Yuba (d’un air embarrassé). Ah ! Que dites-vous là ! Votre grâce, écoutez : ce garçon est mon frère. Pour me rendre visite, il a fait long voyage. Il y a si longtemps que sommes séparés…

Le rônin fouille sans cérémonie un Kinjo terrifié. Il tire de sa manche les objets dérobés : peigne, miroir, épingle à cheveux. Yuba lève les bras au ciel, indignée. N’ayant pas trouvé d’armes, Soga se désintéresse de l’intrus.

Soga. Bon, si c’est là ton frère… je n’ai que faire de lui. Mais, ma jeune agitée, veillez à être sages ! Ne troublez pas la paix qui règne en la maison !

Sur quoi il disparaît tout aussi silencieusement.

Yuba. Misérable vaurien ! Gredin ! Voleur ! Fripouille ! Il est beau, le marchand ! Riche de quatre sous !

Elle lui frappe la poitrine de ses poings. Kinjo éclate de rire.

Kinjo. Mais regardez-moi ça ! Voyez quelle diablesse ! Elle est allée fouiller dans mon porte-monnaie ! Et je n’ai rien senti ! Quelles mains, quelle adresse !

Yuba. Si diablesse je suis, au moins je suis honnête ! Je ne t’ai rien chipé, quand toi tu te servais !

Kinjo. Voilà bien un exploit dont tu te peux vanter ! Mais si tu veux savoir, il n’est point de rival au métier de voleur. Comme l’air je suis libre. Nul ne me donne d’ordres. Le monde entier me sert. Je suis roi au milieu de la foule des hommes !

Je n’ai qu’un seul chagrin : je vis seul comme un ours. Je suis roi, mais sans reine, il m’ennuie de régner. Deviens donc ma compagne ! Et partons, toi et moi !

C’est sans ruse à présent que je m’adresse à toi. Tu es futée, agile, et mignonne à croquer. A nous deux nous ferions de juteuses affaires…

Il se penche vers elle et lui murmure à l’oreille. D’abord elle se détourne, puis commence à manifester de l’intérêt. Il l’enlace à nouveau.

Le récitant.

Kinjo le beau parleur cherche à la persuader,

Lui faisant miroiter vie libre et fol amour.

Mais pour prendre la route avec quelque butin

La pucelle se doit de l’aider comme il faut.

Cette riche demeure est propice aux aubaines.

Il suffit que Yuba flaire où sont les trésors.

Elle incline à céder à ces beaux arguments,

La charment les attraits d’une vie de voyages,

Et l’impérieux appel de son propre karma.

Les amants s’unissent en un baiser. Puis, tenant fermement Yuba par la main, Kinjo l’entraîne dans les profondeurs du jardin. A peine ont-ils disparu de la scène, une forme noire se détache de la lanterne de pierre. C’est le deuxième assassin, qui se tenait caché là. Il attrape dans son dos une petite arbalète, place un carreau sur l’arbrier et vise la silhouette d’Izumi jouant du shamisen.

Mais tout aussi soudainement que tantôt, Soga surgit sur l’engava. D’un bond, il est à terre et d’un unique coup de sabre tue le malfaisant. Celui-ci s’effondre en poussant un cri.

La musique s’interrompt. On voit Izumi se lever. Soga rengaine son arme et traîne le cadavre sous la véranda pour l’y dissimuler.

Le récitant.

Le fidèle gardien a de nouveau sauvé

Izumi du trépas. Le valeureux Soga

N’est point de ceux qui dorment, et sur le Premier Sabre

Toujours on peut compter. Il est troublé, inquiet :

Un nouvel attentat ! En hâte il escamote

Le corps sous l’engava. Il tient à protéger

La paix de la geisha. La pauvrette n’a pas

A savoir que la mort la guettait encore là.

Izumi entrouvre la cloison mobile, aperçoit Soga, se rassure et tire le shôji tout grand. On découvre l’intérieur de sa chambre : décor de fleurs, sol garni de tatamis. Deux tables basses au milieu de la pièce. Sur l’une un shamisen, sur l’autre un grand coffret en laque à tiroirs.

Izumi. Ah ! c’est vous, mon ami, mon très précieux gardien. Il m’a semblé pourtant que j’entendais un cri.

Soga. Un oiseau dans la nuit. Tout est calme alentour. Allez donc vous coucher, je reste et j’ouvre l’śil.

Izumi (frissonnant). A dormir, je ne songe ! Qui est l’être cruel dont le plus cher désir est la mort d’Izumi ?

Soga. Je vous ai sur ce point déjà interrogée : n’avez-vous souvenir d’un soupirant déçu ?

Izumi. Mais comment voulez-vous que de tous me souvienne ? Ils sont comme un essaim de mouches importunes, sans cesse bourdonnant : « Sois mienne, allons, sois mienne ! » Ils ne comprennent pas que le yugen séduit, mais que toujours fuyant il échappe à leurs doigts.

Peu me chaut des serments, peu me chaut des étreintes. Je n’aimerai jamais en ce monde aucun homme.

Soga écoute, tête basse. La voix d’Izumi s’adoucit.

Il n’est que vous, ami, qui sachiez me comprendre. Vous aussi au début quémandiez mon amour, mais étant généreux vous vous montrez content, que j’aime votre cśur et votre dévouement.

D’un geste, elle invite le rônin à monter dans la maison. En entrant, il écarte les shôji encore davantage et les laisse grands ouverts. Ils prennent place : Izumi devant le coffret, offrant son profil à la salle ; Soga en face d’elle.

Soga. Lors je fus un idiot dont l’absurde désir n’était pas d’admirer, mais de froisser la fleur. Vous regarder suffit au bonheur de mes yeux. Vous êtes près de moi, et ma vie est remplie. Pareille perfection je suis prêt à servir, jusqu’au jour de ma mort, et même tout un siècle.

Izumi. Le « siècle » des geishas ne se compte qu’en jours. Se fane la beauté, la perfection n’est plus : c’est une feuille morte… Quand dessus cette peau le temps aura tracé tout un réseau de rides, point longtemps n’attendrai, m’en suis fait le serment. Quand la beauté s’éteint, à quoi bon vivre encore ? Aussi dans mon coffret est celée cette chose. (Elle sort un stylet à la lame acérée, et le tient sous ses yeux.) Un coup, quelque douleur, et la fleur est coupée. Je ne permettrai pas qu’elle vienne à faner, je me refuserai à trahir le yugen !

Soga. Mais quels sont ces discours ! Vous n’avez pas vingt ans ! Croyez que l’on connaît beauté d’autre nature. Elle vient en échange à celle qui s’éclipse, quand on a bellement cheminé dans sa vie…

Izumi (d’un ton léger, en rangeant le stylet). Vous êtes dans le vrai, j’ai bien du temps encore. Jeunesse peut durer au moins cinq ou sept ans.

Le récitant bat du tambour.

La geisha change de visage, sa voix tremble.

Ah ! comment ai-je pu oublier ce détail : quelqu’un ourdit déjà de raccourcir mes jours…

Elle se tourne avec effroi vers le jardin, comme si celui-ci recelait un danger. Soga l’imite, la main sur son sabre. Tous deux se figent.

La lumière s’éteint lentement, le rideau se ferme.

La scène pivote.

Troisième tableau

Un temple à l’abandon. La nuit. Dans le fond se dessine la vague silhouette d’une grande statue de Bouddha.

Le récitant bat du tambour. Entre Futoya, qui promène autour de lui un regard anxieux. Il a dans les mains un sac de taille modeste mais pesant, dans lequel s’entrechoquent des objets métalliques.

Il attend, tournant la tête en tous sens, et sursautant au moindre bruit.

De temps à autre éclate un coup de tonnerre accompagné d’éclairs.

Le récitant.

Par nuit de mauvais temps, Futoya le marchand

Au temple abandonné se rend secrètement.

Pourquoi ce commerçant, riche parmi les riches,

Se risque-t-il tout seul en ces lieux peu riants ?

Ah ! c’est pour sombre affaire ! A rendez-vous céans

Avec celui que tous appellent « l’Invisible ».

Chacun a ouï parler de la secte assassine

Des ninja, dits encore shinobi, mais bien peu

En ont vu de leurs yeux au monde des vivants.

Se chargent par contrat des plus noires missions,

Et n’ont point leur égal en ruse et en puissance.

« Jônin » est nom qu’on donne à leur terrible chef,

L’homme que Futoya a voulu justement

A tout prix rencontrer pour parler en secret.

Le récitant bat du tambour, un éclair fulgure.

Voix de l’Invisible (caverneuse, ne laissant pas deviner d’où elle provient). Je suis là. Venons-en à l’affaire, fort grave, dès lors qu’à un ninja tu viens là t’adresser.

Futoya sursaute presque de surprise. Il ne sait de quel côté regarder. Finalement, il se tourne vers la statue.

Futoya. Oui, en effet, je viens à vous par grand besoin. J’ai promis à la mort certaine créature. Par quatre fois déjà, lui ai mandé un tueur. Samouraïs vagabonds, brigands des plus hardis… En vain ! On la protège, hélas, avec vigueur. Sans l’aide d’un ninja, je n’en viendrai à bout.

L’Invisible. Son nom, l’heure et combien ? C’est tout ce qu’il me faut.

Futoya. Le nom de la personne ? Izumi, la geisha. L’heure pose en revanche un petit embarras. Pour moi il serait bon que le présent contrat ne fût pas sur-le-champ mis à exécution, mais au moment précis où j’en aurai donné le signal convenu. Au milieu du jardin de la maison de thé, il se trouve un pommier. Si j’en casse un rameau, c’est que l’heure a sonné…

L’Invisible. Une action à surseoir, mais qu’il faut cependant s’attendre à tout moment de devoir accomplir. Voilà bien un contrat d’espèce difficile.

Futoya (précipitamment). Par votre agent je sais ce que sont vos tarifs. J’ai apporté la somme : il y a là mille ryô.

Il montre le sac, ne sachant comment le remettre à son interlocuteur.

L’Invisible. Mon agent t’a-t-il dit que, l’affaire conclue, plus jamais ne pourras en modifier l’issue ? Notre loi est fort stricte : quiconque est condamné, quoi qu’il puisse en coûter, doit connaître la mort.

Futoya (en s’inclinant). Pourquoi changer d’avis, dès lors que j’ai payé ?

L’Invisible. Ton sac au pied du socle ! Le contrat est signé.

Le récitant bat du tambour.

Futoya dépose le sac auprès de la statue puis s’éloigne à reculons.

L’Invisible. Mon guerrier le meilleur sera à ton service. « Silencieux » est le nom que je lui ai donné.

Futoya (timidement). On m’a dit qu’il était chez vous certain usage de donner un objet en manière de reçu…

L’Invisible. Oui, mon dragon de jade. Je possède un poignard qui s’orne d’un dragon – symbole de mon rang. Tu me restitueras ce précieux talisman dès que notre contrat aura été exécuté.

Futoya. Mais lors comment saurai-je à qui le redonner ?

L’Invisible. Mon messager devra te présenter cette arme que tu reconnaîtras à sa lame en serpent.

Coup de tambour. Le faisceau d’un projecteur éclaire le bouddha. On voit une main émerger de derrière la statue, tenant un long poignard à la lame sinueuse. Une autre main dévisse le haut de la poignée et le lance au marchand. Celui-ci attrape au vol le dragon de jade, le presse contre son front avec déférence puis s’incline. Le faisceau s’éteint.

L’Invisible. Mais sache bien, marchand, que dès lors en réponds. Perds cet objet sacré, et tu perdras la vie.

Futoya se fige dans une pose témoignant son effroi. Coup de tambour en même temps que fuse un éclair. Noir.

Le rideau se ferme.

La scène pivote.

Quatrième tableau

Le jardin devant le pavillon d’Izumi. Les shôji sont clos. Okasan est agenouillée sur l’engava, ses filles adoptives à côté d’elle. Installées de part et d’autre : les deux élèves, Yuba et Sen-Tian, tenant chacune un grand éventail. Le soleil est vif. Il fait chaud.

Soga apparaît à l’angle de la construction, comme toujours sur le qui-vive.

Le récitant.

Trouvant bon le conseil du sage Kubota,

Okasan a lancé un appel en la ville :

« La maison Yanagi a désir d’embaucher

Acrobates, jongleurs, amuseurs et bouffons. »

La rumeur a sitôt couru cirques et foires.

Et dès le lendemain s’assemblait une foule

D’artistes ambulants, de comédiens des rues.

Il est bien difficile, hélas, de satisfaire

L’exigeante patronne, tant elle est occupée

Du renom établi de sa maison de thé.

Aucun ne lui convient, quand à l’issue du jour

Se présente à sa porte un singulier bonhomme.

Le récitant bat du tambour. Tous se mettent en mouvement : les dames, les apprenties geishas jouant de leurs éventails, Soga, qui tour à tour apparaît et disparaît.

Le Silencieux entre sur scène. Il est vêtu non d’un kimono mais d’un maillot moulant comiquement bariolé de rayures multicolores. Son visage est entièrement dissimulé par un masque de soie où est dessinée une face grotesque fendue d’une bouche allant jusqu’aux oreilles. Il porte en outre un sac rempli d’accessoires. Le Silencieux s’approche d’Okasan d’une démarche chancelante de clown. Sen-Tian étouffe un rire, la main devant la bouche.

D’un geste de prestidigitateur, comme s’il le tirait du néant, le Silencieux fait apparaître un rouleau de papier, qu’il tend à la patronne.

Le récitant.

Il lui tend le papier en même temps qu’il salue.

Elle le prend et puis lit ce qui est écrit là :

« Nisinisa me nomme et suis muet de naissance,

Etant défiguré, jamais n’ôte le masque.

Mais je vais vous montrer ce dont je suis capable. »

Okasan hausse les épaules, montre la lettre à l’une de ses filles adoptives, puis à l’autre. D’un geste elle ordonne de commencer la représentation.

Le faisceau d’un projecteur s’élève et dévoile une corde tendue au-dessus de la scène. Le Silencieux tire de son sac un filin muni d’un grappin, et le lance adroitement sur la corde, sur laquelle il grimpe en deux temps trois mouvements. Il marche sur la corde avec force contorsions, faisant à chaque instant mine de tomber. Puis il commence à jongler avec des petits couteaux qu’il sort de sa poche. Les spectateurs le regardent avec admiration. Sen-Tian en oublie d’agiter son éventail et pousse des cris d’enthousiasme.

Le récitant.

On devine aisément que c’est lui qui reçut

Du chef des shinobi le nom de « Silencieux ».

Son visage est masqué pour un motif sérieux :

Un ninja ne saurait se montrer en public.

Il ne peut présenter sa face à découvert

Qu’en signe de confiance, et encore seulement

Au milieu de son clan. Mais n’est point véridique

Qu’il soit muet de naissance. Il importe sans doute

De raconter comment il perdit la parole.

L’ordre un jour il reçut d’assassiner le chef

D’un autre clan ninja. Rien de plus périlleux :

Il risquait d’être pris vivant, par ses gardiens

Soumis à la torture, et contraint de parler.

Sûr d’aller à la mort, avant que de partir

La langue il se trancha, sa main ne trembla pas.

Depuis, ses compagnons « le Silencieux » le nomment,

Et le tiennent pour maître et l’ont en grand honneur.

L’acrobate saute à terre et tend à Okasan une autre feuille de papier.

Okasan (elle lit à haute voix). « Permettez que je montre à présent l’oiseau Hoo. Les ailes du phénix brûlent, mais sans brûler. D’un seul geste magique, aisément je soumets la rage et la furie que déchaîne le feu. »

Le Silencieux exécute un tour impressionnant. Il tire de son sac et fixe à ses manches de fausses ailes d’oiseau. Puis il prend sur l’engava une lampe éteinte et en verse l’huile sur ses « plumes ». Il accomplit alors son « geste magique » : il s’accroupit de manière comique et étend les bras. Puis il frotte son index sur son genou : le doigt s’enflamme. Il le passe sur une aile, puis sur l’autre. Toutes deux prennent feu à leur tour. Le bateleur tourne sur place en agitant ses ailes embrasées. Tous s’exclament, saisis de frayeur. Sen-Tian sautille en poussant des cris perçants. Pendant ce temps, le récitant explique en quoi le tour consiste.

Le récitant.

Ce tour fait gros effet, mais est simple à produire.

Les deux ailes de toile enduites d’huile en feu,

Le montreur pour autant ne risque de brûler.

Un liquide spécial imprègne cette étoffe,

Le feu ne touche pas la peau ni ne l’enflamme.

Et le « geste magique » n’y est pour rien du tout.

Sen-Tian imite le « geste magique ».

Okasan. Voilà qui nous convient ! Bravo, Nisinisa. Je t’engage et dès lors, jusqu’au jour du spectacle, tu logeras ici, en l’hôtel « Yanagi ». Soga-san, je vous prie, accompagnez l’acteur au pavillon servant d’abri aux serviteurs. Qu’il s’installe à son gré et y prenne ses aises.

Soga s’approche du bateleur et le considère d’un śil soupçonneux. Il tire de la ceinture du Silencieux les couteaux avec lesquels celui-ci jonglait, les examine, puis les confisque.

Soga. Porter une arme ici n’est pas dans nos usages. D’autant que tu te montres un peu trop exercé à manier le couteau. Ton rictus ironique, mon gars, ne me plaît guère, aussi sache-le bien : j’aurai un śil sur toi. Allez, debout ! Suis-moi.

Le rônin emmène le Silencieux hors de scène.

Okasan adresse un signe aux apprenties geishas, qui aussitôt écartent les shôji. La patronne et ses filles adoptives entrent dans la chambre d’Izumi. D’un geste, Okasan congédie les deux élèves. Celles-ci s’inclinent pour la saluer puis se retirent. Sen-Tian quitte la scène en gambadant.

Okasan. Me voici à présent rassurée pour l’épreuve. Ce curieux phénomène aux jambes titubantes saura mettre en valeur ton appel voluptueux, O-Bara, et ton style, Izumi. Kubota est notre allié. Il tient pour certain qu’Izumi sera au goût du prince. Or le prince n’est pas forcément de l’avis de celui qui le sert. Et l’appel de la chair, on le sait, est plus fort, chez les plus jeunes gens. Aussi, je n’exclus pas qu’il te choisisse, toi, O-Bara, ou alors ne sais plus rien des hommes ! Pour être très sincère, peu me chaut qui de vous sera en grand triomphe élue pour concubine. J’ai la même affection pour mes deux chères filles ! Pourvu qu’autre maison n’emporte pas le prix… Cela dit, vous n’avez, je crois, nulle rivale en toute la cité, et point ne doute que l’une ou l’autre est promise à tenir la victoire.

O-Bara. Ah, princesse, j’aurais le brillant d’une étoile ! Que dis-je ?! D’un soleil ! Le prince en ses rayons mollirait comme cire. Tout Satsuma bientôt me baiserait les pieds. Quel rêve fabuleux ! Si le destin voulait que ce bonheur m’échût, je vous promets, maman, qu’à jamais vous auriez toute ma gratitude !

Okasan. Qu’en dis-tu, Izumi ?

Izumi. Je suivrai mon karma. S’il ne tenait qu’à moi, certes, j’aimerais mieux jusqu’à la fin des temps demeurer en ces lieux. Mais il ne convient pas que nous autres, geishas, décidions de nos sorts. S’il est de votre avis qu’il est plus fructueux de me livrer aux mains d’un homme à votre gré, lors qu’il en soit ainsi.

Okasan. Ta voix semble vibrer d’une ombre de reproche ! A t’entendre on croirait que je m’en vais te vendre à un affreux vieillard, ou un marchand crasseux ! A Satsuma le prince est jeune et beau, dit-on. Peut-être auras-tu l’heur de connaître avec lui les cent joies de l’amour, et voudras remercier et ta mère Okasan et le destin propice.

Izumi. J’ai beaucoup entendu parler de ces joies-là, les ai même chantées en public maintes fois. Mais ce que c’est vraiment, ne tiens guère à savoir. Tous les hommes m’ennuient, en l’amour ne crois pas.

Okasan. Tu as bien tort, sais-tu : l’amour au monde existe. Pour être plus précis, d’amours, il en est trois. Terrestre est le premier. Lui font leur soumission tous ceux qui en esprit se collent à la terre. Ces gens-là sont nombreux, pas moins de neuf sur dix. Pareil amour est sale, coupable mais fort doux.

Il est encore des gens fascinés par l’enfer. Je donne nom d’enfer à leur passion outrée. Un vrai philtre de feu. Leur âme s’y consume, jusqu’au dernier tison, et part en fumée noire.

Plus rare est le troisième amour que l’on rencontre. Il captive les cśurs qui tendent vers le ciel : c’est le céleste amour dont parlent les poètes, mais ne vit que le temps d’un vol de papillon, ou de cette comète, qui tous les deux cents ans trace à travers la nuit un sentier de lumière…

Izumi. La comète va seule, indifférente au monde. Qu’il me plairait, comme elle, de traverser la vie, en un vol éphémère et empli de beauté !

O-Bara. L’amour ? Une comète ? Je ris quand j’entends ça. Pour moi, qu’on monte au ciel ou qu’on aille en enfer, il faut prendre à la vie tout ce qu’elle a en soi. Un fruit extraordinaire a chu entre nos mains – nous devons le presser, jusqu’à l’ultime goutte.

Okasan (avec un soupir attristé). A l’amour, toutes deux vous renoncez, mes filles. Mais qui en est le maître, de nous ou du karma ? Que l’amour soit céleste, terrestre ou infernal, le chemin est tracé, et nul n’en sortira.

Les trois femmes se figent chacune dans une pose différente. Okasan joint les paumes à la manière bouddhiste et ferme les yeux ; O-Bara porte la main à ses cheveux pour arranger sa coiffure ; Izumi, toujours agenouillée, incline la tête avec grâce.

La lumière s’éteint. Le rideau se ferme.

La scène pivote.

ACTE DEUX

Premier tableau

La chambre d’O-Bara, richement et abondamment décorée, avec une dominance d’or et de rouge éclatant. Quand le rideau s’ouvre, la scène révèle deux silhouettes figées. Il s’agit d’O-Bara et d’un homme vêtu d’un manteau de paille, un chapeau rabattu sur ses yeux. Tous deux sont assis face à face, penchés l’un vers l’autre, comme s’ils se chuchotaient à l’oreille. La pièce est chichement éclairée.

Le récitant.

Il fait nuit, O-Bara reçoit chez elle un hôte.

(Des hommes quelquefois viennent la visiter.)

Et lui dont le chapeau dérobe le visage

Est sans doute venu plus souvent que les autres.

Ce soir il n’est point là pour des jeux amoureux.

Tous deux ont à voix basse un entretien secret.

Il bat du tambour. La lumière dans la chambre se fait plus vive. Les silhouettes se mettent en mouvement.

O-Bara (impatiente). Otez donc ce chapeau ! Regardez-moi en face ! Et parlez plus clairement, je ne vous entends pas ! Avez-vous accompli ce que m’aviez promis ? Sur vous je me repose – pas en vain, je l’espère.

L’homme ôte chapeau et manteau. C’est Futoya.

Futoya (après un rapide coup d’śil autour de lui, d’une voix étouffée). Je ne veux pas clamer mon rôle en cette affaire. J’ai tout organisé fort bien, selon tes vśux. Te suffit à présent de donner le signal : l’heure sonne – au pommier brise une simple branche… J’ai fait le sale travail de bout en bout tout seul. Oh, combien j’ai connu d’angoisses, Dieu me garde ! Ils auraient pu me tuer, tant sont d’humeur violente. Je n’ai conclu marché avec ces tristes sires, sache-le, O-Bara, que par amour pour toi.

