmes les recoupent pour en faire des robes de poupées. Les enfants sont notre avenir, rien n’est trop beau pour eux.

— Des robes de poupées ? Avec du linge fin venu de P-paris ?

Kouzma Kouzmitch leva ses petits yeux bleus sur Fandorine et dit d’un air candide :

— Oh, vous savez, je n’y connais rien dans ces choses-là. J’ai demandé à mister Scott de faire venir n’importe quoi pourvu que ce soit en soie, impérativement avec des rubans et le plus bariolé possible. Peut-être qu’ils n’avaient rien d’autre là-bas. Ou qu’il a voulu se moquer de nous. Vous l’avez vu, c’est un homme grossier et sarcastique.

Eraste Pétrovitch ne répondit rien. Après tout, ce n’était pas son affaire.

Et maintenant, il n’y avait plus qu’à repartir.

Dream Valley s’ouvrit d’un coup, sans prévenir. Au détour d’un rocher d’un triste gris, l’espace se déploya brusquement comme un gigantesque éventail vert. La coupe ovale que formait la vallée était de toutes parts entourée de montagnes peu élevées, aux versants entièrement couverts de sapins. En divers endroits, les parois de la coupe étaient traversées d’étroits canyons où, tels des fils d’argent, miroitaient des torrents ; au fond, les bandes jaunes et orange des champs alternaient avec les carrés vert clair des prés et les taches vert foncé des bosquets. D’une extrémité à l’autre, la vallée devait être longue d’environ cinq kilomètres.

— La voilà, notre terre nourricière ! s’exclama Loukov avec ferveur. Là où vous voyez le seigle et les prés, c’est notre moitié. Entièrement aménagée par nous, arrosée de nos larmes et de notre sueur. Un paradis terrestre. Un rayon de lumière dans le royaume des ténèbres7. Et sur la droite, où il y a du blé et du maïs, ce sont les célestins. Le trait au milieu, vous le voyez ? C’est la haie qui marque la frontière.

— Tlès beau, fit Massa, admiratif. Si on plantait du liz, ce selait encole plus beau. Comme un miloil sous le soleil.

Du col, partait un vrai chemin, et même deux : pavé, pour celui qui partait vers la droite, alors que celui qui menait vers la gauche était en simple terre battue, amoureusement planté de sapins toutefois. L’on suivit ce dernier environ un quart d’heure, et là, apparut une arche en bois avec cette inscription en lettres surajoutées :

Collective Farm « Luch Sveta »8

— C’est en quel honneur ? demanda avec méfiance Eraste Pétrovitch en montrant les guirlandes de fleurs et les drapeaux russes qui ornaient l’ouvrage d’architecture.

Il craignait que les communards n’aient manigancé quelque cérémonie pour accueillir leur supposé libérateur.

Grâce à Dieu, il n’en était rien.

— C’est fête aujourd’hui, expliqua Kouzma Kouzmitch avec un geste d’invite. Vous avez choisi une date célèbre pour nous faire le plaisir de votre venue. Pour les Américains, nous sommes le 7 septembre, mais d’après notre calendrier russe, c’est aujourd’hui le 26 août, jour de Borodino. Il y aura un banquet, des chants et des danses. Comment pourrait-on ne pas fêter le triomphe de l’armée russe ?

Effectivement, une légère brise apportait les sons lointains d’une musique mêlant trompette, harmonica et violon. Fandorine crut reconnaître la marche du régiment Préobrajenski, un morceau inattendu dans le répertoire d’émigrés partisans de la non-violence.

Le président fit passer ses hôtes devant des maisons jumelles toutes décorées en expliquant fièrement :

— Ici, c’est le potager d’enfants, où l’on élève les petits. Tous nos bambins sont ensemble, comme des petits radis sur une plate-bande, c’est pourquoi l’on parle de potager. La tyrannie familiale n’a pas sa place ici, c’est la totale égalité de tous. Autant d’adultes, autant de parents. Vous voyez, là-bas, c’est l’école. Chez nous, garçons et filles étudient ensemble. Ici, c’est le conseil. Là, ce sont les deux dortoirs pour les hommes.

Derrière un grand bâtiment dont la pancarte indiquait « Maison des Loisirs » retentit un chant. Dans une parfaite harmonie, le chśur, où l’on pouvait distinguer des voix d’hommes, de femmes et d’enfants, entonna La Trique, un célèbre chant des bateliers de la Volga.

— Toute la communauté est réunie pour la fête, expliqua le président. Venez, je vous en prie. Il va y avoir de la joie !

Massa resta à desseller sa monture, tandis qu’Eraste Pétrovitch suivait Loukov.

Sur la petite place, autour de tables disposées en fer à cheval, étaient assises plusieurs dizaines de personnes : à première vue, des paysans russes ordinaires, si ce n’était qu’ils s’étaient faits beaux pour cette occasion solennelle. Les femmes portaient des foulards blancs et des robes à fleurs, les hommes étaient tous barbus et avaient les cheveux coupés au bol. Toutefois, après un examen plus attentif, ces paysans étaient un peu étranges. Beaucoup portaient des lunettes ou des pince-nez, et les visages prédominants étaient fins et délicats, autant de signes qui, en Russie, permettaient de distinguer avec certitude un intellectuel, fût-il habillé des pieds à la tête comme un moujik.

La chanson s’interrompit au milieu du refrain et tous se tournèrent vers le président et l’inconnu en costume sale et chapeau de cow-boy qui l’accompagnait.

— Mes chers frères et sśurs, voici celui que nous attendions ! Je vous demande de l’accueillir comme il se doit ! Eraste Pétrovitch Fandorine, notre compatriote. Notre bienfaiteur Mavriki Christophorovitch nous l’envoie pour nous aider et nous protéger. Je vous prie, cher hôte, de prendre place à table. Restaurez-vous, reposez-vous. Evdokia va prendre soin de vous.

Pivotant sur elle-même, une bossue remarquable d’agilité (vu son nom, il s’agissait de la femme qui avait reçu la palme du nombre d’heures travaillées) installa Fandorine au milieu de la table centrale et disposa aussitôt sur son assiette des petits pâtés en croûte, de la choucroute, des pelmenis9, et lui servit une chope de kvas. Depuis des années qu’il était en exil, Eraste Pétrovitch avait oublié toutes ces merveilleuses nourritures et c’est à peine s’il eut la patience d’attendre qu’Evdokia saisisse la cruche et lui verse de l’eau sur les mains. Il s’essuya à une serviette de lin ornée de coqs brodés et put dès lors faire honneur à la table.

On servit également du cochon de lait avec une sauce au raifort, du veau en gelée, de la soupe froide à l’oseille et aux orties, tout cela pas moins bien préparé que dans la meilleure taverne du vieux Moscou.

Assis près de Fandorine, Massa lorgna du côté de la corbeille pleine de craquelins aux graines de pavot dont il raffolait. Il les approcha de lui et en engloutit dix d’un coup, après quoi il se renversa contre le dossier de sa chaise et commença à lancer des śillades en direction des dames.

Elles étaient infiniment moins nombreuses que les hommes. Les plus âgées devaient avoir la cinquantaine, mais il y en avait aussi de très jeunes.

— Oh, comme elle est mignonne ! dit le valet de chambre en japonais.

Mais Eraste Pétrovitch n’avait pas attendu Massa pour remarquer la ravissante jeune fille au foulard rouge. Il était difficile de ne pas y attarder son regard. Un visage frais et animé, un rire argentin, des yeux noirs rayonnants… Au milieu de ces communardes aux faces de carême, cette jeune beauté était telle une fleur éclatante dans un pré d’herbe flétrie. A sa gauche, était assis Loukov.

