La disparition des antiquités représentait évidemment une lourde perte. Le financement de l'expédition vers le grand Nord, dans laquelle Ferrer avait investi pas mal de fonds, se trouvait perdu et n'était que pur déficit. Et comme arrivait le moment – conjoncture très médiocre et saison creuse – où plus rien ne se vendait à la galerie, ce fut aussi celui que choisirent bien sûr les créanciers pour rappeler leur existence, les artistes pour réclamer le solde de leur compte et les banquiers pour faire part de leur inquiétude. Puis, quand la fin de l'été se profilerait, comme chaque année à cette époque ne tarderaient pas à se manifester toute sorte d'impôts, les menaces de redressement fiscal, les taxes et cotisations diverses, le renouvellement de bail accompagné de lettres recommandées du syndic. Ferrer commença donc de se sentir aux abois.
Avant toute chose il avait fallu porter plainte, bien sûr. Aussitôt le vol constaté, Ferrer avait appelé le commissariat du IXe et un officier de police judiciaire fatigué s'était présenté dans l'heure. L'homme avait constaté les dégâts, enregistré la plainte et demandé le nom de sa compagnie d'assurances. Eh bien justement, avait dit Ferrer, il se trouve que ces objets n'étaient pas encore assurés. Je m'apprêtais à le faire, mais. Vous êtes complètement idiot, l'avait grossièrement interrompu l'O.P., lui faisant honte de sa négligence et lui représentant que le destin des objets disparus était on ne pouvait plus aléatoire, microscopiques étaient les chances de les retrouver. Ce genre d'affaire, avait-il exposé, était peu souvent résolue vu la haute organisation du trafic des œuvres d'art: l'affaire aurait tendance, au mieux, à traîner en longueur. On allait voir ce qu'on pourrait faire, mais c'était très très mal barré. Je vais quand même vous envoyer quelqu'un de l'identité judiciaire, avait conclu le policier, voir s'il pourra trouver quelque chose. En attendant, bien sûr, vous ne touchez à rien.
Le technicien était arrivé quelques heures plus tard. Il ne s'était pas présenté tout de suite, passant d'abord un moment dans la galerie pour examiner les œuvres. C'était un petit myope maigre aux cheveux blonds trop fins, souriant en permanence et n'ayant pas l'air pressé de se mettre au travail. Ferrer l'avait d'abord pris pour un client possible – Vous vous intéressez à l'art moderne? – avant que l'homme s'identifie en montrant son insigne professionnel – officier de police Paul Supin, identité judiciaire. Ça doit être intéressant, dit Ferrer, comme métier. Vous savez, dit l'autre, je ne suis qu'un technicien de laboratoire, sorti de mon microscope électronique je vois assez peu de choses. Mais il est vrai, oui, que ça m'intéresse, tout ça. Passé dans l'atelier de Ferrer, il avait déballé son petit matériel, une boîte à outils contenant les accessoires classiques: appareil-photo, fioles de liquides transparents, poudre et pinceau, gants. Ferrer le regarda travailler jusqu'à ce que l'autre prît congé. Il était démoralisé, il allait falloir se refaire très vite, il commençait à faire exagérément chaud.
L'été se poursuivit lentement, comme si la chaleur rendait le temps visqueux, son écoulement semblant freiné par le frottement de ses molécules élevées à haute température. La plupart des actifs se trouvant en vacances, Paris était plus souple et clairsemé mais guère plus respirable sous l'air immobile et riche en gaz toxiques comme un bar enfumé avant la fermeture. Un peu partout en ville on profitait de la circulation moindre pour défoncer les rues et les remettre en état: roulements de marteaux-piqueurs, rotations de perceuses, girations de bétonnières, effluves de goudron frais dans le soleil voilé par les émanations. Tout cela, Ferrer n'y accordait guère d'attention – trop de choses auxquelles penser par ailleurs puisqu'il traversait Paris en taxi d'une agence bancaire à l'autre, essayant sans beaucoup de succès de se faire prêter de l'argent, commençant à envisager d'hypothéquer la galerie. C'est ainsi qu'on le retrouverait à onze heures du matin, sous une chaleur à crever, dans la rue du 4-Septembre. Cette rue du 4-Septembre est très large et très courte et c'est l'argent qui la fait battre. Tous à peu près semblables, ses immeubles Napoléon-III contiennent des banques internationales ou pas, des sièges de compagnies d'assurances, des sociétés de courtage, des services de travail temporaire, des rédactions de revues financières, des bureaux d'agents de change et d'experts, des cabinets d'administrateurs de biens, des syndics de copropriétés, des officines de transactions immobilières, des cabinets d'avocats, des boutiques de numismatique et les débris incendiés du Crédit lyonnais. La seule brasserie du coin s'appelle L'Agio. Mais on y trouve aussi le siège d'une compagnie aérienne polonaise, des services de photocopies, des agences de voyages et instituts de beauté, un champion du monde de coiffure et la plaque commémorative d'un F.F.I. mort pour la France à dix-neuf ans (Souvenez-vous).
