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Mais d'abord, le lendemain matin, Ferrer reprit ses activités. Elisabeth, qui avait rouvert la galerie l'avant-veille, l'informa du peu de choses advenues en son absence: peu d'arrivages d'œuvres nouvelles et peu de courrier, pas de messages téléphoniques, aucun fax, nul e-mail. Stagnation normale en saison creuse. Les collectionneurs habituels ne s'étaient pas encore manifestés, tous devaient être encore en vacances excepté Réparaz qui venait d'appeler pour prévenir de sa visite et justement tiens, la porte vitrée s'ouvre et le revoici, Réparaz, comme toujours tout en flanelle bleu marine avec ses petites initiales brodées sur le flanc de sa chemise. Un moment qu'on ne l'avait plus vu.

Il arriva, serra les mains en s'exclamant comme il se trouvait bien du Martinov acheté en début d'année, vous vous souvenez, le grand Martinov jaune. Bien sûr, dit Ferrer. Ils sont tous plus ou moins jaunes de toute façon. Et vous avez de nouvelles pièces, depuis? s'inquiéta l'homme d'affaires. Bien sûr, dit Ferrer, quelques petites choses, mais je n'ai pas encore eu le temps de tout accrocher, n'est-ce pas, je viens de rouvrir. La plupart de ce qui est là, vous l'avez déjà vu. Je vais quand même jeter un coup d'œil, déclara Réparaz.

Qui se mit à circuler dans la galerie d'un air soupçonneux, déplaçant ses lunettes sur l'arête de son nez ou mordillant leurs branches en passant rapidement devant la plupart des œuvres et finissant par s'immobiliser devant une grande huile sur toile marouflée 150 x 200 représentant un viol collectif, accrochée au début de l'été dans un gros cadre en fer épaissement barbelé. Au bout de vingt secondes de contemplation, Ferrer le rejoignit. Je pensais bien que ça vous parlerait, dit-il. Il y a quelque chose.

Ça, oui, peut-être, fit pensivement Réparaz. Ça, je crois que j'aimerais bien le mettre chez moi. Evidemment c'est un peu grand maïs ce qui me gêne surtout, c'est le cadre. Est-ce qu'on ne pourrait pas changer le cadre? Attendez une seconde, dit Ferrer, vous avez vu que l'image est un petit peu violente, quand même, vous convenez que c'est un petit peu brutal. Ce cadre, l'artiste l'a justement fait faire spécialement pour ça, n'est-ce pas, parce que ça fait partie du truc. Ça fait complètement partie du truc. Si vous le dites, dit le collectionneur. C'est évident, dit Ferrer, par ailleurs ce n'est pas cher. Je vais réfléchir, dit Réparaz, je vais en parler à ma femme. C'est aussi que le sujet, voyez-vous, elle est assez sensible. Comme c'est quand même un peu, je ne voudrais pas que ça la. Je comprends parfaitement, dit Ferrer, réfléchissez. Parlez-lui-en.

Après le départ de Réparaz, personne d'autre ne poussa la porte de la galerie jusqu'à l'heure de la fermeture qu'avec Elisabeth on anticipa. Ferrer, un peu plus tard, devait retrouver Hélène au restaurant convenu, vaste salle ombragée parsemée de petites tables rondes à nappes blanches, lampes de cuivre intimes et petits bouquets étudiés, service assuré en souplesse par de jolies personnes exotiques. Ferrer y croisait souvent des gens qu'il connaissait un peu sans les saluer nécessairement, mais se faisait toujours un plaisir de sympathiser avec les exotiques. A cet égard, ce soir, il conviendrait de se tenir au risque de s'ennuyer un peu avec Hélène, toujours très peu loquace et actuellement vêtue d'un tailleur gris clair à fines rayures blanches. Si ce tailleur, hélas, n'était pas violemment décolleté, Ferrer put observer quand même qu'autour du cou de la jeune femme, tenu par une mince chaîne en or blanc, un pendentif en forme de flèche indiquait très clairement la direction de ses seins, voilà qui soutient l'attention, voilà qui maintient votre vigilance.

