HUIT

« Les auteurs sont souvent des gens très occupés, difficiles à coincer ; ils sont parfois imprévisibles. L’éditeur compte donc sur le nègre pour que la publication se passe avec le moins de heurts possible. »

Il n’était plus question de me mettre au travail ce soir-là. Je n’ai même pas allumé la télévision. Tout ce que je désirais, c’était sombrer dans l’oubli. Après avoir éteint mon téléphone portable, je suis descendu au bar et, lorsque celui-ci a fermé, je suis remonté dans ma chambre où j’ai entrepris de vider une bouteille de scotch jusque bien après minuit, ce qui explique sans doute pourquoi, pour une fois, j’ai dormi d’une traite.

J’ai été réveillé par le téléphone de chevet avec l’impression que la sonnerie discordante faisait vibrer mes globes oculaires à l’intérieur de leurs orbites poussiéreuses. Quand j’ai roulé sur le ventre pour y répondre, mon estomac a continué de se soulever, comme s’il voulait s’éloigner de moi sur le matelas pour tomber par terre, pareil à un ballon rempli d’un liquide infect et visqueux. La pièce tournoyait dans une chaleur étouffante, le chauffage poussé au maximum.

Je me suis rendu compte que je m’étais endormi tout habillé et que j’avais laissé les lumières allumées.

— Vous devez quitter cet hôtel immédiatement, a ordonné Amelia d’une voix qui m’a transpercé le crâne aussi sûrement qu’une aiguille à tricoter. Une voiture vient vous chercher.

C’est tout ce qu’elle a dit. Je n’ai pas discuté ; je n’en ai pas eu l’occasion. Elle avait raccroché.

J’ai lu un jour que dans l’Égypte ancienne, on préparait les pharaons à la momification en leur retirant le cerveau par le nez à l’aide d’un crochet. On avait dû pratiquer le même genre de chose sur moi pendant la nuit. Je me suis traîné sur le tapis pour écarter les rideaux, découvrant un ciel gris comme la mort. Rien ne bougeait. Le silence était absolu, pas même brisé par un cri de mouette. Une tempête se préparait : même moi, je le sentais.

Mais à l’instant où j’allais me détourner, j’ai perçu le ronronnement lointain d’un moteur. J’ai louché vers la rue en contrebas et j’ai vu deux voitures s’arrêter. Les portières de la première se sont ouvertes, et deux types en sont sortis — jeunes, visiblement pleins de santé, vêtus de jeans, de bottes et d’anoraks de ski. Le conducteur a levé les yeux vers ma fenêtre et, instinctivement, j’ai reculé d’un pas. Lorsque j’ai risqué un second coup d’œil, il avait ouvert le coffre de la voiture et se tenait penché au-dessus. Puis il s’est redressé avec ce que j’ai d’abord pris, dans l’état de paranoïa qui était le mien, pour une mitraillette. Il ne s’agissait en fait que d’une caméra de télévision.

À partir de là, j’ai accéléré le mouvement, du moins autant qu’il m’était possible de le faire. J’ai ouvert en grand la fenêtre pour laisser entrer un courant d’air glacé. Je me suis déshabillé, j’ai pris une douche tiède et je me suis rasé. Puis j’ai enfilé des vêtements propres et fait ma valise. Le temps que je descende à la réception, il était huit heures quarante-cinq — soit une heure après l’arrivée à Vineyard Haven du premier ferry en provenance du continent — et l’hôtel avait l’air d’abriter un congrès international de journalistes. Quoi qu’on puisse dire à l’encontre d’Adam Lang, il faisait certainement des merveilles pour l’économie locale : Edgartown n’avait pas connu une telle activité depuis Chappaquiddick. Il devait bien y avoir une trentaine de personnes occupées à boire du café, échanger des anecdotes dans une demi-douzaine de langues différentes, parler dans des portables et vérifier leur matériel. J’avais passé assez de temps parmi des reporters pour savoir les distinguer les uns des autres. Les correspondants de chaînes télévisées étaient habillés comme s’ils allaient à un enterrement ; les types des agences de presse avaient, eux, tout du fossoyeur.

J’ai acheté un exemplaire du New York Times puis je suis allé dans la salle de restaurant, où j’ai avalé trois verres de jus d’orange coup sur coup avant de concentrer toute mon attention sur le journal. Lang n’était plus cantonné à la rubrique internationale. Il faisait carrément la une :

UN EX-PREMIER MINISTRE BRITANNIQUE JUGÉ COMME CRIMINEL DE GUERRE
AVIS ATTENDU AUJOURD’HUI

Un ancien ministre des Affaires étrangères révèle que Lang a avalisé l’emploi de la torture par la CIA.

Lang avait, pouvait-on lire, fait une déclaration « musclée » (j’ai éprouvé un frisson de fierté). Il était « sous le feu », « essuyant un coup après l’autre » — à commencer par « la noyade accidentelle d’un proche collaborateur un peu plus tôt cette année ». Toute cette affaire mettait les gouvernements britannique et américain « dans l’embarras ». Un « haut fonctionnaire maintenait cependant que la Maison-Blanche resterait loyale envers celui qui avait été son allié le plus proche. “Il a été là pour nous, et nous serons là pour lui”, a ajouté le haut fonctionnaire, qui ne s’est exprimé que sous le couvert de l’anonymat ».

