Tout cela n’empêchait pas de méditer.

Fandorine avait depuis longtemps établi que le travail intellectuel était favorisé par deux circonstances : soit une parfaite quiétude, soit un chaos extrême. Cette découverte appartenait à Confucius, qui deux mille cinq cents ans plus tôt avait énoncé : « Cours parmi ceux qui sont immobiles, parmi ceux qui courent, arrête-toi. »

En premier lieu, Eraste Pétrovitch s’obligea à se délivrer de l’irritation que faisaient naître en lui le pénible Léon et les indigènes importuns.

Il se surprit à formuler des pensées tout à fait indignes d’un honnête homme : Allons, pourquoi les Arméniens, dans n’importe quelle situation, se présentent-ils toujours comme les principaux martyrs ? Pourquoi les Azéris (il avait retenu ce mot qui sonnait bien) sont-ils dénués de toute notion de vie privée ? – et il eut honte.

Il n’est rien de plus sot ni de plus vil que de transposer les caractères personnels d’un seul individu à une nation entière. Si même une telle généralisation est fondée, il ne faut pas y attacher trop d’importance et se rappeler que notre propre nation a sans doute des défauts qui sautent aux yeux des autres peuples.

Pour se punir, Eraste Pétrovitch rédigea au-dessous du kanji signifiant « givre » une note déplaisante, dont la teneur relevait de l’autoflagellation.

« Mon peuple use de deux idiotismes que je déteste, parce qu’ils reflètent les traits les plus déplorables du caractère national russe. Ils contiennent l’origine de tous nos malheurs, et tant que nous ne nous serons pas débarrassés de ces ritournelles, nous ne pourrons pas exister dignement, en tant que nation.

La première de ces phrases exécrables, trop souvent utilisée chez nous et n’ayant d’analogue dans aucune des langues que je connais est : “Ça ira bien comme ça.” Elle est prononcée par le paysan qui étaie avec un bâton une palissade menaçant de s’affaisser ; par la femme qui fait le ménage de la maison ; par le général qui prépare son armée à la guerre ; par le député pressé d’adopter une loi mal ficelée. C’est pourquoi tout se fait chez nous par-dessous la jambe, au petit bonheur, “à la va-vite”, comme si nous n’habitions notre pays que temporairement et que nous ne fussions pas tenus de penser à ceux qui viendraient après nous.

Le second dicton qui me soulève le cśur se prête mal, lui aussi, à la traduction. “Aimez-moi avec mes défauts, car n’importe qui m’aimerait si j’étais parfait”, se plaît à répéter l’homme russe, trouvant dans cette maxime une justification au relâchement, à la bassesse morale, à la muflerie et au chapardage. Chez nous, on juge que mimer l’homme de qualité est plus répréhensible et honteux que de faire étalage de sa propre grossièreté naturelle. L’honnête homme russe dit forcément “la vérité toute crue”, passe sans difficulté au tutoiement, serre dans ses bras, à lui en faire craquer les os, l’interlocuteur aimable, avant de lui claquer trois bises, mais lui “arrangera le portrait” si c’est un fâcheux. Le mauvais Russe dit : “Nous sommes tous de la même farine”, “Il faut bien que tout le monde mange”, “Nous marchons tous sur la même terre”, ou bien maugrée : “Tu veux passer pour meilleur, c’est ça ?” Or, toute la civilisation se résume, au fond, au fait que l’humanité aspire à être meilleure, apprend petit à petit à étouffer en elle ses “défauts” et à faire montre de son “perfectionnement” aux yeux du monde entier. Il nous faudrait un peu moins de Dostoïevski et de Rozanov, et un peu plus de Tchekhov. »

Où pourriez-vous écrire pareille chose, à part dans votre nikki personnel où, Dieu merci, personne n’ira mettre le nez ? Vous risqueriez sinon de passer pour russophobe, et tous les Russes authentiques se sentiraient choqués, se détourneraient de vous et affirmeraient en outre que pareille ignominie ne peut avoir pour auteur qu’un homme portant un nom étranger : « Fandorine ».

Après le Givre, qui apaise le feu des émotions de manière bienfaisante, le Sabre lui vint sans peine :

« La grève générale à Bakou risque d’entraîner une crise à échelle nationale aux conséquences imprévisibles. Pour le moment, les produits pétroliers ne font qu’enchérir, parce que l’offre se réduit, mais on en trouve encore sur le marché. Le pétrole continue d’être acheminé par pipeline et par tankers jusqu’à Astrakhan, par wagons-citernes jusqu’en Géorgie. Cependant, si le transport venait à être paralysé, le pays se trouverait sans combustible, sans mazout ni huile de machine, avec seulement du pétrole lampant. Il faudrait prendre immédiatement les mesures les plus énergiques. Il serait indispensable qu’un très haut responsable de la capitale, le directeur du Département de la police, au moins, vienne en personne à Bakou et remette les idées en place aux industriels qui, par cupidité, ont totalement perdu l’esprit. Il n’y a plus ni Choubine ni Pivert, mais d’après les journaux la grève ne fait que s’étendre. Saint-Estèphe devrait menacer chaque entrepreneur refusant de négocier avec les grévistes de lui retirer sa licence. Le plus important, toutefois, est d’adopter des mesures de précaution pour le transport. Le pipeline, par bonheur, est hors de danger ; appartenant à l’État, il est gardé par tout un bataillon de gendarmes. Mais il conviendrait d’envoyer sur les gros navires pétroliers des équipages de remplacement, composés d’hommes de la marine de guerre ; il faudrait également de toute urgence expédier à Bakou des bataillons du train, afin de pouvoir remplacer chauffeurs et mécaniciens en cas de grève. »

Et voilà, le plan d’action était prêt. Eraste Pétrovitch repoussa son journal, parfaitement content de lui. L’affaire ne dépendait plus que du très haut responsable de la capitale. Emma, nom d’un chien, où es-tu ?

Ils se mirent en route à midi. Censés voyager à trois, ils n’étaient cependant jamais ensemble. Léon Art ne cessait de pousser son cheval, tandis que Gassym, au contraire, se laissait constamment distancer. Il se balançait sur sa selle, une jambe passée par-dessus le pommeau, mâchonnant sans relâche. Cette lenteur rendait fou le fougueux Arménien. N’osant pas exposer directement ses griefs au terrible gotchi, le metteur en scène en appelait à Fandorine. Celui-ci finit par en avoir assez.

— Qu’as-tu à traîner de la sorte ? demanda-t-il à Gassym. À ce train-là, nous ne serons pas arrivés avant demain.

— Arriver trop tôt, mauvais, répondit l’autre, flegmatique. Il faut le nuit. Quand il fait noir.

— Non, il faut arriver avant la tombée du soir, afin de pouvoir étudier les lieux. Arrête de grignoter tes noix, et accélère l’allure.

Le gotchi ne renonça pas aux noix, mais il se redressa sur sa selle et donna des éperons.

Ils chevauchèrent durant neuf heures, sans une halte, si on excepte les changements de monture, et ne parvinrent à destination qu’à l’issue de cette longue journée d’été.

Les ruines d’une forteresse médiévale entouraient l’une des collines grises. D’autres éminences semblables se dressaient alentour, aux sommets ronds et pelés, cernés de broussailles poussiéreuses, comme autant de crânes chauves garnis d’une couronne de cheveux blancs.

À l’abri d’un bloc de rocher, Eraste Pétrovitch étudia longuement les ruines à la jumelle. Il consacra plus d’une minute à observer la sentinelle coiffée d’un bonnet à poil en faction en haut de la tour. Puis il grommela « Une f-farce ! » et, quittant sa cachette, s’avança à découvert.

— En selle. Allons-y !

— Que faites-vous ?! s’écria Léon. Il faut attendre l’obscurité ! Il va nous apercevoir et donner l’alarme.

— Il ne va rien donner du tout. Ce n’est pas un g-guetteur qu’il y a sur la tour, mais un mannequin. Et à l’intérieur, il n’y a pas davantage de sentinelle.

— Comment tu le sais ? demanda Gassym, incrédule.

Fandorine, au lieu de répondre, se contenta de marmonner :

— Bizarres, ces r-ravisseurs… Mais bon, dans un instant, nous saurons tout.

Il dévala la pente au galop et fonça par le chemin creusé d’ornières jusqu’aux portes étayées de l’extérieur par une grosse branche – c’est en la voyant dans ses jumelles qu’Eraste Pétrovitch avait compris que la forteresse n’était pas gardée.

Il mit pied à terre, écarta les deux battants et, à tout hasard, sortit son pistolet. Il leva le doigt, pour indiquer à ses compagnons de se tenir derrière lui. La vaste cour, noyée dans l’épaisseur de l’ombre vespérale, semblait déserte, mais aux oreilles de Fandorine parvinrent des sons incongrus qui s’échappaient de derrière la tour. Il pensa avoir mal entendu, mais non, ce n’était pas le sifflement du vent. Une agréable voix de ténor chantait avec des accents plaintifs :

Point ne puis vivre sans ma belle,

Qui à l’autel vais-je mener ?

Un chśur, où dominaient les voix féminines, reprenait avec sentiment :

Le Seigneur m’a donné non jouvencelle

Mais triste tombe à épouser.

Eraste Pétrovitch pressa le pas.

Au pied du donjon à moitié écroulé se dressait une tente de grandes dimensions tout emplie d’une pâle et douce lumière. C’est de là que provenait le chant.

Le rideau s’agita et se souleva, malmené par un courant d’air. L’équipe du film au grand complet était assise autour d’une longue table couverte de bouteilles et de toutes sortes de mangeaille. Seule une personne était debout, qui dirigeait le chśur. C’était le chef des assassins, celui-là même qui, lors de la fameuse réception, avait arrosé de vin le smoking blanc de Fandorine.

Aucun homme armé, ni dans la tente ni aux alentours.

— Messieurs et mesdames, que se p-passe-t-il ici ?

Les voix se turent. Tous fixèrent l’apparition. Le chef des assassins eut un hoquet et se frotta les yeux.

— Je le disais bien que Fandorine nous sauverait tous ! s’exclama Simon en bondissant de son siège.

Un autre cri retentit à l’opposé, derrière Eraste Pétrovitch :

— Où est-elle ? Où est Claire ?

C’était Léon Art qui venait de faire irruption. Il n’avait pu s’empêcher de désobéir.

Après quoi tout le monde se mit à brailler et à parler en même temps. Acteurs, actrices, preneurs de vues, éclairagistes et maquilleuses – tous se précipitèrent sur le metteur en scène et sur Fandorine. Les uns posaient des questions, les autres se réjouissaient bruyamment, certains – et pas seulement des femmes – sanglotaient. La débauche de sentiments était indescriptible, parce que les artistes sont des artistes, et aussi, à en juger par le nombre de bouteilles vides, parce qu’on avait joliment bu.

Mais Léon ne répondait à aucune question et ne faisait que répéter : « Où est-elle ? Où est Claire ? » Eraste Pétrovitch ne fournit, lui non plus, aucune explication. Simon lui paraissant le seul à être un peu sain d’esprit au milieu de cette pétaudière, il l’empoigna fermement par le bras et l’entraîna à l’écart.

— Où sont les b-bandits ?

— Ils sont partis. Ils ont laissé l’un d’eux en haut de la tour et nous ont interdit de nous approcher des portes. Il a dit que la sentinelle tirerait sans sommation… Mone Dio, je savais, je savais que vous ne nous laisseriez pas tomber ! Vous êtes notre sauveur ! Msio-dames, remerciez-le ! Embrassez-le ! Tombez à genoux !

Fandorine leva les mains pour se protéger des demoiselles qui se ruaient de tous côtés sur lui. Il détestait les familiarités, en particulier lorsqu’elles l’empêchaient de réfléchir à la situation.

— Qui ça, « il » ? Qui a parlé de la s-sentinelle ?

Un hurlement de désespoir couvrit la réponse de Simon.

— Comment, ils l’ont emmenée ?! Et vous n’avez rien fait ? Oooh !

Sans doute Léon avait-il enfin reçu réponse à sa question.

— Je l’ai perdue, perdue !

Le metteur en scène vacilla. Eraste Pétrovitch vit pour la première fois un homme s’arracher pour de bon les cheveux – ainsi, découvrait-il, la chose ne se produisait pas seulement dans les romans. Les cheveux du sieur Art étaient épais, cependant, et solidement plantés. Un mouvement de confusion s’amorça autour du martyr.

Alors Fandorine saisit cette fois-ci le prodiouktor non plus par le bras mais par le collet, et le conduisit jusqu’à l’angle le plus éloigné de la cour.

— Senia, explique-moi de manière claire et brève qui était le chef des b-bandits. Que s’est-il passé ici, en résumé ?

— Leur chef printsipal était masqué. Il parlait bien le russe. Il a dit : Asseyez-vous et mangez un morceau, messieurs les cinématographistes, quant à Mme Delune, je l’emmène avec moi…

— C’est ainsi qu’il s’est exprimé ? « Cinémat-tographistes » ?

— Oui. Il était vêtu à l’orientale, comme les autres, mais sa tcherkeska était de drap fin, son papakha en caracul gris perle, son poignard en or. Toutefois, c’était un bandit lui aussi. Quand nous avons crié que nous ne lui céderions pas Claire, il a dégainé un gros pistolet et… Pan ! pan ! Bon, tout le monde s’est tu et Claire a fondu en larmes. Alors il lui a dit de ne pas pleurer, mais de se réjouir au contraire, car un homme très important était tombé follement amoureux d’elle et voulait l’épouser. Quant à nous autres, nous n’avions rien à craindre et pouvions boire et manger. Lorsque l’homme important épouserait Claire, il y aurait une grande noce, et nous serions tous invités. Mais en attendant, il était interdit à quiconque de partir d’ici. Si jamais l’un de nous s’y risquait, la sentinelle lui tirerait dessus. Claire s’est mise à crier : « J’en aime un autre ! Je vis en concubinage ! Et j’ai encore un époux légitime ! » « Pour ce qui est du légitime, a rétorqué l’autre, celui qui portait un masque, tout est réglé. Le reste ne compte pas. » Il s’est emparé d’elle et l’a emmenée. Les nôtres se sont montrés un moment indignés, mais nous étions affamés, et la table ici était mise… Toute la journée, nous avons bu, chanté, et attendu d’être sauvés. Et ça a fini par arriver.

Tout est clair, se dit Eraste Pétrovitch. L’un des magnats du pétrole a décidé de procéder avec la belle actrice selon la coutume orientale : en l’enlevant par la force. En ce qui concerne le mari légitime, le ravisseur sait qu’en payant un bon prix on peut obtenir tout ce qu’on veut de ce monsieur. On a emmené l’équipe de tournage loin dans la montagne pour qu’elle ne puisse donner l’alarme et contrecarrer les plans matrimoniaux. On a permis tout exprès à Léon de s’échapper. Primo, pour ne pas se fâcher avec la famille Artachessov, secundo, pour n’avoir pas un rival dans les jambes.

Ce simple raisonnement achevé, Eraste Pétrovitch se sentit quelque peu irrité d’avoir perdu une journée entière pour une sottise et de devoir encore à présent s’appuyer le chemin inverse.

Il n’y avait pas à s’inquiéter pour Claire. Elle avait déjà apprivoisé toutes sortes de courtisans, elle saurait aussi bien dompter le Roméo du Caucase. En tout cas, sa vie n’était pas menacée, et pour le reste on se fichait de savoir lequel des rivaux emporterait les faveurs de l’étoile de l’écran. Cette page était tournée, que d’autres la lisent (et la relisent même jusqu’à l’user).

Des affaires importantes attendaient Fandorine à Bakou, dont l’avenir de l’État dépendait, et il était là, en pleine bouffonnade à couleur autochtone.

Fandorine demanda à Gassym de se procurer un chariot au village voisin et d’escorter la troupe d’acteurs jusqu’à la ville, afin qu’il ne leur arrive pas d’autres désagréments en chemin.

— T’inquiète pas, Yurumbach, répondit Gassym. Je conduirai les acteurs à Bakou. Et je retrouverai aussi ton femme.

Ça, je ne te l’ai pas demandé, pensa Fandorine.

En changeant de cheval toutes les demi-heures, dès qu’il était fatigué, Eraste Pétrovitch mit la moitié de la nuit à regagner la ville. Il arriva au National, hâve et épuisé, dans une obscurité totale, alors que la lune était couchée déjà, mais que l’aube ne poignait pas encore. Il mit pied à terre au coin de la rue et attacha les deux chevaux à une borne de pierre.

Il entra dans l’hôtel par la porte de service, s’attendant à n’importe quelle surprise.

Ne pas allumer la lumière, se dit-il. Tomber sur le lit. Dormir. Peu importe qu’on vole les chevaux. Quand les voleurs sauront qu’ils appartiennent à Gassym, ils les lui ramèneront d’eux-mêmes.

C’était étrange d’ouvrir la porte de sa propre chambre avec un rossignol, mais le veilleur de nuit n’avait pas besoin de savoir qu’il était rentré.

Fandorine franchit sans bruit le seuil et tendit les mains en avant pour ne pas heurter le portemanteau. Quelqu’un de chaque côté lui agrippa fermement les poignets, tandis qu’un troisième individu, dégageant une écśurante odeur de jasmin, lui passait par-derrière un bras autour du cou et s’appliquait sans beaucoup d’habileté à lui comprimer la carotide.

Ça ne se fait pas comme ça, idiot ! songea-t-il. Il n’y a pas besoin de presser si fort !

L’atroce produit de parfumerie lui souleva tant le cśur que Fandorine, mort de fatigue, sombra dans l’inconscience avec même un certain soulagement.

Un nouvel angle de vue

Ça sentait toujours le jasmin, même si l’odeur était moins violente qu’un instant auparavant. On entendait comme un bourdonnement, régulier et monotone. C’était le vent qui soufflait par vagues des bouffées d’air chaud. Bizarrement, son corps ne lui obéissait pas : il ne pouvait ni lever ni remuer la main.

La conscience ne lui revint pas d’un coup, mais par saccades.

D’abord, Eraste Pétrovitch comprit qu’il était assis dans un fauteuil, ligoté aux accoudoirs par des cordes ou bien des sangles ; ses bras et ses poignets, curieusement, n’étaient pas paralysés ni engourdis. Puis il ouvrit les yeux – pour les refermer aussitôt. Il faisait jour, et la lumière était vive.

Par conséquent, c’étaient plusieurs heures qui s’étaient écoulées, et non quelques secondes, depuis que l’asphyxieur au jasmin l’avait agressé. Le soleil était haut, les ombres courtes. La conscience lui revenait lentement, mais il éprouvait un violent mal de tête, du fait que l’artère avait été trop fortement comprimée, ce qui avait provoqué cet évanouissement prolongé.

Quelqu’un se trouvait à côté, à quelques pas. Fandorine décolla très légèrement les paupières.

Voyons, où sommes-nous donc ?

Une sorte de bureau.

Au plafond vrombissait un ventilateur électrique qui brassait l’air brûlant.

Bien qu’elles fussent attachées, ses mains n’étaient pas engourdies, car on avait glissé des coussinets sous les cordes. Eh bien, dites, quelle courtoisie !