D’une voix sonore qui portait loin, la charmante s’exclama :

— Oh, Kouzma, tu ne sais pas ce qui m’est arrivé aujourd’hui ! C’est terrible !

Tous les membres de la communauté, indépendamment de leur âge, se tutoyaient les uns les autres comme les membres d’une même famille. Fandorine l’avait déjà remarqué et ne s’en étonna donc pas. Autre chose, en revanche, le stupéfia : la réaction de Kouzma Kouzmitch. Il poussa un cri et porta la main à son cśur.

— Quoi donc, ma petite Nastia ?! Parle, rassure-moi !

Il n’y avait rien de feint dans cette réaction, elle était sincère.

Les joues roses d’excitation, Nastia se tourna en riant vers ses autres voisins (elle n’était entourée que d’hommes) :

— Je vous ai déjà raconté l’histoire cent fois. Cela ne fait rien ?

Tous d’une seule voix lui assurèrent qu’ils écouteraient de nouveau son récit avec plaisir. Et comment donc ! Avec une voix et un minois aussi délicieux, elle aurait tout aussi bien pu réciter la table de multiplication ; l’admiration du sexe opposé lui était acquise quoi qu’elle dît.

— De nouveau, je les ai vus ! Les Foulards noirs !

— Qu’est-ce que tu dis là ?! s’écria Loukov, levant les mains en l’air. Comment ça ? Où ? Ils ne t’ont rien fait, au moins ?!

— Ne m’interromps pas. (Telle une gamine capricieuse, la jeune fille donna une tape sur la main du président.) C’était ce matin, alors que j’allais cueillir des fleurs près du ruisseau. Tout d’un coup, je sens comme un froid dans le dos. Je me retourne, et je vois qu’on me regarde depuis les buissons de l’autre côté. Deux hommes ! Les visages noirs ! J’ai eu vite fait de décamper ! J’ai couru comme une folle jusqu’au village, j’en ai même perdu une chaussure, une jolie chaussure en maroquin, de celles que tu m’as rapportées la dernière fois que tu es allé au district. Heureusement, Michenka n’a pas hésité à aller me la rechercher.

Sans retirer sa main de celle de Kouzma Kouzmitch, elle caressa l’épaule du garçon assis à sa droite tout en regardant dans une autre direction.

— C’est moi qu’elle regarde, murmura Massa en offrant son profil à la jeune beauté afin qu’elle puisse l’admirer à son aise.

Ce n’est pas toi, c’est moi, faillit dire Eraste Pétrovitch, mais il se retint.

— Voyez-moi ça, ce matin elle cueillait des fleurs, bougonna une femme assise non loin. On était toutes aux champs en train de trimer, et Nastia, elle, pendant ce temps, elle se la coulait douce.

Un vieux communard vêtu d’un uniforme antédiluvien avec des épaulettes d’enseigne et la médaille de la « Conquête de la Tchétchénie et du Daguestan », se leva pour porter un toast.

— Chers camarades ! En ce jour du quatre-vingt-deuxième anniversaire de la bataille de Borodino, je veux lever ce verre d’hydromel à la gloire de l’armée russe ! Les Américains n’ont jamais vaincu personne à part les malheureux Mexicains, alors que avons battu Napoléon en personne ! A notre glorieuse patrie !

Puis, d’une voix chevrotante, il entonna : « Retentis, tonnerre de la victoire, réjouis-toi, brave Russie !10 »

Beaucoup le suivirent avec ferveur, mais pas tous.

Par exemple, la bossue, qui ne s’était pas assise un seul instant, veillant à ce que les assiettes de Fandorine et de Massa ne soient jamais vides. Non seulement elle s’abstint de chanter mais elle lâcha d’un ton caustique :

— Borodino, c’était il y a des lustres. Il serait temps de vaincre quelqu’un d’autre, sinon cela commence à être gênant.

C’est la fervente lectrice de Tchekhov, se rappela Fandorine en regardant son visage intelligent aux lèvres fines.

— P-pardon, mais que faites-vous de la campagne de Turquie ?

— C’est un borgne qui a vaincu un aveugle, et qui lui-même a fini par perdre la vue.

Etant du même avis en ce qui concernait la guerre des Balkans, Eraste Pétrovitch ne contesta pas.

— Mangez, mangez, insistait Evdokia. C’est moi qui ai préparé tous les plats. Je suis une sorte d’Olivier ici. J’ai lu qu’il y avait un restaurant célèbre à Moscou qui portait ce nom. On y mange bien ?

— Avant, oui. Mais ces dernières années, on y vient moins pour manger que pour… (Eraste Pétrovitch, gêné, chercha le mot adéquat.) Prendre du bon temps. Maintenant, il y a des cabinets privés au-dessus du restaurant.

— C’est une bonne combinaison, dit en riant Evdokia, manifestement peu encline à la pruderie. On attire les hommes avec le plumage, mais on les retient avec la bonne chère. Je l’ai toujours su, c’est pour cela que j’ai appris à cuisiner. Jusqu’à ce que notre Nastia ait l’âge (elle fit un signe de tête en direction de la jeune beauté au foulard rouge), c’était moi qui avais le plus de maris.

Là, la discussion qui commençait à être intéressante s’interrompit, car une grosse dame en blouse brodée de paysanne et pince-nez vint s’asseoir près de Fandorine.

— Vous-même, de quel Etat vous êtes-t’y ? demanda-t-elle, imitant de façon assez peu convaincante le parler populaire.

— Je suis de Boston.

— Et là-bas, y a-t’y beaucoup des nôtres ?

— Des Russes ? Pratiquement aucun.

— C’est donc que vous vivez au milieu des Américains, dit-elle avec un soupir désolé. Et y a longtemps que vous avez quitté le pays ?

— Cela va faire quatre ans. Mais je fais un tour en Russie de temps à autre.

La grosse femme s’anima.

— C’est comment là-bas, l’horreur ? La faim, la pauvreté ?

Eraste Pétrovitch était pessimiste quant à l’état des choses dans sa patrie, mais il n’eut pas envie de faire plaisir à son interlocutrice.

— Pourquoi donc ? Les journaux disent que l’industrie se développe, que le rouble se renforce. La pauvreté demeure, mais c’en est fini de la famine.

— Et vous le croyez ? C’est de la propagande, fit la dame avec une grimace de mépris. Croyez-vous qu’en Russie de simples paysans comme nous puissent se permettre un tel festin ? (Elle indiqua la table d’un geste circulaire et acheva sur un ton sans réplique :) C’est l’enfer là-bas, et chez nous, c’est le paradis. Un paradis construit de ces mains-là.

Après avoir exhibé à Eraste Pétrovitch et Massa ses doigts boudinés, la matrone s’éloigna fièrement.

— Kanojo mo wakuru naï na11, commenta le Japonais en clappant de la langue.

— Votre Chinois a dit qu’elle était idiote ? demanda Evdokia avec un sourire. Bien sûr, Lipotchka n’a pas inventé la poudre à canon, mais elle dit la vérité. Ici, c’est un vrai paradis. Particulièrement pour les gens comme moi.

Massa poussa un soupir.

— Je suis japonais.

Quant à Fandorine, il demanda :

— P-pour des gens comme vous ? Que voulez-vous dire, Evdokia… pardonnez-moi, j’ignore votre patronyme.

