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Pupille ponctuelle sur un iris vert électrique comme l'œil des vieux postes de radio, sourire froid mais sourire quand même, Victoire s'était donc installée rue d'Amsterdam.

Elle était arrivée sans apporter beaucoup d'affaires, juste une petite valise et un sac qu'elle avait déposés dans l'entrée, comme pour une heure à la consigne d'une gare. Et dans la salle de bains, outre sa brosse à dents, un minuscule étui contenait trois accessoires pliables et trois échantillons de produits de beauté.

Elle restait là, passant le plus clair de son temps à lire dans un fauteuil, devant le téléviseur au son coupé. Au demeurant elle parlait peu, en tout cas le moins possible d'elle, répondant aux questions par une autre question. Elle semblait toujours sur ses gardes, même quand nulle menace extérieure ne le justifiait quoique cet air méfiant, parfois, risquât précisément de faire naître des idées agressives. Quand Ferrer recevait du monde, elle avait toujours l'air de faire partie des invités, il s'attendait à la voir s'en aller vers minuit comme les autres mais elle restait, elle restait.

Entre autres conséquences de la présence de Victoire chez Ferrer, on voyait passer plus souvent Delahaye, toujours aussi négligé de sa personne. Un soir qu'il s'était présenté rue d'Amsterdam encore plus scandaleusement vêtu que d'habitude – informe parka dont les pans ballottaient sur un bas de jogging vert -, Ferrer jugea bon de réagir au moment où il allait s'en aller. Le retenant un moment sur le palier, ne le prenez pas en mauvaise part, Delahaye, il lui exposa qu'il serait préférable de s'habiller un peu mieux quand il venait tenir la galerie, qu'un marchand d'œuvres d'art devait soigner son apparence, Delahaye le regardait sans comprendre.

Mettez-vous à la place du collectionneur, avait insisté Ferrer à voix basse en rappuyant sur le bouton de la minuterie. Il va vous acheter un tableau, le collectionneur. Il hésite. Et vous savez ce que c'est pour lui, acheter un tableau, vous savez bien comme il a peur de perdre son argent, peur de ne pas être dans le coup, peur de rater Van Gogh, peur de ce que va dire sa femme, tout ça. Il a si peur qu'il ne le voit plus, le tableau, n'est-ce pas. Il ne voit plus que vous, le marchand, vous dans vos habits de marchand. Donc c'est votre apparence à vous qu'il va mettre sur le tableau, comprenez-moi. Si vous avez des habits misérables, c'est toute votre misère qu'il va mettre dessus. Alors que si vous êtes impeccable c'est le contraire et donc c'est bon pour le tableau, donc c'est bon pour tout le monde et spécialement pour nous, voyez-vous.

Oui, avait dit Delahaye, je crois que je vois. Bien, avait dit Ferrer, donc à demain. Tu crois qu'il a compris? questionnait-il ensuite sans espérer de réponse, mais Victoire était déjà partie se coucher. Eteignant les lumières une à une, Ferrer avait gagné la chambre obscure et, le lendemain après-midi, il paraissait à la galerie porteur d'un costume en tweed châtaigne, chemise rayée marine sur ciel, cravate en tricot brun et or. Arrivé plus tôt, Delahaye peu rasé portait toujours la même tenue, encore plus fripée que la veille, à croire qu'il dort avec, regarde-moi cette chemise.

Je crois que ça avance avec la Nechilik , dit Delahaye. La quoi? dit Ferrer. Le bateau, là, dit Delahaye, vous savez, le bateau des antiquités. Je crois que j'ai trouvé des informateurs. Ah oui, dit Ferrer évasivement, distrait par le grelot de la porte d'entrée. Attention, souffle-t-il, quelqu'un. Réparaz.

Réparaz, on le connaît, c'est un habitué. II gagne énormément d'argent dans les affaires où il s'ennuie énormément, c'est qu'il n'est pas tous les jours exaltant d'avoir le monopole mondial du Smartex. Les seuls moments où il s'amuse un peu, c'est quand il vient acheter des œuvres d'art. Et il aime bien aussi qu'on le conseille, qu'on lui indique les tendances, qu'on l'emmène voir les artistes. Un dimanche que Ferrer l'a emmené visiter l'atelier d'un graveur du côté de la porte de Montreuil, Réparaz qui ne sort du VIIe arrondissement que pour traverser l'Atlantique dans son jet privé s'est enthousiasmé en traversant le XIe. Ah cette architecture, cette population exotique, incroyable, je ferais bien ça tous les dimanches avec vous. Formidable. Pas perdu sa journée, Réparaz. N'empêche qu'il appartient au genre hésitant. Pour l'instant il tournait autour d'un grand acrylique jaune assez coûteux de Martinov, s'en approchant, s'en éloignant, s'en rapprochant, etc. Attendez un peu, dit Ferrer toujours à voix basse à Delahaye, vous allez voir. Je vais lui faire le coup du désaveu, ils adorent ça.

Alors, fit-il en s'approchant du Martinov, ça vous plaît? Il y a quelque chose, dit Réparaz, il y a vraiment quelque chose. Je trouve ça, voyez-vous, comment dire. Je sais, je vois bien, dit Ferrer. Mais enfin ce n'est pas très bon, franchement, c'est loin d'être le meilleur de la série (c'est une série, n'est-ce pas), et puis de toute façon ce n'est pas tout à fait terminé. Sans compter qu'entre nous c'est un peu cher, Martinov. Ah bon, fit l'autre, moi je trouve qu'il se passe réellement quelque chose avec ce jaune. Certes, concéda Ferrer, ce n'est pas mal, je ne dis pas. Mais c'est quand même un peu coûteux pour ce que c'est. Je serais vous, je jetterais plutôt un coup d'œil là-dessus, reprit-il en désignant une œuvre composée de quatre carrés d'aluminium peints en vert clair juxtaposés, adossée dans un coin de la galerie. Ça, c'est intéressant. Ça va monter pas mal bientôt mais c'est encore très abordable. Et puis voyez comme c'est clair, non? C'est évident. C'est lumineux.