L’individu d’où émanait l’abominable odeur d’eau de Cologne bon marché était assis à une table, occupé à se curer les ongles avec un canif, d’un air pétri d’ennui.

C’est le type de l’escalier de service, constata Fandorine. Qui n’est pas un agent d’assurances, finalement.

Sur le drap vert étaient étalés les objets extraits de ses poches : le Webley, le Derringer, son portefeuille et, dépliés, les deux télégrammes du directeur du Département de la police, signés « Emma ».

Jasmin bougea, et force fut de clore à nouveau les paupières.

Ils m’ont tendu un guet-apens dans ma chambre d’hôtel, ça, je le comprends, se dit Fandorine. À cause de la fatigue et du manque de sommeil, le hikan m’a trahi, ça, je le comprends aussi. Ce qui m’échappe, c’est pourquoi ils ont protégé mes mains avec des coussins. Que peut signifier pareille sollicitude ? Une seule chose : les révolutionnaires ont l’intention de venger la mort de leur chef de quelque manière cruelle. Ils savent déjà que le Pivert, avant de mourir, a eu les deux mains coupées. Sans doute ont-ils des projets bien spécifiques concernant mes propres extrémités. Ils les ont protégées pour que leur sensibilité ne se trouve pas émoussée. On le sait par les Chinois, maîtres inégalés dans l’art de la torture : quand on veut qu’un homme souffre le plus possible, mieux vaut ne pas lui infliger de douleur prématurément.

Fandorine se sentit même curieux de savoir à quel niveau d’imagination atteindraient les militants adversaires du despotisme. Il est cependant un sentiment plus fort que la curiosité : la colère.

Ô messieurs les messagers de la tempête ! vous allez regretter de ne pas m’avoir tué tout de suite, promit Eraste Pétrovitch en son for intérieur. Mais à cet instant le téléphone sonna, le faux agent d’assurances (Weissmüller, n’est-ce pas ?) décrocha le combiné, et il apparut aussitôt que le raisonnement échafaudé par Fandorine ne tenait pas.

— Jawohl, Herr Konsul, répondit Jasmin. Nein, aber schon bald… Ja, ich bin vollig sicher(19).

L’accent était viennois. Ce Weissmüller n’était nullement un révolutionnaire de l’ombre. L’agression avait été organisée par Lust, le résident autrichien, celui-là même qui cherchait depuis un moment et sans succès à obtenir une entrevue.

Et dans l’instant prit forme une tout autre hypothèse.

Ce sont les espions autrichiens qui surveillaient l’hôtel. Voilà le facteur que j’avais négligé ! Il existe une force qui n’est pas moins intéressée par la grève générale que les révolutionnaires ! À la veille d’un conflit armé, Allemands et Autrichiens doivent coûte que coûte priver l’Empire russe du pétrole de Bakou. La cupidité des industriels locaux, les intrigues de Choubine, le travail de sape des militants bolcheviques… tout cela fait le jeu de Lust. Il est très possible que le précepteur Franz Kaunitz soit toujours bien vivant malgré tout. Il a accompli sa mission, puis s’est évaporé. C’est une habile opération qu’ont ourdie les Autrichiens, il faut leur rendre cette justice. Aucune trace, et d’autres tirent les marrons du feu pour eux. Mais pourquoi ont-ils besoin de moi ? Pourquoi prendre un tel risque en sortant de l’ombre ?

Jasmin continuait de hocher la tête en écoutant les instructions de son chef, mais Fandorine avait déjà trouvé la réponse à sa question.

L’offensive principale n’a pas encore été déclenchée. Lust prépare une action d’envergure, qui paralysera entièrement la région de Bakou et forcera la Russie à modérer sa position dans le conflit serbe. Oui, oui, c’est exactement ça que Vienne cherche à obtenir ! Dépouiller Saint-Pétersbourg de son hégémonie dans les Balkans, sans pousser jusqu’à la guerre. Sans carburant ni produits lubrifiants, la mobilisation générale deviendra impossible, les usines s’arrêteront, les navires de guerre ne sortiront plus en mer, les aéroplanes ne voleront plus, les automobiles resteront au garage. Et quant à moi, je vois bien pourquoi Lust a besoin de m’interroger : il sait qui je suis et aimerait tirer au clair ce que j’ai eu le temps de découvrir et de communiquer à mon gouvernement. Les Autrichiens savent, bien sûr, qui est Emma. Voilà l’explication des coussins. Ils vont me tendre une carotte, essayer de me gagner à leur cause. Si je refuse, ils me tueront. Quand l’enjeu est aussi gros, tous les moyens sont bons, et l’on peut toujours ensuite accuser quelqu’un d’autre du meurtre. C’est Bakou !

Il convenait cependant de se hâter un peu. Lorsque Herr Lust paraîtrait (certainement accompagné), la situation deviendrait plus compliquée. Venir à bout du seul Jasmin, en revanche, ne présentait guère de difficulté.

Ses bras étaient solidement attachés, avec des nśuds d’une solidité tout allemande, mais « l’agent d’assurances » avait eu grand tort de ne pas lui entraver également les jambes.

Eraste Pétrovitch émit un gémissement et cligna des yeux, comme s’il venait juste de reprendre connaissance.

— Herr Konsul ! dit Weissmüller (ou quel que fût son nom). Sie konnen jetzt kommen(20).

Puis il se leva, mais au lieu de s’approcher du prisonnier ligoté, il se tourna vers la porte et lança (désagréable surprise) :

— Hei, Kerle, kommt ihr gleich(21) !

Les Kerle en question – deux robustes gaillards en manches de chemise – entrèrent et vinrent se camper de chaque côté du fauteuil.

Le plan initial de Fandorine était simple : une fois Jasmin à proximité, lui flanquer un coup, du bout de son soulier pointu, en un point douloureux, sous le genou gauche ; l’individu se pliant en deux, lui administrer de même un uwa uchi à la pointe du menton. Puis se pencher et ronger la corde. En l’espace de quinze, vingt secondes, ses mains auraient été libres. Mais en nombreuse compagnie, impossible d’exécuter ce genre de french cancan. Force serait par conséquent d’attendre l’arrivée de Lust. Il n’aurait qu’à feindre une sage disposition à négocier. Pourvu seulement que l’autre donnât l’ordre de le détacher, et là il trouverait toujours un moyen.

Mon Dieu, qu’est-ce qu’ils font ? s’étonna-t-il.

Les agents étaient en train de délier les mains du prisonnier. Certes, Jasmin avait sorti un pistolet : précisément le Parabellum qu’Eraste Pétrovitch lui avait généreusement laissé la veille.

Fandorine leva la tête. Deux paires d’yeux le fixaient d’en haut d’un air menaçant : à gauche bleus, ourlés de cils presque blancs ; à droite, marron avec des cils roux.

— Doucement, dit le blondinet.

— D’accord, répondit Eraste Pétrovitch d’un ton pacifique.

Sans prêter attention au Parabellum, il porta simultanément deux coups de ses paumes ouvertes, qui décrochèrent tout aussi simultanément deux mâchoires inférieures. Un truc simple, sans danger pour la vie ni pour la santé, mais efficace : l’adversaire se trouvait hors de combat.

Weissmüller regarda, stupéfait, Fandorine qui se levait de son siège, puis ses deux collègues qui, bouche béante, poussaient des sons inarticulés.

Enfin il se ressaisit et pressa la détente. Mais Eraste Pétrovitch n’avait pas pris, la veille, le Parabellum entre ses mains pour qu’il restât en état de fonctionner.

S’ensuivit un claquement sec, puis un autre. Mais pas de coup de feu.

Fandorine avait accumulé contre Jasmin toute une liste de griefs. Primo, il ne pouvait pardonner au gredin de lui avoir si gauchement brutalisé le cou. Secundo, le pistolet étant braqué droit sur son cśur, s’il n’avait pris ses précautions la veille, il serait déjà étendu raide. Et puis, tertio, il n’était pas permis d’user d’une eau de Cologne aussi infâme auprès de quelqu’un qui avait le crâne en compote.

Sautant en l’air, Fandorine frappa son ennemi d’un coup de pied en plein front. Cela s’appelait ushigoroshi, « abattage du taureau ». Commotion cérébrale intense avec issue létale instantanée.

Et que croyiez-vous, Mein Herr ? Im Krieg ganz wie im Krieg(22).

Eraste Pétrovitch récupéra ses biens étalés sur la table, sous les yeux ébahis des deux nigauds.

— Transmettez mon salut à m-monsieur le consul.

Sur quoi il sortit.

Il descendit l’escalier pour gagner la rue et découvrit qu’il se trouvait au centre même de la partie européenne de la ville, rue Nicolas-Ier, presque en face du conseil municipal.

Au-dessus de la porte d’entrée resplendissait une plaque de cuivre parfaitement astiquée :

Compagnie d’assurances « Chabot et associés »

Vienne – Budapest – Bakou

Automobiles et calèches passaient devant lui, des citadins accablés de soleil se promenaient sur le trottoir d’un pas indolent.

Je me demande comment ils comptaient sortir mon cadavre d’ici. Ils devaient bien avoir un plan en cas d’échec des négociations. Qu’ils l’expérimentent sur Jasmin. Ils sauront désormais comment s’y prendre avec Fandorine.

La guerre n’était pas déclarée, mais, dans les faits, elle avait déjà commencé. Comme à l’ordinaire, le réseau de saboteurs était entré en action alors que les canons ne tonnaient pas encore. L’opération visant à mettre en panne les puits de pétrole de Bakou, n’était-ce pas une action hostile ? Bon, et où il y a la guerre, messieurs les Autrichiens, il y a aussi des cadavres.

Et puis, il ne fallait pas me saisir à la gorge par-derrière, pensa Eraste Pétrovitch, toujours furieux, sur quoi il fut secoué d’un frisson au souvenir de l’odeur du jasmin. Mais l’habitude de s’interroger sévèrement sur tout acte litigieux réclamait une mise au point immédiate.

Il n’était absolument pas nécessaire de tuer Weissmüller. J’ai tranquillement fauché une vie humaine, songea Fandorine, juste parce que j’étais en colère, et j’ai encore plaisanté en moi-même sur le sujet. Mais quand on tue durant près de quarante ans d’affilée, cela cesse de choquer. Il ne sert à rien de me mentir. Je crois que la lutte contre le Mal m’a peu à peu transformé en monstre… Cela dit, cette difficulté sur laquelle l’humanité se casse la tête depuis des millénaires ne saurait être résolue à la va-vite. Laissons-la pour le nikki.

Eraste Pétrovitch était pressé de rentrer à l’hôtel. Il n’avait plus à craindre d’être suivi, et il avait besoin de joindre Saint-Pétersbourg le plus rapidement possible. Le fait que l’espionnage ennemi prît une part active aux désordres agitant Bakou changeait radicalement l’angle de vue, et même le tableau dans son entier.

Il faut immédiatement téléphoner à Saint-Estèphe, décréta-t-il. L’heure n’est plus à la confidentialité.

En tournant dans la rue Olguinskaïa, Fandorine aperçut quatre automobiles noires identiques garées devant l’entrée du National. Sur le perron se tenaient deux gendarmes. De plus près, il devint évident que leurs visages blancs n’avaient pas connu la brûlure du soleil. Ce n’étaient pas là des visages bakinois.

Seigneur, que s’était-il encore passé ici ?

Dans le hall, un jeune officier à la mine énergique, dont l’uniforme s’ornait d’une fourragère, se précipita sur Eraste Pétrovitch.

— Enfin ! On vous cherche dans toute la ville ! Allons, allons ! On vous attend !

— Qui ça ? demanda Fandorine, qui avait reconnu l’un des aides de camp du général Joukovski, le chef du corps des Gendarmes.

— M. le commandant et M. le directeur du Département de la police.

La grande politique

L’adjoint du ministre de l’Intérieur, commandant du corps des Gendarmes et général de la suite de Sa Majesté, Vladimir Fiodorovitch Joukovski, et le directeur du Département de la police, le conseiller secret Emmanuel Karlovitch de Saint-Estèphe, autrement dit les chefs des deux administrations responsables de la sécurité de l’Empire, se levèrent d’un air impatient pour accueillir Fandorine quand celui-ci, encore sous le coup de la stupéfaction, entra dans la salle des banquets laissée à l’entière disposition des hauts personnages venus de la capitale. On avait déployé là en hâte une sorte d’état-major de campagne. Des agents de liaison de l’armée achevaient d’installer un télégraphe spécial ainsi qu’une ligne de téléphone directe ; dans un angle, un poste de TSF portatif clignotait de toutes ses lampes ; plusieurs officiers et fonctionnaires disposaient sur les tables des dossiers administratifs.

— Ah ! le voilà !

Le général serra avec vigueur la main d’Eraste Pétrovitch, mais son visage de bouledogue, au front bombé et aux moustaches bismarckiennes, n’affichait aucune aménité. Sa Haute Excellence n’aimait pas le conseiller d’État à la retraite, elle savait en outre que celui-ci en était parfaitement conscient et ne jugeait pas utile de le dissimuler. La raison de cette antipathie profondément ancrée remontait à un lointain passé. Joukovski avait servi autrefois comme aide de camp du grand-duc, gouverneur général de Moscou, qui tenait Fandorine pour son ennemi juré. Son Altesse avait depuis plus de dix ans transporté ses pénates dans un autre monde, mais Vladimir Fiodorovitch avait gardé la même animosité envers Fandorine, en manière d’héritage pour ainsi dire, en mémoire du défunt. Eraste Pétrovitch témoignait au général une antipathie parfaitement réciproque, car pour aimer une personne qui ne vous aime pas, il faut être un saint homme ou un bodhisattva, or il n’était ni l’un ni l’autre.

Cependant, la fidélité du général à son chef disparu, individu fort peu plaisant que les Moscovites détestaient, avait de quoi, sans doute, susciter le respect. Il y avait là quelque chose de la loyauté des samouraïs. Eraste Pétrovitch estimait beaucoup, par ailleurs, les qualités pratiques du commandant en chef des gendarmes. C’était un homme efficace, consciencieux, et qui ne flagornait pas les puissants.

Il faut dire que Vladimir Fiodorovitch, de son côté, tout en restant hostile à Fandorine, appréciait énormément son professionnalisme et sa perspicacité. Tous deux savaient faire la part de leurs sentiments personnels dans l’intérêt d’une affaire.

Emmanuel Karlovitch ne sourit pas davantage au nouveau venu, mais pour une autre raison. De manière générale, il ne souriait pas. Il était triste, austère, suçotait constamment des pastilles pour l’estomac, et le teint de son visage était verdâtre, de la couleur du drap couvrant les bureaux de l’administration. Saint-Estèphe descendait d’une famille d’émigrants qui avaient fui en Russie les horreurs de la Révolution française et étaient restés servir l’empire septentrional – un empire incohérent et débraillé, mais en conséquence infiniment généreux avec les gens compétents et sévères. Emmanuel Karlovitch était exactement ainsi : ordonné, scrupuleux et honnête. Ces trois qualités, chez nous fort peu fréquentes (et encore plus rarement conjuguées), avaient assuré à Saint-Estèphe une brillante carrière, bien qu’Eraste Pétrovitch eût préféré voir un homme plus énergique au poste crucial de directeur général de la police.

Les événements de Bakou avaient une énorme importance pour l’État, et les nouvelles du jour donnaient à la situation locale une dimension encore plus grande. Néanmoins, Fandorine n’en revenait pas que deux hauts responsables du gouvernement eussent, toutes affaires cessantes, accouru à son appel dans une marche éloignée de l’Empire, surtout au beau milieu d’une crise politique qui, en grandissant, menaçait de conduire à la guerre.

Il était d’autant plus nécessaire de ne pas perdre de temps en vains préambules. Eraste Pétrovitch entra d’emblée dans le vif du sujet. Il parla de la conjuration à plusieurs niveaux devenue cause de la grève ; de ses soupçons concernant l’opération qui se préparait, qui paralyserait définitivement l’industrie pétrolière ; de l’activité fiévreuse, enfin, et parfaitement éhontée, que déployait le renseignement autrichien.

Si le directeur du Département de la police l’écoutait avec attention, le visage aux babines pendantes de Joukovski reflétait en revanche une impatience manifeste, tandis que ses sourcils se fronçaient encore davantage.

— Écoutez, coupa enfin le général. Je ne suis venu ici ni à cause de la grève ni à cause du pétrole. C’est Emmanuel Karlovitch qui s’occupera de ça quand je serai rentré à Saint-Pétersbourg.

— P-pourquoi êtes-vous venu alors ? demanda Eraste Pétrovitch, surpris.

— Parce que la montagne n’a pas daigné venir à Mahomet. Combien de fois vous a-t-on rappelé à la capitale ? Par téléphone, par télégramme urgent. Mais Fandorine ne répond pas, Fandorine n’est pas là, Fandorine est insaisissable ! commença Joukovski d’un ton courroucé, avant de s’emballer tout à fait : Mais le temps file, un temps précieux ! Tout le monde me harcèle – trois ministres, le chef du gouvernement, le chef de l’état-major général, le souverain lui-même : Où est ce diable de Fandorine ? À Bakou, je réponds. Nous n’arrivons pas à l’en décoller. « Allez le chercher, m’a-t-il été dit. Sinon, le temps qu’il parvienne à Saint-Pétersbourg, il sera trop tard. » Un convoi extraordinaire circulant par des voies spécialement libérées nous a amenés ici en trente-sept heures. Puis nous avons poireauté trois heures et demie dans ce trou ! dit le commandant en agitant la main en direction des volutes de plâtre ornant le plafond. Et quand vous condescendez à paraître, vous nous débitez tout un tas d’âneries, et nous perdons encore du temps !

— Ce ne sont pas des âneries ! protesta Eraste Pétrovitch, piqué au vif. Si nous entrons en guerre contre l’Autriche…

La pesante main de sa Haute Excellence s’abattit sur la table dans un fracas assourdissant.

— Me laisserez-vous terminer, monsieur ?! Je vous savais irrespectueux de la hiérarchie, mais jusqu’à présent vous n’étiez pas suspect de bavardage !

Blême, Fandorine croisa les bras sur sa poitrine et incendia le malappris d’un regard de glace.

Je n’ouvrirai plus la bouche, s’imposa-t-il.

— Bien…

Joukovski passa un mouchoir sur son front en sueur.

