Personnellement je commence à en avoir un peu assez, de Baumgartner. Sa vie quotidienne est trop fastidieuse. A part vivre à l'hôtel, téléphoner tous les deux jours et visiter ce qui lui tombe sous la main, vraiment il ne fait pas grand-chose. Tout cela manque de ressort. Depuis qu'il a quitté Paris pour le Sud-Ouest, il passe son temps à rouler au hasard au volant de sa Fiat blanche, véhicule simple sans option ni décoration, sans rien qui adhère aux vitres ni pende au rétroviseur. Il emprunte surtout les voies départementales. Un matin, c'est dimanche, il arrive à Biarritz.
Comme l'océan est fort et bouge vivement, comme c'est un dimanche de soleil brumeux très doux, les habitants de Biarritz sont sortis regarder les vagues. Ils se tiennent par rangs sur plusieurs étages, le long des plages mais aussi des terrasses, des jetées, des balcons, des éminences et autres promenades qui donnent sur l'océan musclé, ils sont alignés sur tout ce qui le surplombe et le regardent faire son numéro furieux. Ce spectacle hébété l'homme et le paralyse, il peut indéfiniment le contempler sans se lasser, pas de raison de s'arrêter – le feu aussi lui fait cet effet-là, la pluie quelquefois produit cet effet, l'inventaire des passants depuis une terrasse de bar peut le produire également.
A Biarritz, ce dimanche, près du phare, Baumgartner voit un jeune homme s'aventurer au plus près de l'océan, au bord extrême d'une avancée rocheuse, risquant de se faire absolument tremper par les bourrasques d'écume nerveuse qu'il esquive avec un déhanchement de torero. C'est d'ailleurs en termes taurins qu'il commente la puissance des vagues successives, salue (Ole) une explosion spécialement scénique, laisse venir (Mira mira mira) et gonfler (Toro toro) une vague prometteuse et grondante (Torito bueno) – tous encouragements, appels et citations que dans l'arène on adresse aux fauves. Puis après que la vague a sauvagement rué en tous sens, s'est disloquée en déflagrant, quand ce monstre en eau vient se coucher et mourir à ses pieds, le jeune homme, bras tendu et main levée comme pour immobiliser le temps, lui adresse le geste des matadors dans l'intervalle, parfois un peu long, où la bête estoquée demeure dressée pendant que la vie lui échappe avant de s'effondrer, souvent latéralement et perpendiculaire à ses pattes raidies.
Baumgartner ne reste pas plus de deux jours à Biarritz, le temps que l'océan reprenne son souffle, puis il repart vers l'intérieur des terres. Plus encore que pendant son précédent séjour, Baumgartner ne s'attarde généralement pas dans les villes qu'il ne fait que traverser ou qu'il contourne par leurs rocades quand c'est possible. Il aime mieux s'arrêter dans les villages, il y passe un moment au café-tabac sans parler à personne.
Il préfère y écouter les conversations des gens (quatre hommes inoccupés comparent leurs poids et le substituent au numéro de département français correspondant. Le plus maigre déclare donc la Meuse, l'a peu près normal revendique les Yvelines, l'assez épais admet frôler le Territoire de Belfort, le plus gros dépasse le Val-d'Oise), lire les affiches scotchées sur les miroirs (CONCOURS DE GROS LÉGUMES: 8 h-11 h, Inscription des Légumes. 11 h-12 h 30, Opérations du Jury. 17 h, Remise des Prix et Vin d'honneur. Peuvent concourir: Poireau, Salade, Chou cabus, Chou de Milan, Chou-fleur, Chou rouge, Tomate, Melon, Potiron, Poivron, Courgette, Betterave rouge, Carotte rouge, Céleri-rave, Chou-navet amp; Chou-rave, Navet or Rave, Radis d'hiver, Pomme de terre, Betterave fourragère, Carotte fourragère, Maïs, Ail, Oignon. Concours ouvert à tous les jardiniers. Pas plus de neuf légumes par jardinier. Un spécimen par légume. A présenter avec feuilles, tiges et racines si possible. Ils seront jugés sur poids et aspect) ou consulter la météo dans les journaux locaux (Sur fond de ciel chaotique, pluies et averses se déclencheront, parfois accompagnées d'un coup de tonnerre dans l'après-midi).
En effet le temps se gâte, et cependant Baumgartner paraît moins exigeant quant à la qualité des hôtels qu'il fréquente. Il passe ses nuits dans des établissements plus sommaires qu'avant, cela paraît lui être indifférent. Les premiers jours il s'est procuré sans faute les quotidiens locaux et nationaux, y a parcouru les pages Culture et Société sans jamais trouver mentionné le moindre vol d'antiquités. Quand il devient probable qu'il n'en sera plus question, Baugmgartner réduit sa consommation de presse qu'il finit par ne plus que feuilleter distraitement au petit déjeuner, l'empoissant de beurre et de confiture, surlignant des passages au café, créant des ronds entrelacés de jus d'orange le long des pages économiques saumon.