Mais c’est le dernier paragraphe qui m’a presque fait m’étouffer avec mon café :

La sortie des mémoires de M. Lang, qui était programmée pour juin, a été avancée à la fin du mois d’avril. John Maddox, PDG de Rhinehart Publishing Inc., et qui a, dit-on, acheté le livre 10 millions de dollars, annonce qu’on est en train d’effectuer les dernières corrections sur le manuscrit. « Ce sera un événement majeur dans le monde de l’édition », a assuré hier M. Maddox lors d’une interview téléphonique au New York Times. « Pour la première fois, Adam Lang nous donnera la vision exclusive d’un dirigeant occidental sur la lutte contre le terrorisme. »

Je me suis levé et j’ai traversé le hall avec dignité, contournant soigneusement les sacs à caméra, les zooms de cinquante centimètres et les micros à main dans leurs protections pare-vent en laine grise. Il régnait parmi les représentants du quatrième pouvoir une atmosphère joyeuse, presque une atmosphère de fête, telle celle qui devait régner au dix-huitième siècle parmi les gens de bonne famille le jour d’une pendaison. Quelqu’un a crié :

— D’après la rédaction, la conférence de presse de la CPI à La Haye est programmée à dix heures, heure d’ici.

Discrètement, je suis sorti sur la véranda pour donner un coup de fil à mon agent. C’est son assistant qui m’a répondu — Brad, ou Brett, ou Brat : j’ai oublié son nom ; Rick changeait d’assistant presque aussi souvent que de femme.

J’ai demandé à parler à Rick.

— Il n’est pas à son bureau pour le moment.

— Où est-il ?

— Parti pêcher.

Pêcher ?

— Il appelle de temps en temps, pour vérifier ses messages.

— C’est trop gentil. Où est-il ?

— Au Bouna National Heritage Rainforest Park.

— Bon Dieu. Où est-ce ?

— C’est une occasion qui s’est présentée…

— Où est-ce ?

Brad, ou Brett, ou Brat a hésité.

— Dans les Fidji.

* * *

Le minibus m’a fait sortir d’Edgartown par les hauteurs, en passant devant la librairie, le petit cinéma et l’église des baleiniers. Lorsque nous avons atteint les confins de la ville, nous avons tourné à gauche, en suivant les pancartes de West Tisbury, au lieu d’aller à droite pour prendre la direction de Vineyard Haven. Cela signifiait au moins que je retournais à la propriété et pas au ferry pour avoir brisé la Loi Officielle du Secret. Je me suis installé derrière le policier qui conduisait, ma valise posée sur le siège près de moi. C’était l’un des plus jeunes, vêtu du blouson gris zippé et de la cravate noire réglementaires. Ses yeux ont cherché les miens dans le rétroviseur, et il a commenté que tout ça était vraiment très triste. J’ai répondu brièvement que c’était effectivement une triste affaire, puis j’ai fixé la vitre avec ostentation, pour éviter d’avoir à parler.

Nous nous sommes vite retrouvés en rase campagne. Une piste cyclable déserte longeait la route. Au-delà s’étendait la morne forêt. Mon petit corps frêle se trouvait peut-être sur Martha’s Vineyard, mais ma tête était dans le Pacifique Sud. Je pensais à Rick dans les Fidji, et à toutes les façons les plus élaborées et humiliantes dont je pourrais le virer dès qu’il serait rentré. La partie rationnelle de mon cerveau savait que je n’en ferais rien — pourquoi Rick n’aurait-il pas le droit d’aller à la pêche ? — mais c’était la partie irrationnelle qui dominait ce matin-là. J’imagine que j’avais peur, et la peur déforme le jugement plus encore que l’alcool et l’épuisement. Je me sentais trompé, abandonné, furieux. Une fois que je vous aurai déposé, monsieur, a repris le policier sans se laisser décourager par mon silence, j’irai chercher M. Kroll à l’aéroport. On sait toujours que ça va mal quand les avocats commencent à se pointer.

Il s’est interrompu et s’est rapproché du pare-brise.

— Oh merde. C’est reparti.

Un peu plus loin, on aurait dit qu’il y avait eu un accident de voiture. Les gyrophares bleu vif de deux voitures de police balayaient ce matin sinistre d’une lueur dramatique, illuminant les arbres tout proches comme des éclairs en nappes de théâtre. En nous rapprochant, nous avons découvert une bonne dizaine de voitures et camionnettes garées de part et d’autre de la route. Des gens attendaient sans but à côté, et, de cette manière lente qu’a parfois le cerveau de rassembler les informations, j’ai supposé qu’il y avait eu un carambolage. Mais, quand le minibus a ralenti et indiqué qu’il tournait à gauche, les gens ont commencé à ramasser des trucs par terre et à se précipiter vers nous. « Lang ! Lang ! Lang ! » a hurlé une femme dans un haut-parleur. « Menteur ! Menteur ! Menteur ! » Des images de Lang en combinaison orange, étreignant des barreaux de prison entre ses mains ensanglantées, ont dansé devant le pare-brise : « RECHERCHÉ ! CRIMINEL DE GUERRE ! ADAM LANG ! »

