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Et tiens, qu'est-ce qu'on disait, deux jours n'ont pas passé qu'en voilà déjà une. Mardi matin, Ferrer avait rendez-vous à la galerie avec l'expert qui se présenta flanqué d'un homme et d'une femme: ses assistants. L'expert s'appelait Jean-Philippe Raymond, petite cinquantaine d'années, noiraude silhouette aiguë de couteau de chasse drapée dans des vêtements trop grands, élocution confuse, moue dubitative et regard pointu. Il se déplaçait avec une prudence instable et déséquilibrée, se retenant au dossier des chaises comme à un bastingage par force 9 sur l'échelle de Beaufort. Ayant déjà eu recours deux ou trois fois à ses services, Ferrer le connaissait un peu, cet expert. Son assistant marchait avec plus d'assurance, s'aidant en cela par extraction continue d'arachides grillées du fond de sa poche et s'essuyant les doigts toutes les cinq minutes sur un Kleenex translucide. Quant à l'assistante, qui devait aller sur ses trente ans, elle répondait froidement au prénom de Sonia. Blonde aux yeux beiges et beau visage austère dénotant la glace ou la braise, tailleur noir et chemisier crème, ses mains ne cessaient d'être occupées par un paquet de Benson d'un côté, un mobile Ericsson de l'autre.

Ferrer leur désigna des sièges avant de déballer les objets venus du froid. Parvenu à s'asseoir, Jean-Philippe Raymond commença d'examiner boudeusèment ces antiquités sans émettre aucun commentaire, délivrant seulement de temps en temps d'ésotériques indications codées, suites de chiffres et de lettres. Debout derrière lui, Sonia les chuchotait dans l'Ericsson à destination d'on ne savait où, puis chuchotait en retour les réponses également abstraites fournies par son interlocuteur, puis se rallumait une Benson. Après quoi l'expert et son assistant délibérèrent obscurément pendant que Ferrer, ayant renoncé à comprendre quoi que ce fût, échangeait de plus en plus de regards avec Sonia.

On les connaît, ces échanges de coups d'œil intrigués que s'adressent à première vue mais avec insistance deux inconnus l'un à l'autre et qui se plaisent aussitôt au milieu d'un groupe. Ce sont des regards instantanés mais graves et légèrement inquiets, très brefs en même temps que très prolongés, dont la durée paraît bien supérieure à ce qu'elle est vraiment, et qui se glissent clandestinement dans les conversations du groupe, qui ne s'aperçoit de rien ou fait comme si. Cela provoque en tout cas du trouble, vu que l'assistante Sonia parut une fois confondre les fonctions de ses accessoires, parlant deux secondes à ses Benson.

Tout le travail d'expertise prit une petite heure sans que l'un ni l'autre homme se tournât un instant vers Ferrer, mais au terme de laquelle la bouche de Jean-Philippe Raymond se tordit en inquiétant rictus sceptique. Ses commissures s'infléchirent vers le sol pendant qu'il alignait, tout en secouant la tête avec mauvaise humeur, quelques colonnes de signes sur un étroit carnet relié de lézard pourpre et Ferrer, vu l'expression qu'il affichait, pensa que c'était foutu: tout ça ne vaut pas un clou, tout ce voyage pour rien. Mais, cela fait, l'expert laissa tomber son estimation. Cette somme, bien qu'énoncée hors taxes et sur un ton dédaigneux, équivalait sans mal au prix de vente d'un ou deux petits châteaux de la Loire. Je ne dis pas les grands châteaux de la Loire, notez, je ne dis pas Chambord ou Chenonceaux, je parle des petits ou des moyens dans le genre Montcontour ou Talcy, ce qui n'est déjà vraiment pas mal du tout. Et vous avez un coffre, supposa l'expert, bien sûr. Ma foi non, répondit Ferrer, un coffre, non. Enfin si, j'en ai un vieux juste là derrière mais il est un peu petit.

