Enfin, la calèche pénétra dans la cour. L’inspecteur, flanqué d’un subalterne, aida lord Berkeley, enveloppé dans une pèlerine de policier, à descendre, en prenant mille précautions.

Le fils aîné se précipita vers son père avec un plaid, le cadet avança le fauteuil, le benjamin remercia brièvement les serviteurs de la loi et s’empressa de les mettre à la porte. Manifestement, la famille n’avait pas besoin de témoins supplémentaires.

— Quelle chance que vous soyez en vie, papa ! s’écria lord Daniel.

Le pasteur se débattait avec le fauteuil : il arrangea le coussin, ajusta des rouages.

— Asseyez-vous, papa ! C’est votre fauteuil préféré, vous y serez très bien !

Lord Berkeley jetait des regards affolés alentour. Il refusa de s’asseoir dans le fauteuil et tenta même de reculer vers le portail : on le retint par les épaules.

— J’ai ordonné qu’on vous prépare la meilleure chambre à coucher, roucoulait lady Linn. Elle est bien plus grande et claire que la vôtre. Ah, cher papa, vous pourrez vous y reposer si bien ! Venez, entrons dans la maison. Regardez comme tout le monde est heureux de vous retrouver. Allez, ne vous obstinez pas.

— Molly est là-bas ? marmonna le comte.

Tout le monde se regarda, ne sachant manifestement que répondre.

— Je sais, Molly m’attend au paradis, et moi, on m’a emmené au purgatoire, se plaignit le malade en regardant avec dégoût sa famille, les murs sinistres de Berkeley House et la cour sombre. Ce n’est pas juste. Le purgatoire n’existe que chez les catholiques et moi, je suis de confession anglicane. C’est une erreur ! Ramenez-moi au cimetière !

Tous se ruèrent alors sur le malheureux lord pour essayer de l’asseoir dans le fauteuil, mais il opposa une résistance farouche à sa famille.

Lady Linn fit signe à la femme du pasteur, qui poussa les enfants vers le vieillard. Ils se précipitèrent vers l’aïeul et se jetèrent dans ses bras à tour de rôle.

— Grand-père chéri !

— Papi adoré !

— Nous étions si inquiets !

— Tu nous as tellement manqué !

Le comte rentra la tête dans les épaules et se boucha les oreilles.

Ce fut alors lord Daniel qui prit les choses en main. Il fit taire les enfants, les écarta et, prenant son père par les épaules, le secoua de belle manière en criant :

— Pour l’amour du ciel ! Qu’as-tu fait de la « Voie lactée » ?

Cette mesure énergique fit son effet. Lord Berkeley regarda son fils aîné. Il répondit même, en articulant parfaitement :

— Ne le sais-tu pas ? Elle est là.

Il montra le ciel où brillait en effet la Voie lactée.

Lord Daniel poussa une sorte de rugissement. Le cadet le repoussa.

— C’est mal de se moquer de ceux qui vous aiment tant, dit le pasteur avec un ton de gentil reproche. Vous voulez aller au paradis ?

— Chez Molly ? demanda le comte.

Et d’acquiescer de la tête.

— Je vais vous aider. Savez-vous ce que c’est ?

Matthieu Linn sortit un missel de poche.

— C’est un psautier. Si vous mettez votre main dessus et que vous dites la vérité, toute la vérité et rien que la vérité, votre place au paradis vous est assurée. Vous comprenez ?

Lord Berkeley haussa les épaules avec impatience :

— Qu’y a-t-il donc à comprendre ?

Et il posa sa main sur le livre.

Un grand silence se fit dans la cour.

— Dites-nous qui a sorti la rivière de diamants de cette serviette ? Je veux dire, des pierres brillantes sur un fil ? (La voix du pasteur fléchit d’émotion.) Quelqu’un s’est-il approché de vous ? Quelqu’un vous a-t-il adressé la parole ? Essayez de vous rappeler. Cela vous assurera une place merveilleuse au paradis.

Lord Berkeley contempla longuement son fils en plissant le front.

— Il va se rappeler ! murmura M. Pursley en serrant le coude de Fandorine. Allez, mon vieux ! Allez !

Dans la cour, Sa Grâce poussa un soupir et dit au pasteur d’un air compatissant :

— Vous a-t-on déjà dit, monsieur, que vous aviez un visage extrêmement désagréable ? Fourbe, hypocrite et méchant. A votre place, je me laisserais pousser la barbe, ça se verrait moins.

— Diable ! Bon sang ! C’est une perte de temps ! hurla Tobias Linn en crachant par terre.

Il jeta son cigare avec colère : une cascade d’étincelles s’envola du pavage.

— Le c-capitaine a raison. Le vieux ne dira rien, remarqua Eraste Pétrovitch.

— Parce qu’il ne sait pas où est le collier, ajouta Mlle Palmer.

Le majordome les regarda.

— Vous voulez dire que la rivière de diamants a été dérobée pendant que le comte dormait dans le caveau ?

— Nous voulons dire que le collier n’était pas dans la serviette.

Mlle Palmer s’éloigna de la fenêtre.

— Je n’ai pas le cśur de les regarder torturer ce malheureux Jeffrey. Dites-moi plutôt, monsieur Pursley, le laquais Jim, celui qui a été licencié, a-t-il déjà quitté les lieux ?

— Non, je lui ai permis de rester dans la guérite jusqu’à samedi. Il est très coupable, bien sûr, mais il n’est pas bon de frapper celui qui est à terre. Ce crétin n’a pas où aller, il n’a pas un sou. Samedi, son frère viendra le chercher pour l’emmener travailler dans sa forge. De toute façon, après ce qui est arrivé, il ne trouvera jamais une bonne place.

— S’il n’a pas de travail, il n’a pas à se lever tôt, conclut Mlle Palmer. Eraste, peut-être que vous accepteriez de le réveiller pour lui parler ?

— J-je m’apprêtais à le faire un peu plus tard. Mais vous avez raison. Dans le jardin, il ne va plus rien se passer d’intéressant.

Eraste Pétrovitch sorti, Mlle Palmer fit à son ami une proposition tout à fait extravagante, à savoir : prendre un thé. Il était deux heures du matin. Il fallait bien tuer le temps.

Ils n’avaient pas encore terminé leur première tasse que Fandorine était déjà de retour.

Il n’y avait plus personne dans la cour. La famille avait réussi à conduire le vieillard gâteux dans la maison. Pourtant, Berkeley House ne s’était pas plongée dans le noir pour autant : les fenêtres du grand salon restaient éclairées. Manifestement, il s’y tenait un conseil de famille extraordinaire.

— Lequel des trois, alors ? demanda la maîtresse des lieux en se tournant vers Eraste Pétrovitch d’un mouvement vif.

— C’est sans surprise, répondit ce dernier, laconique, en prenant une chaise.

Mlle Palmer se montra dépitée :

— Dommage. J’espérais que ce soit le cadet. Jeffrey a raison : il est encore plus repoussant que les autres.

Le majordome, hébété, tournait la tête dans tous les sens, essayant de percer le sens de cet échange énigmatique.

— Non, non, ne me racontez pas ! dit la vieille dame, arrêtant Fandorine. Je voudrais deviner toute seule. Il a confié quelque mission à Jim pour l’éloigner, c’est cela ?

— Non, cela aurait été trop gros. Il a fait semblant de croiser le laquais par hasard, lorsque celui-ci portait au comte son lait du soir, et l’a poussé. Le temps que Jim se change, qu’on fasse chauffer un nouveau pot de lait à la cuisine, une demi-heure était passée. C’était amplement suffisant.

— Suffisant pour quoi ? s’écria M. Pursley, complètement perdu. Je n’y comprends rien ! De qui parlez-vous ?

— Du capitaine, bien évidemment.

Mlle Palmer versa du thé à Fandorine.

— Je le soupçonnais depuis le début. Venir pour l’anniversaire de son père sans escompter quelque gain ? Cela ne ressemblait pas du tout à Tobias. En plus, il avait perdu une grosse somme au jeu, il est criblé de dettes.

On entendit un petit tintement fin et régulier : la cuillère dans la main du majordome heurtait la tasse.

— Le respecté lord Linn aurait dépouillé sa propre famille ? Mais c’est tout simplement impossible !

— Pourquoi donc ? (Mlle Palmer prit la cuillère de la main du majordome et la posa sur la nappe.) Il savait certainement où se trouvait la clé du secrétaire. Il a sorti la serviette, caché la rivière de diamants. Puis il s’est débarrassé du domestique, a détaché son père du fauteuil et l’a conduit dans le jardin. Il a dû lui susurrer quelque chose comme « Molly vous attend », et le malheureux est allé au rendez-vous. Il n’a sans doute pas été difficile de fourrer la serviette sous le bras du vieux, qui était habitué à la porter du temps où il travaillait à la banque.

— Non ! Vous vous trompez ! s’écria M. Pursley, qui bondit, renversant presque sa chaise. Je vous donne toujours raison, mais là, vous êtes dans l’erreur ! Si l’un des membres de la famille avait réellement participé à cet enlèvement, il aurait pris soin de faire disparaître, en premier lieu, le testament honteux ! Or le testament est là !

— Ne cassez pas mes meubles, Piter. Des chaises comme ça, on n’en fait plus de nos jours. A quoi servait de détruire le testament, puisqu’une copie a été déposée chez le notaire ?

Le majordome s’affaissa lourdement sur la chaise, on aurait dit un ballon dégonflé.

— Mon Dieu, quelle époque… dit-il sourdement. Le monde a vu toutes sortes de choses, mais voler la relique familiale en rejetant la faute sur son père ? Où va l’Angleterre ? Le pire, c’est que ce crime restera impuni. Où chercher la « Voie lactée » à présent ? Tobias Linn ne le dira certainement pas…

Mlle Palmer caressa le bras de son vieil ami.

— Ne désespérez pas. On retrouvera le collier. Le capitaine ne s’est pas absenté, depuis hier, n’est-ce pas ? Je suis persuadée que la « Voie lactée » se trouve dans le seul endroit où personne n’oserait mettre son nez à l’exception de Tobias lui-même.

Elle se tourna vers Fandorine, qui grignotait un biscuit avec appétit. Chose étrange, il commençait à apprécier ces morceaux de pâte trop cuite.

— Cher Eraste, je crains que cette tâche ne soit au-dessus de mes forces. Il faut le courage de Lancelot et la force d’Hercule.

— Je n’ai eu besoin ni de l’un ni de l’autre, répondit Fandorine en s’essuyant la bouche avec une serviette. Il m’a suffi de gratter Scalpeur derrière l’oreille et il m’a gentiment p-permis de lui retirer son collier. Vous avez parfaitement raison. La rivière de diamants se trouvait à l’intérieur.

Il sortit de sa poche intérieure le bijou qui brillait d’étincelles irisées et le posa sur la table.

— J’ai rendu visite à mon ami à mon retour de la guérite.

A l’ombre de la théière, loin de la lumière de la lampe, le collier faisait piètre impression. Les pierres ne brillaient pas, ne chatoyaient pas. Elles ressemblaient à des bouts de verre facettés.

— Dites-leur que vous venez de la découvrir dans l’herbe près de la tonnelle de fonte, conseilla Fandorine en poussant la parure vers le majordome. Elle a dû tomber de la serviette au moment où lord Berkeley avait pris la fuite. D’ailleurs, on ne vous posera aucune question : la famille sera trop heureuse de l’avoir retrouvée. A l’exception du capitaine, bien sûr, qui va croire qu’il n’avait pas bien refermé le collier du fauve. Cependant, il se fait tard. Mlle Palmer doit être épuisée. Moi aussi, je ferais bien un petit somme…

Le lendemain, tandis que Mlle Palmer et son locataire déjeunaient – un peu plus tard que d’ordinaire –, le majordome vint en visite officielle : il portait sa livrée des grands jours, le bicorne et des gants blancs.

— Tout s’est passé exactement comme vous l’avez prédit, monsieur. Tobias Linn a exprimé son bonheur plus fort que les autres ! On a déclaré que j’avais sauvé l’honneur de la famille – ce que je ne mérite absolument pas – et on m’a offert ce chèque de mille livres sterling que je remets à mon tour à celle… ou plutôt à celui… Bref, à ceux auxquels il revient de plein droit. Le porteur du chèque pourra toucher la somme.

Il s’inclina et posa sur la table une étroite bande de papier avec des filigranes.

— La récompense revient à Mlle Palmer sans aucun doute, dit Eraste Pétrovitch en fronçant les sourcils. C’est elle qui a trouvé la clé de l’énigme, je n’ai été qu’un exécutant.

Il apparut alors que la vieille dame était parfaitement capable de se fâcher.

— Quelles bêtises ! s’écria-t-elle en devenant toute rouge. C’est vous qui avez réussi à faire parler Mlle Flame. Et pour le caveau de famille, vous avez trouvé la solution en même temps que moi. En ce qui concerne le collier, vous l’avez récupéré avant même que je ne formule ma version ! Si vous voulez m’offenser en me faisant l’aumône, eh bien sachez que j’ai vécu toute ma vie en ne comptant que sur moi-même, et que je ne l’ai jamais regretté !

Ils se regardaient droit dans les yeux et on voyait bien qu’aucun des deux ne céderait.

— Il arrive que des personnes intelligentes soient bien pires que les gens simples. Il leur faut alors un simplet comme moi pour les aider, intervint M. Pursley. Partagez cet argent et n’en parlons plus. Cinq cents livres vous suffiront, mademoiselle Palmer, pour acheter une maison au bord de la mer. Et vous, monsieur, ne faites pas le fier : vous les avez gagnées honnêtement.

— « Parfois, les personnes intelligentes sont bien pis que les gens simples. Il leur faut alors un simplet pour les aider ! » répéta Mlle Palmer avec étonnement. Quelle banalité merveilleuse ! Je la retiens.

Fandorine s’étonna aussi, pour une autre raison. Cinq cents livres sterling ! C’était presque le salaire annuel qu’il touchait au service de l’Etat. Une somme importante, qu’il avait gagnée sans se donner beaucoup de peine. Ainsi donc, la déduction pouvait devenir un gagne-pain ?

1- En français dans le texte.

2- « La brebis galeuse de la famille ».

3- En anglais dans le texte : « Là-bas, elle m’attend sous l’ourse. »

AVANT LA FIN DU MONDE

Cette nouvelle est dédiée

à Umberto Eco

A propos de rêves

Les gens courageux font souvent des cauchemars. Si à l’état de veille ils ont l’habitude de refouler leur peur grâce à un effort de volonté, la nuit, lorsqu’ils relâchent le contrôle, les sous-sols verrouillés de leur mémoire laissent échapper des visions si effroyables que ces téméraires se réveillent ruisselants de sueurs froides.

Fandorine avait trois cauchemars récurrents qui le hantaient d’année en année : une main arrachée avec une alliance au doigt ; un visage de jeune fille coupé en deux, la première moitié blanche, angélique, la seconde noire, diabolique ; enfin, un troisième, apparu plus tard, sans doute le plus terrible.

C’était chaque fois la même chose : d’abord, un voile laiteux trouble, tempête de neige ou brume épaisse. Ensuite, une surface tachetée transparaissait sous ce fond blanc, se transformant peu à peu en une pièce d’étoffe grossière. A chaque instant la visibilité devenait meilleure, comme si une main tournait l’objectif pour régler la netteté de l’image.

Sur un bout de toile écrue dont il percevait chaque fibre se trouvait un bébé soigneusement langé. Son visage poupin était calme et détendu. Le soleil éclairait ses traits insouciants, ses cils fermés étaient teintés d’or. Un joli cristal de neige duveteux reposait sur le bout retroussé de son nez, et ne fondait pas. Eraste Pétrovitch tendait la main pour le faire partir et c’est alors qu’un énorme ver gras sortait de la narine minuscule…

Il s’éveillait en sursaut, ses doigts tremblants cherchant et ne trouvant pas les allumettes sur sa table de chevet.

Fandorine s’asseyait sur son lit, allumait un cigare et chassait Ephialtès, le démon des mauvais rêves, en recourant à l’unique méthode efficace : il s’obligeait à se remémorer tout ce qui s’était réellement passé.

Il regardait le bout de son cigare rougeoyer dans le noir et, à la place du point lumineux, apparaissaient une rivière toute blanche bordée de forêts argentées, une terre noire gelée sous laquelle retentissait un doux chśur d’anges…

C’est seulement au petit matin qu’il parvenait à se calmer, à s’endormir. Pas toujours, d’ailleurs.

Bon anniversaire, monsieur Kouznetsov

Au début, tout allait bien, c’en était même ennuyeux. Eraste Pétrovitch avait fêté ses quarante et un ans dans la solitude la plus absolue. Assis dans le compartiment d’un train rapide, il regardait par la fenêtre. Dehors, il n’y avait rien : une absence totale de paysage, un champ blanc nu et un ciel de la même couleur. La Russie, janvier. On pouvait peindre tout ce qu’on voulait sur cette toile : la tempête de neige finirait par tout effacer.

Fandorine était tout seul car, selon une règle russe stupide, qu’il avait eu le temps d’oublier durant ses années de vie à l’étranger, les domestiques n’avaient pas le droit de voyager en première classe. Il aurait dû dire en achetant son billet que Massa était non pas son valet, mais par exemple un vicomte japonais ! Il se serait moins ennuyé. C’était sa maudite honnêteté qui l’avait perdu, une séquelle de son passage aux Etats-Unis, dont il avait du mal à se débarrasser. C’était d’autant plus ridicule qu’il voyageait sous une fausse identité, celle d’Eraste Kouznetsov, marchand ».

Pauvre Massa, ballotté sur une banquette dure avec des compagnons de route qui écarquillaient les yeux devant sa physionomie asiatique en lui posant des questions sur la vie en Chine, car le Japon, ils n’en avaient jamais entendu parler.

Eraste Pétrovitch sortit un mouchoir en soie représentant deux lutteurs de sumo qui se choquaient avec leurs gros ventres. Le matin, Massa avait offert cet objet magnifique à son maître, en s’inclinant devant lui. Dieu seul savait où il l’avait trouvé et combien de temps il l’avait gardé en attendant la grande occasion.

Le deuxième cadeau, un voyage dans son pays natal, Fandorine se l’était offert lui-même. Levant son verre, il le fit tinter contre la vitre, trinquant avec le paysage d’hiver. Ce faisant, il dit :

— Bon anniversaire, monsieur Kouznetsov.

Il avait choisi ce nom russe parmi les plus répandus pour ne pas se faire remarquer. Il avait également veillé à ce que son apparence réponde à la moyenne statistique, toujours pour passer inaperçu mais aussi parce que son voyage était justement consacré à la science des statistiques. Mais expliquons d’abord sa discrétion, les statistiques viendront ensuite.

La dernière visite du conseiller d’Etat à la retraite au pays de sa naissance, en mai de l’année précédente, avait achevé de gâcher ses relations avec les autorités moscovites. Au point que l’on avait envoyé aux policiers de tous les coins de l’empire la description du fonctionnaire en disgrâce. Non pas pour l’arrêter, car il n’y avait à cela aucune raison légale, mais pour le surveiller en douce. Défenseur acharné de la vie privée, Fandorine était révolté par l’idée même de filature et, qui plus est, tout le monde connaît les coups tordus dont est capable le pouvoir en Russie lorsqu’il se sent offensé. De la surveillance à l’arrestation, le pas est vite franchi.

C’est pourquoi le visiteur non désiré avait changé sa tenue vestimentaire, remplaçant la redingote par une chemise russe, coiffant une casquette au lieu d’un chapeau ou d’un képi, chaussant des bottes en forme de bouteilles. Il s’était fait pousser la barbe, ce qui rendait son visage moins repérable, masquant son signe particulier le plus frappant : ses tempes blanches. Il était apparu que, si la moustache d’Eraste Pétrovitch était toujours d’un noir de jais, sa barbe grisonnait fortement. Il n’était pas facile de reconnaître le dandy Fandorine dans le barbu vieillissant Kouznetsov.

Sans doute, après ses aventures moscovites de l’année dernière, il eût été bien plus raisonnable de ne pas se montrer dans sa ville natale pendant une année ou deux. Mais Fandorine refusait tout compromis de ce genre. Il considérait qu’il avait autant le droit de se déplacer partout en Russie que le grand-duc ou l’empereur lui-même. Si les circonstances, ou, comme aujourd’hui, l’intérêt scientifique, exigeaient sa présence dans sa patrie, ces augustes personnes n’avaient rien à dire. Qu’elles portassent la couronne n’y changeait rien. Les souverains avaient plus de devoirs que les autres. Lorsqu’on vit dans un palais, qu’on mange dans de la vaisselle d’or et qu’on est servi par l’empire tout entier, on doit reconnaître ses responsabilités. Hélas, il y avait peu de chances que notre Russie ait un jour un souverain capable d’admettre que le pouvoir est un chemin de croix et la couronne, une couronne d’épines.

Des idées de ce genre traversaient souvent l’esprit d’Eraste Pétrovitch et, chaque fois, elles avaient sur lui un effet démoralisant. Ceux de ses compatriotes qui pensaient comme lui voulaient la révolution et se disaient socialistes. Fandorine, lui, ne croyait pas aux vertus de la révolution, et il ressentait un dégoût insurmontable pour toutes les théories qui spéculaient sur les concepts de « peuple », de « nation », de « classe » et de « masses ». Quelle idée : classer les gens selon tel ou tel critère extérieur ! Réduire l’homme, ce sommet de la création, fait à l’image de Dieu, un univers en soi, à une fonction sociale, au rôle d’une fourmi dans une fourmilière !

Et c’est pour cela qu’à présent, un dénommé Eraste Pétrovitch Kouznetsov, brebis galeuse, parcourait la vaste plaine russe, regardait le paysage blanc, plus maussade de kilomètre en kilomètre, et se rongeait les sangs tout à fait à la russe et pas du tout comme un Américain.

Un Américain essayait toujours de trouver une raison d’être optimiste, surtout le jour de son anniversaire.

Peut-être pourrait-il se distraire en lisant ?

Fandorine ouvrit le livre qu’il avait emporté avec lui : La Sonate à Kreutzer. Mais bientôt, il le reposa. La direction qu’avait prise depuis quelques années le génie de Tolstoï l’agaçait prodigieusement.

Il y avait une étagère sur laquelle se trouvaient quelques volumes prévus pour les voyageurs de première classe. Des lectures pieuses et édifiantes, car cet itinéraire était généralement choisi par les pèlerins qui se rendaient dans les lieux saints du Nord. L’attention du passager mélancolique fut attirée par une brochure, « Noms et fêtes », où il trouva de brèves vies de saints avec les jours de leur commémoration et des commentaires amusants à propos de noms chrétiens. Une lecture parfaite pour un jour d’anniversaire.

Aussi étrange que cela puisse paraître, Fandorine n’avait jamais cherché à savoir en l’honneur de quel saint on l’avait affublé d’un prénom aussi peu courant. Il se mit à lire, allant d’étonnement en étonnement.

Saint Eraste avait vécu au Ier siècle de notre ère et fait partie des soixante-dix apôtres appelés par Jésus pour servir Dieu, au côté des douze premiers. Il n’était pas juif mais grec, ce qui était assez exotique pour cette première période du christianisme. Il provenait d’une famille noble et occupait un poste important à Corinthe. Cependant, répondant à l’appel de son cśur, il avait tout abandonné pour suivre saint Paul, allant avec lui de ville en ville. Il était ensuite devenu évêque en Palestine ou en Macédoine. On ne connaissait pratiquement rien de la vie de ce personnage presque mythique de l’Antiquité. Selon une des versions, palestinienne, Eraste avait vécu très longtemps et s’était éteint paisiblement. Selon une autre, macédonienne, il avait ceint la couronne du martyr à l’époque des persécutions sous Néron.