La police d’Edgartown avait bloqué le chemin qui conduisait à la propriété de Rhinehart avec des cônes de signalisation qu’elle a rapidement écartés pour nous laisser passer, mais pas assez rapidement pour nous empêcher de nous arrêter. Les manifestants nous ont entourés et une rafale de coups de poing et de coups de pied s’est abattue sur les flancs du minibus. Un arc de lumière blanche aveuglante a éclairé une silhouette — celle d’un homme, encapuchonné comme un moine. Il s’est détourné du journaliste qui l’interrogeait pour nous regarder, et il m’a semblé l’avoir déjà vu quelque part. Mais il a aussitôt disparu derrière un mur de visages déformés, de poings serrés et de bave écumante.

— Ces salopards de manifestants pacifistes, ce sont toujours les plus violents, a déploré mon chauffeur en appuyant sur la pédale d’accélérateur.

Les pneus arrière ont patiné dans le vide avant d’accrocher le sol, nous projetant en avant dans les bois silencieux.

* * *

Amelia est venue à ma rencontre dans le couloir. Elle a regardé mon unique bagage avec mépris.

— C’est vraiment tout ce que vous avez ?

— Je voyage léger.

— Léger ? C’est carrément aérien, a-t-elle fait avec un soupir. C’est bon, suivez-moi.

Ma valise était un de ces bagages à poignée extensible et roulettes qui pouvaient aller partout. Elle produisait un petit ronronnement industrieux sur le sol de pierre tandis que je la tirais en suivant Amelia dans le couloir puis vers l’arrière de la maison.

— J’ai essayé de vous joindre plusieurs fois, hier soir, a-t-elle dit sans se retourner, mais vous n’avez pas répondu.

« Nous y voilà », ai-je pensé.

— J’ai oublié de charger mon portable.

— Oh ? Et le poste de votre chambre ? J’ai essayé aussi.

— Je suis sorti.

— Jusqu’à minuit ?

J’ai fait la grimace derrière son dos.

— Qu’est-ce que vous vouliez me dire ?

— Ça.

Elle s’est arrêtée devant une porte, l’a poussée et s’est effacée pour me laisser entrer. La pièce était plongée dans l’obscurité, mais les gros rideaux ne se rejoignaient pas tout à fait au milieu, et j’avais juste assez de jour pour distinguer la forme d’un grand lit. Il régnait une odeur de linge sale et de savon de vieille fille. Amelia est allée ouvrir les rideaux d’un mouvement brusque.

— À partir de maintenant, vous dormirez ici.

C’était une chambre toute simple, avec une porte vitrée coulissante qui donnait directement sur la pelouse. Outre le lit, il y avait un bureau équipé d’une lampe d’architecte, un fauteuil recouvert d’une étoffe beige à tissage épais, et une penderie intégrée qui couvrait toute la longueur du mur, avec portes coulissantes à miroirs. J’ai aussi vu une salle de bains attenante carrelée de blanc. C’était propre et fonctionnel ; lugubre.

J’ai essayé de tourner la chose à la plaisanterie :

— Alors, c’est là que vous mettez la grand-mère, c’est ça ?

— Non, c’est là que nous mettions Mike McAra.

Elle a ouvert les portes du placard, révélant quelques vestons et chemises sur des cintres.

— Nous n’avons pas encore eu l’occasion de débarrasser ses affaires, j’en ai peur, et comme sa mère est en maison de retraite, elle n’a pas de place pour ranger tout ça. Mais, ainsi que vous l’avez dit vous-même, vous voyagez léger. Et puis ce ne sera que pour quelques jours, maintenant que la sortie du livre a été avancée.

Je n’ai jamais été particulièrement superstitieux, mais je crois que certains endroits dégagent quelque chose, et, à l’instant où j’ai mis les pieds dans cette chambre, je me suis senti mal à l’aise. Outre que l’idée de toucher les affaires de McAra me remplissait d’un sentiment proche de la panique.

— J’ai pour règle de ne jamais dormir chez un client, ai-je objecté, m’efforçant de garder une voix légère et désinvolte. Après une journée de travail, il est souvent vital de s’en aller.

— Mais de cette façon, vous pourrez avoir un accès constant au manuscrit. N’était-ce pas ce que vous vouliez ?

Elle m’a adressé un sourire qui, pour une fois, n’était pas dépourvu d’une vraie gaieté. Elle m’avait coincé, au sens propre comme au sens figuré.

— De plus, vous ne pouvez pas affronter le feu des médias. Tôt ou tard, ils découvriront qui, vous êtes et ils vous harcèleront de questions. Ce serait horrible pour vous. De cette façon, vous pourrez travailler en paix.

— Je ne pourrais pas prendre une autre chambre ?

