NEUF

« Et s’ils vous mentent ? “Mentir” est certainement un terme trop fort. La plupart d’entre nous ont tendance à enjoliver leurs souvenirs pour aller dans le sens de l’image de nous-mêmes que nous voudrions présenter au monde. »

J’aurais pu les accompagner en bas. J’ai préféré les regarder partir à la télévision. Je dis toujours que rien ne vaut une bonne séance assis devant un écran de télé quand on cherche une expérience directe et authentique. Par exemple, c’est étrange comme des images d’informations filmées depuis un hélicoptère confèrent à l’activité la plus innocente un dangereux parfum de criminalité. Lorsque Jeff, le chauffeur, a amené la Jaguar blindée devant la maison et attendu en laissant tourner le moteur, on aurait tout à fait cru qu’il organisait la fuite d’une bande de mafieux juste avant une descente de flics. Dans l’air glacé de Nouvelle-Angleterre, la grosse cylindrée semblait flotter sur une mer de gaz d’échappement.

J’éprouvais la même sensation de désorientation que la veille, quand la déclaration de Lang avait commencé à me revenir par la voie des ondes. J’ai vu sur l’écran l’un des types des Services spéciaux ouvrir la portière arrière du côté passager puis rester derrière, la maintenant ouverte alors que j’entendais encore dans le couloir Lang et les autres se préparer à sortir.

— C’est bon, tout le monde ? a fait la voix de Kroll dans la cage d’escalier. On est prêts ? Souvenez-vous : des visages réjouis. On y va.

La porte d’entrée s’est ouverte et, un instant plus tard, j’ai vu sur l’écran le sommet du crâne de l’ex-Premier ministre qui a parcouru rapidement les quelques mètres jusqu’à la voiture. Il a disparu à l’intérieur à l’instant où son avocat, qui lui avait emboîté le pas, contournait la Jaguar pour monter de l’autre côté. En bas de l’image, une légende indiquait : ADAM LANG QUITTE LA MAISON DE MARTHA’S VINEYARD. Je me suis dit qu’ils savaient peut-être tout, ces petits génies du satellite, mais qu’ils n’avaient certainement jamais entendu parler de tautologie.

Derrière eux, la suite de Lang a surgi de la maison en file indienne pressée pour foncer vers le minibus. Amelia marchait en tête, les mains plaquées contre ses cheveux blonds impeccables pour les protéger du courant d’air soulevé par le rotor ; venaient ensuite les secrétaires, suivies par les assistants juridiques, deux gardes du corps fermant la marche.

Les formes sombres et allongées des voitures ont quitté la propriété tous feux allumés et se sont lancées à l’assaut de l’étendue gris cendre des chênes de Bannister en direction de la nationale de West Tisbury. L’hélicoptère les a prises en chasse, balayant les rares feuilles hivernales et aplatissant l’herbe pelée. Peu à peu, pour la première fois depuis le début de la matinée, le bruit des pales s’est estompé, comme si un semblant de paix était revenu sur la maison. Le gros de l’orage s’était apparemment éloigné. Je me suis demandé où était passée Ruth, et si elle regardait elle aussi les images télévisées. Je me suis levé et suis allé me poster en haut de l’escalier, l’oreille tendue, mais tout était silencieux et, lorsque j’ai repris ma place devant l’écran, des images terrestres avaient succédé aux vues aériennes pour montrer la limousine de Lang débouchant de la forêt.

De nombreuses forces de police étaient arrivées à l’entrée du chemin, cadeau de l’État du Massachusetts, et les policiers s’étaient rangés en ligne pour cantonner les manifestants de l’autre côté de la route. Pendant un instant, la Jaguar a semblé accélérer en direction de l’aéroport, mais alors, ses feux stop se sont allumés et la voiture s’est immobilisée. Le minibus s’est garé derrière. Et soudain, Lang est apparu, sans manteau, apparemment aussi indifférent au froid qu’à la foule et ses slogans, et il s’est dirigé vers les caméras, imité par trois agents des Services spéciaux. J’ai cherché la télécommande sur le fauteuil qu’avait occupé Amelia — le cuir était encore imprégné de son parfum — et l’ai dirigée vers l’écran pour monter le son.

— Je m’excuse de vous avoir fait attendre si longtemps dans le froid, a commencé Lang. Je voudrais juste vous dire quelques mots pour répondre aux informations en provenance de La Haye.

Il s’est interrompu et a regardé par terre. Il faisait souvent cela. Était-ce naturel ou bien était-ce un moyen qu’il avait trouvé pour donner une impression de spontanéité ? Avec lui, on ne pouvait jamais savoir. On entendait parfaitement en fond sonore les manifestants scander : « Lang ! Lang ! Lang ! Menteur ! Menteur ! Menteur ! »

— C’est une époque bizarre, a-t-il repris avant d’hésiter de nouveau, une époque bizarre — le voilà qui relève les yeux — où ceux qui ont toujours défendu la liberté, la paix et la justice se retrouvent accusés d’être des criminels alors que ceux qui incitent ouvertement à la haine, glorifient les massacres et cherchent à détruire la démocratie sont considérés par la loi comme des victimes.

