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Ferrer non plus, bien sûr, n'avait pas fermé l'œil de la nuit. A genoux devant les cantines ouvertes, il avait tourné mille fois chacun des objets dans tous les sens. A présent il était épuisé, n'avait plus la force de les regarder, ne savait plus ce qu'il voyait, privé même de l'énergie de se réjouir. Zébré de courbatures il s'était redressé en protestant, marchant vers la fenêtre et voyant que le jour se levait mais non, malentendu, à Port Radium le jour ne s'était pas plus couché que lui.

La chambre de Ferrer avait l'air d'un petit dortoir individuel, ce qui semble une contradiction dans les termes et pourtant c'est ainsi: murs blêmes et vides, ampoule au plafond, sol de linoléum, lavabo fendu dans un coin, lits superposés dont Ferrer choisit l'étage inférieur, téléviseur hors service, placard ne contenant qu'un jeu de cartes – providentiel à première vue pour les réussites mais de fait inutilisable car amputé d'un as de cœur -, forte odeur de grésil et chauffage balbutiant. Rien à lire mais de toute façon Ferrer n'avait pas très envie de lire, enfin il parvint à s'endormir.

Après la visite à la Nechilik , on soufflerait un peu à Port Radium – chaque fois qu'on soufflerait, d'ailleurs, une trombe de vapeur spiralée, dense comme la ouate, s'échapperait de vos lèvres avant de s'écraser contre le marbre glacé de l'air. Une fols Angoutretok et Napaseekadlak remerciés, payés et repartis vers Tuktoyaktuk, Ferrer dut rester deux bonnes semaines dans cette ville où l'équipement hôtelier se résumait à cette chambre, laquelle jouxtait une buanderie. Que ce bâtiment fût un club, une annexe, un foyer, Ferrer ne le saurait jamais au juste vu qu'il était toujours vide et le gérant muet. En tout cas pas bavard car peut-être au fond se méfiait-il, rares étant les touristes dans ces bleds oubliés des hommes et de Dieu: les journées sont interminables, les distractions sont nulles, il y fait un temps de chien. Comme il n'y a pas de poste de police ni de représentant de quelque autorité, on peut soupçonner l'étranger résidant d'y fuir quelque justice. Pas mal de jours et de dollars, de sourires et de langage des signes furent nécessaires à Ferrer pour arrondir, enfin, la circonspection de ce gérant.

Il ne fut pas non plus facile de trouver, parmi les habitants de Port Radium, un artisan capable de fabriquer des conteneurs appropriés au chargement de la Nechilik. D'autant plus difficile que le bois, sous ces climats, n'existe pratiquement pas: on n'en trouve pas plus que tout le reste mais comme toujours tout est possible en mettant le prix. Ferrer rencontra le magasinier du supermarché qui accepta d'adapter aux gabarits souhaités de solides emballages de téléviseurs, de réfrigérateurs et de machines-outils. Cela prendrait un bon moment, Ferrer dut patienter. Généralement gardant la chambre car ne souhaitant pas s'éloigner de ses antiquités, s'ennuyant sec quand il n'en pouvait plus de les regarder. Port Radium peut vraiment n'être pas marrant du tout, il ne s'y passe pas grand-chose, spécialement le dimanche où s'enchevêtrent étroitement, à leur plus haut degré d'efficacité, l'ennui, le silence et le froid.

Il arrivait qu'il sortît faire un tour, mais il n'y avait pas non plus grand-chose à voir: trois fois plus de chiens que de personnes et vingt petites maisons aux couleurs suaves, aux toits de tôle, avec deux barres d'immeubles qui donnaient sur le port. De toute façon, vu la température, Ferrer ne restait jamais longtemps dehors. Par les rues presque désertes il faisait rapidement à pied le tour de ces maisons construites à l'arrondi pour éviter que le froid s'accroche aux angles, pour laisser le moins de prise possible au gel. En se dirigeant vers le débarcadère, il longeait le dispensaire peint en jaune, le bureau de poste vert, le supermarché rouge et le garage bleu devant lequel s'alignaient des rangs de skidoos. Et, sur le port, d'autres rangs de bateaux sur cale attendaient une saison plus clémente. L'essentiel de la neige avait fondu sur terre mais la banquise, seulement trouée par un chenal étroit, obstruait toujours une grande part de la baie.