— Quelle malédiction, ce climat ! Écoutez et ne m’interrompez plus. Vous avez dit : « Si nous entrons en guerre contre l’Autriche ». Mais pas seulement nous, et pas seulement contre l’Autriche. Nous recevrons le soutien de la France et de l’Angleterre, eux celui de l’Allemagne et de la Turquie. Ce sera le début d’une guerre à échelle européenne, comme nous n’en avons pas connu depuis l’époque de Napoléon, avec mise en śuvre cette fois-ci de moyens de destruction modernes. Il y aura des millions de morts, des pays entiers seront vidés de leurs habitants. Le plus terrible est que ces deux locomotives, engagées sur la même voie, foncent déjà l’une vers l’autre, à une vitesse chaque jour plus folle, et que personne, pas même les machinistes, ne sait comment actionner le frein ou obliquer sur une voie de secours. À Vienne et à Saint-Pétersbourg, à Paris et à Berlin, la foule réclame du gouvernement de la fermeté, les journaux versent de l’huile sur le feu, les corps d’officiers généraux rêvent de médailles et d’avancement, les industriels font déjà le compte des futurs bénéfices que leur vaudront les commandes de l’armée. Seuls les monarques et les chefs d’État encore sensés désirent le maintien de la paix, mais les passions sont trop exacerbées. Quelle tête couronnée, quel homme politique oserait se prononcer contre l’hystérie patriotique de la société ? Ce serait attirer sur soi des accusations de faiblesse…

Eraste Pétrovitch avait oublié l’offense. Il n’eût jamais imaginé que la crise fût allée si loin.

— Vous voulez dire que la guerre est inévitable ? demanda-t-il dans un souffle, profitant d’un bref silence. En ce cas, je ne comprends pas, Votre Haute Excellence, comment vous avez pu, en un moment si crucial, vous absenter de la capitale.

Cette fois-ci, Joukovski ne se fâcha pas.

— Les moyens modernes de communication me donnent la possibilité de diriger à distance les services relevant de ma compétence. Un état-major stratégique, créé au vu des circonstances exceptionnelles, m’accompagne.

Il hocha la tête en direction des officiers et des fonctionnaires.

— Nous travaillons jour et nuit. Nous nous préparons à l’arrestation de personnages suspects, nous déployons les services du contre-espionnage territorial et militaire, nous élaborons des mesures de sécurité pour les entreprises liées à la défense. Mais un espoir est apparu d’éviter un conflit armé, et c’est actuellement le plus important. Voilà pourquoi je suis ici.

— Un espoir ? Lequel ?

— L’idée est née à Vienne, dans les cercles de la cour. L’empereur François-Joseph a quatre-vingt-quatre ans, il a très peur qu’une grande guerre ne se révèle funeste pour le trône. Cependant sa position est extrêmement difficile. L’opinion publique est là-bas encore plus enflammée que chez nous. Les Autrichiens ont soif de venger l’assassinat du couple archiducal. D’après les informations récoltées par leurs services de renseignements, des officiers de la police secrète serbe seraient impliqués dans l’attentat. Vienne ne croit pas que Belgrade voudra en rechercher et arrêter les organisateurs. Elle a présenté à la Serbie un ultimatum composé de dix articles, avec des conditions très dures : dissoudre toutes les ligues et organisations anti-autrichiennes, procéder à une épuration dans l’armée et dans l’appareil d’État, et cetera, et cetera. Belgrade est d’accord sur tout, sauf sur un point : que l’enquête soit confiée à de hauts fonctionnaires autrichiens. De fait, cela signifierait renoncer à la souveraineté nationale. Comment une commission étrangère pourrait-elle exercer des fonctions de police sur le territoire serbe ? Si le roi Pierre Ier accepte pareille chose, une révolution éclatera dans le pays. Le souverain sera tout bonnement tué, comme le fut le roi Alexandre Ier. Le gouvernement serbe a donc demandé de supprimer cet article, et lui seul. Mais Vienne ne peut pas. Le peuple autrichien ne croit pas à une enquête menée exclusivement par les Serbes. Si Belgrade n’annonce pas son accord avant quelques jours, l’ultimatum sera publié dans les journaux. Et alors personne ne pourra plus faire marche arrière. La guerre deviendra inévitable… Il n’est qu’un seul homme en mesure de sortir les négociations de l’impasse et de stopper la catastrophe. Vous.

— P-pardon ?

Fandorine pensait avoir mal entendu.

— François-Joseph a laissé entendre qu’il était prêt à un compromis, à condition que l’enquête soit dirigée par un homme qui, sans être forcément sujet autrichien, jouisse de l’entière confiance de Vienne. L’empereur a cité votre nom. Pour autant que j’aie compris, vous auriez rendu divers services à la maison des Habsbourg…

Le silence expectatif ménagé par le commandant suggérait qu’on attendait d’Eraste Pétrovitch des éclaircissements. Mais il n’en vint pas. Effectivement, quelques années plus tôt, Fandorine avait aidé la malheureuse famille éternellement en proie à des tragédies à résoudre un douloureux problème. Mais l’affaire était délicate, strictement confidentielle, en aucun cas susceptible d’être ébruitée. Il était très possible que le vieil empereur se fût souvenu de Fandorine moins pour ses talents d’enquêteur que pour son aptitude à tenir sa langue.

Sans plus attendre de réponse, Joukovski poursuivit :

— Vienne propose de vous nommer directeur indépendant de l’enquête. Vous aurez deux adjoints, un Autrichien et un Serbe, chacun avec son équipe. L’offre de François-Joseph arrange tout le monde. Belgrade est enthousiaste. Premièrement, vous êtes russe. Deuxièmement, on se souvient là-bas que, durant la guerre de 1876, vous avez combattu comme volontaire dans l’armée serbe. Notre souverain également est satisfait. La Russie se verra attribuer le rôle de pacificateur, la guerre n’aura pas lieu, et notre influence morale dans les Balkans s’en trouvera renforcée. Acceptez-vous de vous charger de cette mission ? Ou plus exactement : vous sentez-vous en droit de la refuser ?

La seconde question laissait entendre une alarme : le général venait de voir une ombre passer sur le visage de Fandorine.

— C’est affreux. J’ai t-tué un homme pour rien…

— Quoi ?

L’adjoint du ministre de l’Intérieur ouvrit des yeux ronds. Le directeur du Département de la police, au contraire, fronça les sourcils. Tous deux échangèrent un regard perplexe.

— Voilà pourquoi les Autrichiens me p-poursuivaient avec tant d’insistance…, murmura Eraste Pétrovitch d’un air encore plus sombre.

— Oui, leur consul à Bakou nous a informés qu’il ne parvenait pas à vous rencontrer, malgré tous ses efforts. Il était au désespoir. Vienne l’inondait de télégrammes chiffrés hystériques.

— Lust a perdu p-patience. Il a essayé de s’emparer de moi par la force. J’ai mal interprété ses agissements et j’ai tué l’un de ses agents…

— Écoutez, Fandorine ! explosa le commandant. Le salut de l’Europe est en jeu, et vous, vous vous attachez à des bêtises ! Les Autrichiens ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes. Qu’est-ce que c’est que ces manières : s’emparer de vous par la force ? Et pour l’amour de Dieu, cessez de vous écarter du sujet ! Êtes-vous d’accord pour diriger l’enquête ?

— Oui, bien sûr, répondit Eraste Pétrovitch d’un air malheureux.

— Ouf…

Joukovski s’essuya le visage avec son mouchoir puis se tourna vers ses collaborateurs.

— Colonel, j’ai besoin de toute urgence d’une liaison directe avec Tsarskoïe Selo.

— Désolé, Votre Haute Excellence. Je crains qu’il ne soit impossible d’utiliser la ligne de l’hôtel. J’ai donné l’ordre de se procurer tout le nécessaire auprès de l’état-major de la flottille de la Caspienne. Mais cela va prendre deux ou trois heures…

— Alors voilà, fit le général en se levant. Transportons-nous dans les locaux de la direction de la Gendarmerie. Il y a là-bas une ligne directe avec le ministère, et par conséquent on pourra joindre même le souverain. Je dois dans les plus brefs délais informer Sa Majesté que je vous ai trouvé et que vous êtes d’accord, expliqua-t-il à Fandorine. Et, au fait. Félicitations pour votre promotion au grade de conseiller d’État effectif. Désormais, vous êtes vous aussi une « Haute Excellence »…

— Quelle est la raison d’une t-telle distinction ?

— Vous voulez dire « quel est le but ». Vous savez l’importance que les Allemands accordent aux grades. Le décret est déjà rédigé et sera signé sur-le-champ. En outre, vous recevrez une lettre patente vous conférant des pouvoirs spéciaux, ainsi que des messages personnels écrits de la main de Sa Majesté à l’intention des monarques autrichien et serbe. Je vous remettrai ces bélinogrammes à la gare. Cette nuit, quand les documents seront prêts, vous partirez par convoi spécial pour Batoumi. Un yacht rapide vous attendra là-bas au port. Dans quarante-huit heures, vous serez à Vienne. Les Autrichiens insistent sur le fait que c’est d’eux que vous devez recevoir vos instructions, au cours d’une audience impériale. Vous avez des questions ?

Abasourdi, Eraste Pétrovitch se massa le point de concentration, situé exactement au milieu du front.

— Par c-conséquent, je suis libre jusqu’à cette nuit ? J’ai besoin de régler quelques affaires.

— Jusqu’à minuit, précisa le général. Si certains documents n’ont pas le temps d’arriver, vous les recevrez à Batoumi. Pour l’instant, en vertu des pouvoirs dont je dispose, je vais vous délivrer un papier qui vous aidera dans vos démarches. Colonel ! Où est le mandat préparé pour M. Fandorine ?

L’officier lui tendit une enveloppe. Tapée sur vélin à en-tête de l’adjoint du ministre de l’Intérieur, portant signature et cachet de cire, la lettre indiquait que le porteur de la présente, le conseiller d’État effectif E. P. Fandorine, était chargé d’une mission secrète de haute importance pour l’État, en conséquence de quoi toutes les unités de police et de Gendarmerie étaient tenues d’obéir sans discuter à ses ordres, et les services civils invités à lui prêter toute assistance dont il aurait besoin.

— J’ai une r-requête, primordiale. Mon collaborateur a été blessé et se trouve dans un hôpital de la ville…

Joukovski agita la main d’un geste impatient.

— Dites simplement au colonel ce qu’il faut faire, ce sera exécuté point par point. S’il faut un transport, on s’en occupera. S’il faut des soins particuliers, on y pourvoira. Ne pensez plus qu’à Vienne et à Belgrade, ne vous laissez distraire par rien d’autre. Je vous fournirai une escorte composée de mes meilleurs agents, et à Batoumi une équipe de trois secrétaires se joindra à vous.

— Je n’ai pas besoin d’escorte, coupa Fandorine.

Les Autrichiens comprendraient tout de suite qu’il s’agit de cadres du renseignement, songea-t-il, et me traiteraient avec suspicion. Et puis je n’ai que faire de nounous appointées par l’État.

— Je n’ai pas besoin non plus de secrétaires. J’en embaucherai sur place : un Autrichien et un Serbe.

Le général hocha la tête d’un air entendu.

— Eh bien, ça peut se justifier en effet. C’est à vous de voir.

— Quant aux gardes du corps, il m’en s-suffit d’un. Un homme éprouvé, expérimenté. Il me sera utile. Seulement…

— Quoi « seulement » ?

— Il est en délicatesse avec la loi.

— Eraste Pétrovitch ! lâcha Joukovski d’un ton suppliant alors qu’il atteignait la porte. Je vous l’ai déjà dit : ne perdez pas de temps avec des vétilles ! Le souverain attend. Communiquez à Emmanuel Karlovitch le nom de votre protégé, et tout sera réglé. Une dernière chose : c’est d’ici, depuis l’hôtel, qu’on vous conduira à la gare, au lieu de rendez-vous. Aussi veuillez vous trouver dans votre chambre à minuit moins le quart.

Et la porte se referma en claquant derrière Sa Haute Excellence.

Le directeur du Département de la police, qui jusqu’alors s’était tenu muet, se leva aussitôt de sa chaise et prononça d’un ton égal :

— Eh bien, cher monsieur, maintenant que le général Sturm-und-Drang(23) est reparti au galop, causons un peu des affaires bakinoises, posément et en détail.

Même quand il plaisantait, le lugubre Saint-Estèphe s’abstenait de sourire.

— À la différence de Vladimir Fiodorovitch, je suis moins préoccupé par les questions de politique européenne que par la grève. C’est pour cette raison que je suis venu. Quelque tournure que prennent les événements dans les Balkans, le pays ne doit pas rester sans pétrole. Ce serait lourd.

De quoi la chose serait lourde, le directeur du Département de la police ne se donna pas la peine de l’expliquer. Il n’en était pas besoin pour comprendre.

Fandorine énuméra les mesures qu’il était, à son avis, nécessaire de prendre : adresser une sévère remontrance aux industriels du pétrole et prévoir des équipages de secours sur les navires et des brigades de réserve dans les trains.

— C’est trop tard, déclara Emmanuel Karlovitch en hochant la tête quand il eut terminé. J’aurai, bien sûr, un entretien avec les gros bonnets de Bakou, mais ce sera sans effet à présent. Aujourd’hui, à midi pile, toute la flottille pétrolière de la Caspienne s’est brutalement mise en grève. Dans le même temps, l’union des cheminots a déclaré qu’elle s’associait au mouvement. Et ce qui est surprenant, sans agitation préalable et sans revendications affichées. Plus aucun produit pétrolier ne peut plus être livré, à l’exception du pétrole lampant. Les terminaux et les parcs de réservoirs de Tsaritsyne contiennent une semaine de réserves. Voilà le délai dont nous disposons pour faire cesser la grève. Encore heureux que l’oléoduc appartienne à l’État. Sans kérosène, ce serait proprement la catastrophe.

— Aujourd’hui à midi ? répéta lentement Fandorine. Les équipages des navires et les cheminots ? Sans avertissement ni r-revendication ?

— Précisément. On sent derrière tout cela une main de fer, une volonté unique et une organisation parfaite. Vous disiez tout à l’heure qu’à votre avis une grosse opération se préparait ? Sa Haute Excellence vous a interrompu, mais cela m’intéresse vivement. Avez-vous une hypothèse concrète ?

— Par exemple une grève concertée de tous les travailleurs des transports, répondit Eraste Pétrovitch. Mais c’est fait maintenant.

Le directeur du Département de la police hocha la tête, toutefois Fandorine changea de sujet :

— L’homme dont j’aurai besoin dans les Balkans est un criminel actuellement recherché.

— Des crimes graves ? Liés à la politique ?

— Pas politiques, mais très graves, oui. Des meurtres, y compris, sans doute, de fonctionnaires du gouvernement, une évasion de prison et Dieu sait quoi encore. Probablement assez pour dix condamnations aux travaux forcés à perpétuité.

— Dans ce cas, ce n’est pas de mon ressort.

Saint-Estèphe réfléchit, les yeux mi-clos.

— Je pourrais lui délivrer un passeport d’agent secret, établi sous un faux nom, mais à son retour en territoire russe, votre bandit serait arrêté. Mieux vaudrait qu’il reste à l’étranger.

Imaginer Kara-Gassym vivant hors des limites de Bakou était chose impossible. Et d’ailleurs il n’accepterait jamais.

— Disons que je participerai à l’enquête serbe à la condition que la grâce impériale soit accordée à mon collaborateur.

— Encore une fois, ce n’est pas de ma compétence. Cependant, je suis certain que si votre mission est couronnée de succès, cette demande sera satisfaite.

Qu’ils essaient seulement de ne pas la satisfaire, pensa-t-il. Mais il a raison : ce n’est pas avec le directeur du Département de la police qu’il convient de parler de ça.

— Je vais régler quelques d-dernières affaires en ville, annonça Eraste Pétrovitch en se levant. Je serai de retour dans ma chambre pour minuit. Ad-dieu.

Chez Gassym, l’escalier était, ainsi que d’habitude, encombré de solliciteurs. Comme Fandorine les saluait, ils hochèrent la tête sans rien dire et l’accompagnèrent des yeux – d’un regard vide de curiosité et, de manière générale, de toute émotion.

Le gotchi était assis, occupé à prendre le thé avec un vieillard à barbe blanche.

— J’ai une affaire pour toi, urgente, déclara Fandorine d’un air sombre.

— Eh ! moi aussi j’ai un affaire urgent pour toi, répondit Gassym. Mais un affaire peut toujours attendre. Assieds-toi, bois le thé.

— Mon affaire à moi ne peut pas attendre.

Eraste Pétrovitch posa sur le vieil homme un regard éloquent. L’autre se leva, salua et sortit.

— Tu es pas poli, Yurumbach. Pourquoi tu as chassé le brave homme ? J’ai ramené tes artistes, jusqu’au l’hôtel. Je rentre au maison, les gens m’attendent. Ils attendent depuis longtemps. L’homme vieux, le barbe blanc, est venu parler. Aïe, quelle honte ! Barbe blanc est venu pas pour moi, pour toi il est venu.

— Pour moi ?

Fandorine tourna la tête vers la porte.

— Mais qui est-ce ?

— Un vieux. Il a dit le nom, j’ai pas retenu. Mahmoud, Maksoud. On se fiche du nom !

Le gotchi balaya la question de la main.

— Il a dit un chose important. Tu vas être heureux.

— Moi ? Pourquoi ?

— Il est vivant. On peut à nouveau le tuer, dit Gassym avec un sourire carnassier.

— Qui est vivant ?

— Pivert.

Le menton d’Eraste Pétrovitch s’affaissa de manière disgracieuse.

— Comment est-ce possible ?! Et d’ailleurs comment le vieux connaît-il l’existence du Pivert ?

— Barbe blanc sait que je cherchais Pivert. C’est pour ça qu’il est venu. Il dit on a vu aujourd’hui la Pivert. Elle est vivante, en bonne santé.

— Mais le c-cadavre ? Avec les mains coupées…

— Je le sais ? répliqua le gotchi avec un haussement d’épaules. Toi et moi avons tué quelqu’un pas le bon. Cette chienne de Choubine nous a trompés. Mais Barbe blanc que tu as chassé (aïe, quelle honte !) ne va pas mentir. S’il a dit qu’on a vu la Pivert, c’est qu’on l’a vu.

— Où l’a-t-on vu ? Quand ? demanda Fandorine, toujours incrédule.

— Dans la journée. Dans la Ville Noire. Près de le station où on pompe le kérosène.

— Que faisait-il là-bas ? S’il s’agissait bien du Pivert, évidemment.

— Barbe blanc dit là-bas des gens réparaient le route à côté le station. Comme des ouvriers, mais c’étaient pas les ouvriers. Une homme s’est approché d’eux, elle a chuchoté longtemps. C’était la Pivert. Le petit-fils du vieux la connaît. Il est allé le dire au grand-père. Le grand-père est venu me voir. Ensuite tu es venu, tu as chassé le grand-père. Aïe, c’est pas bien !

Cette fois, Fandorine y croyait. Il venait d’avoir une illumination.

Pour que le blocus pétrolier soit complet, il ne restait qu’une opération à réaliser : mettre hors de service l’oléoduc national. Il ne fera jamais grève, aussi les révolutionnaires ont-ils l’intention d’y commettre un sabotage, songea-t-il. Tout concorde ! Le Pivert est bel et bien en vie !

Les idées défilèrent dans sa tête à toute allure.

Il faut immédiatement alerter Saint-Estèphe ! Mais que peut-il faire ? Il n’a que la police sous ses ordres, or à Bakou on ne peut compter sur elle. Il faudrait faire appel à la troupe. Mais si on envoie des renforts à la station, le Pivert n’osera pas agir. Il portera le coup plus tard, quand je serai parti. Il trouvera bien quelque chose, ce n’est pas l’imagination qui manque à cet individu. Non, il convient de le neutraliser une bonne fois pour toutes !

