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Pendant ces mêmes quinze jours, Hélène continua de passer assez souvent à la galerie. Comme à l'hôpital elle passait à n'importe quelle heure mais jamais plus d'une heure, un jour sur deux ou trois, et comme à l'hôpital Ferrer l'accueillait poliment mais avec réserve, des égards trop prévenants et des sourires un peu forcés, comme on veut ménager un parent fragile.

Le long récit qu'il lui avait fait de ses ennuis récents ne les avait pas tellement rapprochés, finalement. Elle l'avait écouté sans réactions spéciales, que ce fût d'admiration devant les exploits septentrionaux de Ferrer ou de commisération voire de rire devant la consternante conclusion de cette affaire. Et si elle n'avait pas renouvelé sa proposition d'aider Ferrer à la galerie, il paraissait exclu que ce fût pour des raisons d'argent. Toujours est-il qu'on n'avait pas tellement avancé, on recherchait toujours des choses à dire sans toujours les trouver, ce qui pouvait donc produire des silences. C'eût pu être pas mal car c'est parfois très bien, le silence. Accommodé avec un regard et un sourire appropriés, le silence peut donner d'excellents résultats, des intensités rares, des perspectives subtiles, des arrière-goûts exquis, des décisions définitives. Mais là, non: ce n'étaient que mutismes pâteux, pesants, encombrants comme une glaise colle aux semelles. Au bout d'un moment, personne n'en pouvait plus. Hélène, bientôt, vint de moins en moins puis presque plus. Ferrer en avait d'abord été soulagé, bien sûr, mais bien sûr aussi cela ne manqua pas de créer assez vite un petit vide qu'il n'avait pas prévu, et voici qu'il se surprit bientôt en train de l'attendre, de jeter un coup d'oeil dans la rue l'air de rien, et il va de soi qu'elle n'a jamais donné son adresse ni laissé le moindre téléphone vu que l'autre imbécile n'a jamais rien demandé. Et maintenant c'était un lundi matin, qui n'est pas souvent ce qu'il y a de mieux: commerces grillagés, ciel couvert, air opaque et sol malpropre, bref tout est fermé de tous les côtés, c'est aussi déprimant qu'un dimanche sans l'alibi du rien à faire. De petites grappes éparses traversaient la rue hors des passages cloutés vers le seul Prisunic de garde, et l'humeur de Ferrer était de la même couleur jaune et rance que les grues du chantier d'en face et l'enseigne électrique du supermarché. Spontini tomba mal, qui reparut vers onze heures afin de rappeler son désaccord sur la question des pourcentages.

Il n'eut pas le temps de beaucoup argumenter: Ecoute, l'interrompit Ferrer, je vais te donner mon avis, maintenant. Tu ne travailles pas assez, voilà, ton travail n'a pas évolué. Tout à fait entre nous, ce que tu fais ne m'intéresse plus trop, tu vois. Ça veut dire quoi? s'inquiéta Spontini. Ça veut juste dire que ce n'est pas parce que tu as vendu à deux centres d'art et trois particuliers que tu existes, dit Ferrer. Pour moi, tu es zéro. Attends d'avoir des collectionneurs réguliers à l'étranger, là on pourra parler d'une carrière. Ça veut donc dire aussi que si tu n'es pas content, la porte est là.

Dans l'encadrement de cette dernière, en sortant de la galerie, Spontini manqua heurter un type d'une trentaine d'années, en blue-jeans et blouson qui ne composent pas tellement une tenue d'artiste, de nos jours, et encore moins de collectionneur, on eût plutôt dit une allure de jeune officier de police, et justement c'est ce qu'était cet homme: Vous vous souvenez de moi, dit Supin, je suis l'identité judiciaire. Je viens rapport à votre plainte.

Sans entrer dans tous les détails techniques, la situation selon Supin était la suivante. Une bonne nouvelle et une mauvaise, je préfère commencer par la mauvaise qui est qu'au microscope électronique, les analyses des prélèvements effectués dans l'atelier n'avaient abouti à rien. Mais, parallèlement à cela, la bonne était que dans les poches d'un cadavre décongelé, découvert par hasard et assez imparfaitement conservé, on avait trouvé parmi de vieux Kleenex raidis, froissés, compacts comme des galets plats ou des savonnettes en fin de carrière, un bout de papier portant un numéro mineralogique. Après qu'on avait identifié cette immatriculation, des recoupements permettaient de supposer que ce véhicule Fiat avait quelque chose à voir avec le vol déclaré par Ferrer. On le recherchait donc. Nous en étions là.

Ferrer fut tout de suite de bien meilleure humeur. Avant de fermer la galerie, en fin d'après-midi, il reçut la visite d'un jeune artiste nommé Corday. Celui-ci présenta des projets, des croquis, des maquettes et des devis de fabrication. Les fonds, malheureusement, lui manquaient pour réaliser tous ses objectifs. Mais c'est bon, ça, dit Ferrer, c'est très bon, ça me plaît beaucoup. Allez, on va faire une exposition. Non? fit l'autre. Mais si, dit Ferrer, bien sûr, bien sûr. Et puis si ça marche on en fera une deuxième. Alors on signe le contrat? s'imagina Corday. Calme, dit Ferrer, calme. Ça ne se signe pas comme ça, un contrat. Repassez me voir après-demain.

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