— Menteur ! Menteur ! Menteur !

— Comme je l’ai dit dans ma déclaration d’hier, j’ai toujours été un défenseur convaincu de la Cour pénale internationale. Je crois en son travail. Je crois en l’intégrité de ses juges. Et c’est pourquoi je ne crains pas cette enquête. Parce que je sais au fond de mon cœur que je n’ai rien fait de mal.

Il s’est tourné vers les manifestants. Pour la première fois, il a paru remarquer les pancartes brandies : son visage, les barreaux de prison, la combinaison orange, les mains ensanglantées. Sa bouche s’est affermie.

— Je refuse de me laisser intimider, a-t-il assuré, le menton légèrement relevé. Je refuse de servir de bouc émissaire. Je refuse de me laisser distraire de ma mission qui est désormais de lutter contre le sida, la pauvreté et le réchauffement climatique. C’est pour cette raison que je me propose de me rendre maintenant à Washington afin de poursuivre mon travail, comme prévu. Pour tous ceux qui nous regardent, au Royaume-Uni comme partout ailleurs dans le monde, je tiens à ce qu’une chose soit parfaitement claire. Tant qu’il me restera un souffle de vie, je combattrai le terrorisme partout où il pourra être combattu, que ce soit sur le terrain ou — si nécessaire — dans des tribunaux. Merci.

Ignorant les questions qu’on lui lançait — « Quand rentrerez-vous en Angleterre, monsieur Lang ? », « Soutenez-vous la torture, monsieur Lang ? » —, il a fait demi-tour, les muscles de ses larges épaules saillant sous sa veste sur mesure, son trio de gardes du corps déployé derrière lui. Une semaine plus tôt, j’aurais été impressionné, de la même façon que je l’avais été par son discours à New York après l’attentat suicide de Londres, mais maintenant, étonnamment, je n’éprouvais plus rien. J’avais l’impression de contempler un grand acteur dans la dernière phase de sa carrière, vidé de toute émotion, n’ayant plus que sa technique sur quoi s’appuyer.

J’ai attendu qu’il ait regagné son cocon à l’épreuve des bombes et des attaques chimiques avant d’éteindre la télévision.

* * *

Une fois Lang et les autres partis, la maison ne paraissait pas seulement déserte mais désolée, privée de sa raison d’être. J’ai descendu l’escalier et suis passé devant les vitrines éclairées remplies de statuettes tribales érotiques. La chaise près de la porte d’entrée, où se tenait toujours l’un des gardes du corps, était vide. Je suis revenu sur mes pas pour emprunter le couloir jusqu’au bureau des secrétaires. La petite pièce, en temps normal d’un ordre clinique, semblait avoir été abandonnée en pleine panique, un peu comme une ambassade étrangère dans une ville en débâcle. Une profusion de papiers, de CD et de vieilles éditions du Hansard[2] et du journal officiel du Congrès jonchaient le bureau. J’ai soudain réfléchi que je n’avais pas d’exemplaire du manuscrit de Lang pour travailler mais, quand j’ai voulu ouvrir le fichier métallique, il était fermé à clé. Juste à côté, une corbeille débordait de charpie sortie tout droit du destructeur de documents.

J’ai jeté un coup d’œil dans la cuisine. Une collection de couteaux de boucher était disposée sur un billot, et il y avait du sang frais sur une des lames. J’ai lancé un « Il y a quelqu’un ? » hésitant et passé la tête par la porte du garde-manger, mais l’intendante ne s’y trouvait pas.

Je ne savais plus du tout où était ma chambre, et je n’avais donc d’autre choix que de trouver mon chemin dans le couloir, en essayant une porte après l’autre. La première était verrouillée. La deuxième était ouverte, donnant sur une pièce qui exhalait l’odeur sucrée, presque écœurante, d’un after-shave puissant. Un survêtement était jeté sur le lit : c’était visiblement la chambre dont se servaient les hommes des Services spéciaux pendant leur service de nuit. La troisième porte était fermée à clé, et je m’apprêtais à essayer la quatrième quand j’ai entendu une femme pleurer. Je me suis douté que c’était Ruth : même ses sanglots avaient quelque chose de combatif. « Il n’y a que six chambres dans le corps principal de la maison, avait dit Amelia. Adam et Ruth en ont chacun une. » Quelle drôle de situation, me suis-je dit en m’écartant : l’ex-Premier ministre et sa femme faisant chambre à part, avec la maîtresse juste au bout du couloir. C’était presque français.