O-Bara. Le voilà qui s’avise de me parler d’amour ! Je vous croyais, monsieur Futoya, plus malin. Vous et moi, nous aimons l’argent et le pouvoir. Les soupirs, les sottises, laissons ça pour les autres. Et si vous avez tant risqué cette fois-ci, c’est bien que vous aviez pour cela vos raisons. Vous vous doutez que si j’apprivoise le prince, ici tout le négoce sera entre vos mains. Du sang versé les taches – est-ce à moi de le dire ? – nous lieront fortement, mieux qu’une épaisse colle.

Futoya (il soupire). C’est bien vrai, par l’esprit, nous sommes deux jumeaux. Ces mille pièces d’or n’ai point jetées au vent. Je compte les revoir, avec bel intérêt. Et pourtant j’ai grand-peine à penser que bientôt nous serons séparés. Si Dieu te le permet, du prince deviendras première concubine. Tu en feras sans mal ton singe domestique. (Oh ! tu en es capable, tu n’as point là d’égale.) Mais alors me verrai privé de tes étreintes…

O-Bara. Tu es intelligent, fort, prudent, comme moi. Tous deux savons le prix de ces étreintes-là.

Futoya. Et alors, O-Bara, quelle en est la valeur ?

O-Bara. Il suffit de savoir que l’étreinte a un prix. L’achat comme la vente en sont choses faciles. Qui n’a pas compris ça est plus sot qu’Izumi.

Futoya. Dis-moi encore une chose. J’ai condamné à mort Izumi par profit, mais je n’ai rien contre elle. Or toi, dès que l’on vient à parler un peu d’elle, tout ton visage semble ennoirci par la haine.

O-Bara (avec véhémence). Je déteste en effet sa hautaine arrogance ! Son yugen m’est un os planté dedans la gorge ! Qui a besoin, vraiment, de pareille beauté qu’on ne peut ni toucher ni même apercevoir ? Il se trouve pourtant au monde des idiots à qui plaît mieux que moi la languide Izumi ! Non, je ne comprends pas ! Et ne puis le comprendre ! Et ce que ne comprends…

Futoya (reprenant la phrase au vol). … tu dois l’anéantir. Ah ! la pauvre Izumi. Et le prince en l’affaire n’est qu’un simple prétexte. Il ne se fût trouvé, tu n’eusses point manqué d’en inventer un autre.

O-Bara. Vous voulez renoncer ? Vous avez pitié d’elle ?

Futoya. Que j’aie ou non pitié, la discussion est vaine. Les ninja ont pour loi qu’il n’est jamais permis d’annuler un contrat. Tiens Izumi pour morte.

O-Bara (avec un sourire rêveur). Alors je vais tarder à rompre cette branche. Il me sera plaisant d’observer notre idiote. Le délicieux parfum des cheveux d’Izumi sera pour mes narines puanteur de charogne.

Futoya. En parlant de charogne, il est certain détail assez préoccupant pour m’ôter le repos. Pour gage du marché qu’avec eux j’ai conclu, leur jônin m’a remis son emblème secret, que je dois conserver. Mais que l’objet s’égare, et tu pourrais ne voir plus en moi qu’un cadavre. Le voici, ce dragon de jade qui me brûle… (Il tire la figurine de son sein.) Ecoute : j’ai grand-peur. Ces maudits shinobi sont rusés et perfides. Je crains qu’ils n’aient l’idée de me voler la chose.

O-Bara. Mais pourquoi ? C’est absurde !

Futoya. J’ai juré sur ma vie de veiller à l’objet. Qu’ils viennent et puis me disent : « Qu’as-tu fait du dragon ? Ou tu paies de ta vie, ou bien de ta fortune. » Comment leur échapper ? Ils me laisseront nu. Pareille fourberie serait bien dans leurs mśurs. De toi, ne savent rien, ni de nos relations. Prends ce fichu dragon et avec soin le cache.

Futoya tend le dragon de jade à la geisha. O-Bara prend dans sa main le symbole du marché conclu. Tous deux se figent dans cette position.

La lumière s’éteint.

La scène pivote.

Deuxième tableau

Le jardin devant le pavillon d’Izumi. Les lanternes de l’engava sont éteintes. Le Silencieux se tient sur l’avant-scène dans une pose singulière : poings tendus en avant, serrant dans chacun d’eux plusieurs couteaux de bois. Soga est posté à l’extrémité de la galerie, tout aussi immobile, Sen-Tian agenouillée à côté de lui.

Le récitant.

Le Yanagi paraît tel un havre de paix.

Mais proche est le grand jour où tout doit se dénouer.

Inquiète est la patronne, comme est tout son hôtel,

Comme si le destin du monde en dépendait.

L’omniprésente face du karma se fend

D’un sourire ironique à cette agitation.

Il est déjà au fait de l’issue du spectacle

Intitulé « Destin ». Personne oncques n’échappe

A la voie qu’ont tracée les puissances d’en haut…

Il frappe sur son tambour.

Le Silencieux se met en mouvement : il jongle avec les couteaux de bois. Sen-Tian applaudit.

Soga descend de la véranda et s’approche du jongleur d’un pas résolu. Celui-ci lui montre que les couteaux sont en bois, mais ce n’est pas à eux que s’intéresse le rônin.

Soga. Ecoute-moi, l’ami, tu ne me reviens pas. Tu peux tromper les femmes, mais sûrement pas moi. Ote céans ton masque, je tiens à regarder ta trogne et m’assurer qu’il n’y a pas d’embrouille.

Le jongleur mime avec des gestes comiques : « Impossible ! Je suis un monstre ! »

Soga. Balivernes ! J’en ai vu, des gueules effroyables. Des sans nez, des sans yeux, hachées à coups de sabre…

Il va pour empoigner le Silencieux par l’épaule, mais l’autre se dérobe avec agilité. La même scène se répète plusieurs fois. Soga commence à s’emporter.

Eh, vieux, je ne vais pas plaisanter avec toi ! Ou bien veux-tu goûter de quelques bons horions ?

Sortant du pavillon, Izumi s’avance sur l’engava et observe. Pendant ce temps, Sen-Tian, profitant de ce que personne ne lui prête attention, s’approche d’une lanterne et entreprend d’en verser l’huile sur ses manches.

Izumi. S’il vous plaît, Soga-san, ne le tourmentez pas ! C’est un sort bien affreux que d’être sans visage. Est digne de respect l’homme plein de courage, qu’un malheur si atroce a échoué à briser.

Elle touche son propre visage et tressaille.

Sen-Tian reproduit le « geste magique » exécuté par le Silencieux avant son tour de pyrotechnie.

Soga. Je ne vous apprends pas à chanter ni danser, madame. Lors laissez-moi faire seul mon métier.

Sen-Tian (elle enflamme un morceau d’amadou au moyen d’un briquet à silex, et s’exclame). Regardez, regardez ! Grâce au geste magique, je vais faire à mon tour devant vous le phénix !

Elle approche la flamme de son kimono qui s’embrase aussitôt. Izumi pousse un cri horrifié. Soga se pétrifie. Seul le Silencieux ne perd pas ses esprits. Il se rue vers la fillette, à mains nues lui arrache son vêtement en flammes et le jette à terre. La fillette pleure, terrifiée, mais elle est saine et sauve. Le Silencieux tombe à genoux, plié en deux de douleur, ses mains brûlées serrées contre sa poitrine, mais sans émettre un son.

Soga et Izumi se précipitent vers Sen-Tian.

Izumi. Mais qu’es-tu allée faire ! Idiote, es-tu blessée ?

Soga (examinant la fillette). Sauvée ! Un vrai miracle ! Pas trace de brûlure. Mais si Nisinisa eût tardé un instant, tu eusses brûlé vive, comme un tas de bois sec.

Izumi serre son élève contre elle, tandis que le rônin se tourne vers le Silencieux et examine ses mains.

Lui, par contre, a souffert… Est gravement brûlé. Jamais il ne pourra se montrer en spectacle. Okasan en sera fortement chagrinée. Et c’est dommage aussi pour ce vaillant garçon. Il mérite, ma foi, d’être félicité !

Tous se figent : Izumi et Sen-Tian dans les bras l’une de l’autre ; Soga, la main posée sur l’épaule du Silencieux ; le Silencieux, tête basse.

La lumière s’éteint. Rideau.

La scène pivote.

Troisième tableau

La chambre, dans la maison de thé, attribuée au jongleur. Cloisons de papier. Sol recouvert de tatamis. Aucune décoration, aucun meuble, hormis une petite table basse sur laquelle sont disposés les objets nécessaires à la réalisation des tours d’adresse et de magie. Dans un angle, posé sur un tabouret, un baquet rempli d’eau pour la toilette.

Le Silencieux se tient agenouillé, tête basse, ses mains emmaillotées de chiffons croisées devant son front. Il est immobile.

Le récitant.

L’assassin se tient seul en son pauvre réduit.

Le feu du désespoir lui consume le cśur.

Il se maudit cent fois de son geste stupide.

Il a ruiné l’affaire en sauvant la fillette.

Couvertes sont ses mains d’ampoules et de cloques,

Tous ses doigts sont brûlés, et désormais sans force.

Comment tuer quelqu’un de ces mains inutiles ?

Seule la mort saurait, aux yeux d’un shinobi,

A jamais effacer une pareille honte…

Il bat du tambour.

Le Silencieux se relève d’un bond. Il exécute une pantomime montrant son désespoir : il court en tous sens à travers la pièce, cherchant le moyen de mettre fin à ses jours. Il veut tirer un objet d’un sac, mais ses mains le trahissent. Il prend une corde sur la table, mais se trouve incapable de la nouer. Pour finir, il s’affale par terre, à plat ventre, et, toujours muet, roule sans bruit sur le sol en se frappant la tête contre les tatamis.

Le récitant.

Mais comment en finir, quand on est si infirme ?

Comment jouer du poignard, ou bien nouer une corde ?

Pas de sort plus abject, de malheur plus profond,

Que de ne pouvoir même à soi donner la mort.

Le Silencieux se redresse à moitié, se traîne à genoux jusqu’au baquet. Une idée vient de lui traverser l’esprit : se noyer ! Il plonge la tête dans l’eau et demeure dans cette pose.

Le récitant (il continue).

Le ninja a fini par trouver une issue.

Son honneur sera sauf ! Le baquet ne contient

Guère que trois sun d’eau, mais d’une volonté

De fer notre homme est doué. Si ce n’est dans le sang,

C’est dans l’eau qu’il noiera la honte qui l’accable.

Le destin a voulu épargner Izumi,

Semble-t-il, et dévier la lame qui déjà

Allait toucher sa tête. Mais les plans ignorés

Du karma sont subtils ! Et nous sommes souvent

Cause sans le vouloir de notre propre perte…

Il bat du tambour.

Voix d’Izumi (résonnant derrière la cloison).

Permettez-moi d’entrer !… Est-ce que vous m’entendez ? Je suis venue vous voir ! Puis-je franchir la porte ?

Le corps du Silencieux commence à trembler de manière convulsive, mais l’homme conserve la même pose. Les shôji s’écartent. Izumi se tient là, à genoux.

Le récitant.

Découvrant ce tableau, elle se dit aussitôt :

Le pauvre, il ne peut pas sans ses mains se laver !

Incapable d’ôter son masque il est forcé

De mouiller son visage à travers le tissu !

Izumi se relève, s’approche vivement du Silencieux et lui touche l’épaule. Sous l’effet de la surprise, il se redresse d’un coup. Son masque est trempé et lui colle au visage.

Izumi. Laissez-moi vous ôter ce masque et vous laver le visage. Je jure de ne pas regarder si la chose vous fâche.

Il secoue furieusement la tête et s’écarte.

Fort bien, n’en parlons plus. Ce n’est pas dans ce but que je viens vous trouver… Je tiens à exprimer combien je vous sais gré d’avoir sauvé Sen-Tian ! (Elle s’incline profondément devant lui.) Dans le jardin l’horreur m’avait rendue muette, et je n’ai pu alors prononcer un seul mot.

Il la regarde sans bouger. Ses yeux brillent d’un éclat farouche.

Sans doute vous souffrez qu’à cause de vos mains ne pourrez prendre part à notre grand spectacle. Mais contre les brûlures il existe un remède. Le père de mon père était un guérisseur. J’ai hérité de lui un coffret tout empli de drogues et de baumes, dont un fort prodigieux. En moins d’une heure il peut refermer une plaie et reformer la peau. Une journée ou deux, et vos mains de nouveau seront des plus agiles. Je vous prie seulement de me suivre en l’instant.

Elle marche vers la porte, tourne la tête vers le Silencieux. Il la regarde, mais ne bouge toujours pas.

Le récitant.

Il la croit sans la croire. Oh, étonnant miracle !

Ce vaurien de destin joue des tours bien fantasques :

L’innocent papillon vient lui-même brûler

Son aile à la chandelle. La victime s’élance

Et se porte au secours de son propre bourreau.

Izumi se fige sur le seuil, la main tendue vers le Silencieux. Celui commence à se relever avant de se pétrifier à son tour.

Noir progressif. Rideau.

La scène pivote.

Quatrième tableau

La chambre d’Izumi. Les shôji sont largement ouverts. Le Silencieux est assis sur un tatami, ses mains emmaillotées de bandes d’une blancheur parfaite. A côté de lui : Sen-Tian. Une collation est servie sur la table basse.

Armée de baguettes, Sen-Tian glisse dans la bouche du Silencieux, par une fente du masque, une boulette de riz.

Sen-Tian. Vous êtes bien peu sage ! Ma maîtresse a voulu que je veille sur vous et qu’en tout je vous serve. Jusqu’à ce que le baume ait guéri vos deux mains, je dois les remplacer. Allons, ouvrez la bouche !

Le Silencieux se détourne.

Point ne voulez manger ? Alors je m’en occupe.

Elle gobe la boulette de riz, puis reprend, la bouche pleine :

Laissez-moi vous masser le cou et les épaules. C’est là ce que je fais à Mme Izumi.

Elle se relève d’un bond, s’agenouille derrière lui et entreprend de lui faire un massage. Il tente de s’écarter, mais elle lui colle après.

Sen-Tian. Pour vous, je ferai tout ! Il vous suffit d’un signe ! Ma vie avez sauvée, désormais je suis vôtre. Et si le baume échoue à vous tirer d’affaire, de mains vous servirai sans jamais vous quitter. Vous resterez chez nous, vivant à notre charge. Je vous serai servante ainsi qu’à ma maîtresse.

Où voulez-vous aller, ainsi muet et infirme ? Ici vous m’aurez pour valet et puis nourrice, prenant soin de vos hardes et vous donnant pitance.

Le Silencieux frémit à pareille perspective.

En ce monde ne sais de meilleure personne que mon Izumi-san, et non plus n’en connais de plus noble que vous. Que me faut-il encore ? Quel bonheur ce sera de vous servir tous deux !… Mais je vous vois bien las. Voulez-vous vous étendre ?

Izumi apparaît sur l’engava. Elle est vêtue d’un élégant kimono et tient à la main un éventail.

Izumi. Je ne dérange pas ? Puisse le baume agir, pour moi, je vais encore m’exercer à ma danse.

Sen-Tian s’agenouille auprès du shamisen. Lentement, avec application, se trompant parfois, elle accompagne la danse d’Izumi, tandis que le Silencieux garde les yeux rivés sur la geisha.

Le récitant.

L’assassin désarmé voit la danse sublime,

Admirant malgré lui la beauté de ces gestes.

Qu’est-il donc de commun entre l’art d’Izumi

Et le métier auquel s’est voué le shinobi ?

Bien peu a priori. Et cependant on peut

Trouver quelque semblance. Ils ont la même loi :

Elever le secret au rang d’un des beaux-arts.

Le yugen à la vue dérobe le brillant

Eclat de la beauté. La Voie du shinobi

Occulte la noirceur de ses assassinats.

Tels le yin et le yang concourent deux puissances,

Point d’ombre sans clarté, point de clarté sans ombre.

Le Silencieux est pris d’un étrange frisson

Et lui-même ne sait ce qui se passe en lui…

Izumi interrompt sa danse et s’approche du Silencieux.

Izumi. Une heure est écoulée. Regardons à présent si mon baume magique a agi comme il faut. Donnez-moi votre main, je vous prie… C’est très bien. Et si vous avez mal, faites signe aussitôt.

Elle déroule avec précaution la bande qui entoure la main, puis examine celle-ci en hochant la tête d’un air satisfait. Elle ôte le pansement à l’autre main.

Voilà, c’est autre chose ! Il reste une rougeur, et par endroits la peau est encore boursouflée. Je m’en vais à présent vous donner un breuvage au pouvoir dormitif. Un bon sommeil saura parfaire le succès de votre guérison.

Elle prépare la mixture. Le Silencieux contemple ses mains avec stupéfaction, puis remue les doigts.

Le récitant.

Il n’en croit pas ses yeux. Plus trace de brûlure !

Ses mains lui obéissent, à nouveau vigoureuses.

Le geste est douloureux, mais ce sont des vétilles.

Sans peine l’assassin pourra remplir sa tâche.

Izumi (elle s’incline et tend une tasse au blessé). Tenez, buvez ceci, le sommeil viendra vite. Je reste auprès de vous, à veiller sur vos songes. (A son élève.) Et toi, va, sauve-toi. Avec ton caractère, tu ne saurais longtemps rester sage à ta place. A Nisinisa-san est besoin de repos.

La fillette sort sur une courbette. Le Silencieux hésite à prendre la tasse.

Ah ! sans doute aurez-vous du mal à la tenir. Laissez que je vous aide à boire ce remède.

D’une main, elle prend avec douceur le Silencieux par le cou, et approche la tasse de ses lèvres. Il tressaille, ferme très fort les yeux, hésite encore, puis avale toute la potion.

Le récitant.

Un désir imprévu, un rêve saugrenu,

Vient soudain au ninja. Il se dit en son for :

Oh, qu’on eût versé là quelque poison mortel,

Et je boirais le tout avec délectation !

Lors dans une autre vie – qui sait, tout est possible –

Je viendrais à connaître un tout autre destin.

La Providence aurait l’heur de nous réunir

Et je serais pour elle un homme différent.

Izumi l’aide à poser sa tête sur l’oreiller composé d’un simple support de bois. Le Silencieux s’endort dans l’instant : sa poitrine s’élève et s’abaisse à un rythme régulier. Agenouillée auprès de lui, la geisha le regarde.

Le récitant.

Dans le cśur d’Izumi deux sentiments s’éveillent

A la vue de celui qui d’une mort atroce

A sauvé son élève. D’abord l’admiration.

Voilà un vrai héros ! Quand tous étaient perdus

Lui était au sommet. Le second sentiment

Est celui de pitié. Il est muet, sans visage !

Comme la vie lui doit être un pesant fardeau !

Contemplant le dormant elle pousse soupirs.

Tour à tour en son sein sans répit se succèdent

Extase et compassion, sans que l’une l’emporte.

Hélas, quand la première a dans un cśur de femme

Etabli ses quartiers, plus dangereuse encore

La pitié se révèle à une âme sensible.

Et quand ces deux penchants se trouvent réunis

De leur fusion ne faut rien attendre de bon.

Ajoutons le mystère. Un homme sans figure

Effraie et puis séduit par l’énigme qu’il offre.

L’homme eût été commun, fût-il de grand-beauté,

Izumi par fierté n’eût jamais su l’aimer.

Mais celui-ci pour elle a dix mille visages,

Comme si, à ses pieds, tous les hommes du monde

S’étaient venus coucher. Il n’est qu’un seul moyen

De chasser la vision qui dès lors la tourmente :

Profiter du sommeil où il s’est abîmé

Pour jeter sous son masque un regard passager.

De la face outragée le monstrueux spectacle

Permettrait qu’Izumi retrouvât son bon sens.

Vers le masque déjà elle a tendu la main

Quand brusquement saisie d’une étrange impulsion

Elle s’écarte et va s’asseoir à son miroir…

Tournant le dos au blessé toujours endormi, Izumi s’agenouille devant sa table de toilette, relève le couvercle du coffret, se regarde dans le miroir.

Izumi (à mi-voix, d’un ton troublé). Aux regards le yugen échappe et la beauté toujours se dissimule et demeure cachée ! Qu’on arrache leur voile et l’on tue leur mystère. Un amour sans visage ! Voilà le vrai yugen ! Mon imagination peut lui en donner un, le plus beau de ce monde et le plus enchanteur !

C’est dit, je vais l’aimer ! Oui, c’est bien résolu : nous formerons un couple à nul autre pareil. La meilleure des femmes et le meilleur des hommes. Je suis belle, il sera cent fois plus beau encore, comme le rêve éclipse la réalité.

La vue de ma personne est offerte à chacun. Sa secrète beauté ne sera que pour moi !

Tout à coup le Silencieux se relève sans bruit et se glisse hors de la chambre. Izumi ne s’en aperçoit pas.

Nous, femmes, sommes faibles, peureuses et charnelles. Telles nous a créées le yin, source lunaire. Sans peur, incorporel sera l’élu que j’aime. Car l’homme véritable est Esprit incarné ! Fanera mon visage et mourra ma beauté – l’Esprit est éternel, il est ce qu’il me faut !

Elle se retourne brutalement. Voit que le Silencieux a disparu. Et poursuit d’une voix désemparée.

Serait-il bien sans chair ?… Tel un esprit, un souffle ?… Troublé par mes paroles, il se sera sauvé ?…

Elle se prend la tête entre les mains.

Les shôji s’écartent. Sen-Tian apparaît.

Sen-Tian. Un homme est là pour vous. Il désire vous voir. Son visage est masqué. Il n’a pas dit son nom…

Izumi. Son visage est masqué ? Le voilà revenu ! Nisinisa, entrez ! Pourquoi être parti ?

Sen-Tian. Non, maîtresse Izumi, c’est une autre personne. D’après son vêtement, quelque grand samouraï.

Entre un samouraï au chapeau de paille rabattu très bas sur les yeux. D’un geste impatient, il ordonne à l’apprentie geisha de se retirer. Elle le salue avec respect et s’éclipse aussitôt. Le samouraï entre dans la pièce et ferme les shôji derrière lui. Au salut d’Izumi, il répond par un hochement de tête. Il s’assoit devant elle, ôte son couvre-chef. C’est le seigneur Kubota.

Kubota. Il me faut espérer que point n’a la donzelle identifié ma voix. Je n’ai guère besoin que s’ébruite partout ma visite en ces lieux.

Izumi. Vous, seigneur Kubota ?! Quel hôte inattendu ! A quoi dois-je l’honneur inouï que vous me faites ?

Elle s’incline à nouveau, encore plus bas.

Kubota. Le prince est arrivé aujourd’hui à Edo, et sitôt a mandé qu’eût lieu sans lanterner le concours des geishas. Il doit se présenter demain devant la cour, mais le matin suivant il vous convoquera toutes en sa demeure.

Izumi s’incline et exécute le geste dit d’« attente radieuse ».

Je lui ai conseillé de prêter attention à certaine geisha de l’hôtel Yanagi.

Izumi s’incline et exécute le geste dit d’« infinie reconnaissance ».

J’ai dit qu’elle était belle et que seule de toutes elle incarnait en elle le yugen véritable.

Izumi s’incline et exécute le geste dit « Oh, louange imméritée ! ».

J’ai dit que s’unissaient en toi et la noblesse et le raffinement et la beauté céleste.