— Il n’y a que six chambres dans le corps principal de la maison. Adam et Ruth en ont chacun une. J’en ai une. Les filles en partagent une. Les policiers de garde en ont une pour le service de nuit. Et le pavillon des invités est entièrement occupé par les Services spéciaux. Ne soyez pas si délicat : on a changé les draps. Ecoutez, a-t-elle dit en consultant son élégante montre en or, Sidney Kroll ne va pas tarder, maintenant. Nous sommes censés avoir la déclaration de la CPI dans moins d’une demi-heure. Pourquoi ne pas vous installer avant de venir nous rejoindre ? Quel que soit le résultat, ça vous concerne aussi. Vous êtes pratiquement l’un des nôtres à présent.

— Vraiment ?

— C’est vous qui avez rédigé la déclaration, hier. Cela fait de vous un complice.

Je n’ai pas ouvert ma valise après son départ. Je n’arrivais pas à me décider. Je me suis contenté de m’asseoir prudemment au pied du lit et de regarder par la vitre la pelouse balayée par les vents, les buissons pelés et le ciel immense. Un petit halo de vive lumière blanche traversait rapidement l’espace gris, enflant à mesure qu’il se rapprochait. Un hélicoptère. Il est passé bas au-dessus de nous, faisant vibrer les lourdes portes vitrées, puis est réapparu moins de deux minutes plus tard à un bon kilomètre de distance, juste au-dessus de l’horizon, pareil à une comète sinistre et maléfique. Je me suis dit que le fait qu’un directeur de l’information harcelé par des impératifs budgétaires décide de louer un hélicoptère dans l’espoir de saisir un vague cliché de l’ancien Premier ministre britannique témoignait de la soudaine gravité de la situation. Je me suis représenté Kate en train de regarder avec un air suffisant les images en direct dans son bureau de Londres, et j’ai été pris d’une envie formidable de sortir en courant et en agitant les bras, comme Julie Andrews au début de La Mélodie du bonheur : « Oui, chérie, c’est moi ! Je suis ici avec le criminel de guerre ! Je suis son complice ! »

Je suis resté comme ça un moment, jusqu’à ce que j’entende le minibus s’arrêter devant la maison, puis un bruit de voix dans le vestibule, et enfin les pas d’une petite troupe montant l’escalier de bois : j’imagine que ce devait être le son que produisaient mille dollars de l’heure de frais d’avocat sur pied. J’ai laissé à Kroll et à son client le temps de se serrer la main, d’exprimer des condoléances et d’affirmer toute la confiance nécessaire, puis j’ai quitté ma chambre mortuaire avec lassitude et je suis allé les rejoindre.

* * *

Kroll était arrivé de Washington par jet privé en compagnie de deux jeunes assistants juridiques, une Mexicaine absolument ravissante qu’il a présentée sous le nom d’Encarnacion, et un jeune Noir new-yorkais qui s’appelait Josh. Ils ont pris place sur le canapé, un de chaque côté et lui au milieu, leur ordinateur portable ouvert sur leurs genoux, et le dos tourné à la vue sur l’océan. Adam et Ruth Lang se sont installés sur le canapé d’en face, Amelia et moi chacun dans un fauteuil. Près de la cheminée, un écran plat de télévision digne d’une salle de cinéma montrait des images aériennes de la maison, relayées en direct par l’hélicoptère que nous entendions confusément vrombir dehors. De temps à autre, la salle de rédaction donnait la parole aux journalistes qui attendaient dans la grande salle des lustres de La Haye où devait se tenir la conférence de presse. Chaque fois qu’apparaissait l’estrade vide avec le logo de la Cour pénale internationale dans ce bleu si chic des Nations unies — les rameaux de laurier et la balance de la Justice — je me sentais un peu plus nerveux et nauséeux. Mais Lang, lui, paraissait calme. Il portait une chemise blanche et une cravate bleu foncé, sans veste. C’était le genre de situation pour lequel était fait son métabolisme.

— Bon, résumons-nous, a commencé Kroll lorsque nous avons tous été assis. Vous n’êtes pas inculpé, vous n’êtes pas en état d’arrestation. Il n’y a vraiment pas de quoi en faire une montagne, je vous le promets. Tout ce que la procureur réclame pour l’instant, c’est l’autorisation d’ouvrir une enquête officielle. D’accord ? Alors, quand vous sortirez d’ici, je veux que vous marchiez la tête haute, que vous ayez l’air détendu et l’esprit complètement tranquille parce que tout va aller pour le mieux.

— Le Président m’a dit qu’on ne la laisserait peut-être même pas enquêter, a commenté Lang.

— J’hésite toujours à contredire le dirigeant du monde libre, a dit Kroll, mais le sentiment général à Washington ce matin est qu’ils n’auront pas vraiment le choix. Il semble que Mme la procureur soit plutôt habile. Le gouvernement britannique a systématiquement refusé d’ouvrir lui-même une enquête sur l’opération Tempête, ce qui donne à la procureur un prétexte légal pour s’en charger. Et en divulguant l’affaire à la presse avant de se rendre à la chambre préliminaire, elle a mis une telle pression sur les trois juges qu’ils ne pourront que lui accorder l’autorisation de passer au stade de l’enquête. S’ils lui demandent d’y renoncer, ils savent très bien que tout le monde les accusera d’avoir peur de poursuivre une grande puissance.

— Ce n’est ni plus ni moins qu’une tactique de diffamation, a commenté Ruth.