— Appelez-moi simplement par mon diminutif, Dacha. Ici, on ne fait pas de chichis… Vous êtes un vrai chevalier. Vous faites comme si vous n’aviez pas compris. Je faisais allusion à ma bosse. (Lançant en arrière son bras démesurément long, elle se tapa sur le dos et éclata d’un rire sans amertume.) Il faut dire que, contrairement aux autres filles et garçons, je ne suis pas venue ici pour l’égalité et la fraternité. Mais pour ma satisfaction en tant que femme. Et je ne me suis pas trompée. Chez nous, je n’aurais eu ni mari, ni enfants, ni travail. Mon seul avenir, c’était le couvent. Mais quand on ne croit pas en Dieu, cela a quelque chose de méprisable. Ici, par contre, j’ai plusieurs maris et j’ai mis au monde des enfants, et même quatre. Au début, les hommes venaient me voir par charité. Parce que, sur l’île de la justice, il ne doit pas y avoir d’offensés. Ensuite ils se sont habitués et sont restés. Je fais bien la cuisine, je sais écouter et, au besoin, consoler. Il n’y a rien de plus important pour les hommes.

— Ainsi aucune ombre ne vient t-ternir votre existence ?

Eraste Pétrovitch jeta un regard en biais du côté de Nastia en train de rire aux éclats.

L’ayant parfaitement compris, Dacha répondit :

— Vous voulez parler de Nastia ? Une ravissante gamine. Et pas sotte du tout. Elle a compris qu’avec un physique pareil on pouvait s’abstenir de travailler. La moitié des hommes sont fous d’elle, particulièrement les plus vieux, comme Kouzma. Elle m’a piqué deux maris, mais j’en ai quand même gardé trois. Et quant aux deux premiers, ils reviendront, j’en suis sûre. Cette jolie libellule ne s’éternisera pas ici. Elle se languit, s’ennuie. Elle veut voler vers d’autres horizons, mais n’arrive pas encore à se décider. Il y a de quoi avoir peur quand on n’a jamais rien vu d’autre que la Vallée du Rêve.

Eraste Pétrovitch appréciait la façon dont cette femme s’exprimait – calmement et sans méchanceté.

— Quoique, si les choses continuent à ce train-là, il ne restera plus aucun de nous ici, ajouta tristement la bossue. Les méchants à muselière noire briseront notre rêve…

Ce n’est qu’après le repas, au conseil, que l’on parla de l’affaire. A part le président, prirent part à la discussion deux autres membres parmi les plus âgés de la communauté : l’enseigne dont il a été question précédemment et un homme sécot portant des lunettes noires, qui expliqua d’emblée que sa vue avait souffert de son séjour dans un cachot sans lumière, où il avait été jeté à cause de ses convictions.

Fandorine n’entendit rien de nouveau de la part de ce trio, sinon des plaintes et des lamentations. Certes, on lui promit l’aide dont il aurait besoin, hormis toute participation à des actions violentes.

Suivit l’interrogatoire des témoins. Il n’en sortit, hélas, quasiment rien.

Nastia ne trouva rien à ajouter à son récit.

Kharitocha, le berger dont le troupeau avait été décimé, n’avait pas eu le temps de distinguer grand-chose. Il avait vu des cavaliers avec des bandages ou des foulards noirs sur le visage. Les bandits criaient des paroles incompréhensibles, tiraient des coups de feu dans tous les sens. Il avait pris peur et s’était enfui. Même à la question la plus simple (n’apercevait-on pas des barbes sous les foulards des brigands ?), le garçon peina à répondre.

Eraste Pétrovitch se rendit sur le lieu du massacre, seul, dans la mesure où aucun des communards n’avait accepté de dépasser une limite signalée par un pieu surmonté d’un crâne. Dans le pré, gisaient ici et là des cadavres de moutons au-dessus desquels tournoyaient des nuées de mouches. Tout en se pinçant le nez à cause de l’horrible odeur, Fandorine entreprit d’extraire quelques balles fichées dans les arbres. Des balles sans rien de particulier : de fusils, de carabines, de revolvers. Bon, en tout cas, une chose était sûre, cette histoire d’attaque n’était pas une invention.

Ensuite, il examina les deux crânes. Il ne découvrit là non plus rien qui pût lui être utile. Le premier présentait un impact de balle dans la zone sincipitale. Quelqu’un avait tiré de derrière et d’en haut à une distance très rapprochée. De toute évidence, depuis son embuscade, derrière un arbre ou un rocher. Cela s’était produit une quinzaine d’années plus tôt, sinon une vingtaine. Le second crâne était encore plus vieux. Sans altération autre qu’une trace de couteau sur le dessus. On l’avait sans doute scalpé, mais en appuyant le couteau plus fort que nécessaire.

Dans ce coin, les sentiers de montagne devaient regorger d’ossements humains datant de l’époque des Indiens.

Sur le territoire qui auparavant appartenait à la commune et qui avait désormais été annexé par les Foulards noirs, Fandorine découvrit de nombreuses traces de chevaux. Toutefois, elles ne le menèrent pas loin. Seulement jusqu’aux rochers. A partir de là, les sabots ne laissaient pas d’empreinte sur la pierre nue. Pour suivre une telle piste, il fallait posséder une expérience dont était privé l’homme de la ville qu’était Fandorine.

Il faisait déjà nuit quand il rentra au village. Les communards, rassemblés en un groupe compact, attendaient ce qu’allait raconter le spécialiste.

Mais Eraste Pétrovitch ne leur raconta rien. Il ordonna à Massa d’atteler et, sans un mot, monta en selle.

— Où partez-vous à la nuit tombée ? ne put s’empêcher de demander Kouzma Kouzmitch.

— Je vais faire un t-tour. Pour vérifier mon hypothèse numéro un.

Blanche-Neige et les sept nains

L’hypothèse numéro un était pour l’instant la seule. Et, selon Eraste Pétrovitch, la plus logique.

Dans un espace clos cohabitent deux voisins dont les relations sont tellement mauvaises qu’ils se sont séparés l’un de l’autre par une barrière. Les communards sont des gens pacifiques et accommodants, tandis que les mormons exilés sont, d’après les récits, des gens belliqueux et vindicatifs. Ils ne font pas de quartier avec les étrangers et savent parfaitement manier les armes.

Concernant les célestins, voici ce que Fandorine avait pu apprendre.

L’apôtre Moroni et six de ses frères avaient quitté l’Utah, ancien bastion de leur antique religion, quand les pères de l’Eglise mormone avaient vacillé sous la pression des autorités et commencé à se demander si la communauté ne devait pas rompre avec la polygamie. En 1890, le quatrième président de l’Eglise, Wilford Woodruff, avait publié un manifeste interdisant aux mormons d’avoir plus d’une femme, et les célestins avaient cessé définitivement toute relation avec leurs anciens coreligionnaires.

Leur société était encore plus coupée du monde extérieur que le Rayon de Lumière. Ils ne laissaient personne pénétrer sur leur territoire. En chemin, Kouzma Kouzmitch avait raconté que Moroni avait mis le « chef de la police » de Splitstone devant le choix suivant : qu’il pointe son nez, et il serait abattu sur place ; qu’il se tienne à distance et il recevrait cent dollars par mois. Etant donné que cette somme équivalait à deux fois son salaire, le marshal avait bien volontiers accepté (qu’attendre d’autre de ce héros au nez rubicond ?). Il déclara que la question de la juridiction de Dream Valley était litigieuse. Il n’était d’ailleurs pas certain que la vallée fît partie du district dont il avait la responsabilité. Tant que ce litige ne serait pas tranché par les autorités compétentes, il n’aurait rien à faire là-bas. Par la même occasion, il déclina toute responsabilité pour ce qui pourrait également se passer dans la partie russe, ce qui se révéla très utile par la suite, quand la bande de brigands fit son apparition.