Il va falloir mettre tout ça au coffre, dit gravement Jean-Philippe Raymond, dans un grand coffre. Vous ne pouvez pas garder ça là. Et puis ce serait pas mal de s'entendre assez vite avec un assureur, vous n'avez pas de coffre mais vous avez quand même un assureur, non? Bien, dit Ferrer, je vais voir tout ça demain. Je serais vous, dit en se levant Raymond, je n'attendrais pas demain mais bon, vous faites comme vous voulez. Je file, maintenant, je vous laisse avec Sonia pour les frais d'expertise, vous pouvez régler tout avec elle. Tout régler avec elle, pense Ferrer, mais bien sûr.

Et comment vont les affaires, à part ça? demanda Raymond d'une voix indifférente en enfilant son manteau. La galerie? Ça marche bien, assura Ferrer. J'ai quelques stars, s'aventura-t-il histoire d'impressionner Sonia. Mais je ne peux pas les exposer tous les deux ans, les stars, n'est-ce pas, elles sont trop demandées. J'ai aussi des petits jeunes qui viennent juste d'arriver, mais c'est un autre problème, hein. Les petits jeunes, il ne faut pas tout de suite les faire exposer trop souvent, sinon ça fatigue vite, alors je montre une de leurs pièces de temps en temps, pas plus. Ce qui serait bien, développa-t-il, ce serait de leur faire aussi une petite exposition quelquefois, à l'étage, si j'avais un étage, enfin vous voyez mais ça va, ça va bien. Il s'interrompit là, conscient qu'il commençait de parler dans le vide et que chacun s'était mis à regarder ailleurs.

Mais en effet, une fois réglée cette question de frais, il ne serait pas si compliqué d'inviter à dîner Sonia qui, bien que n'en laissant rien paraître, serait quand même assez impressionnée. Il faisait bon, ce serait bien de dîner en terrasse où le récit de voyage de Ferrer ne manquerait pas d'intéresser cette jeune femme au plus haut point – si haut, ce point, qu'elle en désactiverait son Ericsson tout en allumant de plus en plus de Benson – puis il la raccompagnerait jusqu'à son domicile, un petit duplex non loin du quai Branly. Et après qu'on serait convenu de boire un dernier verre, quand Ferrer la suivrait chez elle, l'étage inférieur de ce duplex se révélerait occupé par une jeune fille au regard éteint derrière de gros foyers, plongée dans des polycopiés de droit constitutionnel sur lesquels reposeraient trois pots vides de yaourt aux agrumes ainsi qu'un petit appareil récepteur en matière plastique rosé vif, et qui aurait l'air d'un jouet. Une ambiance harmonieuse et non violente régnerait dans cet appartement. Des coussins rouges et rosés flotteraient sur un canapé tendu de percale glacée fleurie. Dans un plateau, sous une lampe douce, des oranges porteraient des ombres de pèches.

La jeune fille et Sonia échangèrent des nouvelles de Bruno, dont Ferrer crut comprendre qu'âgé d'un an trois quarts il dormait au niveau supérieur: l'appareil récepteur rosé vif dénommé Babyphone consistait à recueillir et transmettre ses pleurs éventuels. Puis la baby-sitter mit un temps fou à ranger ses documents, jeter ses pots de yaourt dans le vide-ordures et débrancher le Babyphone avant de partir enfin et qu'on pût se jeter l'un sur l'autre et se déplacer comme en dansant maladroitement de guingois, tels deux crabes enlacés, vers la chambre de Sonia, puis qu'un soutien-gorge noir dégrafé se déposât en douceur sur le tapis de cette chambre comme une paire de lunettes de soleil géantes.