Fandorine donna d’abord sa prédilection au finale palestinien. Mais, à la réflexion… Il reposa le livre, haussa les épaules : après tout, chacune des deux variantes avait ses avantages.

Voici ce qu’il put lire au sujet de son nom : en grec, erastos signifie « bien-aimé ». Il y avait deux types d’Eraste : ceux d’hiver et ceux d’été, selon leur date de naissance. Les premiers avaient le caractère inquiet et indépendant, n’espéraient qu’en eux-mêmes et s’engageaient dans des sentiers rocailleux. Les seconds étaient souvent de bonne humeur, ne prenaient rien à cśur, leur existence était insouciante et agréable.

Fandorine envia ses homonymes nés l’été et réfléchit encore un peu à son prénom.

Il était peu probable que son père l’eût appelé ainsi en l’honneur d’Eraste de Corinthe. Son défunt géniteur était loin d’être pieux et ne respectait pas les traditions de l’Eglise. Plus vraisemblablement l’avait-il prénommé de la sorte par chagrin, ne pardonnant pas à son fils d’avoir causé la mort de sa mère, qui avait succombé à la fièvre puerpérale. La malheureuse s’appelait Lise, comme l’héroïne du livre de Karamzine, et le veuf inconsolable avait donné à son fils le prénom d’Eraste, personnage qui, dans Pauvre Lise, causait la perte de la jeune femme. Cela revenait à le maudire : vingt ans plus tard, l’ombre cruelle de la nouvelle de Karamzine allait s’abattre sur le jeune Fandorine une fois de plus. Sa femme s’appellerait Lise et mourrait, elle aussi, par sa faute…

Le train avait fini de traverser la plaine et s’était engagé dans une forêt de sapins. La nuit tombait, mais Fandorine était toujours très loin d’un optimisme à l’américaine.

Il mobilisa alors toute sa volonté pour chasser la mélancolie. Il s’interdit d’évoquer l’avenir incertain de sa patrie et ses chers disparus, obligeant sa pensée à s’élever vers les sommets étincelants du Progrès. Fandorine était convaincu que la Russie ne pourrait être sauvée que grâce à l’avancée rapide de la science et à une prompte évolution sociale. C’était son seul espoir.

Il commença à faire le plan détaillé de son expédition, ce qui eut pour effet de lui remonter immédiatement le moral.

CCS : un champion

Le but de son voyage était directement lié à la question des statistiques, la reine des sciences humaines. Depuis quelque temps, Fandorine se passionnait pour cette sphère du savoir.

Alors qu’il était en mission à New York, il avait fait un tour, par pure curiosité, au congrès de la Société internationale de statistique qui se déroulait sous la devise : « Statistics, the Champion of Progress ». Et comme par un fait exprès, ce jour-là, un conférencier de Saint-Pétersbourg, un dénommé Troïnitski, conseiller secret, y faisait justement son exposé. Son Excellence avait parlé du recensement de la population qui se préparait en Russie, le premier de toute l’histoire russe. Le sujet de sa communication était extrêmement intéressant, l’ampleur et les difficultés de la tâche étaient à peine imaginables. Eraste Pétrovitch avait écouté son exposé jusqu’au bout, était intervenu dans la discussion et avait jugé utile de se présenter ensuite au conférencier.

Cet homme lui avait fait une forte impression. Il ne ressemblait pas du tout à une Excellence russe ordinaire : il n’y avait pas de végétation abondante sur son visage, aucune morgue dans ses manières, pas de grandiloquence dans ses propos. Il était énergique, moderne, laconique. Même sur sa carte de visite il n’y avait pas un mot de trop. Son grade de général n’y figurait pas, comme s’il s’agissait d’une chose superflue, seule sa fonction y était inscrite : Directeur du CCS (Comité central aux statistiques). Fandorine avait même pensé : Si on utilise des abréviations chez nous, c’est que la Russie entre dans le XXe siècle, où la rapidité et la précision seront les qualités les plus appréciées.

Eraste Pétrovitch avait retiré de l’exposé et de sa conversation avec le conseiller secret un grand nombre de renseignements passionnants.

Le recensement de tous les sujets de l’empire (cent millions d’âmes selon des calculs très approximatifs) serait réalisé en une seule journée, le 28 janvier 1897. Pour mener à bien cette tâche titanesque, les recenseurs devraient préalablement visiter chaque maison afin de préparer des listes et d’expliquer à la population le sens de cette démarche. Cent trente-cinq mille personnes, statisticiens et aides bénévoles, recrutés parmi les intellectuels, les paysans sachant lire et écrire, les militaires retraités et le clergé prendraient part à ce travail préliminaire qui s’étendrait sur plusieurs semaines.

Ensuite, en l’espace de vingt-quatre heures, les listes de recensement seraient remplies et envoyées au CCS. Ce champion du progrès traiterait les données selon les méthodes de calcul les plus récentes. Les tabulateurs Hollerith mis au point par les Américains permettraient de trier et de classer les renseignements concernant les cent millions de personnes selon les différentes rubriques de l’enquête : confession, sexe, âge, situation familiale, métier, etc.

Il était facile de croire dans ce triomphe du progrès en étant à New York au quinzième étage de Bowling Green, le gratte-ciel où se tenait ce congrès de savants, mais à peine Eraste Pétrovitch fermait-il les yeux pour ressusciter dans son souvenir les vastes plaines de sa patrie et les visages renfrognés de ses habitants qu’il se mettait à douter. N’était-ce pas de la poudre aux yeux ?

Il avait écrit à un de ses vieux amis pétersbourgeois qui, de par son travail, était au courant de tous les grands projets de l’Etat, pour lui demander son avis. La réponse avait été plutôt sceptique : oui, d’importants subsides avaient été alloués à ce projet. Le travail avait commencé et avançait à grands pas, mais les perspectives semblaient incertaines. Par exemple, on ne voyait pas bien comment recenser les habitants des villages du Caucase, peuplés à moitié de bandits, ou les nomades de l’Asie centrale, ou encore les schismatiques d’outre-Volga et de Sterjenets qui interprétaient chaque initiative du pouvoir comme la fin du monde et l’avènement de l’Antéchrist.

Après avoir lu ces remarques sur les schismatiques, Fandorine s’était décidé une bonne fois pour toutes à se rendre dans le nord de la Russie. Il avait envie d’observer de ses propres yeux le heurt entre le XXe et le XVIIe siècle, il voulait voir cette Russie d’avant Pierre le Grand entrer sur les cartes perforées.

La civilisation américaine avait donné au monde une autre grande invention : le tourisme culturel. Armés de vouchers inventés par Cook, d’un guide de voyage, d’une baignoire en caoutchouc et de pastilles désinfectantes, les Yankees téméraires prenaient d’assaut les contreforts des Andes ou du Kilimandjaro et les déserts australiens. Le touriste Eraste Kouznetsov avait choisi un itinéraire non moins exotique, mais bien plus confortable : en train, il se rendrait de Saint-Pétersbourg à Iaroslavl, puis à Vologda et de là, en traîneau, enveloppé dans une peau d’ours douillette, par une route des postes bien dégagée, jusqu’à Sterjenets, chef-lieu de district. De là, il prendrait la direction que lui indiquerait le président de la commission statistique locale, pour lequel le voyageur avait une lettre de recommandation.

Le don Quichotte de Sterjenets

Il n’eut pas besoin de présenter sa lettre de recommandation (très circonstanciée, émanant justement de l’ami qui était « au courant des grands projets de l’Etat »). Le principal statisticien du district fut si heureux de recevoir un homme venu de la capitale qu’il n’y jeta même pas un coup d’śil.

Aloïs Stépanovitch Kokhanovski était lui-même de Pétersbourg. C’est pour obéir à l’appel de son cśur qu’il était venu s’enterrer dans ce trou perdu un an auparavant. Très jeune, il citait sans arrêt des poèmes de Nekrassov, ce chantre de la Russie paysanne, et pensait que les assemblées rurales allaient révolutionner la Russie.

La ville de Sterjenets était toute petite, en fait pas une vraie ville, plutôt un bourg moyen. Il n’y avait pas un seul bâtiment en pierre, même l’église était en bois.

En écoutant cet enthousiaste vanter les vertus proprement révolutionnaires du recensement, Eraste Pétrovitch se persuada que dans son Massachusetts il avait complètement perdu le fil de la vie russe et que l’image qu’il avait de son pays natal devait changer.

— Le recensement, c’est un premier pas vers la civilisation non pas pour une couche de la société, mais pour toute la masse du peuple ! disait le statisticien avec passion en agitant sa cuillère à thé. La Russie offre des possibilités immenses, illimitées. Qui ne craint pas le travail peut y réaliser des choses grandioses ! Dans quel autre pays aurait-on confié une tâche de cette envergure à un jeune de mon âge ? Notre district est plus vaste que la Belgique. Si on le mesure d’un bout à l’autre, ça fait cinq cents kilomètres. Et, comme on dit, les yeux ont peur, mais les mains agissent. Nous recenserons bien tout le monde ! Les paysans, les païens, les moines dans leurs couvents ! Chaque petit bonhomme, soyez tranquille. Bien sûr, les espaces sont immenses et les routes affreuses, mais si on s’y prend intelligemment, on y arrivera. Tous les villages se trouvent au bord de rivières, ce qui est très astucieux, croyez-moi. L’été, on peut y accéder en barque et, l’hiver, c’est encore plus simple : on y va en traîneau, ça roule tout seul !

Fandorine fut heureux d’observer cet enthousiaste et sa jeune épouse qui buvait ses paroles. Il finit même par admirer son physique : ce grand escogriffe avec sa barbiche pointue ressemblait à s’y méprendre à don Alonso Quijada, à ceci près qu’il portait un pince-nez.

— Et les vieux-croyants ? demanda Eraste Pétrovitch. N’y aura-t-il pas de p-problèmes avec eux ?

— Si, bien sûr, répondit l’hidalgo de Sterjenets, légèrement dégrisé. C’est une difficulté réelle. Demain, je compte prendre la Vyga – c’est une rivière qui se jette dans la mer Blanche non loin d’Oust-Vyjsk. Je ne la descendrai pas, je la remonterai. Tous nos schismatiques vivent là-bas… J’y suis déjà allé en décembre, sans grand succès, il faut que j’y retourne.

Il tritura sa barbiche d’un air dépité, mais il n’était visiblement pas de ceux qui se laissent facilement abattre.

— Ah, vous auriez vu les gens là-bas ! Ils ont un cśur d’or ! Comme dans le poème de Nekrassov : « Cśur libre, sauvé malgré l’esclavage, de l’or, de l’or pur : le cśur du peuple ! » Des personnages du folklore, tous des preux légendaires. (Kokhanovski sourit d’un air embarrassé.) Il est vrai que pour eux, je suis le Dragon qu’ils doivent combattre. Là-bas, je n’ai pas réussi à recruter un seul recenseur. Mais cette fois-ci, j’ai tout prévu, vous verrez par vous-même. Vous m’avez bien dit que vous souhaitiez m’accompagner, n’est-ce pas ?

— Si vous me le permettez, répondit Fandorine. Avec mon serviteur. Il ne vous gênera pas, bien au contraire.

— Mais naturellement, je serai très heureux. J’aurais bien pris aussi ma petite Sonia, elle en rêve, ajouta le statisticien en regardant sa femme avec tendresse. Mais les schismatiques ne l’apprécieront pas.

Son propos se passait de commentaire : il allait de soi que la petite Sonia aux cheveux courts, avec des lunettes, qui fumait cigarette sur cigarette, n’aurait pas été bien accueillie par les vieux-croyants.

— Qu’est-ce qui vous fait espérer que votre deuxième voyage se passera mieux ? demanda Fandorine.

— Deux raisons, absolument infaillibles, déclara Aloïs Stépanovitch, tout fier. Premièrement, l’administration du chef-lieu du gouvernement m’a remis des cartables à distribuer aux recenseurs. Ils sont bon marché, en percaline, mais pour un paysan, c’est quelque chose ! Deuxièmement, j’aurai avec moi un homme qui sait parler aux paysans. Il s’agit de Léon Sokratovitch Kryjov, un relégué. Il a été nommé provisoirement adjoint du président de la commission statistique. Une personnalité extraordinaire, merveilleuse !

Sur la rivière

La personnalité extraordinaire de M. Kryjov se voyait tout de suite : à son mâle visage tanné par le vent, à ses yeux tranquilles, à l’adresse avec laquelle il dirigeait comme si de rien n’était les deux attelages, celui de devant, où il était assis lui-même et celui de derrière où s’était installé Kokhanovski avec ses cartables, ses encriers, ses listes de recensement et autre paperasserie. Le statisticien n’avait pas réussi à maîtriser sa jument alezane rétive et, au deuxième kilomètre, Kryjov lui avait pris les rênes pour les attacher à l’arrière de son traîneau. La jument s’était aussitôt calmée et s’était mise à trotter tranquillement sans même tendre les rênes. Les animaux sentent avec qui on peut se permettre de faire des caprices. Manifestement, Léon Sokratovitch n’était pas de ceux-là.

En revanche, l’adjectif « merveilleux » parut à Fandorine inadéquat pour qualifier l’adjoint du président. Comme le traîneau de Kokhanovski était surchargé, le « touriste » et son domestique s’étaient installés dans celui de devant et Eraste Pétrovitch eut tout le loisir de regarder cet homme de près.

Kryjov avait la cinquantaine. A juger d’après son physique, c’était un paysan ordinaire : il portait une pelisse courte en peau de mouton retournée nouée d’une ceinture, des bottes de feutre, une barbe grise hirsute, à la mode villageoise, et avait de grosses mains aux ongles cassés. Toutefois, il ne jouait pas les moujiks, n’imitait pas le parler paysan et s’exprimait comme un habitant de la capitale. A la différence des intellectuels, il n’avait pas de grandes illusions sur ce peuple russe que les philosophes avaient qualifié de déifère. Lorsque Fandorine lui demanda comment il comptait s’y prendre pour convaincre les schismatiques de ne pas s’opposer au recensement, l’adjoint du président envoya par terre un crachat brunâtre, teinté de gros gris.

— Les « convaincre » ! C’est peine perdue ! Je vais leur faire peur : si vous résistez, les Cosaques, ils sauront vous compter, eux ! Ils n’ont jamais vu de Cosaque vivant, d’ailleurs il n’y en a pas dans notre région. Leur frayeur n’en sera que plus grande ! Le moujik est bête. Ces ours mal léchés, il faut les traîner vers la lumière par la peau du cou et les faire avancer à coups de bâton par-dessus le marché !

Et de fouetter le jeune cheval à poils longs qui tirait sans peine leur traîneau et ses trois passagers. Il alluma une nouvelle cigarette, cracha de nouveau.

Cependant, Léon Sokratovitch préférait garder le silence, n’essayait pas de se rendre agréable. Il n’avait regardé Fandorine et Massa qu’une fois, tout au début, très attentivement, et depuis il n’avait plus tourné la tête dans leur direction. Aloïs Stépanovitch avait donc un peu exagéré en le qualifiant de « merveilleux ».

La journée était maussade, humide, particulièrement douce. Le traîneau avançait sur la neige dure et épaisse mieux que sur une route. En se préparant pour partir dans le Nord, Eraste Pétrovitch s’attendait à devoir affronter les grands froids, or il tombait en plein dégel. Le thermomètre affichait quatre degrés au-dessus de zéro, des gouttes tombaient des branches : ici et là, sous la neige, on voyait transparaître de belles plaques vertes : la glace.

Le Japonais, qui avait enfilé deux couches de sous-vêtements en laine, un pantalon ouatiné, des bottes de feutre avec des caoutchoucs, une pelisse de loup et un bonnet en fourrure de renard, transpirait à grosses gouttes. Enfin, n’y tenant plus, il retira son bonnet, offrant ses cheveux en brosse, mouillés par la sueur, au vent qui lui soufflait dans la figure.

Kryjov, qui apparemment voyait tout ce qui se passait derrière lui, se retourna, saisit le bonnet et l’enfonça sur la tête de Massa en bougonnant :

— Dites à votre Kalmouk qu’il va attraper froid à sa tête stupide. Sur la rivière, en quelques instants, c’est fait.

— Monsieur, je n’aime pas cet homme, se plaignit le serviteur en japonais – mais il garda son bonnet. J’ai très chaud et je regrette beaucoup de n’avoir pas emporté mon éventail.

Pour se consoler, il tira de sa poche un caramel et composa un poème triste en dix-sept syllabes :

Mourir de chaleur

Parmi les glaces et les neiges –

Un supplice d’enfer.

La rivière enneigée serpentait au milieu d’une forêt. Les branches couvertes de glace fondue semblaient en verre et, lorsque le soleil parut un instant derrière les nuages, des lumières irisées brillèrent partout comme si on avait fait bouger les pendeloques en cristal d’un immense lustre.

Le Japonais sensible à la beauté réagit immédiatement en composant un quintil de trente-cinq syllabes :

Je suis descendu aux enfers

Pour voir une beauté

Qui n’existe pas au paradis.

Dis, y a-t-il au monde

Un satori plus raffiné ?

Quant à Léon Sokratovitch, il dit en observant cette orgie de taches lumineuses :

— Bon sang, il y en a assez, de ces feux de joie ! J’en ai mal aux yeux.

Le premier grand bourg de vieux-croyants, Denissievo, était situé à cinquante kilomètres. En partant de Sterjenets à l’aube, ils avaient parcouru deux tiers du chemin à midi.

Sans demander son avis au chef de l’expédition, Kryjov déclara soudain :

— On fait une halte.

Et il dirigea le cheval vers la rive.

Rapidement, sans un geste de trop, il coupa plusieurs branches et alluma un feu. Tout le monde but du thé au rhum préparé dans un pot commun, en revanche chacun mangea ses propres réserves : le statisticien, des sandwiches au fromage peu appétissants ; son adjoint, des espèces de torchons bruns – de la viande d’élan fumée au feu de bois ; quant à Fandorine et Massa, ils mangèrent des rouleaux au riz et au poisson cru.

Après le repas, ils fumèrent : Kryjov du gros gris très parfumé, Kokhanovski une cigarette, Fandorine le cigare, Massa sa pipe japonaise en os.

Pour la première fois, une sorte de conversation commune se noua.

— Vous, vous venez pour quoi ? demanda l’ancien relégué à Eraste Pétrovitch. Voulez-vous voir nos Mohicans par pure curiosité, ou pour le travail ?

— Par curiosité.

Cette réponse laconique et pas très polie sembla plaire à ce grossier personnage. Peut-être parce qu’elle était franche ?

La deuxième question fut étrange :

— Vous êtes de quelle confession ?

Fandorine haussa les épaules.

— Aucune. Ou plutôt, toutes.

— Seriez-vous un panthéiste ? demanda Kryjov avec un petit rire. D’ailleurs, cela m’est égal. Je ne crois pas au bon Dieu. Si je vous l’ai demandé, c’est qu’il y a une raison. Je voudrais vous donner un conseil. Puisque vous semblez prêt à épouser n’importe quelle religion, vous n’avez qu’à vous faire vieux-croyant le temps du voyage. Pas trop pieux, admettons, ça arrive chez les gens des villes, mais dites à tout le monde que vous venez d’une famille de vieux-croyants. Sinon votre voyage risque de tourner court. Personne n’acceptera d’adresser la parole à un « fumeur » et un « qui se signe avec trois doigts ». Cachez donc vos cigares et, en entrant dans le village, signez-vous avec deux doigts, comme les schismatiques. Vous savez y faire ? Non, pas comme ça ! Il faut rapprocher le majeur et l’index et réunir les trois autres doigts de façon que ça fasse une « trinité ». Voilà, montra-t-il.

Son conseil était sensé. Après avoir exhalé un dernier filet de fumée parfumée, Fandorine ordonna à Massa de ranger leurs ustensiles de fumeurs tout au fond de la valise.

— Et pourquoi vous adressent-ils la parole, à vous ? demanda Eraste Pétrovitch. Vous ne faites pas semblant d’être un vieux-croyant.

— Moi, c’est autre chose. J’ai été en relégation : ils me considèrent donc comme une victime du tsar. C’est pour ça qu’ils me font confiance et tolèrent même mon gros gris.

— Moi, je les admire ! s’écria Aloïs Stépanovitch, qui, manifestement, ressentait le besoin de s’enthousiasmer en permanence. C’est le vrai christianisme russe originel. Ce qui compte, ce n’est pas le rituel, mais l’esprit. L’orthodoxie est devenue un ministère, elle sert bien davantage César que Dieu. Qu’est-ce donc que cette foi en Christ encouragée par les césars ? Tandis que les schismatiques, eux, se tiennent loin de l’Etat. La vraie foi doit être comme la leur : nue, persécutée, sans prêtres ! Elle ne loge pas dans les églises somptueuses ni dans les cathédrales, mais dans les âmes. Les habitants ici rejettent les popes, ils célèbrent les offices eux-mêmes, dans leurs chapelles domestiques. Leur piété repose sur un libre choix et sur le martyre qu’ils sont prêts à subir pour la défendre.

Son adjoint fit une grimace.

— Immobilisme, superstition et obstination obtuse ! Ces moujiks préféreront crever plutôt qu’apporter quelque chose de nouveau à leur vie indigente. Croyez-moi, le recensement nous vaudra des immolations.

— P-pardon ? demanda Eraste Pétrovitch.

— Oui, ils sont capables de s’immoler. Comme au XVIIe siècle, à l’époque de l’archiprêtre Avvakoum. Ici, dans ces forêts et ces monastères, plus d’un millier de personnes se sont fait brûler vives en récitant des prières et en chantant des cantiques. C’est arrivé au XVIIIe siècle, et aussi au XIXe, sous Nicolas la Trique, au moment des persécutions. Les vieux s’en souviennent. Je parcours les villages, il m’arrive d’entendre des conversations. Pour un schismatique, les listes de recensement, c’est le sceau de l’Antéchrist. Vous savez ce qu’ils disent ? Le Malin, avant la fin du monde, comptera les âmes chrétiennes afin qu’aucune ne puisse se sauver. Il y a des femmes hystériques qui marchent de village en village, qui troublent le peuple. Les unes appellent à s’immoler par le feu, les autres à s’enterrer vivants et les plus modérées à « jeûner », c’est-à-dire, à se laisser mourir de faim.

— Non, on n’en arrivera pas là ! dit Kokhanovski. Ils finiront par se calmer. La seule chose que je crains, c’est qu’ils me sabotent le recensement.

— Pour se calmer, ils se calmeront, reconnut Kryjov avec un regret manifeste. Même le bois sec ne s’enflamme pas sans étincelle. Dommage que les autorités ne nous aient pas fait ce cadeau plus tôt, à l’époque où nous cherchions à éclairer le peuple, idiots que nous étions. On aurait secoué les puces aux moujiks ! Au lieu de ça, des gens formidables ont péri pour rien. Serge Guennadievitch à lui seul valait bien tous nos sociaux-démocrates actuels.

— Qui est-ce ? s’enquit Aloïs Stépanovitch, étonné.

Fandorine regarda l’ancien relégué avec un intérêt nouveau.

La question resta sans réponse. Kryjov ne prenait pas de gants avec son supérieur.

Pour changer de sujet, Léon Sokratovitch demanda si par hasard M. Kouznetsov ne se trouvait pas à Moscou au moment où un grand nombre de personnes avaient été écrasées sur le champ de Khodynka. En apprenant que Fandorine y était en effet, il se mit à lui demander les détails.