Innocence ou manœuvre, Hélène parlait donc toujours peu mais au moins savait-elle écouter, relancer son interlocuteur par le monosyllabe approprié, contourner les passages d'anges en posant juste au bon moment la petite question qui tombe bien. Reposant régulièrement son regard sur la flèche pour se revigorer mais sans décidément parvenir, comme quand elle venait le voir à l'hôpital, à ce que naisse et durcisse en lui quelque convoitise – et cela je me l'explique mal, moi qui suis là pour témoigner qu'Hélène est hautement désirable -, Ferrer assura donc l'essentiel de la conversation en parlant de son métier: marché de l'art (c'est assez calme en ce moment), tendances actuelles (c'est un peu compliqué, c'est très atomisé, remontons à Duchamp si vous voulez) et polémiques en cours (vous imaginez bien, Hélène, dès que l'art et l'argent sont en contact, nécessairement ça cogne sec), collectionneurs (se méfient de plus en plus, ce que je comprends parfaitement), artistes (se rendent de moins en moins compte, ce que je comprends très bien) et modèles (il n'y en a plus au sens classique du terme, ce que je trouve tout à fait normal). Préférant éviter de se ridiculiser, il s'abstint de raconter son voyage dans le grand Nord et ce qui s'était lamentablement ensuivi. Mais, tout superficiels qu'ils fussent et toutes portes ouvertes enfoncées, ses propos paraissaient ne pas ennuyer Hélène à qui, force de l'habitude, Ferrer proposa d'aller prendre un dernier verre après le dîner.

Or souvent dans ces conditions – sortie du restaurant, dernier verre -, un homme qui a pris soin de ne pas absorber d'ail, de chou rouge ou de trop nombreux derniers verres, entreprend d'embrasser une femme. C'est dans les mœurs, cela se fait mais pourtant, là encore, rien de tel n'advint. Et toujours pas moyen de savoir si Ferrer est intimidé, s'il craint d'être repoussé ou si c'est juste qu'il n'y tient pas plus que ça. Il n'est pas exclu, lui dirait Feldman qui a commencé la psychiatrie avant de virer cardiologue, pas exclu que l'infarctus puis l'hospitalisation aient provoqué chez toi un déficit narcissique momentané, sans rupture psychique radicale je te rassure tout de suite, mais potentiellement générateur d'inhibitions mineures. Déficit narcissique mon cul, lui répondrait Ferrer qui, se défilant devant l'étreinte, proposa quand même à Hélène, puisque tout cela semblait l'intéresser, de passer un de ces jours à la galerie.

Le jour où elle passa, en toute fin d'après-midi pluvieuse, plus de tailleur pétrole ou gris clair ni d'ensemble échancré, juste un chemisier blanc et un jean blanc aussi sous un imperméable un peu grand. On parla cinq minutes, Ferrer toujours pas très à l'aise commenta pour elle quelques œuvres (un petit Beucler et quatre monticules d'Esterellas), puis il la laissa continuer toute seule le tour de la galerie. Elle ignora les petits formats de Martinov, consacra beaucoup de temps aux photos de Marie-Nicole Guimard, posa deux doigts sur une des souffleries de Schwartz installée tout au fond puis ne ralentit qu'à peine le pas devant le viol collectif. Sans la quitter complètement de l'œil, Ferrer appuyé au bureau feignait de superviser avec Elisabeth la mise en pages du prochain catalogue Martinov quand, surgissant de nulle part: Spontini. Ah, dit gaîment Ferrer, Spontini. Où en sont les tempera?