Izumi s’incline et exécute le geste dit d’« aimable confusion ».

Je suis presque assuré de son choix à présent, et cependant, j’avoue, l’anxiété me tenaille. Je connais Sa Splendeur, elle est infiniment sensible à l’influence exercée par les autres, au point d’être crédule en plus d’être emportée. Celle qui, concubine, aura place au palais régnera sur son cśur et toutes ses pensées. La princesse n’est pas un obstacle bien grand. D’esprit ne brille guère et d’année en année n’engendre que des filles. Or si la concubine au prince donne un fils, rien ne pourra jamais ébranler son empire. Il est même effrayant de penser ce qui adviendra si le prince d’Edo ramène une catin avide et sans scrupules !

Izumi exécute le geste dit de « délicate compassion ».

J’ai pour le prince élu les meilleures geishas de notre capitale, et cependant toi seule es digne de gagner titre de concubine.

Izumi s’incline et exécute le geste dit de « respectueux scepticisme ».

L’étranger te fait peur ? Je t’aiderai et vite tu te sentiras bien chez nous à Satsuma. Nous serons toi et moi de solides alliés, et saurons préserver le prince de l’erreur.

Izumi s’incline et exécute le geste « Oh, infinie est votre sagesse ».

Mais avant il nous faut sans manquer faire en sorte de ne laisser de chance à aucune rivale. J’ai étudié de près les goûts de notre prince. C’est pourquoi retiens bien ce que je vais te dire : sa danse préférée est « Ruisseau murmurant ».

Izumi hoche la tête.

Et son chant favori, « Le Cri de la cigogne ».

Izumi hoche la tête.

Vêts-toi d’un kimono très simple et sans éclat. Abaisse l’échancrure et dévoile tes bras. Sa Splendeur a toujours été des plus sensibles à un beau cou de femme et à des bras diaphanes.

Izumi lève les mains, et ses manches, en tombant, découvrent ses avant-bras. Kubota hoche la tête, avec ravissement.

Je vois que tu saisis au vol tous mes conseils. Je puis être assuré de l’issue du concours.

Il se relève. Après un échange de saluts, Kubota coiffe son chapeau et sort. Izumi reste seule.

Elle porte les mains à ses tempes et vacille légèrement, comme un saule que berce le vent.

Le Silencieux apparaît dans le jardin. Il se tient caché et observe Izumi.

Le récitant.

En vérité sans prix sont les conseils du vieux.

Izumi grâce à eux tient déjà la victoire.

Mais pourquoi son visage est-il tant affligé ?

Quelle pensée soudaine étend sur lui son ombre ?

O-Bara pénètre à son tour dans le jardin, se promenant à l’abri d’une ombrelle. Elle aussi s’arrête devant le pommier en fleur, comme pour en admirer la beauté. Le Silencieux se renfonce plus profondément dans l’ombre.

Izumi remarque la présence d’O-Bara et lève les bras au ciel.

Izumi. Chère petite sśur ! Je t’en prie, viens ici ! Il me faut te confier au plus tôt un secret !

O-Bara monte dans le pavillon et s’agenouille en face d’Izumi. Toutes deux commencent à bavarder. On ne distingue pas leurs paroles, mais leur pantomime est éloquente : Izumi parle avec feu, O-Bara l’écoute d’un air ému, s’inclinant constamment en signe de gratitude.

Le récitant (commentant leur conversation).

Izumi ne veut pas devenir concubine,

Faisant fi de l’espoir qu’en elle a Kubota

Elle ne peut trahir l’honneur de Yanagi.

Puisse une autre geisha de la maison gagner !

Elle instruit O-Bara de tous les stratagèmes :

La danse et la chanson, le kimono modeste,

Et le cou découvert, et la blancheur des bras.

O-Bara abaisse exagérément le col de son kimono et retrousse ses manches presque jusqu’aux épaules. Izumi opine du chef : oui, oui, c’est tout à fait ça.

Elle-même a promis de se montrer médiocre.

La joie prive O-Bara du don de la parole.

Emues toutes les deux, elles s’étreignent fort.

Les deux geishas s’enlacent avec grâce, en évitant que leurs joues ne se touchent, pour ne pas abîmer leur maquillage.

O-Bara. Ma très chère Izumi ! Il m’était si navrant de devoir concourir contre ma presque sśur ! Tu l’emportes sur moi, me laissant sans combattre. Jamais n’eusse attendu pareille grandeur d’âme !

Izumi. Non, ça n’a rien de grand. J’ai simplement compris que mon cśur était froid au sort de concubine. A toi pareil destin conviendra beaucoup mieux, quant à moi j’aime mieux garder ma liberté.

Les geishas s’embrassent de nouveau, sur quoi O-Bara, au moyen d’une serviette, ôte avec précaution les larmes mouillant ses yeux.

Elle sort et, tout en s’inclinant, referme les shôji derrière elle.

Redescendue dans le jardin, elle s’arrête auprès du pommier. Puis se retourne vers le pavillon.

O-Bara (à voix basse). Merci de m’informer, à présent je sais tout pour pêcher à coup sûr le joli poisson d’or. Mais serai plus encore sûre de l’emporter, si de cette maison je suis seule à paraître. Je n’ai à redouter aucune autre rivale, mais toi, mon Izumi, va donc dans l’autre monde !

Elle brise d’un geste rageur la plus belle branche du pommier, puis elle s’éloigne en s’éventant avec le rameau.

De l’autre côté de la scène, le Silencieux sort de l’ombre et la suit du regard.

Noir progressif. Rideau.

La scène pivote.

ACTE TROIS

Premier tableau

La chambre d’O-Bara. Sur le côté, une lanterne de papier allumée. Au milieu, la branche de pommier resplendissant dans un vase de porcelaine dorée. O-Bara est occupée à rectifier son maquillage. Yuba est assise à côté d’elle, tendant à sa maîtresse godets, pinceaux, onguents. Toutes deux se mettent en mouvement après qu’a retenti un coup de tambour. O-Bara est d’excellente humeur, elle chantonne, de temps à autre elle jette un coup d’śil au rameau en fleur.

O-Bara (après un instant). Et qui est ce fripon ?

Yuba. Qu’entendez-vous par là ?

O-Bara. Qui as-tu pour amant ? Raconte-moi, allons.

Yuba. Ah ! de quoi parlez-vous ? Je vous jure, personne…

O-Bara (l’interrompant). Cesse ! je ne crois pas un mot de tes serments. En revanche, à tes yeux et à cent autres signes, je puis dire toujours si amant il y a, et en ce dernier cas s’il est bien méritant. Le tien sait, je le vois, mettre ton cśur en fête. Aussi ai-je désir de savoir d’où il sort. Sotte ! tu as rougi. Pourquoi es-tu confuse ?

Yuba. On ne peut rien vous taire. C’est… simplement quelqu’un.

O-Bara. Est-il riche, au moins ?

Yuba. Guère.

O-Bara. Je l’avais deviné ! Ainsi ce qui t’enchante, ce sont douceurs d’amour, et non pas pièces d’or ou somptueux cadeaux ? Sotte tu fus, Yuba, et sotte tu mourras. Veille bien toutefois à ne pas prendre ventre ! De la chair méfie-toi, et de ses facéties. L’amour porte l’ivresse, mais fort peu de profit.

Yuba. Pourtant, dit-on, sans lui, la vie serait sans joie…

O-Bara. Le prix de cette joie est souvent fort coûteux.

Yuba. Quand marchandise est bonne, le prix importe peu.

O-Bara (se retournant, stupéfaite). Voilà qui est nouveau ! Tu veux me tenir tête ? L’amour terrestre est sale. Il te souille de terre et te jette en la fange, te laissant dépouillée. Pauvre fille de rien ! Ah ! que tu es nigaude ! Je crois qu’à Satsuma je partirai sans toi. A une favorite il faut pour confidente une renarde ! Un lynx ! Une louve ! Un serpent ! Et non un animal aussi bête que toi.

Yuba (s’inclinant jusqu’à terre). Pardonnez-moi, maîtresse. Je saurai m’amender ! Ah ! ne me chassez pas ! Je serai votre élève sérieuse et appliquée, je vous en fais serment !

O-Bara. Bon, très bien, nous verrons… Je vais aller, je crois, cueillir encore des fleurs pour un ikebana.

Yuba. Lesquelles voulez-vous ? Dites-moi, je m’en charge.

O-Bara (caressant amoureusement la branche de pommier). Oh non, pour ce rameau, je choisirai moi-même un digne voisinage. Reste plutôt ici, range et remets de l’ordre.

Elle sort.

Dès qu’elle a quitté la pièce, Yuba lui tire la langue. Puis elle se retourne et donne le signal.

Au coup de tambour, Kinjo, à pas de loup, pénètre par l’autre côté dans la chambre, portant un sac sur son dos.

Kinjo. Ratissée, ta patronne ! Argent, perles, soieries ! Venons-en à présent à plumer ta geisha. Sais-tu où elle cache tous ses objets précieux ?

Yuba. J’ai regardé hier. Elle tient là une cache.

Elle montre un des pieds de la table basse.

Kinjo soulève le meuble, découvre la cachette, en tire le dragon de jade.

Kinjo. Et c’est tout ? On disait qu’elle était économe et avait riche amant.

Yuba. Elle a autre cachette où celer son argent. Je n’ai, pardonne-moi, pas su la dénicher.

Kinjo (fourrant le dragon dans son sac). Bah ! ce dragon de jade est sûrement précieux. Pour quelle autre raison le cacher aussi bien ? Et ma plus belle prise, en cet endroit, c’est toi ! D’ici, filons au diable, long chemin nous attend !

Ils quittent la scène par le hanamiti.

Premier mitiyuki

Durant le mitiyuki, toute l’action se déroule sur la passerelle du hanamiti. Kinjo et Yuba évoluent à la manière koaruki, c’est-à-dire en mimant la marche, sans presque bouger de place. Kinjo marche, sac au dos, menant la jeune fille par la main. Yuba a relevé les pans de son kimono et adopté une démarche qui n’a rien de féminin, mais virile au contraire : à larges enjambées, ce qui symbolise sa rupture avec « le monde des fleurs et des saules », règne de l’artifice et d’une féminité affectée. Au début elle se retourne constamment vers le rideau fermé, puis elle y renonce. Le vent a défait son chignon.

Yuba. Et s’ils allaient courir après nous ?

Kinjo. Rien à foutre !

Yuba. Et s’ils allaient nous mettre en prison ?

Kinjo. Rien à foutre !

Yuba. Et si nous ne trouvons nul refuge ?

Kinjo. Rien à foutre !

Yuba. Dis-moi, tu ne vas pas me laisser ?

Kinjo. Rien à f… (il se reprend et avec un ample geste) Sûrement pas !

Le récitant.

Ils se pressent de fuir au plus tôt cet endroit,

Leurs cheveux malmenés par le vent du péché.

Les voilà entraînés par le terrestre amour

Sur une voie sans nom, serpentant sur la terre

Qui résiste à leurs pieds, terre tout à la fois

Cruelle et magnanime, généreuse et mesquine.

Les voilà condamnés à errer sur les routes

Jusqu’à ce que la terre en la terre ait enfoui

Tout au bout de leur vie leur si terrestre amour,

Et que le vent balaie une poignée de cendres.

La lumière s’éteint.

Kinjo et Yuba disparaissent dans l’obscurité.

Deuxième tableau

La chambre d’O-Bara à nouveau. La geisha entre, des fleurs dans les bras. Elle est suivie par Futoya, enveloppé d’un manteau. O-Bara se retourne vers lui et tous deux se figent.

Le récitant.

O-Bara de nouveau a convoqué chez elle

Futoya, son complice. Elle veut l’informer

Que dès lors tout est prêt, qu’elle a tantôt donné

Le signal convenu. La scélérate ignore

Qu’un espion silencieux désormais la surveille

Et fort discrètement s’attache à tous ses pas.

Il bat du tambour. De l’autre côté de la cloison de papier apparaît le Silencieux, qui écarte très légèrement les shôji. O-Bara et Futoya se remettent en mouvement.

O-Bara. Aujourd’hui ou demain, sa fin lui est promise. Personne ne viendra contrarier mon succès.

Elle s’agenouille devant la table basse et, songeuse, à gestes lents, entreprend de composer un ikebana. Futoya s’assoit à côté d’elle.

Tout ce que vous et moi, mon ami, désirions, fort bientôt, point de doute, sera réalité.

Futoya. Excellente nouvelle ! Je vous prie à présent de me rendre l’objet qui vous était confié. Le signal est donné, dès lors pour Izumi l’heure ultime a sonné. Les shinobi ont l’art d’accomplir sur-le-champ la mission convenue. Leur homme à tout moment peut soudain apparaître, et je devrai alors restituer le dragon.

O-Bara achève sans hâte de composer son bouquet. Puis elle soulève la table, ouvre la cachette et fouille à l’intérieur. Elle pense s’être trompée de pied et explore successivement chacun d’eux.

Le récitant (pendant ce temps).

Le Silencieux écoute avec grand intérêt,

Tout le plan fomenté soudain lui devient clair.

Il a devant les yeux les deux commanditaires

Du meurtre. Par leur faute, il doit tuer Izumi !

Oh, avec quel plaisir il livrerait l’un l’autre

A un cruel trépas sans réclamer salaire !

Mais chez les shinobi une règle interdit

De châtier son client sans solide raison.

O-Bara. Où est-il donc passé ? Fort bien je me rappelle avoir celé l’objet dans ma cache secrète…

Futoya. Il n’est pas lieu de rire ! Rends-moi ce talisman !

O-Bara. Enfer ! On l’a volé ! Je n’en crois pas mes yeux ! Voici le pied creusé, la plus sûre des caches !

Futoya retourne la table, pieds en l’air.

Futoya. J’ai compris ! Je devine ! Oh, perfide serpent ! Tu désires à présent te défaire de moi ? Je ne suis plus utile ? Plus rien n’ai à donner ? Tu comptes me livrer à leur férocité ? (Il l’empoigne violemment par l’épaule.) Le jônin me tuera si je ne rends la chose ! C’est là ce que tu veux ! Rends-le-moi, rends-le-moi !

O-Bara (lui résistant). Allons, êtes-vous fou ? Lâchez-moi, pauvre idiot ! Tous deux sommes alliés ! Pourquoi vouloir vous perdre ? C’est sans doute Yuba qui m’aura détroussée ! J’avais noté chez elle un peu de rébellion…

Futoya (sans l’écouter). Rends ce dragon, catin ! J’ai par amour pour toi commis crime assez grand pour ruiner mon karma !

Elle lui échappe, il la poursuit à travers la pièce. Il parvient à la renverser sur le sol, mais O-Bara est forte et agile, et de nouveau elle se libère. Enfin ils tombent tous deux, et commencent à rouler sur les tatamis, en se frappant et se griffant l’un l’autre. Tout cela se déroule sans un mot ni un cri, à la manière d’une pantomime.

Le récitant (pendant la pantomime).

Ce farceur de destin aime tendre des pièges

Au pécheur comme au juste. Il n’épargne personne.

Et rien ne lui plaît tant que le rusé chasseur

Se prenant par bévue dedans ses propres rets.

Le Silencieux jubile. Eh quoi ? Plus de dragon ?

Il a droit à présent de réclamer des comptes

A ceux qui d’Izumi ont demandé la mort !

Le shinobi muet prend papier et pinceau…

Le Silencieux tire un rouleau de papier de sa ceinture et en déchire un morceau. Il sort également une pierre à encre et un pinceau, puis trace rapidement quelques mots.

Puis sur la feuille écrit : « Contrat exécuté.

Rendez-moi le dragon, comme a dit le jônin. »

Coup de tambour.

Le shinobi ouvre brutalement les shôji et entre dans la pièce.

O-Bara. Assez ! Arrêtez donc ! Nous ne sommes pas seuls ! (Au Silencieux.) Je ne crois pas, bouffon, t’avoir convié ici !

O-Bara et Futoya se désenlacent. Tous deux s’agenouillent, en s’efforçant de remettre de l’ordre dans leur tenue et leur coiffure.

Le Silencieux, sans prêter attention à la geisha, tend la feuille de papier au marchand.

Futoya. Un papier ? Qu’est-ce donc ? Il est pour moi, c’est ça ? (Il lit en silence, pousse une exclamation.) Par le divin Bouddha ! Elle est morte déjà !

Le Silencieux tire de son sein un poignard à la lame en forme de serpent, le montre au marchand, puis tend la main pour obtenir le dragon.

Futoya (cherchant à s’éloigner à croupetons). Sommes commanditaires tous deux, et j’ai confié le dragon aux bons soins de cette digne dame…

O-Bara. Il ment ! De ce dragon jamais n’ai ouï parler. Que racontez-vous là ? Qu’aurais-je commandé ?

Le Silencieux ramasse par terre la branche de pommier et la montre à la geisha.

O-Bara (comprenant qu’il est absurde de nier). Oui, en effet, pardon. J’ai cru qu’à tout hasard mieux valait tout d’abord montrer quelque prudence. Elle est morte ? Si vite ? Nous sommes exaucés ? Comment croire un tel fait ? Je veux voir son cadavre.

Futoya (dans un chuchotement furieux). Tu vas nous perdre, sotte ! Ne va pas l’offenser ! En ces affaires-là, jamais les shinobi ne cherchent à mentir à leurs commanditaires. Rends-lui donc ce dragon ! Ta ruse est éventée ! Sinon c’est à nous deux qu’il fera triste sort !

O-Bara (chuchotant elle aussi, et s’écartant à mesure en direction de la lanterne de papier posée par terre). Sot vous-même, monsieur ! Je n’ai pas le dragon, il a été volé ! Vous voulez vivre, non ? Dans ce cas taisez-vous, et laissez-moi agir !

Futoya, tout en saluant le terrible messager, se rapproche à quatre pattes de la geisha. Le Silencieux les regarde, la main tendue en un geste impérieux. Il a rangé le poignard dans son sein.

O-Bara renverse la lanterne. Celle-ci s’éteint. Noir.

Voix d’O-Bara. Mes jambes, sauvez-moi !

Voix de Futoya. Attends ! Et moi, que fais-je ?

On entend un martèlement de pas précipités.

Le rideau se ferme.

Durant la scène du mitiyuki, on change, derrière, le décor.

Deuxième mitiyuki

Sur le hanamiti, O-Bara et Futoya courent sur place, au centre d’un disque de lumière. Ils semblent s’enfoncer dans du sable ; leur progression est pénible, comme dans un cauchemar ; ils ont le souffle court et oppressé. La geisha a devancé le marchand. Elle a abandonné ses sandales laquées et coincé les pans de son kimono dans sa ceinture, pour courir plus commodément.

Futoya. Cette course est absurde ! On ne saurait les fuir ! Partout nous chercheront, fût-ce au fond de la mer !

O-Bara (sans se retourner). Ce n’est pas le ninja, c’est toi, pauvre imbécile, que je fuis. C’est à toi qu’on remit le dragon. C’est toi qu’on cherchera !

Futoya force l’allure et bientôt la rattrape.

Futoya. Tu n’as donc jamais eu aucun amour pour moi ?

O-Bara. Oh si ! Mais il n’est plus ici question d’amour !

Futoya. Tu as raison, encore. Et le conseil est bon. Qu’il te règle ton compte, entre-temps je m’éclipse !

Il l’agrippe par la manche, la fait choir avec violence, tandis que lui-même s’élance en avant.

Pourvu que je parvienne aujourd’hui à survivre, je paierai le jônin pour qu’il me laisse libre.

O-Bara le retient par le bas de son kimono. Il s’affale par terre. Tous deux alors se relèvent d’un bond et reprennent leur course panique en se bousculant l’un l’autre.

Le récitant.

Dans toute sa splendeur s’expose sous vos yeux

Cet amour empesté que tantôt Okasan

Dans notre acte premier qualifiait d’infernal.

Un feu étincelant embrase les amants,

Mais ce feu ne sait guère à leurs cśurs donner flamme.

Il les glace au contraire. Ici chacun s’agite,

Court après son profit, quand au bout du chemin

La bouche de l’enfer s’ouvre toute béante…

Il bat du tambour.

Un faisceau de lumière fait sortir des ténèbres le Silencieux, campé devant le rideau. Le ninja porte à sa bouche une sarbacane de bambou, souffle une flèche empoisonnée, et Futoya s’écroule. Une autre flèche, et O-Bara s’effondre à son tour. Ils se contorsionnent un instant sur le sol puis retombent inertes.

Le Silencieux s’approche des cadavres. Il tire de derrière son dos un poignard à lame serpentine, puis se penche. On ne voit pas ce qu’il fait. Le faisceau s’éteint.

Noir. On entend le Silencieux regagner la scène.

Froissement d’étoffe du rideau.

Coup de tambour.

Troisième tableau

De nouveau le temple abandonné. Tout est sombre à l’intérieur, seul un unique faisceau de lumière éclaire le Silencieux. Il est assis sans masque, mais son visage reste invisible, car l’acteur tourne le dos à la salle. Ses bras sont tendus, en croix : dans la main gauche, une tête de femme ; dans la droite, une tête d’homme.

Le récitant.

L’affaire est inouïe ! Alors qu’il n’a pas même

Accompli sa mission un shinobi réclame

Auprès de son jônin un urgent entretien.

Voudrait être céans relevé de sa tâche

Au prétexte insensé que le commanditaire

De lui-même déjà a rompu le contrat…

Il bat du tambour.

La statue de Bouddha s’éclaire par-derrière d’une pâle lueur. Une voix s’élève.

Le Silencieux pose les deux têtes sur le sol, croise respectueusement les mains sur ses genoux, incline le front.

L’Invisible. Silencieux, j’ai bien lu ta requête et j’avoue que je n’ai pas sans mal dominé ma colère. Si je ne connaissais tes multiples mérites, je te donnerais ordre d’abréger là tes jours…

Le Silencieux tire son poignard à lame serpentine et le colle contre sa gorge, montrant là qu’il est prêt à exécuter sur-le-champ pareil commandement.

L’Invisible (poursuivant). … et confierais l’affaire à un autre ninja. La sentence se doit d’être suivie d’effet.

Peu importe qui est client ou bien victime, c’est pour nous, shinobi, un point d’honneur sacré. Sans peur nous transgressons toutes les lois humaines, le peuple voit en nous des suppôts de l’enfer. Nous marchons dans la nuit, mais il est une étoile dont la lueur toujours suit notre chemin furtif.

L’homme ignore pourquoi il vit sur cette terre. Il s’invente sans fin des jouets pour se distraire, comme le bien, le mal, la laideur, la beauté, et entrave ses pas de ces pesantes chaînes. Mais seul l’Eveillé sait ce que sont bien et mal ; le beau facilement devient difformité. Et seul est à compter cet unique principe : quand la Voie est choisie, ne plus s’en détourner.

La Voie du shinobi, c’est le meurtre, un métier élevé par nous autres au noble rang des arts. Sois fidèle à l’honneur. Suis la lueur de l’étoile. Qui est-on sans honneur ? Un simple scélérat.

La tête du Silencieux s’incline toujours plus bas. Il finit par tomber face contre terre, en signe d’absolue soumission.

C’est fort bien. Accomplis point par point ta mission, et te pardonnerai cette faiblesse. Allez !

Non ! une chose encore. Trouve-moi le dragon. Tu réponds sur ta vie de ce mien talisman…

La statue s’efface de nouveau dans l’ombre. Le Silencieux se redresse brusquement. Il reste agenouillé, immobile, évoquant à s’y méprendre la silhouette de Bouddha.

Le récitant.