Fandorine répondait à contrecśur : des souvenirs pénibles étaient liés pour lui à cet accident. Mais Léon Sokratovitch ne le lâchait pas. Il commentait sans cesse son récit en disant : « Bien ! Très bien ! »

— Qu’y a-t-il de bien ? s’indigna enfin Fandorine. Un millier et demi de morts, plusieurs milliers de mutilés !

— Ça fait une brèche de plus dans la nef des fous. Elle coulera plus vite, trancha Kryjov.

Cette parole de cannibale blessa profondément le principal statisticien de la province : ses yeux clairs et myopes se mirent à cligner et, soudain, il bredouilla quelque chose à propos du temps :

— Quel climat merveilleux ! Nous sommes à mille kilomètres de Moscou et il fait dix degrés de plus ! C’est incroyable ce qu’il fait doux ! Depuis une semaine déjà. Les anciens m’ont raconté qu’ils n’avaient pas vu un mois de janvier pareil depuis mille huit cent…

Kryjov l’interrompit.

— Allez, on y va, dit-il en se levant. Ce maudit dégel tombe très mal. Sur la rivière, là où il y a des courants chauds, la glace a presque fondu. Moi, je fais attention, mais imaginez un gars éméché ou quelqu’un qui ne connaît pas bien les lieux… Il risque de tomber sous la glace.

Bien sûr qu’il allait leur porter la poisse, le méchant homme.

Catastrophie

Au détour d’une falaise, la rivière rétrécit, puis s’élargit de nouveau. Le petit cheval velu prit le tournant à toute allure et bondit de côté en hennissant. Eraste Pétrovitch réussit à s’accrocher au bord du traîneau ; quant à Massa, il roula dans la neige.

Le spectacle qui s’offrit au regard des voyageurs était tout à la fois effrayant et incompréhensible, presque absurde.

Une trouée s’ouvrait dans la glace juste au-dessous de la falaise. Des eaux sombres bouillonnaient dedans. Une bride en toile sortait de l’eau. Un homme grand et maigre vêtu de noir tirait dessus de toutes ses forces. Un autre, accoutré de la même manière, mais petit et gros, se tenait derrière et le tirait par la ceinture. Cette scène rappela à Eraste Pétrovitch le conte du grand gros navet que divers personnages tirent, accrochés les uns aux autres : il ne manquait au tableau que la petite fille, le chat et la souris. Léon Sokratovitch, voyageur expérimenté, comprit immédiatement de quoi il retournait.

— Pouah ! Espèces d’ânes enfroqués ! Ils ont noyé le cheval et le traîneau !

Le gros se retourna, aperçut des gens et s’écria d’une voix plaintive en accentuant les o à la manière des habitants des plaines de la Volga :

— Braves gens ! Aidez-nous à tirer ! C’est une catastrophie ! Notre cheval s’est noyé ! Notre traîneau ! Tous nos biens ! Une pelisse de renard !

C’était un prêtre. A en juger d’après sa riche croix en or, sa physionomie replète, sa belle soutane de laine, il venait d’une paroisse aisée. Le deuxième se retourna aussi, bouche bée. Il était tout jeune, portait une barbiche claire couleur de blé et d’énormes bottes de feutre usées.

— Hé, toi, le diacre, tête de linotte, ne lâche pas la bride ! lui cria le gros en le frappant dans le dos avec son poing. Tire, vas-y, tire donc ! Aidez-nous, gens orthodoxes !

Fandorine voulut descendre du traîneau, mais Léon Sokratovitch l’arrêta d’un geste.

— Il y a longtemps que vous êtes tombés dans le trou ? demanda-t-il.

— Ça fait une demi-heure à peu près, répondit le diacre promptement en examinant les étrangers avec curiosité.

Kokhanovski descendit de son traîneau et commença à se lamenter.

— Père Vincent ! Comment est-ce possible ? Ah, ah ! Pourquoi vous ne bougez pas ? Il faut les aider ! C’est notre curé, le père Vincent ! Léon Sokratovitch, Eraste Pétrovitch, aidez-les à tirer !

— C’est inutile, trancha Kryjov. Le cheval s’est noyé et nous n’arriverons pas à sortir le traîneau. Tu peux lâcher ta bride, le diacre.

Le jeune ecclésiastique ne se fit pas prier et la bride disparut dans l’eau.

Le curé poussa un gémissement.

— J’avais mon coffre ! Avec mon habit, du linge en duvet de chèvre, des chemises fines ! Et la pelisse, la pelisse ! Je l’avais retirée parce que j’avais trop chaud ! C’est à cause de toi, Barnabé ! Tu allais trop vite, espèce de cosse vide ! A présent tu n’as qu’à aller chercher les affaires sous l’eau !

Et il leva la main pour frapper le diacre. Barnabé renifla et fit un pas en arrière. Il n’avait aucune envie de plonger dans l’eau glacée.

— Peine perdue, dit Léon Sokratovitch. Ici il y a un tourbillon, et un courant part du fond. C’est bien la raison pour laquelle la glace était fragile. Il faut la sentir, la glace, quand on voyage sur la rivière ! Bon, messieurs, le temps presse. Nous devons arriver à Denissievo avant la nuit.

Il tira sur la bride, éloignant le cheval de l’endroit dangereux.

— Attendez ! hurla le père Vincent. Et nous ?

Kryjov demeura impassible :

— Vous vous débrouillerez. Le village est à douze kilomètres d’ici, il ne gèle pas. Vous marcherez, ça vous réchauffera.

— C’est péché que de parler ainsi ! vociféra le curé. Vous n’avez aucun respect des serviteurs du culte ! Je ne vous admettrai pas à la communion !

— Hue ! cria Léon Sokratovitch au cheval qui piétinait sur place. Votre communion, vous pouvez vous la garder ! Je suis athée. M. Kokhanovski n’est pas très pieux non plus, Kouznetsov est un schismatique. Et celui-là, l’Asiate, il doit prier un mouton ou un chameau.

Le gentil Aloïs Stépanovitch vint en aide au prêtre.

— La religion n’y est pour rien. On n’abandonne pas quelqu’un dans le malheur ! Nous pouvons nous serrer.

— A la commission des statistiques, c’est vous le chef, répondit Kryjov, implacable. Mais ici, sur la rivière, c’est moi qui prends les décisions. Nos chevaux ne supporteront pas ce poids, c’est trop. Et nous avons un long voyage devant nous, jusqu’à la source.

Kokhanovski ne céda pas non plus. Une vive discussion s’engagea, accompagnée d’exclamations tantôt plaintives, tantôt indignées du prêtre. Le diacre, lui, se taisait. Il reniflait, tournait la tête d’un air curieux, observait les adversaires. A la différence du père Vincent, la perspective de marcher douze kilomètres ne semblait pas lui faire peur.

— Bon ! Je propose de résoudre ce problème par voie démocratique, proposa Aloïs Stépanovitch. J’espère que vous accepterez, en homme progressiste. Procédons au vote : allons-nous les prendre avec nous, oui ou non ?

— Moi, je suis pour ! hurla le curé.

— L’Eglise s’est prononcée contre le suffrage universel, rétorqua Kryjov. Les prêtres ne prendront donc pas part au vote. Moi, je suis contre.

Massa le soutint résolument.

— Moi aussi. Un cheval, c’est un êtle vivant, il faut avoil pitié. Cet homme est tlop glos, dit-il en montrant le père Vincent.

— Pas gros, juste fort, répliqua le prêtre, et de se lamenter : Messieurs les démocrates, vous avez donné le droit de vote à un infidèle aux yeux bridés, et nous autres vrais Russes, vous nous boudez ! Que va-t-il se passer si on vous confie notre mère la Russie !

Il tendit les bras vers Fandorine.

— Vous êtes mon seul espoir ! Peu importe que vous soyez vieux-croyant, nous servons tous le Christ !

— Al-lons, messieurs, il faut partir. Nous avons perdu beaucoup de temps, dit Eraste Pétrovitch, conciliant. Pour ne pas surcharger les chevaux, nous profiterons des traîneaux à tour de rôle. Montez dans le nôtre, mon père, et vous, père diacre, dans le deuxième. Mettez-vous sous la pelisse d’ours, réchauffez-vous. Je marcherai à côté pendant un kilomètre ou deux et ensuite nous échangerons.

— La miséricorde parle par votre bouche, dit le prêtre qui avait presque les larmes aux yeux en se glissant sous la pelisse.

Et de changer immédiatement de ton :

— Alors, qu’est-ce qu’on attend ! Partons !

Dix minutes n’étaient pas passées que Fandorine regrettait déjà son humanisme. Il avait supporté vaillamment que le père Vincent se plaigne d’avoir à accomplir sa mission dans un district dépourvu de fidèles et peuplé de schismatiques : au moins, il pouvait glaner des informations utiles. Mais, une fois réchauffé, le représentant de l’Eglise officielle avait eu la brillante idée de sauver l’âme de son interlocuteur, profitant du fait que l’hérétique ne pouvait se dérober à sa compagnie.

Kryjov, l’homme au cśur sec, ne méritait pas qu’il use sa salive pour lui. Aussi s’attaqua-t-il à Eraste Pétrovitch, qu’il considérait sans doute comme le maillon le plus faible dans la chaîne des infidèles et des athées.

— Comment vous appelez-vous ? Et à quelle communauté appartenez-vous ? demanda le père Vincent d’une voix doucereuse. Vous n’êtes pas d’ici, à ce que je vois.

— Eraste Pétrovitch. Je viens de M-Moscou, répondit Fandorine et, se rappelant que les schismatiques avaient leur quartier dans la capitale, ajouta : Du faubourg de Rogoja.

— Ah, un Moscovite ! Je l’avais perçu à votre parler rude, vous prononcez les o comme des a, on dirait des aboiements de chien. Les vieux-croyants de Rogoja ne sont pas comme les nôtres, vous avez un clergé, et même votre propre évêque. Le respect des autorités, c’est bien : la moitié du chemin vers la vraie foi est déjà franchie. D’après votre visage et vos manières, aimable Eraste Pétrovitch, on voit que vous êtes un homme lettré et cultivé. Comment pouvez-vous refuser alors de vous signer avec trois doigts ? N’est-il pas écrit noir sur blanc : « Avant toute chose il convient de réunir les trois premiers doigts de la dextre, image de la sainte Trinité ? » Et laissez-moi vous interroger sur le patriarche Nikon, qui est pire que le diable pour vos coreligionnaires ? Cet homme n’a-t-il pas accompli une tâche grandiose à l’échelle de l’Etat en réunissant toutes les églises issues de Byzance sous la tutelle de Moscou ? Ne devons-nous pas, nous autres Slaves, lui être reconnaissants ?

Massa, repoussé dans un coin du traîneau par le bonhomme rondouillard, finit par dire en japonais :

— Prenez ma place, maître. Je vais me dégourdir les jambes.

Il descendit promptement et marcha à côté du deuxième traîneau.

Le prêtre fit le commentaire suivant :

— L’impie n’a pas supporté mes pieuses paroles. Voilà qui devrait vous mettre la puce à l’oreille. Si cet infidèle vomit mes paroles, ça veut dire que le diable, lui aussi, les abhorre. Ce qui, selon les lois de la logique, signifie qu’elles sont agréables à Dieu… Réfléchissez, donc, vous qui êtes un homme intelligent : si Dieu agrée mes propos, c’est qu’ils expriment la vérité… Je lis le doute dans votre regard ?

— N-non. Je dois juste dire quelque chose à M. Kokhanovski, marmonna Eraste Pétrovitch.

Il ralentit le pas pour marcher près du deuxième traîneau. Là aussi, on parlait de choses divines.

— Quelle beauté, regardez ! disait le diacre. Comment se fait-il qu’il existe des gens qui ne croient pas en Dieu ? J’ai déjà vu des images peintes par des artistes célèbres. Elles sont belles, il n’y a rien à dire. Mais que sont les plus belles toiles à côté de ça ? fit-il en montrant les rives, l’eau, le ciel. C’est comme une petite flaque à côté de l’océan.

— C’est juste, c’est très juste, ce que vous venez de dire ! reconnut Kokhanovski.

— Evidemment !

Et Barnabé entonna le psaume 24 de sa voix fluette :

— « A l’Eternel la terre et ce qu’elle renferme, le monde et ceux qui l’habitent ! Car Il l’a fondée sur les mers, et affermie sur les fleuves ! »

En l’entendant, Massa s’enfuit de nouveau pour rattraper le premier traîneau. N’ayant pas l’habitude de porter des bottes de feutre, il trébucha et faillit tomber. Le diacre cessa de chanter et éclata de rire : la maladresse de l’étranger l’avait mis de bonne humeur.

Enfin, le village de Denissievo apparut au loin sur le haut du rivage. Les maisons étaient grandes avec de minuscules fenêtres dans un encadrement ciselé. Les cheminées crachaient des colonnes de fumée blanche dans le ciel.

Le traîneau de devant s’arrêta soudain : Léon Sokratovitch avait tiré sur les rênes de toutes ses forces.

— Kokhanovski, vous entendez ? cria-t-il en se soulevant sur son siège. Des chiens qui hurlent. Etrange.

C’est la honte devant l’Europe

En effet, on aurait dit que tous les chiens du village s’étaient donné le mot. On n’entendait ni voix humaines, ni bruits de labeur, mais uniquement le chśur sinistre, inconsolable de la mélancolie canine.

— Qu’est-ce qu’il leur arrive ? demanda Kryjov, perplexe, en redémarrant. Sont-ils tous morts ?

Non, ils n’étaient pas tous morts.

Comme le traîneau s’approchait de l’entrée du village, une vieille femme sortit de la première maison en trottant à tout petits pas, mais à une allure folle. Elle remontait la rue sans même se retourner sur les étrangers, chose étonnante pour une habitante de ce bourg perdu.

Léon Sokratovitch l’appela :

— Hé, la vieille !

Mais la paysanne ne s’arrêta pas.

Kokhanovski sauta à terre et courut derrière elle.

— Hé, ma brave ! Nous venons du chef-lieu du district pour le recensement ! Où pouvons-nous trouver le responsable ?

En entendant le mot « recensement », la vieille femme tourna vers lui un visage convulsé de peur ou d’affliction extrême. Elle se signa avec deux doigts et marmonna « Je crache sur toi ! », puis s’engouffra dans un passage entre deux maisons.

— Qu’est-ce que c’est que cette diablerie ? bredouilla Aloïs Stépanovitch, complètement désemparé.

Fandorine regardait autour de lui avec curiosité.

Ce bourg de vieux-croyants ne ressemblait pas du tout aux villages de la Russie centrale. Les bâtisses étaient d’une taille impressionnante. Dans la région de Riazan ou d’Orel, même les ménages paysans aisés n’avaient pas d’aussi grandes maisons. Hautes, avec un premier étage parfois surélevé, elles comptaient une dizaine de fenêtres le long de la façade ; certaines arboraient toutes sortes de balcons. On ne voyait pas de clôtures : ici, les gens ne se protégeaient pas de leur voisin. On était frappé par l’aspect propret et soigné des habitations. Il n’y avait ni toits enfoncés, ni tas de détritus, ni remises vétustes de guingois. Toutes les constructions étaient de bonne qualité, solides, impeccables. A cause du long dégel, la neige avait fondu presque partout dans la rue, mais on avait jeté du sable jaune sur la gadoue, et les patins du traîneau ne s’enfonçaient pas, même s’ils grinçaient. Au centre du village, les maisons étaient encore plus luxueuses, avec un soubassement de pierre et des rideaux de dentelle aux fenêtres.

— Pourquoi ce village est si liche, maîtle ? demanda Massa.

— Parce qu’ici, il n’y a jamais eu de propriétaires terriens. En plus, les vieux-croyants ne boivent pas de vodka et ils travaillent beaucoup.

Le Japonais approuva :

— C’est une bonne leligion. Ça lessemble à la secte des Nichilen. Ses adeptes sont tlès disciplinés aussi. Legaldez : tout le monde est léuni su’ la place. Ce doit êtle une fête leligieuse.

Eraste Pétrovitch tourna la tête et vit en effet une sorte de petite place noire de monde. Les gens s’attroupaient devant une maison au toit rouge, aux murs abondamment badigeonnés d’huile de lin. Un sourd brouhaha flottait, déchiré de temps en temps par un éclat de voix, lamentation ou pleur de femme.

— Les casquettes à cocarde sont là ! expliqua Kryjov en se soulevant sur son siège et en regardant par-dessus les têtes. Il s’est passé quelque chose. Hé, vous, gardiens de la vraie foi ! cria-t-il aux gens qui formaient le dernier rang. Poussez-vous ! Laissez passer les autorités !

Plusieurs personnes dans la foule se retournèrent. En voyant des citadins et un pope en soutane, elles s’écartèrent immédiatement, comme si elles craignaient de se salir. Les « autorités » descendirent du traîneau et s’engouffrèrent dans le passage.

Les visages des villageois exprimaient un mélange de méfiance et de dégoût. Lorsque l’imposant père Vincent, qui avançait en se dandinant, effleura un garçonnet blond de la manche de sa soutane, la mère saisit le gamin et le serra contre elle.

Enfin, ils se frayèrent un chemin jusqu’à la maison.

Un petit groupe se tenait là, séparé de tous, comme derrière une barrière invisible : deux hommes en uniforme, deux autres vêtus à la mode citadine.

— C’est notre commissaire de police, expliqua le statisticien en montrant à Eraste Pétrovitch un homme qui essuyait sa calvitie avec un mouchoir. Et celui en uniforme noir, c’est Lebedev, le juge d’instruction… S’il est venu à Denissievo, c’est qu’il y a eu un crime, et un grave… Bonjour, Christophe Ivanovitch ! Que se passe-t-il ?

Le juge d’instruction se retourna.

— Aloïs Stépanovitch ? Vous venez pour le recensement ? Oh, vous tombez mal !

— Que s’est-il passé ?

Les officiels serrèrent la main du président, demandèrent la bénédiction au prêtre et se contentèrent d’un léger signe de tête à Eraste Pétrovitch : manifestement, l’heure n’était pas aux mondanités. Les deux hommes en civil parlaient entre eux, l’air grave. C’est à peine s’ils jetèrent un coup d’śil aux nouveaux arrivants.

Léon Sokratovitch avait disparu. Un instant plus tôt, il se trouvait là, et voilà qu’il s’était volatilisé. Fandorine le chercha des yeux dans la foule : en vain.

— Nos schismatiques ont encore frappé, raconta Lebedev d’un ton véhément. Une famille entière s’est enterrée vivante. Un couple et un bébé de huit mois… Le scandale que ça va faire ! Nous qui prétendons être un pays civilisé ! C’est la honte devant l’Europe !

Kokhanovski poussa un cri :

— Comment, enterrée vivante ? A cause du recensement ? Est-ce possible ?

— Evidemment. Ils ont peur, ces crétins. A présent, on les déterre. Nous avons déjà sorti un cadavre…

Barnabé le diacre poussa un sanglot et se signa. Quant au curé, cette nouvelle lui inspira une réaction étrange : il fit un drôle de bruit avec ses grosses lèvres rouges, gonfla ses narines d’un air guerrier, recula de quelques pas et se perdit dans la foule : on voyait seulement sa toque violette remuer au-dessus des têtes.

Mais Fandorine se souciait peu du comportement du prêtre en cet instant. A trois ans seulement du XXe siècle, dans ce village du nord-est de l’Europe, des gens s’étaient donné la mort par peur d’un recensement ! Certes, il avait entendu parler de ce genre de cas, et Kryjov l’avait averti. Pourtant, c’était incroyable.

— Il y a p-peut-être une autre raison ? demanda-t-il au juge d’instruction.

Celui-ci prit un air résigné.

— Quelle « autre raison » ? Nous avons trouvé un mot au-dessus de la mine. Vous pouvez le lire si vous voulez.

Il sortit de sa serviette une feuille soigneusement pliée.

Fandorine ne comprit pas ce que venait faire là une « mine », et il n’eut pas le temps de poser la question : le juge d’instruction avait été appelé par le commissaire.

En revanche, Léon Sokratovitch réapparut comme par magie. Il avait le visage tendu, maussade, les gestes brusques.

— J’ai fait ma petite enquête, dit-il en se frottant nerveusement les mains. J’ai parlé avec des vieux. C’est l’horreur, le Moyen Age. A Denissievo, la nouvelle du recensement a d’abord été accueillie plutôt calmement. Le village est riche, tout le monde sait lire et écrire. Mais depuis quelques jours, sans raison, c’est une véritable calamité : on ne parle plus que de la fin du monde ! C’est sûr, qu’ils disent, et aucun doute n’est permis : il ne reste plus que quinze jours avant l’avènement de l’Antéchrist. Celui qui ne se sauvera pas par lui-même brûlera dans la géhenne ! Et c’est parti. Les uns pleurent, les autres prient, d’autres encore font leurs adieux. L’ancien du village est un gars intelligent. Il a fait le tour des maisons en disant : « Ne vous inquiétez pas, nous trouverons bien un recours contre l’Antéchrist. Le Seigneur nous enverra un signe. » Il a réussi à convaincre plusieurs personnes. Mais pas toutes. Sabbatios Khvalynov, le premier menuisier du village, a décidé d’agir. Il y a six jours, il s’est enterré dans une mine avec sa femme et son enfant. C’est une sorte de caveau sous terre, en fait un tombeau. Il a suivi l’exemple des anciens qui s’enterraient vivants à l’époque des persécutions. Ils revêtaient un linceul, descendaient dans un trou, bloquaient la sortie et restaient dans le noir à la lumière d’une chandelle, à chanter des cantiques jusqu’à ce que l’air vienne à manquer. A l’automne, dès qu’ils avaient eu vent du recensement, tous les gens de la région s’étaient mis à creuser des mines secrètes. Nos fonctionnaires malins ont cru que les schismatiques voulaient juste faire peur aux autorités, pour qu’elles renoncent à leur idée « diabolique ». Les voilà bien, à présent !

— Le menuisier et sa famille sont descendus dans la mine il y a six jours, pourquoi ne les déterre-t-on que maintenant ?

— L’ancien du village a essayé d’agir, mais les villageois l’en ont empêché. C’est un grave péché que de s’opposer au « salut ». Mais il n’avait pas envie non plus de répondre devant un tribunal. Hier il a réussi à envoyer son fils à la ville, avec ce mot d’adieu que le menuisier avait laissé. Les autorités ont accouru, mais trop tard…

Eraste Pétrovitch déplia le papier jauni couvert d’écritures à l’ancienne, semblables à celles des vieux livres.

Votre nouveau règlement et vos registres cherchent à nous faire abandonner la véritable foi chrétienne et à nous exiler loin de notre patrie, or notre patrie, c’est le Christ. Le Seigneur nous dit dans son saint Evangile : « Quiconque me confessera devant les hommes, je le confesserai aussi devant mon Père qui est dans les cieux ; mais quiconque me reniera devant les hommes, je le renierai aussi devant mon Père qui est dans les cieux. » C’est pourquoi nous vous adressons une réponse brève et définitive : nous refusons de renier Notre-Seigneur Jésus-Christ et la foi chrétienne, et nous confessons la foi que nos saints Pères ont confessée lors des saints conciles, et ce que les saints Pères et les Apôtres ont maudit et renié, nous le maudissons et le renions. Jamais nous ne pourrons obéir à vos nouvelles lois et nous désirons mourir pour le Christ.

Kokhanovski, qui lisait par-dessus l’épaule de Fandorine, poussa un cri de désespoir :

— Pourquoi renier le Christ ? Et de quel « règlement » parle-t-il ? C’est un malentendu monstrueux ! Je suis venu moi-même en décembre, je leur ai tout expliqué…

— Ce menuisier était-il un homme lettré ? demanda Eraste Pétrovitch, coupant court aux épanchements du statisticien émotif. Il cite l’Evangile en slavon d’Eglise et il a une écriture presque calligraphique.