Du fond de la galerie, Hélène crut comprendre que le nommé Spontini ne venait pas présenter son œuvre, ni tempera ni rien, mais ses doléances. Le mot contrat fut prononcé. Le mot avenant fut invoqué. Des pourcentages furent contestés. Trop éloignée pour suivre la conversation, Hélène parut soudain s'intéresser aux derniers travaux de Blavier accrochés derrière le bureau. Tu comprends que moi, disait Ferrer, j'ai une certaine idée de mon travail, j'estime qu'il vaut cinquante pour cent de l'œuvre. Si maintenant toi tu estimes que ça en vaut par exemple quarante, on ne va plus bien s'entendre. Je trouve ça trop, dit Spontini, je trouve ça énorme. Vraiment je trouve ça énorme. C'est démesuré. Je me demande franchement si je ne ferais pas mieux de traiter avec Abitbol, il n'attend que moi, Abitbol, je l'ai encore vu avant-hier au vernissage de Castagnier.

De toute façon, dit Ferrer avec lassitude, ce n'est pas la première fois que tu essaies de me faire ce genre de coup. Tu as profité de travailler dix ans avec moi pour connaître tout le monde et tu as vendu derrière mon dos, je le sais, pendant que tu exposais toujours ici. Alors je vais te dire, ça, quand on me fait ça, Abitbol ou pas, en principe c'est la porte. Non mais tu ne te rends pas compte. La difficulté du travail en France en ce moment. Mais, fit valoir Spontini, regarde avec Beucler. Après tout ce qu'il t'a fait, quand même il est toujours là.

Beucler, dit Ferrer, c'est très différent. Beucler, c'est tout à fait spécial. Rappelle-toi quand même, insista Spontini, il t'a arnaqué dans les grandes largeurs. Il t'a fait toucher dix pour cent sur une œuvre, Beucler, il a empoché quatre-vingt-dix pour cent et tout le monde l'a su dans le milieu. Et il est encore là, finalement, et tu es en train de monter ce projet pour lui au Japon. On me l'a dit. Je le sais, ça aussi, moi, tout le monde le sait. Beucler, c'est différent, répéta Ferrer, c'est ainsi. J'ai voulu rompre, c'est vrai, mais il est toujours là. C'est aussi irrationnel que ça. Ne parlons pas de ça, s'il te plaît.

En rupture de stock d'arguments, bientôt on ne parlait plus du tout, Spontini s'en était allé en proférant des grommellements filigranes de menaces, Ferrer haché de fatigue s'était laissé tomber dans un fauteuil, Hélène retournée voir le Schwartz lui souriait de loin. Il lui rendit un sourire étriqué tout en se relevant puis, venant vers elle: Vous avez entendu, je suppose que vous avez compris. Vous devez me juger abominablement. Non, non, dit Hélène. J'ai horreur de ce genre de situation, commenta Ferrer en se massant les joues, c'est le pire côté de ce métier. J'aimerais tellement pouvoir déléguer à quelqu'un dans ces cas-là. J'avais cet assistant, Delahaye, je vous en ai parlé, il commençait à s'occuper très bien de ça à ma place et puis il est mort, ce con. C'est dommage parce qu'il était bon, Delahaye, il était vraiment bon pour arrondir les angles.

Il se massait les tempes, maintenant, il avait l'air fatigué. Vous savez, dit Hélène, je n'ai pas grand-chose à faire en ce moment, je pourrais vous aider si vous voulez. C'est gentil, sourit tristement Ferrer, mais je ne peux vraiment pas accepter. Tout à fait entre nous, au point où nous en sommes, je n'arriverais pas à vous payer. C'est à ce point? dit-elle. J'ai eu quelques ennuis ces temps-ci, reconnut Ferrer, je vais vous raconter.

Il raconta donc. Tout. Depuis le début. Quand il eut achevé le récit de ses déboires, la nuit était tombée. Dehors, dans les hauteurs du chantier, les deux grues jaunes émettaient des clignotements situés à la poupe de leur flèche alors que dans le ciel passait un Paris-Singapour clignotant au même rythme à l'extrémité de ses ailes: ainsi, s'adressant des clins d'œil synchroniques terre-ciel, se signalaient-ils mutuellement leur présence.

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