Elle portait un caleçon noir et un autre de ses hauts informes. Elle avait ramené ses pieds déchaussés sous elle, sur le canapé, et tournait le dos à son mari.

— C’est de la politique, a fait Lang en haussant les épaules.

— C’est exactement mon avis, est intervenu Kroll. Il faut traiter cela comme un problème politique et non comme un problème juridique.

— Il convient de préparer notre version de ce qui s’est passé, a dit Ruth. Se refuser à tout commentaire n’est plus de mise à l’heure actuelle.

J’ai saisi l’occasion pour lancer :

— John Maddox…

— Oui, m’a coupé Kroll. J’ai parlé à John, et il a raison. Il faut vraiment qu’on s’attaque à toute cette histoire dans les mémoires. Ce sera pour vous la tribune idéale pour répondre aux attaques, Adam. Ils sont très impatients.

— Très bien, a dit Lang.

— Dès que possible, il faut que vous passiez un moment avec notre ami ici présent — j’ai pris conscience que Kroll avait oublié mon nom — pour lui relater toute l’affaire en détail. Mais vous devrez impérativement tout soumettre à mon accord préalable. Le meilleur test est pour nous d’imaginer que chaque mot est prononcé alors que vous êtes au banc des accusés.

— Pourquoi ? a questionné Ruth. Je croyais que vous aviez dit que ce ne serait rien.

— Et ce ne sera rien, a répliqué Kroll sur un ton doucereux, surtout si nous prenons garde de ne pas leur donner le moindre argument supplémentaire.

— De cette façon, nous présenterons les choses comme nous l’entendons, a dit Lang. Et chaque fois qu’on m’interrogera là-dessus, je pourrai renvoyer les gens au compte rendu qui sera fait dans le bouquin. Qui sait ? Ça pourrait même aider à en vendre quelques exemplaires.

Il a regardé autour de lui. Nous avions tous le sourire aux lèvres.

— Bon, a-t-il enchaîné, revenons-en à l’ordre du jour. Pour quel motif est-ce que je risque de faire l’objet d’une enquête ?

Kroll a fait signe à Encarnacion.

— Soit crime contre l’humanité, a-t-elle avancé prudemment, soit crime de guerre.

Il y a eu un silence. Les mots peuvent décidément produire un effet curieux. Peut-être était-ce simplement parce que c’était elle qui les avait prononcés : elle paraissait si innocente. Nous avons tous cessé de sourire.

— C’est incroyable, a fini par commenter Ruth, de mettre ce qu’Adam a fait ou n’a pas fait au même niveau que les crimes nazis.

— C’est précisément pour cela que les États-Unis ne reconnaissent pas cette Cour, dit Kroll. Nous vous avions prévenus, ajouta-t-il en agitant le doigt. Un tribunal international chargé de juger les crimes de guerre semble très noble dans son principe. Mais vous poursuivez tous ces maniaques du génocide dans le Tiers Monde, et, tôt ou tard, c’est le Tiers Monde qui s’en prend à vous, sinon, ça ressemble à de la discrimination. Ils tuent trois mille d’entre nous et on tue l’un d’entre eux, et nous voilà tous des criminels de guerre à mettre dans le même panier. C’est la pire sorte d’équivalence morale. Voilà, comme ils ne peuvent pas traîner l’Amérique devant leur tribunal bidon, à qui vont-ils s’attaquer ? C’est évident : notre allié le plus proche — vous. Comme je le disais, ce n’est pas juridique, c’est politique.

— Vous devriez développer exactement cet argument, Adam, est intervenue Amelia tout en écrivant quelque chose dans son cahier noir et rouge.

— Ne vous en faites pas, a-t-il répliqué sombrement. J’y compte bien.

— Continuez, Connie, a dit Kroll. Écoutons la suite.

— La raison pour laquelle nous ne pouvons déterminer quelle voie ils vont choisir à ce stade des opérations est que la torture est condamnée à la fois par l’article 7 du Statut de Rome de 1998 sous l’intitulé de « Crimes contre l’humanité », et aussi par l’article 8 sous la dénomination de « Crimes de guerre ». L’article 8 définit également comme « Crimes de guerre » — elle a consulté son ordinateur portable — « le fait de priver intentionnellement un prisonnier de guerre ou toute autre personne protégée de son droit d’être jugé régulièrement et impartialement, ainsi que la déportation ou le transfert illégal, ou la détention illégale ». A priori, monsieur, vous pourriez aussi bien tomber sous le coup de l’article 7 que de l’article 8.

— Je n’ai jamais demandé qu’on torture qui que ce soit ! s’est exclamé Lang d’une voix qui exprimait l’indignation et l’incrédulité. Et je n’ai privé personne d’un procès impartial, sans parler de détenir qui que ce soit illégalement. Peut-être — peut-être — pourrait-on porter ces accusations contre les États-Unis, mais pas contre la Grande-Bretagne.

— C’est vrai, monsieur, a convenu Encarnacion. Cependant, à l’article 25, qui traite de la responsabilité pénale individuelle, il est stipulé que — cette fois encore, son regard sombre et calme s’est porté sur l’écran d’ordinateur — « une personne est pénalement responsable et peut être punie si, en vue de faciliter la commission d’un tel crime, elle apporte son aide, son concours ou toute autre forme d’assistance à la commission ou à la tentative de commission de ce crime, y compris en fournissant les moyens de cette commission ».

