Ce qui marchait moins bien, six mois plus tôt, c'étaient les affaires de la galerie. Car à l'époque dont je parle, le marché de l'art n'est pas brillant et, soit dit en passant, le dernier électrocardiogramme de Ferrer n'est pas très brillant non plus. Il a déjà connu des alertes cardiaques, un infarctus léger sans autre conséquence que de le faire renoncer au tabac, point sur lequel le spécialiste Feldman s'est montré intraitable. Dès lors, si sa vie ponctuée de Marlboro ressemblait jusqu'alors à l'ascension d'une corde à nœuds, désormais privé de cigarettes il s'agit de grimper, indéfiniment, à la même corde lisse.
Ces dernières années, Ferrer s'était constitué un petit réservoir d'artistes qu'il visitait régulièrement, qu'il conseillait éventuellement, qu'il dérangeait évidemment. Pas de sculpteurs vu ses antécédents mais des peintres, bien sûr, comme Beucler, Spontini, Gourdel et surtout Martinov qui monte bien ces temps-ci et ne travaille que dans le jaune, et aussi quelques plasticiens. Par exemple Eliseo Schwartz qui, spécialisé dans les températures extrêmes, concevait des souffleries en circuit fermé (Pourquoi ne pas adjoindre des soupapes, suggérait Ferrer, une ou deux soupapes?), puis Charles Esterellas qui installait ça et là des monticules de sucre glace et de talc (Tout ça ne manquerait-il pas d'un peu de couleur, risquait Ferrer, non?), Marie-Nicole Guimard qui procédait à des agrandissements de piqûres d'insectes (Et tu ne verrais pas le même truc avec des chenilles? imaginait Ferrer. Des serpents?) et Rajputek Fracnatz qui travaillait exclusivement sur le sommeil (Mollo quand même sur les barbituriques, s'inquiétait Ferrer). Mais d'abord ces travaux, personne ces temps-ci n'en voulait plus tellement, et ensuite ces artistes, spécialement Rajputek réveillé en sursaut, finirent par faire comprendre à Ferrer l'inopportunité de ses visites.
Tout cela, de toute façon, ne se vendait donc plus très bien. Fini l'époque où s'égosillaient sans cesse les téléphones, où crachaient continûment les fax, quand les galeries du monde entier demandaient des nouvelles des artistes, des points de vue d'artistes, des biographies et des photos d'artistes, des catalogues et des projets d'expositions d'artistes. Il y avait eu quelques années de fièvre assez divertissante où ce n'était pas un problème de s'occuper de tous ces artistes, de leur trouver des bourses à Berlin, des fondations en Floride ou des postes dans des écoles d'art à Strasbourg ou Nancy. Mais, de tout cela, la mode semblait caduque et le filon tari.
Faute de convaincre assez de collectionneurs d'acheter ces œuvres, observant par ailleurs que l'art ethnique gagnait du terrain, Ferrer avait fini par infléchir son champ d'action depuis quelque temps. Délaissant insensiblement les plasticiens, il continuait bien sûr à s'occuper de ses peintres, surtout Gourdel et Martinov – celui-ci en plein essor, celui-là en net déclin – mais il envisageait maintenant de porter le gros de ses efforts sur des pratiques plus traditionnelles. Art bambara, art bantou, art indien des plaines et toute cette sorte de choses. Pour le conseiller dans ses investissements, il s'était assuré les services d'un informateur compétent nommé Delahaye qui assurait aussi, trois après-midi par semaine, une permanence à la galerie.
Malgré les qualités professionnelles de Delahaye, ses apparences jouaient contre lui. Delahaye est un homme entièrement en courbes. Colonne voûtée, visage veule et moustache en friche asymétrique qui masquait sans régularité toute sa lèvre supérieure au point de rentrer dans sa bouche, certains poils se glissant même à contresens dans ses narines: trop longue, elle a l'air fausse, on dirait un postiche. Les gestes de Delahaye sont ondulants, arrondis, sa démarche et sa pensée également sinueuses, et, jusqu'aux branches de ses lunettes étant tordues, leurs verres ne résident pas au même étage, bref rien de rectiligne chez lui. Tenez-vous un peu plus droit, Delahaye, lui disait parfois Ferrer agacé. L'autre n'en faisait rien, bon, tant pis.
Les premiers mois qui avaient suivi son départ du pavillon d'Issy, Ferrer avait bien profité du nouvel ordre de sa vie. Disposant d'une serviette, d'un bol et d'une moitié de placard chez Laurence, il dormirait d'abord toutes les nuits chez elle rue de l'Arcade. Et puis, peu à peu, cela se dégrade: ce n'est plus qu'une nuit sur deux, sur trois, bientôt sur quatre, Ferrer passant les autres à la galerie, d'abord seul, puis moins seul, jusqu'au jour où Laurence: Tu t'en vas, maintenant, tu te casses, lui dit-elle, tu ramasses tes petites affaires et hop.
Bon, d'accord, dit Ferrer (et puis au fond je m'en fous). Mais après une froide nuit solitaire dans l'arrière-boutique de la galerie, tôt levé le voici qui va pousser la porte de la plus proche agence immobilière. Cet atelier minable, ça ne peut plus durer.