Il y a d'ailleurs encore, rue du 4-Septembre, des milliers de mètres carrés de bureaux rénovés à louer et des chantiers de rénovation sous haute surveillance électronique: on vide les vieux immeubles dont on conserve les façades, colonnes et cariatides, têtes couronnées sculptées surplombant les portes cochères. On restructure les étages que l'on adapte aux lois de la bureautique pour obtenir des locaux spacieux, paysagers et doublement vitrés, afin d'y accumuler encore et toujours plus de capital: comme partout dans Paris l'été, les ouvriers casqués s'affairent, déplient des plans, mordent dans des sandwiches et s'expriment dans des talkies-walkies.
C'était la sixième banque en deux jours où Ferrer venait de solliciter un prêt, il en sortait à nouveau sans résultat, ses mains moites laissant leurs empreintes sur les documents dont il s'était muni pour ses démarches. Après que celles-ci eurent encore échoué, les portes de l'ascenseur s'ouvrirent au rez-de-chaussée sur un hall très vaste, vide de personnes et meublé de nombreux canapés et tables basses. Comme il traversait cet espace, Ferrer n'eut pas envie, pas la force de rentrer chez lui tout de suite, il préféra s'asseoir un moment sur un des canapés. Qu'il fût las, pessimiste ou découragé, à quoi voit-on, physiquement, qu'il l'est? Par exemple à ce qu'il garde sa veste alors qu'il fait beaucoup trop chaud, qu'il regarde fixement une poussière sur sa manche sans envisager de la balayer, qu'il ne redresse même pas une mèche qui lui tombe dans l'œil mais surtout, peut-être, qu'il reste sans réagir au passage d'une femme qui traverse le hall.
Vu l'apparence de cette femme, c'est ce qui surprend le plus. En toute logique, tel qu'on le connaît un peu, Ferrer aurait dû s'intéresser. C'était une grande et mince jeune femme aux reliefs de statue, aux lèvres dessinées, aux longs yeux vert clair et aux cheveux cuivrés et bouclés. Elle était chaussée de talons hauts et vêtue d'un ensemble noir flottant, très échancré dans le dos, orné de petits parements clairs en forme de chevrons sur les épaules et sur les hanches.
Comme elle passait près de lui, n'importe qui d'autre ou lui-même dans son état normal eussent jugé que ces vêtements n'étaient là que pour lui être enlevés, voire arrachés. Le dossier bleu, d'ailleurs, qu'elle tenait sous son bras, le stylo qui effleurait pensivement ses lèvres semblaient des accessoires de pure forme, elle-même ayant l'air d'une actrice de film erotique dur pendant les scènes préliminaires au cours desquelles on dit n'importe quoi en attendant que ça commence à chauffer. Cela dit, elle n'était pas du tout maquillée. Et juste Ferrer eut-il le temps d'enregistrer ce détail, quoique sans y porter plus d'intérêt qu'à la décoration du hall, qu'une faiblesse générale l'envahit comme si toutes les parties de son corps manquaient subitement d'air.
Un poids de cinq cents kilos parut s'abattre alors sur ses épaules, son crâne et sa poitrine en même temps. Un goût de métal acide et de poussière sèche envahissait sa bouche, investissait son front, sa gorge, sa nuque, en provoquant un mélange asphyxiant: montée d'éternuement, violent hoquet, nausée profonde. Il était impossible de réagir en quoi que ce fût, ses poignets semblant enserrés par des menottes et son esprit saturé par une sensation d'étouffement, d'extrême angoisse et de mort imminente. Une douleur lui déchira la poitrine, vrillant de la gorge au pubis, du nombril aux épaules en irradiant son bras et sa jambe gauches et il se vit tomber du canapé, il vit le sol se rapprocher à toute vitesse de lui, quoique en même temps au ralenti. Ensuite, une fois couché par terre d'abord il n'était plus possible de bouger, puis ayant perdu l'équilibre il perdit connaissance – combien de temps, impossible de savoir mais juste après s'être un instant remémoré ce dont l'avait prévenu Feldman quant à l'effet des températures extrêmes sur les sujets coronariens.
D'ailleurs il reprit bientôt ses esprits, même s'il lui était actuellement impossible d'articuler un mot: ce n'était pas le noir qui envahissait l'écran comme un téléviseur qu'on ferme, non, son champ visuel continua de fonctionner comme enregistre encore une caméra versée par terre après la mort subite de son opérateur, et qui filme en plan fixe ce qui lui tombe sous l'objectif: un angle de mur et de parquet, une plinthe mal cadrée, un élément de tuyauterie, une bavure de colle à l'orée de la moquette. Il voulut se relever mais s'écroula plus lourdement encore en essayant. D'autres personnes que la jeune femme en noir devaient avoir accouru car il sentit qu'on se penchait sur lui, qu'on lui enlevait sa veste et qu'on l'étendait sur le dos, qu'on recherchait un téléphone, puis les pompiers arrivèrent rapidement en camion.
Les pompiers sont de beaux jeunes hommes calmes, rassurants et musclés, ils sont équipés de tenues bleu marine, d'accessoires en cuir et de mousquetons à leur ceinture. C'est en douceur qu'ils installèrent Ferrer sur une civière, c'est avec précision que la civière s'introduisit dans leur camion. Ferrer se sentait protégé, maintenant. Sans avoir pensé que cela ressemblait fort à l'incident de février, en nettement moins agréable, il tenta de retrouver un usage rudimentaire de la parole dans le camion, mais on lui signifia gentiment de se taire jusqu'à l'hôpital. Ce qu'il fit. Puis il s'évanouit à nouveau.