Honteux des durs propos tenus par le jônin,

Le Silencieux voit bien toute leur vérité.

Pourquoi vivre sur terre ? Pourquoi semer la mort ?

Pourquoi sans hésiter trancher sa propre langue ?

A quoi sert tout cela, s’il renonce à la Voie ?

N’aurait pareille vie plus nul sens ni honneur.

Le requin ni le lion sans sang ne sauraient vivre.

Le shinobi périt, qui trahit le Chemin !

Ainsi se parlait-il, pour affermir son cśur.

Entre amour et devoir, devoir était vainqueur.

Coup de tambour.

Le Silencieux bondit sur ses pieds et se fige. Dans sa main brille un poignard à lame serpentine.

Noir progressif. Rideau.

La scène pivote.

Quatrième tableau

Le jardin devant le pavillon d’Izumi. Il fait nuit. Les shôji sont tirés, mais de la lumière brille à l’intérieur. On voit la silhouette de la geisha qui mélancoliquement pince les cordes du shamisen.

Le Silencieux entre en scène d’un pas furtif. Il s’arrête devant l’engava. Dégaine son couteau. Se fige dans une totale immobilité.

Le récitant.

Et cette même nuit, déférant au destin,

Le ninja est allé accomplir son devoir.

Aujourd’hui adviendra ce que veut le karma.

L’homme n’est pas de force à corriger le sort.

Et pourtant dès qu’il voit l’ombre tant familière,

Le Silencieux hésite à s’avancer encore…

Il bat du tambour.

A l’extrémité de l’engava apparaît Soga. Découvrant le Silencieux, poignard à la main, il tire son sabre et, sans un mot, fond sur l’assassin dans un assaut furieux.

Suit une scène de duel singulière : le combat se déroule dans le plus grand silence. Les deux adversaires se déplacent sans produire le moindre bruit. L’art de l’escrime du shinobi a ceci de particulier que l’homme pare les coups non pas au moyen d’une arme, mais en effectuant des déplacements très rapides, des bonds, et même parfois des sauts périlleux. Le long sabre de Soga fend constamment le vide. Le Silencieux, quant à lui, n’a pas hésité à rengainer son poignard dans le fourreau dissimulé dans son dos.

Le duel a des airs de ballet acrobatique ou de pantomime : les notes égrenées par Izumi sur le shamisen lui servent d’accompagnement musical.

Le combat s’achève de la manière suivante : le Silencieux atterrit près du pommier en fleur, il esquive un nouveau coup de sabre, lequel tronçonne l’arbre en deux. Soga malgré lui tourne la tête vers le pommier qui s’abat. Cet instant suffit au shinobi pour tirer son poignard et l’enfoncer dans la poitrine du rônin. Au même moment la musique se tait, la lumière dans le pavillon s’éteint.

Le Silencieux retient le corps de sa victime, comme s’il le prenait dans ses bras, et lentement le couche sur le sol. Après avoir observé le pavillon, exactement comme Soga au premier acte, il dissimule le cadavre sous le plancher de l’engava. Entre-temps il a rengainé son arme.

Puis il grimpe sur la véranda. Entrouvre les shôji, se glisse à l’intérieur et referme les panneaux derrière lui.

Silence.

Le récitant bat du tambour, à coups étouffés mais rapides, imitant le son d’un cśur qui bat.

Voix d’Izumi. Qui va là ? Dans le noir qui a les yeux sur moi ?

La lanterne se rallume. On voit deux silhouettes : Izumi s’est redressée sur sa couche, le Silencieux se penche au-dessus d’elle. La suite se présente comme un théâtre d’ombres.

Izumi. Ah ! c’est toi ? Je savais que tu me reviendrais !

Le shinobi bat en retraite.

Eh bien, es-tu troublé ? Si hardi, tu hésites ? Tu crois qu’avec mépris je vais te repousser ? En ce cas sache bien que n’ai fait que t’attendre.

Elle tend ses mains vers lui.

D’autres m’ont si souvent déclaré leur amour que je n’ai nulle honte à former mon aveu. Je t’aime de tout cśur, c’est le sort qui t’envoie. Et, sais-tu, peu m’importe la laideur de tes traits. Ah ! les sottes paroles ! A présent ton visage me sera idéal de céleste beauté. Les trop jolis minois désormais à mes yeux sembleront monstrueux, abjects à regarder !

Ote vite ton masque ! Cet acte de confiance m’emplira de bonheur, tel un cadeau précieux !

Coup de tambour. Le Silencieux, d’un geste brusque, arrache son masque.

Izumi (déconcertée). Mais tu n’as nul défaut ! Ton visage est parfait ! Point ne comprends pourquoi tu le dissimulais ! Mon aimé, mon amour est aussi beau que muet, comme la lune au ciel tout noir, comme l’étoile !

Me voici devant toi sans grime et donc sans masque. Tu me vois moi aussi comme je suis vraiment… Tiens, faisons-nous serment que de ce jour jamais nous ne nous cacherons l’un à l’autre nos faces. Fini ! Plus de geisha ! Avec toi m’en irai ! Nous serons tous les deux, simplement, comme tous… Ou plutôt presque tous… Tu es muet ? Belle affaire ! Tu verras, je serai éloquente pour deux.

Ah, mais quelle importance ce qui lors adviendra. Ici et maintenant, amour, sommes ensemble !

Il tend les bras vers elle, elle l’attire sur sa couche.

La lumière s’éteint, d’abord dans le pavillon, puis sur le reste de la scène.

Musique douce.

Rideau.

Troisième mitiyuki

Le Silencieux débouche sur le hanamiti, tenant une lanterne, bras levé. Les spectateurs ne voient d’abord que son visage. Il est impassible. Derrière lui vient Izumi, un baluchon à la main. Son visage, sans blanc ni aucun maquillage, est éclairé par un faisceau de lumière. Elle est vêtue d’un simple kimono noir. Tous deux se figent.

Le récitant.

Avant l’aube, dans l’ombre, ils sont partis tous deux,

Laissant loin Yanagi, renonçant au passé.

Ainsi pense Izumi… Où les mène leur route,

Elle ne s’en soucie pas. Et se laisse guider,

Babillant sans arrêt d’une voix tout heureuse.

La nuit noire en l’instant lui paraît merveilleuse…

Il bat du tambour.

Tous deux exécutent un koaruki, mais le Silencieux, ce faisant, progresse à larges enjambées, tandis qu’Izumi, observant le canon de la féminité, marche à tout petits pas.

Izumi. Le ciel est sans étoiles, il est même sans lune. Noyons-nous, toi et moi, fondons-nous dans la nuit. Je croyais que ma vie serait comme comète, traçant sillon au ciel pour au bout disparaître. Mais c’est un autre sort qui m’était réservé : je vais vivre avec l’homme que j’ai choisi d’aimer, comme vivent sur terre millions d’individus. Herbe parmi les herbes, feuille parmi les feuilles. Suis heureuse avec toi d’être comme toute autre !

Mais pourquoi m’avoir dit d’emporter le costume dans lequel en public j’ai chanté et dansé ? (Elle montre son baluchon.) Il est bien trop luxueux pour une vie modeste, gênant pour recevoir, trop voyant pour sortir.

Soudain le Silencieux fait halte et se tourne vers elle.

Izumi (posant son bagage). Tu as choisi ce lieu pour y faire une halte ? C’est une bonne idée, ici tout est si beau : ce ravin, ce cours d’eau qui coule en contrebas… (Elle s’approche du bord du hanamiti, regarde en bas.) C’est là en vérité qu’est le vrai karyukai, ce monde où fleurs et saules rivalisent de grâce, où fidèle au yugen se cache la beauté…

Pendant ce temps le Silencieux sort le kimono du baluchon et l’étale sur le sol. Puis il tire de sa manche un rouleau de papier qu’il tend à sa compagne.

Izumi (avec un rire discret). C’est vrai ! Tu écrivais avant notre départ. Mais sans me laisser lire ce qui était écrit. J’ai compris cependant : un poème amoureux ? Tu as choisi ce lieu pour me le dévoiler ?

D’une main elle prend la feuille de papier, de l’autre la lanterne. Elle lit. Après quelques instants la lanterne se met à trembler.

Le récitant.

Oh, la pauvre Izumi ! Ce n’est pas un poème.

Le ninja y avoue son métier de malheur.

A périr, écrit-il, quelqu’un l’a condamnée,

Son unique salut est de s’évaporer.

Elle doit à jamais quitter la capitale

Et refaire sa vie dans un pays lointain.

Il la laisse partir au prix de son honneur.

Pour un homme la vie sans honneur ne vaut rien,

Pour racheter son geste, force sera qu’il meure.

Mais avant ça il tient à égarer les tueurs.

D’Izumi trouveront, en haut de ce ravin,

Le kimono taché d’une gerbe de sang,

Mais non pas son cadavre. Ils penseront alors

Qu’il a jeté son corps dans l’eau, et que le flot

A emporté la morte au gré de son courant.

Chercheront-ils ou non le corps du shinobi ?

Peu importe. Au jônin, tout paraîtra limpide.

Il croira que son homme a rempli sa mission

Mais n’a su pour autant retrouver le dragon

Et suivant son serment a mis fin à ses jours.

Ainsi font les ninja qui chérissent l’honneur.

Dans les lignes de fin de la terrible lettre

Le Silencieux lui livre un ultime précepte :

« Cours et vis ! Sauve-toi ! Et oublie qui j’étais.

Que je reste pour toi une ombre sans visage. »

Le Silencieux revêt son masque.

Stupéfaite, Izumi ne sait que lui répondre.

Elle est paralysée, et se dit : C’est un songe.

Un songe absurde et laid. Vite, se réveiller !

Elle reste sans mots, et le muet prend congé.

Il bat du tambour.

Le Silencieux tire de derrière son dos le poignard à lame serpentine, s’en perce la gorge, et se penche pour inonder de sang le kimono étalé par terre, puis il se retourne et se jette dans le ravin (dans l’espace plongé dans l’ombre, entre le mur et le hanamiti). Retentit le bruit d’un jaillissement d’eau.

Izumi pousse un cri perçant. Elle lâche la lanterne. Tout s’enfonce dans l’obscurité.

On entend psalmodier un sutra funèbre au rythme cadencé du tambour.

Pendant ce temps, l’actrice doit s’éclipser derrière le rideau en emportant la lanterne et le kimono.

Cinquième tableau

La chambre d’Izumi.

Elle se tient immobile au seuil de la pièce à laquelle elle vient juste de revenir.

Le récitant.

Marchant au grand hasard, sans rien sentir ni voir

Izumi a erré dans la nuit sans étoiles.

Mais là, reprend conscience et voit : c’est bien sa chambre

Que sa course insensée lui a fait regagner.

Ainsi la marionnette à l’issue du spectacle

Repose inanimée dans sa boîte habituelle.

Il bat du tambour.

Izumi promène lentement son regard dans la pièce, comme si elle la découvrait pour la première fois, puis s’agenouille devant son coffret, de profil. Elle le contemple un instant, avant de soulever le couvercle au miroir.

Le récitant.

A passé la moitié de sa vie à mirer

Le reflet que la glace offre à son beau visage.

Elle en fixe à présent la parfaite surface

Peut-être dans l’espoir d’y voir la vérité.

C’était un assassin, un ninja. Mais toi-même ?

Qui es-tu en effet, et pourquoi es-tu née ?

La glace elle interroge, insistante, obstinée,

Comme si son reflet pouvait donner réponse…

Izumi (extatique). « Pour un homme la vie sans honneur ne vaut rien », a-t-il dit, avant de me laisser dans la nuit. Pétrifiée de terreur, je n’ai su demander : « Pour la femme, la vie sans honneur, que vaut-elle ? » Ainsi qui suis-je donc ? Une geisha. Ma Voie est d’être un immortel modèle de beauté. Or pour être immortelle, il est un bon moyen : l’histoire d’Izumi transformer en légende. Qu’on vienne à composer drames et longs poèmes contant comment un jour shinobi et geisha, cédant à leur passion, à l’amour se livrèrent. Chacun des deux amants fut fidèle à son art. Quand soudain leur amour leur barra le Chemin, se voyant impuissants à contourner l’obstacle, s’envolèrent au ciel, au plus haut de la voûte, où honneur et amour vivent en harmonie…

Elle sort un stylet du coffret, le regarde. Continue à voix basse, sans aucune affectation.

Sottises ! Mon amour, je veux être avec toi. Tout le reste n’est qu’un vain babil de geisha. Dans l’ombre de la nuit et de l’éternité, le destin nous appelle à voler, toi et moi, pareils à deux comètes dans un ciel sans étoiles…

Elle se plante le stylet dans la gorge. La lumière s’éteint, et aussitôt, telles deux comètes, deux rayons de lumière s’allument au plafond de la salle.

Rideau.

Titre original : Ves mir teatr

© Boris Akounine, 2009

© I. Zakharov, 2010

© Presses de la Cité, 2013 pour la traduction française

Couverture : Thierry Sestier

EAN 978-2258098916

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21.06.2020

Fiction Book Description

Boris Akounine

La ville noire

Eraste Fandorine a mis un point d’honneur à capturer un dangereux terroriste révolutionnaire, particulièrement habile et retors. Il découvre vite que l’homme s’est réfugié à Bakou, la ville la plus riche de l’Empire russe, aux mains de quelques magnats du pétrole de toutes nationalités (des Russes, des Arméniens, des Géorgiens, des Azéris…). En cette veille de Première Guerre mondiale, Bakou constitue aussi un nid d’espions particulièrement actifs. La femme de Fandorine, la comédienne Elisa Altaïrskaïa-Lointaine – rebaptisée Claire Delune – est également dans la ville pour un tournage. Mais la coïncidence n’enchante guère l’enquêteur, qui n’aspire qu’à reprendre sa liberté…

Boris Akounine

LA VILLE NOIRE

Une enquête d’Eraste Fandorine

Roman

Traduit du russe

par Paul Lequesne

PRESSES DE LA CITÉ

Eraste Fandorine a mis un point d’honneur à capturer un dangereux terroriste révolutionnaire, particulièrement habile et retors. Il découvre vite que l’homme s’est réfugié à Bakou, la ville la plus riche de l’Empire russe, aux mains de quelques magnats du pétrole de toutes nationalités (des Russes, des Arméniens, des Géorgiens, des Azéris…). En cette veille de Première Guerre mondiale, Bakou constitue aussi un nid d’espions particulièrement actifs. La femme de Fandorine, la comédienne Elisa Altaïrskaïa-Lointaine – rebaptisée Claire Delune – est également dans la ville pour un tournage. Mais la coïncidence n’enchante guère l’enquêteur, qui n’aspire qu’à reprendre sa liberté…

Boris Akounine est, depuis plusieurs années maintenant, le plus grand auteur de best-sellers en langue russe, chacun de ses livres atteignant dans son pays des tirages de plusieurs centaines de milliers d’exemplaires. Traduit en dix-huit langues, il est reconnu comme un maître de l’intrigue policière sophistiquée, à l’humour digne de Gogol.

Avertissement de l’auteur (pour éviter les malentendus)

J’éprouve tout autant de sympathie pour les Azéris que pour les Arméniens, je nourris un profond respect pour ces deux nations et continue d’espérer qu’elles finiront par faire la paix.

Sur les traces d’Ulysse

— … De la crique, Ulysse a pris un sentier à travers bois en direction du lieu qu’Athéna lui avait indiqué. Mais il n’y est jamais parvenu. Il s’est évaporé !

Ce dernier mot, le visiteur nocturne l’avait prononcé dans un murmure, avec un tel effroi que les pointes de sa moustache bien cirée avaient frémi. La lampe alluma un reflet sur son épaulette brodée du monogramme impérial.

C’est absurde, songea Eraste Pétrovitch. Je suis en proie à une hallucination. Vous êtes là, installé dans votre chambre d’hôtel, occupé à lire La Cerisaie, tentant pour la énième fois de comprendre pourquoi l’auteur a qualifié de comédie cette pièce d’une tristesse intolérable, et tout à coup un fou en uniforme de général fait irruption et commence à vous débiter une histoire à dormir debout, mêlant Ulysse, Athéna et on ne sait quel Mannlicher à visée optique. Tous les deux mots, il répète : « Vous seul pouvez sauver l’honneur d’un vieux soldat », tandis que ses yeux à fleur de tête s’emplissent de larmes. On croirait voir revivre un personnage d’une des premières pièces de Tchekhov, de celles de l’époque où Anton Pavlovitch était encore jeune et en bonne santé, et écrivait des vaudevilles.

— Pourquoi me racontez-vous tout ça ? P-pour qui, à la fin, me p-prenez-vous ? demanda Fandorine, dont l’irritation accentuait encore le bégaiement habituel.

— Comment ça ? Vous n’êtes pas Eraste Pétrovitch Fandorine ? Je me serais trompé de chambre ? s’écria le visiteur importun dans un terrible affolement.

À dire vrai, il s’était bel et bien présenté, ce farfelu. Et Fandorine l’aurait de toute façon reconnu. L’individu était célèbre. Les caricaturistes de la capitale croquaient de manière très ressemblante les moustaches en pointe, le nez monumental, la barbiche chenue. Le général Lombadzé en personne. Gouverneur de la ville de Yalta, où la très auguste famille passait près de trois ou quatre mois par an. C’est pourquoi la petite bourgade de Crimée jouissait d’un statut particulier, et son gouverneur, de droits et de pouvoirs extraordinaires. Son despotisme et son zèle de très fidèle sujet en faisaient depuis longtemps un objet de risée universelle. Les journaux de gauche avaient baptisé le général « le caniche de la cour », et se gaussaient en affirmant qu’il apportait chaque matin dans sa gueule les pantoufles de Sa Majesté.

— Non, c’est bien moi. Et alors ?

— Ah, vous voyez ! On me fait un rapport sur tous les nouveaux arrivants ! déclara Lombadzé en levant le doigt, l’air triomphant. Vous êtes un détective célèbre. Vous arrivez de Moscou. J’ignore quelle enquête vous a amené dans ma ville, mais vous devez sur-le-champ laisser tomber l’affaire !

— Je ne le pense pas. Je suis membre de la c-commission chargée de la succession Tchekhov, et je suis venu à Yalta sur l’invitation de la sśur du défunt. Il y aura dans un mois dix ans qu’Anton Pavlovitch est mort, je participe à la préparation de cet anniversaire.

C’était la pure vérité : on avait invité Eraste Pétrovitch à se joindre à l’honorable commission à la suite d’une petite enquête au cours de laquelle il avait aidé à retrouver un manuscrit disparu de l’écrivain.

Cependant le général renâcla avec colère.

— Comme si j’allais vous croire ! Écoutez, je me fiche de savoir pour qui vous travaillez en ce moment ! Il s’agit ici d’une affaire d’une importance colossale ! La vie du souverain est en danger ! Il reste tout juste deux heures avant l’aube. Puisqu’on vous le dit : Ulysse ne s’est pas présenté à l’endroit convenu. À présent, il rôde quelque part autour du palais de Livadia, armé d’un Mannlicher à visée optique ! C’est une catastrophe !

Deux idées, que rien ne reliait entre elles, vinrent en même temps à l’esprit de Fandorine (son cerveau possédait cette étrange faculté). Premièrement, il comprit tout à coup pourquoi La Cerisaie était une comédie. L’auteur de la pièce, miné par la phtisie, pressentait que sa vie déprimante se conclurait par une farce. Il allait mourir bientôt en terre étrangère, et l’on ramènerait son corps dans un wagon frigorifique portant l’inscription « Transport d’huîtres ». Procédé comique typiquement tchékhovien destiné à amoindrir le tragique d’une situation.

Deuxièmement, une lueur de sens jaillit au milieu du délire fiévreux du gouverneur.

— Ulysse, c’est un terroriste ? demanda Fandorine, coupant court au flot de paroles incohérentes de Sa Haute Excellence.

— Très dangereux ! Recherché par la police depuis quatorze ans ! D’une habileté incroyable ! D’où son surnom !

— Athéna, c’est votre agent provocateur ?

— Quels termes employez-vous là ! Il s’agit d’une dame des plus estimables, qui collabore avec nous par patriotisme. Elle est membre du parti bolchevique. Quand Ulysse s’est présenté à elle, qu’il lui a communiqué le mot de passe et expliqué qu’il avait pour projet d’assassiner le monarque…

Le général s’étrangla, débordé par ses sentiments.

— … Athéna, bien entendu, en a informé le Département de la Sécurité.

— Pourquoi ne l’avez-vous pas fait arrêter sur-le-champ ? Si j’ai bien compris, c’est vous qui lui avez fourni la carabine de t-tireur d’élite, n’est-ce pas ?

Lombadzé s’épongea le front avec un mouchoir, la face écarlate.

— Ulysse avait chargé Athéna de lui procurer une arme et de lui trouver un accès à la zone réservée, bredouilla-t-il. J’ai pensé qu’il serait plus spectaculaire de capturer le malfaiteur, l’arme à la main, sur les lieux mêmes du régicide qu’il s’apprêtait à commettre. Ce n’est pas le bagne, alors, qui l’attendait, mais la potence…

Et à toi la récompense pour avoir sauvé la vie du souverain, songea Fandorine.

— La carabine est défectueuse, j’espère ?

Le gouverneur de la ville piqua de nouveau un fard.

— Ulysse est un type extrêmement soupçonneux. Il ne fait confiance à personne. S’il avait découvert que la pointe du percuteur était limée ou que, mettons…

— Je vois. La lunette de visée est elle aussi, j’imagine, dans un état parfait. M-merveilleux. Et votre idiote d’Athéna a conduit Ulysse droit au domaine du souverain ?

— Non, non ! Le territoire qui s’étend autour de la résidence se trouve sous la responsabilité des fonctionnaires de la police du palais. Athéna s’est contentée d’aider le criminel à franchir le cordon extérieur de la zone réservée – mes hommes protègent le périmètre du Chemin impérial.

Eraste Pétrovitch savait qu’on appelait ainsi la piste tracée à travers la montagne littorale depuis le palais de Livadia jusqu’à Haspra. À en croire la Chronique de la cour, le tsar effectuait des promenades quotidiennes le long de cette route pittoresque, seul ou escorté d’un cercle d’intimes. Personne d’autre n’avait accès au Chemin.

— Mais la piste, si je ne m’abuse, est longue de six verstes. Par en haut, ce ne sont que des rochers à pic. On peut t-tendre une embuscade en cent endroits différents !

— C’est bien tout le malheur. Athéna a indiqué à Ulysse un sentier à suivre. Celui-ci monte à une terrasse isolée où cette canaille aurait pu s’installer très commodément : on y a un point de vue magnifique sur tous les environs. Si nous avions surpris là notre terroriste, carabine à la main, aucun avocat, fût-il Kerenski en personne, n’eût été en mesure de le sauver de l’échafaud. Bien sûr, je n’avais pas l’intention de risquer la vie de Sa Majesté. Nous nous serions emparés du misérable avant qu’il fît jour. Au matin, quand Sa Majesté se fût réveillée, l’affaire eût déjà été bouclée…

Et ses pantoufles livrées, pensa Fandorine.

— Grâce à vous, Ulysse a obtenu une arme et se balade à présent on ne sait où au milieu de la montagne, sur un territoire de près de mille hectares couvert de buissons. Eh bien, qu’il se b-balade ! dit-il en haussant les épaules. Faites votre rapport au souverain. Il en sera quitte pour quelques journées sans Chemin impérial. Le temps que la police du palais et vos hommes aient ratissé toute la zone.

Sa Haute Excellence bondit de sa chaise.

