La Nechilik , on l'aperçut un beau matin, d'assez loin, petite masse effilée couleur de rouille et de suie posée sur une banquise ponctuée d'affleurements rocheux, vieux jouet cassé sur un drap en loques. Elle semblait en effet coincée dans les glaces au pied d'une éminence érodée, partiellement enneigée mais dont un flanc se brisait en succession de brèves falaises nues. A cette distance, l'épave ne paraissait pas trop mal conservée: maintenus par des haubans restés sous tension, ses deux petits mâts intacts se dressaient patiemment, et le poste de pilotage à l'arrière du bâtiment semblait encore assez solide pour abriter des spectres grelottants. Sachant d'ailleurs ces régions riches en hallucinations et suspectant d'abord ce bateau d'être un fantôme soi-même, Ferrer attendit d'en être assez proche pour s'assurer de sa réalité.
L'illusion règne en effet sous ces climats. La veille encore, tenez, on avançait derrière ses lunettes noires, sans lesquelles le soleil arctique vous emplit les yeux de sable et la tête de plomb, quand ce même soleil s'était soudain multiplié dans les nuages glacés par effet de parhélie: Ferrer et ses guides s'étaient retrouvés aveuglés par cinq soleils simultanés, horizontalement alignés, parmi lesquels le vrai – avec deux autres astres supplémentaires à la verticale du vrai. C'avait duré une petite heure avant que ce vrai soleil se retrouvât tout seul.
D'aussi loin que l'on vit l'épave, Ferrer fit signe aux guides de se taire et de ralentir comme si c'était une chose vivante, non moins qu'un ours blanc susceptible de vives réactions. On freina l'allure des skidoos dont on finit par couper les moteurs avant de s'approcher prudemment, d'un train de démineurs, poussant les engins par leur guidon avant de les appuyer contre la coque d'acier du navire. Puis, les deux locaux se tenant à distance de la Nechilik qu'ils considéraient avec gravité, Ferrer entreprit de monter seul à bord.
Il s'agissait donc d'un petit bateau de commerce long de vingt-trois mètres et dont une plaque de cuivre, rivetée à la base du gouvernail, déclinait la date de sa construction (1942) et le lieu de son enregistrement (Saint John, New Brunswick). Le corps du navire et le gréement semblaient en bon état, pellicules de gel et d'apparence cassante comme du bois mort. Ce qui avait dû être deux papiers froissés, traînant jadis sur le pont parmi des nœuds de cordages, était devenu deux rosés des sables sur fond de couleuvres cryonisées, le tout pris dans une couche de glace qui ne se fendilla même pas sous les bottes de Ferrer. Celui-ci pénétra dans la cabine de pilotage et la passa rapidement en revue: un registre ouvert, une bouteille vide, un fusil déchargé, un calendrier de l'année 1957 orné d'une fille assez déshabillée qui rappelait brutalement et potentialisait l'extrême température ambiante, soit dans les moins vingt-cinq degrés. Les pages congelées du registre interdisaient qu'on le feuilletât. Par les vitres de la cabine, qu'aucun regard n'avait plus traversé depuis plus de quarante ans, Ferrer jeta un coup d'œil sur le paysage blanc. Puis, descendant visiter les cales, il trouva tout de suite ce qu'il cherchait.
Tout semblait bien là comme prévu, serré dans trois grosses cantines métalliques qui avaient honnêtement résisté au temps. Ferrer eut du mal à faire jouer leurs couvercles soudés par le froid puis, ayant sommairement vérifié leur contenu, il remonta sur le pont pour appeler ses guides. Angoutretok et Napaseekadlak le rejoignirent avec circonspection, respectueusement et non sans hésiter, se déplaçant dans le corps du bateau comme s'ils entraient par effraction dans une résidence secondaire isolée. Les cantines étant pesantes, et l'escalier de fer accédant aux cales surnaturellement glissant, ce serait toute une histoire pour les hisser sur le pont avant de les débarquer. On les fixa du mieux qu'on put sur les remorques des skidoos puis on souffla. Ferrer ne disait rien, les deux guides rigolaient en échangeant des plaisanteries intraduisibles. De tout cela, ils avaient plutôt l'air de se foutre alors que lui, Ferrer, était assez ému. Voilà. C'est fait. Il n'y a plus qu'à rentrer. Mais on allait quand même casser une petite graine, peut-être, avant d'y aller, proposa Napaseekadlak.
