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Les jours s'écouleraient ensuite, faute d'alternative, dans l'ordre habituel. Ce serait toute une journée de route, d'abord, Ferrer ayant décidé de regagner Paris sans se presser. S'arrêtant longuement pour déjeuner vers Angoulême, s'accordant un détour sans souci touristique spécial, juste pour se donner le temps de récapituler et prévoir. Dans la voiture, faute de système RDS, il fallait modifier tous les cent kilomètres les longueurs d'onde des stations en modulation de fréquence. C'est de toute façon distraitement et à faible volume que Ferrer les écouterait, la radio ne servant que de bande-son au film des vingt dernières heures qu'il se reprojetait en boucle.

Cela s'était passé presque trop facilement avec Delahaye. Après un instant d'énervement, Ferrer s'était calmé puis on avait fini par négocier. Delahaye, confondu, se retrouvait à tous égards coincé.

Nourrissant de grandes espérances sur la vente clandestine des antiquités, anticipant d'énormes rentrées, en quelques mois toutes ses économies avaient fondu en auberges de charme et vêtements de luxe: il n'avait à présent pratiquement plus un rond. Ces espérances avaient été ruinées par l'arrivée de Ferrer qui, une fois repris ses esprits, l'avait traîné dans un bar de la vieille ville pour lui proposer un arrangement. On avait discuté plus calmement, on avait envisagé l'avenir, Ferrer s'était remis à vouvoyer son ancien assistant.

A présent, faute de mieux, Delahaye souhaitait conserver humblement et définitivement ce nom de Baumgartner qu'il avait dû beaucoup intriguer pour obtenir: il en ferait, ma foi, ce qu'il pourrait. C'est qu'il avait fallu payer le prix pour ça, les faux papiers d'identité crédibles coûtent très cher et tout retour en arrière s'avérait maintenant impossible. Mais il avait quand même essayé de négocier: contre dédommagement chiffré, il accepterait d'indiquer le lieu de stockage des antiquités. Bien que jugeant bénignes ses exigences, Ferrer se fit un plaisir de les revoir à la baisse, acceptant de lui verser un peu moins du tiers de la somme souhaitée, ce qui suffirait bien à Delahaye pour voir venir quelque temps dans le pays étranger, si possible à devise faible, qu'il choisirait. L'autre n'étant pas en position de marchander, on s'en était tenu là. On s'était finalement séparés sans haine et Ferrer arriva à Paris en début de soirée.

Le lendemain de son retour, la première chose à faire dès le matin, sur la foi des indications de son ancien assistant, fut de se rendre à Charenton pour récupérer les objets puis de louer un grand coffre à la banque et de se hâter, dûment assurés, de les y entreposer. Cela fait, l'après-midi, comme il retournait chez Jean-Philippe Raymond pour y récupérer le rapport d'expertise définitif, à peine parvenu au secrétariat Ferrer se retrouva devant Sonia. Toujours la même avec ses Benson et son Ericsson, que Ferrer ne pouvait plus s'empêcher d'associer automatiquement au Babyphone. Elle parut le toiser avec indifférence mais, comme il la suivait dans le couloir menant au cabinet de Raymond, se retournant brusquement elle commença de lui reprocher avec hargne de ne jamais l'avoir appelée. Ferrer ne relevant pas cette remarque, elle entreprit ensuite de l'insulter sourdement puis, Ferrer tentant de faire diversion en s'échappant vers les toilettes, elle l'y rejoignit et se rua dans ses bras et ah, dit-elle, prends-moi. Comme il résistait en s'efforçant de lui représenter que ce n'était ni le lieu ni le moment, elle réagit avec violence et se mit à vouloir le griffer et le mordre puis, abandonnant toute retenue, le dégrafer tout en s'agenouillant en vue de va savoir quoi, ne fais pas l'innocent, tu sais parfaitement quoi. Mais, va savoir pourquoi, Ferrer se débattit. Parvenu à rétablir un peu de calme, il put se soustraire à ces divers traitements non sans éprouver des sentiments mélangés. Heureusement qu'un peu plus tard, de retour à la galerie, il apparut qu'en son absence les choses avaient plutôt évolué dans le bon sens. Le business paraissait reprendre un petit peu mais, tout l'après-midi, Ferrer eut du mal à se concentrer.