On lui propose de visiter un appartement très différent, rue d'Amsterdam. C'est le truc typique haussmannien, vous voyez, dit l'agent: moulures au plafond, parquet à chevrons, double living et double entrée, doubles portes vitrées, hauts miroirs sur cheminées de marbre, vastes dégagements, chambre de service et trois mois de caution. Bon, d'accord, dit Ferrer (je prends).
Il s'installe, c'est l'affaire d'une semaine pour acheter quelques meubles et revoir la plomberie. Comme il se sent un soir enfin chez lui dans un de ses fauteuils en rodage, un verre à la main, un œil sur la télévision, voici que l’on sonne à la porte et c'est Delahaye, à l'improviste. Je ne fais que passer, dit Delahaye, je voulais juste vous parler d'une chose, je ne dérange pas? Réduites, la taille et la corpulence de Delahaye lui interdisent en principe de cacher quelque chose ou quelqu'un derrière lui, pourtant il semble bien cette fois qu'il y ait une présence dans son dos, dans la pénombre du palier. Ferrer, légèrement, se dresse sur la pointe des pieds. Oui, dit Delahaye en se retournant, excusez. Je suis avec une amie, elle est un peu introvertie. On peut entrer?
Il est, chacun peut l'observer, des personnes au physique botanique. Il en est qui évoquent des feuillages, des arbres ou des fleurs: tournesol, jonc, baobab. Delahaye, quant à lui, toujours mal habillé, rappelle ces végétaux anonymes et grisâtres qui poussent en ville, entre les pavés déchaussés d'une cour d'entrepôt désaffecté, au creux d'une lézarde corrompant une façade en ruine. Etiques, atones, discrets mais tenaces, ils ont, ils savent qu'ils n'ont qu'un petit rôle dans la vie mais ils savent le tenir.
Si l'anatomie de Delahaye, si son comportement, son élocution confuse évoquent ainsi de la mauvaise herbe rétive, l'amie qui l'accompagne relève d'un autre style végétal. Prénommée Victoire et belle plante silencieuse à première vue, elle paraît plus sauvage qu'ornementale ou d'agrément, datura plutôt que mimosa, moins épanouie qu'épineuse, bref d'apparence pas très commode. Quoi qu'il en soit, Ferrer sait aussitôt qu'il ne va pas la perdre de vue: bien sûr, dit-il, entrez. Puis ne prêtant qu'une oreille distraite aux propos embrouillés de Delahaye il va tout faire pour, l'air de rien, se rendre intéressant auprès d'elle et croiser un maximum de ses regards. Peine perdue à première vue, cela paraît loin d'être gagné mais sait-on jamais. Pourtant, mieux raconté, ce que relate Delahaye ce soir-là pourrait ne pas manquer d'intérêt.
Le 11 septembre 1957, expose-t-il, à l'extrême nord du Canada, un petit bateau de commerce nommé Nechilik s'était retrouvé coincé sur la côte du district de Mackenzie, en un point resté jusqu'à ce jour mal déterminé. Alors qu'elle faisait route entre Cambridge Bay et Tuktoyaktuk, la Nechilik avait été bloquée dans la banquise avec à son bord un chargement de fourrures de renard, d'ours et de phoque, ainsi qu'une cargaison d'antiquités régionales réputées rarissimes. Echouée après avoir heurté un récif, aussitôt elle était enserrée par la glace à prise rapide. Fuyant à pied l'embarcation paralysée, au prix de plusieurs membres gelés, les hommes d'équipage avaient eu beaucoup de mal à regagner la base la plus proche où quelques-uns de ces membres avaient dû être amputés. Les semaines suivantes, bien que son fret présentât une haute valeur marchande, l'isolement de cette région avait découragé la compagnie de la baie d'Hudson d'essayer de récupérer le navire.
Delahaye avait rapporté ces faits dont on venait de l'informer. On lui avait même laissé entendre qu'on pourrait, en cherchant bien, se procurer des informations plus détaillées quant aux coordonnées exactes de la Nechilik. Tout cela, certes, était aléatoire mais, si les choses se précisaient, l'opération pourrait présenter un intérêt majeur. Classiquement, en effet, les étapes de la découverte d'un objet d'art ethnique ou d'une antiquité sont au nombre de quatre ou cinq. C'est d'abord un local minable qui découvre généralement l'objet; c'est ensuite le caïd du coin qui supervise ce genre de trafic dans le secteur; puis c'est l'intermédiaire spécialisé dans la branche concernée; c'est enfin le galeriste avant le collectionneur qui forment les derniers maillons de la chaîne. Tout ce petit monde, évidemment, s'enrichit de plus en plus, l'objet décuplant au moins de valeur à chaque stade. Or, dans le cas de la Nechilik , si quelque intervention s'avérait possible, on éviterait tous ces intermédiaires en agissant directement sur le terrain: on gagnerait ainsi beaucoup de temps et d'argent.
Mais ce soir-là Ferrer, à vrai dire, n'avait guère accordé d'attention à ce récit, trop intéressé par cette Victoire dont il n'imaginait pas qu'elle viendrait s'installer chez lui dans une semaine. L'en eût-on informé qu'il eût été ravi, quoique non sans éprouver aussi quelque inquiétude, sans doute. Mais lui eût-on également indiqué que, des trois personnes réunies ce soir chez lui, chacune allait disparaître à sa manière avant la fin du mois, lui compris, il eût été supérieurement inquiet.