— Ici, presque dans chaque maison il y a de vieux livres recopiés à la main, répondit Kryjov.

Il examinait le mot avec intérêt.

— « Jamais nous ne pourrons obéir à vos nouvelles lois. » Tiens donc ! C’est quelque chose, ça.

Un jeune policier à la dégaine virile arriva du fond de la cour. Son manteau était tout maculé de terre.

— Votre Grâce ! s’adressa-t-il au commissaire. Ça y est, nous avons sorti tout le monde. Heureusement qu’il fait doux, la terre a un peu dégelé, sinon nous en avions encore pour la nuit. Venez, je vous prie.

Les fonctionnaires avancèrent les premiers, suivis par les autres. Eraste Pétrovitch entendit derrière lui un étrange chuintement. Il se retourna et tressaillit. Toute la foule rampait à genoux. Seul Massa, complètement hébété, se tenait debout au milieu des fichus de femmes et des têtes nues des hommes. Le Japonais se retourna avec inquiétude et finit par tomber à genoux, lui aussi. Le code de politesse nippon prescrivait de ne pas se distinguer des autres, car « le clou qui dépasse, on l’enfonce d’un coup de marteau ».

Un petit moujik chauve et barbu, complètement déguenillé à la différence des autres, bougeait plus promptement que tout le monde. Ses pieds nus étaient enveloppés de deux morceaux de peau de mouton entourés de ficelles.

— Bèèè ! Bèèè ! bêla ce fou en Christ en rampant devant tout le monde. Poussez-vous, fumeurs de tabac ! Les brebis du bon Dieu vont se faire immoler ! Bèèè ! Enterrez-vous tous, frères ! Il se fera avoir, le Satan ! Il s’en reviendra bredouille, le chien !

Il brandit la lourde croix de fer qui pendait à son cou crasseux et se mit à aboyer. Fandorine fit une grimace et pressa le pas.

Des mottes de terre noires jonchaient la cour. Un groupe de moujiks renfrognés se tenait un peu plus loin tandis que les représentants de la loi et deux inconnus en civil examinaient une grande natte étalée par terre avec quelque chose dessus.

Une voix de femme aiguë s’éleva derrière eux :

— Ils sont morts dans la béatitude, ils ont sauvé leur âme ! Et nous autres pécheurs, nous allons périr !

L’un des civils, un barbu en bonnet de castor, se retourna vers elle et dit bien fort en accentuant les o :

— Morts dans la béatitude ? Idiote ! Viens voir un peu, avance ton nez ! Vise un peu le spectacle !

En effet, il était difficile de la croire en voyant les cadavres. L’homme avait le visage violacé, la femme mordait sa main toute rongée. Les vers avaient eu le temps d’abîmer les cadavres : merci le dégel !

Fandorine se détourna, bouleversé. Ses compagnons étaient impressionnés aussi par cette vision de cauchemar. Le diacre Barnabé pleurait à chaudes larmes. Aloïs Stépanovitch devint blanc comme neige, chancela et se serait sans doute évanoui si on ne l’avait pas soutenu.

— Regardez ! Regardez ! cria l’homme en bonnet de castor aux villageois. Vous auriez pu être à leur place ! Voilà à quoi conduisent la bêtise et l’ignorance !

Il s’étrangla de colère, se mit à tousser. Personne ne l’écoutait, d’ailleurs. Les paysans se redressèrent, s’attroupèrent en silence autour des corps.

Seul le fol en Christ tournait comme une toupie, secoué de convulsions. Il prit une motte de terre entre ses dents : saletés et écume coulaient sur ses lèvres violacées.

— Enlevez cet infirme d’ici ! fit le commissaire, agacé. Il nous empêche de travailler !

Le jeune policier voulut éloigner le malade, mais un grand vieillard chenu avec une médaille sur la poitrine (probablement l’ancien du village) retint le fonctionnaire en effleurant son épaule.

— Ne le touche pas. C’est Lavroucha, un saint homme. Il va de village en village, il prie pour les gens. Il va se calmer, ce n’est rien.

Fandorine se maîtrisa, s’approcha des défunts. Il s’accroupit, souleva la main de l’homme, comme taillée dans de la glace. Une main de menuisier aux doigts grossiers et calleux. Cette main n’aurait pas pu tracer des écritures calligraphiques.

— Qu’est-ce donc ? demanda Eraste Pétrovitch en montrant un pieu en bois assez gros et taillé au bout qui sortait de terre.

— Je ne sais pas, répondit Kryjov d’un air sombre. J’ignore comment est faite la mine à l’intérieur. Je sais seulement que la mort peut être « dure » ou « douce ». « Dure », c’est quand on s’étouffe lentement. Cette mort-là est plus vénérable. « Douce », c’est quand on est recouvert de terre tout de suite. On dirait que ceux-là ont eu une mort « douce ».

Il tressaillit en regardant les visages horribles des cadavres.

— Dans ce cas, je me demande quelle est la mort « dure » ?

Le policier était en train de fouiller la mine. On voyait que c’était un homme prompt et habile qui n’aimait pas perdre son temps. Il ramassa un bout de chandelle, une icône déchirée.

— Regardez, Votre Grâce !

Il tira de sous un tas de terre humide une feuille recouverte d’écritures, les mêmes que dans le mot d’adieu.

Le commissaire prit le papier crasseux avec une grimace. Il lut avec peine :

— « Aux temps jadis je m’étais retiré pour mon salut dans un couvent connu pour sa vieille piété… » Du délire de schismatique ! Bon, Odintsov, arrêtez de retourner les détritus ! Tout est clair comme ça, dit-il en froissant la feuille avant de la jeter par terre. Mettez les cadavres sur le traîneau, nous les transporterons en ville.

Une sourde rumeur parcourut la foule.

— Où ça en ville ? Vous allez profaner des corps chrétiens en les enterrant dans un cimetière impur ?

Soudain, le prêtre surgit on ne sait d’où.

— Vous rêvez ! cria-t-il aux schismatiques en agitant ses mains. Dans un cimetière ! Qui va vous permettre d’enterrer des suicidés en terre sanctifiée ? On les enterrera derrière l’asile.

La rumeur fit place à un silence pesant, menaçant. Les moujiks, grands et barbus, vêtus de longues chemises et de redingotes à la mode d’autrefois, avancèrent vers les fonctionnaires, épaule contre épaule.

— Nous ne vous laisserons pas emporter les corps, dit fermement l’ancien en faisant un pas en avant. Nous les enterrerons selon notre tradition, avec les honneurs.

Il s’approcha des gradés et leur dit dans un souffle :

— Vous feriez mieux de vous en aller, messieurs. Je crains le pire.

Le commissaire de police, cramoisi, brandit son poing en menaçant les vieux-croyants.

— Gare à vous ! Vous voulez que je vous envoie l’armée ? Pour mener l’enquête et faire le recensement ? Vous pouvez compter sur moi !

— Non, ce n’est pas la peine, répondit l’ancien avec la même voix douce. Si vous avez besoin d’interroger quelqu’un, je vous l’enverrai. Et je vous trouverai des recenseurs aussi. Laissez seulement nos gens reprendre leurs esprits.

— Partons, effectivement, Piotr Loukitch, dit le juge d’instruction entre ses dents en regardant les moujiks d’un air nerveux. Vous avez vu leurs gueules ! Faites comme vous voulez, mais moi je ne passerai pas la nuit ici. Je préfère encore voyager dans le noir.

Le commissaire était lui-même pressé de quitter ce village inhospitalier, mais il ne voulait pas perdre la face.

— M. Lebedev et moi, nous partons pour Sterjenets ! Nous allons examiner votre affaire ! cria-t-il d’une voix puissante. L’agent Odintsov restera ici ! Vous devez lui obéir en tout ! En cas d’incident, tout le monde paiera !

Le juge d’instruction le poussait déjà avec son coude. Les représentants de la loi contournèrent la sinistre foule et s’en allèrent en direction de la place. Ils étaient si pressés qu’ils avaient oublié de reprendre à Fandorine le mot laissé par les suicidés, document indispensable pour l’instruction.

Soudain, le prêtre s’affola.

— Messieurs ! Prenez-moi avec vous ! J’ai été victime d’une véritable catastro… Messieurs !

Il souleva les pans de sa soutane et se précipita à la poursuite des fonctionnaires, mais la foule se referma autour de lui, se pressant devant les morts, inondant la cour…

Le père Vincent courut dans l’autre sens, espérant contourner la maison et lançant des appels désespérés pour qu’on l’attende, mais c’était trop tard : on entendit, venant de la place, un tintement de clochettes qui s’éloignait.

Un détachement sanitaire

Le père Vincent n’avait rien à craindre. Il n’y eut aucun débordement. Bien au contraire, une fois les officiels partis, la tension retomba. Les poings menaçants se desserrèrent. Des femmes se glissèrent vers les premiers rangs et le silence agressif fit place à des soupirs, des lamentations, des pleurs. Le fol en Christ ne se tordait plus, ne grignotait plus la terre : il s’était approché du bébé mort à quatre pattes et sanglotait tout doucement.

Massa faisait respirer les sels à Aloïs Stépanovitch. Ce dernier était toujours livide. Barnabé marmonnait une prière en pleurant. Kryjov aidait le policier à recouvrir les corps d’une toile écrue.

Fandorine, quant à lui, prêta l’oreille aux conversations du bonnet de castor avec l’autre inconnu qui semblait venu tout droit de la capitale, de la perspective Nevski : élégant, rasé de près, il portait des lunettes à la monture d’or et un bonnet d’astrakan en forme de chausson aux choux.

— Ah, ces grosses têtes de la capitale ! Je les avais bien prévenues pourtant ! J’avais sonné le tocsin ! On ne m’a pas écouté ! se plaignait amèrement le binoclard.

C’étaient justement ces paroles qui avaient attiré l’attention d’Eraste Pétrovitch.

— J’ai lu votre article, en effet. Je l’ai même reproduit dans mon journal, répondit le bonnet de castor, un homme d’environ trente-cinq ans, grand et de belle prestance, avec une petite barbiche blonde bien soignée. Mais vous savez très bien que chez nous, en Russie, tant que le ciel ne lui est pas tombé sur la tête, le moujik ne s’inquiète pas.

— Ce n’était pas pour les moujiks que je l’avais écrit, répondit le glabre d’un ton fielleux. Mais pour ceux qui tiennent les rênes du pouvoir. Mon nom est tout de même suffisamment connu dans les milieux scientifiques, on aurait pu prêter l’oreille aux opinions de Chechouline. Dès que les troubles ont commencé, j’ai prédit qu’à moins de prendre des mesures, on risquait une épidémie psychogène et des victimes humaines ! J’en parlais déjà au mois de septembre !

Cette conversation parut si intéressante à Fandorine qu’il crut nécessaire de s’approcher et de se présenter. La personne avec un chausson aux choux sur la tête était Chechouline, un psychiatre pétersbourgeois de renom. Le bel homme à la barbe dorée était Evpatiev, un industriel de Vologda. Eraste Pétrovitch avait entendu parler de lui à Moscou : bien que venant d’une vieille famille schismatique, il était d’opinions progressistes. Il avait obtenu une maîtrise d’économie en Angleterre, pratiquait des méthodes modernes en affaires, ne croyait pas aux superstitions et éditait même un journal très populaire dans le nord de la Russie.

— Dès que j’ai appris l’existence de ce petit mot, j’ai suivi les fonctionnaires, expliqua-t-il. Quel malheur ! Quel choc pour tous les vieux-croyants ! A présent, à cause de quelques fous, les journaux vont nous traîner dans la boue. Des sauvages, des monstres… En plus, Anatole Ivanovitch, dit-il en montrant le psychiatre, nous assure que ce n’est qu’un début. Il n’a pas hésité à se rendre sur les lieux alors qu’il était à Pétersbourg.

— Vous c-croyez qu’il y aura d’autres suicides ? demanda Eraste Pétrovitch, bouleversé.

Chechouline retira ses lunettes, souffla une poussière qui s’était déposée sur le verre.

— Sans aucun doute. Je suis spécialisé dans les effets de la suggestion sur le psychisme humain. Le cerveau n’est pas un mécanisme aussi complexe que le croient les dilettantes. Tout comme les autres organes du corps, il subit l’influence du milieu ambiant. Ce n’est ni la peste ni le choléra qui donnent les épidémies les plus dangereuses, mais la psychose qui s’empare de toute une couche de la population. Vous rappelez-vous la Croisade des enfants ? Ou la chasse aux sorcières au Moyen Age ? Qu’est-ce que la guerre sinon une maladie psychique qui frappe des pays entiers, des continents ? Rappelez-vous les campagnes napoléoniennes. Des centaines de milliers de personnes, des millions même se mettent soudain à s’égorger entre elles sans aucune raison valable, à brûler les villes, en recouvrant l’Europe d’un monceau de cadavres.

— Je m’intéresse plutôt aux vieux-croyants et au recensement, dit Fandorine, interrompant ce cours d’histoire.

— Eh bien, voilà. Depuis plus de deux siècles, l’idée de la venue prochaine de l’Antéchrist travaille les vieux ritualistes. Ce groupe social vit dans l’attente constante de la fin du monde. Ça, c’est la toile de fond de la maladie. Or, depuis le XVIIe siècle, depuis le patriarche Nikon, les vieux-croyants assimilent l’Antéchrist au pouvoir de l’Etat. Celui-ci leur inspire une peur pathologique. On sait que sont particulièrement sensibles à la suggestion les personnes ayant un faible niveau d’instruction et une personnalité peu développée. C’est le cas de la plupart de nos habitants des forêts : leurs connaissances sur le monde extérieur sont quasi nulles, leur dépendance à l’égard de la communauté extrême. Telle est, pour ainsi dire, la composition du mélange explosif. Pour mettre le feu aux poudres, il suffit d’une étincelle. Les prophètes et les prédicateurs, qui possèdent un grand pouvoir de suggestion, s’en chargeront. J’ai étudié justement l’histoire du schisme. De temps en temps apparaissent parmi ces gens des individus prophétisant la venue prochaine de l’Antéchrist. Aussitôt, le mécanisme s’enclenche : l’attente de l’apocalypse, la peur, la suggestion, et les gens commettent des actes monstrueux. Ils se jettent au feu par familles entières, se noient ou bien s’enterrent vivants, comme ici. En 1679, dans la région de Tobolsk, le pope Dometian, un fou complet, a persuadé mille sept cents fidèles de s’immoler par le feu. Quelques années plus tard, Siméon le prophète a fait mieux : il a poussé au suicide par le feu la population d’une ville entière dans la région de Iaroslavl, quatre mille personnes. Le dernier cas d’épidémie meurtrière a eu lieu il y a trente-six ans dans la province d’Olonets. Quinze personnes, dont des mères avec de petits enfants, s’y sont jetées dans les flammes. Cette psychose avait toujours la même origine : l’attente eschatologique.

— Pardon. L’attente de quoi ?

Passionné par cette leçon, Fandorine n’avait pas vu que d’autres personnes les avaient rejoints : Kokhanovski, qui avait retrouvé ses esprits, Kryjov, Massa, le prêtre, le diacre et même le policier Odintsov. C’était lui qui demandait qu’on lui expliquât le mot inconnu.

— De la fin du monde, répondit le docteur.

Tous se mirent à parler en même temps.

— Seigneur Jésus, sauve et protège tes gens, pria Barnabé d’une petite voix chevrotante, levant les yeux au ciel.

Aloïs Stépanovitch s’écria :

— Cher monsieur, vos prédictions sont atroces !

Massa dit en japonais en suçant un caramel :

— Il s’est passé la même chose à l’époque d’Edo, lorsque Tokugawa Iemitsu a ordonné aux chrétiens de l’île Kyushu de renoncer à leur religion.

Evpatiev, l’industriel, demanda :

— Puisque vous avez une interprétation scientifique de tout ça, vous devez connaître aussi le remède ? Comment stopper cette épidémie ?

— C’est qu’il y a sûrement un monstre qui sème le trouble dans le peuple ? demanda le policier en fronçant ses sourcils blondasses.

Eraste Pétrovitch attendit que chacun eût dit son mot et il se tourna vers Kokhanovski :

— Aloïs Stépanovitch, nous n’avons plus rien à faire à Denissievo. Le staroste nous a promis des recenseurs. Allons dans le village suivant.

— Bravo, Kouznetsov ! cria Evpatiev en brandissant son poing. Le voilà, le remède ! Il faut passer dans tous les villages, parler avec les vieux. J’ai un Kodak dans mon traîneau. Tant qu’il fait encore jour, je vais photographier les cadavres dans toute leur splendeur. Je les leur montrerai. On ne pourra pas imprimer les clichés, mais ce n’est pas grave. Sur une plaque de verre, ce sera encore plus effrayant que sur une photographie ! Vous viendrez, Anatole Ivanovitch ?

Le docteur sourit :

— Bien sûr ! Un détachement sanitaire pour la prévention de l’épidémie ? Bonne idée.

Le policier arrangea sa toque : une touffe de cheveux tomba sur son front, lui donnant un air guerrier.

— Je viens aussi. Il faut arrêter ça. Trouver les semeurs de trouble et les mettre aux arrêts. Je ne les laisserai pas nous pourrir la vie dans mon secteur !

L’industriel, qui semblait connaître le policier, se tourna vers lui :

— Toi, Odintsov, personne ne voudra te parler. En plus, tu vas nous gêner. Tu sais bien que pour les gens d’ici un renégat est bien pire qu’un sans-moustache.

— Je n’ai pas besoin de vos conseils, Nikiphore Andronovitch, rétorqua Odintsov, le regard mauvais. C’est l’Etat qui me paie, pas vous. Pas besoin de votre permission non plus. Dieu merci, j’ai mon propre traîneau.

— Qu’il vienne, intervint le psychiatre. L’épidémie peut prendre des proportions inquiétantes. On aura alors besoin d’un policier armé.

— Laissez-moi vous accompagner, pria le père Vincent. Il faudrait vraiment que vous soyez impitoyable pour laisser deux serviteurs du culte dans ce nid de schismatiques. Je crains que ces mauvais sujets ne nourrissent quelque dessein morbide !

Et il porta sa main à son bide bien rond.

Fandorine fut étonné. Quelques minutes plus tôt, avant de s’approcher d’Evpatiev et de Chechouline, il avait vu le prêtre parler tranquillement avec l’ancien et quelques autres vieillards. Ceux-ci hochaient la tête, acquiesçant à ses propos ou écoutant des paroles de condoléances. Fandorine s’était réjoui pour le prêtre : ce n’était pas du tout un homme sans cśur, mais un vrai serviteur de Dieu capable de compassion.

— Vous, mon père, vous serez vraiment de trop dans notre détachement, rétorqua Chechouline sur un ton qui se voulait respectueux. Votre présence risque d’enflammer les esprits, qui sont déjà bien dérangés.

Le père Vincent leva le doigt.

— Vous qui représentez la profession médicale, la plus humaniste de toutes, vous commettez un péché ! Il est dit : « Je ne repousserai pas celui qui vient à moi. » Si vous m’abandonnez à la mort, je courrai après vous en poussant des cris. Vous aurez honte !

— C’est vrai, on ne peut pas les laisser là ! dit Fandorine avec un soupir. Quant aux esprits enflammés, ça ne change rien. Là où il y a un p-policier, il doit bien y avoir un pope. Allons-y, messieurs. Le temps presse.

Conversations et chansons

Rouler sur la glace pendant la nuit n’était pas plus difficile qu’en plein jour. A peine le village de Denissievo s’était-il caché derrière un méandre de la rivière que la nuit commença à tomber, mais l’obscurité n’était pas totale. Le temps changeait. Les nuages avaient fondu, les étoiles brillaient dans le ciel et la Voie lactée était parfaitement visible, enserrée entre deux rives noires. Le dégel prenait fin, l’air se faisait plus frais d’instant en instant, la neige crissait sous les sabots des chevaux, sous les patins des traîneaux : un délice.

Nos voyageurs s’étaient organisés de la manière suivante.

Léon Sokratovitch, le plus expérimenté de tous, roulait devant. Le docteur Chechouline, lui, avait son propre moyen de transport : une troïka élégante que ce dandy pétersbourgeois avait louée avec cocher à Vologda. Mais le voiturier s’était enivré à mort à Sterjenets et, pour arriver au premier village des vieux-croyants, le psychiatre avait dû faire appel à un paysan de Denissievo croisé en chemin. Car tout seul, il n’arrivait pas à conduire trois chevaux. D’ailleurs, c’était là un luxe superflu. Les gens du cru se contentaient d’un seul cheval ou, tout au plus, de deux : il était plus simple de voyager ainsi sur les routes étroites. Les chevaux du Nord ne payaient pas de mine, mais ils transportaient des charges importantes, ils étaient robustes et habitués au froid. La troïka, en revanche, avançait d’un pas irrégulier en trébuchant ; le traîneau lui-même n’était pas prévu pour de longs trajets : il était tout branlant et grinçait comme un portail que l’on aurait oublié de graisser. Le Japonais monta dedans comme passager, Barnabé prit les rênes.

Quant au prêtre, on le casa chez le gentil Aloïs Stépanovitch, sur la « remorque » accrochée derrière le traîneau bien solide de l’industriel Evpatiev.

Le policier Odintsov sur son traîneau léger aux patins larges comme des skis, bons pour le champ et la forêt, roulait derrière.

Eraste Pétrovitch, quant à lui, avait décidé de se dégourdir les jambes en courant une petite dizaine de kilomètres. Il retira son bonnet, sa pelisse et, aspirant avec grand plaisir l’air pur et froid, trotta à côté du traîneau d’un pas régulier et léger qu’on lui avait enseigné au Japon plusieurs années auparavant.

La neige qui recouvrait la glace était ferme et vibrait sous ses pas ainsi que le macadam chaud sur Broadway au mois d’août. Parfois, Fandorine faisait un bond en avant, dépassant le convoi, et alors il lui semblait qu’il était absolument seul dans ce monde en noir et blanc : il n’y avait que la neige et le ciel étoilé au-dessus de sa tête, comme dans la formule de Kant.

Au bout de quelque temps, il ralentissait le pas et laissait passer le traîneau.

Eraste Pétrovitch poursuivait, en plus de la gymnastique, un autre but. En montant dans un traîneau, il aurait été obligé de parler avec la même personne, tandis que son flair lui disait que tous les membres du « détachement sanitaire de prévention des épidémies » méritaient son attention, et qu’il fallait sonder leur cśur sans tarder. Non qu’il eût une hypothèse ou commencé à construire une version des faits – il n’y avait aucun élément pour cela –, mais Fandorine avait l’habitude de se fier à ses intuitions irrationnelles. En se déplaçant à pied, il gardait toute la liberté de manśuvre et pouvait se trouver au niveau de chacun des traîneaux à tour de rôle.

Les voyageurs s’adonnaient à deux éternels plaisirs russes : le chant et la conversation. Eraste Pétrovitch se demanda si ce n’était pas là l’origine de toute la littérature russe avec sa lenteur, ses investigations des tréfonds de l’âme et sa totale liberté de pensée. A quel moment et où les habitants de ce pays qui n’avait jamais connu la liberté pouvaient-ils enfin se sentir libres ? Lorsqu’ils se trouvaient sur la route ! Là, il n’y avait ni le propriétaire, ni le supérieur, ni la famille. Les distances étaient longues, la nature rude, la solitude infinie. Dans une charrette, dans une voiture des postes ou, mieux encore, dans un traîneau, la mélancolie vous empoignait le cśur mais les pensées, elles, prenaient leurs aises. Comment ne pas ouvrir son cśur à un compagnon de voyage ? On pouvait lui confier l’histoire véridique de sa vie, ou encore lui raconter des bobards, car l’essentiel, ce n’était pas l’authenticité du récit, mais son lent déroulement, les détails que l’on pouvait multiplier, car on avait tout son temps. Et lorsque tous les thèmes de conversation étaient épuisés, on entonnait un chant, long et lent, qui portait sur quelque sujet simple : le corbeau noir, les douze brigands ou la chandelle en train de s’éteindre.