Une fois encore, il y a eu un silence, troublé par le ronronnement lointain de l’hélicoptère.

— Ça balaye large, a prononcé Lang à voix basse.

— C’est absurde, voilà ce que c’est, a décrété Kroll. Cela signifie que si la CIA met un suspect dans un avion privé pour aller l’interroger quelque part, les propriétaires de cet avion privé sont, d’un point de vue technique, coupables d’avoir facilité un crime contre l’humanité.

— Mais, d’un point de vue juridique…, a commencé Lang.

— Ça n’a rien de juridique, Adam, l’a coupé Kroll avec un soupçon d’exaspération. C’est politique.

— Non, Sid, est intervenue Ruth.

Elle était très concentrée, le regard fixé sur le tapis tout en secouant la tête énergiquement.

— C’est juridique aussi. Les deux sont indissociables. Le passage que cette jeune femme vient de nous lire montre parfaitement pourquoi les juges vont devoir autoriser une enquête, puisque Richard Rycart a fourni des preuves documentaires qui suggèrent qu’Adam a bien fait toutes ces choses : contribué, encouragé, facilité. C’est un risque juridique, a-t-elle poursuivi en levant les yeux. N’est-ce pas l’expression que vous employez ? Et cela conduit inévitablement à un risque politique. Parce qu’il ne s’agira plus au bout du compte que de l’opinion publique et que nous sommes déjà bien assez impopulaires comme ça en Angleterre.

— Eh bien, si cela peut vous rassurer, Adam ne court certainement aucun risque tant qu’il reste ici, parmi ses amis.

La vitre épaisse a vibré légèrement. L’hélicoptère revenait examiner les choses de plus près. Le faisceau de son projecteur a rempli la pièce. Mais, sur l’écran de télévision, tout ce qu’on pouvait voir sur la grande baie vitrée, c’était le reflet de la mer.

— Attendez une seconde, a soudain réagi Lang en portant la main à sa tête pour empoigner sa chevelure, comme s’il entrevoyait la situation pour la première fois. Êtes-vous en train de dire que je ne peux pas quitter les États-Unis ?

— Josh, a appelé Kroll en faisant signe à son autre assistant.

— Monsieur, a commencé Josh avec gravité, je voudrais, si cela ne vous dérange pas, vous lire l’introduction de l’article 58, qui couvre les mandats d’arrêt.

Il a fixé son regard solennel sur Adam Lang.

— « À tout moment après l’ouverture d’une enquête, la chambre préliminaire délivre, sur requête du procureur, un mandat d’arrêt contre une personne si, après examen de la requête et des éléments de preuve ou autres renseignements fournis par le procureur, elle est convaincue qu’il y a des motifs raisonnables de croire que cette personne a commis un crime relevant de la compétence de la Cour et que l’arrestation de cette personne apparaît nécessaire pour garantir que la personne comparaîtra. »

— Bon sang ! s’est exclamé Lang. Qu’entend-on par « motifs raisonnables » ?

— Cela n’arrivera pas, a assuré Kroll.

— Vous n’arrêtez pas de répéter ça, a dit Ruth avec irritation, mais c’est possible.

— Ça n’arrivera pas, mais ça pourrait arriver, a déclaré Kroll en écartant les bras. Ces deux états de fait ne sont pas incompatibles.

Il s’est autorisé un de ses petits sourires et s’est tourné vers Adam pour ajouter :

— Néanmoins, en tant qu’avocat, jusqu’à ce que toute cette affaire soit réglée, je vous conseille fortement de ne vous rendre dans aucun pays qui reconnaît la juridiction de la Cour pénale internationale. Il suffirait que deux de ces trois juges décident de se mettre dans les bonnes grâces de la clique des droits de l’homme et émettent un mandat pour que vous vous fassiez arrêter.

— Mais pratiquement tous les pays du monde reconnaissent la CPI, a protesté Lang.

— Pas l’Amérique.

— Qui d’autre ?

— L’Irak, a énuméré Josh. La Chine, la Corée du Nord, l’Indonésie.

Nous avons attendu la suite ; elle n’est pas venue.

— Et c’est tout ? s’est exclamé Lang. Tous les autres pays la reconnaissent ?

— Non, monsieur. Pas Israël. Ni certains des régimes les plus corrompus d’Afrique.

— Je crois qu’il se passe quelque chose, est intervenue Amelia.

Elle a dirigé la télécommande vers l’écran.

* * *

Nous avons donc regardé la procureur espagnole, toute en masse de cheveux noirs et rouge à lèvres éclatant, aussi séduisante qu’une star de cinéma sous les flashes argentés des appareils photo, annoncer qu’on lui avait accordé ce matin le pouvoir d’ouvrir une enquête concernant l’ancien Premier ministre britannique Adam Peter Benet Lang, en vertu des articles 7 et 8 du Statut de Rome de 1998 de la Cour pénale internationale.