— J’ai besoin de réfléchir, dit Fandorine.

— Va, écris. Ta cahier est posé là où toujours. Mais moi je vais te dire sans la cahier.

Gassym se tapota le front.

— La Pivert veut mettre le feu au station de pétrole. Cette nuit. Il y a là-bas beaucoup, très beaucoup de kérosène, elle brûle bien. Il y avait la Ville Noire, il y aura la Ville Rouge.

Sur quoi il éclata de rire, heureux de son trait d’esprit.

« Gassym se trompe. Ce n’est pas seulement la station qui brûlera. L’incendie se propagera par tout l’oléoduc, à des centaines de kilomètres, jusqu’à Batoumi. C’est là le projet des révolutionnaires.

Comment empêcher que la station soit la cible d’une attaque ?

Il n’est pas besoin de renforts. La garde, là-bas, est déjà suffisamment nombreuse. Le plan du Pivert ne peut reposer que sur l’effet de surprise.

Qu’essaierais-je à sa place ?

Supposons que j’aie des hommes sous la main. Des armes et des explosifs en quantité.

Il suffit probablement de s’introduire dans la place et de couvrir d’un tapis de bombes les réservoirs de kérosène. Un incendie éclatera, et la suite se déroulera toute seule. Un jeu d’enfant.

Conclusion : affecter toutes les forces disponibles à la protection du périmètre. On peut lever la garde intérieure, elle ne sert à rien.

En outre, il convient de ratisser les terrains attenants. Dans la soirée, les saboteurs se concentreront quelque part dans le voisinage.

Tout cela, je peux m’en charger sans l’aide de personne. Mon mandat me donne ce genre de pouvoirs. »

Fandorine repoussa son cahier avec un soupir satisfait, puis retourna auprès de Gassym.

— Nous allons encore chasser la Pivert cette nuit ? demanda le gotchi tout en mâchant une galette. Nous allons au station ?

— Je n’aurai pas b-besoin de toi là-bas. Et puis, ça ne te vaudrait rien. Des gendarmes, un régime spécial. S’ils te voient, ils t’arrêtent sur-le-champ.

Eraste Pétrovitch s’abstint de donner la vraie raison pour laquelle il avait décidé de ne pas prendre Gassym avec lui. Avec le papier magique du général Joukovski, il aurait pu faire entrer n’importe qui sur un site hautement protégé, même Ali Baba et les quarante voleurs, mais les hommes du Pivert tenaient certainement la station sous surveillance, et Kara-Gassym était une personnalité connue en ville. Ils le reconnaîtraient et se tiendraient sur leurs gardes. Impossible de grimer pareil ours.

— Maintenant il faut que je d-dorme un peu. Deux heures exactement. Je vais m’allonger dans la pièce la plus éloignée. Qu’aucun de tes visiteurs ne vienne y fourrer son nez !

— Je placerai mon poignard sur le seuil. Personne ne le franchira. Dors tranquille, Yurumbach.

Fandorine s’étendit sur le tapis et adopta la posture de relâchement total.

Tout ce qui pouvait être fait a été fait, constata-t-il. Tout ce qu’il faudra encore faire, je le ferai. Et maintenant, rideau. Deux heures de bienheureuse vacuité.

Conversation avec le diable

Le Pivert mâchonnait un fume-cigarette vide. Il était ici strictement interdit de fumer. Son ombre se dessinait, noire sur les carreaux blancs, tantôt plus claire, tantôt plus dense, au rythme de l’ampoule qui clignotait au plafond et qui sans doute n’en avait plus pour longtemps.

— Eh quoi, l’ami, dit mentalement le Pivert à sa propre silhouette, la chasse entre dans sa phase finale ? Il va, il va, il va vers elle, il s’en va retrouver sa belle ?

— Ce Fandorine, hein ? pouffa le diable. Oui, tu l’as bien eu.

Le Pivert consulta sa montre. Le Crabe se débrouillerait tout seul avec la paperasse, on pouvait très bien remplir des formulaires d’une seule main. Il restait encore peut-être une dizaine de minutes. Il fallait se mettre dans le bon état d’esprit, se concentrer au maximum. La moindre erreur pouvait tout faire échouer.

C’est dans ce but qu’il s’était isolé dans les toilettes. Pour être seul un moment.

— Et bavarder avec son vieux pote, pas vrai ? murmura le diable. Maintenant l’Éléphant ne nous échappera pas.

Le stupide animal est légèrement inquiet, il balance ses oreilles, agite un peu la trompe, mais reste persuadé qu’il n’y a pas de vrai danger. Le point le plus vulnérable de son corps gigantesque est on ne peut mieux défendu, il n’a pas de raison de s’effrayer beaucoup.

Comme dans toute grosse affaire, l’essentiel était de trouver le talon d’Achille : le point qu’il suffit de frapper pour étendre raide mort l’ennemi qui semblait invincible.

Ce point, c’est Bakou. Les grandes puissances contemporaines, sans s’en rendre compte, étaient devenues dépendantes des carburants comme on l’est d’une drogue. Sans ressources énergétiques, un État suffoque dans l’instant, comme un organisme où le sang ne circule plus.

La Russie disposait de sources d’énergie : le charbon et le pétrole. Pour ce qui était du charbon, il était difficile d’agir, les lieux d’extraction étaient trop nombreux. Avec le pétrole, c’était plus simple. Près de quatre-vingt-dix pour cent de la production provenaient du même endroit, grand comme une pièce de monnaie : la presqu’île d’Apchéron, séparée du reste du pays par les montagnes du Caucase et par la mer. Les produits pétroliers circulaient par seulement trois artères : par bateau sur la Caspienne, par convoi ferroviaire sur la terre ferme et par oléoduc pour le kérosène.

La voie ferrée était coupée. Il n’avait pas été simple de s’entendre avec les sociaux-démocrates mencheviques, mais ils avaient fini par rallier une position commune.

Les S-R, qui contrôlaient la flottille de tankers de la Caspienne, s’étaient fait longuement, longuement prier, mais avaient accepté eux aussi de se joindre à l’orchestre.

Et cette nuit même aurait lieu l’illumination de la station de pompage de Bakou. Une onde de feu se propagerait sur huit cents kilomètres. En de nombreux endroits, elle endommagerait la voie ferrée que longeait l’oléoduc.

Les camarades du Donbass et de Sibérie provoqueraient une grève générale de l’industrie charbonnière. Les mineurs pour l’instant hésitaient encore, car on venait d’augmenter assez convenablement leurs salaires, mais quand le grand barouf aurait éclaté, la solidarité prolétarienne prendrait le dessus, ainsi que l’esprit inaltérable du pougatchevisme inhérent au peuple russe.

Le pays se trouverait privé de mazout, de pétrole, d’huile de graissage, puis de charbon. Mais plus important encore, il se trouverait privé de kérosène. Les machines-outils et les transports s’arrêteraient, ce serait déjà bien. Mais si jamais la lumière s’éteignait à l’intérieur des maisons (or quatre-vingt-huit pour cent des appareils d’éclairage en Russie fonctionnaient au pétrole lampant), alors viendrait l’époque de la Grande Nuit.

Dans les rues enténébrées des villes pousseraient des barricades que viendraient défendre les ouvriers des usines en grève.

Dans les vastes étendues des terres paysannes recouvertes par l’ombre, les demeures des maîtres tout à coup s’embraseraient.

À l’intérieur des casernes plongées dans le noir, les soldats travaillés par la propagande commenceraient à bouger.

La clique militaro-industrielle serait contrainte d’oublier la guerre impérialiste, chacun se précipiterait pour sauver sa peau. Mais en vain. L’éléphant de l’autocratie, ce géant trois fois centenaire et décrépit, ne tiendrait pas longtemps sur ses grosses pattes en forme de socle. Il s’effondrerait et crèverait.

Et alors la grève générale prendrait fin. La lumière brillerait de nouveau, illuminant l’immense pays enfin libéré de l’esclavage.

— Ce n’est pas pour rien qu’on a baptisé l’opération « Des ténèbres à la lumière », dit le Pivert à son compagnon.

Le diable n’eût pas été le diable s’il n’avait en réponse lancé une pique :

— Tu passes toute ta vie dans l’ombre, dans la clandestinité. Pourras-tu vivre à la lumière ? Ne seras-tu pas aveuglé ?

Des notes insinuantes se firent entendre dans la voix du Malin :

— Peut-être songeras-tu même à fonder une famille ? Tu auras bientôt quarante ans, adieu jeunesse ! Dis-moi, homme-île, et si tu te transformais en presqu’île lorsque la lutte sera terminée ?

— Ne t’approche pas, animal ! s’exclama le Pivert, furieux, interrompant le discours du tentateur. Il faut d’abord abattre l’Éléphant.

Et il pensa en secret, à l’insu même du démon, que lorsque la grande Śuvre commune serait accomplie, il pourrait s’occuper de son bonheur personnel. Créer un isthme relié à une autre île. Et puis, pourquoi pas, constituer tout un archipel.

Quand l’Éléphant aurait crevé, tout cela deviendrait possible.

Combat contre un crustacé

Fandorine arriva à la station de pompage en fiacre. Il portait une fausse barbe et des lunettes, et était coiffé d’une casquette d’ingénieur ornée du bandeau de l’administration des Mines.

Cette précaution ne se révéla pas inutile. Bien qu’il ne fît pas encore nuit, la placette devant le portail et le point de contrôle étaient inondés de lumière électrique. Pas une lueur ne brillait dans les alentours : les corps d’usines, les derricks, les réservoirs, les entrepôts, tout paraissait sans vie. La grève avait changé la Ville Noire en désert inhabité.

L’oléoduc était sérieusement protégé : barrière avec sentinelle, miradors équipés de projecteurs et, le long du mur d’enceinte, des patrouilles restant toujours dans le champ de vision l’une de l’autre.

Eraste Pétrovitch se présenta au chef du corps de garde.

— Très bien, Votre Haute Excellence. Vous êtes attendu.

— Où y a-t-il une c-corbeille à papier ici ?

Il arracha son postiche et fourra ses lunettes dans sa poche. Le lieutenant n’en fut pas surpris ; il avait été averti que le conseiller d’État effectif arriverait grimé.

Avant de partir, Eraste Pétrovitch avait téléphoné à Saint-Estèphe. Il lui avait dit que la station de pompage devait s’attendre durant la nuit à un acte de sabotage, mais qu’il n’était rien besoin d’entreprendre. Il y avait là-bas suffisamment d’hommes, et il dirigerait personnellement la contre-opération. Il avait deux demandes à formuler auprès du directeur du Département de la police : donner au commandant de la garde les instructions nécessaires, et lui faire porter, à lui, Fandorine, un uniforme de fonctionnaire des Mines.

« Et c’est tout ? avait demandé Emmanuel Karlovitch d’un ton nerveux. Vous plaisantez ! Je me rends immédiatement à la station.

— Surtout pas. Cela donnerait l’alarme aux s-saboteurs. »

Saint-Estèphe avait poussé un soupir et s’était résigné.

« À la grâce de Dieu ! Je reste à côté de l’appareil. »

L’officier de service chargé de la sécurité, le capitaine Vassiliev, avait exécuté point par point les ordres reçus par téléphone.

— Aucun changement n’a été apporté à l’emploi du temps habituel avant l’arrivée de Votre Haute Excellence. Seuls moi et mon adjoint, le capitaine Simonachvili, sommes au courant de la menace de sabotage. Sait-on en quoi consiste au juste le plan des criminels ? Que faut-il redouter ? Un assaut, une sape, une attaque de lanceurs de bombes ?

— Je l-l’ignore. J’ignore également à quel moment l’opération aura lieu. Aussi, ne perdons pas de temps. Faites-moi visiter le site, puis allons à l’intérieur.

L’inspection révéla ce qui réclamait d’être observé : il y avait là quantité de petites constructions, cabanes de service, remises, guérites, locaux de stockage. Si un groupe de terroristes parvenait à pénétrer dans les lieux, il ne lui serait pas difficile de se cacher.

Comment le Pivert s’y prendra-t-il pour entrer ? s’interrogea Fandorine. Ah ! le diable le sait. Cependant, il ne compte tout de même pas prendre d’assaut, de front, un objectif gardé par tout un bataillon de gendarmes ? C’est donc qu’il a imaginé une ruse. Peut-être lui et ses hommes sont-ils déjà quelque part ici. Ils attendent le moment favorable ou l’heure convenue.

— Bien. M-montrez-moi où se trouvent les points vulnérables de la station.

— Nous avons soigneusement examiné les mesures de sécurité contre les incendies, expliqua le capitaine chemin faisant. Tout est recouvert d’une épaisse couche de laque ininflammable. Les tuyaux par lesquels le kérosène arrive des raffineries sont, à l’extérieur, réfractaires. L’unique zone où un départ de feu, ou a fortiori une explosion, représenterait un danger, c’est la salle de pompage. Mais vous allez voir comme elle est sévèrement protégée.

Le couloir qu’ils avaient emprunté décrivait un coude avant d’aboutir à une porte. Au-dessus de celle-ci scintillait un étrange arc métallique. Un planton, Mauser à la ceinture, salua l’officier et tendit la main sans rien dire.

Vassiliev entreprit de dégrafer son étui de pistolet.

— C’est une innovation technique, un détecteur de métaux. Si quelqu’un tente d’entrer ici avec un objet métallique pesant plus de cent grammes, un signal d’alarme se déclenche. C’est pourquoi il faut déposer son arme. Même moi. Tout peut arriver ! Qu’un coup de feu parte tout seul, que la balle ricoche… Ça fait peur, rien que d’y penser. Dans la salle de pompage, la garde n’est armée que de poignards à lame courte rangés dans des fourreaux de cuir.

Tous deux remirent leurs pistolets à la sentinelle, le capitaine déboucla également son sabre.

Ils suivirent ensuite un couloir d’une blancheur aveuglante. Sans l’odeur forte et pénétrante de kérosène, on eût pu penser qu’il s’agissait d’une clinique ou d’un laboratoire scientifique ultramoderne.

À chaque pas s’entendait davantage un terrible bruit de forge, comme le souffle profond de quelque géant hors d’haleine qui se fût trouvé à proximité.

— C’est ici le cśur de l’industrie du kérosène. Ici se rejoignent, tels des vaisseaux sanguins, les pipelines de toutes les raffineries, expliquait le capitaine d’une voix vibrante, visiblement fier de sa mission. Une puissante pompe Watt propulse dans l’oléoduc le kérosène qui nous arrive, et imprime au liquide une poussée telle qu’il atteint une vitesse de dix mètres à la seconde. À la station suivante, distante de cinquante kilomètres, le kérosène est à nouveau pompé. Et ainsi de suite jusqu’à Batoumi ! En une année, il part d’ici près d’un million de tonnes de pétrole lampant. Nous fournissons de la lumière à toute la Russie et à la moitié de l’Europe !

Il ouvrit une porte en acier et poursuivit ses explications en criant, tant le souffle cadencé était devenu assourdissant.

À l’autre bout de la vaste salle, une cuve énorme, aux flancs scintillants, atteignait presque la hauteur du plafond, lequel s’élevait à plus de dix mètres. Des tuyaux couraient en haut des murs, et même carrément en l’air, qui amenaient le kérosène à la pompe.

— Un piston de plusieurs tonnes se déplace à l’intérieur, un « piston plongeur », brailla Vassiliev en montrant le gigantesque tonneau. Un moteur électrique, nous avons notre propre générateur ! Si l’alimentation en courant est coupée, la pompe s’arrête tout bonnement. Mais si la moindre étincelle tombe par là, dans la prise d’air… Vous voyez, au-dessus du palier supérieur de l’escalier ?

Mais Fandorine ne leva pas la tête, occupé qu’il était à examiner la salle.

Deux techniciens en blouse bleue s’affairaient dans un coin, assis à croupetons. Deux sentinelles, chacune le poignard à la ceinture, se tenaient de chaque côté de l’escalier métallique dont parlait le commandant de la garde.

— Et aucune personne étrangère ne p-peut entrer ici ?

— Aucune.

— Existe-t-il un autre accès que le couloir par lequel nous sommes arrivés ?

— Non.

Eraste Pétrovitch parcourut encore une fois le local des yeux, avec attention.

— Combien avez-vous d’hommes disponibles, capitaine ?

— La première et la troisième compagnie ont pris la relève. D’après le tableau des effectifs, cela représente trois cent cinquante-huit hommes.

— Comment la garde est-elle répartie ?

— Conformément aux instructions. Quatre pelotons protègent le bâtiment de la station de pompage. Deux sont affectés sur le poutour du site, aux miradors et aux postes de contrôle. Deux autres patrouillent sur le térritoire intérieur. Une souris ne pourrait s’y faufiler, Votre Haute Excellence.

— Nous sommes trop peu pour qu’une s-souris ne puisse passer. Il faudrait l’attraper…

Fandorine se dirigea vers la sortie, le capitaine sur ses talons.

— Nous n’allons pas rester assis à attendre que les criminels jugent bon de nous attaquer. Nous allons porter un coup préventif, et contrarier leur plan. Nous aurons besoin de tous vos hommes. Il n’y a personne à redouter à l’intérieur. Notre mission principale est de défendre le p-périmètre.

— D’après les ordres, je n’ai le droit en aucune circonstance de laisser la salle de pompage sans protection.

— Combien d’hommes cela représente-t-il ? Deux à l’intérieur, et un à côté du détecteur ? dit Eraste Pétrovitch avec un geste indifférent. Resteront également à leur poste les sentinelles en haut des miradors, et la garde à l’entrée. Tous les autres sortiront. Vous établirez un cordon ininterrompu tout autour de l’enceinte. Combien faudra-t-il de monde pour cela ?

Le capitaine se livra à un rapide calcul :

— Quatre cent vingt mètres de périmètre. À raison d’un homme tous les trois mètres, il en faudra cent quarante, autrement dit trois pelotons et demi.

— P-parfait. Vous partagerez les autres en deux groupes. Vous prendrez la tête de l’un, le second sera commandé par votre adjoint. À partir du portail, vous vous étirerez en ligne sur deux rayons et ratisserez la zone attenante en tournant, un groupe progressant vers la gauche, l’autre vers la droite. Vous avez compris la mission ?

— Parfaitement, répondit Vassiliev d’une voix mal assurée. Mais alors il n’y aura presque plus personne à l’intérieur.

— La station sera scellée hermétiquement par le cordon externe. Le portail sera toujours g-gardé. Je resterai moi-même à l’intérieur, puis me joindrai au groupe qui aura découvert l’adversaire et engagé le combat. Si jusqu’à maintenant nous avons fait mine de ne rien soupçonner, à présent le facteur décisif est la rapidité. Donnez le signal d’alerte, commandez « Aux armes ! ». Et puis vite, au pas de course. Il est vingt-deux heures quarante-neuf. À onze heures pile, et pas une seconde plus tard, l’opération de ratissage doit commencer. Exécution !