Les passagers du premier traîneau ne chantaient pas : ils ne prisaient pas ce genre d’amusements. Ils parlaient de choses intelligentes. Ils jetèrent un bref coup d’śil à Fandorine et poursuivirent leur conversation.

— Que l’homme est une machine sociale pas très compliquée, ça je l’ai compris il y a longtemps, disait Kryjov. Mais votre idée de machine biologique est pour moi nouvelle. C’est très, très curieux. N’êtes-vous pas en train de vous fourvoyer ?

— Que non, répondit le docteur Chechouline. A propos de la biomachine, ce n’est pas du tout une métaphore, c’est tout ce qu’il y a de plus concret. La nourriture, qui constitue l’apport de matières chimiques venant de l’extérieur, plus la production d’hormones par le corps lui-même, voilà ce qui détermine le caractère, les actes, les qualités personnelles. Un homme noble est un homme qui a un bon équilibre hormonal et dont la nourriture ne contient pas de toxines asociales susceptibles de provoquer l’agressivité. Moi, par exemple, je ne mange jamais de viande rouge : cela rend méchant. Avant de me coucher, je ne bois jamais de thé, en revanche je mange toujours deux carottes : cela permet au cerveau, qui se met en régime de sommeil, de se purifier de la dépression. Voulez-vous que je vous dise ce qui explique le caractère suicidaire des vieux ritualistes du Nord ?

— Par exemple ? demanda Léon Sokratovitch, sceptique.

— Ils consomment beaucoup de poisson cru. Le poisson cru gelé qu’ils mangent en quantités énormes stimule le travail du cśur, mais ralentit en même temps la production d’une hormone « vitapréservationnelle » – le terme m’appartient. J’ai décrit cette hormone pour la première fois dans mon travail intitulé « Certaines particularités du fonctionnement de l’hypophyse à la lumière des nouvelles découvertes en biochimie ». Cet article a eu un énorme succès. Vous ne l’avez pas lu ?

Kryjov fit non de la tête.

— Et vous, monsieur Kouznetsov ?

— Non, je n’ai pas eu ce plaisir, répondit poliment Eraste Pétrovitch.

Il ralentit le pas, et dix secondes plus tard il se trouva, tout naturellement, à côté du deuxième traîneau.

Là, la discussion était si animée qu’on ne le vit même pas.

Le diacre tirait sur les rênes de toutes ses forces pour retenir le limonier qui tentait sans cesse de rattraper le traîneau de devant. Mais, au lieu de regarder devant lui, il tournait la tête vers le Japonais.

— Et alors, si on se comporte bien, dans une prochaine vie, on prend du galon ? C’est ça que vous dites ? questionnait-il. Par exemple, je ne serais plus diacre, mais archiprêtre, c’est ça ? Et si, en tant qu’archiprêtre, je ne fais pas de bêtises, la fois d’après, je serai carrément évêque ?

Eraste Pétrovitch comprit qu’ils parlaient de la métempsycose. C’était au tour de Massa de jouer les missionnaires.

Pour commencer, il avait offert un caramel à son interlocuteur : il en avait une grande quantité en réserve.

— Evêque, c’est possible, si tu as une vie tlès-tlès sainte. Et ton pope, lui, il lenaîtla clapaud, ça dze te le galantis.

— Le père Vincent ? Crapaud ?

Barnabé partit d’un grand éclat de rire. Au bout d’un moment, il se calma et se plongea dans ses pensées.

— Bon, votre religion est bien aussi, mais la nôtre elle est mieux.

— Poulquoi ? Qu’est-ce qu’elle a de mieux ? s’enflamma Massa.

— Elle est plus clémente. Dieu vient davantage en aide à l’homme, surtout aux faibles. Parce que, chez vous, on en arrive à quoi ? Si tu as l’âme chétive et le cśur timide, tu finiras sangsue ? Et il n’y a personne pour t’épauler, ni Jésus-Christ, ni la Vierge, ni les anges magnanimes ? Ça fait peur d’être tout seul. Jésus, il est plus chaleureux que votre Bouddha, c’est plus facile de vivre avec lui, et l’âme est plus sereine. Il y a plus d’espoir.

Massa souffla, à court d’arguments. Cet ancien yakuza n’était pas vraiment féru de théologie.

Le diacre sentit que son adversaire lâchait du terrain et il passa à l’offensive.

— Et si vous vous faisiez baptiser ? dit-il d’un ton on ne peut plus cordial. Pour vous, ce ne sera pas pire et pour moi, ce serait un grand bonheur que de ramener une âme vivante au Christ. Vraiment, monsieur, qu’est-ce qu’il vous en coûterait ?

— Impossible, trancha Massa avec un soupir. Chez nous, on dit : tu dois selvil le plince qu’a selvi ton pèle. On dit aussi : la vlaie foi, c’est la fidélité.

Ce fut au diacre de réfléchir.

Ne voulant pas gêner la discussion théologique, Eraste Pétrovitch se déplaça vers le troisième traîneau, celui d’Evpatiev.

Celui-ci était une véritable maisonnette sur patins : le dessus en feutre était recouvert d’un toit avec une cheminée d’où s’échappait une petite fumée. La fenêtre était éclairée.

Le cocher, enveloppé dans une énorme pelisse semblable à une boule de fourrure, chantait d’une voix éraillée :

— « Quand j’étais encore jeune fille / Notre armée partait en campagne… »

La chanson était longue à souhait avec un sujet romantique : un amour non réalisé entre une jeune fille paysanne et un officier.

— « Il a bu de l’eau et m’a serré la main / Puis il s’est baissé et il m’a embrassée… »

Ainsi chantait le barbu, avec sentiment. Soudain, la porte de la voiture s’entrouvrit.

— Eraste Pétrovitch ? Vous n’êtes pas fatigué ? Qu’est-ce que vous avez à courir comme un lièvre ? Vous n’êtes plus un jeune homme, avec tous ces cheveux blancs dans votre barbe. Montez, vous vous réchaufferez, dit l’industriel.

Fandorine n’était pas fatigué, et il n’avait certainement pas froid, mais il accepta l’invitation. Cet homme l’intéressait tout particulièrement.

A l’intérieur, le traîneau était merveilleusement bien aménagé. On voyait que Nikiphore Andronovitch se déplaçait souvent l’hiver et qu’il aimait voyager avec confort.

Des lampes à pétrole brillaient aux murs, des deux côtés, un petit poêle à charbon en fer crépitait dans un coin. Eraste Pétrovitch fut surtout frappé par les sièges.

— C’est de l’hermine ? demanda-t-il en passant sa main sur la fourrure blanche garnie de petits glands noirs.

Elle était soyeuse comme les cheveux d’une magnifique jeune fille.

Evpatiev se mit à rire, montrant ses dents saines et blanches.

— Mon père me disait : celui qui arbore le luxe obtient plus facilement des crédits. Nous autres les Evpatiev, nous ne faisons rien sans calcul.

— Permettez-moi d’en douter. Si vos aïeux avaient été si pragmatiques, ils auraient renoncé à la vieille foi depuis longtemps.

— Vous vous trompez. Un marchand ou un industriel a tout avantage à rester vieux-croyant. (Nikiphore Andronovitch lui fit un clin d’śil malin.) Tous les partenaires savent que la parole d’un vieux-croyant est d’or, ce qui est extrêmement utile, pour les crédits justement. Les commis et les ouvriers ne boivent pas, ne volent pas. Je suis convaincu que la Russie aurait beaucoup à gagner d’un rapprochement avec nous.

Evpatiev ne riait plus, il était sérieux. On sentait bien que ces propos étaient le fruit d’une longue réflexion et d’une longue souffrance.

— Pierre le Grand, ce Satan épileptique, nous a transformés en une quasi-Europe. La gueule glabre, le bide caché sous un gilet, et pourtant, nous sommes toujours complètement à part. A ceci près que nous avons appris à boire et à fumer. Chacun doit vivre à sa manière, selon sa religion, sa nature, sa tradition. Il ne sert à rien de jouer les ours dressés.

— Vous voulez dire qu’il faut avoir peur de l’Antéchrist et s’enterrer vivants ?

Nikiphore Andronovitch poussa un gémissement.

— Voilà ! C’est bien ce que je craignais ! A présent, tout le monde dira pareil ! Une poignée de sauvages des forêts va jeter le discrédit sur notre authenticité. On assimilera les vieux-croyants à des membres d’une secte monstrueuse. Seulement, savez-vous à quoi je viens de penser à cet instant même ?

Il se pencha vers son voisin et une mèche dorée tomba sur son front. Sa coupe de cheveux, qui imitait la coiffure « au bol » – les oreilles recouvertes –, reflétait en fait la dernière mode parisienne, impression confirmée par sa barbiche à la Henri IV.

Les yeux de l’industriel brillaient : de toute évidence, cette pensée venait tout juste de le visiter.

— C’est peut-être même mieux, non ? L’ennemi principal de la vieille foi russe n’est pas l’Eglise officielle, sur laquelle personne ne se fait d’illusions ! Notre malheur, ce sont les fanatiques, ceux qui refusent les prêtres, qui ne reconnaissent aucune forme d’organisation. Alors, savez-vous ce que j’ai pensé ? A quelque chose malheur est bon. Il faut informer toutes les communautés de vieux-croyants des excès auxquels les fanatiques poussent les gens. Certains prendront peur et se détourneront des sans-popes ! Notre Eglise n’en deviendra que plus forte ! Nous nous organiserons, nous nous réunirons, et nous aurons notre propre hiérarchie et notre patriarche. Les autorités cesseront de nous craindre, elles comprendront que nous sommes leurs alliés, parce que nos gens sont travailleurs, sobres et n’ont pas de penchants révolutionnaires. Nous avons les mêmes principes que les puritains anglais, en plus sévères encore ! Sur de pareilles fondations on peut construire un édifice solide !

Il parlait avec tant de conviction et de flamme qu’Eraste Pétrovitch, qui pourtant était en désaccord avec certains de ses propos, y prêta l’oreille malgré lui. Nikiphore Evpatiev ressemblait à un chef de guerre de l’ancienne Russie ou à un preux légendaire.

— Comment pensez-vous donc transformer ce malheur en bonheur ? s’enquit Fandorine.

— Très simplement. De la façon la plus moderne. Dès que nous serons arrivés au prochain village, j’enverrai un courrier à Vologda, à la rédaction de mon journal. Un journaliste sera dépêché à Denissievo, et nous serons les premiers à publier un reportage sur les suicides. Exactement dans l’esprit que je viens de décrire. Mes gars ont la plume alerte ; toute la presse, dans les capitales et en province, reprendra leurs articles. Ici, l’essentiel, c’est d’être le premier et de donner le « la ». Le coup sera porté non pas contre les vieux-croyants, mais contre l’hérésie des sans-popes. Kryjov m’a dit que vous étiez des nôtres. Que pensez-vous de mon idée ?

— Il fait chaud chez vous, dit Fandorine, éludant la question. M-merci de votre accueil, je vais me dégourdir un peu les jambes.

Une fine poussière de neige tourbillonnait dans l’air : le vent s’était levé. Le convoi dut ralentir et Eraste Pétrovitch n’avait plus besoin de courir, il lui suffisait de marcher d’un bon pas.

Le voiturier d’Evpatiev avait fini sa chanson sentimentale sur la jeune paysanne et en avait entonné une autre, sur un cocher en train de mourir de froid dans la steppe, mélancolique comme une berceuse.

Sous l’effet de ce chant, ou à cause du mouvement régulier, tout le monde dormait dans le traîneau accroché à celui de Nikiphore Andronovitch. Le héraut du progrès Kokhanovski et la citadelle de la piété, le père Vincent, ronflaient, appuyés l’un contre l’autre de la plus touchante façon. La neige avait saupoudré leurs bonnets et déposé une pellicule argentée sur leurs barbes, mais ils ne craignaient ni le froid ni la tempête. Le vent gonflait leur plaid devenu tout blanc à la manière d’une voile.

Cela n’avait pas grand sens de s’attarder auprès de ce « Hollandais volant », et Fandorine se déplaça vers le tout dernier traîneau, où le policier, tout seul, chantait à gorge déployée une chanson endiablée qu’Eraste Pétrovitch ne connaissait pas :

— « Me voilà amoureuse / De Vania le gaillard / Moustache valeureuse / Hardi, le regard ! / Sabre à la ceinture / Poitrine médaillée / Pour Vania, je vous jure, / Je donnerais le monde entier ! »

En voyant Fandorine, le fonctionnaire cessa de chanter et cria à travers le sifflement de la tempête :

— Hé, mon brave monsieur, j’ai quelque chose à vous demander ! Vous êtes qui, au juste, et quel bon vent vous amène chez nous ? Pour les autres, je comprends à peu près, par contre j’ai des doutes sur votre compte. Moi, pour vous servir, je suis Julien Odintsov, agent supérieur, l’śil de l’Etat sur deux cents kilomètres alentour. Et vous ?

L’śil de l’Etat avait une voix bien sonore et le regard vif.

Eraste Pétrovitch répondit sur le même ton :

— Si l’śil est perçant, il doit tout voir lui-même. En tant qu’agent supérieur, tu as dû suivre un cours de six mois à l’école de la police ? Que dirais-tu de moi, alors ?

Odintsov plissa les yeux et se mit à triturer les extrémités de sa moustache.

— Vous êtes habillé simplement, mais vous avez de l’instruction, marchand ou citoyen d’honneur. Même que vous avez un Tatar pour laquais. Quoi d’autre ? Vous ne portez pas de bague au doigt, donc pas de famille. Vous venez de Moscou, on le devine à votre parler moscovite. Vous avez fait la guerre et avez été blessé ou contusionné, c’est pour ça que vous trébuchez sur les mots en parlant. Autre chose… Le froid et la marche à pied ne vous font pas peur, vous n’avez même pas enfilé votre pelisse. On a parlé de gens comme vous dans le journal. Des riches, qui n’ont rien à faire, et qui n’ont ni femme ni enfants, s’amusent comme ça : ils veulent à tout prix atteindre la calotte de la Terre. Le pôle Nord que ça s’appelle. Les uns sur des chiens, les autres à skis, d’autres encore carrément sur leurs guibolles. Vous aussi, vous ne faites que passer par chez nous en allant vers le nord. Alors, j’ai trouvé ou pas ?

Il toisa Fandorine d’un air victorieux.

Le raisonnement de ce Sherlock Holmes de Sterjenets n’était délirant qu’à première vue. Après réflexion, Eraste Pétrovitch dut reconnaître l’extraordinaire précision de la formule : peut-être qu’il avait toujours voulu, en effet, atteindre la calotte de la Terre, mais il appelait ça autrement.

— J’ai mis dans le mille ? Vous voyez ! dit Julien Odintsov, tout fier. J’ai l’śil, moi ! Comment que vous vous prénommez ?

Fandorine se présenta et dit avec le sourire :

— A présent, c’est moi qui vais te dire qui tu es.

Il regarda attentivement le policier, se rappela son comportement à Denissievo et ce que les gens disaient sur son compte.

— Tu as entre vingt-huit et trente ans. Tu es d’ici. Tu es un gars courageux, indépendant, tu as l’habitude de n’en faire qu’à ta tête. Tu aimes chasser, surtout l’ours. Tu es né dans une famille de schismatiques, puis passé à l’orthodoxie. Tu l’as décidé toi-même, sans que quelqu’un t’y oblige ou t’y pousse. Parce que tu voulais servir dans la police, chercher des criminels et qu’un vieux-croyant ne peut pas accéder à cette carrière. Tu n’es pas marié, car ici il n’y a que des vieux-croyants. Mais il y en a une, veuve ou célibataire, qui ne refuse pas de t’ouvrir sa porte en secret, ajouta Eraste Pétrovitch en remarquant, sous l’uniforme du policier, l’extrémité d’un foulard noué avec soin. Qu’est-ce que tu as à me regarder comme ça ? Je peux te raconter bien d’autres choses sur toi, Julien, mais ce serait mieux que tu le fasses toi-même. Par exemple, l’année dernière, tu as failli laisser ta peau dans les g-griffes d’un ours…

— Vous avez repéré ma cicatrice au cou ! devina le policier et il hocha la tête, admiratif. Eh bien, Eraste, ta science est vaste ! Au lieu de perdre votre temps à aller au pôle Nord, vous feriez mieux de servir dans la police, mon cher monsieur ! Vous auriez pu vous rendre utile. Asseyez-vous, reposez-vous un peu, je marcherai à côté, moi.

Fandorine le remercia et monta dans le traîneau. Il sentait que ce Julien l’hospitalier avait quelque chose d’important à lui dire.

— J’ai un sale pressentiment, lui murmura Odintsov à l’oreille. Je n’arrête pas de circuler dans les villages, dans les hameaux. Le peuple s’agite. Pas devant moi, évidemment, parce que moi, je lis dans leurs cśurs à ces brutes, comme dans un livre ouvert. Il y a un démon qui rôde, qui attrape les âmes. Si on ne le capture pas, il y aura d’autres morts. C’est pourquoi je suis venu avec vous. Seulement, j’ai peur, Eraste Pétrovitch. Pas du démon, évidemment ! J’ai peur de manquer de jugeote ! Vous, vous êtes un dur à cuire, vous en avez vu, des choses. Et si vous m’aidiez, hein ? Votre pôle Nord attendra, il ne va pas s’enfuir. Quatre yeux valent mieux que deux. Si vous remarquez quelque chose, faites-moi signe. Et moi, je ferai pareil.

— C’est d’ac-cord, acquiesça Fandorine en se disant qu’un aide comme Odintsov lui serait bien utile.

Les alliés enlevèrent leur gant et scellèrent leur pacte d’une poignée de main bien forte.

Paradis

Le village suivant était situé à environ quarante-cinq kilomètres. Kryjov leur avait promis qu’ils arriveraient à l’aube. La tempête entravait leur course, des congères s’étaient formées ici et là sur la glace, mais les chevaux habitués aux intempéries franchissaient ces obstacles sans difficulté. Seule la troïka de Vologda posait problème : le limonier s’était blessé la jambe sur une croûte de neige dure et s’était mis à boiter. Malgré cela, le matin, au moment où le ciel hivernal commençait à pâlir, la forêt sur la rive droite s’ouvrit et, sur une petite clairière, parut le village enveloppé de la brume rose de l’aube.

— Voilà notre paradis, annonça avec satisfaction Léon Sokratovitch.

Fandorine, après avoir couru tout son soûl, avait fini la nuit dans son traîneau (le psychiatre était allé dormir dans la maison sur roues d’Evpatiev).

Cette métaphore poétique était inattendue dans la bouche du cynique Kryjov, mais l’endroit était paradisiaque en effet : une jolie clairière toute ronde entourée d’une pineraie des trois côtés, sur une rivière au cours généreux. Même l’hiver, ce paysage était idyllique. En été, ce devait être en effet un vrai jardin d’Eden.

En s’approchant, les voyageurs virent que les maisons étaient encore plus belles qu’à Denissievo, avec des volets ciselés, des girouettes en laiton et des toits de différentes couleurs, chose que l’on n’avait jamais vue dans un village russe.

Pourtant, cette beauté ne fit qu’agacer Kryjov :

— Le paradis qu’ils se sont bâti, ces parasites !

Il expliqua que Paradis, c’était le nom du village, et que ses habitants venaient d’ailleurs : c’étaient des Gousliens.

— Parce qu’ils jouent des gousli ? demanda Eraste Pétrovitch.

— Peut-être bien, mais leur nom ne vient pas de là. Parce qu’ils viennent de la région de Gouslitsa. Ça fait cent ans qu’ils sont installés là. Ils ont un drôle de métier : ils mendient.

— Comment ça ?

— En professionnels ! Ils sillonnent le monde des vieux-croyants qui, comme on sait, s’étend jusqu’à l’Autriche et la Turquie, en demandant l’aumône. On les connaît partout et on se montre généreux avec eux : ils sont inégalables dans l’art de conter et de chanter. Ils apportent ainsi beaucoup d’argent. C’est toute une philosophie. Elle exprimait jadis l’idée d’humilité et de non-thésaurisation, mais notre moujik est vénal ! Dès qu’il entend sonner les pièces, il ne pense plus au salut de son âme. Ils restent là à amasser. Regardez les palais qu’ils se sont bâtis ! Pour être pieux, ils sont pieux. Le monde est pour eux un enfer, leur maison le paradis, c’est pour ça qu’ils ont appelé leur village ainsi. Il y a une autre chose curieuse. Seuls les vieux et les vieilles sortent pour mendier. Les jeunes n’ont pas le droit de mettre le pied dehors, c’est interdit. Tant que leur âme n’est pas encore mûre et qu’ils ne sont pas garantis contre les tentations du monde, ils doivent rester chez eux à s’occuper du ménage.

— C’est un modus vivendi original, marmonna Eraste Pétrovitch en se soulevant dans le traîneau et en regardant le village avec une inquiétude croissante. Dites, pourquoi la rue est-elle déserte ? Je n’aime pas du tout ça. On n’entend même pas les chiens.

— Les Gousliens n’en ont pas, c’est un péché pour eux. Nous allons voir pourquoi il n’y a personne.

Léon Sokratovitch fouetta le cheval et, un instant plus tard, le traîneau s’engagea entre deux rangées d’isbas à étage. Les pièces chauffées, qu’on appelait « maison d’hiver », se trouvaient au rez-de-chaussée, les pièces d’été au-dessus.

— Hé, brave femme ! cria Kryjov à une paysanne qui courait avec un samovar fumant dans les bras. Qu’est-ce qui se passe chez vous, tout va bien ?

— Dieu merci, répondit-elle d’une voix chantante.

Elle s’arrêta bouche bée devant les inconnus.

— Et pourquoi il n’y a personne ?

Cette question étonna beaucoup l’habitante de Paradis.

— C’est qu’on est dimanche. Tout le monde est à la collégiale, où c’est qu’ils pourraient être sinon ?

— Ah oui ! Vrai, c’est dimanche. Donc, tout est clair.

Léon Sokratovitch dépassa la femme au samovar et dirigea le traîneau vers une longue bâtisse en rondins qui se trouvait au centre du village.

— Qu’est-ce qu’une « collégiale » ? C’est une cha-pelle ? demanda Fandorine, rassuré.

— Non, une maison communautaire. Tout village qui se respecte en a une. L’hiver, quand il n’y a pas grand-chose à faire, ils s’y réunissent le soir. Ils boivent du thé, se racontent des histoires, lisent des livres. Les femmes apportent leur ouvrage. Un rêve de populiste, quoi ! A ceci près qu’ils ne lisent pas Marx et Bakounine, mais des vies de saints et des tropaires. Et comme, pour les Gousliens, c’est un péché que de travailler le dimanche, ils s’y réunissent dès le matin, et ils ne font rien de la journée. Ça tombe bien qu’ils soient tous au même endroit, allons discuter avec le peuple.