Ou plutôt, les autres ont tous regardé la procureur pendant que moi, je regardais Lang. Tout en feignant de prendre en note les propos de la procureur, mais en étudiant en réalité mon client afin de trouver des idées que je pourrais utiliser par la suite, j’ai noté sur mon calepin : « AL — intense concentration. Tend la main vers R : elle ne réagit pas. Se tourne vers elle. Seul, dépassé. Retire sa main. Se concentre à nouveau sur l’écran. Secoue la tête. La P dit : “S’agissait-il d’un incident isolé ou cela faisait-il partie d’un plan systématique de comportement criminel ?” AL accuse le coup. En colère. La P : “La justice doit être la même pour les riches et pour les pauvres, pour les faibles et pour les puissants.” Cris en direction de l’écran. “Et les terroristes ?” »

Je n’avais jamais assisté à une période de crise dans la vie d’aucun de mes auteurs et, en examinant Lang, j’ai peu à peu pris conscience que ma question passe-partout fétiche — « Qu’avez-vous ressenti ? » — était en fait un outil bien grossier, tellement vague qu’il en devenait presque inutile. Au cours de ces quelques minutes, alors que l’on expliquait la procédure judiciaire, le visage taillé à coups de serpe de Lang a reflété une succession rapide d’émotions, aussi fugitives que les ombres des nuages filant à flanc de montagne au printemps — le choc, la fureur, la souffrance, le défi, la consternation, la honte… Comment démêler les unes des autres ? Et s’il ne savait pas précisément ce qu’il ressentait maintenant, au moment même où il le ressentait, comment voudrait-on qu’il le sache dans dix ans ? Il faudrait que je fabrique jusqu’à sa réaction en cet instant même. Je devrais même la simplifier pour la rendre plausible. Je devrais piocher dans ma propre imagination. Dans un certain sens, je serais obligé de mentir.

La procureur a terminé sa déclaration, répondu brièvement à deux ou trois questions qu’on lui criait, puis a quitté l’estrade. Au milieu de la salle, elle s’est arrêtée une fois encore pour les photographes, et il y a eu une nouvelle tempête de phosphore avant qu’elle ne se tourne, offrant ainsi au monde son superbe profil aquilin avant de disparaître. L’écran est revenu à l’image aérienne de la maison de Rhinehart dans son décor de forêt, d’étang et d’océan, tandis que le monde guettait l’apparition de Lang.

Amelia a baissé le son. En bas, les téléphones ont commencé à sonner.

— Eh bien, a lâché Kroll, rompant le silence, il n’y avait rien là-dedans que nous ne sachions déjà.

— Oui, a commenté Ruth. Bravo.

Kroll a fait semblant de ne rien remarquer.

— Adam, il faut que nous vous conduisions tout de suite à Washington. Mon avion attend à l’aéroport.

Lang n’avait pas quitté l’écran des yeux.

— Quand Marty a proposé que nous utilisions sa maison de vacances, je ne me doutais pas qu’elle était aussi coupée du monde. Nous n’aurions jamais dû venir. Maintenant, nous donnons l’impression de nous cacher.

— C’est exactement mon sentiment. Vous ne pouvez pas rester terré ici, du moins pas aujourd’hui. J’ai passé quelques coups de fil. Je peux me débrouiller pour que vous rencontriez le chef de la majorité en place pour le déjeuner, et nous pourrons organiser une séance photo avec le secrétaire d’État cet après-midi.

Lang a fini par arracher son regard de la télévision.

— Je ne sais pas si je dois me prêter à tout ça. On pourrait avoir l’impression que je panique.

— Non, pas du tout. Je leur ai déjà parlé. Ils sont avec vous : ils sont prêts à faire tout leur possible pour vous aider. Ils diront tous les deux que les rendez-vous étaient programmés depuis des semaines, pour discuter de la fondation Adam-Lang.

— Mais ça a l’air cousu de fil blanc, vous ne trouvez pas ? dit Lang en fronçant les sourcils. De quoi sommes-nous censés discuter ?

— Quelle importance ? Le sida. La pauvreté. Le changement climatique. L’Afrique. Tout ce que vous voudrez. Le but, c’est d’afficher une certaine continuité : j’ai un emploi du temps à respecter, c’est important et je ne vais pas me laisser divertir par des clowns qui se prennent pour des juges à La Haye.

— Et que fait-on de la sécurité ? a demandé Amelia.

— Les services secrets s’en occupent. Nous remplirons les blancs du calendrier au fur et à mesure. Toute la ville va se précipiter pour vous voir. J’attends des nouvelles du vice-président, mais ce sera une rencontre privée.

— Et les médias ? a dit Lang. Il va falloir réagir vite.

— On s’arrêtera en allant à l’aéroport pour leur dire quelques mots. Je peux faire une déclaration, si vous voulez. Il vous suffira de vous tenir à mes côtés.

— Non, a répliqué Lang d’un ton ferme. Non, c’est exclu. Cela me donnerait définitivement l’air coupable. Il faut que je leur parle moi-même. Ruth, qu’est-ce que tu penses d’aller à Washington ?

— Je pense que c’est une très mauvaise idée. Désolée, Sid, je sais que vous vous donnez du mal pour nous, mais nous devons prendre en compte l’impact que cela aura en Angleterre. Si Adam se rend à Washington, il passera pour le pauvre rejeton de l’Amérique qui court se réfugier dans le giron de son père.