Sonia n'était certainement pas la solution mais Ferrer, homme qui a du mal à vivre sans femmes comme on le sait, tenta dès le surlendemain de son retour de ressusciter quelques aventures. C'étaient des amours potentielles, des flirts sous le coude ou des casiers jadis posés, des dossiers en cours, des affaires pendantes présentant plus ou moins d'intérêt. Mais aucun de ses essais n'aboutit. Les personnes qui auraient pu l'animer se révélèrent injoignables, vivant maintenant ailleurs ou occupées ailleurs. Seules celles d'intérêt mineur paraissaient résurrectionnelles mais c'était lui, maintenant, qui n'y tenait plus tant que ça.

Restait évidemment Hélène, bien que Ferrer fût hésitant à l'idée de reprendre contact avec elle. Il ne l'avait plus vue depuis le jour qu'elle s'était maquillée, lui-même ayant aussitôt filé vers l'Espagne, et ne sachant toujours pas bien comment se comporter avec elle et que penser. Trop lointaine et proche, offerte et froide, opaque et lisse, elle laissait très peu de prises permettant à Ferrer de s'accrocher vers on ne sait quel sommet. Il se résolut quand même à la rappeler mais, même avec Hélène, il ne put obtenir de rendez-vous avant une semaine. Celle-ci passée, après qu'il eut repoussé trois fois l'idée d'annuler ce rendez-vous, tout se passa selon le processus désespérément commun, je veux dire qu'on dîna puis on coucha ensemble, ce ne fut pas une parfaite réussite mais on le fit. Puis on le refit. Cela se passa un peu mieux donc on recommença jusqu'à ce que cela devînt pas mal, d'autant qu'entre ces étreintes on commençait de parler plus souplement, il advint même qu'on rît ensemble: on avançait, peut-être qu'on avançait.

Continuons d'avancer, maintenant, accélérons. Dans les semaines qui suivent, non seulement Hélène vient passer de plus en plus de temps rue d'Amsterdam, mais elle fréquente aussi la galerie de plus en plus souvent. Bientôt elle a un double des clefs de l'appartement, bientôt Ferrer ne renouvelle pas le contrat d'Elisabeth et c'est naturellement Hélène qui lui succède, héritant aussi des clefs de la galerie restituées par Suzanne devant le Palais de justice.

Hélène apprend assez vite le métier. Elle acquiert si finement l'art d'arrondir les angles que Ferrer lui confie, d'abord à mi-temps, l'essentiel des relations avec les artistes. Elle est chargée par exemple de superviser l'évolution du travail de Spontini, de remonter le moral de Gourdel ou de modérer les prétentions de Martinov. Ce rôle est d'autant plus nécessaire que Ferrer est très absorbé par la gestion des antiquités retrouvées.

Très vite et naturellement, sans même qu'il soit besoin d'en parler beaucoup, Hélène s'est installée rue d'Amsterdam puis, les affaires allant de mieux en mieux, bientôt c'est à plein temps qu'elle travaille à la galerie. Il semble que les artistes, Martinov en particulier, préfèrent avoir affaire à elle qu'à Ferrer: elle est plus calme et plus nuancée que lui qui, chaque soir rue d'Amsterdam, recueille le récit de la journée. Bien qu'on n'en ait jamais vraiment formulé le projet, cela se met à ressembler à une vie de couple. On les voit, les matins, devant son thé à elle et son café à lui, qui parlent chiffres et publicité, délais de fabrication, échanges avec l'étranger, qui finissent par baisser définitivement leur pouce en ce qui concerne le budget des plasticiens.

D'ailleurs Ferrer envisage maintenant de déménager. Cela devient tout à fait possible. Les objets trouvés dans la Nechilik ont engendré des bénéfices considérables et, par ailleurs, le marché se redresse à nouveau ces temps-ci, le téléphone s'est remis à sonner, les collectionneurs rouvrent un œil de saurien, leurs carnets de chèques jaillissent comme des gardons de leurs poches. La suppression des plasticiens n'a créé aucun manque à gagner cependant que Martinov, par exemple, décolle vers un statut de peintre officiel: on lui commande des halls de ministères à Londres et des entrées d'usine à Singapour, des rideaux de scène et des plafonds de théâtre un peu partout, son œuvre fait l'objet de plus en plus de rétrospectives à l'étranger, ça va, ça va bien. Beucler et Spontini, premiers surpris, se mettent aussi à consolider fermement leur audience et même Gourdel, sur qui plus personne ne misait, se remet à vendre un peu. Grâce à toutes ces charmantes liquidités, Ferrer juge que l'on peut, que l'on doit, que l'on va changer d'appartement. Il est parfaitement en mesure d'acheter, maintenant: on va donc se trouver quelque chose de plus grand, dans le tout neuf, un dernier étage en plein ciel qu'on achève de construire dans le VIIIe et qui sera prêt dans la première quinzaine de janvier.