A l’intérieur, la collégiale se présentait comme une grande remise tout en longueur, très propre et richement décorée. Au beau milieu, un immense poêle hollandais exhibait ses carreaux de faïence blanc-bleu. Des banquettes avec des coussins brodés étaient disposées le long des murs. Eraste Pétrovitch remarqua que l’espace était divisé en trois zones : dans le coin des icônes, appelé « chambre haute », se trouvait un vrai divan acheté en ville, sur lequel, retranché dans une solitude austère, était assis le premier Gouslien : l’ancien à la longue barbe. A côté, devant une table peinte, sur des chaises viennoises, d’autres vieillards prenaient le thé. Les moujiks plus jeunes se tenaient dans la « chambre médiane » : ils parlaient, jouaient aux dames, certains bricolaient. Les femmes et les jeunes filles étaient assises « en bas » devant des métiers à tisser et à coudre ; elles croquaient des noisettes ; des enfants des deux sexes couraient ou marchaient à quatre pattes partout sans respecter les limites entre les espaces. Il y avait là une bonne soixantaine de personnes, c’est-à-dire le village au grand complet.

On regarda les intrus, qui se tenaient en groupe, avec une certaine animosité. Or, visiblement, Evpatiev était connu et respecté ici. L’ancien se précipita pour accueillir l’industriel, il l’embrassa même. Les autres vieillards s’approchèrent. Fandorine remarqua que tous les moujiks avaient serré la main de Kryjov.

— Alors, âmes sauvées, vous vivez toujours sous la bénédiction divine ? dit Evpatiev d’un ton joyeux en s’adressant aux vieillards.

— Grâce à toi, Nikiphore Andronovitch. Il est bien, le semoir que tu nous as envoyé. Ne pourrais-tu pas nous en procurer un deuxième ? demanda l’ancien avec un sourire plein de sollicitude.

— Si tu nous envoies des recenseurs, tu en auras un autre. Comment que ça va, vieux amis ? Que faites-vous de beau ?

— Nous accueillons des pèlerins.

L’ancien montra le coin le plus éloigné de l’isba, où des gens étaient rassemblés autour d’une table en bois.

— Dès qu’ils auront fini leur repas, ils se mettront à chanter. Faut que vous écoutiez aussi.

Eraste Pétrovitch n’en crut pas ses yeux. A l’angle, les coudes nus pointant à travers ses guenilles, trônait le fol en Christ de Denissievo. Devant lui se trouvait une gamelle de bouillie. Il ingurgitait sa pitance à toute vitesse.

— Lavroucha ! s’étonna le policier. Comment est-il arrivé si vite ? Tout seul, en passant par la forêt ? Pas possible ! Et il n’a pas peur des loups !

— Pas Lavroucha, mais Laurent homme de Dieu, rectifia l’un des vieillards d’un air sévère. Le Seigneur protège le fol en Christ. Et ce matin, à l’aube, la mère Cyrielle est arrivée.

— La mère sérielle ? demanda Fandorine. Cela veut dire quoi ?

Le vieillard se détourna sans répondre. Evpatiev lui vint en aide.

— C’est son prénom : Cyrielle. Un vieux prénom russe. J’ai entendu parler d’elle. Elle s’y connaît en contes et elle chante bien aussi. Venez voir.

Une femme en tunique noire aux manches larges, la tête couverte d’un fichu noir, droite comme un piquet, se trouvait à l’extrémité opposée de la table. Un bandeau noir cachait ses yeux, coupant son visage en deux. Celui-ci n’était ni jeune ni vieux : elle aurait pu avoir quarante ans ou soixante. Elle mangeait de la bouillie aussi, pas comme le fol en Christ, mais lentement, à contrecśur eût-on dit. A part elle et Laurent, il n’y avait personne d’autre à cette table. Quelques femmes se tenaient autour, offrant sans cesse aux pèlerins tantôt du pain, tantôt un pâté aux choux.

— Comment fait-elle pour se déplacer seule, si elle est aveugle ? demanda Eraste Pétrovitch.

Nikiphore Andronovitch regardait avec curiosité la conteuse errante.

— Premièrement, elle n’est pas aveugle. Elle a fait un vśu : ne pas salir sa vue en regardant le monde pécheur. Les vieux-croyants font parfois ce genre de vśux. Cela les engage pour la vie. C’est le vśu le plus dur, il y en a peu qui s’y résolvent. Regardez son visage ! On dirait une schismatique d’antan !

— Et deuxièmement ? demanda Fandorine, bouleversé.

— Deuxièmement, elle a un guide, là, sous la table.

En effet, une gamine toute sale d’environ treize ans, assise par terre, écarquillait ses yeux marron, vifs sur Eraste Pétrovitch. Ses pieds largement écartés étaient chaussés de savates de tille, sa tête couverte d’un foulard en toile tout crasseux. Une grande besace et une longue crosse qui appartenait probablement à Cyrielle traînaient à côté.

— Cabochka, arrête de gigoter ! lui cria la femme. Tiens, attrape !

Elle jeta par terre un bout de pâté aux choux dans lequel elle venait de mordre. La fillette le saisit, le mit dans sa bouche et l’avala presque sans mâcher.

Quel prénom étrange, pensa Fandorine. Qu’est-ce qu’il peut bien signifier ?

— Pourquoi donne-t-on des restes à cette enfant ? entendit-il de la voix indignée de Chechouline. Qu’est-ce que c’est que cette folie ?

— C’est normal, expliqua Evpatiev à voix basse. Cette petite fille est en apprentissage. Il s’agit pour elle de subir une épreuve. L’épreuve de l’humiliation, c’est ainsi que ça s’appelle. Sa guide spirituelle doit la maltraiter, la frapper, l’humilier, l’affamer. Cyrielle est gentille avec elle. Vous l’avez vu, elle avait à peine touché à son pâté, juste pour la forme. Regardez, elle lui en a jeté un autre, tout juste entamé.

— Une drôle de coutume ! fit le psychiatre, ravi.

Et il nota quelque chose dans son carnet.

Le fol en Christ lécha sa gamelle vide et fit un rot. Cyrielle finit de manger, elle aussi, mais ses manières étaient dignes et même nobles : elle essuya sa cuillère avec de la mie de pain qu’elle jeta sous la table pour la gamine et elle s’inclina légèrement.

— Je remercie Notre-Seigneur et vous, braves gens, dit-elle.

— Merci d’avoir daigné manger chez nous ! répondit l’une des femmes, plus âgée que les autres. Laurent Ivanovitch, dis-nous ce qui se passe dans le monde ? Raconte.

Des gens affluèrent de tous les coins de l’isba : le spectacle allait commencer (Fandorine désigna par ce mot pas tout à fait approprié le « mystère » qui allait se jouer ici).

Eraste Pétrovitch s’éloigna de la table et promena son regard sur les trois « chambres ». Le folklore et l’ethnographie, c’était bien intéressant, mais cela ne devait pas l’empêcher d’aller voir ce que faisaient les autres membres de l’expédition.

On ne voyait ni Kryjov, ni le policier. Bon, Odintsov faisait son travail, c’était donc normal. Il était en train d’enquêter. Mais où était passé Léon Sokratovitch ?

Aloïs Stépanovitch expliquait quelque chose à l’ancien en gesticulant. Le vieil homme fronçait les sourcils et se dandinait d’un pied sur l’autre en se rapprochant tout doucement du fol en Christ : il avait envie de l’entendre, lui aussi. Mais Kokhanovski ne voulait pas lâcher le barbu, il le tirait par la manche.

Le père Vincent s’était retiré dans un coin avec deux vieillards. De quoi pouvaient-ils bien parler ?

Barnabé le diacre somnolait près du poêle.

Il y avait un problème avec le Japonais.

Une foule de femmes et de jeunes filles s’était rassemblée autour de lui : elles n’avaient jamais vu pareille merveille. Massa, impassible, promenait son regard par-dessus les fichus multicolores. Eraste Pétrovitch savait parfaitement ce que cachait cette feinte indifférence. Dans la situation où ils se trouvaient et compte tenu des mśurs austères des schismatiques, il valait mieux éviter toute complication avec la gent féminine. Délaissant l’ethnographie un moment, Fandorine se dirigea vers son serviteur pour lui sonner les cloches, mais il n’eut pas besoin d’intervenir.

L’une des jeunes filles, la plus téméraire, osa poser une question :

— D’où c’est que vous venez ?

A peine Massa se tourna-t-il vers elle en plissant ses yeux qu’il croyait irrésistibles que l’un des vieillards se jeta sur les femmes, furieux.

— Ouste, bécasses ! Partez d’ici ! C’est un Asiate ! Ils vivent au Turkestan ! Ils ne croient pas en Dieu, c’est pour ça que l’archange Gabriel les a punis en leur déformant la tronche ! Si vous faites les belles devant lui, il vous arrivera pareil !

L’attroupement féminin se dissipa comme par un coup de vent. Massa, furibond, siffla entre ses dents :

— C’est toi qui as la tronche de travers !

Le vieillard cracha, se signa : il ne voulait pas d’histoires.

Le danger était passé. Fandorine pouvait revenir dans la « chambre médiane ».

Le concert interrompu

Cyrielle était toujours assise dans la même position. L’attention générale s’était portée sur Laurent. Apparemment, selon la hiérarchie locale, le fol en Christ était une figure plus vénérable que la conteuse, il avait donc la parole en premier.

Le regarder était une véritable épreuve. Il ne tenait pas en place une seconde : tantôt il se mettait à tourner, tantôt il reniflait comme un chien ou se précipitait vers une femme, et alors celle-ci faisait un bond en arrière avec un hurlement. Il marmonnait sans discontinuer, toujours plus fort, toujours plus vite.

Au début, Eraste Pétrovitch ne comprit rien à ce récitatif, mais peu à peu il commença à distinguer des mots. Laurent criait :

— Je rôde, je rôde, je flaire, je flaire ! Je vais de-ci, de-là. Je cherche le démon, le démon, le démon !

Là, il se mit à quatre pattes et renifla la jupe de l’une des femmes : la pauvre recula si promptement que ceux qui se trouvaient derrière durent la soutenir, sans quoi elle serait tombée.

— Je sens le Malin, je sens le tortillard ! Mon nez le sent, mon ventre le sent ! Satan s’en vient, sa besace est profonde. Il s’en vient attraper les âmes, les mettre dans sa besace ! Ayez crainte, ayez crainte, ayez crainte !

Il n’eut pas besoin de le dire deux fois : les gens étaient pétrifiés. Même les moujiks avaient le visage pâle et renfrogné, les femmes poussaient des « Oh ! » et des « Ah ! », les enfants sanglotaient.

La prédication du fol en Christ se faisait de plus en plus inarticulée, la sueur ruisselait sur son front. Enfin, il s’arrêta, leva sa croix de fer au-dessus de sa tête et s’écria :

— Gare à toi, Satan ! Je te trouverai ! Je te brûlerai avec le feu de Dieu ! Tu ne me fais pas peur ! La fin du monde, c’est le triomphe du Christ et pour toi, le cornu, du plomb dans la gueule !

Il se tut. On lui apporta du kvas, et il se mit à boire avidement, en haletant.

Le docteur se tourna vers Evpatiev et lui dit de sa voix de basse :

— Impressionnant. Cet homme est atteint d’une maladie psychique, c’est clair. Paranoïa hystérique, je dirais, d’origine épileptique probablement. Mais quelle intensité, quelle influence il a sur la foule ! Même moi, j’ai senti les ondes nerveuses qui émanent de lui. J’aurais bien aimé travailler avec ce spécimen. Des douches écossaises. Une petite séance d’hypnose, pourquoi pas…

Nikiphore Andronovitch s’éloigna : il ne semblait pas apprécier les propos du psychiatre. Le preux schismatique avait l’air ému.

Les villageois se tournèrent vers Cyrielle.

— Chante un peu, ma mère, console-nous, Laurent il nous a fait peur.

— Chanter quoi ? demanda calmement la conteuse en levant son visage aveugle vers le plafond. Voulez-vous l’histoire de Joasaph fils de roi ? Ou celle d’Alexis homme de Dieu ?

Des voix retentirent :

— Chante-nous « La louange du désert » !

— Non, « Le cercueil en bois de pin » !

— Attendez ! Demandons à l’ancien !

L’ancien dit :

— Chante-nous quelque chose de nouveau. Nous allons l’apprendre et ça nous sera utile.

Elle s’inclina et, sans autre préambule, entonna un chant d’une voix claire et forte qui tantôt se déployait, atteignant sa pleine puissance, tantôt baissait jusqu’au souffle. Cyrielle serrait sa main fine et maigre contre son habit noir orné d’une croix à huit branches. Ses doigts tremblaient légèrement.

La belle jeune fille tisse devant sa fenêtre,

Une toile fine elle tisse et elle réfléchit.

Tôt le matin, comme elle allait chercher de l’eau,

Deux colombes s’étaient posées sur elle.

Une colombe grise sur son épaule gauche

Et une noire, sur la droite.

La colombe grise lui disait :

« Ce soir, quand les étoiles apparaîtront dans le ciel,

Sors te promener à l’orée du village,

Là-bas les gars s’amusent avec les filles

Comme des canards avec des canes.

Tiens-toi à l’écart, sous le sorbier.

Ton promis s’approchera de toi.

Ses yeux seront comme des glaçons,

Des glaçons par un jour de printemps.

Le clair soleil les fera fondre,

La lumière de ton regard, ô belle jeune fille… »

Suivait toute une série de réjouissances que la colombe promettait aux amoureux, tout à fait chastes et étonnamment poétiques. Le public, surtout les femmes, avait les larmes aux yeux. Seul le fol en Christ avait repoussé son broc de kvas et gonflait ses narines d’un air féroce. Des étincelles de folie brillaient dans ses yeux écarquillés. Eraste Pétrovitch sourit dans sa moustache : en véritable acteur, le saint homme jalousait sa concurrente.

Le chant coulait toujours :

La colombe grise eut fini de parler,

La colombe noire prit la parole,

Triste et toute noire, cette colombe,

Et ses paroles étaient comme des pleurs.

« Ne va pas à l’orée du village avec les gars,

Couvre-toi d’un voile de moniale

Et suis-moi dans la forêt sombre.

Tu traverseras montagnes et déserts,

Tu mangeras de l’absinthe, herbe amère,

Tu t’abreuveras de larmes salées,

Tu te réchaufferas dans la tempête de neige,

Tu danseras la ronde avec le vent dans le champ… »

Suivit la description des adversités qui attendaient la jeune fille si elle choisissait la voie monastique. Les auditeurs buvaient chacune des paroles de la conteuse. A l’exception de l’ancien du village, qui n’arrivait pas à se libérer : à peine s’était-il débarrassé du statisticien que le père Vincent l’accapara, lui susurrant quelque chose à l’oreille.

— Ça dépend, dit le barbu à voix forte d’un air impatient.

Les gens se tournèrent vers lui, la mine désapprobatrice.

Entre-temps, l’héroïne de la chanson avait posé son ouvrage pour demander conseil à ses parents. S’inclinant devant eux, en pleurs, elle leur demandait de l’éclairer : laquelle des deux colombes devait-elle écouter, la grise ou la noire ? Et son père de répondre :

« Nous t’avons mise au monde, nous t’avons élevée

Mais nous ne sommes pas créateurs de ton âme,

C’est Notre-Seigneur qui l’a fait naître,

C’est à Lui que tu dois obéir.

Il est agréable de vivre pour les joies du corps,

Mais ces joies ne durent pas longtemps.

La belle fleur que tu es fleurira et se fanera,

Il ne restera que poussière de ta beauté.

La beauté de l’âme est éternelle,

Les ans et les malheurs ne la détruisent pas.

Celui qui a rejeté la chair ne se repentira pas,

Le royaume éternel l’attend. »

Naturellement, l’argumentation de la mère était tout autre : elle avait pitié de sa fille et envie d’avoir des petits-enfants. La chanson semblait interminable, mais le public ne s’en lassait pas.

Evpatiev se pencha vers Eraste Pétrovitch en murmurant :

— C’est une parabole sur le libre arbitre, ni plus ni moins. Kant et Schelling peuvent aller se rhabiller. Notre religion est la plus libre de toutes, elle ne risque pas de produire des esclaves !

Fandorine était en effet curieux de savoir quelle voie choisirait l’héroïne, mais il ne connut pas le fin mot de l’histoire. La chanson s’interrompit sur ces paroles : « Et la belle jeune fille leur dit sa volonté, sa décision ferme. »

On entendit un terrible hurlement. Il était si déchirant, si épouvantable qu’avant même d’avoir compris d’où il venait, les femmes poussèrent des glapissements et les enfants se mirent tous à crier. L’instant d’après, tous virent que Laurent le bienheureux était saisi d’un accès de folie.

— Ma fin est venue ! Ah, Seigneur ! Je me meurs ! hurla le fol en Christ. Aaaah ! Je n’en peux plus !

Plusieurs moujiks se précipitèrent vers lui, mais il les repoussa si vigoureusement qu’ils tombèrent. Puis il se projeta de toutes ses forces contre le coin du poêle.

Il s’écroula par terre. Son front ouvert ruisselait de sang, mais il n’avait pas perdu connaissance.

— Pauvre pécheur que je suis ! gémit-il. (Il n’y avait plus de colère dans sa voix, mais seulement une plainte.) Je suis impuissant à sauver tes créatures ! Apprends-moi ce qu’il faut faire, Seigneur ! Les archanges Gabriel et Michel, aidez-moi ! Pauvre de moi ! Honte à moi !

Personne n’osait s’approcher de lui.

Assis par terre, le malheureux frappait sa tête ensanglantée contre le poêle à coups répétés, répandant autour de lui des éclaboussures sanglantes.

Tous étaient désemparés, sauf Chechouline. Eraste Pétrovitch, qui, après avoir écouté les réflexions du grand savant sur la « machine biologique », avait décidé de ne pas le prendre au sérieux, dut changer d’avis.

Chechouline agit promptement et efficacement.

Il fit un pas en avant, cria aux femmes :

— Taisez-vous, les possédées ! C’est pour vous qu’il fait ce spectacle !

Il ordonna aux hommes :

— De l’eau ! Et qu’elle soit bien fraîche !

Il empoigna l’épaule de Laurent, le tourna vers lui et lui asséna deux belles gifles.

L’assistance poussa un grand soupir et ce fut le silence.

Le fol en Christ se tut, écarquillant les yeux sur cet homme à lunettes si résolu.

On apporta à Anatole Ivanovitch une gamelle d’eau et le docteur la renversa sur la tête du saint homme, après quoi il pansa rapidement sa blessure avec un mouchoir. Il serra les tempes de Laurent et se pencha vers lui.

— Regarde-moi dans les yeux !

Le fol en Christ leva le menton, docile.

— Calme, caaalme… Comme ça, bravo.

La voix du docteur se fit traînante et onctueuse comme du miel.

— Gabriel t’aidera, Michel aussi… Et l’archange Anatole est déjà là… Tu sauveras tout le monde, tu délivreras tout le monde… Pas la peine de crier, ni de te cogner la tête… Il faut réfléchir… Réfléchir d’abord, agir ensuite. Et tout ira bien…

Il passa une dizaine de minutes à persuader ainsi le malade.

L’hypnose porta ses fruits. Laurent cessa de trembler de tous ses membres, ses bras pendirent le long du corps, ses yeux se firent plus clairs.

— Laisse-moi partir, ça suffit, dit-il enfin tout doucement.

Il avait retrouvé ses esprits. Il ajouta, s’adressant aux autres :

— Aidez-moi à me relever.

On le mit debout, avec maintes précautions, en le tenant sous les bras. Il s’inclina profondément devant Chechouline.

— Tu m’as aidé. Tu ne sais même pas à quel point. A présent, je sais.

— Que sais-tu ? s’étonna le psychiatre.

Mais le fol en Christ n’en dit pas plus. Il s’ébroua comme un chien, repoussa les mains des moujiks qui le soutenaient et sortit en claquant la porte, sans se retourner.

Dieu l’a permis

A cause du limonier qui boitait, il fallut passer la journée et la nuit à Paradis. Il y avait là un vétérinaire connu dans toute la région. Il assura que le cheval serait guéri le lendemain matin. En attendant, chacun vaquait à ses occupations.

Le pope et le diacre entreprirent de célébrer la liturgie du dimanche dans la chapelle du village. Personne ne les en empêcha, mais ils durent se contenter d’un seul fidèle : le policier. Celui-ci resta au garde-à-vous pendant tout le service, puis fit demi-tour et s’en fut visiter les maisons pour demander aux gens s’ils n’avaient pas vu passer quelque prophète autoproclamé tenant des discours suicidaires.

Le président de la commission statistique donnait les consignes à deux recenseurs, auxquels il finit par remettre les listes de recensement et les serviettes. Ils prirent les listes avec méfiance et les serviettes avec plaisir.

Eraste Pétrovitch errait sans but, observait et écoutait. Il gardait son serviteur avec lui, c’était plus sûr. Il savait que les femmes du village, grandes et fortes, correspondaient parfaitement à son idéal de beauté féminine. Le satané Nippon savait trouver la clé de presque n’importe quel cśur féminin.

Le tour du village n’apporta aucun élément nouveau.

Evpatiev et Chechouline prenaient le thé chez l’ancien.

Léon Sokratovitch parlait avec les paysans. Fandorine ne put entendre leur conversation : ils s’étaient tus en le voyant. Il était vraiment étonnant que les indigènes, si méfiants, s’adressent à ce mécréant avec tant de respect : son nom devait sonner pour eux comme un affront. Kryj : c’était ainsi que les schismatiques appelaient la croix orthodoxe.

La plupart des femmes étaient restées dans la collégiale auprès de Cyrielle. Par discrétion, Eraste Pétrovitch se garda d’y aller : les dames ont toujours de ces thèmes de conversation qui ne sont pas destinés aux oreilles masculines.

La gamine qui faisait le guide auprès de Cyrielle avait l’air de s’ennuyer avec les adultes. En tout cas, elle n’était pas restée avec sa patronne.

Fandorine tomba sur elle dans le vestibule vide de la maison communautaire. Là, près des portemanteaux, se trouvait un miroir dans un cadre en bois peint. La pauvre souillon, sûre d’être seule, y contemplait son reflet : tantôt elle se tournait, tantôt elle se mettait à loucher. Eraste Pétrovitch sentit son cśur se serrer. Massa soupira, lui aussi. Il sortit un bonbon et le tendit à la gamine, mais celle-ci s’enfuit comme un petit animal sauvage.

Plus tard, il l’aperçut à l’orée du village avec un groupe d’enfants de paysans. Elle leur racontait quelque chose et ils l’écoutaient bouche bée. L’une des fillettes lui tendit un pain d’épice et Cabochka le dévora immédiatement. Elle prend exemple sur Cyrielle et gagne sa vie en racontant des histoires, pensa Fandorine avec un sourire.

Quant au fol en Christ, il avait disparu.

Ils passèrent la nuit à la collégiale, qui à l’occasion pouvait servir d’auberge.

Sans s’être concertés, les différents membres du groupe se répartirent dans les trois « chambres » de la façon suivante : le cocher d’Evpatiev, Massa et Odintsov dans la chambre « inférieure », la plus proche du vestibule ; le « beau monde » dans la chambre « médiane », près du poêle. Quant à la chambre « haute », ils la laissèrent d’un commun accord au sexe faible, la conteuse et Cabochka. Une fois la longue table recouverte d’une nappe placée devant le divan, celles-ci se retrouvèrent comme derrière un paravent. On ne les voyait ni ne les entendait.

Après une nuit de voyage et une journée froide, tout le monde s’endormit très vite. Eraste Pétrovitch, qui, avec les années, était devenu sensible au moindre bruit, fut le dernier à glisser dans le sommeil, gêné par les ronflements des uns et des autres.

En revanche, il se réveilla le premier.

Il faisait noir dans l’isba. L’obscurité était totale.