— Qu’est-ce que tu ferais, alors ?

— Je rentrerais à Londres.

Kroll a essayé d’émettre une objection, mais Ruth a continué de parler sans lui prêter attention.

— Les Britanniques n’apprécient peut-être pas beaucoup Adam en ce moment, mais s’il y a une chose qu’ils détestent plus encore, c’est que des étrangers viennent leur dicter leur conduite. Le gouvernement sera bien forcé de le soutenir.

— Le gouvernement britannique va coopérer pleinement dans le cadre de l’enquête, est intervenue Amelia.

— Oh, vraiment ? a fait Ruth d’une voix aussi suave que du cyanure. Et qu’est-ce qui vous fait croire ça ?

— Je ne crois rien, Ruth. Je le lis. C’est à la télé. Regardez.

Nous avons tous tourné la tête. Le titre défilait au bas de l’écran, DERNIÈRES NOUVELLES : LE GOUVERNEMENT BRITANNIQUE « COOPÉRERA PLEINEMENT » DANS L’ENQUÊTE SUR LES CRIMES DE GUERRE.

— Comment osent-ils ? a commenté Ruth. Après, tout ce que nous avons fait pour eux !

— Avec tout mon respect, madame, est intervenu Josh, en tant que signataire de la CPI, le gouvernement britannique n’a pas le choix : il est contraint par le droit international de « coopérer pleinement ». Ce sont les termes exacts de l’article 86.

— Et que se passera-t-il si la CPI décide de m’arrêter, au bout du compte ? a demandé posément Lang. Le gouvernement britannique devra-t-il continuer de « coopérer pleinement » ?

Josh avait déjà trouvé le passage concerné sur son ordinateur.

— C’est couvert par l’article 59, monsieur. « L’Etat-partie qui a reçu une demande d’arrestation provisoire ou d’arrestation et de remise prend immédiatement des mesures pour faire arrêter la personne dont il s’agit. »

— Voilà, me semble-t-il, qui règle la question, a conclu Lang. C’est donc Washington.

Ruth a croisé les bras. Le geste m’a rappelé Kate : un signe annonciateur de tempête. Elle a répliqué :

— Je continue de penser que ça fera mauvaise impression.

— Pas aussi mauvaise que de quitter Heathrow avec des menottes.

— Ça montrerait au moins que tu as quelque chose dans le ventre.

— Alors pourquoi, bon Dieu, ne rentres-tu pas sans moi ? s’est écrié Lang.

Comme lors de son éclat de l’après-midi précédent, ce n’était pas tant son emportement qui surprenait que la soudaineté avec laquelle sa colère éclatait.

— Si le gouvernement britannique veut me remettre à ce tribunal de fantoches, qu’il aille se faire foutre ! J’irai là où on veut de moi. Amelia, dites aux garçons que nous partons dans cinq minutes. Demandez à l’une des filles de me préparer un sac pour la nuit. Et vous feriez mieux d’en prendre un pour vous.

— Oh, mais pourquoi ne pas partager la même valise ? a demandé Ruth. Ce serait tellement plus pratique.

L’atmosphère s’est soudain réfrigérée. Même le petit sourire de Kroll a paru se figer aux coins. Amelia a hésité, puis a lissé nerveusement le devant de sa jupe et ramassé son cahier avant de se lever dans un crissement de soie. Elle a traversé la pièce en direction de l’escalier, le regard fixé droit devant elle. Sa gorge avait pris une ravissante teinte rosée et elle avait les lèvres serrées. Ruth a attendu qu’elle soit partie, puis elle a lentement déplié ses jambes pour enfiler soigneusement ses souliers plats à semelles de bois. Elle est ensuite sortie elle aussi sans un mot. Trente secondes plus tard, une porte a claqué en bas.

Lang a tressailli et poussé un soupir. Il s’est levé, a récupéré son veston sur le dossier d’une chaise et l’a enfilé sur ses épaules. Cela a été le signal du branle-bas de combat. Les assistants juridiques ont fermé leur ordinateur portable. Kroll s’est levé et s’est étiré en écartant les doigts : il évoquait un chat qui ferait le gros dos et sortirait fugitivement ses griffes. J’ai rangé mon calepin.

— Je vous vois demain, a dit Lang en me tendant la main. Installez-vous. Je suis désolé de vous abandonner comme ça. Au moins toute cette histoire fera-t-elle décoller les ventes.

— Sûrement, ai-je répliqué, cherchant quelque chose qui détendrait l’atmosphère. D’ailleurs, c’est peut-être le service de presse de Rhinehart qui a tout organisé.

— Alors, vous voulez bien les prier d’arrêter ça, maintenant ?

Il souriait, mais il avait les yeux cernés et bouffis.

— Qu’est-ce que nous allons dire aux médias ? a demandé Kroll en passant son bras autour des épaules de Lang.

— Je ne sais pas. Voyons cela dans la voiture.

Alors que Lang s’apprêtait à sortir, Kroll m’a adressé un clin d’œil.

— Bonne négritude, a-t-il lancé.

Загрузка...