Ainsi, personne ne touchait aux célestins, personne ne les empêchait de vivre selon leurs coutumes.

Chacun des frères avait plusieurs femmes, le chef en ayant à lui seul pas loin d’une douzaine. Les familles avaient de dix à vingt enfants. Dans la population adulte, l’équilibre entre hommes et femmes était maintenu grâce au fait que, une fois atteinte la majorité, seul le fils aîné avait le droit de rester à la maison. On le mariait, généralement à deux femmes à la fois : des cousines. Les autres fils étaient « envoyés dans le monde » et ne pouvaient revenir que s’ils ramenaient avec eux au moins deux jeunes filles nouvellement converties, appelées « tourterelles ».

Les célestins étaient riches. Ils n’admettaient aucun livre hors l’Ancien Testament. Ils étaient travailleurs. Très superstitieux. Excellents cavaliers. Ils portaient des chapeaux particuliers avec une haute calotte en pointe, pour que leurs pensées se dirigent vers le haut, en direction du ciel. Les hommes ne se rasaient que la moustache, mais ne touchaient pas à leurs poils de barbe, car y résidait toute leur sainteté.

Ayant entendu parler de la bande des Foulards noirs, dont personne n’avait jamais vu les visages, les barbus avaient décidé de tirer parti de la situation. Une ruse cousue de fil blanc. Il n’était même pas nécessaire de recourir au bon vieux principe du « cherche à qui profite le crime ». Il n’y avait tout simplement pas d’autres suspects. Quant à la minable histoire du fantôme sans tête, elle avait sûrement été inventée par ces mêmes célestins. Dans leur esprit indigent, ce subterfuge enfantin devait brouiller les pistes et donner l’impression qu’eux-mêmes étaient victimes.

Hélas, dans l’Ouest américain tout est primitif, même les desseins criminels, se dit Eraste Pétrovitch.

Il lui fallait sans délai, dès le soir même, mettre un point final à cette histoire idiote. Il pourrait alors rentrer et poursuivre son travail sur le perfectionnement du frein d’arrêt…

Les pensées de Fandorine prirent une direction plus intéressante. La vraie vie était là-bas, dans le laboratoire de génie mécanique du Massachusetts Institute of Technology, où se forgeait l’avenir de l’humanité, un avenir radieux, fondé sur la raison. Face à cela, les mystères à quatre sous de Dream Valley n’étaient qu’absurdités.

La jument rousse avançait à pas réguliers, flottant sans bruit au-dessus de la nappe de brouillard qui couvrait l’herbe. Ses sabots étaient enveloppés de chiffons pour ne pas faire de bruit. Le camouflage par contre laissait à désirer. A la lumière du jour, le costume blanc sali pouvait ne pas paraître blanc, mais dans l’obscurité il ressortait très distinctement.

En revanche, il était impossible de voir ni d’entendre Massa. Il restait caché à distance, protégeant les arrières. Il avait laissé au village ses bottes à éperons et mis à la place des chaussettes russes et des laptis, chaussures tressées en écorce de bouleau prêtées par Kouzma Kouzmitch. Il ne suivait pas le sentier et restait dans l’ombre.

Pendant environ un quart d’heure, Eraste Pétrovitch suivit au pas la clôture en bois qui séparait la vallée en deux, dans l’espoir de trouver un passage. Il commença à envisager de sauter la barrière et retira même son fusil de l’étui fixé à la selle, afin de ne pas risquer de blesser son cheval en franchissant l’obstacle.

Soudain, un étrange bruissement se fit entendre, une chose longue et fine fendit l’air et, avant même que le cavalier ait compris de quoi il retournait, un nśud de corde lui tomba sur les épaules. L’instant suivant, Fandorine était sauvagement arraché de sa selle.

Le Remington alla voltiger dans un cliquetis métallique. Eraste Pétrovitch avait jadis appris l’art de tomber en douceur, mais, faute d’entraînement, il avait perdu les réflexes. Il n’eut pas le temps de bien contracter certains muscles tout en relâchant les autres comme il l’aurait fallu, et il atterrit si lourdement que ses oreilles se mirent à tinter avec fureur. D’ailleurs, un homme qui n’aurait pas du tout appris à tomber se serait sans doute brisé le cou après une telle voltige.

Si, à cause de l’ignoble bruit qui résonnait dans sa tête, Eraste Pétrovitch resta sourd quelques secondes, il distingua en revanche parfaitement les deux taches sombres apparues de l’autre côté de la clôture. Un arbre craqua, et les taches se muèrent en ombres furtives.

Fandorine restait allongé, immobile, le bras retourné dans une position anormale, comme quelqu’un qui gît sans connaissance. Pourvu seulement que Massa ne se précipite pas à son secours. Mais il ne le ferait pas, c’était un homme d’expérience.

A en juger par les mouvements et les voix, les gens qui s’approchaient prudemment d’Eraste Pétrovitch étaient très jeunes.

— Qu’est-ce que t’en penses, on le descend ? demanda le premier d’une voix tendue aux accents enfantins.

Le deuxième ne répondit pas tout de suite.

— Tu as la balle d’argent ?

— Evidemment, qu’est-ce que tu crois ?

Ils se tenaient à environ trois pas, comme s’ils hésitaient à venir plus près.

— Attends un peu. (Bruit d’un flacon qu’on débouche.) On va d’abord l’asperger d’eau bénite.

Des gouttelettes froides arrosèrent Eraste Pétrovitch. C’était quoi, cette comédie ?

Les deux garçons (ils ne devaient pas avoir plus de vingt ans) marmonnèrent en chśur une prière :

— … Et ne nous soumets pas à la tentation, mais délivre-nous du Mal. Amen.

— Et la tête, il en a une ? demanda le premier en reniflant.

— Oui, on dirait qu’il en avait une… Quoique avec ces suppôts de Satan, on ne sait jamais… Tu l’as vu flotter au-dessus du sol ? C’était comme s’il volait. Brrr !

— Je vais toucher… (Il frappa la tête de l’homme à terre avec le canon de son fusil.) Il a une tête !

Bon, cela commençait à bien faire.

De là où il était, sans se lever, Eraste Pétrovitch réalisa un double fauchage. Ses jambes se mirent à décrire des cercles, telles des aiguilles folles sur le cadran d’une horloge, et l’un de ses agresseurs s’écroula en arrière avec un hurlement. Pour ce qui est du second, Fandorine se souleva légèrement, l’attrapa de la main gauche par la ceinture et le tira à lui, en même temps qu’il lui plantait son poing droit à la racine du nez. Après quoi, il ne resta plus qu’à se tourner vers le premier, et avant qu’il ne reprenne ses sens, lui assener un léger coup sur les vertèbres cervicales.

Et voilà, les deux oiseaux étaient maintenant paisiblement allongés l’un à côté de l’autre.

S’ébrouant, Fandorine se leva. Il arracha avec fureur le lasso qui entourait ses épaules et l’envoya promener.

— Massa, que diable, où es-tu ? Qu’est-ce que tu fiches là-bas ?

Le Japonais sortit lentement de l’obscurité, tenant la jument rousse par la bride.