Fandorine ouvrit les yeux et descendit ses jambes du banc avant d’avoir compris ce qui l’avait réveillé.

Ça sentait le brûlé !

Il arriva à tâtons jusqu’au poêle et l’ouvrit. Non, il n’y avait pas de flammes ; les charbons de la veille se consumaient doucement.

— Ça sent la fumée, dit la voix de Kryjov dans un coin. Qu’est-ce qui se passe ?

Soudain, des flammes écarlates jaillirent dans l’une des étroites fenêtres, puis dans la deuxième, la troisième ! De l’autre côté aussi !

— Au feu ! Nous brûlons, messieurs ! cria Kryjov.

Un incendie, et volontaire de surcroît ! Fandorine sentit une fine odeur de pétrole. D’ailleurs, un feu spontané n’aurait pas pris de tous les côtés en même temps. Eraste Pétrovitch courut dans le vestibule en essayant de trouver la porte. Il fallait s’y attendre : elle était fermée de l’extérieur.

— Massa, par ici ! cria-t-il.

Ce fut la panique. Les gens couraient dans tous les sens en criant, Kokhanovski, lui-même complètement hystérique, appelait les autres à garder leur calme. On entendit un tintement : quelqu’un avait essayé de briser la vitre, mais les fenêtres étaient trop étroites, comme partout dans le Nord, où l’on veillait à ne pas gaspiller la chaleur.

— Messieurs, vous nous gênez ! cria Fandorine. Que personne ne vienne ! ajouta-t-il à l’intention de Massa en japonais et, à Odintsov : Ne laissez entrer personne !

Massa jeta sans ménagement tout ce monde hors du vestibule. Profitant du fait que la nuit, tous les chats sont gris, le policier distribuait des coups à droite et à gauche. L’espace se libéra.

Après un moment de concentration destiné à mobiliser son énergie intérieure, sans quoi ce n’était même pas la peine de s’attaquer à la grosse porte, Fandorine fit un bond en avant, sauta en l’air et envoya un coup de pied dans le bois de chêne.

Sa réserve d’énergie Ki était-elle trop importante ? La porte était-elle trop vétuste ? Toujours est-il que le bois céda à la première tentative.

— Messieurs, vous pouvez sortir ! appela Eraste Pétrovitch.

Il n’eut pas à le dire deux fois. Tous s’engouffrèrent dans le trou et tombèrent sur la neige. Les uns étaient déshabillés, les autres déchaussés, mais tous étaient sains et saufs.

Il était temps !

Gonflées par le vent, les flammes envahissaient les murs en rondins. Le toit venait de prendre feu, une planche tomba dans un halo d’étincelles.

— C’est un acte criminel ! murmura le policier tout excité à l’oreille d’Eraste Pétrovitch. Ça brûle bien, dis donc ! Ah, ces schismatiques ! Ils ont décidé de se débarrasser de nous tous, d’un coup !

Repoussant le policier, qui le gênait, Fandorine s’accroupit et souleva le bâton avec lequel le ou les malfaiteurs avaient calé la porte. Il n’était pas très gros, il aurait pu ouvrir la porte sans concentrer son énergie Ki. Etrange.

— Tenez-la ! Tenez-la ! crièrent soudain les gens d’une seule voix.

Cabochka, en cheveux, pieds nus, vêtue d’une chemise de toile, essayait de pénétrer dans la maison en pleurant.

— Mère Cyrielle ! Elle est restée là-bas ! hurlait-elle en se tortillant pour échapper aux hommes qui la tenaient. Je suis une affreuse ! Je l’ai laissée, j’ai eu peur !

En effet, Cyrielle n’était pas là. Dans la panique et l’affolement, tout le monde avait oublié la conteuse.

— Où veux-tu aller ? Regarde, tout brûle, disait le policier à la gamine.

Le perron était en flammes, il n’y avait nul moyen de pénétrer dans l’isba.

Fandorine se déplaça rapidement le long du mur en regardant par la fenêtre.

La chambre basse était vide. La médiane aussi.

Voilà !

La conteuse se démenait dans le coin des icônes, entre la table et l’iconostase murale. A présent, la maison était bien éclairée par le brasier.

Impuissante, Cyrielle agitait les manches de son habit. Elle ressemblait à un cygne noir blessé. Son visage levé vers le plafond semblait complètement figé, seules ses lèvres remuaient : sans doute récitait-elle une prière.

— Enlève ton bandeau ! hurla Kryjov. Et cours dans l’entrée ! Tu y arriveras peut-être !

Mais elle ne semblait pas l’entendre.

— Ma mère, pardonne-moi ! hurla Cabochka en s’étranglant dans un sanglot.

Sur le mur d’en face, la chaleur fit éclater une vitre, des étincelles tombèrent sur le sol. Aussitôt, le tapis par terre se mit à fumer.

— Oublie ton vśu ! Tu vas brûler ! s’écria Evpatiev. Non, elle ne voudra pas, ajouta-t-il dans un gémissement. De l’eau ! Une hache ! Cassez l’encadrement de la fenêtre !

Trop tard. Déjà, les flammes dévoraient le mur intérieur, s’approchaient des icônes. La veilleuse se brisa, l’huile répandue s’enflamma aussitôt.

De tous les côtés, des paysans couraient vers la maison, portant seaux et gaffes. L’ancien claudiquait, en sous-vêtements sous sa touloupe courte en peau retournée.

— P-permettez…

Eraste Pétrovitch prit la touloupe au vieillard et s’en couvrit la tête.

L’essentiel était de retenir son souffle, de ne pas aspirer la fumée. S’étant donné cette consigne, il se précipita vers le perron.

— Massa, de l’eau ! cria-t-il en japonais.

Son serviteur le comprit. Il arracha un seau à l’un des moujiks, versa de l’eau glacée sur la peau de mouton.

Enjamber les marches enflammées, passer à travers la porte en feu n’était pas le plus difficile. Le pire était de se diriger à l’intérieur, car on ne pouvait rien voir à cause de la fumée.

Dix pas à gauche, puis une marche, se dit Eraste Pétrovitch. Mais il s’était trompé : le seuil qui séparait la chambre médiane de la chambre inférieure se trouvait à neuf pas seulement. Il trébucha et s’étala par terre.

Cette chute lui sauva la vie. Juste devant lui, une traverse tomba du plafond avec un fracas effroyable. S’il n’était pas tombé, elle lui aurait fracassé le crâne.

Il sauta par-dessus la poutre en flammes et, en quelques bonds, se trouva dans la chambre haute. Il faisait encore plus chaud ici, mais il n’y avait pas autant de fumée.

Sans perdre de temps en discussions inutiles, Eraste Pétrovitch saisit Cyrielle par la taille, la jeta sur son épaule. Elle était étrangement légère, on eût dit un fétu de paille.

Il la recouvrit avec la touloupe et courut vers la sortie.

Ses poumons réclamaient une bouffée d’air, mais se l’accorder eût été du suicide.

Il traversa la maison plongée dans l’obscurité la plus totale, en s’orientant uniquement de mémoire, et réussit à atteindre l’entrée. Son épaule et sa tête cognèrent le linteau. D’un bond, il franchit la porte transformée en un arc de feu, dégringola le perron, tomba dans la neige.

A présent, il pouvait respirer tout son soûl. Ce qu’il fit avec délice.

Massa se pencha sur lui, lui parlant en japonais. Eraste Pétrovitch était tout noir de suie.

— Maître, vous avez une brûlure sur la joue. Et votre barbe est complètement cramée. Vous n’êtes pas beau à voir.

Fandorine, inquiet, porta ses doigts à son visage. Non, ce n’était pas grave. Il aurait une cloque à tous les coups, mais pas de cicatrice.

Aloïs Stépanovitch accourut, tout émoustillé.

— Vous êtes un héros ! J’étais sûr que vous ne sortiriez pas vivant de cet enfer.

Evpatiev, ému, lui serra fort la main, sans un mot.

— Est-elle en vie ? demanda Fandorine en se levant.

Cyrielle semblait saine et sauve. Une foule de femmes jacassait et gémissait autour d’elle ; Cabochka rampait à ses pieds en sanglotant, cognant sans cesse son front par terre en signe de repentir.

Cyrielle tendit sa main, la posa sur le cou fin de la fillette, la caressa un instant.

— Allez, ça suffit. Tu as eu peur, ce n’est rien. Eh, mais tu n’as rien sur le dos. Les femmes, donnez-lui quelque chose à mettre, elle va attraper froid.

Cette femme extraordinaire ne semblait nullement bouleversée par ce qui lui était arrivé.

— Quel caractère incroyable ! dit l’industriel à Fandorine avec fierté. Une vraie nature russe ! Elle aurait péri plutôt que d’enlever son bandeau.

— Vous n’êtes pas brûlée ? demanda Eraste Pétrovitch à Cyrielle en s’approchant. Vous avez mal quelque part ?

— L’âme seule peut éprouver de la douleur, répondit-elle en tournant la tête de son côté. Or, mon âme est en paix, elle se sent bien. C’est vous qui m’avez sortie du feu ? Vous êtes des nôtres, un chrétien, n’est-ce pas ?

— Un chrétien, oui, répondit-il un brin gêné, car il se doutait bien qu’elle entendait par là uniquement les vieux-croyants.

— C’est lui qui t’a délivrée ! crièrent les femmes. Remercie-le !

Cyrielle dit d’un air indifférent :

— Dieu l’a permis. C’est qu’Il a encore besoin de moi.

Les vieillards et les hommes plus jeunes regardaient l’incendie en silence. Il était évident qu’on ne pourrait pas sauver la collégiale, qu’elle brûlerait jusqu’au bout.

Eraste Pétrovitch remarqua que le policier, accroupi, fouillait la neige. Il venait de trouver quelque chose et l’examinait.

Fandorine s’approcha discrètement.

— Un briquet, annonça Odintsov à voix basse. Et un amadou à moitié consumé. Lequel d’entre eux, alors ?

Il parcourut du regard les visages des villageois.

— Tu cherches mal, fit remarquer Eraste Pétrovitch en faisant un pas de côté. Un p-policier, ça !

Il déblaya la neige et ramassa un objet lourd que le reflet des flammes faisait briller légèrement.

C’était une croix en fer massive sur une chaîne dont un des maillons s’était desserré.

Un diable féroce

Le matin, ils reprirent leur voyage, comme prévu.

Ils n’avaient pas perdu grand-chose dans l’incendie nocturne. Fort heureusement, le gros de leurs bagages était resté dans les traîneaux et n’avait pas souffert du feu. Ceux qui n’avaient pas eu le temps de s’habiller avaient dû abandonner leurs vêtements, ce qui n’était pas bien grave. C’était le diacre qui avait souffert le plus : il n’avait plus sa soutane ni sa calotte, et n’avait pas emporté de rechange. Kryjov lui passa sa deuxième paire de bottes de feutre, Kokhanovski un chandail en tricot, Evpatiev une pelisse courte. Barnabé enroula un foulard de laine autour de sa tête à la manière d’un pirate : ainsi accoutré, il devint même pittoresque.

Quant à Cyrielle la miraculée, ils la prirent avec eux : elle se dirigeait vers la source de la rivière. Evpatiev invita respectueusement la conteuse dans son traîneau. Cabochka, emmitouflée dans une couverture, monta à côté du cocher.

Ils partirent.

Cette fois-ci, Fandorine renonça à la promenade à pied : il monta dans le traîneau d’Odintsov. Ils avaient des choses à se dire.

Tandis que le convoi se déployait sur la glace tel un lent mille-pattes, les passagers du dernier traîneau engagèrent une conversation sérieuse à laquelle une oreille non initiée n’aurait rien compris.

— Tout est clair, dit le policier en ralentissant afin que le traîneau d’Evpatiev, qui roulait juste devant lui, prît de l’avance.

— Tu crois ? demanda Eraste Pétrovitch, songeur.

— Et vous, non ? Qui a mis le feu ?

— Lui.

— Son but est clair. Il voulait nous tuer tous, nous autres antéchrists. Pour éviter le recensement. Allez, avance, abruti ! cria-t-il à son cheval qui n’arrivait pas à reprendre le bon rythme. Vous l’avez entendu parler au docteur, hein ? « A présent, je sais », qu’il a dit. C’est-à-dire : je sais comment il faut vous traiter, vipères… Un démon féroce ! Il fait le tour des villages, il trouble les gens.

Odintsov regarda son interlocuteur, qui fronçait les sourcils d’un air soucieux.

— Je me trompe ?

— N-non… Mais tout n’est pas clair. Comment a-t-il fait pour se trouver à Paradis avant nous ? Et d’un. Il voulait brûler des ét-trangers, d’accord. Mais pourquoi Cyrielle avec la gamine ? Et de deux. Et surtout, mon souci principal : où chercher maintenant ce provocateur ?

— Eh, Eraste Pétrovitch, ce n’est pas la peine de vous poser des questions inutiles ! dit le policier avec un sourire condescendant. Que Laurent soit arrivé avant nous, ça n’a rien d’étonnant. Nous avons fait tout un détour en suivant la rivière et lui, il a coupé par la forêt. Qui connaît les sentiers ne peut pas se perdre. Qu’il n’ait pas eu pitié de la bonne femme et de la gamine ? Normal, il est comme un chien enragé. Méchant, fou et, en plus, jaloux. Vous l’avez vu se tordre de fureur pendant que les gens écoutaient Cyrielle ? Il n’a pas supporté ! Je peux aussi répondre à votre troisième question : il faut chercher le scélérat dans les villages plus haut. C’est là qu’il est allé. Il y fera son numéro en terrorisant les gens et il entraînera les âmes fragiles dans le tombeau. Il faut le prendre avant qu’il n’ait commis des crimes pires encore. Quand nous l’aurons attrapé, nous l’amènerons sur la rivière pour le montrer aux gens. Regardez, espèces d’ours mal léchés, qu’on leur dira, admirez ce démon que vous teniez pour un saint, regardez ce monstre qui avait toute votre confiance.

— Est-ce qu’ils nous croiront ?

— Si nous le prenons en flagrant délit devant plusieurs témoins, des gens d’ici, ils seront bien obligés de nous croire… Et pourquoi ce Kryjov avance-t-il si lentement, il dort ou quoi ? Il faut se dépêcher !

— Je v-vais lui dire.

Fandorine sauta sur la glace et courut vers le traîneau de devant.

En apprenant pourquoi ils étaient pressés, Léon Sokratovitch fit claquer son fouet sans un mot et toute la procession accéléra le mouvement : le premier traîneau jouait le rôle de remorqueur pour Kokhanovski. Le troisième, qui transportait le diacre et le Japonais, avait du mal à suivre, mais Barnabé pressa le cheval, qui se mit à bouger ses jambes velues deux fois plus vite.

— Maîtle, appela Massa. Balnabé pa’le de sa femme, c’est tlès intélessant.

Barnabé expliqua pudiquement à Eraste Pétrovitch qui s’était posé sur le bord du traîneau :

— Je m’ennuie de ma diaconesse. Nous nous sommes mariés l’année dernière, juste après Pâques.

— Elle est belle, renchérit Massa, et il montra avec ses mains : Comme ça. Visage lond. Tout le leste lond aussi.

Le diacre rougit, tout heureux, et confirma :

— Oui, c’est une personne d’une beauté extraordinaire.

— Mes f-félicitations.

Eraste Pétrovitch descendit de nouveau sur la neige. En se retournant sur le traîneau d’Evpatiev, il constata que, pendant qu’il parlait avec Kryjov, certains membres de l’équipage avaient échangé leurs places : à présent, c’était Nikiphore Andronovitch qui était assis à côté du cocher, la pelisse ouverte.

— J’ai laissé la gamine se réchauffer un peu, cria-t-il. Regardez à l’intérieur pour voir si tout va bien.

— Tout est parfait, annonça Fandorine en se mettant sur un patin pour regarder par la fenêtre.

Quand personne ne la voyait, Cyrielle ne faisait pas vraiment subir l’épreuve de l’humiliation à sa guide. Certes, Cabochka était assise par terre, mais sa tête reposait sur les genoux de la conteuse. Celle-ci était en train de la peigner en chantonnant une douce berceuse :

— « Sur un lit douillet, / Sur un drap en soie, / Dormir sans bouger / Jusqu’au sixième jour… »

La bouche de la gamine était entrouverte, ses yeux étaient fermés : elle s’était déjà endormie. D’ailleurs Fandorine sentit à cet instant que cette voix douce et affectueuse, cette mélodie lente, le chuintement des paroles lui donnaient terriblement sommeil.

Cyrielle cessa de chanter et tourna sa tête vers la fenêtre.

— Qui est là ?

— Kouznetsov Eraste Pétrovitch, répondit-il à travers la vitre. Que signifie « jusqu’au sixième jour » ?

Elle ne parut pas du tout étonnée et répondit calmement :

— Il est écrit dans les livres anciens que les âmes des justes ressusciteront au sixième jour après la fin du monde.

— Donc, vous aussi, vous craignez une fin du monde im-minente ?

— Pourquoi la craindrais-je ? demanda Cyrielle, surprise.

Elle avait un parler étonnamment pur, sans l’accent des gens de Sterjenets, et tout à fait correct, même s’il s’y glissait par moments des tournures populaires.

— Vous non plus, vous n’avez rien à craindre, poursuivit-elle. Vous n’avez pas adhéré à la foi de Nikon, vous avez le cśur pur, on l’entend à votre voix. C’est les impurs qui doivent craindre la fin du monde, ceux qui n’ont pas su garder leur âme. Mais vous, le Seigneur vous aime. Il vous accueillera comme son fils bien-aimé qui est rentré à la maison.

C’était étonnant : lorsque Laurent le possédé annonçait la fin du monde, cela paraissait effrayant, il n’y avait aucun espoir en perspective, mais Cyrielle, elle, arrivait à vous présenter le Jugement dernier telle une consolation, un rêve.

Eraste Pétrovitch eut envie de lui demander d’où elle venait et pourquoi elle ne parlait pas comme les gens du cru, mais un événement inattendu l’en empêcha.

— Hé ! Arrêtez-vous ! criait-on. Arrêtez-vous !

Un homme à skis se tenait sur la rive, agitant les bras. Il descendit habilement la pente abrupte en biais et leur coupa la route.

Kryjov ralentit et la tête du cheval suivant heurta la nuque du père Vincent endormi. Celui-ci tressaillit et fit tomber son bonnet.

Fandorine reconnut le moujik : c’était un des recenseurs de Paradis.

Avant même d’avoir compris quoi que ce soit, il sentit qu’un incident s’était produit et se précipita vers le skieur.

— Un malheur, criait le moujik dans un râle. Un malheur !

Il avait sans doute couru longtemps à travers la forêt : un nuage de vapeur enveloppait son col, sa barbe grise était couverte de givre et de glaçons.

— Explique ! cria Odintsov en les rejoignant.

Les autres accouraient.

— Les Liapounov… Ils se sont enterrés vivants… Nikita, sa femme Maria et les trois enfants, marmonna le recenseur d’une voix tremblante. Ce matin, la voisine est venue les voir, elle a vu qu’il n’y avait personne dans l’isba… Et dans le potager, la terre était enfoncée, et il y avait ça…

Il plongea sa main sous sa veste et sortit une feuille. Odintsov la saisit, y jeta à peine un coup d’śil et la passa à Eraste Pétrovitch.

— C’est la même écriture !

Fandorine reconnut aussi l’écriture et les paroles. « Votre nouveau règlement et vos registres cherchent à nous faire abandonner la véritable foi chrétienne et à nous exiler loin de notre patrie, or notre patrie, c’est le Christ. » C’était le même texte, mot pour mot. « Jamais nous ne pourrons obéir à vos nouvelles lois, et nous désirons mourir pour le Christ. »

— Vous les avez sauvés ? demanda-t-il en prenant le messager par l’épaule.

— Pensez-vous ! Ils se sont étouffés… Il faut croire qu’ils se sont enterrés dès la nuit, juste après l’incendie…

Odintsov saisit le moujik à la gorge.

— Est-ce que Laurent le fol en Christ est venu chez vous hier soir ?

Le recenseur regarda avec étonnement le visage contorsionné du policier.

— Bien sûr qu’il est venu demander l’aumône.

— Il est passé chez les Liapounov ?

— Mais oui, Maria est toujours heureuse de recevoir des hommes de Dieu. Etait toujours heureuse, se reprit le messager dont les joues ridées se mirent à trembler.

Le policier grinça des dents.

— Vipère ! Il a réussi à leur inoculer son venin ! Je les connais, les Liapounov. Nikita était un gars doux, de ceux qui sont sous la coupe de leur bonne femme. C’était Maria qui portait la culotte. Très pieuse. Et dire qu’ils n’ont pas eu pitié de leurs petits !

Il courut vers le traîneau.

— Venez, Eraste Pétrovitch, on revient sur nos pas.

Mais Fandorine ne bougea pas.

— V-vas-y tout seul. Moi, je n’ai rien à faire à Paradis.

Odintsov s’arrêta.

— Comment ? Et l’enquête ? Sans vous, je risque de louper quelque chose.

— On aura le temps d’enquêter. Il faut sauver les gens.

Tous s’étaient attroupés autour d’eux à l’exception de Cyrielle et de la gamine, qui étaient restées dans le traîneau, mais personne ne comprenait le sens de cette discussion. Seul Kryjov, à qui Eraste Pétrovitch avait expliqué pourquoi ils devaient se dépêcher, ne montra aucune surprise.

— Léon Sokratovitch, je ne saurais me passer de vous, lui dit Fandorine. Vous viendrez avec moi ?

Kryjov acquiesça en silence.

— Et votre cheval pourra tirer trois personnes ? J’ai mon serviteur. Nous pouvons monter à tour de rôle.

— De quoi parlez-vous ? intervint enfin Evpatiev. Qui qualifiez-vous de serpent venimeux ? Laurent ? En quel sens ?

Le moment était venu de leur parler de l’incendiaire :

— C’est un homme très dangereux qui ne s’arrête devant rien. La nuit dernière, nous avons tous risqué notre peau. Revenez au village avec le policier, m-messieurs. Laurent ne s’y montrera plus, voilà qui est certain, conclut Eraste Pétrovitch. Le recensement attendra, la visite aux fidèles aussi, ajouta-t-il en se tournant vers le prêtre. Nous devons mettre le criminel hors d’état de nuire, et ensuite, libre à vous de vous promener autant que vous le souhaitez.

Après ce qui s’était passé lors de l’incendie, personne n’eut l’idée de mettre en cause la légitimité des décisions imposées par le « touriste ».

Nikiphore Andronovitch Evpatiev dit :

— Vous avez raison. Messieurs, rentrez au village. Et moi, Eraste Pétrovitch, j’irai avec vous. Il faut bien que quelqu’un leur remette la cervelle en place, à ces moujiks. Ils ne vous écouteront pas, vous êtes un étranger pour eux.

— Pour ce qui est de remettre la cervelle en place, c’est plutôt de mon ressort, fit remarquer Chechouline. Surtout si nous retrouvons le bienheureux. C’est un cas classique de mégalomanie paranoïaque à tendance destructrice et suicidaire forte. Comme vous avez pu le remarquer, je sais m’y prendre avec ce genre d’individus.

Le père Vincent se signa et prononça d’un air grave :

— A l’heure des épreuves, un pâtre ne doit-il pas rester auprès de ses brebis ? Je souhaite vous accompagner, monsieur Kouznetsov. Je le considère même comme de mon devoir.

Et même Aloïs Stépanovitch, cet herbivore inoffensif, fit preuve de persévérance :

— Eraste Pétrovitch, j’ai prêté serment à l’Assemblée rurale, en promettant d’accomplir honnêtement et impartialement mon devoir sans reculer devant les obstacles, déclara le statisticien en bombant le torse. Je suis déçu que vous ayez pu supposer que moi, un diplômé de l’université de Saint-Pétersbourg, par crainte du danger…

Odintsov interrompit sa logorrhée.