C'est quand même très peu de chose, dit le chef d'entreprise. Je veux dire, on ne voit pas grand-chose. A première vue, dit Ferrer, on peut le prendre comme ça. Mais au moins vous rentrez chez vous, vous avez ça au mur, vous n'êtes pas agressé. Il y a ça. Je vais réfléchir, dit Réparaz en s'en allant, je repasserai avec ma femme. C'est bon, dit Ferrer à Delahaye, vous allez voir. C'est sûr qu'il va le prendre, le Martinov. Il faut les contrer, quelquefois. Il faut leur donner l'impression qu'ils pensent par eux-mêmes. Tiens, voilà l'autre qui arrive.

Quarante-huit ans, mouche de poils sous la lèvre inférieure et veste en velours, souriant et nommé Gourdel, un châssis emballé de papier kraft sous le bras, l'autre était un peintre dont Ferrer s'occupait depuis dix ans. Apportant un tableau, il venait aux nouvelles.

Ça ne va pas fort, répondit Ferrer d'une voix lasse. Tu te souviens de Baillenx qui t'avait pris un tableau. Il me l'a rendu, ton tableau, il n'en veut plus, j'ai dû le reprendre. Il y avait bien aussi Kurdjian, rappelle-toi, qui envisageait d'acheter. Bon, il n'achète plus, finalement, il préfère acheter un Américain. Et puis tu as deux grands formats qui sont passés en salle des ventes, ils ont fait un prix dérisoire, donc franchement ça va très moyen. Bon, dit Gourdel, qui sourit moins en déballant le châssis, j'ai apporté ça.

Il faut voir aussi que c'est un peu de ta faute, poursuivit Ferrer sans même un regard sur l'objet. Tu as tout foutu en l'air en passant de l'abstrait au figuratif, j'ai dû complètement changer ma stratégie sur ton travail. Tu sais que ça pose des problèmes, le peintre qui change tout le temps, les gens attendent un truc et puis ils sont déçus. Tu sais que tout est labélisé, quand même, c'est plus facile pour moi de promouvoir quelque chose qui ne bouge pas trop, sinon c'est catastrophique. Tu sais bien que tout ça est très fragile. Enfin je te dis ça, c'est toi qui vois. De toute façon, celui-là je ne peux pas le prendre, je veux d'abord écouler le reste.

Un temps, puis Gourdel remballe sommairement son châssis, salue Ferrer d'un signe de tête et sort. Sur le trottoir il croise Martinov qui arrive. Martinov est un jeune type au regard innocemment rusé, on échange quelques mots. Il est en train de me foutre au placard, ce con, dit Gourdel. Ça m'étonnerait, le console Martinov. Il sait ce que tu fais, il a confiance en toi. Il a quand même un peu de sens artistique. Non, dit Gourdel avant de s'éloigner dans le jour blême, plus personne n'a de sens artistique. Les seuls qui en ont eu un peu, c'a été les papes et les rois. Depuis, il n'y a plus personne.

Alors tu as vu Gourdel, dit Ferrer. Je viens de le croiser, dit Martinov, ça n'a pas l'air d'aller bien fort. Il est complètement délabré, dit Ferrer, économiquement ça ne marche plus du tout, ce n'est plus qu'un déchet symbolique. Toi, par contre, ça va bien ces temps-ci. Un type est passé tout à l'heure, il va sûrement te prendre le grand jaune. A part ça tu es sur quoi, en ce moment? Ma foi, dit Martinov, j'avais ma série verticale, je vais en donner deux ou trois pour une exposition de groupe. Attends un peu, dit Ferrer, qu'est-ce que c'est que cette histoire? Rien, dit Martinov, c'est juste pour la Caisse des dépôts et consignations. Quoi, dit Ferrer, tu vas faire une exposition de groupe à la Caisse des dépôts et consignations? Et alors, dit Martinov, c'est très bien, la Caisse des dépôts et consignations. Personnellement, dit Ferrer, je trouve ridicule que tu exposes à la Caisse des dépôts et consignations. Ridicule. Une exposition de groupe, en plus. Tu te dévalues. Je te le dis. Enfin bon, tu fais comme tu veux.

C'est donc d'assez mauvaise humeur que Ferrer écoutait ensuite les informations générales que Delahaye lui donnait sur l'art boréal: écoles d'Ipiutak, de Thulé, de Choris, de Birnik et Denbigh, cultures paléobaleinières qui se sont succédé entre 2500 et 1000 avant notre ère. Quand Delahaye comparait les matériaux, les influences, les styles, Ferrer était moins attentif que lorsque l'autre se mettait à parler chiffres: il semblait en effet de plus en plus probable que cette histoire d'épave abandonnée dans le froid, si elle se confirmait, vaudrait le déplacement. Or pour l'heure elle ne se confirmait pas, faute d'informations plus précises. Mais nous étions arrivés dans les derniers jours de janvier et de toute façon, rappela Delahaye, même si on en savait plus, les conditions climatiques interdisaient de partir avant le printemps, date à laquelle, sous ces hautes latitudes, le jour se lève.

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