Il lui arriva, dans le calme général, d'observer quelques activités. Deux sujets prévoyants, profitant du dégel, creusaient des trous dans le sol momentanément meuble en vue d'ensevelir ceux de leurs proches qui mourraient pendant l'hiver prochain. Deux autres, entourés de matériaux préfabriqués, construisaient leur maison en kit en suivant bien le mode d'emploi grâce à une vidéocassette explicative; fusillant le silence, un groupe électrogène alimentait le magnétoscope en plein air. Trois enfants rapportaient des bouteilles vides au supermarché. Puis, du côté du port, une vieille église métallique dominait le rivage où deux Zodiac gris fer, s'étant frayés un passage dans le chenal, débarquaient en hoquetant douze passagers vêtus d'anoraks et chaussés de gros souliers. Le couvercle gelé du lac avait commencé de se défaire par larges plaques aux contours simples, comme des pièces de puzzle élémentaire à l'usage des débutants et, au-delà, grands et petits, ruisselants sous le soleil pâle, se dandinaient une centaine d'icebergs. Retournant vers son logis, Ferrer croisa de nouveau les deux hommes qui montaient leur maison. Sans doute pour se changer les idées, pour ménager une pause, ils avaient remplacé la vidéocassette du constructeur par une autre à caractère pornographique qu'ils considéraient gravement debout, immobiles et méditatifs, sans un mot.

Les premiers jours, Ferrer prit ses repas seul dans sa chambre et ne put tenter de communiquer qu'avec le gérant. Mais la conversation du gérant, même une fois qu'il sembla rassuré, ce n'était pas trop ça. Et puis ne s'exprimer que par gestes est lassant. Pendant ses brèves sorties, les locaux qu'il pouvait croiser lui souriaient toujours, Ferrer souriait en retour mais on en restait là. Puis l'avant-veille de son départ, comme il tâchait de jeter un coup d'œil par sa fenêtre jaunâtre sur l'intérieur d'une maison, il aperçut une jeune fille en arrière-plan qui lui souriait comme les autres. Comme avec les autres il lui rendit son sourire mais, cette fois, les parents de la fille s'en mêlèrent. Joviaux, n'ayant rien d'autre à faire apparemment, ils l'invitèrent à entrer boire un verre: pour rafraîchir le whisky, on envoya la fille briser un peu de glace sur l'iceberg le plus proche puis l'on but sec en mauvais anglais, bientôt on le retenait à dîner, mousse de phoque et steaks de petite baleine. Mais d'abord on lui fit visiter la maison: bien isolée, téléphone et télévision, gros poêle et cuisine moderne, mobilier de bois blanc bon marché de genre nordique mais qu'on trouve jusqu'en banlieue parisienne.

Ferrer fraternisa donc avec toute la famille Aputiarjuk. A table, il eut un peu de mal à comprendre la profession du père avant de comprendre que celui-ci n'en avait pas. Bénéficiaire d'allocations, il préférait chasser le phoque au grand air plutôt que suer dans un petit bureau, dans une grande usine ou sur un gros bateau. La pêche elle-même, aux yeux de cet homme, n'était qu'un affreux gagne-pain: rien de tel que la chasse au phoque, seul véritable sport qui donne un vrai plaisir. Ferrer comme les autres y allant de son toast, on but généreusement à la chasse au phoque, on but affectueusement à la santé des chasseurs de phoques, on but avec enthousiasme à la santé des phoques en général et bientôt, l'alcool exaltant les affects, voici qu'on l'invitait même à passer la nuit là s'il le souhaitait, il partagerait sans aucun problème la chambre de la fille et l'on se raconterait ses rêves le lendemain comme ont coutume de faire, sous ces climats, toutes les familles tous les matins. Ferrer eut beaucoup de mal à refuser, les lampes donnaient une lumière douce et le poste diffusait du Tony Bennett, il faisait chaud, le poêle ronflait, tout le monde rigolait, la jeune fille lui souriait, ah, parlez-moi de Port Radium.

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