— On peut dire que tu me couvres bien ! rugit Eraste Pétrovitch, frottant son coude meurtri dans la chute. Et si ce n’était pas un lasso qu’ils avaient envoyé ? S’ils m’avaient tiré dessus de deux fusils à la fois ? Qu’est-ce qui se serait passé ?

— Je vous aurais vengé sans pitié, maître, répondit avec insouciance l’indigne assistant. Regardons plutôt qui sont ces gens. Ce sera intéressant.

Pendant que Fandorine sortait sa lampe d’une des poches de sa selle, Massa ligota rapidement les deux prisonniers puis les retourna sur le dos.

Ils ne portaient pas de foulards noirs, telle fut la première chose que remarqua, non sans une certaine déception, Fandorine, quand le rayon électrique éclaira les visages des deux brigands. Comme supposé, il s’agissait de vrais gamins. L’un avait sur les joues et le menton un long duvet ridicule rappelant celui des canards. Les poils du second étaient plus drus et plus longs, mais encore très rares.

— Mais où sont donc leurs f-fameux chapeaux à bout pointu ? marmonna Fandorine.

Massa partit en quête de l’autre côté de la clôture et, des buissons, rapporta deux couvre-chefs de forme inhabituelle. Immédiatement, il coiffa l’un d’entre eux.

— Retire ça, dit Eraste Pétrovitch à la vue de la silhouette dense, ronde et se terminant en pointe de son serviteur. Tu as l’air d’une p-poire à lavement.

— Et vous, maître, vous vous êtes fait prendre au lasso par deux blancs-becs, rétorqua le Japonais, vexé.

— Bon, ça va, ça va. Aide-moi plutôt.

A deux, ils balancèrent les célestins inconscients en travers du cheval.

— On les ramène là-bas ? demanda Massa en indiquant le village russe d’un mouvement de tête.

— Là-bas, fit Fandorine en montrant la direction du village des célestins. Et toi, disparais. Au cas où, tu sais ce que tu as à faire.

Massa recula tout en saluant et se fondit dans l’obscurité.

D’un coup de pied, Eraste Pétrovitch brisa un morceau de la barrière et mena la jument à travers le champ à l’extrémité duquel brillaient des feux.

Le village des mormons dissidents était logé au creux d’un énorme éperon rocheux. L’arrière était protégé par des parois verticales montant jusqu’au ciel, tandis que devant s’alignait, menaçante, une palissade en rondins aux bouts pointus. Solidement bâtie, elle s’appuyait à chaque extrémité à la montagne ; au centre, au-dessus d’un portail massif, s’élevait une tour de guet. Tout l’espace s’étendant devant cette forteresse, fruit des efforts conjugués de l’homme et de la nature, était éclairé par des flambeaux plantés dans la terre. Impossible d’approcher sans être vu.

Mais il n’était aucunement dans les intentions de Fandorine de passer inaperçu.

Alors qu’il pénétrait dans l’espace éclairé, à tout hasard, pour que le vigile ne lui tire pas dessus, il se plaça derrière la croupe de son cheval et cria à pleine voix :

— Hé, de la tour !

Les deux jeunes ficelés sur le cheval avaient repris connaissance. Ils se tortillaient, grognaient (Massa n’avait pas manqué de placer un bâillon entre les mâchoires de chacun d’eux).

— Qui va là ? demanda une voix tremblante depuis la tour de guet. Tu es un homme ou le démon ? Frères, frères !!!

Il fit sonner le tocsin, et aussitôt, derrière la palissade, montèrent des cris et le martèlement d’une multitude de pas.

Il fallait attendre un peu.

— Du calme, arrêtez de vous tordre dans tous les sens, dit Eraste Pétrovitch aux prisonniers. Si vous m’obéissez, je vous libère bientôt.

Entre les extrémités taillées en pointe des rondins apparurent des têtes surmontées de chapeaux coniques, scintillèrent des canons de fusils.

— Dites que c’est vous, intima Fandorine en retirant leur bâillon aux deux jeunes célestins.

— C’est nous ! C’est nous ! se mirent docilement à crier ces derniers.

— Qui ça, « nous » ? répondit une voix de basse. Si vous êtes les esprits des ténèbres, vous feriez mieux de passer votre chemin. Nous avons des balles d’argent et de l’eau bénite !

— Josiah et Absalom ! On nous a ligotés.

— Qui vous a ligotés ?

Estimant le moment propice, Eraste Pétrovitch s’écarta de derrière le cheval.

— Moi ! Je m’appelle Eraste Pétrovitch. Je traversais la vallée à cheval, quand ces deux vauriens m’ont attaqué sans prévenir. J’aurais pu les tuer. Ou les conduire chez le marshal. Mais j’ai eu pitié d’eux. Ce ne sont que des gamins.

Derrière la palissade on se consulta. Puis la même voix de basse cria :

— Eraste Pétrovitch, c’est un bon nom. Tu es de nos frères, tu es mormon ?

— Non, je suis russe. Je suis venu rendre visite à mes compatriotes. Qu’est-ce que je dois faire de ces deux brigands ? S’ils ne sont pas de chez vous, je les conduis à Splitstone.

Nouveau conciliabule, un peu plus long. Puis une porte grinça.

— Ce n’est pas grave que tu sois russe. Tous les hommes sont frères. Entre, brave homme. Tu as agi avec miséricorde.

Sur un espace triangulaire resserré entre la palissade et l’escarpement, s’élevaient sept maisons principales à un étage, avec leurs bâtiments agricoles. Un peu à l’écart, on distinguait des granges, une vaste étable, une porcherie, la forge, le corral. Partout brûlaient des lampes à huile, et il était visible qu’ici chaque parcelle de terre faisait l’objet d’amour et de soin attentif. Au milieu scintillait l’eau sombre d’un petit étang idyllique. Des parterres de fleurs embaumaient. Un pont si petit qu’on eût dit un jouet enjambait un joli ruisseau bordé de pierres.

Une autre sorte de paradis terrestre, pensa Eraste Pétrovitch en promenant son regard sur les « Frères Célestes » qui s’étaient précipités dehors.

En vérité, il s’agissait pour l’essentiel de sśurs. Toutes portaient des tabliers blancs, et leurs visages disparaissaient presque complètement sous d’énormes bonnets de dentelle. Les femmes se tenaient en groupes compacts devant leurs maisons respectives et se contentaient de regarder, laissant les hommes agir.

Ces derniers étaient peu nombreux, environ une vingtaine. D’âges divers, mais semblablement habillés : chapeaux pointus, costumes sombres, chemises blanches sans cravate. Tous portaient la barbe très longue, pour certains jusqu’en dessous de la ceinture.

Celui qui commandait était un petit homme aux épais sourcils, d’environ cinquante ans, avec une redingote marron et une boucle d’argent à son chapeau. Ce devait être lui qui avait mené les discussions depuis la tour. Fandorine pensa qu’il s’agissait de l’apôtre, mais, ainsi que la suite le montra, il se trompait.

Pendant que les célestins détachaient puis interrogeaient les jeunes gens aux noms bibliques, le petit homme aux épais sourcils s’éclipsa un moment, puis revint et entraîna Eraste Pétrovitch à l’écart.

— Au nom de l’apôtre Moroni et de toute notre communauté, je te présente mes profondes excuses, noble voyageur. Pardonne à nos frères leur déraison. Ils ont agi de leur propre chef et seront sévèrement punis. Je suis Razis, un ancien. Les autres anciens et l’apôtre lui-même te prient de leur faire l’honneur de venir discuter.

