C'était maintenant un brise-glace long de cent mètres et large de vingt: huit moteurs de locomotive couplés développant 13 600 chevaux, vitesse maximum 16,20 nœuds, tirant d'eau 7,16 m. On avait installé Ferrer dans sa cabine: mobilier boulonné aux cloisons, point d'eau avec robinet à pédale, récepteur vidéo vissé dans le prolongement de la couchette monoplace et Bible dans le tiroir de la table de nuit. Plus un petit ventilateur paradoxal vu que le chauffage était à fond, produisant une canicule d'une trentaine de degrés comme dans tous les équipements polaires, qu'ils soient navire, cabine de tracteur ou bâtiment. Ferrer répartit ses affaires dans la penderie, déposant à portée de main, près de la couchette, un ouvrage consacré à la sculpture inuit.
Cinquante hommes constituaient l'équipage du Des Groseilliers ainsi que trois femmes que Ferrer repéra tout de suite: une jeune compacte colorée préposée aux amarres, une rongeuse d'ongles chargée des comptes et une infirmière au physique idéal d'infirmière discrètement fardée, délicatement bronzée, peu vêtue sous sa blouse, également responsable de la bibliothèque et de la vidéothèque et prénommée Brigitte. Comme Ferrer allait bientôt prendre l'habitude d'aller lui emprunter livres et films, il mettrait peu de jours à comprendre que Brigitte, le soir venu, rejoignait un radiotélégraphiste à menton carré, nez fusiforme et moustache en guidon. Peu d'espoir donc à entretenir à cet égard mais nous verrions, nous verrions, nous n'en étions pas là.
Le premier jour, sur la passerelle, Ferrer fit la connaissance des chefs. Le commandant ressemblait à un acteur et le second à un animateur mais cela s'arrêtait là: les autres officiers, supérieurs ou subalternes, n'évoquaient rien de particulier. Les présentations faites, comme on trouvait peu de choses à se dire, Ferrer s'en fut traîner dans le vaste corps tiède du brise-glace, progressivement sollicité par ses odeurs. A première vue c'était propre et ne sentait rien, puis en cherchant un peu on distinguait, dans l'ordre, des fantômes olfactifs de gas-oil, de graillon, de tabac, de vomi et de poubelles compactées, puis en cherchant plus loin un fond flottant et flou d'humidité malpropre ou moisie, d'évacuation saumâtre, cri du cœur de siphon.
Des haut-parleurs bourdonnaient des consignes, des types se marraient derrière des portes entrouvertes. Au fil des coursives, Ferrer croisa sans leur parler divers hommes d'équipage, stewards et mécaniciens peu habitués à la présence de non-professionnels et trop occupés de toute façon: outre leur tâche dans les opérations de manœuvre, la plupart s'affairaient toute la journée dans de vastes ateliers de mécanique ou d'électricité situés aux niveaux inférieurs du bâtiment, bourrés de machines-outils énormes et de minuscules instruments délicats. Il ne parvint à s'entretenir un peu qu'avec un jeune matelot timide, vulnérable et musclé, qui attira son attention sur quelques oiseaux de passage. Le ptarmigan, par exemple, l'eider dont on fait l'édredon, le fulmar, le pétrel, et je crois que c'est à peu près tout.
C'était à peu près tout, les repas riches en graisse se tenaient à heure fixe et l'on ne disposait que d'une brève demi-heure au bar, chaque soir, pour se payer une ou deux bières. Passé la première journée de découverte, dès le lendemain brumeux le temps se mit à s'effilocher. Par le sabord de sa cabine, Ferrer vit défiler Terre-Neuve à main droite avant qu'on se mît à longer les côtes du Labrador jusqu'à la baie de Davis puis au détroit d'Hudson, sans qu'on perçût jamais le grondement des moteurs.
Baignant de hautes falaises d'un ocre-brun violâtre, l'air immobile était glacé, donc lourd, pesant de tout son poids sur une mer également immobile, d'un gris-jaune sablonneux: nul souffle de vent, nul bateau, bientôt pratiquement plus aucun oiseau pour l'animer du moindre geste, aucun bruit. Désertes, parsemées de mousses et de lichens comme des joues mal rasées, les côtes tombaient abruptement à pic dans l'eau. A travers le brouillard uniforme on devinait plus qu'on ne voyait, depuis les sommets, les flancs de glaciers descendre à leur vitesse imperceptible. Le silence demeura parfait jusqu'à ce qu'on rencontrât la banquise.
Comme elle était relativement fine au début, le brise-glace commença de s'y frayer un chemin frontalement. Puis assez vite elle devint trop épaisse pour qu'il pût continuer de procéder ainsi: dès lors il entreprit de se poser sur elle pour l'écraser de tout son poids: elle explosait alors, se lézardant en tous sens à perte de vue. Descendu dans l'étrave du bâtiment, séparé de l'impact par soixante millimètres de métal, Ferrer écouta de près le bruit que cela produisait: bande-son de château hanté tout en raclements, sifflements et feulements, effets de basse et grincements divers. Mais une fois remonté sur la passerelle, il ne percevrait plus qu'un léger craquement permanent, comme une étoffe qui se déchire sans résistance au-dessus des sous-marins nucléaires immobiles, silencieux, tranquillement posés sur le fond, et dans lesquels on triche aux cartes en attendant vainement les contrordres.
On continuait, les jours passaient. On ne croisa personne sauf, une fois, un autre brise-glace du même modèle. On s'arrêta une heure à sa hauteur, on repartit après que les commandants eurent échangé des cartes et des relevés mais ce fut tout. Ce sont des territoires où ne vient jamais personne bien qu'ils soient plus ou moins revendiqués par pas mal de pays: la Scandinavie car c'est d'elle qu'arrivèrent les premiers explorateurs du coin, la Russie car elle n'est pas bien loin, le Canada car il est proche et les Etats-Unis car les Etats-Unis. Deux ou trois fois on aperçut des villages désertés sur les rivages du Labrador, construits à l'origine par le gouvernement central pour le bienfait des autochtones et, de la centrale électrique à l'église, parfaitement équipés. Mais, inadaptés aux besoins des locaux, ceux-ci les avaient détruits avant de les abandonner pour aller se suicider. Jouxtant des baraques éventrées, restaient encore ici et là quelques carcasses de phoques desséchées, pendues à des gibets, souvenirs de réserves alimentaires ainsi protégées des ours blancs.
C'était intéressant, c'était vide et grandiose, mais au bout de quelques jours un petit peu fastidieux. Ce fut alors que Ferrer devint assidu à la bibliothèque, y retirant des classiques de l'exploration polaire – Greely, Nansen, Barentsz, Nordenskjôld – et des vidéos en tous genres – Rio Bravo, Kiss me deadly, bien sûr, mais aussi Perverses caissières ou La stagiaire est vorace. Il n'emprunta ces dernières œuvres qu'une fois certain du lien de Brigitte avec le radiotélégraphiste: dès lors, sans espoir sur ses chances avec l'infirmière, il n'avait plus à craindre de se discréditer à ses yeux. Vains scrupules: c'est avec un sourire égal, plein d'indulgence maternelle, que Brigitte inscrivait indifféremment sur son registre l'emprunt des Quatre cavaliers de l'apocalypse ou de Bourre-nous. Sourire à ce point rassérénant et permissif que Ferrer n'hésita bientôt plus à s'inventer tous les deux jours des affections faciles à simuler – céphalées, courbatures – pour aller réclamer des soins – compresses, massages. Dans un premier temps, ça marchait.