II n'y aurait pas de messe de funérailles pour Delahaye, juste une bénédiction dans une petite église vers Alésia, en fin de matinée. Quand Ferrer était arrivé, pas mal de monde se trouvait déjà là sans qu'il reconnût qui que ce fût. Il n'aurait pas imaginé que Delahaye possédait tant de parents ou d'amis, mais peut-être n'étaient-ce là que des créanciers résignés. Discrètement il prit place au fond de l'église, ni tout à fait au dernier rang ni derrière un pilier mais à l'avant-dernier, pas trop loin d'un pilier.
Tout ce monde venait d'entrer, allait entrer, entrait: pour éviter de croiser des regards, Ferrer baissait les yeux sur ses chaussures mais sa tranquillité fut brève: remontant l'assistance à contre-courant, une femme pâle aux joues creuses en tailleur damassé vint se présenter à lui: veuve Delahaye. Ah, dit Ferrer qui ne savait pas, qui n'aurait pas imaginé non plus que l'autre avait été marié. Bon, il l'avait été, eh bien ma foi tant mieux pour lui.
Cependant, lui apprit la veuve, elle et Delahaye n'avaient plus de vie commune depuis six ans, occupaient des logements séparés, l'un non loin de l'autre il est vrai. Car ils étaient restés en bonne intelligence, s'appelaient tous les trois jours et chacun possédait, en cas d'absence, une clef de l'autre appartement pour s'occuper des plantes vertes et du courrier. Mais au bout d'une semaine, inquiète du silence de Delahaye, elle avait fini par entrer chez lui pour découvrir son corps sans vie sur le carreau de la salle de bains. C'est tout le problème quand on vit seul, conclut-elle avec un regard interrogatif. Bien sûr, opina Ferrer. Puis la veuve Delahaye qui avait, dit-elle, beaucoup entendu parler de lui, Louis-Philippe vous aimait beaucoup, proposa impérativement à Ferrer de s'installer près d'elle au premier rang. Bien volontiers, fit-il mensongèrement, se déplaçant à contrecœur. Mais comme c'était au fond la première fois, se rendit-il compte, qu'il assistait à une telle cérémonie, cela donnerait l'occasion de voir d'un peu plus près comment ça se passe.
De fait, c'est assez simple. Vous avez le cercueil sur tréteaux, disposé les pieds devant. A la base du cercueil vous avez une couronne de fleurs à l'ordre de son occupant. Vous avez le prêtre qui se concentre à l'arrière-plan gauche et l'appariteur à l'avant-scène droite – corpulence rouge d'infirmier psychiatrique, expression dissuasive et costume noir, un goupillon dans la main droite. Vous avez le monde qui vient de s'asseoir. Et quand l'église presque pleine fait silence, le prêtre énonce quelques prières, suivies d'un hommage au défunt, puis il invite le monde à s'incliner devant la dépouille ou la bénir à l'aide du goupillon, au choix. C'est assez bref et c'est bientôt fini, Ferrer s'apprête à voir s'incliner le monde lorsque la veuve lui pince le bras, désignant le cercueil du menton en haussant les sourcils. Comme Ferrer fronce les siens incompréhensivement, la veuve hausse et désigne de plus belle tout en le pinçant plus fort et le poussant. Il semble donc que ce soit à lui d'agir. Ferrer se lève, le monde le regarde, Ferrer est bien embarrassé mais il s'avance. Il ne sait comment faire, il ne l'a jamais fait.
L'appariteur lui tendant le goupillon, Ferrer s'en empare sans être sûr de le saisir dans le bon sens puis se met à l'agiter inconsidérément. Sans vouloir dessiner de figures particulières dans l'air, pourtant il forme quelques cercles et barres, un triangle, une croix de Saint-André, marchant en rond tout autour du cercueil sous les yeux étonnés du monde, sans savoir quand ni comment s'arrêter jusqu'à ce que le monde commence à produire des murmures et que, sobrement mais fermement, l'appariteur l'arrime par une manche pour le rapatrier vers sa chaise du premier rang. Or en cet instant, surpris par la poigne apparitrice, Ferrer brandissant toujours l'aspergés le lâche: l'objet s'en va cogner le cercueil qui sonne creux sous le choc.