— Diantre ! cria-t-il en jetant son bonnet à terre. Moi aussi, je viens avec vous ! L’inspecteur et le juge d’instruction n’ont qu’à déterrer les cadavres sans moi ! Je voudrais sauver les vivants !

Evpatiev conclut :

— Donc, nous allons notre chemin. Mais nous sommes bien d’accord, messieurs : nous ne vous avons pas obligés à venir avec nous.

La pyramide

Après cette halte forcée, le convoi avança encore plus vite.

A présent que l’objectif du voyage avait changé, le traîneau du policier roulait devant. Le gardien de la loi fouettait son cheval sans ménagement. Des fontaines de neige gelée jaillissaient sous ses sabots, ses flancs fumants étaient couverts de givre.

Le village suivant où il fallait arriver avant le sinistre prédicateur s’appelait Barbouillevo, et il était habité par des barbouilleurs, c’est-à-dire des peintres, non pas peintres d’icônes, mais des gens insouciants et gais, qui faisaient des louboks, ces images peintes sur l’écorce de bouleau. Dans toutes les isbas du Nord, et pas uniquement chez les vieux-croyants, on pouvait voir leur production aux murs : des sujets spirituels ou profanes reproduits par des moyens artisanaux. Des marchands ambulants vendaient tous ces « Alexis-homme-de-Dieu », ces « Bova-le-prince » et ces « Finist-le-fier-Faucon » dans les villages et les foires pour cinq ou dix kopecks. Un commerce de deux sous, mais qui était avantageux, pour la bonne raison que les acheteurs ne manquaient pas.

Ils arrivèrent avant le coucher du soleil.

— Voici Barbouillevo, dit Odintsov en montrant un petit tas de maisons serrées les unes contre les autres.

Elles étaient bien différentes de celles des deux autres villages : petites, douillettes, avec de jolis volets peints.

— Seigneur, pourvu qu’il ne soit pas trop tard…

Il se souleva, cria un bon coup pour réveiller son cheval isabelle, qui était bien fatigué. Celui-ci agita sa tête hirsute et partit d’un bon trot.

Devant le village, quelques jeunes filles et femmes mariées coiffées de fichus multicolores accomplissaient une besogne bien étrange : elles mettaient de la neige dans des pots.

— Pourquoi font-elles ça ? demanda Eraste Pétrovitch, étonné.

— Chez nous, on croit que la neige de l’Epiphanie guérit quarante maux, expliqua Julien qui tendait le cou pour bien voir le village. Hé, les filles ! Laurent le bienheureux n’est pas chez vous par hasard ?

Les villageoises dévisageaient les étrangers avec curiosité. L’une d’entre elles, plus âgée que les autres, répondit posément :

— Il était là ce matin. Il a mangé, il est passé dans les maisons pour demander l’aumône et il s’en est allé.

— Où ça ?

— Tout le monde est en vie chez vous ?

— Grâce à Dieu, répondit la jeune femme, étonnée, en se tournant d’abord vers Eraste Pétrovitch.

Puis elle lança au policier :

— Où est-ce qu’il est allé ? Dans la forêt, naturellement !

— Tenez ! dit Odintsov en remettant les rênes à son compagnon de traîneau. Sais-tu quel chemin il a pris ? Quelqu’un l’a vu ? Montrez-le-nous !

Nikiphore Andronovitch, qui arriva sur ces entrefaites, s’adressa à son tour aux jeunes femmes :

— Que le Christ vous protège, mes belles ! Est-ce que tout va bien chez vous ? Je suis Evpatiev.

Les villageoises le saluèrent en s’inclinant profondément.

— Nous vous connaissons. Grâce à Dieu, tout va bien.

— Conduisez-moi chez l’ancien. Et appelez tout le monde. J’ai à vous parler.

L’une des jeunes filles prit le policier à part pour lui raconter quelque chose. Eraste Pétrovitch les suivit en faisant signe à Massa de se tenir à proximité. Tous les autres allèrent dans le village.

— A la source maléfique ? fit répéter Julien. C’est la direction de Bogomilovo ?

Il se tourna vers Fandorine.

— Ça fait une heure qu’il est parti. Je vais l’attraper ! Il ne m’échappera pas !

— Je viens avec toi.

Odintsov retourna à son traîneau et détacha ses skis, qui étaient accrochés à l’un des patins.

— Vous savez courir sur la neige ?

— Avec des b-bâtons, plutôt bien.

— Chez nous, on ne trouve pas de bâtons. D’ailleurs, ce sont des skis spéciaux, faut avoir l’habitude.

Le policier chaussa deux planches larges et courtes, tendues de peau.

— La nuit va tomber, dit-il. Si vous me perdez de vue, vous risquez de périr. Pas grave, Eraste Pétrovitch ! Je prendrai cet oiseau tout seul !

Il glissa dans sa besace une ficelle, accrocha la carabine à son épaule.

— Bon, d’accord. Admettons que tu l’attrapes. Et après ?

— Je le ligoterai, je l’attacherai à des branches de sapin et je le traînerai, cria Julien en s’éloignant. Pourvu qu’il fasse jour pendant une petite heure encore !

Sa silhouette bien bâtie, nouée d’une ceinture à la taille, filait rapidement vers la forêt à travers champs. Il bougeait les bras à la manière des militaires. Des mottes blanches s’envolaient de sous ses skis.

Un instant plus tard, le brave policier disparut derrière les sapins touffus.

Une jeune fille aux joues vermeilles, qui se tenait à côté, regardait Fandorine avec un mélange de pitié et de crainte. Habitué à inspirer au beau sexe des émotions bien différentes, Eraste Pétrovitch se sentit vexé, mais se rappela aussitôt que sa barbe était brûlée et qu’il avait sur la joue une cloque de la grosseur d’une pièce de cinq kopecks. Comme séducteur, on pouvait imaginer mieux.

Il poussa un soupir et tourna vers la villageoise son profil intact.

— Allez, je veux rejoindre les autres, montre-moi le chemin.

Mais il n’arriva pas immédiatement sur le lieu de la réunion. Avait-il suscité la compassion de la jeune fille ? La moitié intacte de son visage avait-elle fait bonne impression ? Toujours est-il qu’on le conduisit d’abord dans une maison où l’on badigeonna sa brûlure avec une pommade à l’odeur forte, qui fit immédiatement passer la douleur.

— Laisse-moi te couper la barbe, on dirait un cabot galeux, proposa sa bienfaitrice, qui s’appelait Manepha.

Faisant claquer d’énormes ciseaux, elle rétablit la symétrie de sa barbe.

— Dis, tu es marié ?

— Je suis veuf.

— Tu me fais marcher, dis ? demanda Manepha d’une voix chantante. Jure-le sur ta lestovka.

Fandorine ignorait ce qu’était une lestovka, mais cette question lui avait remonté le moral. Il pouvait donc plaire aux filles, même très jeunes et généreusement dotées par la nature.

— Je pourrais être ton père, répondit-il dignement. Et c’est un péché que de jurer pour des bêtises. Viens, on y va.

Il n’y avait pas de collégiale comme à Paradis, et toute la population, une centaine de personnes, s’était rassemblée dans la maison de l’ancien. La partie chauffée étant trop exiguë, la plupart des gens avaient dû occuper les pièces d’été où, bientôt, toutes les fenêtres furent embuées à cause de la respiration d’un grand nombre de personnes.

Lorsque Fandorine entra, Nikiphore Andronovitch était en train de prononcer son discours. Debout devant le poêle, il se tourna plusieurs fois pour embrasser du regard toute l’assemblée. Sa voix, bien que pas très forte, était pénétrante : il cherchait à toucher le cśur de chacun :

— Il nous fait peur en nous parlant de Satan et de l’Antéchrist, mais en fait, c’est lui le diable ! En quoi Dieu se distingue-t-il du diable ? Dieu est amour, le diable est haine. Celui qui prêche la haine et la mort, d’où vient-il, du bon Dieu ou du diable ? C’est clair. Je sais que ce démon va de maison en maison et qu’il sème son ivraie dans les cśurs. Ne l’écoutez pas. Vous êtes des gens à l’âme joyeuse, des artistes, vous aimez la vie.

En réalité, le maître des lieux ne fit pas à Eraste Pétrovitch une impression particulièrement joyeuse. Ce vieillard austère à la longue barbe grise et en chemise blanche, semblable à un patriarche de l’Ancien Testament, était assis sous les icônes, droit comme un piquet. Il écoutait Evpatiev sans le regarder, en fronçant ses sourcils broussailleux. A gauche et à droite de l’ancien se tenaient sa femme et sa catherinette de fille bossue, toutes deux en noir avec des mines de carême. En revanche, les autres habitants de Barbouillevo avaient effectivement des visages gais, et étaient vêtus de couleurs vives, d’étoffes bigarrées. La plupart des hommes étaient minces, agités. Les femmes avaient le teint vermeil et souriaient facilement, les gamins riaient et gigotaient.

En les observant, Eraste Pétrovitch pensa qu’ils ne ressemblaient pas à des vieux-croyants. A ceci près qu’ils ne pouvaient pas rester désśuvrés un seul instant. Les femmes et les jeunes filles tressaient de drôles de colliers avec des lanières de cuir et des bouts de tissu. Chaque collier se terminait par quatre petites plaques triangulaires. Pendant que l’orateur parlait, certains hommes notaient quelque chose sur du papier (avec des crayons tout à fait modernes, sans doute achetés en ville). Fandorine, curieux, jeta un coup d’śil par-dessus l’épaule de son voisin. Il croquait un petit diable cornu très rigolo qui crachait des flammes rouges tandis qu’une fumée noire montait de sous sa queue.

Les murs étaient couverts de louboks, essentiellement des scènes animalières. Eraste Pétrovitch contempla avec étonnement une image intitulée « Comment le crocodile a grugé la tortue », qui représentait en effet les deux bêtes de façon assez ressemblante. Une autre image, sur une grande feuille, figurait les créatures terrestres rendant gloire au Très-Haut : « Que tout ce qui respire loue l’Eternel. » Pratiquement toute la population de La Vie des animaux, de Brehm, jusqu’aux rhinocéros et aux girafes, y était présente.

— C’est Xénia la bossue qui les peint, dit Manepha dans un souffle. Son père lui a apporté de la ville un livre imprimé avec toutes sortes d’animaux. Elle ne le prête à personne. C’est fou ce qu’elle est avare !

Tout le monde lui fit « Chut ! ». Evpatiev avait cessé de parler, l’ancien se levait pour prendre la parole à son tour. Son discours fut bref et se déroula dans un silence de mort.

Eraste Pétrovitch se dit qu’il fallait effectivement un responsable de ce genre à ces gens qui ne tenaient pas en place : réservé, austère. C’était bien connu : les bavards devaient avoir pour chef un taciturne et les taciturnes, un bavard.

Le vieillard dit :

— C’est Dieu qui parle par la bouche du bienheureux. Laurent n’a pas de haine envers les hommes, seulement envers Satan. Pour ce qui est des recenseurs, je vais réfléchir.

Il se rassit.

Trois phrases de l’ancien avaient suffi à détruire l’effet de la longue philippique d’Evpatiev.

Aloïs Stépanovitch prit la parole aussi, mais personne ne l’écouta. La plupart des gens étaient restés, mais chacun vaquait à ses affaires. Des groupes se formèrent. Certains parlaient fort, d’autres riaient. Il y eut un attroupement autour de Cyrielle.

Nikiphore Andronovitch s’approcha de Fandorine.

— C’est ça, la vraie Russie, dit-il avec un sourire amer en désignant la conteuse. L’esprit vif et désintéressé, et avec un bandeau sur les yeux : c’est elle-même qui s’est rendue aveugle, car elle n’a pas besoin de regarder le monde.

— Qu’est-ce qu’elles tressent ? demanda Fandorine.

— Des lestovki. Chaque vieux-croyant en a une. Moi aussi, dit-il en sortant de sous sa chemise anglaise un ruban brodé de perles. Les quatre triangles symbolisent les Evangiles. Les nśuds, on les appelle les « papillons ». Ils permettent de compter les prières et les inclinaisons. Lestovka signifie « escalier ». Chez nous, on croit qu’il permet de grimper au ciel… Venez écouter. Qu’est-ce qui se passe chez eux ? C’est intéressant.

Un brouhaha parvenait de la foule attroupée autour de Cyrielle : les gens commandaient des contes.

— Celui sur Catherine la tsarine !

— Non, sur l’Allemand qui se lavait dans une étuve !

— Sur le pope qui jeûnait sans arrêt !

Une fois tout le monde calmé, l’ancien dit, raisonnable :

— Raconte une histoire qu’on pourrait représenter dans un tableau.

Tout le monde approuva et certains hommes préparèrent du papier pour dessiner.

— Vous les connaissez toutes, répondit Cyrielle, pensive.

Son visage blanc austère était absolument impassible, sans l’ombre d’un sourire, et pourtant, les gens s’attendaient manifestement à entendre quelque chose de drôle.

— A moins que je ne vous raconte l’histoire du roi Petrouchka ? dit-elle. La connaissez-vous ? Il s’agit du conte de la pyramide.

Les barbouilleurs ne le connaissaient pas.

— C’est quoi, une pyramide, ma mère ?

— C’est une construction en pierre en forme de gâteau de Pâques, qu’on bâtissait sur les tombeaux des rois anciens pour sauver leurs âmes, expliqua la conteuse, montrant avec ses mains que la construction était étroite en haut, large en bas. Immense, ajouta-t-elle, comme une montagne. J’en ai vu une dans un livre. Voulez-vous que je vous raconte cette histoire ?

— Raconte, raconte !

Cyrielle commença sur le même ton sérieux, en chantonnant :

— Le tsar Petrouchka avait des yeux de chat, une trogne de cochon, il est mort d’un mal honteux, et les diables l’ont emporté en enfer. Et lui de crier, de se plaindre ! Il s’attendait à ce que les démons lui mettent le nez dans les cendres de tabac et recousent sa barbe coupée sur son menton glabre. Parce que ce dévoyé savait parfaitement qu’il méritait un châtiment pour sa vie de stupre.

Tout le monde ricanait, mais la conteuse poursuivit comme si de rien n’était.

— Mais non. Voilà que le prince des ténèbres l’accueille en personne. Bienvenue, Majesté, qu’il lui dit, il y a longtemps que nous vous attendons.

De nouveaux rires savourant à l’avance le comique de l’histoire.

— Notre Petrouchka se sentit dans ses petits souliers, et il dit : « C’est là-bas que j’étais un grand, et ici, je ne suis qu’un gland. Laissez-moi me mettre dans un coin, et qu’on ne me remarque point. » Et Satan de répliquer : « Chez nous, ça ne se fait pas. Nous sommes honnêtes. Celui qui était tsar chez vous le reste ici. » On conduisit Petrouchka dans un champ. On lui posa sur les épaules une immense planche de bois : il fallait qu’il la tienne, on ne lui a pas laissé le choix. Ses ministres grimpèrent sur cette planche, douze qu’ils étaient. A force de boire de la bière et de manger gras, le tsar était bien gros et large d’épaules : pourtant, il gémit, ses genoux fléchirent. Ses ministres, ravis, sautaient sur la planche : « Nous avons passé notre temps à te distraire, à présent à toi de nous porter. » Mais ils ne s’amusèrent pas très longtemps. Les diables les recouvrirent d’un bouclier de cuivre grand comme une place entière et toute une foule de hobereaux, de popes, de marchands monta dessus. Les ministres se plièrent en quatre, quant au tsar, il ne faisait plus que piailler. Bon. Sur cette place, ils posèrent un miroir en argent grand comme une mer, et ils firent monter dessus paysans et artisans sans nombre, mille fois mille. Les hobereaux, les marchands et les popes furent écrasés et devinrent comme une galette, les ministres se transformèrent en crêpe, quant au tsar, il n’en restait plus qu’une petite flaque. Et toute la chrétienté fut recouverte d’une grille faite de fils d’or, toute légère. Des saints vieillards, des orphelins et des gens pieux ont commencé à s’y promener en toute liberté. Au-dessus d’eux, il n’y avait personne, uniquement le soleil, la lune et les étoiles.

— Vous avez là tout le programme socialiste à l’état pur, dit Kryjov avec un sourire : il avait capté le regard d’Eraste Pétrovitch. Encore un peu, et on secouera tellement notre mère Russie par le bas qu’elle marchera sur la tête.

Mais Fandorine ne le regardait pas, car il observait Massa.

Le Japonais se tenait à l’écart, il n’écoutait pas l’histoire, il examinait d’un air imposant un ficus placé sous les icônes, à la place d’honneur. Eraste Pétrovitch remarqua non sans un certain agacement que la belle Manepha aux joues rouges se tenait tout près de lui et le regardait en cachant sa bouche dans un coin de son fichu.

Il y avait tout de même quelque chose de magnétique dans le succès que Massa avait auprès du sexe faible.

— Vous êtes qui, monsieur ? demanda-t-elle d’un air timide. Pourquoi vous plissez toujours les yeux ? Et vous ne vous êtes pas signé en entrant dans la maison.

L’Asiate ne daigna même pas regarder de son côté et se contenta de froncer les sourcils d’un air pensif.

— Peut-être que vous êtes un démon et que vous nous avez été envoyé en tentation ? insista la jeune fille, de plus en plus effrayée. En signe des derniers temps ?

Il la regarda de biais et lança comme à contrecśur :

— En tentation, c’est ça.

Manepha se signa promptement plusieurs fois.

— Je ne me laisserai pas tenter. Je vais rentrer pour prier devant la sainte icône.

Et toc ! se dit Eraste Pétrovitch avec une joie mauvaise.

Mais les choses n’en restèrent pas là.

— C’est un péché que de se cacher de la tentation. C’est malhonnête, dit Massa d’un air sévère. Il faut lutter.

— Comment lutter ? demanda la jeune fille en faisant des yeux ronds. La chair est faible ! On sait que le démon a une grande force.

Le Japonais la regarda attentivement de haut en bas.

— La chail, ce n’est lien. L’essentiel, c’est de ne pas faiblil dans l’âme, ne pas abandonner la vieille foi.

Il se signa avec deux doigts et demanda :

— Ton âme est-elle felme ?

— Mon âme oui, répondit la pauvre victime.

Elle ne résista point lorsque Massa la prit sous le bras et, profitant du fait que tout le monde écoutait le conte, sortit discrètement de l’isba avec elle.

Fandorine aurait pu intervenir et gâcher la fête à Massa, mais il ne le fit pas. Premièrement, cela aurait eu l’air d’une vengeance mesquine. Deuxièmement, il n’avait aucun divertissement à proposer à Massa. Il n’y avait rien à faire, il fallait attendre le retour d’Odintsov.

Tout en enrageant contre cette décadence des mśurs généralisée qui, à en juger d’après le comportement de Manepha, avait touché même les masses populaires les plus solides, Fandorine sortit prendre l’air : il y avait tant de monde dans l’isba qu’on y étouffait.

Devant le perron, il remarqua un groupe de gamins réunis autour de la jeune guide. Elle racontait de nouveau quelque chose, sans doute un conte terrifiant, avec une voix d’outre-tombe : ses yeux étaient écarquillés, ses doigts en éventail, comme des pinces de crabe. Les petits poussaient des cris de frayeur.

— Il erre, il frappe des pieds, il tourne la tête dans tous les sens, entendit Eraste Pétrovitch.

Il sourit. Mère Cyrielle avait une élève digne d’elle, et qui s’était déjà acquis son propre public.

L’une des fillettes, morveuse, au visage criblé de taches de rousseur, dont les moufles rouges étaient accrochées à une ficelle passée autour du cou, se retourna sur lui. Elle devait avoir dans les huit ans, il manquait plusieurs dents dans sa bouche grande ouverte.

— Attention ! cria-t-elle.

Les enfants se tinrent cois en regardant l’étranger.

Tous avaient la même expression de crainte et de ravissement. Profitant du silence, Cabochka mit un caramel dans sa bouche : sans doute son salaire pour le conte.

— Qu’est-ce que t’as à zieuter ? demanda la fillette aux taches de rousseur. Passe ton chemin.

— Je m’en vais, je m’en vais. Seulement mouche-toi, répondit Fandorine en riant.

Il prit la moufle et lui essuya le nez.

Il se mit au milieu de la rue, leva les yeux et demeura interdit. Jamais il n’avait vu autant d’étoiles, jamais elles n’avaient été aussi brillantes, sauf au-dessus des mers du Midi. Ici le ciel n’était pas aussi intensément noir que dans les contrées méridionales, la blancheur de la neige l’éclairait d’un léger reflet bleuté. Dans ce pays, le ciel est plus vivant et plus chaud que la terre, pensa Fandorine en frissonnant.

Et le policier, seul dans la forêt obscure, comment allait-il s’en sortir ? S’il ne capturait pas le fol en Christ, c’était une catastrophe.

Pourvu qu’il n’y laisse pas sa peau…

A Bogomilovo !

Julien rentra à minuit passé, épuisé, furieux, tout couvert de givre.

En jurant comme un charretier – aucun schismatique ne se serait permis pareilles expressions –, il raconta qu’il avait suivi la trace de Laurent jusqu’au lac, mais qu’ensuite un coup de tabac avait soufflé – on appelait ainsi une bourrasque brève mais violente, semblable à une tempête en mer. Il n’y voyait plus rien, ça tourbillonnait. En dix minutes à peine, la trace que ses skis avaient laissée sur la neige avait été effacée. Il ne savait plus où aller. Il avait eu beau chercher : impossible de s’y retrouver dans le noir.

— Il est parti, le cabot ! Soit à Bogomilovo, ainsi qu’il l’avait annoncé aux villageois, soit vers le haut, vers Losma. Ou au monastère Saint-Daniel, là-bas il y a plein de bonnes femmes hystériques prêtes à s’enterrer ou à se jeter au feu.

— P-pourquoi ? demanda Fandorine en enfilant sa pelisse.

On les avait installés dans différents endroits pour la nuit. Fandorine, qui n’avait pas l’intention de dormir, était resté à l’écurie avec les chevaux. Cyrielle logeait chez l’ancien en tant qu’invitée de marque. Les autres dormaient dans diverses maisons.

— Ce sont des veuves qui y finissent leurs jours en priant pour leur salut du matin au soir et en brûlant des chandelles. C’est un bon public pour notre Laurent.

— Et qu’y a-t-il à Losma ? s’informa Fandorine en sortant.

Il s’arrêta devant la remise à foin, siffla.

— Ce sont des cochers qui y vivent. Ils voyagent entre Arkhangelsk et Iaroslavl. Des gens qui ne sont pas nés de la dernière couvée… Mais vous ne tenez pas en place, vous… Alors que je tombe de fatigue… maugréa le policier.

La tête ronde de Massa apparut en haut de la remise. Il avait une paille derrière l’oreille.

— Vite ! Nous partons ! lui cria Eraste Pétrovitch en japonais. C’est comment, Bogomilovo ?

Le Japonais descendit l’échelle en ronchonnant et en gémissant : toutefois, il n’avait même pas tenté de protester.

— C’est un grand village riche, au bord de la rivière. Ce sont des scribes qui y habitent. Ils recopient les vieux livres : les prières, les vies de saints… Où m’emmenez-vous ? s’écria soudain le policier.

Fandorine le poussa vers l’écurie.

— Sors le cheval, attelle-le. Nous partons.

— Où ?

— A Bogomilovo. C’est loin ?

— Une quarantaine de kilomètres par la rivière.

— Raison de plus.

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