Or, au bout d'un moment, rétabli sous tension sur la table de chevet, le Babyphone commença d'émettre une suite aiguë de soupirs et de gémissements, d'abord légers et contrapuntiques avec ceux de Sonia plus ou moins sopranistes, mais qui bientôt les couvrirent pour faire place à un crescendo de plaintes, cris et pleurs stridents. Aussitôt l'on se désenchevêtra, sans méthode mais non sans mauvaise conscience, avant que Sonia grimpât à l'étage tranquilliser le jeune Bruno.

Resté seul et tenté de s'endormir, Ferrer jugea pratique et discret de réduire avant tout le niveau sonore du Babyphone. Mais il connaissait mal ce type de machine et sans doute pressa-t-il une touche inappropriée car, au lieu de baisser le volume des pleurs et des consolations, il en modifia la fréquence qui interféra brusquement avec celle des gardiens de la paix dont il put, dès lors, parfaitement suivre la tâche nocturne de prévention, de surveillance et de répression. Et plus moyen maintenant d'entraver le mécanisme, Ferrer commença d'écraser fiévreusement tous les boutons, cherchant une antenne à tordre ou un fil à couper, tentant d'assourdir l'appareil à l'aide d'un oreiller mais en vain: chaque manœuvre amplifiait au contraire ses vociférations, cela grossissait maintenant de seconde en seconde. Ferrer finit par baisser les bras, se rhabillant à la hâte et filant, achevant de tout reboutonner dans l'escalier, n'ayant même pas besoin de fuir discrètement tant les clameurs du Babyphone étaient en train d'envahir l'espace, gagnaient progressivement tout l'immeuble – il ne rappellerait pas les jours suivants.

Une qui lui téléphonerait dès le lendemain, par contre, c'est Martine Delahaye, la veuve de son assistant, que Ferrer avait rencontrée à l'église d'Alésia le jour des obsèques. Il lui avait bien semblé que malgré son deuil elle n'avait pas l'air de le trouver inintéressant, mais il pensait n'être à l'époque qu'une épaule éventuelle pour pleurer. Or voici qu'elle appelle en fin d'après-midi, sous un prétexte comme un autre, une histoire de papiers de Sécurité sociale que Delahaye aurait peut-être pu laisser à la galerie, pas moyen de mettre la main dessus, et est-ce que par hasard. Hélas je crois bien que non, dit Ferrer, il ne laissait jamais rien de personnel ici. Ah que c'est contrariant, dit Martine Delahaye. Est-ce que je pourrais quand même passer vous voir, histoire de prendre un verre, ça me ferait plaisir d'évoquer des souvenirs.

Ça va être compliqué, ment Ferrer qui ne veut surtout pas imaginer la moindre histoire avec la veuve Delahaye, je reviens juste de voyage et je dois repartir très vite, là, je ne vais pas trop avoir le temps. Dommage, tant pis, dit Martine Delahaye. Alors vous étiez parti loin? Et Ferrer, pour à ses propres yeux se faire pardonner son mensonge, lui raconte sommairement le grand Nord. Magnifique, s'enthousiasme la veuve, j'ai toujours rêvé de voir ces régions. C'est sûr que c'est beau, dit niaisement Ferrer, c'est sûr que c'est très très beau. Quelle chance vous avez, s'exclame la veuve de plus belle, pouvoir prendre comme ça des vacances dans des pays pareils. Vous savez, répond Ferrer un peu froissé, ce n'étaient pas vraiment des vacances. Voyage professionnel, n'est-ce pas. J'allais chercher des choses pour la galerie. Magnifique, réitère-t-elle avec fougue, et vous avez trouvé? Je crois que j'ai quelques petits objets, dit prudemment Ferrer, mais il faut encore voir, je n'ai pas d'estimation précise. J'aimerais bien voir tout ça, dit Martine Delahaye, vous les exposez quand? Je ne peux pas trop vous dire pour le moment, dit Ferrer, la date n'est pas encore fixée mais je pourrai vous envoyer un carton. Oui, dit la veuve, envoyez-moi un petit carton, promis? Oui, dit Ferrer, promis.

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