Un soir de pluie battante, entre Auch et Toulouse, il roule dans la nuit tombée de plus en plus tôt. Au-delà des essuie-glaces lancés à vitesse supérieure, les phares suffisent à peine à éclairer la route: il n'aperçoit qu'au dernier moment, sur sa droite, légèrement en contrebas de la chaussée, une silhouette qui avance sur le bas-côté. Noyée dans l'eau et le noir, sur le point de s'y dissoudre comme un sucre, elle n'agite pas la main ni même ne se retourne à l'approche des voitures dont les phares et le moteur sont étouffés de toute façon par l'orage. Si Baumgartner va s'arrêter, c'est moins par charité que par réflexe, ou parce qu'il s'ennuie un peu: il balance à droite son clignotant, freine cent mètres plus loin et attend que la silhouette le rejoigne.
Mais elle n'accélère pas son allure, comme si elle n'établissait pas de relation causale entre elle-même et l'arrêt de la Fiat. Parvenue à hauteur du véhicule, Baumgartner l'aperçoit confusément par la vitre ruisselante: une jeune femme, semble-t-il, une fille qui ouvre la portière et monte sans qu'on ait échangé les habituels propos préliminaires entre auto-stoppeurs et stoppés. Elle fait passer son sac sur la banquette arrière et s'assied sans un mot, claquant la portière avec précaution. Elle est tellement trempée que le pare-brise, aussitôt, se revêt d'une buée légère – Baumgartner imagine sans plaisir l'état du siège après son passage. Elle n'est pas seulement trempée, d'ailleurs, elle a aussi l'air plutôt sale et détachée du monde. Vous allez sur Toulouse? lui demande Baumgartner.
La jeune femme ne répond pas tout de suite, son visage n'est pas bien distinct dans la pénombre. Puis elle articule d'une voix monocorde et récitative, un peu mécanique et vaguement inquiétante, qu'elle ne va pas sur Toulouse mais à Toulouse, qu'il est regrettable et curieux que l’on confonde ces prépositions de plus en plus souvent, que rien ne justifie cela qui s'inscrit en tout cas dans un mouvement général de maltraitance de la langue contre lequel on ne peut que s'insurger, qu'elle en tout cas s'insurge vivement contre, puis elle tourne ses cheveux trempés sur le repose-tête du siège et s'endort aussitôt. Elle a l'air complètement cinglée.
Baumgartner demeure stupide et légèrement vexé quelques secondes, puis il passe en première en douceur comme s'il réfléchissait avant de démarrer. Cinq cents mètres plus loin, comme la fille se met à ronfler doucement, une irritation le prend qui manque de le faire s'arrêter pour la renvoyer à son obscurité liquide mais il se raisonne: elle dort tranquillement à présent, tout son corps détendu a la paix, maintenu souplement par la ceinture de sécurite, ce ne serait pas digne du gentleman qu'il a décidé de devenir. Ce sentiment l'honore mais c'est surtout quelque chose d'autre qui le rétient: c'est surtout que sa voix lui rappelle quelqu'un. Absorbé par sa conduite en milieu hostile, il n'a guère d'occasions de lui envoyer des coups d'œil latéraux, et de toute façon la jeune femme s'est penchée du côté de la vitre et lui tourne le dos. Mais d'un coup Baumgartner la reconnaît, il prend conscience de son identité, c'est parfaitement invraisemblable mais c'est ainsi. Jusqu'à Toulouse il conduit sur des œufs, retenant son souffle en évitant la moindre ornière, le moindre cahot qui risquerait de la réveiller. Ce trajet dure pas moins d'une heure.
Arrivé à Toulouse en pleine nuit, Baumgartner dépose la fille devant la gare sans allumer le plafonnier, orientant son visage dans l'autre sens pendant qu'elle dégrafe la ceinture et descend en le remerciant deux fois, presque inaudiblement. Sans redémarrer tout de suite, Baumgartner la regarde s'éloigner vers le buffet de la gare dans le rétroviseur, sans se retourner. Comme il fait sombre et comme cette fille qui m'a l'air devenue folle ne l'a pas regardé une fois, tout laisse penser qu'elle ne l'a pas identifié, du moins faut-il très vivement le souhaiter.
Les jours suivants, Baumgartner persévère dans son itinéraire aléatoire. Il connaît la mélancolie des restauroutes, les réveils acides des chambres d'hôtels pas encore chauffés, l'étourdissement des zones rurales et des chantiers, l'amertume des sympathies impossibles. Cela dure encore à peu près deux semaines au terme desquelles, vers la mi-septembre, Baumgartner s'aperçoit enfin qu'il est suivi.