— Mais si le meurtrier réussit à se faufiler dans les jardins du palais ? Ou bien s’embusque quelque part à l’extérieur, sur une colline, dans un arbre ? Il peut fort bien tirer également par une fenêtre ! Il dispose d’un viseur optique ! Vous ne savez pas quel homme c’est. À Bakou, il a abattu quatre agents qui tentaient de l’arrêter. C’est le diable !

Le général baissa la tête, accablé.

— En outre, si le souverain vient à connaître les détails…

Il poussa un sanglot.

— Trente années de service irréprochable… Le déshonneur, la mise à la retraite…

Ces dernières considérations n’émurent guère Fandorine, mais il était impossible d’éluder les premières.

— Vous avez le dossier Ulysse sur vous ?

Lombadzé tira aussitôt une volumineuse chemise de son porte-documents.

— Vite, par le ciel ! Le souverain se réveille à sept heures. La première chose qu’il fait, c’est d’ouvrir la fenêtre en grand…

La véritable identité du terroriste n’avait rien d’original : il s’appelait Ivan Ivanovitch Ivantsov. Le « ts » qui s’était glissé à la fin de ce nom d’une banalité absolue lui donnait une légère couleur ironique, sonnait comme une moqueuse invitation à se taire. Cela dit, peu importait comment cet individu se nommait à l’aube de sa vie. Plus loin suivait une longue énumération de fausses identités puis de sobriquets d’activiste clandestin. Fandorine sauta la liste de noms pour se concentrer sur ces derniers. De la manière dont un homme choisissait ses surnoms, on pouvait déduire certains traits de son caractère. À en juger d’après ce paramètre, le criminel était amateur d’animaux à plumes – ses pseudonymes étaient tous des noms d’oiseaux (c’était le Département de la Sécurité qui l’avait baptisé Ulysse).

Le révolutionnaire était passé dans l’illégalité depuis fort longtemps. Il n’avait pas été arrêté une seule fois, et par conséquent était inconnu des services d’anthropométrie et n’avait pas fourni d’empreintes digitales. Eraste Pétrovitch laissa son regard s’attarder sur l’unique photographie, prise la première année du nouveau siècle. Le portrait montrait un étudiant aux yeux rieurs et aux lèvres fermement serrées. Ce visage déplut fortement à Fandorine : intelligent, volontaire, avec en outre un rien de diablerie. Les jeunes gens de cette sorte, pour peu que certain concours de circonstances les y entraîne, pouvaient se changer en individus extrêmement dangereux. Eraste Pétrovitch le savait pour en avoir déjà fait l’expérience.

La carrière révolutionnaire d’Ulysse confirmait en tout point le pronostic physiognomonique. Assassinat de deux gouverneurs, fourniture d’armes pour l’insurrection moscovite de 1905, « expropriations » audacieuses. Représentant personnel du leader bolchevique « Lénine » (ce surnom était connu même de Fandorine, pourtant éloigné de la police politique), complice du militant caucasien « Koba » (de ce dernier, Eraste Pétrovitch n’avait jamais entendu parler). Lieu de résidence inconnu durant les derniers temps. On supposait que l’individu était parti à l’étranger. Eh bien, s’il était vraiment parti, force était de conclure qu’il était revenu.

— Bien.

Eraste Pétrovitch restitua le dossier au gouverneur.

— Rendons-nous au p-poulailler.

— Où cela ?

— Au poulailler, où vous avez laissé entrer un renard.

Sa Haute Excellence manqua suffoquer d’indignation.

— Je vous interdis de parler en ces termes de la résidence de l’oint du Seigneur, couronné et marié à la Russie par Dieu en personne.

— Le Seigneur eût mieux fait de dégoter pour la Russie un autre f-fiancé, un peu plus compétent, coupa Fandorine tout en s’habillant rapidement. Ne vous emportez pas, général. Pendant que nous nous disputons, la Russie pourrait bien devenir veuve.

L’argument fit mouche. Le gouverneur tendit lui-même sa veste à Fandorine. Ils descendirent ensuite au pas de course jusqu’à la voiture.

— Mais ne serait-il possible de repérer le criminel sans passer par le palais ? demanda Lombadzé d’un ton patelin en se penchant à l’oreille du Moscovite (les roues produisaient un trop grand vacarme sur le pavé). J’ai beaucoup entendu parler de vos talents de déduction.

— Dans le cas présent, ce n’est pas un logicien qu’il faut, mais plutôt un t-trappeur. De toute façon, nous allons devoir réveiller le chef de la police du palais.

Lombadzé poussa un soupir affligé.

Ils passèrent par le bord de mer. Les flots, en cette heure précédant l’aube, se fondaient presque totalement dans la noirceur du ciel, mais, à la frontière des deux éléments, un liséré de lumière commençait à se dessiner.

Eraste Pétrovitch avait eu l’occasion de croiser avant cela le chef du service de sécurité du tsar, Spiridonov. La rencontre avait laissé à chacun des souvenirs peu agréables, aussi ne prirent-ils pas la peine de se serrer la main.

Il faut rendre justice au colonel. Tiré du lit, il ne posa aucune question inutile, même s’il fronça les sourcils à la vue de Fandorine, et comprit instantanément l’urgence du problème. Lombadzé levait encore les bras au ciel, suppliait, tremblotait des moustaches que le colonel ne l’écoutait déjà plus et réfléchissait intensément.

Cet officier de trente-sept ans, qui avait fait une carrière fulgurante d’abord dans le corps de la Gendarmerie, puis au Département de la Sécurité, était l’un des hommes les plus détestés de Russie. Les révolutionnaires condamnés à la potence grâce à ses efforts se comptaient par dizaines ; ceux expédiés aux travaux forcés, par centaines. À quatre reprises, on avait tenté de l’assassiner, mais le colonel était prudent et adroit. C’était justement pour ces qualités qu’on l’avait nommé récemment chef de la police du palais : qui mieux que Spiridonov saurait protéger la sainte personne du tsar ? Les mauvaises langues prétendaient que le colonel avait ainsi magnifiquement arrangé ses affaires : deux cents gardes du corps parfaitement entraînés défendaient des attaques terroristes non seulement l’empereur, mais Spiridonov lui-même.

La première réplique du colonel vint confirmer sa réputation d’homme prévoyant.

— Très bien, général, dit-il, coupant court aux lamentations de Lombadzé. Le souverain ne sera pas informé. À condition que nous ayons résolu notre petit problème avant le réveil de Sa Majesté.

Fandorine fut d’abord surpris, mais il eut tôt fait de comprendre : pareille mansuétude s’expliquait très simplement. La possibilité s’offrait à Spiridonov de faire du gouverneur général de Yalta son éternel débiteur.

Ensuite, toujours laconique, le colonel se tourna vers le détective.

— Si vous êtes là, dit-il sans nommer Fandorine, c’est que vous avez déjà un plan. Exposez-le-nous.

Eraste Pétrovitch demanda avec la même froideur :

— Où se trouve la baignade du tsar ? Chacun sait qu’avant son petit déjeuner le souverain nage dans la mer, par n’importe quel temps.

— Au bout de l’allée que voici. Comme vous le voyez, elle est entièrement dissimulée par les arbres, et donc absolument sûre.

— Et la b-baignade ? Elle est à l’abri également ?

Le colonel se rembrunit et secoua la tête.

— Alors trois mesures s’imposent, déclara Fandorine avec un haussement d’épaules. Ratisser le territoire autour du palais. Et d’un. Poster des sentinelles derrière la clôture en chaque point propice à un tir ajusté sur les fenêtres des bâtiments. Et de deux. Cependant je suis certain que le terroriste s’est embusqué quelque part sur une hauteur d’où l’on peut observer la baignade. Existe-t-il un tel endroit à proximité ?

— Pourquoi en êtes-vous si sûr ? intervint Lombadzé. Cette canaille peut tendre un guet-apens n’importe où tout le long du Chemin impérial !

— Taisez-vous, lui intima Spiridonov. Ulysse sait bien que le souverain sera averti du danger. Il n’y aura pas de promenade aujourd’hui dans la montagne. Mais l’empereur n’a pas de raison de renoncer à sa baignade : c’est ici le territoire du parc, et une souris ne pourrait s’y faufiler… Il y a bien un endroit de cette sorte, oui, poursuivit-il en s’adressant cette fois-ci à Fandorine. Le verger de citronniers, sur la colline. À cinq cents mètres environ de la baignade. Un bon tireur armé d’une carabine de précision serait sûr de faire mouche. Vous avez raison. C’est là que nous allons le pincer.

Ils franchirent le portail : le colonel escorté de quatre agents, et Fandorine. Dans le scintillement de l’aube, le sable du sentier paraissait cramoisi.

— Je comprends pourquoi vous n’avez pas emmené le général avec vous, il souffle comme un rouleau compresseur à vapeur. Mais pourquoi quatre hommes seulement ? demanda Eraste Pétrovitch avec curiosité.

— Ce sont mes meilleurs chiens de chasse. Moins nous serons, plus nous aurons de chances de prendre Ulysse vivant… Tenez, le voilà, le verger de citronniers. Allez, les gars, en avant ! Pas besoin qu’on vous fasse un dessin. Quant à vous, monsieur, je ne vous retiens pas. Si vous souhaitez vous dégourdir les jambes, je vous en prie.

Les agents se séparèrent ; deux plongèrent dans les buissons à gauche du chemin, deux filèrent par la droite. Le colonel préféra rester sur place. Il n’était pas dans ses intentions de grimper à travers les broussailles, au risque de prendre une balle. Fandorine réfléchit un instant, puis marcha en avant. Non pour se « dégourdir les jambes », mais parce qu’il était curieux de voir comment les « chiens de chasse » de Spiridonov se comportaient sur le terrain.

Il ne s’était avancé que de quelques pas quand un coup de feu éclata en hauteur. L’écho roula dans la montagne. Le colonel émit un son étrange, comme un grognement de cochon, qui incita Eraste Pétrovitch à se retourner.

Spiridonov se tenait debout, les bras absurdement écartés, les yeux révulsés, comme s’il tentait de voir son propre front. Juste au milieu de celui-ci se dessinait un trou noir au contour parfait. Le colonel vacilla un instant puis s’affala sur le dos. Les « chiens de chasse » surgirent des fourrés pour se précipiter vers leur chef. De toutes parts, de gauche, de droite, d’en bas, d’en haut, des cris retentirent, accompagnés de martèlements de pas. C’étaient les gendarmes de Yalta et les agents de la police du palais qui, alertés par la détonation, avaient quitté leur poste et accouraient.

Fandorine s’élança vers l’endroit d’où, quelques secondes plus tôt, était parti le coup de feu. Il gravit la pente à toute allure, en zigzag, contournant les citronniers. Cet exercice, baptisé « inazuma-bashiri », entrait dans son programme d’entraînement quotidien, aussi ne lui fallut-il que deux minutes pour atteindre le sommet.

Et cependant il arriva trop tard. Une carabine à lunette traînait sur le sol. Un feuillet blanc était glissé dessous.

Il s’agissait d’un texte imprimé à l’hectographe(1), reproduisant la sentence prononcée par le Parti contre le « chien sanguinaire » qu’était Spiridonov. Au bas avait été ajouté au crayon :

Sentence exécutée le 14 (1er) juin 1914. À tous ceux qui ont fourni leur aide, merci. Quant à votre crétin couronné, il ne nous intéresse aucunement. Il est notre principal allié dans la lutte contre le tsarisme.

Votre Ulysse

Émergeant soudain des buissons, un gendarme fondit sur Eraste Pétrovitch, l’air fou furieux, revolver au poing.

— Qui es-tu ? Aboya-t-il, prêt à tirer.

— Je suis un imb-bécile, répondit Fandorine d’une voix sourde, cependant que son visage s’empourprait.

Non de fatigue après l’effort, mais de rage.

Bien des années plus tôt, il avait connu une aventure un peu semblable. Mais Eraste Pétrovitch n’était pas responsable de ce qui s’était produit alors ; aujourd’hui en revanche – faute impardonnable ! –, il avait lui-même mené le gibier sous le tir du chasseur…

Non, elle n’a pas changé !

En dix jours, sa rage n’était pas retombée, elle s’était seulement abaissée à une température catastrophique. D’ordinaire les gens en colère s’embrasent rapidement et tout aussi vite se consument. Fandorine, lui, quand il était dans cet état (pour lui fort rare), paraissait se figer, et si sa rage ne trouvait pas d’exutoire, en son être s’installait une période glaciaire.

Il rentrait de Yalta comme empli d’azote en ébullition, lequel gaz, comme on sait, bout à une température proche de moins deux cents degrés. Sans doute est-ce de la même flamme glacée que se nourrit la fureur des démons peuplant l’Enfer du Lotus des bouddhistes, où règne un froid éternel.

La chance s’est détournée de moi, songeait Fandorine avec amertume sur le chemin le conduisant de la gare de Koursk-Nijegorod à sa maison. Durant des années, elle m’a été fidèle, je prenais ses faveurs comme une chose allant de soi, mais l’amour que me témoignait la Fortune s’est à présent tari.

— Parce que personne n’aime les abrutis ! grommela-t-il tout haut.

De sorte que le cocher se retourna et demanda :

— Monsieur désire quelque chose ?

— Va p-plus vite ! répondit le passager d’un ton maussade, bien qu’il n’eût aucune raison de se presser, et aucune envie de se retrouver chez soi.

L’époque était loin où, lorsqu’il rentrait chez lui, dans le paisible pavillon tapi au fond de la toujours somnolente rue Svertchkov, Eraste Pétrovitch goûtait à l’avance le plaisir du repos après l’activité fébrile, la douceur d’une retraite temporaire et d’aimables activités à l’écart du monde. Ces jours bénis appartenaient désormais au passé.

Fandorine descendit de voiture et attendit qu’on eût déchargé ses malles. Le cśur lourd, il considéra les deux fenêtres de droite, tendues de rideaux roses. Son sentiment d’humiliation, de fatigue morale s’en trouva renforcé. Il soupira. Il savait bien à partir de quel moment précis il avait perdu les faveurs de la Fortune. Il ne pouvait s’en prendre qu’à lui-même.

Cependant, l’instant suivant, son visage sévère s’adoucit, et ses lèvres, sous la moustache noire parfaitement taillée, esquissèrent même un sourire.

Massa, son serviteur et l’unique ami qu’il eût au monde, venait d’apparaître soudain sur le perron. Sa ronde physionomie rayonnait de bonheur. En l’espace de deux semaines, les cheveux avaient poussé sur la tête du Japonais et formaient une brosse dure et drue. Ça alors, il est à moitié chenu ! constata Fandorine avec étonnement. Lui aussi, il vieillit. Quel âge a-t-il déjà ? Cinquante-quatre ans.

D’ordinaire, Massa se rasait entièrement le crâne, avec un poignard forgé dans l’acier le plus coupant du monde, dit « tamahagane ». Mais durant les absences de son maître, il se laissait pousser les cheveux : premièrement, en signe d’affliction ; deuxièmement, « poul que ma tête allête de lessupiler, autoloment j’ai beaucoup tolop de pensées ». Il jugeait que si son maître n’était pas à ses côtés, il était inutile de se fatiguer les méninges. Son cerveau pouvait bien sommeiller un peu.

En trente-six ans de vie commune, le serviteur avait appris à apprécier l’humeur d’Eraste Pétrovitch d’un seul coup d’śil, sans qu’il fût besoin de parler.

— Ça va tlès mal ?

Il émit un claquement de langue tout en empoignant sac de voyage et housse à vêtements. Cependant, au lieu de s’écarter, il barra le passage à Eraste Pétrovitch, l’empêchant d’accéder à la cour.

— Il ne faut pas laisser entler dans la maison tant de mauvaiseté. Qu’elle leste ici.

Il avait raison. Mieux valait laisser sa colère au-dehors, sinon elle s’installerait dans la demeure, et il serait alors bien difficile de l’en chasser.

Fandorine tourna le dos, pour ne pas brûler de sa flamme glacée le Japonais innocent de toute faute. Il ferma les yeux, régula sa respiration et commença d’expulser de son cśur la stérile fureur dont il était gonflé.

Après le meurtre de Spiridonov, il avait tenté de remonter la trace du criminel. Mais les premières heures, les plus précieuses, avaient été perdues en explications inutiles autant qu’humiliantes avec la police du palais, le Département de la Sécurité, les gendarmes, l’administration de la cour, et autres instances soucieuses de la sûreté et du bien-être de Sa Majesté. C’est à peine si l’on parlait du colonel assassiné. Tous étaient scandalisés que le terroriste se fût trouvé si proche de la personne sacrée de l’empereur. Chaque fonctionnaire tremblait pour son poste, tous criaient, se déchargeaient de la responsabilité l’un sur l’autre – comme il arrive immanquablement, du reste, quand un événement exceptionnel se produit dans l’entourage direct du trône. Le gouverneur de Yalta eut la prudence de s’aliter, à la suite d’une crise d’angine de poitrine survenue juste au moment où il faisait son rapport au tsar – ce qui lui valut de gagner son pardon. Finalement, au grand soulagement général, on rejeta la faute sur la seule personne qui ne fût plus en état de se justifier, autrement dit sur le défunt. N’était-il pas tenu, du fait de sa charge, d’assurer la sécurité de la résidence ? Au nom de la paix sociale, la mort de Spiridonov fut déclarée naturelle bien que subite, et l’on exigea de tous les initiés qu’ils signent un engagement à ne rien divulguer de l’affaire.

Eraste dut attendre que l’hystérie administrative se fût apaisée pour obtenir la possibilité de travailler. Cependant, il eut beau traîner plus d’une semaine dans cette maudite Yalta, il ne releva aucune piste. Arrivé de nulle part, Ulysse s’était évanoui dans le néant.

Il savait sans aucun doute qu’Athéna était un agent double, et avait utilisé à merveille cette circonstance pour parvenir à ses fins. Le subterfuge qu’il avait employé pour exécuter la sentence rendue contre Spiridonov s’appelait, dans la tradition des shinobi japonais, « tuer le moustique sur la queue du tigre » : en d’autres termes, dérouter l’adversaire en faisant mine de poursuivre un gros gibier, pour en réalité frapper une moindre proie. Le camarade Ulysse, ninja bolchevique, s’était livré à une impeccable et classique manśuvre de manipulation.

Fandorine avait eu plusieurs longs entretiens avec Athéna, chez laquelle, à dire vrai, il n’avait rien trouvé de divin. Une femme rusée et même adroite, mais pas du tout intelligente, ce qui, d’ailleurs, était typique des agents doubles.

Il apprit ainsi qu’Ulysse était de constitution plutôt maigre, de taille moyenne, le cheveu coupé court, la barbe et les moustaches « mesurées », qu’il ne présentait aucun signe particulier et de manière générale « n’offrait rien qui accrochât le regard » – mille mercis pour pareille description ! Athéna ne reconnut pas le criminel sur la photo qui le montrait adolescent : il avait énormément changé.

L’homme n’avait pas laissé la moindre empreinte de doigt, ni sur la carabine de précision ni dans la maison d’Athéna. Il avait certainement pris ses précautions. À croire que, tel un incube, Ulysse ne s’était montré qu’à la seule collaboratrice des services secrets, pour la punir de ses péchés, mais qu’en réalité il n’avait jamais existé.

On n’avait point affaire à un démon cependant, mais bien à un homme de chair et d’os : en témoignaient deux petites négligences commises malgré tout par cet individu d’une prévoyance surnaturelle.

Premièrement, le message laissé sur le lieu du crime. Pas le message en lui-même (dont l’analyse graphologique n’avait rien fourni qui permît d’enrichir le tableau), mais la signature.

En 1905, d’après son dossier, l’ex-Ivantsov se faisait appeler « le Merle » ; à l’aube de sa jeunesse romantique et révolutionnaire, il était connu dans les milieux étudiants sous le pseudonyme de « l’Épervier ». Dans un rapport de la direction de la Gendarmerie de Tiflis rédigé quatre ans plus tôt apparaissait un certain « Martinet », dont la description correspondait à l’insaisissable Ivan Ivanovitch. Devant pareil fétichisme ornithologique, les spécialistes de la Sécurité, dès lors qu’ils s’entichaient d’Antiquité, eussent dû le surnommer « Phénix », tant le gaillard se montrait tenace et, semblait-il, indestructible. Cependant, l’ensemble des documents confidentiels le désignait sous le nom « Ulysse ». De la signature apposée au bas du message, il découlait que le personnage était au courant de ce détail. Conclusion : le criminel disposait d’une source d’information au sein d’un des services de renseignements.

Cela dit, il était très possible qu’en signant du sobriquet que lui avait attribué la police secrète le camarade Ulysse n’eût commis aucune négligence, mais eût voulu simplement faire un nouveau pied de nez aux défenseurs de l’ordre établi et montrer qu’il les tenait pour quantité négligeable.

Ce message sous-jacent se révéla néanmoins de quelque utilité. Sachant qu’Ulysse avait un informateur à la Sécurité ou à la Gendarmerie, Fandorine s’abstint de parler à quiconque de sa deuxième trouvaille.

Terrorisée par l’hystérie de ses chefs, cette gourde d’Athéna, lors des interrogatoires officiels, ne savait que pleurnicher et battre sa coulpe, sans livrer aucune information nouvelle. Fandorine, pour sa part, s’était entretenu avec elle sur un autre mode, compatissant et paternel, bien qu’il se retînt parfois de talocher cette dame déplaisante, tant elle se révélait obtuse et dénuée de tout esprit d’observation. Au cours de leur quatrième conversation, Athéna s’était rappelé enfin un détail.

Ulysse s’était enfermé dans le bureau pour téléphoner. L’oreille collée à la porte, Athéna avait épié la conversation pendant environ trente secondes. (Fandorine avait ensuite enquêté sur cet appel, mais sans résultat. L’abonné avait été mis en ligne avec une cabine de la station de téléphone et télégraphe de Yalta.) Cependant elle avait une mémoire bien entraînée, du fait que les agents secrets sont exercés à retenir mot pour mot les propos qu’ils sont amenés à surprendre. Eraste Pétrovitch s’en était assuré : la femme n’avait eu aucun mal à répéter une phrase, même longue, prononcée en japonais.

La conversation, ou plutôt la bribe de conversation qu’elle avait surprise était la suivante :

Ulysse : « Vas-y et vérifie que tout marche comme prévu. Dans une semaine exactement, je serai sur place, tu me feras un rapport détaillé… »

Après une brève réponse au bout du fil : « Où ? Eh bien, disons dans la ville noire, chez le boiteux. On y sera en sécurité. »

De nouveau une courte pause, puis : « Oui, par celui de trois heures. C’est tout, salut. »

C’était là tout ce dont Fandorine disposait.

Ainsi, Ulysse comptait arriver on ne savait où, une semaine après la conversation, par « celui de trois heures » – probablement un train. On ne parle pas ainsi des bateaux, car leur arrivée dépend des conditions météorologiques.

Quelle ville Ulysse et son correspondant inconnu qualifiaient-ils de « noire » ?

Fandorine avait passé un temps infini à éplucher l’indicateur des chemins de fer de l’Empire russe, pour déterminer où des trains arrivaient à trois heures du matin ou à trois heures de l’après-midi. Il avait relevé en tout vingt-sept villes, déduction faite des plus éloignées, comme en Extrême-Orient ou en Mandchourie, qu’il était impossible d’atteindre en une semaine depuis Yalta. Il n’y avait rien de noir dans le nom de ces villes, rien même qui vînt à l’esprit par association d’idées.