Pendant que celui-ci, chargé d'allumer le feu, découpait à la hache le mât de misaine de la Nechilik , Ferrer suivi d'Angoutretok redescendit inspecter les cales plus en détail. Les fourrures faisant partie du fret étaient également toujours là, mais contrairement au reste elles n'étaient pas si bien conservées, dures comme du bois tropical et presque tous leurs poils détachés de la peau: sans doute ne présentaient-elles plus grande valeur marchande. Ferrer préleva quand même un petit renard blanc qui semblait avoir un peu mieux tenu que les autres et qu'il décongèlerait pour offrir mais à qui, nous verrions. Dans ce qui semblait avoir tenu lieu de cuisine, il fallut dissuader Angoutretok d'ouvrir une boîte de singe périmée depuis un petit demi-siècle. Certes il était dommage de ne pas pouvoir récupérer les quelques trucs pas mal qui restaient à bord de la Nechilik , de jolies petites lampes de cuivre, par exemple, une Bible élégamment reliée, un superbe sextant. Mais on était assez alourdi comme ça pour le voyage de retour, on ne pouvait se permettre aucun excédent de bagage. Ensuite, une fois qu'on eut déjeuné, il était temps de rentrer.
Ralentis par la charge, ils mirent beaucoup de temps à regagner Port Radium. Comme un cran d'arrêt qui se déclenche sans prévenir, de petites lames de vent acéré se levaient parfois pour couper leur élan, ralentir leur allure et le printemps polaire faisait s'ouvrir des brèches inopinées dans le pergélisol: une fois Ferrer s'y engloutit jusqu'à mi-cuisse, ce fut toute une affaire ensuite pour l'en extraire et le sécher puis le réchauffer. On parlait moins encore qu'à l'aller, on mangeait à la hâte et ne dormait que d'un œil, Ferrer de toute façon ne pensait qu'à son butin. A Port Radium, par des cousins issus de germains, Angoutretok lui trouva une chambre en ciment dans une espèce de club, ou de foyer, qui était tout ce qui pouvait tenir lieu d'hôtel dans l'agglomération. Enfin, une fois seul dans cette chambre, une fois les cantines ouvertes, Ferrer inventoria leur contenu.
Il s'agissait bien, comme prévu, d'art paléobaleinier rarissime, relevant des divers styles que Delahaye et d'autres experts lui avaient fait connaître. Il y avait là, entre autres choses, deux défenses de mammouth sculptées recouvertes de vivianite bleue, six paires de lunettes de neige taillées dans de l'andouiller de renne, une petite baleine sculptée dans un fanon de baleine, une armure d'ivoire à lacets, une machine à crever les yeux des caribous faite en bois de caribou, des pierres écrites, des poupées de quartz, des bilboquets en cubitus de phoque, en corne de bœuf musqué, des canines de narval et de requin gravées, des anneaux et des poinçons forgés en nickel de météorite. Il y avait aussi pas mal d'objets magiques et funéraires en forme de bretzel ou d'émerillon, faits de stéatite ou de néphrite polie, de jaspe rouge, d'ardoise verte et de silex bleu, gris, noir et de toutes les couleurs de la serpentine. Puis des masques en tous genres et, pour finir, une collection de crânes aux bouches colmatées par des rails d'obsidienne, aux orbites obturées par des boules d'ivoire de morse incrustées de pupilles en jais. Une fortune.