Plus tard, troublé, sortant de l'église, Ferrer aperçut la veuve Delahaye en conversation avec une jeune femme: il mit quelques secondes à reconnaître Louise. Elles s'étaient tournées une fois vers lui tout en parlant, changeant de regard dès qu'elles virent qu'il les observait. Prenant le parti de s'approcher d'elles, Ferrer dut se frayer un passage parmi les assistants qui s'attardaient par petits groupes comme à la sortie du théâtre, qui se retournèrent sur son passage comme quand on reconnaît l'acteur de la scène du goupillon.
Sans que Ferrer lui eût rien demandé, Louise répéta tout de suite qu'elle était toujours sans nouvelles de Victoire. La veuve, sans qu'on lui eût rien demandé non plus, fit fortement savoir que la disparition de Delahaye créait un vide que rien ne saurait jamais combler. Au point que post mortem, précisa-t-elle avec exaltation, il semblait inconcevable que Delahaye ne continuât point de se manifester. En attendant on se retrouverait au cimetière à l'heure du thé. Convoqué de la sorte, Ferrer ne pouvait se dérober. Mais c'est un fait que post mortem, comme il rentrait chez lui rue d'Amsterdam avant de repartir pour l'enterrement, une grande enveloppe beige non affranchie, glissée sous sa porte loin des heures de passage du facteur, multiplia le trouble de Ferrer. Portant son nom et son adresse tracés au normographe, l'enveloppe contenait les coordonnées de la Nechilik.
Par 118° de longitude est et 69° de latitude nord, à plus de cent kilomètres au-delà du cercle polaire arctique et moins de mille du pôle Nord magnétique, l'épave était échouée dans le golfe d'Amundsen, à la limite septentrionale des Territoires du Nord-Ouest. La ville la plus proche se nommait Port Radium. Ferrer consulta son atlas.
Les pôles, chacun peut l'éprouver, sont les régions du monde les plus difficiles à regarder sur une carte. On n'y trouve jamais bien son compte. De deux choses l'une en effet. On peut d'abord essayer de les considérer comme occupant le haut et le bas d'un planisphère classique, l'équateur étant pris comme base horizontale médiane. Mais dans ces conditions tout se passe comme si on les regardait de profil, en perspective fugitive et toujours forcément incomplets, ce n'est pas satisfaisant. Ensuite on peut aussi les regarder par en dessus, comme vus d'avion: de telles cartes existent. Mais alors c'est à leur articulation avec les continents, qu'habituellement on voit pour ainsi dire de face, que l'on ne comprend plus rien et ça ne va pas non plus. Ainsi les pôles sont-ils rétifs à l'espace plat. Obligeant à penser en plusieurs dimensions en même temps, ils posent un maximum de problèmes à l'intelligence cartographique. Mieux vaudrait disposer d'un globe terrestre, or Ferrer n'en a pas. Mais bon, il parvient quand même à se faire une petite idée du coin: très loin, très blanc, très froid. Cela fait, il est temps de se rendre au cimetière. Ferrer sort de chez lui et sur quoi tombe-t-il donc: le parfum de sa voisine de palier.
Bérangère Eisenmann est une grande fille gaie, très parfumée, vraiment très gaie, vraiment trop parfumée. Le jour où Ferrer l'avait enfin remarquée, en quelques heures l'affaire était enlevée. Elle était passée chez lui prendre un verre, puis on allait sortir dîner, elle avait dit je laisse mon sac? Il avait dit mais oui, laissez donc votre sac. Puis, le premier enthousiasme passé, Ferrer avait commencé de se méfier: les femmes trop proches posaient des problèmes, à plus forte raison les voisines de palier. Non pas qu'elles fussent trop accessibles, ce qui serait plutôt bien, c'était surtout que lui, Ferrer, devenait beaucoup trop accessible à elles, éventuellement contre son gré. Certes on n'a rien sans rien, certes il faut savoir ce qu'on veut.