Peut-être était-ce là l’enseigne de quelque établissement : « À la ville noire » ? À tout hasard, Eraste Pétrovitch avait adressé une demande d’information urgente au département des accises du ministère des Finances. Mais non, nul cabaret, nulle brasserie ni nul autre débit de boissons ne figurait dans les registres sous ce nom peu engageant. Sans doute n’était-ce pas une désignation officielle, mais une expression familière, employée par les habitués du lieu ?

Tel était le bilan de huit jours d’enquête. Deux maigres indices, dont le premier n’était probablement pas même un indice mais une mauvaise farce, tandis que le second, trop ténu, ne menait nulle part.

Précepte vital : « L’honnête homme ne se ronge pas les sangs pour ce qu’il est impossible de réparer, il hausse les épaules et poursuit son Chemin. » Il faudrait le noter le soir même dans le nikki. Quoique non, c’était une banalité, une variation sur le thème de l’antique prière : « Mon Dieu, donne-moi la sagesse d’accepter ce que je ne peux changer ; donne-moi le courage de changer ce que je peux changer ; donne-moi l’intelligence de distinguer l’un de l’autre. »

L’intelligence avait déclaré à Eraste Pétrovitch : « Il n’y a rien à faire. » La sagesse avait gémi – et s’y était résolue.

— Voilà, je suis en état, dit Fandorine à son serviteur. Paisible comme Bouddha. Allez, bouge-toi de là, laisse-moi entrer.

Massa s’écarta avec déférence, libérant le passage, et annonça en japonais :

— J’ai une nouvelle qui va améliorer votre humeur, maître. À droite, c’est vide.

Eraste Pétrovitch regarda à nouveau les rideaux roses. Son humeur, en effet, s’en trouva meilleure.

— La maîtresse est retenue, rien ne viendra troubler votre repos. Vous pouvez aller tout droit au cabinet de toilette. La baignoire est remplie, j’ai préparé un yukata tout propre et une tenue de renshû, au cas où vous auriez envie de vous remettre en train.

— Comment as-tu su que j’arrivais ? demanda Eraste Pétrovitch, surpris d’entendre que son bain était prêt. Je n’ai pas envoyé de t-télégramme, que je sache.

— Je vous ai attendu chaque jour. Et maintenant pardonnez-moi, je dois me redonner figure humaine.

Massa passa une main coupable sur la brosse de ses cheveux drus.

— Dites-moi seulement une chose : après votre bain, vous voudrez prendre du repos ou bien faire une séance de renshû ?

— Renshû.

Fandorine grimpa le perron d’un pas léger, ôta son chapeau et ses gants d’été. Il jeta un coup d’śil en biais à la porte qui ouvrait sur l’aile droite de la maison, puis gagna directement le cabinet de toilette.

Dans la baignoire flottaient comme il se doit quelques blocs de glace remontés de la cave. Eraste Pétrovitch se déshabilla rapidement, s’immergea entièrement dans l’eau qu’il sentait pourtant lui brûler la peau et compta jusqu’à cent vingt. Il pouvait retenir sa respiration pendant deux minutes, et même deux et demie si c’était vraiment nécessaire. Incapable de supporter un tel froid, le démon de l’Enfer du Lotus qui s’était logé dans son âme prit la poudre d’escampette.

Le baigneur se releva alors d’un bond, soulevant un geyser d’éclaboussures. Il empoigna un tampon de paille de fer et entreprit de s’étriller furieusement, jusqu’à sentir le sang s’activer dans ses veines.

À l’âge de cinquante-huit ans, Fandorine était en meilleure forme physique que dix ou vingt ans plus tôt. Le corps humain, comme l’esprit, quand il est correctement entraîné, ne vieillit pas mais acquiert de nouvelles possibilités. Si l’Eraste Pétrovitch d’il y a trente ans avait dû affronter à mains nues celui qu’il était devenu, il n’aurait pas eu la moindre chance.

Tout en s’essuyant avec une serviette, le maître de maison s’observait dans la glace, non sans satisfaction. Eraste Pétrovitch avait toujours apprécié son propre physique. Certes ses cheveux étaient entièrement blancs (un peu de lotion Brilliant Blue leur donnait un élégant reflet azuré), en revanche ses moustaches étaient d’un noir étonnant (sans aucun artifice, de manière totalement naturelle). Son visage portait des rides, mais juste celles qui devaient s’y trouver – non point traces de vices, mais marques de caractère. Son torse semblait sculpté dans le marbre – marbre rose à ce moment, du fait que la peau avait rougi sous les effets conjugués de l’eau glacée et du frottement métallique.

— Prêt ? cria Eraste Pétrovitch en sortant de la salle de bains vêtu de la tenue noire moulante de « ceux qui se glissent à pas de loup ».

Ce costume, très pratique pour les exercices physiques, était taillé dans une soie extrêmement fine et cependant des plus résistantes, et pouvait se rouler en un menu cylindre guère plus gros qu’un cigare.

— Haï !

Massa était déjà assis en tailleur sur la table du salon. Son crâne fraîchement rasé et lustré avec un chiffon de velours spécial brillait comme au soleil. Les yeux du Japonais étaient recouverts d’un épais bandeau. Ses doigts enserraient le manche d’un long fouet de cuir.

— Je vous entends, maître.

— Naturellement. Laisse-moi une minute pour me préparer…

Au moment d’atteindre le col de la cinquantaine, Fandorine avait décidé qu’il ne descendrait pas le versant exposé au couchant, comme le font les gens qui d’avance se résignent à la décrépitude de l’âge, mais qu’il poursuivrait son ascension. Allez savoir, le sommet de sa vie était peut-être encore devant lui. À la veille de chaque nouvelle année, il se fixait deux objectifs à atteindre dans les douze mois suivants : un pour le corps, l’autre pour l’esprit. Le résultat était qu’en moins de dix ans Eraste Pétrovitch avait accompli de plus grands progrès en matière d’autoperfectionnement que dans toute sa précédente existence. Parfois lui-même s’étonnait du nombre de nouvelles compétences, intellectuelles autant que physiques, qu’il s’était découvertes au cours de ces huit années. Les philosophes avaient raison, qui affirmaient que la majorité des gens n’utilisaient que dans une très faible mesure les ressources dont Dieu ou la nature les avaient dotés : ils ne faisaient que puiser dans la couche supérieure, sans presque jamais toucher celle située en profondeur, qui recelait pourtant les plus grands trésors. Pour atteindre ces gisements, il fallait travailler dur, mais ces efforts étaient généreusement récompensés.

Fandorine avait résolu de consacrer le programme « physique » de l’année 1914 à peaufiner l’art subtil et complexe du ninpojutsu élaboré par les ninjas du Moyen Âge. « L’art de la marche furtive » était une science d’une extraordinaire difficulté. Un vrai maître pouvait se déplacer de manière à ce point silencieuse que même l’ouïe la plus fine ne percevait pas le moindre bruit. Une fois, son professeur, entièrement vêtu de noir et le visage barbouillé de suie, avait fait la démonstration au jeune Eraste Pétrovitch des possibilités du ninpojutsu : il avait longé en pleine nuit tout le cordon de sentinelles postées à la garde du palais du mikado. Aucune n’avait ne serait-ce que tourné la tête, bien que le ninja eût accompli sa promenade juste sous leur nez.

Ce « jutsu », comme tout chez les Japonais, constituait à lui seul une philosophie : comment parvenir à se fondre harmonieusement dans la trame du monde. À cette époque, le jeune Eraste Pétrovitch n’était pas prêt à pénétrer le véritable sens de la discrétion ; de tous les arts secrets, c’était celui qui lui donnait le plus de fil à retordre. Son professeur était patient et indulgent. Il disait que les barbares occidentaux, du fait de leur constitution et de la température de leur esprit, étaient mal adaptés au ninpojutsu. Qu’ils étaient comme l’herbe folle dans les champs : au moindre souffle de vent, ils se mettaient à bruire. Leur cśur battait trop fort, leur respiration était indocile. Or il fallait se changer en pierre. À vingt-cinq ans, Fandorine ne savait pas encore se changer en pierre, alors à présent il cherchait à rattraper le temps perdu.

Massa approuvait ardemment ces sortes d’exercices, d’autant qu’à l’exemple de son maître il suivait son propre programme de perfectionnement ; ainsi travaillait-il en ce moment le benjutsu, « l’art du fouet », terme qu’il avait lui-même inventé, car les ninjas japonais n’étaient jamais allés jusqu’à concevoir pareille science. Dans sa jeunesse, lors d’un voyage dans le Far West, Massa avait beaucoup admiré l’habileté avec laquelle les cow-boys américains maniaient l’instrument. Ce nouveau sujet d’intérêt ne présentait aucune utilité pratique, mais le Japonais aimait faire claquer la lanière de cuir de quatre mètres de long pour dégommer toutes sortes de menus objets. Il était déjà capable de raccourcir la mèche d’une bougie sans éteindre la flamme, d’éliminer une mouche sans laisser de trace sur le papier peint, de souffler un grain de poussière sur l’épaule de son maître. Fandorine ne tolérait ce passe-temps idiot que parce qu’il lui servait dans la pratique du renshû.

Ayant réduit son rythme cardiaque à un battement toutes les deux secondes et « noyé » sa respiration de telle sorte que son diaphragme cessât presque de bouger (ce qui s’appelait « respirer avec la peau »), Eraste Pétrovitch chuchota :

— C’est bon.

Au même instant, Massa porta un coup foudroyant à l’endroit où se tenait son maître. Seulement celui-ci n’y était plus. De manière parfaitement silencieuse, il venait de s’écarter d’un bond à une toise de distance.

Glissant sur le parquet, la queue du dangereux serpent se replia vers la table, comme si la bête était déçue. Massa tendit l’oreille, cherchant à déterminer de quel côté Fandorine s’était déplacé.

— Comme je me suis ennuyé, à rester ici tout seul, soupira le serviteur avec une feinte indolence, allant même jusqu’à bâiller. De votre part, c’était cruel de partir sans moi. Une seule chose est venue dissiper un peu mon chagrin.

— Et laquelle ? s’enquit Eraste Pétrovitch en se laissant tomber par terre.

Le fouet frappa le mur au-dessus de sa tête. Fandorine, sans un bruit, sans un froissement d’étoffe, roula jusqu’à l’angle de la pièce et se redressa prestement.

— Une très très belle femme s’est éprise de moi : Koulassia, de l’atelier de couture de la rue Pokourovka.

Massa était encore tourné du côté où Eraste Pétrovitch se trouvait un instant plus tôt, mais cela ne voulait rien dire. Le Japonais savait parfaitement jouer de son long fouet par-dessus son épaule. Étant donné qu’il mesurait la beauté féminine au poids et au volume – plus c’était gros, plus c’était beau –, s’il jugeait « Koulassia » (probablement « Klacha ») « très très belle », cela signifiait qu’elle ne devait pas peser moins de cent soixante livres.

Ayant compris que la nouvelle avait échoué à éveiller la curiosité de son maître, Massa changea de sujet.

— Vous vous rappelez comme la belle Fourossia était amoureuse de moi l’an dernier ?

Eraste Pétrovitch haussa les épaules sans répondre.

— Sans doute avez-vous oublié, c’est une histoire ancienne. Eh bien, Fourossia a accouché d’un garçon. Elle voulait le confier à l’orphelinat, mais elle a changé d’avis, parce que je lui ai promis de placer mille roubles au nom de l’enfant – j’ai oublié de lui demander comment elle l’avait appelé. Vous me donnerez bien mille roubles, maître, n’est-ce pas ?

— Mille ?

Vlan ! contre la plinthe. Raté !

Fandorine, progressant à petits pas, se glissa le long du mur.

— Je te les donnerai, bien sûr. Seulement je t’en p-prie…

Un saut, un coup dans le vide.

— … montre-toi un peu plus sage, autrement tu vas me ruiner.

Cette fois-ci, le fouet décrivit un long et habile arc de cercle embrassant la moitié du salon, mais Eraste Pétrovitch se trouvait déjà du côté opposé de la pièce.

Massa réfléchit : un détail lui était revenu à l’esprit.

— Dites-moi, maître, pourriez-vous avoir un fils ? D’une dizaine ou bien d’une douzaine d’années ?

— Pourquoi me…

Un bond.

— … demandes-tu ça ?

— Il y a quelques jours, un garçon bizarre s’est présenté ici. Il vous ressemblait. Il a demandé où vous étiez. Il avait l’air totalement perdu. Comme s’il cherchait son père.

Fandorine sourit. Il y avait longtemps que son serviteur ne parvenait plus à le toucher de son fouet à la régulière, aussi recourait-il à toutes sortes de ruses destinées à affaiblir sa concentration. Massa rêvait que son maître ait un jour un fils, ou au moins une fille, et le blâmait fortement d’être encore sans enfant.

— Et il est aussi arrivé une lettre de votre épouse.

Une enveloppe avait surgi dans la main du Japonais toujours assis.

Eraste Pétrovitch esquissa une grimace.

— Tu l’as lue, bien sûr ?

L’enveloppe était cachetée, mais Fandorine connaissait les habitudes de son serviteur et second. Celui-ci, évidemment, avait lu la lettre, mais il avait recollé l’enveloppe pour observer les convenances, lesquelles, de son point de vue, étaient le fondement de l’existence.

Le fouet vacilla très légèrement, Eraste Pétrovitch aussi : sur la pointe des pieds.

Poussant un soupir, Massa desserra le poing, retenant le manche entre deux doigts. Il avait compris que la chance ne serait pas avec lui ce jour-là. Il ne répondit pas à la question rhétorique.

— Quelque chose d’important ? demanda Fandorine.

— Je n’en ai pas eu l’impression.

Diplomatique haussement d’épaules.

— Si quelque chose d’important s’était produit, Simon-san aurait expédié un télégramme. Vous ne voulez pas lire la lettre, maître ? Je peux la résumer avec mes propres mots. Je peux aussi ne pas la résumer. Elle n’a été écrite que pour la dernière ligne, il vous suffira de ne lire que celle-ci.

Il tendit l’enveloppe. Eraste Pétrovitch, pensant que la séance de renshû était finie, s’avança d’un pas.

Un coup précis lui brûla le dos et l’épaule.

— Qu’est-ce qui te prend ! Nous avions terminé !

— Nous terminons quand vous dites « setu », or vous n’avez rien dit de tel, s’esclaffa Massa.

Comme il levait à nouveau son fouet, Fandorine prononça rapidement :

— C’est tout, c’est tout !

— Oh, comme il est bon de vaincre ! Batsu !

Ce qui signifiait « un gage » : quarante-quatre flexions, le vainqueur juché sur les épaules du vaincu.

La règle est la règle. Eraste Pétrovitch s’accroupit, Massa passa derrière lui, recula jusqu’au mur, fit entendre un drôle de bruit métallique, puis avec un rugissement triomphal sauta sur les épaules de son maître.

Soulever le Japonais, au corps solidement bâti, n’était pas une mince affaire. Fandorine eut bien du mal à s’acquitter de son gage. Il s’en trouva contrarié et se promit de travailler sérieusement les haltères. Son séjour désśuvré à Yalta se faisait sentir.

— Ouf ! Que tu as engraissé, dis donc ! finit-il par lâcher.

— C’est faux, protesta Massa avec dignité. J’ai fort peu mangé. Je n’avais pas d’appétit. J’étais très affecté par notre séparation.

— Mais tu as pris du poids !

— C’est parce que je tiens ceci, regardez.

Et le serviteur tira de l’ample manche de son yukata un disque d’haltère de dix kilos.

— Ah, l’animal ! P-pourquoi tu as fait ça ? J’ai failli m’attraper un tour de reins !

— Pour que vous sentiez, maître, combien votre manque de confiance m’a pesé. Pourquoi ne m’avez-vous pas demandé de vous rejoindre quand vous avez eu des ennuis ? Je le sais, quelque chose s’est passé à Yaruta. Autrement vous n’y seriez pas resté si longtemps.

Fandorine épongea sa sueur et dit d’un ton maussade :

— C’est bon, donne-moi cette lettre.

S’il n’avait pas fait venir son fidèle collaborateur en Crimée, c’était qu’il avait honte de passer pour un pauvre benêt roulé dans la farine.

La femme d’Eraste Pétrovitch, une artiste célèbre, se trouvait en Transcaucasie, à Bakou, pour le tournage d’un nouveau film. Ce n’était pas une lettre que contenait l’enveloppe, mais une carte postale. L’image polychrome, une photographie rehaussée de couleurs du plus mauvais goût, que Fandorine ne prit pas la peine de détailler, figurait une sorte d’embrasement. On aurait dit une éruption volcanique. Oh, ce sempiternel amour du spectaculaire et du tragique !

Normalement, on expédiait ces cartes sans enveloppe, mais l’épouse d’Eraste Pétrovitch ne pouvait se le permettre. Avec sa signature, la carte aurait été volée à la poste ; la chose s’était déjà produite. La raison pour laquelle elle n’avait pas utilisé une feuille de papier ordinaire n’était pas moins évidente : la carte offrait peu de place pour écrire, aussi pouvait-on s’en tenir à un très court message.

Au verso de l’image noir et rouge, d’une écriture glissante, comme pressée d’en finir au plus vite, mais en même temps d’une extrême élégance, étaient notés ces mots :

Ah ! mon ami, mon ami, si seulement vous saviez combien je me languis de vous, c’est à devenir folle ! Ici tout est d’une tristesse et d’un ennui insupportables : ce ne sont que banquets, réceptions, pique-niques et autre routine mortellement assommante. Le tournage est un cauchemar, la fin en est sans cesse et sans cesse reportée. Je pressens que ce sera soit le meilleur, soit le pire rôle de ma vie. Le plus atroce est qu’il règne à présent une chaleur infernale. J’ai télégraphié à l’atelier Roubaix pour qu’ils me confectionnent d’urgence une garde-robe tropicale d’après les mesures qu’ils possèdent. Je vous prie de bien vouloir payer la facture et de m’expédier au plus vite la commande.

Celle qui sans vous dépérit,

Claire

Massa avait raison. L’essentiel tenait dans la dernière phrase : payer et expédier. Mais quoi ! Le tournage traînait en longueur ? Tant mieux ! Et quand il serait terminé, Massa et lui pourraient toujours partir quelque part en voyage.

Un vague sourire aux lèvres, Fandorine considéra l’image de la carte postale d’un śil distrait.

Non, ce n’était pas un volcan. C’était un incendie.

Une plaine couverte de derricks, une colonne de fumée noire, la moitié du ciel embrasée de rouge. Forcément : Bakou.

Au bas, une légende en tout petits caractères :

Grand incendie dans les champs pétrolifères de la société Branobel, dans la Ville Noire, près de Bakou.

Massa demanda d’un ton soupçonneux :

— Serait-ce que vous l’aimez malgré tout, maître ? À l’instant vous étiez plus sombre qu’un typhon, et soudain votre visage s’éclaire comme un soleil.

Souriant cette fois jusqu’aux oreilles, Eraste Pétrovitch s’exclama :

— Non, elle n’a pas changé : elle m’aime toujours !

Le Japonais en demeura bouche bée.

— Je ne comprends pas assez bien le russe, sans doute. Permettez-moi de relire cette lettre.

— La Fortune ne me boude plus, nous sommes réconciliés, lui dit Fandorine.

Et, dans un élan de sentimentalité dont il n’était guère coutumier, il embrassa la carte postale – comme si la déesse de la Chance lui tendait là sa bouche capricieuse.

L’Arbre, le Sabre, le Givre

Le train mettait onze heures pour aller de Tiflis à Bakou, partant après minuit pour arriver à destination à quinze heures précises. C’était cet itinéraire, à n’en pas douter, qu’avait suivi quelques jours plus tôt le rusé Ulysse, le cśur en fête après avoir si habilement berné cet idiot de gouverneur, les imbéciles de la police du palais, et un certain gentleman-détective, lui aussi fieffé crétin. Le terroriste se rendait à un rendez-vous important, qui devait avoir lieu chez un mystérieux « boiteux », dans la Ville Noire – ainsi s’appelait le secteur des plus riches gisements pétrolifères jouxtant Bakou.

Il ne restait qu’un peu plus d’une demi-heure avant l’arrivée en gare. Les rideaux de légère toile blanche tremblotaient à la fenêtre. La chaleur était caniculaire, et, bien qu’un courant d’air traversât le compartiment, il ne soulageait en rien les voyageurs, qui avaient le sentiment qu’on leur promenait une serviette brûlante sur le visage.

Le paysage était accablant de désolation. Pas un brin d’herbe, pas un arbre, pas la moindre tache de verdure. Une terre brun-jaune totalement nue, sur laquelle ici et là s’élevaient de hautes collines pelées et où le solontchak dessinait des taches blanches. Vivre dans ce désert était impossible, et le contempler, d’un ennui mortel, aussi Fandorine allait-il détourner la tête quand soudain une forêt apparut à l’horizon. Elle n’était pas très dense, mais composée en revanche de très grands arbres, des conifères, à en juger par leur forme pyramidale. Sur leurs cimes pesait une immense nuée noire. L’espoir vint à Fandorine que l’orage éclatât enfin et que l’air poisseux de chaleur en fût rafraîchi.

— Voici la Ville Noire, mon cher, dit une voix par la portière ouverte.

Deux ingénieurs des Mines sortis d’un compartiment voisin se tenaient dans le couloir, occupés à fumer une cigarette.

— Il faut fermer la vitre, la suie risque d’entrer.

Eraste Pétrovitch regarda mieux : ce n’étaient pas des arbres, mais des tours de forage. En bois, en métal, de hauteurs diverses, elles remplissaient toute la plaine. À dire vrai, ce spectacle évoquait moins une forêt qu’un cimetière planté de sinistres obélisques dressés les uns à côté des autres. Presque aussi nombreuses, des cheminées d’usine hérissaient le tout. Et cela fumait, crachait, vomissait dans le ciel des nuages de suie. Ce que le voyageur avait pris pour une nuée d’orage était en réalité un smog fort épais.

Les freins crissèrent, le train ralentit sa marche et s’engagea sur une voie de garage.

— Nous laissons passer des trains venant en sens inverse, déclara la même voix.

L’un des ingénieurs devait être un habitant de Bakou ou, tout du moins, connaissait bien les habitudes locales.

— À cette heure circulent justement les convois Rothschild, Nobel et Mantachev. Nous arriverons sans doute avec une demi-heure de retard.

Et en effet, une minute plus tard un lourd grondement annonçait un train d’une longueur interminable, uniquement composé de wagons-citernes noirs.

— Un convoi de marchandises est donc plus important qu’un train de voyageurs ? s’étonna son compagnon. Je n’avais encore jamais vu ça.

— Ici, mon cher, tout est soumis aux intérêts du pétrole. Surtout en ce moment. La grève commence. Pour l’instant, les chemins de fer ne se sont pas joints au mouvement, alors on se dépêche d’expédier le plus possible de pétrole, de mazout et d’essence de Bakou à Batoumi. Vous l’avez bien lu dans les journaux : l’exportation de produits pétroliers est temporairement interdite. On peut s’estimer heureux. Tout le combustible liquide est désormais réservé à la consommation intérieure. Le pétrole enchérit de jour en jour.

— Si la marine de guerre, à l’exemple de celle d’Angleterre, abandonne le charbon pour le pétrole, les prix vont faire un bond encore plus haut. Je puis vous dire, en tant que spécialiste des moteurs Diesel…

À cet endroit de la conversation, Fandorine ferma la porte, car les prix du pétrole comme les moteurs Diesel ne l’intéressaient absolument pas.

