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Soit un lapin terrorisé courant au point du jour à toute allure sur une vaste surface plane herbeuse. Soit un furet nommé Winston qui poursuit ce lapin. Celui-ci, apercevant non loin le seuil de son terrier, s'imagine, l'innocent, qu'il est tiré d'affaire et que là est son salut. Mais à peine s'est-il engouffré, se ruant pour s'y réfugier tout au fond, que le furet lancé à ses trousses le rejoint dans cette impasse, le saisit à la carotide et le saigne dans l'obscurité. Puis en prenant son temps il le vide et se gave de son sang, ce dont témoignent de légers craquements de fractures et d'obscènes bruits de succion. Repu, aspirant à une sieste méritée, le furet s'endort ensuite à côté de sa proie.

Soit deux agents techniques des Aéroports de Paris qui patientent près de l'entrée du terrier. Lorsqu'ils estiment que cette sieste a assez duré, ils appellent plusieurs fois le furet par son nom. Winston reparaît au bout d'un moment, l'œil lourd de reproches et traînant le corps du lapin dans le cou duquel il a planté ses incisives comme des agrafes. Les agents techniques attrapent ce cadavre par les oreilles avant de renfermer le furet Winston dans sa cage. Se posant comme toujours la question du partage du lapin, la question de sa préparation, la question de la sauce, ils grimpent dans un petit véhicule électrique et s'éloignent entre les pistes de l'aéroport sur l'une desquelles vient de se poser le vol QN560 en provenance de Montréal et dont Ferrer débarque, assez endolori et courbatu par le décalage horaire.

Il avait dû passer plus de temps que prévu à Port Radium. Chaleureusement adopté par la famille Aputiarjuk chez qui il avait fini par prendre tous ses repas et dont la fille, chaque soir, venait le rejoindre dans sa chambre, il avait laissé tramer un peu la fabrication des conteneurs. Pendant quelques jours même, à vrai dire, telle était la douceur du foyer Aputiarjuk qu'il n'avait plus tellement pensé à ses antiquités. Jours heureux à Port Radium. Mais une fois les conteneurs achevés, il avait bien fallu décider de s'en aller. Ferrer craignait un peu de se montrer, comme d'habitude, décevant, mais les parents Aputiarjuk n'avaient pas fait d'histoires en comprenant qu'il ne serait pas leur gendre et les adieux, somme toute, avaient été plutôt gais.

Affréter un Twin Otter, modèle de petit bimoteur utilisé dans les régions polaires, affronter les douaniers de Montréal, tout cela aussi avait pris un peu de temps. Puis le jour de revenir en France était arrivé et voilà, nous y étions. C'était encore un dimanche, dans les premières semaines de juillet, très tôt le matin, les travaux nocturnes de balayage, décapage, lessivage et lustrage de l'aéroport venaient de s'achever, les escaliers mécaniques et les tapis roulants se remettaient en marche en un long concert de murmures.

A cette heure-ci, presque personne ne travaillait sinon les douaniers et médecins de l'aéroport, trop occupés par un parti de pseudo-bijoutiers pakistanais et de soi-disant touristes colombiens pour s'intéresser longuement à Ferrer. Radiographiant ces ressortissants puis les gorgeant de produits laxatifs pour qu'ils expulsent leurs pierres précieuses et leurs ovules de cocaïne et devant ensuite, en rechignant, enfiler des gants pour récupérer ces objets, il leur revenait de traquer aussi les trafiquants de mygales et de boas constricteurs, de cartouches de cigarettes blondes enfouies sous la farine de manioc, de produits fissiles et de contrefaçons. Vu l'affluence, ce matin-là, Ferrer n'eut pas trop de mal à franchir la zone de fret embouteillée de colis suspects, il passa ignoré des barrages d'officiers de police judiciaire et d'employés du ministère des Finances. Puis une fois tous ses conteneurs récupérés, il dut téléphoner pour qu'un fourgon vînt les charger. Comme on était dimanche ce serait plus compliqué mais Rajputek, éveillé en sursaut, finit par accepter de venir non sans rognonner un peu. En attendant qu'arrivé son véhicule, Ferrer retourna patienter à nouveau dans la salle d'attente du Centre spirituel.