L’officier était un vrai soldat, discipliné. Ayant reçu un ordre clair, il cessa d’émettre des doutes. Il sortit un sifflet, souffla dedans d’une certaine manière, par trois fois. Deux ou trois secondes plus tard, des trilles identiques retentissaient aux quatre coins du site. Quelques instants encore, et partout résonnaient des cris de commandement, des piétinements de bottes, des cliquetis d’armes.

Fandorine se tenait dans la cour, devant le portail, la mine sévère, l’śil rivé sur sa montre. Ce n’était pas au début de l’opération qu’il pensait, cependant, mais au fait qu’il ne serait jamais rentré au National pour minuit.

Ce n’est rien, songea-t-il. Le train m’est spécialement destiné, il ne s’en ira pas. Le général Joukovski n’est pas une demoiselle, lui non plus, il attendra. Qui plus est, Saint-Estèphe l’a certainement informé de la tâche qui m’occupe actuellement.

Son cśur s’était mis à battre plus vite. La fièvre, l’avant-goût de la chasse, le parfum brutal du danger – n’était-ce pas ça, la vraie vie ?

Mais peut-être arriverai-je à temps après tout, se dit Eraste Pétrovitch quand, à onze heures pile, il entendit de l’autre côté des portes :

— Colonne, en avant, au pas de course !

Ordre aussitôt répété, à quelques mètres de distance, avec un accent géorgien :

— Côlônne, an avane, au pas dès course !

La cour à présent était vide. Seules deux silhouettes se dessinaient en noir près du corps de garde, devant le portillon découpé dans le vantail : une sentinelle et son chef.

C’est le moment !

D’un pas assez lent à première vue (mais en réalité très rapide), Fandorine marcha jusqu’au bâtiment le plus proche (qui abritait, apparemment, le générateur évoqué par le capitaine), comme s’il se promenait sans but. Quittant la lumière, il ôta tous ses vêtements de dessus pour se faire presque totalement invisible. Le conseiller d’État effectif ne garda sur lui qu’un costume noir et moulant de shinobi. Il n’aimait pas porter un masque, aussi passa-t-il simplement sa main teintée d’une solution spéciale sur son visage, et sa peau s’assombrit.

Même si quelqu’un maintenant eût surveillé la cour avec attention, jamais il n’eût repéré l’ombre désincarnée qui se faufilait le long des murs en direction de l’entrée du corps principal.

Dans le couloir désert, Fandorine se déplaça très vite, sans le moindre bruit.

Ils sont déjà là !

Sous le cadre du détecteur de métaux, le planton gisait, face contre terre. Une flaque sombre se répandait sous lui. Le Mauser était resté dans son étui : le ou les meurtriers avaient négligé de le prendre. Et l’on comprenait pourquoi : ils savaient que le système d’alarme fonctionnerait.

Ils veulent non seulement saboter l’installation, mais aussi prendre la poudre d’escampette. Il s’agit donc d’une bombe à mécanisme d’horlogerie, conclut-il.

Eraste Pétrovitch n’avait nulle intention, lui non plus, de déclencher le mugissement de la sirène, aussi glissa-t-il son Webley dans le casier. Puis il reprit sa course.

Il se demandait bien comment le Pivert avait réussi tout de même à s’introduire dans le saint des saints.

Quand il eut entrouvert la porte de la salle de pompage, il reçut la réponse à sa question.

Ah, voilà ! Très habile…

Deux corps en uniforme de gendarme étaient étendus par terre ; deux hommes en blouse bleue se tenaient accroupis, concentrés sur leur tâche – impossible de distinguer par-dessus leurs dos à quoi, précisément, ils s’affairaient.

Ainsi nous sommes des techniciens. Nous avons éliminé la garde, ce qui ne posait guère de problème, et à présent nous assemblons un engin explosif. Voyons, voyons, lequel d’entre nous est le Pivert ?

Certainement celui qui donnait les instructions en se reportant à une feuille de papier. L’homme gardait la main gauche dans sa poche. C’était son compagnon qui accomplissait tout le travail.

À cause du vacarme produit par la pompe, le chef était obligé de crier. Eraste Pétrovitch discernait presque chaque mot.

— … Maintenant, enfoncer le bouton à fond. Tourner la molette de douze crans.

— Pas si vite ! répondit l’exécutant. Je n’ai pas le temps de suivre ! Voilà, maintenant c’est fait. Et ensuite ?

L’autre prononça une phrase inintelligible, en même temps qu’il tendait la main vers le haut. Alors le second se redressa et courut vers l’escalier. Il serrait dans une main une sorte de boîte noire, de l’autre il empoigna la rampe.

Le Pivert se tenait de dos, la main gauche toujours dans la poche. Il regardait tantôt sa feuille, tantôt son complice. Celui-ci ne s’occupait pas davantage de ce qui se passait derrière lui : il grimpait et grimpait les marches.

Peut-être réussirai-je à capturer les deux, se dit Fandorine.

Il s’avança.

— Tu vois le carter ? Non, regarde plus à gauche ! commanda le Pivert. Là, à côté du presse-étoupe supérieur, il doit y avoir le régulateur d’air !

— Ça y est, je le vois !

— Monte la fixation magnétique. Tu te rappelles comment ?

L’ombre noire n’était plus qu’à un pas du donneur d’ordres, et celui-ci ne sentait, n’entendait rien. Fandorine s’apprêtait à saisir le Pivert par le cou, quand l’homme devant lui, levant la tête, demanda d’une voix forte :

— Écoute, le Pivert, tu crois que cinq minutes nous suffiront ? On risque d’être retardés au portail.

Le Pivert, c’est donc l’autre ? s’étonna Fandorine.

Voilà qui changeait les priorités.

— Ne t’en fais pas, le Crabe. Nous aurons le temps ! répondit l’autre, perché en hauteur, dans un tintamarre métallique. Et sinon, le diable nous emporte. Deux minutes de plus, c’est trop de risque !

Il faut qu’il redescende. Autrement, je ne pourrai pas l’avoir vivant, constata Fandorine.

Au lieu de mettre hors circuit l’homme à la feuille de papier, comme il l’avait projeté au début, il lui empoigna solidement les mains par-derrière et lui chuchota à l’oreille :

— Continue à donner tes instructions, le Crabe. Un soupir, et je te tue.

Et il poussa vers l’avant le terroriste stupéfait, pressant les points névralgiques de ses poignets pour plus de persuasion. L’autre gémit, puis se mit à marcher docilement à petits pas.

— Halte !

Ils se trouvaient à présent juste au bas de l’escalier. D’en haut, on ne les voyait plus. Le Crabe respirait péniblement, mais se tenait sage.

— Crie-lui : « Il y a là un truc embrouillé. Je n’y comprends rien. Descends un moment », lui murmura Eraste Pétrovitch en serrant les doigts encore plus fort.

Au lieu de répondre, le terroriste se rua en avant, tout en flanquant à Fandorine un coup de talon dans le tibia. Sous la douleur, sa vue un instant s’obscurcit, mais ce n’est pas là ce qui le désarçonna. Le bras gauche du Crabe parut s’allonger comme par magie, puis se détacha complètement du corps. Abasourdi, Fandorine relâcha son étreinte.

Le saboteur acheva alors de se libérer. Il ne resta dans la main d’Eraste Pétrovitch qu’une prothèse gantée de cuir.

Le Crabe se révélait manchot !

Mais il n’était plus temps de s’étonner. Un couteau scintilla.

Fandorine reconnut la manière de frapper : c’était ainsi, de l’épaule gauche à l’épaule droite, d’un coup tranchant, que l’homme, sous le wagon, avait tenté de le tuer.

Eraste Pétrovitch eut à peine le temps de se rejeter en arrière et fut contraint de reculer encore. L’infirme maniait à la perfection l’arme blanche. Il enchaînait les bottes, attaquait sans laisser une seconde de répit.

— Vas-y, le Pivert, vas-y ! cria-t-il. Je le retiens ! Règle sur trois minutes ! Non, deux ! Et cours, cours !

Du coin de l’śil (il n’avait pas le loisir de lever la tête), Fandorine vit une ombre se déplacer sur l’un des tuyaux passant sous le plafond.

Un son mou en même temps qu’élastique. Le Pivert venait de sauter à terre.

Allait-il l’attaquer dans le dos ? Ce serait parfait.

Malédiction ! La porte métallique venait de claquer.

Il s’en allait !

Enfin Fandorine parvint à saisir le bras de son assaillant. Mais le Crabe possédait dans son unique pince une force extraordinaire – il réussit à se dégager.

Eraste Pétrovitch enrageait de perdre autant de temps avec un estropié. Et la bombe qui égrenait son tic-tac, et le Pivert en train de détaler !

Rien à faire, se dit-il. Adieu, le Crabe. Tu ne veux pas vivre, tant pis pour toi.

Reculant d’un bond, Fandorine sortit son Derringer. Le petit pistolet pesait moins de cent grammes, et l’ingénieux détecteur de métal n’y avait pas réagi.

Le Derringer a quantité de défauts : une unique cartouche, un calibre minuscule, on ne peut tuer raide son adversaire qu’à condition de lui tirer précisément dans l’śil. Mais il possédait aussi une qualité, infiniment précieuse en l’occurrence. Une qualité qu’Eraste Pétrovitch mit à profit.

Le coup de feu claqua, fort peu bruyant. La balle toucha le point visé : un śil étincelant de fureur. Si Fandorine avait tiré avec une arme d’une puissance plus meurtrière, il eût couru le risque que le projectile traversât la cible de part en part et ricochât de manière imprévisible. Là, aucun danger : le camarade Crabe s’effondra, mort, et la balle resta fichée dans son crâne.

En un éclair Fandorine vola en haut de l’escalier, escaladant les marches quatre à quatre, sans même toucher la rampe des mains.

Pendant quelques secondes, il observa avec attention le cadran de la bombe à retardement pour identifier le système.

Le Pivert n’avait réglé le compteur ni sur trois minutes, ni même sur deux, mais sur soixante secondes. Et cinquante étaient déjà passées.

Mais même dix secondes, c’est beaucoup. Surtout quand la bombe relève d’un mécanisme aussi rudimentaire, avec un simple détonateur à pile Lewis.

Eraste Pétrovitch ôta la batterie, et l’aiguille s’arrêta.

À présent, il pouvait s’occuper du Pivert. Celui-ci avait-il eu le temps de se sauver bien loin ? Et comment comptait-il franchir le portail ?

Sans perdre de temps à redescendre l’escalier, Fandorine suivit le chemin que le Pivert, une minute plus tôt, avait pris pour s’enfuir : il courut le long du tuyau apportant le kérosène, puis sauta à terre. Pour un homme non entraîné, sauter d’une hauteur de près de sept mètres représentait une gageure. Il n’y avait rien d’étonnant à ce qu’Eraste Pétrovitch y parvînt : il s’était spécialement initié à la science des sauts et des chutes. Mais qu’en était-il du Pivert ?

Le cas est difficile. Visiblement, il va falloir courir un peu, pensa Fandorine. Non sans plaisir.

Un homme blanc dans une ville noire

Le Webley n’était plus dans le casier. Eraste Pétrovitch poussa un juron. Ce maudit Pivert, non content de savoir sauter aussi bien qu’un ninja, s’y connaissait parfaitement en armes. Monsieur savait choisir ! Le Mauser de la sentinelle poignardée l’avait laissé indifférent.

Eh bien, maintenant, il n’était plus du tout question de laisser filer le malfaisant. Il n’y avait d’autre Webley comme celui-là sur terre. Fandorine avait lui-même apporté des perfectionnements au modèle existant. L’exemplaire qu’il possédait avait été fabriqué sur mesure, et il avait dû l’attendre près d’un an.

Le criminel avait laissé une trace bien visible dans la cour.

Près du perron, dans l’ombre, un homme était étendu, bras en croix. S’il était en chemise, ses bottes et son pantalon étaient d’uniforme. C’était le chef du corps de garde auquel Fandorine, moins d’une heure plus tôt, avait présenté son mandat. Sans doute avait-il entendu les cris provenant du corps principal et décidé d’aller voir ce qui se passait…

L’absence de casquette, de tunique et de ceinturon soufflait dans quelle direction le meurtrier avait pu s’éclipser.

Eraste Pétrovitch courut droit au portail. Une sentinelle brandit sa baïonnette à son approche.

— On passe pas ! Qui va là ? hurla-t-elle, regardant avec effroi la figure sale et la silhouette noire du conseiller d’État effectif.

À en juger par l’accent, c’était un Tatar. À son poste depuis peu de temps. Fandorine ne l’avait pas vu quand il était entré.

Présenter son mandat à pareil personnage n’eût été qu’une perte de temps, or celui-ci était précieux.

Écartant la baïonnette, Eraste Pétrovitch empoigna le soldat par la gorge.

— Un officier est-il sorti à l’instant ?

— Oui, siffla le Tatar.

Il était tout jeune, une nouvelle recrue.

— Il m’a dit : « Attache tes boutons, abruti. »

Fandorine balança la carabine au loin, pour que le soldat, dans son zèle, ne lui tirât pas dans le dos. Puis il passa en courant la barrière.

À droite et à gauche, des appels retentissaient dans la nuit : les deux colonnes procédaient au ratissage de la zone. Mais droit devant, tout était silencieux. Le Pivert n’avait pu s’enfuir que dans cette direction.

Invisible dans l’obscurité, presque aérien, sans un bruit, Eraste Pétrovitch courut sur la route, se fiant moins aux ombres qu’il discernait dans la nuit qu’aux sons qui parvenaient à ses oreilles.

Dans cette ville morte, on pouvait se perdre ou se cacher n’importe où. Mais Fandorine avait l’impression de bien connaître son adversaire, et depuis longtemps.

Le Pivert n’était pas de ceux qui disparaissaient en s’enfuyant. Il avait compris que l’opération avait échoué : la station n’avait pas explosé. Il connaissait le responsable de son échec. Et – on pouvait n’en pas douter – brûlait d’exercer sa vengeance. Il suffisait donc de lui en fournir le moyen.

Sans s’arrêter, Eraste Pétrovitch essuya de sa manche la teinture qui couvrait son visage, ôta sa veste et arracha son bonnet. Il avait cessé d’être invisible. Il se matérialisait. Et il fallut encore que la lune se mît de la partie, comme désireuse d’assister à la rencontre des deux ennemis jurés.

Son torse nu, sa face au teint clair, son crâne hérissé d’une brosse de poils blancs devaient se détacher sur l’arrière-fond d’un noir total comme un dessin à la craie sur un tableau d’école.

Pour accentuer l’effet, Fandorine se prit en outre à lancer des cris, tout en avançant sans trop presser le pas entre les bâtiments ensevelis dans l’ombre :

— Eh, l’oiseau pivert ! Viens te poser par ici ! Je suis seul !

Au-devant il aperçut un carrefour éclairé par des réverbères. Il n’y avait pas de sens pour le Pivert à progresser plus loin. Là-bas se trouvait le poste de police situé à la frontière de Bakou et de la Ville Noire. Jamais le Pivert ne prendrait cette direction.

Il ne vint pas à l’esprit de Fandorine d’appeler les policiers à l’aide. Il n’avait même pas pris avec lui le Mauser de la sentinelle tuée. Pour ne pas avoir la tentation d’abattre celui qu’il importait de prendre vivant.

Non, repensa Fandorine, le Pivert ne peut pas s’enfuir sans s’être vengé alors qu’il a reconnu sa défaite. Il voudra forcément me dégommer d’un coup de bec. Autrement, il ne serait pas un pivert mais un simple piaf. Il est quelque part ici. Il se tient caché. Il surveille. Eh, où es-tu ? Il n’y a aucune ruse, n’aie pas peur. Je suis seul, sans arme. La cible idéale !

Eraste Pétrovitch rebroussa chemin. Il marchait lentement à présent, et tous les vingt pas s’arrêtait pour crier aux ténèbres :

— J’ai tué votre ami manchot ! Pas une doublure cette fois-ci, le vrai ! Vous ne voulez vraiment pas le venger ?

Il le voulait, et comment qu’il le voulait ! Il suffisait de se rappeler qu’à la veille d’une opération de sabotage de grande envergure le Pivert, au risque de tout mettre en péril, s’était rendu à Yalta pour tuer Spiridonov, avec qui les révolutionnaires avaient de vieux comptes à régler.

La nuit était paisible. Pas un bruit alentour. Ses cris devaient porter loin.

Le Pivert l’entendait. Il était tout près. Il se glissait à pas de loup ou bien avait déjà pris position et le mettait en joue.

Le Webley était une excellente arme : précis, pratique, rapide, mais il ne touchait à coup sûr sa cible que dans un rayon de vingt-cinq mètres, au maximum trente. Si le Pivert l’avait préféré au Mauser, c’est qu’il connaissait certainement ses qualités et ses faiblesses. Il ne se risquerait pas à tirer de loin.

C’est pourquoi Eraste Pétrovitch s’appliquait à se mouvoir de façon à ne pas se trouver sur plus de deux lignes de tir en même temps. Surveiller deux points, c’était possible, trois, c’était plus ardu.

Mais voilà que se présenta devant lui un lieu où le tireur pouvait s’être embusqué en trois endroits différents : au milieu de la rue se dressait la forme noire d’une guérite de transformateur. Quand Eraste Pétrovitch était passé là à l’aller, il avait franchi cette zone dangereuse sans réfléchir, tant il était sûr que le Pivert était quelque part au-devant. Maintenant cependant il lui fallait choisir : contourner la guérite par la droite ou par la gauche ? Dans tous les cas, la distance par rapport aux points propices à une embuscade ne dépassait pas vingt mètres.

Fandorine eût choisi, quant à lui, la maisonnette en torchis aux fenêtres crevées, presque adjacente à la route. Mais il n’était pas moins commode de tirer de derrière la guérite, ou depuis l’autre côté, où un monceau de briques concassées se dessinait dans l’ombre.

Et la lune qui brillait soudain d’un éclat plus vif ! Le vent venait de chasser les légers nuages transparents qui voilaient le ciel.

Eraste Pétrovitch cessa de crier. C’était devenu inutile. Si le Pivert avait pris la fuite malgré tout, il ne l’entendrait pas. Et s’il était là, à quoi bon se fatiguer les cordes vocales ?

Tout en gardant un śil sur la façade percée de trous béants, Fandorine ralentit le pas. En pareille situation, il ne suffisait plus de s’en remettre à son ouïe. L’adversaire n’était pas assez bête pour se trahir en armant bruyamment la culasse de son arme. La balle était certainement engagée dans la chambre, le cran de sûreté levé. Tout le plan de Fandorine reposait uniquement sur le fameux hikan, le « sentir par la peau », un outil, autrement dit, ignoré de la science, et par conséquent peu sûr. Les ninjas croient que le regard humain est matériel ; s’il est dirigé sur vous, vous pouvez le percevoir. Plus le regard est concentré et chargé d’émotion, plus sa pression est manifeste.

Il est fort possible que ce ne fût qu’une illusion due à la tension nerveuse, cependant Fandorine sentit soudain comme un fourmillement sur sa peau. Quelqu’un le fixait depuis les ténèbres. À en juger par l’intensité de la sensation, il s’agissait d’un regard lourd d’attention et d’affect.