— Nous allons arriver une demi-heure plus tard que prévu, annonça-t-il à Massa d’un ton mécontent.

Le Japonais, assis, s’éventait béatement avec un éventail de papier. La touffeur de l’air ne l’incommodait nullement. De manière générale, tout lui plaisait beaucoup : et le voyage, et le fait d’être en compagnie de son maître, et par-dessus tout le but de l’expédition.

Durant les périodes où Eraste Pétrovitch était contraint de gagner sa vie en monnayant ses talents d’enquêteur, Massa souffrait terriblement. Il disait que son maître y perdait de sa dignité, tel le samouraï resté sans emploi, forcé de vendre son sabre au plus offrant. Cependant, de l’avis du Japonais, Fandorine se rendait cette fois-ci à Bakou pour une cause noble et respectable : se venger d’un ennemi après un affront.

— Une demi-heule, ce n’est lien du tchout, répondit le serviteur sans s’émouvoir. Bientôt le maîtle sela apaisé, palace que nous aulons tolouvé Ulyssé-san.

Le Japonais témoignait toujours du respect pour les ennemis de son maître, aussi le révolutionnaire était-il honoré du révérencieux suffixe « -san ».

Eraste Pétrovitch s’assit et fit mine d’allumer un cigare, mais Massa leva le doigt et déclara sévèrement en japonais :

— Nikki-do ! On ne sait pas si on aura le temps aujourd’hui.

Il avait raison. Mieux valait mettre à profit ce contretemps pour se débarrasser du nikki.

Se surprenant à penser en ces termes, Eraste Pétrovitch se sentit honteux. Que signifiait « se débarrasser » ? Il avait tort de traiter le nikki de cette manière. Mais six mois s’étaient déjà écoulés, et il ne parvenait toujours pas à s’habituer à cette pénible obligation.

Si son programme d’autoperfectionnement physique pour l’année 1914 comportait le ninpojutsu, à titre de pratique spirituelle, Fandorine avait décidé d’apprendre à maîtriser le nikki-do, la Voie du Journal intime.

Beaucoup de gens tiennent un journal intime, aussi bien en Occident qu’en Orient. Les jeunes lycéennes notent dans un carnet secret leurs impressions sentimentales, les étudiants au front boutonneux s’abandonnent à des rêves nietzschéens, les mater familias composent la chronique des maladies infantiles et des commérages de salon, les écrivains pomponnent leurs idées en vue d’une publication posthume dans l’avant-dernier tome de leurs śuvres complètes (dans le dernier, comme on sait, figure la « Correspondance »). Mais l’homme qui, en toute activité, aspire à trouver le moyen de s’élever à un degré supérieur de l’existence en est bien conscient : ces épanchements quotidiens sur les pages d’un cahier ont pour véritable sens de développer la clarté de l’intelligence et de l’esprit. Quand on considère le journal intime (nikki en japonais) de cette manière, il ne s’agit plus de barbouiller du papier, mais de suivre une Voie, et pas des plus simples. Plus compliquée en vérité que la théorie des quanta, à laquelle Fandorine avait consacré toute l’année 1913.

Il est de règle de tenir son nikki chaque jour. Il n’est pas de motif valable qui autorise à l’interrompre. Ni la maladie, ni le chagrin, ni le danger ne peuvent être invoqués pour excuse. Si vous vous trouvez en plein désert, sans papier ni pinceau, écrivez sur le sable avec un bâton. Si vous avez été victime d’un naufrage et que vous flottez sur la mer, étendu sur une planche, promenez votre doigt sur la surface de l’eau.

Le style est d’une extraordinaire importance, en aucun cas on ne saurait en changer.

Il existe toutes sortes de styles dans le nikki-do. On peut se concentrer sur les descriptions de la nature et du temps qu’il fait, afin d’accorder constamment son état intérieur avec la respiration de l’univers. Une autre méthode recommande au contraire de s’abstraire du monde extérieur pour se fixer sur les très subtiles nuances de son être profond, et en outre chaque jour, de préférence à l’heure du couchant, de trouver à tout prix un nouveau motif de verser de nobles larmes.

On compte au total une quarantaine de styles. Fandorine avait choisi celui dit « des Trois Harmonies ». C’était celui qui correspondait le mieux à un homme dont le karma relevait de la catégorie « Nuit de février sur la mer immense » – autrement dit succession de ténèbres et d’apparitions lunaires tandis que le vent souffle en rafales. S’il ne veut pas devenir le jouet des vagues, un homme au destin si complexe gagnera beaucoup à utiliser la formule « l’Arbre – le Sabre – le Givre ».

Le premier élément de cette jolie triade répond des efforts de l’esprit et aide la sphère intellectuelle à acquérir progressivement de la force et à s’élever – comme l’arbre en poussant se tend vers le ciel. Dans la mesure où l’intelligence se fortifie au contact de connaissances nouvelles, il est recommandé d’entamer sa chronique quotidienne par quelque information utile glanée au cours des jours précédents. Parfois Eraste Pétrovitch ouvrait tout bêtement une encyclopédie ou une revue scientifique et en recopiait un article qui avait éveillé son intérêt. (Habitude profitable, soit dit en passant.)

Le Sabre symbolise la clarté et l’efficacité de toute action planifiée. Un acte gagne en acuité et en tranchant si l’on commence par coucher sur le papier ses raisonnements et ses conclusions. Une très sage pratique, surtout en période d’enquête difficile, et plus généralement quand il s’agit de démêler un problème compliqué ou les embarras de son âme. C’était la partie que Fandorine préférait lorsqu’il rédigeait son journal.

Les choses étaient moins simples avec le dernier élément : le Givre, censé parachever l’exercice. Le Givre, c’est l’état de quiétude, d’éveil de la conscience et de délivrance des vaines angoisses. Ce qui permet le mieux de vaincre le chaos intérieur, c’est l’invention d’une sage maxime. Mais il est diablement ardu, après une journée épuisante, d’extraire de soi quelque chose de sage, et qui plus est trois cent soixante-cinq fois par an ! La règle cependant était stricte. La pensée devait être assez profonde, originale et élégamment tournée pour qu’on n’ait point honte de l’inscrire sur un rouleau exposé dans le tokonoma.

C’était ce pensum qui donnait le plus de fil à retordre. Par exemple, vous notiez le soir quelque pensée de haute volée comme : « L’un des sentiments les plus indignes susceptibles de s’emparer d’un être humain est l’impression d’être incapable de soulever le fardeau qu’on a pris sur ses épaules et d’atteindre le but qu’on s’est fixé. Dès lors qu’on accepte de plein gré de se charger d’un faix, il faut considérer qu’on le porte déjà ; quant au but qu’on s’est assigné, rien ne saurait empêcher de l’atteindre, hormis la mort – et encore seulement de manière temporaire, puisqu’en sa vie suivante on l’atteindra de toute façon. » Mais le lendemain matin, frais et dispos, vous relisiez votre prose et un grand découragement vous prenait. Ah, vous parlez d’un philosophe ! La même chose pouvait se formuler en une phrase : « Quand le vin est tiré, il faut le boire. » Travail bâclé, Eraste Pétrovitch.

Il avait beaucoup perdu de son japonais, aussi se voyait-il contraint d’écrire en russe, avec non pas un pinceau mais un stylo-plume américain, néanmoins il s’agissait d’un très authentique nikki, et non d’un vulgaire journal intime à l’européenne. Au premier jour de l’année 1914, Fandorine avait tracé solennellement au dos de la couverture une épigraphe, le début des Notes de ma cabane de moine de Kamo no Chômei, qui vécut au Moyen Âge : « Depuis que j’ai commencé d’entendre le sens des choses, plus de quarante printemps et automnes ont passé, et en ce laps de temps s’est accumulé un grand nombre d’événements extraordinaires dont j’ai été témoin. » Dans le superbe classeur anglais à anneaux métalliques s’étaient déjà succédé deux blocs de cent pages perforées. Eraste Pétrovitch ne conservait pas ses vieilles notes, il les jetait purement et simplement : on ne tenait pas un nikki pour le relire plus tard, ni, à Dieu ne plaise, à l’intention de la postérité, mais uniquement pour le processus de rédaction en lui-même. Ce dont l’esprit et le cśur avaient besoin, cela resterait. Tout le reste pouvait bien s’envoler, comme les feuilles mortes qu’emporte le vent.

Ainsi, Fandorine s’installa à la petite table, se força à oublier la chaleur suffocante devenue intolérable depuis que le train s’était arrêté, et traça avec soin au-dessous de la date du jour (16 juin) le caractère « arbre ».

L’Arbre ne présentait pas de difficulté. Eraste Pétrovitch avait fait provision pour la route de guides de voyage et autres vade-mecum, afin d’avoir une idée des lieux dans lesquels il était appelé à travailler. En chemin, toute cette littérature pratique avait été minutieusement étudiée, les pages utiles cornées, les passages importants soulignés. Sans chercher à distinguer ce qui pouvait servir ou non son entreprise, Fandorine notait à la file tous les détails curieux.

La plume en or se mit à glisser sur le papier.

« L’histoire russe de Bakou remonte à deux cents ans. Durant la campagne de Perse, Pierre le Grand donna l’ordre au général Matiouchkine de “marcher sur Bakou aussi vivement que se peut et de s’employer, avec bien sûr l’aide de Dieu, à s’emparer de ladite bourgade, pour ce qu’icelle est la clef de toute notre affaire”. Sa Majesté n’imaginait même pas à son époque préindustrielle à quel point Bakou était “la clef de toute notre affaire”. En 1859, quand cette petite ville littorale devint un centre administratif, elle comptait en tout et pour tout 7 000 âmes, et les maisons y étaient toutes “d’architecture asiatique”, pour la plupart en pisé. Au cours du demi-siècle écoulé, la population a augmenté dans un rapport de 1 à 40, sans tenir compte des ouvriers afshars en situation irrégulière qui, fuyant la misère régnant en Iran, viennent ici chercher du travail et vivent dans les “afshar-palan”, des quartiers de taudis. Combien en est-il à Bakou, de ces prolétaires du pétrole privés de tout droit ? Personne n’a l’intention de les compter. »

Après avoir hésité (pour l’Arbre, cet unique paragraphe était un peu maigre), Fandorine décida de recopier l’histoire, lue dans un livre, de l’homme auquel la ville devait son vertigineux essor.

Quarante ans plus tôt, un jeune Suédois nommé Robert Nobel, frère du propriétaire d’une manufacture d’armes de Saint-Pétersbourg, s’était rendu à Lankaran en quête de bois de noyer, indispensable à la fabrication des crosses de fusil. Nobel ne trouva pas la matière première nécessaire, mais en passant par Bakou, il s’intéressa au pétrole, qui, à cette époque finalement assez proche, était encore produit de façon artisanale, simplement tiré au puits, et utilisé uniquement comme huile d’éclairage bon marché. Robert Nobel acheta son premier champ de pétrole cinq mille roubles et embaucha en tout trente ouvriers. Mais en 1913, trente mille personnes travaillaient à Bakou dans les entreprises de la société Branobel, dont les bénéfices s’élevaient à dix-huit millions.

Outre cet épisode impressionnant, qui confirmait de manière probante cette vieille vérité selon laquelle l’histoire et le progrès sont poussés en avant par des hommes qui savent voir l’avenir, Fandorine recopia dans son journal plusieurs informations concernant la population de la ville.

« Ici prédominent deux ethnies : les Tatars d’Azerbaïdjan, tout à fait incorrectement désignés sous le nom de “Perses”, et les Arméniens, affirme-t-on dans un guide de voyage. Cependant, une monographie ethnographique qualifie la population de souche de Turcs d’Azerbaïdjan, sans qu’on sache ce qui est le plus juste. En cette année 1914, Bakou abrite 101 803 musulmans, 67 730 Russes, 57 040 Arméniens, 1 990 Géorgiens, ainsi qu’un nombre fort considérable de sujets étrangers. »

Bien, ça suffira pour l’Arbre, décida Eraste Pétrovitch après avoir relu ce qu’il venait d’écrire. Il est temps de passer au Sabre.

Il s’octroya une pause, pour se réaccorder mentalement. Massa agitait consciencieusement son éventail devant le nez de son maître afin de lui rafraîchir l’esprit.

Pourquoi, au fond, t’es-tu précipité vers cette ville, se demanda Fandorine. Bon, la raison, on la connaît : pour retrouver Ulysse, qui selon toute probabilité se trouve quelque part par ici. Mais que t’importe cet individu ? En quoi t’intéresse le colonel Spiridonov, qui était une parfaite canaille et n’a eu, somme toute, que ce qu’il méritait ?

Parce qu’on ne peut pardonner un affront. À personne ? Un affront laissé sans réponse rompt l’équilibre de la justice et entache le karma de l’honnête homme, se dit Eraste Pétrovitch, mélangeant sans vergogne bouddhisme et confucianisme.

Il ne pouvait nullement se considérer comme chrétien : il n’était pas d’accord avec cette doctrine miséricordieuse sur toute une série de positions de principe. Par exemple concernant le pardon universel et le commandement « Tu ne tueras point ». Au cours d’une vie riche en aventures, il s’était vu contraint de beaucoup tuer, et souvent sans aucun remords, parfois même avec joie. Eraste Pétrovitch était convaincu qu’en certaines circonstances il était permis, voire nécessaire, de tuer. Comment ne pas anéantir l’ennemi qui désire votre perte ou celle d’un être qui vous est cher ? Ou bien perdre votre pays ? Le commandement « Tu ne tueras point » était hypocrite, l’Église elle-même ne le prenait pas au sérieux, autrement les popes n’eussent pas béni les vaisseaux de guerre et les véhicules blindés.

Et la vengeance n’avait rien d’abject, si elle ne relevait pas de la manie et de la pathologie, mais d’une volonté de justice. Les croyants pouvaient bien s’en remettre à Dieu, Fandorine ne se comptait pas dans leurs rangs. Et puis, qui sait, songea-t-il soudain, peut-être suis-je justement l’arme de la Vengeance divine, puisque rien n’arrive sans Sa Volonté ?

Cette pensée n’était pas terriblement profonde, mais tout à fait idoine pour la partie Givre. Aussi, laissant deux pages blanches pour le Sabre, Eraste Pétrovitch traça en rouge le caractère :

Massa lorgna le cahier un bref instant. Il savait que son maître ne supportait pas qu’on regarde dans son journal, et cependant il ne parvenait pas à se retenir. Il nourrissait un respect particulier pour la philosophie. Et quand il réussissait à souffler une idée à Fandorine pour cette rubrique, il se sentait très fier.

— J’ai une excellente suggestion concernant le Givre d’aujourd’hui. Un seul et même phénomène peut changer d’essence selon la manière dont on le désigne. Vous ne comprenez pas ?

Massa esquissa un sourire indulgent.

— Je vais vous expliquer. C’est le karma lui-même qui vous a conduit dans une ville dont le nom, BA-KOU, est très facile à écrire avec des kanji. Le problème est qu’il y a beaucoup trop de kanji qui s’y prêtent. Il me vient d’emblée à l’esprit quatre « ba » différents et pour le moins vingt « kou ». Selon le choix des composants, le nom de la ville peut être neutre, ou bien ridicule, ou bien prophétique. Par exemple, si on écrit « ba-kou » 場工, ce sera « Lieu industriel », d’une bien sèche exactitude. Si on l’écrit 罵朽, ce sera « Immonde Saleté » ; 馬嘔 signifie carrément « Vomissure de cheval ». Je propose de choisir plutôt 婆駆 – « Échappatoire à la sorcière » –, car j’ai le pressentiment que ce voyage vous permettra non seulement de régler vos comptes avec l’homme qui vous a offensé, mais aussi de vous délivrer d’une femme qui…

Eraste Pétrovitch lâcha brutalement son stylo et aboya :

— Massa !

Le Japonais baissa la tête d’un air coupable, comme s’il reconnaissait avoir enfreint l’accord tacite – celui de ne jamais parler au maître de ses problèmes de ménage. Cependant, à en juger par la lueur qui brillait dans ses yeux, ce repentir n’avait rien de sincère.

Ayant compris qu’il fallait chercher Ulysse à Bakou, Fandorine, après un premier accès d’euphorie, avait grimacé comme s’il était pris d’une rage de dents. De tous les endroits de la planète, c’était bien dans cette ville de Transcaucasie qu’il avait le moins envie d’aller à l’heure présente.

Eraste Pétrovitch s’efforçait dans la mesure du possible de ne jamais se trouver dans un même lieu avec sa femme. Il lui arrivait même d’inventer tout exprès des expéditions qui n’avaient rien de nécessaire – comme, par exemple, le voyage de Yalta.

Le dernier jour de mai, Claire avait organisé une réception pour « dire adieu au printemps » – c’était en effet une tradition pour elle que de célébrer avec solennité la fin de chaque saison. Elle comptait par la même occasion fêter son départ pour Bakou, où elle allait tourner un nouveau film. Fandorine n’avait nulle envie d’assister à ce fatigant raout, aussi avait-il imaginé un prétexte pour partir quelques jours à Yalta. Il comptait rentrer le lendemain du départ de son épouse, mais le destin en avait décidé autrement. Il avait dû prolonger considérablement son séjour, tandis que le tournage s’éternisait lui aussi. Il se voyait à présent contraint de se rendre à Bakou, où il lui serait impossible d’éviter Claire.

Eh bien, c’étaient autant de raisons supplémentaires de retrouver au plus vite le camarade Ulysse et de rentrer en vitesse à Moscou pour profiter du calme paradisiaque qui régnait dans l’aile droite de la maison, rue Svertchkov.

L’échec d’un mariage est rarement imputable à une des deux parties seulement, cependant Eraste Pétrovitch se tenait pour seul coupable. Il n’était pas un gosse, après tout, et savait fort bien avec qui il s’était proposé de lier son destin. Claire était une actrice – tout était dit. Pouvait-on exiger d’un papillon qu’il restât constamment perché sur la même fleur ? Pouvait-on attendre d’une cigale qu’elle vécût comme une fourmi ? Pouvait-on reprocher à une sirène d’être incapable de se passer de la mer et des vagues ? Là était la première erreur. La deuxième pesait également tout entière sur la conscience de Fandorine. Il est au monde des hommes pour lesquels le mariage est physiologiquement contre-indiqué. Comment pouvait-il, à cinquante ans passés, ne pas avoir compris une chose aussi évidente ?

Le principal malheur d’un couple qui ne parvient pas à s’entendre, c’est qu’il est très malaisé de se désunir, même si l’union n’a pas été bénie par l’Église (le précédent conjoint de Claire ne lui avait jamais accordé officiellement le divorce, c’est pourquoi le mariage avec Fandorine avait été civil). Ce n’est pas même une histoire de paperasses ! La parole de l’honnête homme n’est pas du vent. Dès lors qu’il a offert son cśur et sa main, il ne saurait les reprendre. Certes, on n’est peut-être pas maître de son cśur, mais de sa main, si – le doute n’est pas permis.

Une fois le premier éblouissement passé, il s’était découvert qu’Eraste Pétrovitch et celle qu’il avait élue n’avaient absolument – ce qui s’appelle absolument – rien en commun. Fandorine avait maintenant l’impression d’être tombé fou amoureux trois ans plus tôt d’une autre personne, qui n’existait plus, si même elle avait jamais existé. Cette sensation qu’une autre femme s’était substituée à celle qu’il avait aimée naguère était encore renforcée par le fait que cette dernière avait changé de nom – pour les besoins de sa carrière cinématographique. Claire Delune : ainsi se dénommait-elle à présent. Fandorine était écśuré par ce pseudonyme maniéré, presque vulgaire à dire vrai, dont l’écho résonnait dans toute la Russie. Le pire était que son épouse exigeait à présent d’être appelée Claire même dans la vie quotidienne, et ne voulait plus répondre à son ancien nom. Eraste Pétrovitch souffrait comme d’une blessure inguérissable de l’idée d’avoir, dans un élan de passion irrationnelle, rayé en quelque sorte de sa mémoire les autres femmes, fort peu nombreuses, qu’il avait aimées auparavant. Il s’était révélé indigne d’elles. Il les avait humiliées, trahies.

Comment ?! Comment pouvait-on devenir aveugle au point de perdre la tête pour une poseuse inconstante, frivole et sans cervelle ? Son inconstance, hélas, n’était pas synonyme d’infidélité conjugale. Claire n’avait aucun goût pour les petites intrigues. Son plus grand plaisir, le sens de toute son existence, était non pas de se livrer à l’amour, mais de le provoquer. Et le cinéma se prêtait à merveille à cette folie. Son beau visage sur l’écran affolait les hommes, créant une illusion d’intimité, mais le lien, bien sûr, restait immatériel. Le théâtre pouvait-il offrir à une actrice un tel nombre d’admirateurs ?

La femme de Fandorine avait mûri la décision de quitter la scène pour les studios après avoir vu le film américain Friends, où pour la première fois dans l’histoire on avait utilisé le gros plan. Mary Pickford y fixait les spectateurs, comme pour les hypnotiser, et la salle se pâmait sous son regard ensorcelant.

Monsieur Simon, flibustier de l’industrie cinématographique russe, et psychologue-né, avait à dessein invité la comédienne à une projection de l’śuvre novatrice. Il avait épié sa réaction, puis murmuré : « Imajinè une salle dans laquelle il n’y aurait pas mille pliaces, mais un million, deux millions », et la carrière de la jeune femme avait basculé.

Ah, si Claire m’avait trompé ! songeait parfois lâchement Eraste Pétrovitch. Il aurait alors pu l’abandonner, la conscience tranquille, en lui souhaitant du fond du cśur d’être heureuse. Mais sa situation conjugale convenait parfaitement à l’actrice : un époux fort peu pesant, éternellement absent, qui ne l’importunait jamais, n’entravait en rien sa vie d’artiste, n’était pas jaloux. Et qu’on n’avait pas honte de présenter au public : digne, élégamment vêtu, des cheveux blancs qui en imposaient. Plusieurs fois par an, Fandorine se soumettait à une pénible obligation, celle d’apparaître avec sa femme dans le monde. Ses devoirs conjugaux, cela dit, n’allaient pas plus loin.

Massa, qui au début était sincèrement favorable à celle que son maître avait élue, avait fait son choix sans hésiter quand il avait vu que leur mariage était un échec.

— Je vais tout de même finir mon explication.

Massa regarda Fandorine hausser les sourcils et poursuivit d’un ton impavide :

— Je suis certain que le karma ne vous envoie pas par hasard dans « la Ville-Échappatoire à la sorcière ». Vous allez vous affranchir de la servitude. Nous vivrons de nouveau libres et joyeux comme au bon vieux temps. Voilà tout ce que je voulais dire. Je n’ai pas d’excuse pour un pareil manque de tact.

Sur quoi il exécuta un profond salut, très content de lui.

Si seulement…, pensa Eraste Pétrovitch. Il n’était plus fâché. Mais son humeur « givreuse » s’était envolée.

Force lui fut de revenir au Sabre. Peut-être valait-il la peine de faire la somme des informations reçues à la direction de la Gendarmerie de Tiflis, après en avoir dégagé l’utile et éliminé le superflu.

« V.-D. absent. Reçu par Tourbine. S’est dérobé, a transmis au chef de la DG Pestroukhine. Un homme utile. Far East. Adj. gouv. de la ville lt-col. Choubine ? » griffonna rapidement Eraste Pétrovitch, ayant la flemme d’écrire plus en détail. À quoi bon ? On ne tenait pas un nikki pour qu’il soit lu par d’autres, et ce qu’on notait était assez clair pour soi-même.