Tout en s’inclinant respectueusement, il indiqua la plus grande des maisons, sur laquelle on distinguait la silhouette noire d’une croix en fer forgé.

— M-merci.

Avant de suivre l’ancien, Eraste Pétrovitch se retourna et d’un rapide regard parcourut la palissade hérissée.

Parfait : à l’extrémité, juste au pied de l’escarpement, il distingua une tache ronde entre les pointes. C’était Massa qui avait pris là son poste d’observation.

La vaste pièce aux murs blancs était vide. Fandorine se retourna, mais Razis, qui l’avait laissé passer devant, s’était comme évaporé. Haussant les épaules, Eraste Pétrovitch franchit le seuil et regarda autour de lui.

L’ameublement était succinct, mais en même temps solennel ; d’une certaine manière, l’un n’empêchait pas l’autre. Longue table avec sept hauts fauteuils de bois massif ; celui du centre, au dossier entièrement sculpté de motifs compliqués, rappelait un trône. En face, une chaise isolée, apparemment destinée à l’hôte. Ou bien à l’accusé ?

Seul élément décoratif : une imposante gravure représentant un magnifique temple gothique dans lequel Eraste Pétrovitch reconnut la fameuse cathédrale mormone de Salt Lake City.

C’était tout ce qu’il y avait à regarder dans la pièce. Commençant à trouver le temps long, Fandorine prit place sur la chaise, et aussitôt, comme si elle avait justement attendu ce moment, la porte blanche à double battant située à l’extrémité opposée s’ouvrit en grand.

Dans la salle, sept hommes vêtus, comme Razis, de redingotes marron et portant de longues voire très longues barbes entrèrent cérémonieusement et s’installèrent avec solennité à leur place. Tous étaient petits et râblés, avec des sourcils touffus. On voyait tout de suite qu’ils étaient frères.

Le fauteuil central était occupé par un solide gaillard à cheveux gris, aux joues rouges et à la bouche démesurément large, pincée et sévère. A l’instar des autres, il portait un chapeau orné d’une large boucle, mais pas en argent, en or. Ce ne pouvait être que l’apôtre Moroni, sinon qui d’autre ?

Il n’y eut aucune parole de bienvenue. Les sept frères regardèrent fixement l’homme en costume d’un blanc grisâtre. Même Razis qui, pourtant, avait eu la possibilité d’admirer le Russe précédemment.

Eraste Pétrovitch, à son tour, examina les anciens de la communauté. Je suis comme Blanche-Neige et les sept nains, se dit-il, et il se mordit la lèvre pour ne pas sourire.

— Nous vivons des temps terribles, dit Moroni d’une voix grinçante, les autres acquiesçant de la tête en silence. Josiah et Absalom sont braves mais irréfléchis. Ils ont décidé à leurs risques et périls de dépister le diable venu attaquer notre paisible communauté. Selon leurs dires, une silhouette blanche à cheval a émergé sans bruit de la nuit. Et voilà, ils ont imaginé le pire.

— Je ne chevauchais pas sur vos terres, mais du côté russe.

— Les gamins ont vu un cavalier armé d’un fusil. Tout le monde sait que les Russes sont des pleutres et ne portent pas d’armes. Qui es-tu en réalité ?

Eraste Pétrovitch expliqua brièvement l’objet de la mission que lui avait confiée le colonel Star, tout en observant les visages des anciens. Ces derniers l’écoutaient avec la plus grande attention. A l’évocation des Foulards noirs, certains esquissèrent un sourire, sans malice ni méchanceté, mais plutôt avec mépris.

— Tu es un homme courageux si tu parcours la vallée seul la nuit ! s’exclama Razis. Aucun des nôtres ne s’y risquerait. Même ces chiens fous d’Absalom et Josiah sont partis à deux !

— Pourquoi devrais-je craindre les b-bandits ? Je ne suis pas venu ici pour m’en cacher mais pour les trouver. Mister Star est prêt à s’entendre avec eux.

Il fit une pause éloquente, mais la réponse de Moroni fut inattendue :

— Notre ancien, Razis, ne parle pas de bandits. Premièrement parce qu’il n’y en a pas dans la vallée, sinon nous le saurions. Deuxièmement, les célestins ne craignent aucun habitant de la terre, à plus forte raison de pitoyables voleurs.

— Qui craignez-vous donc alors ? demanda Fandorine avec un sourire. Pas un prétendu cavalier sans tête, tout de même ?

Sa question moqueuse créa le trouble parmi les frères. Ils se mirent à murmurer entre eux, et ceux qui étaient assis aux extrémités bondirent de leur siège pour venir prendre part au conciliabule.

Eraste Pétrovitch détourna délicatement le regard, mais ne manqua pas pour autant de tendre l’oreille. Le sujet du débat était obscur, mais, apparemment, les opinions divergeaient.

— Tu connaissais l’existence du Cavalier sans Tête et tu es néanmoins parti te promener dans la nuit ? demanda l’apôtre, incrédule.

— Oui, j’en ai vaguement entendu parler.

Fandorine n’arrivait pas à comprendre : était-ce possible que ces gens d’un âge respectable, censés avoir acquis une certaine sagesse, puissent sérieusement croire à un fantôme ?

— Tu as entendu parler de l’Indien et de son étalon truité ? interrogea Moroni, toujours sur le même ton.

Il était temps d’y voir clair dans toutes ces salades. La veille, c’était le Noir, Washington Reed, qui effrayait tout le monde au saloon, maintenant c’était au tour de ces sept nains.

— Je vous serais reconnaissant si vous me parliez plus en d-détail du Cavalier sans Tête.

L’apôtre fit signe à l’ancien assis à sa droite.

— Relate, Jérémie, comme tu sais le faire.

Le vieil homme à la barbe blanche nommé Jérémie ne se fit pas prier. De toute évidence, il jouissait dans la communauté d’une réputation de grand conteur.

Après s’être bruyamment raclé la gorge, ce qui en soi était d’assez mauvais augure, l’ancien entama son récit avec des intonations et des mimiques de tragédien provincial.

— Le 23 août était le treizième anniversaire du terrible jour. Cela faisait treize ans exactement !

Il avait lancé ces derniers mots sur le ton du prophète annonçant la fin des temps. Les frères se signèrent à l’unisson.

— Au temps de la fièvre de l’or, il n’était en ces lieux de plus farouche bandit qu’un chef indien de la tribu lakota nommé Roc Brisé. Il mesurait sept pieds de haut et chevauchait un immense cheval truité qui combattait avec ses sabots avant. Roc Brisé traitait les colons de « nuée de sauterelles pâles » et ne les considérait pas comme des êtres humains, les tuant tous indistinctement, y compris femmes et enfants. Ce sauvage assoiffé de sang pensait que les Blancs étaient aussi nombreux parce que leurs morts ressuscitaient et réapparaissaient indéfiniment sur la terre des Indiens. C’est pour cette raison qu’il transperçait le tympan de ses victimes. Un chamane lui avait dit qu’en procédant ainsi l’âme disparaissait sous terre et ne revenait plus.

« Tu as évidemment entendu parler de cet énorme ramassis de tribus indiennes qui, en 1876, a anéanti le 7e régiment de cavalerie du général Custer, ne laissant pas un seul homme vivant ? demanda Jérémie. Beaucoup évoquèrent alors un terrible mystère.