La seule chose étrange était que ce frisson glacé lui avait couru dans le cou, au-dessous de la nuque, alors que la personne qui le prenait pour cible eût dû se trouver devant lui. Il avait dépassé la masure en torchis, et personne n’avait tiré.

Eraste Pétrovitch se figea, prêt à se mettre en mouvement au premier éclair qui jaillirait.

— Les mains en l’air, Votre Haute Excellence !

La voix avait retenti dans son dos. Le hikan ne l’avait pas trompé. Il aurait dû l’écouter.

Ainsi il est dans la maison ! comprit Fandorine. À la fenêtre la plus à droite, semble-t-il. Pourquoi n’a-t-il pas tiré plus tôt ? Pourquoi ne tire-t-il pas maintenant ?

Une plaisante conversation

— Pas la peine de vous retourner, en revanche, avertit la voix moqueuse. Ou je ferai feu. J’ai très envie de causer, mais je n’hésiterai pas.

J’ai sous-estimé son sang-froid, réalisa Fandorine. Il m’a laissé passer pour se retrouver en position favorable. Et s’il ne tire pas, c’est parce qu’il veut savoir comment j’ai découvert le plan de sabotage de la station.

— Lentement, à genoux, ordonna le Pivert.

Que faire ? Se relever quand on est à genoux, c’est s’offrir pour cible immobile un instant de trop. Alors que si je lance le « carrousel » maintenant, en position debout, du diable s’il fait mouche à une telle distance !

Et cependant Fandorine s’exécuta. Le « carrousel » interdirait toute conversation. L’affaire se terminerait par un corps-à-corps à l’issue mortelle. Un cadavre muet ne répondrait à aucune question. En admettant même qu’il parvienne à capturer le Pivert vivant, un tel homme n’ouvrirait jamais la bouche, rien ne saurait l’effrayer. Or Eraste Pétrovitch avait très envie d’obtenir quelques réponses.

Et puis, une fois qu’il serait à genoux, l’adversaire se relâcherait un peu et s’approcherait. Ce qui était tout à fait, tout à fait souhaitable.

Mais le Pivert se révéla décevant : il resta là où il était. Il savait visiblement qu’il ne fallait en aucun cas s’approcher de Fandorine. Et il était sûr de son adresse au tir.

Mais quoi ! dès lors que l’ennemi ne doutait plus de la victoire, il se montrerait plus sincère. Pourquoi mentir à un homme condamné à mourir dans les cinq minutes ? Le procédé était risqué mais fonctionnait à la perfection, Eraste Pétrovitch y avait eu recours bien des fois dans sa vie.

— Qui vous a livré mon plan ? demanda le Pivert, exactement comme Fandorine l’avait prévu.

— Personne.

— Comment l’avez-vous deviné alors ?

— Je n’ai rien deviné. J’ai jeté une ligne avec un appât, et vous avez mordu.

— Je ne comprends pas. Vous pouvez éviter les allégories ?

L’irritation perçait dans la voix.

— Il ne faut p-pas lire les journaux intimes des autres. Vous pensiez vraiment que je ne me doutais pas qu’un de vos hommes tournait autour de Gassym et fourrait périodiquement son nez dans mes écrits ? Sa maison est un vrai moulin à vent, c’est un jeu d’enfant que d’y envoyer des espions. Il m’a donc suffi d’écrire qu’il faudrait remplacer d’urgence les équipages des navires et des locomotives pour que la flottille de la Caspienne et le chemin de fer se déclarent en grève simultanément.

Aucune réaction – un silence prudent.

— Lorsque j’ai appris que vous étiez sain et sauf, poursuivit Fandorine (sans plus du tout bégayer, ce qui lui arrivait dans les moments d’extrême tension), je me suis longuement creusé la tête : pourquoi le camarade Ulysse avait-il donc cessé de me donner la chasse ? Et puis j’ai compris : vous aviez besoin de moi pour une raison ou une autre. Aujourd’hui j’ai deviné pourquoi. Vous vouliez m’utiliser de quelque manière. Qu’attendiez-vous de moi ?

— Que vous rappliquiez aussitôt, que vous donniez l’alarme, et que la plus grosse part des gendarmes coure ratisser les environs… J’aurais dû me douter que l’affaire n’était pas nette quand ils sont tous sortis excepté les hommes de garde, répondit le Pivert d’un ton maussade, se laissant prendre au jeu.

— Vous avez envoyé exprès le vieux chez Gassym.

C’était là un constat de la part d’Eraste Pétrovitch, et non une question. Tout s’éclaircissait peu à peu.

— Mais comment avez-vous su que le général Joukovski allait venir et m’octroyer des pouvoirs spéciaux ?

— Les télégrammes chiffrés volaient entre Saint-Pétersbourg et Bakou. Je les ai lus. J’ai un homme qui travaille au télégraphe du ministère…

La voix était pensive. Le Pivert digérait ce qu’il venait d’entendre.

— Oui, vous m’avez habilement feinté avec votre journal intime, Votre Défunte Haute Excellence.

Et voilà, maintenant il fallait parler très vite, car après ces mots, le coup de feu devait suivre. Le Pivert avait les réponses à toutes ses questions.

— Vous serez encore curieux d’apprendre une chose…, dit Eraste Pétrovitch sans aller plus loin.

Pas un homme au monde ne serait capable de tuer celui qui commence une phrase de cette manière.

— Laquelle ?

Mais rien. Je baratine, répondit Fandorine en son for intérieur.

À partir de cet instant, il interdit à son cerveau tout travail de pensée. Il convenait à présent qu’il s’en remît entièrement à son corps, seul capable de le sauver en pareille situation. Les réflexes naturels étaient plus rapides et immédiats que n’importe quel acte conscient.

Sans se redresser, il effectua une culbute en avant. La balle siffla, fendant l’air juste au-dessus de lui.

Puis il roula sur le flanc et se releva d’un bond. Une gerbe de poussière jaillit à ses pieds.

L’heure était venue du « carrousel ». Eraste Pétrovitch prit un bref élan et se lança dans une série de roues, se repoussant avec les mains à chaque rotation. L’adversaire eut le temps de tirer encore trois fois avant que Fandorine se retrouvât dans l’angle mort et se collât au mur, au coin de la maison.

Le Webley contenait sept balles. Force serait par conséquent de s’exposer encore deux fois.

Se déplaçant sans un bruit, Eraste Pétrovitch contourna la bicoque par l’arrière pour couper la retraite à l’ennemi. À une si faible distance, il eût entendu le moindre frôlement et déterminé les gestes de l’adversaire. Mais tout était silencieux dans la maison. Le Pivert n’avait pas bougé. Il attendait.

Ce monsieur a du sang-froid, il n’y a pas à dire, reconnut Fandorine. Heureusement qu’il lui reste deux balles et non une seule. Il serait bien capable de dépenser la dernière pour lui, alors qu’ainsi notre homme a l’illusion de pouvoir encore prendre le dessus. Comment s’emparer de lui là-dedans ? La baraque est minuscule. Si je force la porte ou que je saute par la fenêtre, à bout portant il ne me ratera pas.

L’art de « ceux qui se déplacent sans bruit » enseigne ceci : quand tu es désarmé, regarde bien autour de toi et tu trouveras forcément une arme.

Fandorine regarda bien autour de lui. Il n’en repéra aucune. En revanche, il aperçut le reflet un peu mat d’une flaque de pétrole, comme on en voyait par centaines dans la Ville Noire.

Il ôta son pantalon moulant, pour ne plus garder sur soi que son pagne. Il avait vêtu celui-ci en prévision d’épisodes mouvementés, et non par amour de l’exotisme. Nouée d’une certaine manière, la bande d’étoffe stimulait judicieusement le tanden, ce point d’énergie situé à un sun au-dessous du nombril.

Eraste Pétrovitch trempa le vêtement japonais dans l’épais liquide noir et malodorant. Il fronça le nez. Quelle immonde saleté, tout de même, que ce pétrole ! Impossible, décidément, d’y échapper !

Il s’en enduisit du sommet du crâne jusqu’aux talons et redevint tout noir, se fondant à nouveau avec la nuit.

Il portait, fixé sous l’aisselle au moyen d’un sparadrap spécial, le nécessaire de base du ninja : une lame souple et étroite avec un côté à dents de scie (il n’en aurait pas besoin) ; une sarbacane à fléchettes empoisonnées (même chose) ; le briquet à amadou à l’épreuve de l’eau (lequel, en revanche, convenait exactement à son dessein).

Un ricanement lui parvint de la maison.

— Qu’est-ce que vous fabriquez là, Fandorine ? Revenez donc éclairer ma lanterne.

Il est en face de la porte, donc… Dos aux fenêtres, entre l’embrasure centrale et celle de gauche… Je vais t’en donner, de la lumière, attends un peu.

Eraste Pétrovitch observa la lune vers laquelle, lentement mais sûrement, flottait un nuage de bonne taille, noir et dense. Il ne lui restait plus qu’une minute ou deux à attendre.

— Vous ne sauriez pas, par hasard, qui nous avons occis à votre place la nuit dernière ? demanda Fandorine, dans l’espoir de soutirer encore quelques informations à l’adversaire.

Mais l’autre ne mordit pas à l’hameçon.

— Les règles du jeu ont changé. Plus aucune révélation. Si vous vous laissez descendre, alors soit, avant de vous tuer, je satisferai votre curiosité.

C’est un indice, se dit Eraste Pétrovitch. Il connaît l’identité de l’homme aux mains coupées.

La lune s’obscurcit soudain, avant de disparaître tout à fait, laissant la Ville Noire plongée dans une nuit totale.

Au même instant, Fandorine battit le briquet et enflamma le tissu imbibé de pétrole.

Il cligna les paupières pour ne pas être ébloui par la flamme, courut jusqu’au trou béant de la fenêtre et jeta son flambeau à l’intérieur.

Comme il convenait de s’y attendre, le Pivert se retourna et appuya d’instinct sur la détente. Fandorine, cependant, avait déjà gagné d’un bond la fenêtre suivante. Il plongea par-dessus l’appui, se plaqua au sol et se figea.

L’homme au pistolet, éclairé à présent par les flammes, pivota vivement sur son axe, mais ne put distinguer la silhouette noire collée à la terre battue.

Pourvu qu’il ne se tue pas !

Eraste Pétrovitch recourut alors à un subterfuge parfaitement enfantin, qui ne figurait pas dans les préceptes du ninjutsu. Il dit tout haut : « Ouah ! », et roula sur le côté.

Levant la main, le Pivert tira sa septième balle. Des éclats volèrent, détachés du mur.

— Eh bien voilà.

Fandorine se releva sans hâte.

— Vous avez eu tort d’hésiter. Vous auriez dû en finir tout de suite, dès lors qu’il ne vous restait plus qu’une cartouche à tirer. Allons-nous nous battre, ou bien préférez-vous vous rendre maintenant ?

La main en visière au-dessus de ses yeux, l’adversaire vaincu avait beau scruter l’ombre, il continuait de ne rien voir.

Eraste Pétrovitch s’approcha.

— Restez où vous êtes, Votre Haute Excellence. Vous êtes sale comme un cochon. Vous allez souiller mes vêtements, déclara Ulysse alias le Pivert, avec un calme confondant. Non, je ne vais pas me battre avec vous. Et je n’ai aucune raison de vouloir mourir. Les bolcheviques ne sont pas des demoiselles hystériques, ils ne se suicident pas. La dialectique nous l’enseigne : chaque défaite est une marche vers la victoire.

Fandorine eût aimé voir le visage de ce philosophe, mais l’homme se tenait dos au feu. Tant pis, il serait toujours temps.

— Ôtez votre veste. Sans geste brusque, autrement je vous casse les deux bras. À t-tout hasard.

Le Pivert quitta sa tunique d’officier avec une louable lenteur, puis se tourna pour montrer qu’il n’avait pas d’autre arme sur lui.

À mi-voix il lâcha :

— Alors, grandes oreilles ? Tu t’en es tiré ? Tu triomphes ?

— P-pourquoi me qualifiez-vous de grandes oreilles ? protesta Fandorine, surpris.

Le prisonnier semblait dans une sorte d’état second. Il se mit à divaguer.

— L’éléphant finira pas crever d’une manière ou d’une autre, dit-il. Et vous, le magicien japonais, n’aurez fait qu’empirer les choses. La révolution de toute façon éclatera. Mais il faudra d’abord en passer par une guerre mondiale. Au lieu de pétrole, ce sont des millions de vies qui serviront de combustible. Et viendront les Ténèbres, et après elles, la Lumière.

Tous ces ardents révolutionnaires sont au fond des malades mentaux, songea Eraste Pétrovitch. Ce n’est pas à la potence ni au bagne qu’il faudrait les envoyer, mais à l’hôpital psychiatrique.

— Il n’y aura aucune guerre mondiale, assura-t-il au Pivert tout en palpant les coutures de ses vêtements. Vous pouvez m’en croire… Tournez-vous vers la lumière. Je veux vous regarder.

Les deux ennemis jurés se dévisagèrent durant plusieurs secondes.

Il ressemble à un démon, jugea Fandorine. Ses yeux sont comme de feu liquide, mais ce sont les flammes qui s’y reflètent. Quant aux ombres pourpres, elles n’ont pas d’autre origine. Voilà toute l’explication de cet air infernal.

Le pantalon japonais acheva de se consumer. La lumière s’éteignit.

Mais l’obscurité ne dura guère. Presque aussitôt, surgissant de derrière le nuage, la lune se remit à briller.

Un conte cruel

Fandorine avait vérifié bien des fois cette importante vérité. L’accueil qu’on réserve à un homme ne dépend pas de l’habit qu’il porte, mais de tout autres paramètres : l’expression des yeux, la manière de parler, les gestes, alors qu’il pourrait aussi bien être nu.

Qu’aurait dû faire, a priori, le planton du poste de police en voyant débouler, au beau milieu de la nuit, un individu presque nu, couvert de boue poisseuse, traînant par le collet un autre homme d’aspect autrement plus décent ? La réponse paraît évidente : donner un coup de sifflet pour alerter la brigade, arrêter sur-le-champ le gueux noir de crasse et libérer sans plus attendre le monsieur convenable. Mais la voix avec laquelle le visiteur inattendu ordonna « L’officier de service, ici, et v-vivement ! » était telle que l’agent se leva d’un bond, reboutonna son col et fila à toutes jambes chercher l’adjoint du commissaire de quartier, qui ronflait béatement dans son bureau.

Cinq minutes plus tard, le prisonnier se trouvait derrière les barreaux, sous la surveillance vigilante de deux sergents de ville, revolver au poing, cependant qu’Eraste Pétrovitch s’entretenait au téléphone avec le directeur du Département de la police. Celui-ci savait déjà qu’une tentative de sabotage avait eu lieu à la station de pompage, qu’un officier et trois hommes du rang avaient été tués, mais que l’engin explosif avait été désamorcé.

— J’envoie immédiatement une escorte chercher Ulysse, disait Saint-Estèphe. Il y a longtemps que je rêve de faire sa connaissance. Excellent travail, Eraste Pétrovitch. Je vous informe que le convoi spécial est prêt et vous attend. Vos bagages sont faits, l’aide de camp de Vladimir Fiodorovitch est parti vous chercher à l’oléoduc pour vous conduire directement au train. Je vais téléphoner au capitaine Vassiliev qu’on redirige sa voiture vers le poste de police. Avant une heure du matin vous serez à la gare. M. Joukovski aura tous les papiers.

— Dites à Vladimir Fiodorovitch qu’il ne se p-presse pas trop. J’ai encore à régler quelques affaires. Cela va me prendre deux, trois heures.

— Tout vous est permis à présent. Même de faire attendre le commandant du corps des gendarmes.

Un quart d’heure ne s’était pas écoulé que l’aide de camp de Joukovski arriva. Entre-temps, Fandorine s’était lavé comme il avait pu, ou plutôt râclé. Il n’y avait pas d’adduction d’eau au poste de police, et encore moins d’eau chaude. Reniflant avec dégoût l’odeur qui émanait de sa personne, Fandorine vêtit ce qu’il trouva de plus ordinaire dans sa valise, à savoir un costume de golf couleur sable. Il fourra dans sa poche le Webley déchargé et le Derringer également vide. Son tout-puissant mandat était resté à la station de pompage, mais il n’en avait plus besoin à présent.

— Allons-y, colonel. Quant à vous, ajouta Eraste Pétrovitch en se tournant vers l’officier de service, ne lâchez pas le prisonnier des yeux. Une escorte va bientôt venir le chercher.

Tout son corps lui démangeait sous ses vêtements, sa peau brillait d’un éclat huileux… dans l’ensemble les sensations physiques qu’il éprouvait étaient des plus abjectes. Mais son âme, en revanche, jouissait de l’harmonie retrouvée.

L’odieux sabotage avait été empêché. Le Pivert avait été pris et se trouvait là où devait demeurer un oiseau capturé : en cage. Une mission importante l’attendait. Peut-être la plus importante de sa vie.

Avant son départ, il lui restait trois tâches à accomplir.

— Colonel, à la clinique Huysmans, s’il vous plaît.

— Je n’ai rien à vous dire de réjouissant, déclara le médecin de garde quelques minutes plus tard avec une geste d’impuissance. Le patient est toujours dans un état critique. De l’avis de M. le professeur, la cause principale en est un psychisme déprimé.

— Je vais essayer d’arranger ça, dit Fandorine.

Il raconta à Massa comment s’était terminée la chasse à Ulysse.

— Je suis content, maître. Votre honneur est rétabli, et votre âme apaisée. Par conséquent, je suis en paix moi aussi, répondit le Japonais. Maintenant nous allons rester ensemble, et peut-être finirai-je par me remettre.

Cherchant ses mots, bégayant plus qu’à l’ordinaire, Eraste Pétrovitch expliqua qu’il devait partir sans délai pour Vienne, qu’autrement une grande guerre éclaterait. Il manqua de courage pour regarder Massa dans les yeux.

— Bien sûr, allez-y, maître. Vous ne pouvez pas ne pas y aller. Je prierai pour vous Bouddha et Jésus-Christ, car je ne puis vous aider d’aucune autre manière. Pardonnez-moi.

Restait à annoncer une dernière nouvelle encore plus douloureuse. Fandorine se mordit la lèvre, s’éclaircit la gorge, mais ne trouva pas en lui la force nécessaire pour se lancer.

C’est Massa lui-même qui souleva la pénible question :

— Maître, vous aurez besoin d’un compagnon fiable pour vous protéger. Prenez Gassym-san. Je ne serai pas jaloux, je le jure par le Christ.

Fandorine nota mentalement que le Japonais s’était gardé, dans le cas présent, d’invoquer Bouddha.

— Gassym-san est encore bien mal dégrossi, mais il apprendra. Il ne me vaut pas, bien sûr, mais c’est un être sincère. Un tel homme ne trahira pas, c’est l’essentiel. Prenez-le et ne vous tourmentez pas. Ce n’est la faute de personne, à part moi, si je me suis laissé tirer dessus.