Symétrique au Centre d'affaires par rapport au Multistore, le Centre spirituel est situé au sous-sol de l'aéroport, entre l'escalator et l'ascenseur. La salle d'attente est plutôt froide et meublée de fauteuils métalliques, de présentoirs bourrés de brochures en sept langues, de bacs où se développent cinq espèces de plantes vertes. Les battants de trois portes entrebâillées sont frappés d'une croix, d'une étoile ou d'un croissant. Assis dans un fauteuil, Ferrer fit l'inventaire des autres accessoires: un téléphone mural, un extincteur, un tronc.

Comme en ce tout début de journée peu de monde se trouvait là, Ferrer risqua trois regards par les entrouvertures. La microsynagogue était à peu près nue, trois chaises autour d'une table basse. Même chose dans la microchapelle avec pot de fleurs en sus, autel, portrait de la Vierge, registre accompagné d'un stylo-bille et deux avis manuscrits: l'un mentionnait la présence du saint sacrement, l'autre priait de ne pas emporter le Bic. La micromosquée détenait quant à elle une moquette verte, un portemanteau ainsi qu'un paillasson près duquel patientaient quelques Adidas, longues, mocassins et chaussures de protection de pratiquants nord-africains, centrafricains et moyens-orientaux.

Le matin progressant, parut petit à petit la clientèle du Centre spirituel. Elle se composait moins de voyageurs en transit que d'employés de l'aéroport, personnels de maintenance ou d'entretien en bleu de travail, hommes de la sécurité souvent noirs et toujours très costauds, talkies-walkies et bipeurs en sautoir. Passèrent quand même aussi des usagers civils: une jolie religieuse libanaise, une mère et son grand fils bulgares, un petit jeune homme frêle et barbu, au physique éthiopien – ses yeux rouges exprimant l'horreur du vide, la peur du mal de l'air, avant d'embarquer il souhaitait recevoir le sacrement d'un prêtre qu'à contre-cœur Ferrer dut convenir n'être pas.

Le fourgon piloté par Rajputek se présenta en fin de matinée. Une fois les conteneurs chargés puis déchargés à la galerie, attentivement stockés dans l'atelier, Ferrer regagnerait son domicile à pied. En quittant la galerie pour rentrer chez lui, il jeta un coup d'œil sur l'évolution du chantier: il semblait que les fondations eussent achevé d'être creusées, on avait installé des baraques métalliques qui abriteraient les machines et les hommes, on commençait de monter deux grandes grues jaunes à l'aide d'une grue rouge superlative. En semaine, le bruit risquerait d'être infernal, on verrait.

En attendant, ce dimanche d'été, le silence de Paris rappelait celui de la banquise, sauf que ce n'était plus la glace mais le goudron que le soleil faisait fondre superficiellement. Comme il rentrait chez lui, atteignant son palier, l'absence d'Extatics Elixir le surprit comme si le silence urbain avait tout fait disparaître, décimant également la tribu des parfums. Renseignements pris auprès de la gardienne, il apparut qu'en son absence Bérangère Eisenmann avait déménagé. Plus de femme immédiatement disponible, donc. Ferrer prit modérément bien la chose et, déballant ses affaires, il retrouva la fourrure récupérée sur la Nechilik : elle était complètement corrompue, les poils se détachaient par plaques de la peau qui, à température normale, s'était muée en vieille colle purulente et figée. Ferrer prit le parti de la jeter avant de s'attaquer au courrier.

C'était de prime abord une montagne de courrier mais, une fois payées les factures et jetés les faire-part, invitations, circulaires et magazines, il ne restait plus rien qu'une convocation au Palais de justice, d'ici trois mois, le 10 octobre, pour une séance avec Suzanne dans le cadre de la procédure de divorce en cours. Il se trouverait alors supérieurement sans plus de femme du tout mais on le connaît, cela ne saurait durer. Ça ne devrait pas tarder.

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