Mais surtout, très vite, le problème du parfum allait se poser. Extatics Elixir est un parfum terriblement acide et insistant, qui oscille périlleusement sur la crête entre nard et cloaque, qui vous comble autant qu'il vous agresse, vous excite autant qu'il vous asphyxie. Chaque fois que Bérangère passerait chez lui, Ferrer devrait donc ensuite se laver très longuement. Remède très relativement efficace tant le parfum semblerait s'être insinué sous sa peau, donc il changerait les draps, les serviettes de toilette, lancerait directement ses vêtements dans la machine à laver – plutôt que dans la corbeille de linge sale où ils auraient vite fait de contaminer définitivement tout le reste. Il aurait beau aérer très longuement l'appartement à fond, l'odeur mettrait des heures à s'évaporer, d'ailleurs elle ne s'en irait jamais vraiment. D'ailleurs elle serait si puissante qu'il suffirait que Bérangère appelle pour que, véhiculée par les seuls fils du téléphone, elle envahisse à nouveau l'appartement.
Avant de connaître Bérangère Eisenmann, Ferrer ignorait l'existence d'Extatics Elixir. Maintenant, il le respire encore pendant qu'il se dirige vers l'ascenseur sur la pointe des pieds: le parfum passe par le trou de la serrure, les interstices de la porte palière, il le poursuit jusque chez lui. Bien sûr il pourrait suggérer à Bérangère de changer de marque mais il n'ose pas, bien sûr aussi qu'il pourrait lui en offrir un autre mais différents arguments l'en dissuadent, ce serait peut-être un peu trop s'engager, ah nom de Dieu, vivement le pôle Nord.
Mais nous n'en sommes pas là. D'abord il faut se rendre au cimetière d'Auteuil. Il s'agit d'un petit cimetière parallélépipédique, bordé à l'ouest par un grand mur aveugle et au nord, du côté de la rue Claude-Lorrain, par un bâtiment administratif. Les deux autres côtés sont occupés par des immeubles dont les fenêtres, commandant le réseau d'allées croisées, jouissent d'une vue imprenable sur les tombes. Ce ne sont pas des immeubles de luxe comme il en pullule dans ces beaux quartiers, mais plutôt des espèces de HLM améliorées par les fenêtres desquelles, dans le silence du cimetière, divers lambeaux sonores tombent en voltigeant comme des écharpes, bruits de cuisine ou de salle de bains, de chasse d'eau, exclamations de jeux radiophoniques, disputes et cris d'enfants.
Une heure avant que les assistants arrivent, moins nombreux qu'à l'église d'Alésia, un homme s'est présenté à la gardienne d'un de ces immeubles, par l'entrée de la rue Michel-Ange. Cet homme se tient très droit, s'exprime avec économie, son visage est inexpressif et presque figé, il porte un complet gris d'apparence neuve. Je viens pour le studio du cinquième qui est à louer, a-t-il dit, c'est moi qui vous ai téléphoné lundi pour visiter. Ah oui, s'est souvenu la gardienne, au nom de Baumgarten? Tner, a corrigé l'homme, Baumgartner. Est-ce que je pourrais jeter un coup d'œil? Ne vous dérangez pas, je monte un moment et je vous dis si je le prends. La gardienne lui a tendu les clefs du studio.
Ce nommé Baumgartner est arrivé dans le studio, qui est plutôt sombre car exposé au nord et tapissé de beige, et meublé de peu d'objets foncés et déprimants, dont une banquette Clic-Clac à rayures brunes souillées de matières suspectes et de plaques d'humidité continentales, une table en Formica ébréché, des voilages raides de poussière grasse et de poisseux rideaux vert wagon. Mais le nouveau venu a traversé ce studio sans le regarder en direction de la fenêtre qu'il n'a qu'entrouverte, se tenant légèrement en retrait d'elle, sur un côté, invisible de l'extérieur car à demi caché derrière un des rideaux. De là, il a suivi avec beaucoup d'attention toute la cérémonie d'inhumation. Puis il est redescendu voir la gardienne et lui a dit que non, ça ne fait pas trop l'affaire, c'est un peu sombre et trop humide et la gardienne a reconnu qu'en effet, tout cela gagnerait à être rafraîchi.
C'est dommage, a précisé Baumgartner, parce que c'est justement dans ce quartier qu'il cherche, mais on lui a parlé d'autre chose pas très loin et la gardienne, pas rancunière, lui a souhaité bonne chance et il est parti visiter cette autre chose, au début du boulevard Exelmans. De toute façon, ce studio de la rue Michel-Ange, Baumgartner ne l'aurait pas pris.