— J’ai entendu parler du massacre de Little Big Horn. Mais j’ai aussi entendu dire qu’en son temps George Custer était sorti dernier de sa promotion à l’académie militaire. Ce qui, sans doute, explique le « terrible mystère ».

— Je ne parle pas des raisons de la défaite mais de l’effrayante découverte que firent les éclaireurs qui, les premiers, arrivèrent sur le champ de bataille. (Jérémie passa à un murmure terrifiant.) Chacun des deux cent soixante-six soldats et officiers avait les oreilles transpercées. Voilà le genre d’homme qu’était Roc Brisé. Ce n’est pas un hasard si, du Colorado au Montana, on se servait de lui pour faire peur aux enfants. Tous les autres chefs avaient été depuis longtemps tués, ou s’étaient rendus et fixés dans les réserves, mais Roc Brisé continuait de sillonner les prairies et les montagnes avec ses Peaux-Rouges, semant partout la mort et la terreur. Il échappa par miracle à moult pièges et embuscades. Chaque fois, son cheval permettait au scélérat d’échapper aux poursuites. Mais un beau jour, ce fut la fin pour Roc Brisé aussi. Comme c’est le cas pour beaucoup d’hommes, c’est une femme qui causa sa perte.

Dans un bel ensemble, les anciens hochèrent la tête. Polygames invétérés, on pouvait les considérer comme experts en la matière.

— On l’appelait Geai Bleu. Une squaw ordinaire, sans rien de spécial. Je l’ai vue par la suite dans la réserve. Maigre, rien ici, rien là, montra Jérémie sur son propre corps. Mais Roc Brisé était fou d’elle. Et quand les éclaireurs du colonel McCanley encerclèrent son camp près de Cotton Creek (c’est à quinze miles d’ici), il engagea des négociations avec la cavalerie, ce qu’il n’avait jamais fait jusqu’alors. Auparavant, il aurait ordonné à ses guerriers d’abandonner femmes et enfants, aurait foncé comme un ouragan et disparu sur son diable truité. Mais là, à cause de Geai Bleu, il hésita. Il se rendit dans des conditions honorables, contre l’engagement qu’on ne toucherait à aucun Indien et que tous pourraient gagner la réserve. Le colonel en personne serra la main de Roc Brisé pour sceller l’accord. Et il tint parole. Enfin, presque. Au premier bivouac, là-bas, près du canyon du Serpent (le narrateur montra un point quelque part vers le haut), pendant que le colonel McCanley dormait ou faisait semblant de dormir, des volontaires traînèrent le chef indien jusqu’au bord du précipice et le pendirent. Pour toutes ses actions sanglantes et particulièrement les oreilles transpercées. Personne ne lorgna sur le cheval truité, bien qu’il s’agît d’une bête remarquable : on l’abattit purement et simplement, sans même récupérer sa peau. En revanche, tous les autres prisonniers furent loyalement conduits dans la réserve… C’est donc ainsi que Roc Brisé fut pendu le 23 août 1881 à quelque cinq cents pas d’ici. Si nous avions su qu’une aussi sombre affaire s’était déroulée en ces lieux, pour rien au monde nous ne nous y serions installés.

— Assurément, soupira Moroni.

Et chacun de répéter à son tour : « Assurément. »

— L’histoire est sans conteste p-pittoresque, mais quel rapport avec le cavalier sans tête ?

— C’est vrai, Jérémie, tu as omis de parler de la tête, dit le frère apôtre sur un ton de reproche.

— Je gardais cela pour la fin…

Jérémie se pencha en avant et, cette fois sans jouer la comédie, tremblant de peur pour de bon, il murmura :

— Là-bas, tout au bord du canyon se trouvait un arbre sec. Il y est d’ailleurs toujours… Les volontaires nouèrent une longue corde autour du cou de l’Indien et le poussèrent dans le vide. Mais le corps de celui-ci était puissant, lourd… Les vertèbres n’ont pas tenu, et sur la corde seule est restée à se balancer la tête arrachée avec le cou… Le vieux Nègre Washington Reed, qui se trouvait sur place et a tout vu, a tout de suite dit : « Ne vous faites pas d’illusions. L’Indien reviendra rechercher sa tête. » Et c’est ce qui s’est passé. Le chef est revenu. Il erre dans la vallée, cherche ce qu’il a perdu…

L’apôtre se mit à marmonner un psaume destiné à se protéger des forces impures, que les anciens reprirent en chśur.

— Quelqu’un d’entre vous a-t-il vu le Cavalier sans Tête de ses p-propres yeux ? demanda Fandorine après avoir attendu que la prière fût finie.

— La première fois dans la nuit du 23 août, confirma Moroni, se tournant vers l’ancien qui siégeait à sa gauche. Judas, tu y étais.

Ce dernier, contrairement à Jérémie, n’avait aucun don d’élocution.

Grattant sa barbe touffue, Judas grommela à contrecśur :

— J’ai déjà tout raconté cent fois… Bon, je n’arrivais pas à dormir. Je suis sorti faire un tour, regarder la lune. Au-dessus du ravin, il faisait bon, il y avait un petit vent frais. Tout à coup, un bruit de sabots. Je me dis : qui ça pourrait être ? Et là, juste au bord, lui. (Judas frissonna.) Sans tête. Le cheval est tacheté, comme une vache. Il se cabre, juste au-dessus du précipice, à côté de l’arbre sec. Il fait demi-tour et part au galop… Evidemment, je me suis rappelé Roc Brisé. Ça m’a fait un coup au cśur. C’est à peine si j’ai pu me traîner jusqu’à la maison…

Le récit méritait incontestablement une certaine attention : les gens tels que Judas ne savaient ni mentir ni inventer.

— N’y a-t-il que mister Judas qui ait vu le cavalier ou quelqu’un d’autre encore ?

— Le jeune Saül l’a vu également. Du moins nous le pensons, répondit obscurément Moroni.

— Il l’a sûrement vu, comment pourrait-il en être autrement ? fit remarquer un des anciens.

— Et tout ça, parce qu’il n’a pas écouté son père ! s’exclama un autre avant d’éclater en sanglots.

Ses voisins le serrèrent dans leurs bras, le consolèrent.

— Saül était le fils de Mathusalem, expliqua tristement l’apôtre en regardant l’homme qui pleurait. Le plus intrépide de nos jeunes. Rien ne lui faisait peur. Et maintenant, nous ne savons plus quoi faire de lui. L’enterrer en terre consacrée ou simplement lui creuser un trou n’importe où ?

Eraste Pétrovitch écoutait, le front plissé. L’histoire du Cavalier sans Tête commençait à lui paraître moins amusante qu’il ne lui avait semblé au début.

— Que s’est-il passé ?

— Allons-y. Tu verras toi-même…

Dans la cave froide qui, en temps ordinaire, était visiblement utilisée pour conserver les denrées, un cercueil en bois brut était à même le sol. Dedans, entouré de toutes parts de glaçons, reposait le défunt. Sauf qu’il n’avait pas du tout l’air reposé. Son visage violet était figé en une grimace de terreur inexprimable ; quant à ses yeux, bien que recouverts de pièces de monnaie en argent, on voyait à la façon dont les sourcils s’étiraient vers le milieu du front qu’ils étaient sortis de leur orbite.

— Regarde, dit Moroni en approchant la lampe d’un côté puis de l’autre.

Les deux oreilles du mort étaient noires de sang coagulé.

— Les t-tympans ont été transpercés ? prononça doucement Eraste Pétrovitch avec un frisson involontaire. On ne peut laisser les choses en l’état. Il faut y voir clair dans cette histoire.