D’un ton sec, pour éviter que sa voix ne tremblât, Eraste Pétrovitch répondit :

— Hum. On m’expédiera deux fois par jour, matin et soir, un télégramme pour m’informer de ton état. Dès que ce sera possible, tu seras transféré à Moscou. Quant à moi, je vais m’efforcer de ne pas faire traîner l’enquête, et dès que je le pourrai, je…

— Ne perdez pas de temps, maître, dit Massa avec lassitude. Allez accomplir ce pour quoi vous êtes né sur cette terre. Allez sauver le monde.

Sur ce, il se tourna vers le mur.

Fandorine regagna l’automobile, le cśur lourd.

S’il demeurait avec Massa, s’il se trouvait constamment auprès de lui, le Japonais se rétablirait à coup sûr. Alors que là, il était très possible que… Une boule se forma dans sa gorge. Et tout le reste de ta vie, se dit-il, tu te rappelleras le choix que tu as fait. Je ne me le pardonnerai jamais. Même le salut du monde, si tant est qu’on arrive à le sauver, ne pourrait être pour moi une justification.

— À la V-vieille Ville à présent. À la porte de Chemakha, annonça Eraste Pétrovitch d’un ton maussade.

L’aide de camp jeta un coup d’śil éloquent à sa montre, mais n’osa pas discuter.

Néanmoins, lorsque la voiture se fut arrêtée devant l’entrée d’Itcheri-Chekher et que Fandorine se dirigea vers l’arcade plongée dans l’ombre, l’officier bondit à sa suite.

— Votre Haute Excellence, j’ai ordre de vous accompagner partout.

— Même dans le b-boudoir d’une dame ? s’enquit Eraste Pétrovitch d’un ton narquois. Attendez-moi ici, colonel, je serai vite de retour.

Toute la journée, Saadat avait été occupée par ses affaires. Toute la journée, elle avait volé sur un nuage. Jamais encore elle n’avait réussi à concilier les deux : elle pouvait ou bien traiter une affaire, ou bien s’abandonner à la rêverie. Mais quelque chose en elle avait changé.

Elle avait plus de travail que jamais. Presque tous les puits étaient arrêtés, et les commandes – orales, téléphoniques, télégraphiques – arrivaient l’une après l’autre aux bureaux de la Validbekov-nöyüt. Quand Saadat annonçait négligemment qu’elle prenait aussi les commandes de kérosène, ses partenaires entraient en transe. Ils étaient prêts à acheter n’importe quel volume, acceptant sans difficulté des contrats à terme qui encore récemment leur eussent paru abusifs. Et tous versaient sans rechigner une avance sur paiement, fût-elle de cent pour cent.

On entrait dans une période d’activité intense, une période en or. Mais tandis qu’elle menait les négociations, tournait la manivelle de l’arithmomètre ou prenait des notes, ce n’était pas au pétrole ni aux bénéfices que Saadat pensait.

Dans la matinée, elle avait téléphoné au directeur de sa filiale moscovite, un homme très efficace, peu enclin à poser des questions superflues, et à l’heure du déjeuner elle avait reçu tous les renseignements demandés.

Erastouch n’était pas un va-nu-pieds, mais il n’était pas bien riche non plus, il ne possédait même pas sa propre maison. La nature de ses activités n’était pas claire. Quelque chose comme consultant pour différentes affaires confidentielles. Il collaborait fréquemment avec les autorités gouvernementales. (En effet, Saadat l’avait vu à l’śuvre, on sentait une solide expérience.) Âge : cinquante-huit ans, beaucoup plus vieux qu’il ne semblait. (Ce n’était peut-être pas mauvais. Il avait déjà eu le temps, par conséquent, de courir et cavaler tout son saoul.) Situation de famille officielle : veuf. La célèbre actrice Claire Delune n’était que sa concubine ou, pour parler plus simplement, sa maîtresse. (Cette information, pour le coup, était périmée. À Bakou, leurs relations avaient cessé, de manière définitive.) Aucune Emma n’avait été découverte dans les parages. (Il faudrait encore tirer ce point au clair, mais après la nuit passée, Saadat ne s’attendait pas à ce que la mystérieuse Allemande lui posât des difficultés particulières.)

Bref, l’enquête n’avait révélé aucun obstacle sérieux.

Est-ce vraiment ce que tu veux ? se demanda Saadat. Et elle éclata de rire à cette question. Plus que tout au monde. C’est même l’unique chose que je désire réellement. Jamais de ma vie je n’ai rien désiré autant. Et si je le veux, je l’aurai.

Elle savait qu’il viendrait cette nuit. Il ne pourrait pas ne pas venir, cela se lisait dans ses yeux. Et puis elle en avait le pressentiment – de ceux qui ne trompent pas.

La longue journée laborieuse s’écoula dans l’exquise attente du soir, et le soir en d’agréables apprêts.

Saadat prit un bain chaud de lait d’ânesse, lequel rend la peau plus douce que la soie du Japon, puis revêtit plusieurs robes d’une finesse extrême, transparentes, pour que les mains du bien-aimé les ôtassent l’une après l’autre. La dernière qu’il découvrirait était écarlate.

Il était important de bien concevoir la cadence des parfums : que l’entrée fût emplie d’une lourde odeur de lavande, qu’au-dessus de la table flottassent des arômes non de nourriture mais de malicieuse verveine. Le lit de l’amour embaumerait ce jour-là non pas d’une fragrance de roses, comme il importe à un premier rendez-vous, mais de sensuelle muscade.

Le dîner prévu était léger, peu susceptible de surcharger l’estomac : champagne, huîtres, goûteux fromage d’Auvergne, fruits.

L’attente se prolongeait, mais Saadat n’était pas inquiète, ne manifestait pas d’impatience. Le plus agréable des passe-temps féminins, c’est bien d’attendre son amant en étant assurée qu’il viendra. Elle s’occupa à des réussites tout en aspirant la fumée d’un narguilé, fumée imprégnée de vapeurs de vin doux. Elle ne toucha pas à ses cigarettes, de peur que le tabac n’altérât son haleine.

Erastouch arriva à minuit passé.

Pendant que Zafar ouvrait la porte et menait le visiteur par le couloir, Saadat s’étira langoureusement et se posa une question importante : par quoi commencer ? Par une conversation sur l’avenir ou bien…

Evidemment par « ou bien », lui réclama son corps.

C’est pourquoi, lorsqu’il entra après avoir confié sur le seuil son panama au silencieux serviteur, Saadat courut sur la pointe des pieds jusqu’à son bien-aimé, posa les mains sur ses épaules et frotta le bout de son nez contre ses lèvres.

— Tu sens le pétrole…

— P-pardonne-moi. Je n’ai pas eu le temps de me laver convenablement.

— Le bain de lait d’ânesse n’a pas encore refroidi, murmura Saadat en lui déboutonnant son col. Mais j’aime ton odeur. L’odeur du pétrole, c’est mon parfum favori. Le lit en sera imprégné, je serai toute barbouillée de toi. Ce sera merveilleux !

Erastouch répondit en soupirant :

— Je ne suis là que pour cinq minutes. Pour te f-faire mes adieux. Je dois partir de toute urgence. Un train m’attend.

Elle comprit tout de suite : il le devait vraiment. La nuit d’amour était annulée. Sans doute une affaire d’État. Pour qu’on affrétât un train spécial en pleine grève des chemins de fer, il ne s’agissait pas d’une plaisanterie. C’était donc que les consultations d’Erastouch étaient estimées à un haut prix. Cependant, le gouvernement ne savait pas être réellement généreux.

— Combien te paie-t-on pour tes services ?

— Premièrement, ce ne sont pas des services. Deuxièmement, rien du tout.

Il ôta avec douceur ses mains de ses épaules.

— Je dois vraiment y aller. C’est une affaire d’une exceptionnelle importance et qui ne souffre aucun délai.

Saadat ordonna à la voix de son corps de se taire. Celle-ci l’empêchait de réfléchir.

— Mais tu trouveras bien dix minutes, non ? Asseyons-nous.

Avec lui, il faut être directe, se dit-elle, sans trucs de femme ni complications orientales. C’est un homme de logique.

— Mon chéri, dit Saadat. Vivre sur terre n’a de sens que si l’on aspire au bonheur. Toute une vie sans bonheur, ce n’est rien d’autre qu’une banqueroute. Je suis bien avec toi. Je n’ai jamais été aussi bien avec personne. Et toi aussi, tu es bien avec moi, je le sais. Nous sommes tous les deux forts, nous sommes faits l’un pour l’autre. Je me fiche de toutes les convenances de l’Occident et de l’Orient. Je te fais une proposition. De la main et du cśur.

Il esquissa un mouvement brusque, mais elle lui posa un doigt sur les lèvres.

— Ne m’interromps pas… J’aime paraître plus pauvre que je ne suis, mais je suis riche, très riche. Je possède une qualité que les hommes ne supportent pas chez les femmes : j’aime commander. Mais avec toi, je suis prête à vivre sur un pied d’égalité. Si j’ai un compagnon comme toi, à nous deux, nous damerons le pion à tous mes concurrents. Je t’expliquerai tout concernant le pétrole et Bakou. Tu apprendras vite, je le sais. Chacun de nous deux s’occupera de ce qu’il sait le mieux. Moi, de la production et du commerce, toi de la sécurité et de la résolution des conflits. Nous n’aurons pas d’égal, j’en suis certaine…

Une grimace passa sur le visage d’Eraste Pétrovitch, et Saadat changea aussitôt de cap.

— Si tu ne veux pas être entrepreneur, libre à toi. Tu feras ce que tu préfères. Je sais que tu as tes propres sources de revenus, mais tu n’imagines pas ce qu’est la vraie richesse. N’importe quel hobby, n’importe quelle fantaisie… tout sera à ta portée…

Elle sentit qu’elle faisait fausse route encore une fois. À chaque mot, il semblait s’éloigner davantage. Un vent de panique se leva dans son cśur.

— J’aime le pétrole, s’empressa-t-elle d’ajouter, mais pour toi j’y renoncerai. Je vendrai mon affaire, c’est le moment le plus propice, on se l’arrachera. Je toucherai des millions. Nous partirons à Moscou ou bien en Europe… où tu voudras. Tu élèveras Tural. Tu feras de lui un homme comme toi. Et moi, je serai avec toi. Je n’ai besoin de rien de plus… Pourquoi restes-tu muet ? s’exclama-t-elle, au désespoir.

Il lui caressa la main.

— Nous reparlerons de tout cela lorsque j’aurai réglé l’affaire qui me force à partir.

— Ne parle pas de manière si raisonnable !

Elle saisit ses doigts.

— J’ai besoin de ta réponse maintenant ! Parle, que veux-tu ? Je suis d’accord sur tout… Ah ! mais j’ai compris. Tu es un homme fier, tu es rebuté par l’idée de vivre aux crochets d’une femme ! Veux-tu que je mette tout à ton nom ?

Erastouch lui baisa le poignet et se leva.

— Tu n’as pas besoin de mon argent ? Veux-tu que je place toute ma fortune en fiducie jusqu’à la majorité de Tural ? Nous vivrons pauvrement, juste sur tes revenus !

Alors il la serra contre lui et d’un baiser la força à se taire.

Puis il lui dit :

— Tu es la meilleure des femmes. Je te reviendrai, tu peux en être sûre. Mais maintenant il me faut partir.

Et il s’en fut.

Saadat se laissa tomber sur une chaise, baissa la tête, fondit en larmes.

Zafar s’écarta du judas et couvrit son visage de ses mains. Il épiait toujours ce qui se passait dans le boudoir. Non pas excité par la volupté, sentiment qu’il ignorait, mais pour agir en conséquence : augmenter ou diminuer l’éclairage, ouvrir le rideau de l’alcôve, etc. Et puis pouvait-on laisser sa maîtresse sans surveillance quand elle était en compagnie d’étrangers dont le cśur, comme on sait, est un abîme ? Tout pouvait arriver.

Mais jamais, au cours de toutes ces années, il n’avait éprouvé une telle souffrance. Il avait vu quantité de fois sa maîtresse ôter devant un amant les robes presque impalpables passées l’une sur l’autre, jusqu’à se retrouver complètement nue. Mais aujourd’hui, c’était son âme qu’elle avait dénudée, voile après voile, et ce spectacle lui avait brisé le cśur.

Il s’était produit un malheur affreux auquel il ne s’attendait pas. Saadat était tombée amoureuse.

Ce n’est un malheur que pour moi, pour elle c’est un bonheur, se dit l’eunuque, et il songea que plus tard, peut-être, il trouverait dans cette idée de quoi se consoler. Mais pas maintenant.

Vous vivez depuis l’enfance dans un monde terne et hostile, dont les joies ne sont pas faites pour vous. Vous vous savez condamné à une éternelle solitude, et vous trouvez même des avantages à cette situation ; vous êtes libre intérieurement, vous n’êtes l’obligé de personne, vous ne redoutez rien, vous ne dépendez pas des sordides passions.

Puis dans votre vie apparaît Saadat.

Lorsqu’il l’avait vue pour la première fois, il lui avait semblé que les volets de la pièce hermétiquement close et obscure où il se trouvait s’étaient ouverts en grand, laissant le soleil et le vent entrer à flots, de sorte qu’il découvrit dans quel réduit glacé et oppressant il avait vécu jusqu’alors. Son cśur en fondant lui était devenu douloureux. Sa vie avait pris un sens : être à côté d’elle, la servir, se réchauffer de sa chaleur, se nourrir de sa lumière. Voilà ce qu’était le bonheur, qu’il n’eût échangé pour rien au monde, pas même le retour de sa virilité. À quoi lui eût-elle servi sans Saadat à ses côtés ?

Il avait vécu dix années entières comme dans un songe béat, auquel doit suivre un réveil encore plus radieux.

Le fait est que Zafar avait conçu un rêve. Comme une étoile lointaine scintillant dans le ciel, mais, à la différence des étoiles, à portée de la main.

Un jour, sa maîtresse comprendrait qu’il n’existait sur terre qu’un seul être véritable, que tous les autres étaient mirages et chimères, ombres papillonnantes. Ses yeux se déssilleraient, elle découvrirait à côté d’elle une âme prête à se fondre avec la sienne entièrement.

Il y avait à cela deux obstacles. Saadat était trop femme et trop riche. Mais le premier des deux s’effacerait avec le temps. Il suffirait d’attendre encore une vingtaine ou une trentaine d’années. Quand elle aurait cinquante ou soixante ans (cela dépendait des femmes), la sève en elle cesserait de bouillonner. Alors ils deviendraient égaux. Et ils vivraient cśur contre cśur, heureux et en paix, aussi longtemps que le permettrait Allah.

La seconde barrière elle aussi pouvait s’écrouler. Tout ce qui est matériel est fragile et instable. Une banqueroute était toujours possible, ou bien une baisse des cours du pétrole, ou encore la révolution. Saadat perdrait tout. Et là son esclave fidèle se révélerait posséder des ressources suffisantes pour les faire vivre à l’abri du besoin. Voilà pourquoi Zafar se refusait tout, chapardait l’argent de la maison, prêtait en cachette à des taux usuraires. Dès à présent une somme assez rondelette dormait dans une banque suisse, qui dans vingt ou trente ans constituerait un solide capital. Saadat ne manquerait de rien. Une telle femme ne pouvait pas vivre dans l’indigence.

Mais la maîtresse avait adressé des mots d’amour à un autre homme, et celui-ci avait promis de revenir. Son rêve s’effondrait. Tout était fini. Zafar demeurait assis, recroquevillé, et gémissait. Les larmes tentaient bien de couler, mais en vain, car, de toute sa vie, jamais l’eunuque n’avait pleuré. Il ne savait pas.

Absorbé par ces efforts douloureux, il n’avait pas entendu Saadat entrer dans la pièce. Elle étreignit son fidèle serviteur et se prit à verser des larmes pour deux.

— Tu as entendu, tu as entendu ? disait-elle en sanglotant. Tu crois qu’il reviendra ? Non, bien sûr que non ! Il lui arrivera quelque chose, je le sens. Je ne le reverrai jamais plus ! Mon Dieu, quelle sotte je suis ! J’ai toujours tout fait de travers. J’ai vécu de travers, je me suis conduite de travers avec lui…

Elle débita encore beaucoup de ces sottes paroles de femme, tandis que Zafar, silencieux, lui caressait la tête. Son cśur souffrait atrocement, pour elle, non pour lui.

— Ne vous tourmentez pas, maîtresse. Il est fort, et par conséquent rien ne lui arrivera. Il est homme de parole, et par conséquent il reviendra. Et s’il ne revient pas, je partirai à sa recherche et je vous le ramènerai. Vous pouvez compter sur moi, dit-il d’une voix ferme lorsque les sanglots de Saadat se furent un peu apaisés. Je ferai tout pour que vous soyez heureuse.

Jamais encore il n’avait prononcé devant elle un si long discours.

Saadat releva la tête et regarda le Persan avec attention.

— Ah ! Zafar, j’ai un fils qui m’est plus cher que tout sous le soleil. Maintenant il est aussi un homme dont je suis tombée amoureuse… Mais il me semble parfois que je n’ai personne au monde de plus proche que toi.

— Allah vous protège ! Comment peut-on parler ainsi ? répondit l’eunuque en secouant la tête d’un air de reproche. Je suis un infirme, je suis votre esclave, et vous, vous êtes la reine des reines.

Eraste Pétrovitch ressortit dans la rue plongée dans une obscurité totale, où ne brillait pas la moindre lueur, et tourna la tête vers la droite. De là parvenait une sorte de léger craquement rythmé dont il ne comprenait pas l’origine. Une ombre massive se détacha du mur.

— Tu es vite ressorti, Yurumbach. Je pensais je vais attendre longtemps.

— C’est toi, Gassym ? se réjouit Fandorine. Je m’apprêtais justement à aller te trouver. Mais comment as-tu appris que j’étais ici ?

— C’est Itcheri-Chekher, tout je sais ici. Quand je sais pas, les gens racontent.

Le gotchi haussa les épaules et de nouveau émit un curieux craquement. Il tenait un cornet de papier, dans lequel il puisait avant de porter les doigts à sa bouche.

— Tu veux un kozinaki ? Tu as tort de pas vouloir, il est bon. Tu as tué ton ennemi ? Eh, réponds pas, je vais répondre moi. Tu l’aurais pas tué, tu serais pas allé chez le femme.

— Je te raconterai ça plus tard. J’ai une affaire pour toi, importante.

— Moi aussi j’ai une affaire pour toi, Yurumbach. Mais tu es vieux, tu as le tête blanc. Parle en premier.

C’est bien de traiter avec un homme qui n’aime pas les longs discours, pensa Fandorine. Surtout lorsque le temps presse.

Il posa la question essentielle :

— J’ai besoin de t-ton aide. Tu viendrais avec moi ?

— Où ça ?

— À Vienne.

— Où c’est Vienne ?

— L-loin.

— Plus loin que Chemakha ?

— Plus loin, oui.

Le gotchi se tut, croquant pensivement ses graines.

— Pourquoi aller si loin ?

— Je dois mener une enquête sur l’assassinat de l’archiduc.