Cette courte note signifiait ce qui suit.

Le gouverneur général Vorontsov-Dachkov, pour lequel Fandorine avait une lettre de recommandation, étant absent, le visiteur moscovite avait été reçu par le général Tourbine, qui en occupait temporairement la charge. Après cinq minutes de conversation, ayant appris qu’il était question de rechercher un terroriste, Sa Haute Excellence avait grimacé et orienté Eraste Pétrovitch vers le chef de la direction de la Gendarmerie, le colonel Pestroukhine. Les préventions de l’officier militaire contre la police politique étaient compréhensibles, le gendarme, en revanche, avait considéré le but du voyage de Fandorine avec une entière approbation.

Le colonel avait montré un extrême intérêt pour le problème posé par Ulysse. Il soupçonnait depuis longtemps que toutes les actions du mouvement clandestin révolutionnaire en Transcaucasie étaient coordonnées par un seul habile conspirateur. Cependant on n’avait pas réussi encore à débusquer le criminel, dont même l’identité n’était pas établie.

Fandorine avait refusé la proposition d’emmener avec lui à Bakou une escouade d’agents expérimentés. Il préférait qu’on lui exposât quelle était la situation dans la ville et qu’on lui recommandât quelque haut fonctionnaire à qui il pourrait réclamer de l’aide en cas de nécessité.

Quant à la situation, le colonel s’était exprimé en termes brefs : « C’est l’endroit le plus dangereux de tout l’empire de Russie. » On brassait à Bakou énormément d’argent, qui plus est amassé sans grande peine. Et comme toujours en pareil cas, en particulier loin du pouvoir central, cette jungle luxuriante et obscure était peuplée de prédateurs aux dents longues qui se disputaient les proies l’un à l’autre. Les barons du pétrole se dévoraient entre eux pour le profit : Turcs et Arméniens étaient ennemis ; la coutume de la vendetta était florissante ; des agents étrangers furetaient dans tous les coins ; les révolutionnaires de tout poil se livraient au hold-up et au rançonnement ; sans compter les simples criminels qui grouillaient dans les rues. Les gens bien vêtus étaient quotidiennement victimes d’agressions : dans cette ville obèse, un homme convenable avait presque toujours un portefeuille gonflé d’une liasse de billets considérable, et une montre en or dans la poche. C’est pourquoi tout individu un tant soit peu prudent portait une arme pour se défendre, s’il n’était pas en mesure d’entretenir une garde personnelle.

« Pour parler franchement, chez nous, en Russie, la légalité est bien mal observée, quel que soit l’endroit, mais à Bakou elle est inexistante, avait déclaré Pestroukhine, affichant une audacieuse liberté d’esprit, ce qui, chez les officiers de la Gendarmerie, passait pour le dernier chic. Je suppose que vous n’avez encore jamais vu de villes pareilles.

— Détrompez-vous, j’en ai vu, avait répondu Eraste Pétrovitch. Dans le Far West américain. »

D’où le « Far East » noté dans son journal.

La question du haut fonctionnaire susceptible de lui fournir de l’aide s’était révélée assez compliquée. Formellement, le maître de toute la machine judiciaire était le gouverneur, qui répondait de l’ordre aussi bien dans la ville que sur les champs d’exploitation.

« Cependant, entre nous soit dit(2), avait soupiré Pestroukhine, le colonel Altynov a beau être un homme de grand courage, il n’en est pas moins très limité. Balourd, toujours agité. Beaucoup de bruit de sa part, pour fort peu d’effet. Vous savez vous-même comment sont les cadres chez nous. Une catastrophe ! Mais impossible de remplacer Altynov, car le souverain le connaît personnellement, à titre de héros et de fidèle d’entre les fidèles : il a survécu à trois attentats et a été mutilé par des éclats de bombe. Bref, je ne vous conseille pas de vous adresser au gouverneur de la ville… Mon collègue Kleontiev, chef de la direction locale de la Gendarmerie, n’a été nommé à Bakou que récemment, il est dépassé par l’ampleur des problèmes et inonde le gouvernement de la province de rapports hystériques. Je crains que lui non plus ne vous soit pas d’un grand secours. L’homme le plus efficace, comme il arrive bien souvent, ne se trouve pas au sommet de la hiérarchie. »

Le colonel avait esquissé un fin sourire, donnant à comprendre que cette règle s’appliquait parfaitement à sa propre situation à Tiflis.

« Je vous recommande de vous mettre en rapport avec l’adjoint du gouverneur de la ville, le lieutenant-colonel Choubine. C’est à lui que nous confions toutes les affaires complexes et délicates, notamment de nature politique, sans passer par son supérieur direct. Choubine est la personne qu’il vous faut. Je lui transmettrai un chiffrogramme pour annoncer votre arrivée.

— Je vous demande instamment de n’en rien faire, avait dit Fandorine d’un ton ferme, se rappelant qu’Ulysse avait un informateur au sein du système judiciaire, lequel – comment savoir ? – pouvait avoir accès à la correspondance secrète. Une lettre de recommandation suffira. »

Sur quoi l’entretien s’était terminé.

Le point d’interrogation placé après le nom de Choubine signifiait qu’Eraste Pétrovitch projetait d’étudier d’abord de près « l’efficace lieutenant-colonel ». Si en effet il se révélait utile, cela simplifierait grandement le problème.

Le train, enfin, s’ébranla. Les rideaux se remirent à dansoter au gré du vent, mais Fandorine ne regardait plus par la fenêtre : il griffonnait dans son journal pour se débarrasser de la pénible corvée. La rubrique Givre se trouva conclue sans maxime philosophique. « L’homme choisit lui-même quel sens il convient de donner à tel ou tel phénomène. Cette ville ne sera pour moi ni “Vomissure de cheval” ni “Échappatoire à la sorcière”, mais tel le caractère 幕 (bakou), qui signifie “rideau”, écrivait Eraste Pétrovitch, fier de se rappeler un homonyme pouvant convenir, sans l’aide de Massa. Je vais baisser le rideau sur la trop longue carrière du sieur Ulysse. Ainsi, c’est décidé : Bakou sera “la Ville-Rideau”. »

Un contrôleur passa dans le couloir, courant presque :

— Nous arrivons, nous arrivons ! Nous arrivons à Bakou !

Le train bientôt freina, grinça, puis s’immobilisa. Les portes du compartiment claquèrent, les passagers aux jambes engourdies se hâtèrent de quitter la voiture. Eraste Pétrovitch, cependant, ne se pressa pas.

Il avait une vieille habitude (assez peu masculine, à dire vrai), celle de ne pas sortir d’un lieu avant de s’être convenablement assuré que rien ne clochait dans son apparence ni dans sa tenue.

Un coup d’śil au miroir révéla un défaut de symétrie de son faux col et une légère imperfection dans sa coiffure. Effacer ces désordres lui prit un certain temps. Le résultat fut que Fandorine descendit du train en tout dernier, alors que les cris de joie des personnes venues accueillir les voyageurs s’étaient déjà atténués et qu’une partie du public se dirigeait vers la sortie de la gare.

Le bâtiment était d’une splendeur inouïe pour une province reculée de l’Empire, on eût dit un palais enchanté tout droit sorti d’un conte arabe. La Ville-Nouveau-Riche, songea Eraste Pétrovitch en considérant les pierres ouvragées, le toit crénelé, les chapiteaux ajourés des colonnes. Tout de suite de la poudre aux yeux.

Fandorine portait un costume d’été, d’une légèreté extrême, taillé dans un merveilleux tussor couleur crème, cependant, même à l’ombre, la chaleur se révélait intolérable. Que serait-ce en plein soleil ?

Il fallut encore attendre que les bagages fussent déchargés.

Un être civilisé se doit d’être vêtu de manière élégante, pratique et originale, mais cette fois-ci les préparatifs du voyage avaient été sommaires. Tout le nécessaire logeait dans quatre valises et deux sacs que Massa avait déjà sortis de la voiture et déposés sur le quai. La malle colossale contenant les robes et les chapeaux de Claire suivait à part, dans le compartiment à bagages.

— Massa, veille à ce qu’on fasse vite, ordonna Eraste Pétrovitch d’un ton agacé.

Le Japonais s’inclina et disparut, tandis qu’Eraste Pétrovitch allumait un cigare, campé près du wagon.

La cohue sur le quai était encore importante. Les porteurs s’affairaient, on s’étreignait, on s’embrassait, on remplissait des verres de champagne, des racoleurs braillaient des noms d’hôtels.

— Au voleur ! Arrêtez-le ! hurlèrent des voix, à quelque distance.

Les gares sont partout les mêmes, pensa Fandorine en étouffant un bâillement, c’est le lieu le plus cosmopolite de la terre. Sans doute, dans cent ans, le monde entier sera changé en une seule immense gare, et il sera impossible de deviner dans quelle partie du globe on se trouve.

Quelqu’un courait à toute allure sur la bordure du quai. Les gens se jetaient de côté sur son passage. Les cris de « Au voleur ! » talonnaient le fuyard. Le sifflet d’un sergent de ville lança un long trille modulé.

Bondissant et zigzaguant sans cesse, un homme agile et noueux se rapprochait de Fandorine. Pour attraper le larron, il suffisait de tendre la main. Mais c’eût été tirer sa poudre aux moineaux. Eraste Pétrovitch se détourna avec indifférence.

Ah ! quelle erreur !

Arrivé à hauteur du passager qui, insouciant, continuait de fumer son cigare, le voleur, tout soudain, le poussa de toutes ses forces dans le dos.

Le chapeau en paille d’Italie vola d’un côté, le cigare de l’autre, tandis que Fandorine lui-même, après avoir heurté du visage et de la poitrine la paroi métallique du wagon, s’abîmait dans l’espace entre le train et le bord du quai.

S’il ne se rompit pas les os, c’est uniquement parce qu’il maîtrisait de longue date l’art de bien tomber, qui plus d’une fois lui avait évité de s’estropier, voire de perdre la vie.

Lorsqu’on tombe, il faut se transformer en chat : relâcher certains muscles, tendre les autres, déplacer son centre de gravité, et surtout changer la verticale en horizontale.

Au moment où Fandorine s’était trouvé projeté contre le flanc brûlant de la voiture, il était encore un monsieur sérieux vêtu d’un magnifique costume, mais ce fut un animal de la famille des félins qui atterrit sur les rails, souple et silencieux, sur ses quatre pattes.

Il ne se fit aucun mal, mais il se trouva à moitié aveuglé, à cause du contraste entre le rayonnement du jour et l’ombre épaisse.

Il se frotta les yeux. Secoua la tête.

Et il sentit, plus qu’il ne vit, sur sa gauche, tout près, dans l’obscurité qui régnait sous le wagon, quelqu’un esquisser un mouvement rapide.

Un objet brilla, long et étroit.

Une lame de poignard dirigée droit sur sa gorge.

La ville la plus orientale d’Occident

Si la science de la chute avait épargné à Fandorine fractures et commotion cérébrale, c’est une autre aptitude qui le sauva du poignard : celle de débrancher son esprit pour s’en remettre entièrement à l’instinct. Ce n’est ni la conscience ni la volonté, mais bel et bien l’instinct qui lui fit esquiver le coup.

L’acier alla frapper bruyamment un ressort couvert de suie.

Le couteau, qu’étreignait l’ombre d’une main, effectua aussitôt un mouvement tranchant latéral, auquel il était impossible de se soustraire dans un espace aussi restreint, ce que Fandorine ne tenta même pas. Il saisit au vol le poignet de l’agresseur dissimulé dans l’obscurité et le tordit brutalement. L’arme tomba sur une traverse.

Il fallait à présent neutraliser l’autre main de l’assassin en puissance. Sans relâcher sa prise, Eraste Pétrovitch s’étira au maximum pour atteindre l’endroit où devait se trouver le bras gauche de son adversaire, mais ses doigts se refermèrent sur un pan d’étoffe vide. Un manchot ? Sous le coup de la surprise, Fandorine desserra son étreinte, et l’inconnu, d’une brusque secousse, parvint à se libérer. Il se dégagea au prix d’une contorsion, roula sous l’essieu et se carapata sur trois pattes.

Son costume crème étant fichu de toute façon, Eraste Pétrovitch n’hésita pas à se lancer à la poursuite de l’individu, usant du même mode de locomotion quadrupède. Il lui était impossible de distinguer quoi que ce fût, à part une paire de semelles et le bas d’un long vêtement noir. L’agresseur, en dépit de son infirmité, se déplaçait avec agilité et parvint à s’extraire de sous le wagon avant d’être rejoint.

Débouchant à son tour à l’air libre, Fandorine se trouva de nouveau aveuglé, cette fois-ci par le soleil. Durant les dix ou vingt secondes qu’il avait passées dans l’obscurité, ses pupilles avaient eu le temps de se dilater.

À moitié courbé, un homme en tcherkeska noire et papakha de fourrure grise traversait déjà à toutes jambes la voie d’à côté, sur laquelle arrivait une locomotive, grondant et soufflant des nuages de vapeur. Il passa juste au ras des tampons, tandis qu’Eraste Pétrovitch se voyait contraint de faire halte. À la suite de l’engin défila une théorie de wagons-citernes dont on ne voyait pas la fin.

Envolé !

Grommelant un mot indigne de la bouche d’un honnête homme, Fandorine renonça à attendre que le long convoi fût passé : cela n’avait aucun sens.

Il retourna vers le quai, pareil à un diable, noir de suie et de mazout, tête nue et le cheveu en bataille.

Des témoins de l’incident (ou plutôt de la première partie de celui-ci) l’entourèrent.

— Vous ne vous êtes pas tué ? Quelle canaille tout de même ! Il renverse quelqu’un et se sauve en courant ! Ces voyous dépassent les bornes ! Il vous faut aller au poste de secours.

— Je vous remercie, je n’ai rien de c-cassé, répondit Eraste Pétrovitch entre ses dents, de sorte que les bons Samaritains le laissèrent en paix.

Massa revenait du wagon à bagages ; derrière lui un porteur poussait un chariot sur lequel trônait la malle de Claire.

— Que vous êtes sale ! Vous êtes allé voir sous le wagon, maître ? s’exclama le Japonais, surpris.

Il considéra avec intérêt le poignard que Fandorine serrait dans sa main.

— Joli wakizashi. C’est pour le récupérer que vous êtes descendu sur la voie ? Il n’y avait pas de fourreau par hasard ?

— Où est le vaurien ? demanda Eraste Pétrovitch en regardant autour de lui.

— Quel « vaulien » ?

Le maître et le serviteur avaient coutume de parler dans un idiome mêlant russe et japonais, chacun usant de sa langue maternelle, mais il arrivait que Massa ne comprît pas tout de suite certains mots.

— Celui auquel tout le monde donnait la chasse ici !

— Ah, le dorobo ! C’est vrai, quelqu’un courait. Il s’est enfui, on ne l’a pas rattrapé.

Fandorine jura de nouveau, cette fois-ci en japonais.

— Je ne savais pas qu’il fallait l’arrêter, allégua Massa pour se justifier. Nous ne sommes pas venus à Ba-Ku pour capturer les vauliens qui traînent dans les gares.

Eraste Pétrovitch, la mine sombre, tournait et retournait le poignard entre ses doigts : la queue du lézard qui avait détalé. Massa avait raison, c’était une arme superbe, en véritable acier de Damas. Le manche était d’ivoire, finement ciselé de cannelures.

Mais qu’était ceci ? Pourquoi avait-on gravé grossièrement une croix noire ?

— Je me permettrai de faire observer, maître, dit alors le Japonais, que même si ce wakizashi n’est pas mal du tout, je doute qu’il vaille la peine de ruiner ses vêtements pour lui. J’aurais pu aller le chercher moi-même.

Fandorine ne répondit pas. Il ne se souciait guère à ce moment du sort funeste de son costume.

C’était un attentat, parfaitement médité et préparé : un complice l’avait poussé du haut du quai, tandis qu’un type guettait en bas, le poignard à la main. Un autre que lui, ignorant de l’art de survivre, reposerait à présent sur la voie, la gorge tranchée.

La question qui se posait était la suivante : les malfaiteurs voulaient-ils le tuer, lui, Fandorine, ou bien avait-il été la victime fortuite d’une bande de malandrins exerçant leurs talents dans la gare ?

La deuxième solution était sans doute la bonne. L’unique personne à Bakou qui eût des raisons de craindre Eraste Pétrovitch ne pouvait être informée de son arrivée. Le colonel, à Tiflis, l’avait bien averti que Bakou était hanté par une multitude de malfrats. Un homme vêtu avec élégance et fumant le cigare y était certainement vu comme une proie tentante. Qu’on balance le dandy sous le train et qu’on lui donne le coup de grâce, et on trouverait à coup sûr dans ses poches de quoi s’enrichir un peu. Ce qui était stupéfiant, c’était la facilité avec laquelle les bandits se risquaient au « grand jeu », mais au Far East comme au Far West, une vie humaine ne valait probablement pas grand-chose.

Pendant que le porteur empilait les valises sur le chariot, par-dessus la malle, Fandorine raconta à son serviteur ce qui s’était passé.

Massa fronça les sourcils.

— Il faut retrouver l’agresseur manchot. Cet homme vous a offensé. On ne peut pardonner une offense.

— En outre, j’aimerais m’assurer que l’agression était bel et bien le fruit du hasard, déclara Eraste Pétrovitch tout en essayant d’effacer avec son mouchoir les taches maculant ses genoux. Je pense que nous retrouverons sans peine un individu répondant à un signalement aussi particulier : manchot, tcherkeska noire, papakha gris en peau de mouton, bottes souples à semelles plates.

— Et nous lui arracherons alors l’autre bras !

Le visage du Japonais s’était illuminé d’un sourire sanguinaire en même temps que radieux.

— Le voyage devient de plus en plus intéressant, maître. Nous cherchions un offenseur, nous allons en chercher à présent deux. Par Jésus-Christ et la réincarnation des âmes, cette ville me plaît.

Ils traversèrent une somptueuse salle d’attente, qui eût pu abriter le palais d’un souverain oriental, et débouchèrent sur la place de la gare, presque entièrement occupée par un jardin d’une verdoyante opulence, dont l’entretien, par un climat si chaud, sur une terre si aride, devait coûter une fortune à la ville.

Eraste Pétrovitch regarda autour de lui pour s’imprégner des premières impressions que lui inspirait Bakou.

Clarté. Fournaise. Vacarme. Odeurs. Agitation.

Il y avait là quantité de fiacres, de voitures particulières, d’automobiles, mais l’envie lui manquait de jouer des coudes au milieu de la foule des voyageurs pour seulement s’en aller au plus vite. Mieux valait attendre que le public se fût dispersé, et pendant ce temps faire provision de littérature locale.

Des crieurs de journaux allaient et venaient justement aux alentours. Leurs aboiements étaient pour la plupart incompréhensibles :

— Balakhany se joint à la grève !

— Geyser de pétrole sur la deux cent vingt-cinquième !

— À Mardakiany, un homme venge son clan en abattant Hadji-Radjaba-Zarbali-oglu !

— Sarajevo ! Assassinat de l’héritier du trône d’Autriche !

Eraste Pétrovitch empoigna par l’épaule le gamin qui venait d’évoquer Sarajevo.

— Quoi, quoi ? Donne !

Le journal local La Caspienne reproduisait une information de l’agence télégraphique Reuters :

De Vienne. Le 15 (28) juin, dans la ville bosniaque de Sarajevo, un Serbe âgé de dix-neuf ans a tiré plusieurs coups de revolver sur l’archiduc François-Ferdinand et son épouse. Les deux très augustes personnes, mortellement blessées, sont décédées peu de temps après. L’Empire austro-hongrois est sous le choc. Partout ont lieu des manifestations anti-serbes.

La veille au soir, quand le train était parti de Tiflis, on ne savait encore rien de l’attentat.

Tout près de Fandorine se tenait l’ingénieur qui durant le voyage occupait le compartiment voisin du leur. L’homme attendait un fiacre, lui aussi un journal dans les mains. Il salua Fandorine et déclara :

— Pauvre François-Joseph ! Un sort cruel s’acharne sur lui. Son frère a été exécuté par les Mexicains. Sa femme poignardée d’un coup de lime. Son fils s’est suicidé. Et maintenant on assassine son neveu ! Quelle famille malheureuse que ces Habsbourg !

À l’époque où Fandorine résidait par force au-delà des frontières de sa patrie, il avait eu l’occasion de faire la connaissance de cette « famille malheureuse », pour laquelle il avait mené une enquête délicate, dont ni la presse ni même la police n’avaient eu vent. Il avait plusieurs fois rencontré l’empereur François-Joseph. Il était de bon ton de ricaner de cet ancêtre installé sur le trône depuis plus de soixante ans, cependant la mosaïque de nationalités qu’était l’Autriche-Hongrie ne se maintenait à flot que grâce à l’expérience et à la ruse du vieux renard.

Si l’empire de Russie, de l’avis d’Eraste Pétrovitch, était gravement malade mais avait encore une chance de guérir, celui des Habsbourg commençait à sentir le sapin. Le concept d’État où une seule grande nation foule aux pieds une multitude d’autres pouvait peut-être subsister dans les arrière-cours de l’Europe ou les steppes de l’Asie, mais au centre d’un continent éclairé, pareil anachronisme n’avait pas une chance de survie. En Russie au moins, la nationalité dominante, grand-russienne, constituait près de la moitié de la population, alors qu’en Autriche-Hongrie les Allemands, qui concentraient entre leurs mains la totalité du pouvoir administratif, n’en représentaient que la cinquième partie. Fandorine avait depuis longtemps acquis la conviction que des peuples hétérogènes quant à leur composition ethnique, leurs croyances et leurs traditions culturelles ne pouvaient vivre en bonne intelligence que si chacun y trouvait son compte et que nul ne se sentît lésé dans ses droits. Autrement, tôt ou tard se produisait une explosion. La Russie pouvait encore éviter la catastrophe – à condition que le gouvernement changeât sa politique confessionnelle et nationale à l’égard de trente millions de musulmans, dix millions de catholiques, six millions de juifs et autres sujets de deuxième ou troisième zone. À seule fin d’éviter un séisme, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays.

Mais, de problème autrichien ou austro-serbe, la tragédie de Sarajevo pouvait fort bien évoluer en un conflit plus sérieux. Tout le monde savait que la Russie considérait la Serbie comme son pré carré et que les Serbes tenaient le tsar pour leur protecteur. Ne manquait plus qu’une guerre entre les deux empires malades à cause d’un froissement d’amour-propre de l’un ou l’autre État.

Néanmoins, une telle issue est peu probable, se dit Eraste Pétrovitch pour se rassurer. Ils n’ont tout de même pas perdu toute raison. Ils échangeront des mémorandums, créeront une commission d’arbitrage, organiseront une conférence conciliatoire. Les choses s’arrangeront d’une manière ou d’une autre.

Entre-temps, leur tour était venu de prendre une voiture. Ils durent renoncer à un élégant attelage : la malle de Claire n’y logeait pas. Ils se rabattirent sur une sorte de landau, une longue calèche attelée de deux chevaux, où l’on pouvait caser les bagages à l’arrière et sur le plancher.

— Où allons-nous, éfendi ? demanda le cocher à barbe noire coiffé d’un béret.

— Rue Gortchakov. Hôtel Nouvelle Europe.

Fandorine était devenu soudain morose et préoccupé. Non pas à cause de l’Autriche, ni même des brigands surgis dans la gare. Mais parce qu’il lui fallait consolider ses nerfs avant de retrouver son épouse.

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