En attendant que tous les détails de ce logement soient au point, on s'est mis à recevoir du monde rue d'Amsterdam. On organise des cocktails, des dîners, on y invite des collectionneurs comme Réparaz, qui vient sans son épouse, des critiques d'art et des confrères galeristes, un soir même on invite Supin qui, lui, vient avec sa fiancée. Pour le remercier de son concours, Ferrer lui offre solennellement une petite lithographie de Martinov qu'Hélène a convaincu de lui céder à bas prix. Supin, très ému, déclare d'abord qu'il ne peut accepter mais il finit par repartir avec son œuvre emballée sous le bras, sa fiancée sous son autre bras. On est au mois de novembre, l'air est sec et le ciel est bleu, c'est parfait. Quand on n'invite personne on va parfois dîner dehors, après quoi on passe prendre un verre au Cyclone, au Central, au Soleil, bars où l'on retrouve parfois des gens du milieu, les mêmes confrères galeristes ou critiques d'art qu'on a invités l’avant-veille.

Dans les semaines qui suivent, jusqu'à la fin du mois, il arrive à Ferrer de croiser par hasard, de près mais surtout de loin, quelques-unes de ses liaisons passées. Un jour il aperçoit Laurence en train d'attendre comme lui que le feu passe au rouge, à l'autre bout d'un passage clouté du côté de la Made leine mais Ferrer, qui se rappelle leur séparation en mauvais termes, préfère qu'elle ne l'ait pas vu et se déporte vers un feu voisin pour traverser. Un autre jour, place de l'Europe, il est subitement pris dans un effluve d'Extatics Elixir et le respire avec circonspection, mais sans pouvoir identifier celle qui l'abandonne derrière elle. Il n'est pas certain que ce soit Bérangère car les abonnées à ce parfum se sont multipliées, semble-t-il, ces temps-ci. Il s'abstient de suivre ce fil olfactif qu'il n'a de toute façon jamais aimé, il l'évite même en s'éclipsant dans la direction opposée.

Un soir même au Central, comme Ferrer est passé prendre un verre avec Hélène, Ferrer tombe sur Victoire qu'il n'a plus vue depuis le début de l'année. Elle n'a pas tellement changé d'allure même si ses cheveux sont plus longs et ses yeux plus distants, comme si leur objectif avait reculé pour embrasser un champ plus vaste, un long panorama. Par ailleurs elle a l'air un peu fatiguée. On échange trois propos bénins, Victoire paraît absente mais adresse à Hélène qui s'éloigne – je vous laisse un instant, dit Hélène – un sourire d'esclave libre ou de conquérante vaincue. Elle ne paraît pas au courant de la disparition de Delahaye. Ferrer lui en fournit, accompagnée d'un regard navré, la version officielle, puis il lui offre un verre de blanc sec et se retire derrière Hélène. Avec Hélène, à cette époque, Ferrer prépare tout en vue de leur installation: leur chambre commune et celle de chacun d'eux quand on préférera dormir seul car il faut tout prévoir, les bureaux et les chambres d'amis, la cuisine et les trois salles de bains, la terrasse et les dépendances. Plusieurs fois par semaine Ferrer va visiter le chantier presque terminé. Il marche dans le béton brut, respirant la poussière de plâtre qui s'imprègne au palais cependant qu'il prévoit les finitions et les peintures, couleurs de rideaux et rapports entre meubles, sans écouter l'agent immobilier qui choppe et trébuche parmi les poutrelles en dépliant des plans inexacts. Hélène, ces jours-là, préfère ne pas accompagner Ferrer dans ses visites. Restée à la galerie, elle s'occupe des artistes, notamment de Martinov qu'il faut surveiller de près car c'est si fragile, un succès, cela requiert une attention si constante, c'est un travail de chaque instant pendant que Ferrer, de la terrasse de son futur penthouse, regarde arriver les nuages. Ces nuages ont l'air mauvais, rangés et déterminés ainsi qu'une armée de métier. D'ailleurs le temps vient de changer brusquement comme si l'hiver s'impatientait, s'annonçant de très mauvaise humeur et bousculant l'automne de bourrasques menaçantes pour lui prendre sa place au plus vite, choisissant un des derniers jours de novembre pour vider bruyamment les arbres en moins d'une heure de leurs feuilles recroquevillées à l’étât de souvenirs. Climatiquement parlant, on est en droit de s'attendre au pire.

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