— Aïe, aïe ! fit Gassym d’un ton peiné. Qui c’est, ce Larchi ? Un parent à toi ?

On pouvait donc vivre dans une ville moderne, avec des crieurs de journaux à chaque coin de rue, et ne pas avoir la moindre idée de ce qui se passait dans le monde !

— Non, ce n’est pas un parent.

— Un ami ?

Eraste Pétrovitch commença d’expliquer qui était François-Ferdinand et pourquoi il fallait partir sans plus attendre. Le gotchi l’écouta sans l’interrompre.

— Compris. Son oncle est ton ami, et le vieux roi n’a personne qui peut le venger. Il faut l’aider. C’est un bon travail. Pourquoi j’irais pas ?

Il faudra lui acheter à Batoumi des vêtements civilisés, songea Fandorine. Autrement, en Serbie, on le prendra pour un bachi-bouzouk. Il faudra aussi lui enseigner les bonnes manières. Utiliser une fourchette, un mouchoir. Bon, nous avons trois jours de voyage. Nous aurons de quoi nous occuper.

— Un m-moment ! fit Fandorine. Tu disais que toi aussi tu avais une affaire importante pour moi ?

Gassym poussa un soupir.

— Un homme a venu, il apporte une message, il me lit. Message de ton femme.

— De Claire ?

La captive des brûlantes passions lui était, pour dire vrai, totalement sortie de l’esprit. Comment avait-elle pu faire parvenir une lettre à Gassym ?

Il prit la feuille de papier pliée en deux. Craqua une allumette.

Sur le dessus était tracé d’une impétueuse écriture qui lui était familière :

Brave homme, pour l’amour de Dieu ! allez porter ceci à l’hôtel National, à M. Fandorine. Il vous donnera de l’argent ! Claire Delune.

Grimaçant comme pris d’une rage de dents, il déplia le feuillet.

Sauvez-moi ! Je suis détenue dans un endroit affreux. Ma vie est menacée ! Au nom de tout ce qui nous unissait autrefois, au nom de notre amour passé, au nom de la charité qu’on peut témoigner à une femme malheureuse, sauvez-moi !

Votre Claire qui se meurt, indigne de Vous

— L’homme a ramassé le papier et me l’a apporté, dit Gassym d’un ton flegmatique.

— Pourquoi à toi, et pas au National ?

Le gotchi haussa les épaules.

— Je t’avais promis de trouver ton femme. J’ai questionné les gens. Les gens savent.

— Où ton informateur a-t-il ramassé cette l-lettre ?

— Dans la Ville Noire. Il y a un endroit comme ça, la rue Noire, ça s’appelle. Quelle maison, je sais. Nous allons vite sauver le femme, ou bien tant pis pour elle ?

« Qu’elle aille au diable ! Qu’elle se débrouille toute seule avec son adorateur ! » eut envie de répondre Fandorine. Nom d’un chien, le monde est au bord de la catastrophe, chaque heure est précieuse, et il faudrait à nouveau se traîner dans cette ignoble Ville Noire, délivrer Claire de sa prison et la ramener à Bakou. Et puis perdre encore du temps en scènes d’hystérie et en discours consolateurs. Impossible !

Mais avait-il le choix ?

Une nouvelle maxime lui vint à l’esprit, à propos des junzi, les honnêtes hommes – un cadeau pour Confucius, à ajouter à son recueil de sagesses : « L’honnête homme a seulement l’impression d’avoir le choix. En réalité, de choix, il n’en est jamais. »

Eraste Pétrovitch flanqua un coup de pied dans le rebord de pierre du trottoir et gémit :

— Bien. Allons-y.

Pour ne pas perdre davantage de temps en explications avec l’aide de camp, ils sortirent par une autre porte de la ville. Ils trouvèrent rapidement un moyen de locomotion. Gassym arrêta un fiacre de nuit et demanda poliment au cocher de descendre de son siège. Ayant reconnu le célèbre gotchi, l’homme, loin de s’effrayer, se montra ravi. Il lui remit les rênes en s’inclinant.

Fandorine n’entendit rien, bien sûr, à leur bref échange de paroles, mais le sens en était évident. Le cocher était heureux de rendre service au grand homme et savait qu’il en serait récompensé.

Fais-je bien de l’emmener loin de son cadre de vie habituel, où il est comme un poisson dans l’eau ? s’interrogea Fandorine. Cependant, si l’enquête est un succès, tous ses péchés lui seront remis… Cela dit, n’ira-t-il pas en commettre aussitôt de nouveaux ?

Voilà à quoi pensait Eraste Pétrovitch en regardant son monumental phaéton fouetter les chevaux. La calèche filait à travers la ville endormie en direction de la zone industrielle. Il semblait que ce sale endroit refusât à toute force de se séparer de son visiteur moscovite.

Une demi-heure pour aller là-bas. Une dizaine de minutes au maximum sur place. Puis déposer Claire au poste de police. Et ne se laisser en aucun cas vampiriser : je la sauve et sayonara.

Des calculs les plus optimistes, il ressortait de toute manière qu’il serait impossible d’être de retour à la porte de Chemakha avant trois heures du matin et que le train ne partirait probablement pas avant l’aube.

Ce n’est rien, la voie est libre à cause de la g-grève, il ne sera pas besoin de ralentir à chaque gare, on rattrapera le temps perdu, se disait Fandorine pour se rassurer.

Et de nouveau la Ville Noire. Il y avait longtemps qu’ils ne s’étaient vus.

Cette fois-ci, après le passage à niveau, ils prirent par un autre côté, où l’air était encore plus chargé de suie, et le paysage parfaitement sinistre, composé de longues rangées de baraquements aux toits aplatis, aux fenêtres aveugles.

— Ici c’est l’usine de mazout, expliqua Gassym. C’est pour ça, la rue Noire. Les ouvriers qui travaillent à l’usine sont noirs aussi. Maintenant, y a plus personne d’eux. Le patron Djabarov est une mauvaise homme, il les a chassés… Tiens, c’est là qu’était le papier.

Il désignait une bicoque qui ne se différenciait en rien des autres : les mêmes murs noirs de fumée incrustée.

Djabarov ? Ce jeune industriel qui dévorait Claire des yeux lors de la fête à Mardakiany ? se rappela Eraste Pétrovitch. Ne serait-ce pas lui, le mystérieux ravisseur ?

— Etrange endroit pour un n-nid d’amour. Tu es sûr que c’est ici ?

— Un bon endroit, répondit Gassym en mettant pied à terre avec un ahan. On peut étaler le tapis, tendre la soie au mur. Ce sera joli. Pourquoi tu demandes des questions ? Comment je sais ? Nous allons entrer, nous verrons bien.

Eraste Pétrovitch se souvint que ses deux pistolets, le grand comme le petit, étaient déchargés.

— Tu n’aurais pas une arme de r-réserve par hasard. Je suis les mains vides.

— Pourquoi j’ai pas ? J’ai toujours.

Muni du revolver donné par Gassym, Fandorine s’avança prudemment. Tout était silencieux dans la maison, mais ça ne voulait rien dire.

Il poussa la porte. Elle s’ouvrit en grinçant.

— Chut ! Je passe le premier, tu me suis.

Il alluma sa lampe de poche.

À première vue, personne n’habitait là : partout des détritus, des gravats. Mais qu’était-ce que cette raie jaune au sol, à peine discernable ?

Une fente par laquelle filtrait de la lumière.

Eraste Pétrovitch poussa un soupir de soulagement. Maintenant, rapidité et efficacité.

Il saisit l’anneau fixé à la trappe, le tira d’un coup et découvrit un escalier faiblement éclairé qui menait à un sous-sol. Il s’y engouffra.

Soudain, un coup pesant s’abattit sur sa nuque, et Fandorine ne dévala pas les marches comme il l’escomptait, mais cul par-dessus tête, en grand fracas. Pour atterrir en bas dans l’obscurité.

Il revint à lui et pensa : Stop. Ça m’est déjà arrivé. Récemment. Quelle est cette stupide impression de déjà-vu ? Il ne manque que l’odeur de jasmin.

Il était assis, ligoté à une chaise, comme quelque temps plus tôt, dans le bureau de la compagnie d’assurances. Certes, sans coussinets cette fois-ci, et attaché beaucoup plus solidement, les jambes aussi bien entravées que les bras.

Le canon d’une arme était appuyé sans ambiguïté sur sa nuque.

Le local ne montrait ni tapis ni soieries, tout paraissait entièrement noir, mais Fandorine n’y prêta pas davantage attention, car il venait de voir devant lui un homme qui ne pouvait en aucune façon se trouver là.

— Réveillé ? demanda le Pivert. Je vais partir. Je voulais simplement que tu me regardes bien et que tu comprennes qui de nous deux était le vainqueur.

La pièce enténébrée sentait la poussière, mais il s’y mêlait aussi, très faiblement, une autre odeur connue. Le parfum de Claire.

— Où est Claire ? demanda Fandorine d’une voix grinçante.

— Nous l’avons relâchée. Qu’ai-je à faire de cette poupée ? répondit le terroriste avec un haussement d’épaules. Je ne doutais pas que tu déciderais de jouer une dernière fois les chevaliers servants. Les gens de ton espèce sont trop prévisibles.

— Qu’est-il arrivé à Gassym ? s’enquit alors Eraste Pétrovitch.

Le Pivert cependant ne s’adressa pas lui, mais à l’individu qui se tenait derrière la chaise et braquait une arme sur sa nuque.

— C’est tout. Je m’en vais. Il est à toi.

Il ricana, cligna de l’śil et disparut du champ de vision.

Bruit de pas gravissant des marches. Trappe qui se referme. Silence.

Devant Fandorine impuissant apparut un homme tout vêtu de noir.

— Je dois te tuer, dit Gassym en balançant lentement son revolver. Mais je veux d’abord parler avec toi. Tu es un homme fort, tu ne mérites pas de mourir comme un mouton.

Comme il parle bien le russe ! Voilà ce dont Eraste Pétrovitch fut le plus frappé.

— Ce n’est pas possible, dit Fandorine en plissant les paupières sous la lumière de la lampe. Je ne me trompe jamais à ce point en matière d’hommes. Et Massa encore moins. Tu ne peux pas être un traître. Les gens capables de trahir ont des yeux à double fond.

— Je ne suis pas un traître, répondit Gassym.

Son visage se perdait dans l’ombre : il se dressait au-dessus du prisonnier.

— Simplement, ce n’est pas à toi que je suis fidèle, mais à lui. Il m’a ouvert les yeux sur la vie quand nous étions détenus dans la même cellule. Il m’a appris à bien parler, à bien penser. Il m’a tout appris. Il est pour moi comme un père. Toi aussi, tu aurais pu être pour moi comme un père si je t’avais rencontré plus tôt. Mais on ne peut pas avoir deux pères.

— Je ne comprends pas, avoua Eraste Pétrovitch. Je ne comprends rien du tout.

— Qu’y a-t-il à comprendre ? Il m’a dit : « J’aurai besoin de cet homme. Il faut mettre le Japonais hors du jeu, il est gênant. Tu prendras sa place. Tu protégeras Fandorine pendant un certain temps. » C’est pourquoi cette nuit-là, à Mardakiany, on n’a pas tiré sur toi. On t’a balancé dans le puits, je t’en ai sorti, et tu es devenu comme de la glaise entre mes mains.

— Artachessov n’était donc pour rien dans ce guet-apens, pas plus que Choubine ?

— Non, il y avait là le Crabe et ses hommes.

— Et la bande de Khatchatour ?

— Mon père est un sage, dit Gassym, dont Fandorine ne distinguait toujours pas les yeux. Khatchatour le Manchot dérangeait, il ne voulait pas négocier. Mon père a dit : « Nous ferons d’un Fandorine deux coups : nous serons débarrassés de ces crétins d’anarchistes, et lui pensera que le Crabe est mort. »

— Et qui était l’homme auquel tu as coupé les mains ?

— Un voleur. Il avait volé de l’argent au parti. Il se cachait, mais nous l’avons retrouvé. Mon père a dit : « Veille à ce qu’on ne prenne pas les empreintes digitales du cadavre, autrement on pourra établir son identité. Il figure dans les fichiers de la police. » C’est pourquoi je l’ai laissé sans mains.

Eraste Pétrovitch ferma les yeux. Il se rappela que Gassym avait parlé à l’oreille d’Artachessov, et que celui-ci avait pris la faute sur lui. Le gotchi était resté également seul à seul avec Choubine dans la barque. Voilà pourquoi le gendarme, au dernier instant, avait crié : « Ce n’est pas ce qui était convenu ! »

— Pourquoi tu ne dis rien ?

Gassym se pencha. Son regard était perçant, glacé. À travers les traits familiers semblait se dessiner un tout autre personnage, dont Fandorine ne savait rigoureusement rien.

— Tu pensais que j’étais un sauvage lourd et obtus. Tu me traitais de haut. Je sais lire. Je lisais ton journal, je connaissais tous tes plans. Je t’ai longuement promené à ma guise, comme un chien au bout d’une laisse. Une seule fois, tu as réussi à me tromper, et tu as livré mon père à la police. Mais je l’ai délivré. J’ai vaincu. Je suis plus malin que toi.

— Un traître n’est pas un vainqueur, lui répondit Eraste Pétrovitch avec dégoût. Tire donc, traître. Tu te vanteras ensuite, traître.

— Je t’ai déjà dit que je n’étais pas un traître !

Les yeux noirs s’étaient embrasés, ils avaient perdu toute froideur.

— Je suis un homme d’honneur ! Toi aussi, tu es un homme d’honneur, c’est pourquoi je ne voulais pas te tuer. J’ai demandé à mon père qu’il te laisse aller. Mais il a dit que tant que tu te dresserais sur sa route, la besogne ne serait pas accomplie. Que tu irais à Vienne et que tu empêcherais la guerre d’éclater. Or sans la guerre, il n’y aura pas de révolution. On est obligés de te tuer.

— Tu me fatigues. Tire.

Fandorine regarda sur le côté pour ne pas avoir sous les yeux, aux derniers instants de sa vie, l’odieuse physionomie d’un traître. Mieux valait contempler un mur noir.

Je devrais composer un ultime poème, se dit-il, comme le prescrit le shijutsu, l’art du bien mourir. Quelque chose sur la couleur noire. Sur le fait qu’on n’a aucun regret à quitter un lieu aussi noir pour s’enfoncer dans une noirceur plus grande encore. Et qui sait, peut-être qu’au-delà resplendit la lumière ?

Non, je n’aurai pas le temps. On n’exécute pas à la va-vite une tâche aussi importante. Il fallait s’en inquiéter plus tôt. C’est qu’il faut compter les syllabes.

Mais pourquoi pas sans arithmétique ? Simplement, comme ça vient.

Trois vers :

J’emporte mon âme dans le cosmos,

Je rends à la Terre la matière à elle empruntée.

Merci, la vie, et adieu.

Cependant, l’homme en noir continuait de rabâcher il ne savait quoi et l’empêchait de se concentrer sur sa poésie.

— J’ai promis à mon père de te mettre hors d’état de nuire. Mais « mettre hors d’état de nuire », ça ne veut pas dire forcément « tuer ». Jure de quitter pour toujours la Russie, de ne jamais tenter de nuire à mon père et à sa cause. Emmène Saadat-khanoun avec toi, partez très loin, à l’autre bout du monde. J’ai lu qu’il existe un pays comme ça, au milieu de la mer, il s’appelle « Océanie ». On y est bien, comme au paradis. Ne m’oblige pas à te tuer. Donne-moi ta parole d’honneur. Je t’ai étudié. Si tu donnes ta parole, tu ne l’enfreindras pas.

Eraste Pétrovitch réfléchit. Il essaya de s’imaginer vivant avec Saadat sur une île lointaine aux couleurs du paradis.

Non, c’était impossible. Tiens, encore une sentence à offrir à Confucius : « L’homme qui a longtemps suivi la Voie, et puis s’en détourne pour gagner l’ombre d’un bosquet, se pendra là, au premier arbre. »

Il aurait pu mentir – quoi de plus simple en apparence ? Mais même là, Fandorine ne pouvait se l’autoriser. Il est dit : « La flèche qui vole n’ondule pas de la queue. » Gassym l’avait effectivement bien étudié.

Eraste Pétrovitch secoua la tête :

— Non.

— Dommage. Mais je savais que tu répondrais ainsi.

L’homme en noir leva son revolver et tira dans la tête du prisonnier ligoté.

Soudain une voix, très familière, mais impossible de se rappeler à qui elle appartenait, se prit à murmurer à l’oreille de Fandorine un conte qui autrefois le terrifiait au moment de s’endormir : « Dans une ville toute noire, dans une rue toute noire, dans une maison toute noire… »

Titre original : Черный город

© B. Akounine, 2012

© Zakharov [éditeur], 2012

© Presses de la Cité, 2015 pour la traduction française

Couverture : Stanislas Zygart

EAN 978-2258109872

ISBN 2258109876

1 Appareil de reproduction graphique inventé en 1869 par le Russe Mikhaïl Alissov – ancêtre de la Ronéo. (Toutes les notes sont du traducteur.)

2 En français dans le texte original.

3 Créature anthropomorphe mythique du folklore japonais, qui vit dans les rivières et est dotée d’un bec.

4 Dans les grandes villes de l’Empire, maire et gouverneur étaient des personnages différents, le premier élu par le conseil municipal, le second nommé par le tsar. Le maire était soumis à l’autorité du gouverneur, qui veillait à l’application des lois et à la protection des intérêts de l’État.

5 À l’origine simple étui renfermant une dose de poudre à fusil, le gazyr est devenu un élément décoratif du costume caucasien, cartouche factice généralement faite d’os ou d’argent.

6 Kot, en russe, signifie « chat ».

7 Littéralement, en allemand, la « loi morale en moi ».

8 En allemand, « Oui, c’est nous, les grisettes ».

9 Référence à un poème de Pouchkine, La Fontaine de Bakhtchissaraï (1824).

10 Abricots secs et raisins secs.

11 Personnage de Gogol qui apparaît dans Les Âmes mortes (1842). Avare préférant porter des guenilles crasseuses plutôt que d’engager la moindre dépense.

12 Samouraï illustre au Japon, mort héroïquement en 1877 et considéré comme le « dernier samouraï ».

13 Personnages de Chronique du règne de Charles IX (1829), roman historique de Prosper Mérimée.

14 En allemand, « Que se passe-t-il ? Où est Tural ? ».

15 « Rien encore, mais c’est pour bientôt ! C’est bon, allons-y ! »

16 Dans Les Frères Karamazov (1879-1880), Dostoïevski a écrit que l’« harmonie universelle […] ne vaut pas une seule larme d’enfant ».

17 Amicale austro-allemande de Bakou.

18 En allemand, « membre du comité directeur ».

19 En allemand, « Bien sûr, monsieur le consul. Non, mais très bientôt… Oui, je suis absolument certain ».

20 « Monsieur le consul ! Maintenant vous pouvez venir. »

21 « Eh, les gars, ramenez-vous vite ! »

22 « À la guerre comme à la guerre. »

23 En allemand, « Tempête-et-Passion ».

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21.06.2020

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