L’apôtre soupira, l’air abattu.

— Comment peux-tu y voir clair dans les menées du diable ?

— Je fais comme pour celles des hommes. (Serrant les dents, Fandorine tira le linceul qui recouvrait le corps, à la recherche d’éventuelles lésions.) Il faut dresser une liste d’hypothèses et, ensuite, les examiner l’une après l’autre.

Le corps ne présentait aucune blessure.

— De quoi est-il m-mort ?

Les anciens chuchotèrent entre eux. De nouveau, ils semblaient en désaccord.

— De peur, répondit Moroni. Nous avons trouvé Saül le matin, près du canyon du Serpent. Il gisait face contre terre. Sans une égratignure, avec les oreilles percées, c’est tout…

Il leva la main pour intimer aux frères l’ordre de se taire.

— Dis-moi, le Russe, peut-être que tu ne crois pas en Dieu ? demanda l’apôtre sans réprobation, et même comme avec espoir.

— C’est une question compliquée. On ne peut y répondre par oui ou par non.

Le vieux Razis s’exclama :

— Ah, ah ! C’est bien ce que je pensais ! Seul un mécréant peut faire une telle réponse ! Et si tu ne crois pas en Dieu, cela veut dire que tu ne crois pas non plus au diable.

— En effet, je ne crois pas, avoua Eraste Pétrovitch.

— Je vous le dis, c’est la Providence qui nous l’a envoyé !

Razis se tourna vers les autres et se mit de nouveau à parler tout bas. Fandorine ne distingua qu’une bribe de phrase : « C’est encore mieux que… »

Impossible de savoir de quoi Razis essayait de convaincre les autres frères. Ce qui est sûr, c’est qu’il n’y parvint pas.

— On fera comme j’en ai décidé ! trancha Moroni en élevant la voix. Assez discuté !

Il tira sa montre de sa poche, en fit éloquemment claquer le couvercle, et la discussion fut close.

— Il est minuit passé, et nous nous levons tôt, dit poliment mais fermement l’apôtre en se tournant vers Fandorine. Nous te sommes reconnaissants, mais le règlement de la communauté ne nous permet pas d’abriter un impie. Dis, où pouvons-nous te trouver ? Il est possible que nous ayons quelque chose à te demander.

— Au village russe, ou bien à l’hôtel Great Western, dit Eraste Pétrovitch. En effet, il est temps de partir.

Dehors, on lui amena son cheval, on lui exprima de nouveau excuses et remerciements, mais tout cela à un rythme clairement accéléré.

Curieux, pensa Fandorine, et, avant de monter en selle, il essuya son front de sa main ouverte vers l’extérieur, ce qui, dans le langage gestuel des ninjas, voulait dire « reste où tu es ».

On lui répéta au moins trois fois qu’il devait partir vers la gauche, que par là le chemin jusqu’à la haie était plus court. On lui proposa un guide avec insistance, mais Eraste Pétrovitch parvint à s’en dépêtrer.

Il prit effectivement à gauche, mais environ deux cents pas plus loin il effectua un large demi-cercle et revint vers la palissade. Toutefois, il ne se dirigea pas vers les portes mais vers l’extrémité adossée à la paroi rocheuse.

Il mit pied à terre à une distance respectable, s’approcha furtivement de la palissade en prenant soin de rester dans l’ombre du rocher.

— Par ici, maître, par ici, lui indiqua Massa à voix basse.

Le Japonais posa l’un sur l’autre trois tronçons de sapin laissés là depuis l’époque de la construction de la palissade et se percha tout en haut, ce qui lui offrait la possibilité de voir tout ce qui se passait à l’intérieur de la forteresse des célestins.

— Alors, qu’est-ce que tu vois ?

Eraste Pétrovitch s’assit par terre, adossé à un rondin.

— Ils s’agitent. Ils courent. Les fenêtres restent éclairées.

— Ils attendent quelqu’un. C’est pour cela qu’ils m’ont envoyé promener aussi p-précipitamment. Ce sera intéressant de voir qui cela peut être à une heure pareille. Patientons.

Ils restèrent un moment silencieux.

Puis le Japonais murmura :

— Maître, dans ce village les femmes sont dix fois plus nombreuses que les hommes. Pourquoi ?

L’explication suscitait chez lui le plus vif intérêt.

— Si je devais passer ma vie entière dans cette vallée, dit pensivement Massa, je n’irais pas m’installer chez les Russes, je me ferais frère céleste. Et vous, maître ?

Essayant de s’imaginer d’abord en communard, ensuite en célestin, Fandorine frissonna d’horreur :

— Mieux vaut encore être le Cavalier sans Tête.

Sur quoi il parla à son adjoint de la légende et du cadavre dans la glacière. Massa hocha la tête et clappa de la langue.

— Oui, tout peut arriver. Tenez, dans la ville d’Edo, au temps du shogun Tsunayoshi, il y a eu un cas pareil. Le seigneur Tsunayoshi préférait les chiens à ses sujets à deux pattes, c’est pour cela qu’on le surnommait shogun Chien. Il avait fait construire dans tout le pays des mangeoires et des refuges pour les chiens errants, et toute personne qui faisait du mal à un chien était mise à mort. Ainsi, un jour, un pauvre rônin du nom de Bakamono Rotaro eut le malheur d’abattre d’un coup de sabre un cabot qui avait uriné sur son kimono – juste sur le blason de sa famille, en plus. Le rônin fut, bien entendu, condamné à se faire hara-kiri. Il exécuta l’ordre des autorités, mais avant de mourir, il jura de se venger du déshonneur de terrible façon. Alors, dans les rues de la Capitale de l’Est, est apparu un être effrayant. Des pieds jusqu’aux épaules, c’était un samouraï, mais sa tête était celle d’un chien. Dès qu’il voyait un cabot, errant ou accompagné de son maître, peu importe, il sortait immédiatement son épée et coupait l’animal en menus morceaux. C’est vrai qu’il n’a jamais tué de chienne en chaleur. Là, son côté mâle reprenait le dessus, et il…

Massa s’interrompit au milieu de sa phrase et fit un geste de mise en garde : il avait entendu quelque chose. Il avait l’ouïe plus fine que son maître.

— Quelqu’un vient ? demanda tout bas Eraste Pétrovitch.

Mais la seconde suivante, lui-même perçut un vague bruit de sabots.

Son assistant fixa un point dans le lointain.

— Un homme, commenta-t-il. En blanc. A cheval. Il avance lentement.

Puis, brusquement, il se tut. Il vacilla sur son piédestal branlant. N’arrivant pas à se rétablir, il dégringola. Fandorine parvint de justesse à retenir les rondins, afin d’éviter l’inévitable fracas (pour sa part, Massa avait atterri en douceur : il excellait à cet exercice).

— Qu’est-ce qui te prend ?! lui siffla Eraste Pétrovitch.

Incapable de répondre, le Japonais se contenta de rester la bouche grande ouverte, les yeux exorbités et le doigt pointé dans le vide.

Fandorine se retourna et, à son tour, se pétrifia d’horreur.

De l’obscurité venait de surgir un cheval gris, sur le dos duquel se balançait un cavalier, gris lui aussi. Au-dessus de ses épaules, il n’avait rien : seulement du noir.

— C’est lui, Roc Brisé ! fit Massa d’une voix étranglée en même temps qu’il faisait le signe de croix orthodoxe et bredouillait une prière bouddhiste.

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