Que ce soit par l'autoroute ou la nationale qui, franchissant la frontière à Hendaye ou à Béhobie, conduisent vers le sud de l'Espagne, on passe forcément par Saint-Sébastien. Après que Ferrer eut traversé de sombres friches industrielles, longé d'oppressantes barres d'architecture franquiste et qu'il se fut parfois demandé ce qu'il faisait là, brusquement il entra dans cette grande ville balnéaire de luxe, parfaitement inattendue. Elle était construite sur une étroite langue de terre, de part et d'autre d'un fleuve et d'un mont qui séparait deux baies presque symétriques, cette double échancrure traçant un approximatif oméga, une poitrine de femme qui entrait à l'intérieur des terres, deux seins océaniques corsetés par la côte espagnole.
Ferrer gara sa voiture de location dans le parking souterrain proche de la baie principale puis il descendit dans un petit hôtel du centre-ville. Pendant une semaine il parcourut de larges avenues calmes, aérées, attentivement nettoyées, bordées d'immeubles clairs et graves, mais aussi de brèves rues étroites, elles aussi balayées avec soin, obscures et surplombées d'étroits immeubles nerveux. Palais et palaces, ponts et parcs, églises baroques, gothiques et néogothiques, arènes flambant neuves, immenses plages bordées d'un institut thalassothérapeutique, du Club de tennis royal et du casino. Plus solennels les uns que les autres, les quatre ponts étaient pavés de mosaïque et dentelés de pierre, de verre, de fonte, ornés d'obélisques blanc et or, de réverbères en fer forgé, de sphinx et de tourelles frappées de monogrammes royaux. L'eau du fleuve était verte avant de virer au bleu en se jetant dans l'océan. Ferrer hanta souvent ces ponts, mais plus souvent encore il arpentait la promenade galonnant la baie conchoïde dont une île minuscule, coiffée d'un petit château, occupait le centre.
Comme il déambulait ainsi, des jours durant, sans autre but particulier qu'un événement de hasard, tâchant d'inventorier tous les quartiers, il finît par se fatiguer un peu de cette ville trop grande en même temps que trop petite, où l'on n'était jamais sûr d'être où l'on était tout en ne le sachant que trop. Supin n'avait pas donné d'autre indication que le nom de Saint-Sébastien, accompagné d'une hypothèse à probabilité limitée. Il semblait seulement vraisemblable qu'y résidât l'escamoteur d'antiquités.
Les premiers temps, aux heures des repas, Ferrer fréquentait surtout les nombreux petits bars agités de la vieille ville où, debout devant le comptoir, on peut manger plein de petites choses, où l'on n'est pas contraint de s'asseoir pour se nourrir solitairement, ce qui peut vous casser le moral. Mais de cela aussi Ferrer commença de se lasser: il finit par repérer, du côté du port, un restaurant sans histoires où la solitude pesait moins. Il appelait Elisabeth à la galerie chaque fin d'après-midi et, les soirs, il se couchait tôt. Mais au bout d'une semaine son entreprise lui parut sans espoir, chercher un inconnu dans une ville inconnue ne rimait à rien, le découragement le gagna. Avant d'envisager de rentrer à Paris, Ferrer passerait encore deux jours dans cette ville mais sans plus la parcourir vainement, préférant somnoler l'après-midi dans un transatlantique déplié sur la plage quand le temps d'automne le permettait, puis tuer ces dernières soirées seul au bar de l'hôtel Maria Cristina dans un fauteuil de cuir, face à un verre de txakoli et au portrait en pied d'un doge.
Un soir que tout le rez-de-chaussée du Maria Cristina se trouvait envahi par un bruyant parti de cancérologues congressistes, Ferrer préféra se rendre à l'hôtel de Londres et d'Angleterre, établissement à peine moins chic que l'autre et dont le bar possédait l'avantage de s'ouvrir sur la baie par de grands vitrages aérés. L'ambiance était beaucoup plus calme ce soir-là qu'au Maria Cristina – trois ou quatre couples entre deux âges assis en salle, deux ou trois hommes debout seuls au bar, peu de mouvement, très peu d'allées et venues, Ferrer s'installa tout au bout de la salle contre une des grandes vitres. La nuit était tombée, les lumières de la côte se réfléchissaient en colonnes floues sur un océan d'huile où reposaient en paix, du côté du port, vingt-cinq silhouettes claires de bateaux de plaisance.
Or ces vitres permettaient aussi, selon le point que le regard faisait sur elles, d'observer l'extérieur mais aussi l'intérieur de la salle immobile par effet de rétroviseur. Un mouvement, bientôt, parut à l'extrémité opposée du bar: la porte à tambour s'était mise à tourner sur elle-même un instant, laissant en surgir Baumgartner qui vint s'accouder au bar à côté des hommes seuls, tournant le dos à la baie. Lointainement reflété dans la vitre, ces épaules et ce dos firent se froncer les sourcils de Ferrer qui, son regard s'accommodant de plus en plus précisément sur eux, finit par se lever de son siège et se dirigea vers le bar d'une démarche prudente. S'arrêtant à deux mètres de Baumgartner, il parut hésiter un instant puis s'approcha de lui. Excusez-moi, dit-il en posant légèrement deux doigts sur l'épaule de cet homme, qui se retourna.
Tiens, dit Ferrer. Delahaye. Je me disais bien, aussi.