J’ai prudemment essayé la poignée de la chambre suivante. Celle-ci n’était pas fermée, et l’odeur de linge sale et de savon à la lavande mêlés m’a aussitôt permis d’identifier les anciennes pénates de McAra. Je suis entré et ai refermé très doucement la porte derrière moi. La grande penderie à glaces couvrait tout le mur qui me séparait de la chambre de Ruth, et il m’a suffi d’entrouvrir la porte coulissante pour percevoir ses plaintes étouffées. La porte a grincé dans la glissière, et je suppose que Ruth l’a entendu car les pleurs se sont arrêtés immédiatement ; je l’ai imaginée en train de relever la tête de son oreiller mouillé, interloquée, les yeux fixés sur le mur. J’ai reculé. J’ai remarqué qu’on avait laissé sur le lit une boîte de feuilles format A 4 tellement pleine que le couvercle tenait à peine. Un Post-it jaune indiquait « Bonne chance ! Amelia. » Je me suis assis sur le dessus-de-lit et j’ai soulevé le couvercle. La page de titre affichait : MÉMOIRES, par Adam Lang. Elle ne m’avait donc pas oublié, malgré les circonstances délicieusement embarrassantes de son départ. On pouvait dire ce qu’on voulait de Mme Bly, mais cette femme était une vraie pro.

Je savais que je me trouvais à un moment décisif. Soit je continuais à traîner en marge de ce projet catastrophique dans l’espoir pathétique que quelqu’un finirait par me venir en aide. Soit — et j’ai senti mon dos se redresser alors que j’envisageais cette solution — je pouvais en prendre moi-même le contrôle, tenter de donner à ces six cent vingt et une pages ineffables une forme à peu près publiable, prendre mes deux cent cinquante mille dollars et aller me faire bronzer sur une plage, quelque part, pendant un mois, le temps d’oublier jusqu’à l’existence même des Lang.

Vu comme ça, je n’avais pas le choix. Je me suis forcé à faire abstraction des traces de McAra encore sensibles dans la pièce aussi bien que de la présence plus tangible de Ruth dans la chambre voisine. J’ai sorti le manuscrit de sa boîte et l’ai posé sur la table, près de la fenêtre, puis j’ai ouvert ma sacoche et y ai pris mon ordinateur ainsi que les transcriptions des entretiens de la veille. Il n’y avait pas beaucoup de place pour travailler, mais ça ne me dérangeait pas. De toutes les activités humaines, l’écriture est la plus propice aux excuses pour ne pas s’y mettre — le bureau est trop grand, le bureau est trop petit, c’est trop bruyant, trop silencieux, il fait trop chaud, trop froid, il est trop tôt ou trop tard. J’ai appris avec les années à ne pas y prêter attention et à commencer, tout simplement. J’ai branché l’ordinateur, allumé la lampe de bureau et contemplé l’écran vide et son curseur clignotant.

Un livre à écrire est un univers délicieux de possibilités infinies. Mais tapez un mot, et il devient terriblement matériel. Tapez une phrase, et il ressemble déjà à tous les bouquins qui ont été écrits. Cependant, le mieux ne doit jamais être l’ennemi du bien. En l’absence de génie, il y a toujours le savoir-faire. On peut au moins essayer d’écrire quelque chose qui retiendra l’attention du lecteur — qui l’encouragera, après avoir lu le premier paragraphe, à jeter un coup d’œil au deuxième, puis au troisième. J’ai pris le manuscrit de McAra pour me remémorer comment ne pas commencer une autobiographie à dix millions de dollars.

Chapitre Un
Les débuts

La femme mise à part, les Lang sont d’origine écossaise et ils en sont fiers. Notre nom provient de « long », terme de vieil anglais signifiant grand, et il trouve ses racines au nord de la frontière dont sont originaires mes ancêtres. C’est au seizième siècle que le premier des Lang…

Au secours ! J’ai tout rayé, puis j’ai barré d’un gros trait bleu en zigzag tous les paragraphes suivants qui traitaient de l’histoire ancestrale des Lang. Si vous voulez un arbre généalogique, allez dans une jardinerie — c’est ce que je conseille toujours à mes clients. Ça n’intéresse personne d’autre que vous. Maddox avait donné pour instructions d’attaquer le livre par les allégations de crimes de guerre, ce qui me convenait parfaitement, même s’il ne pouvait s’agir que d’une sorte de long prologue. Il faudrait bien à un moment débuter les mémoires proprement dits, et je devais pour cela trouver une note inédite et originale — quelque chose qui ferait passer Lang pour un être humain normal. Le fait qu’il n’était pas un être humain normal n’apparaissait nulle part non plus.

Un bruit de pas s’est fait entendre dans la chambre de Ruth Lang, puis la porte s’est ouverte et refermée. J’ai cru qu’elle allait venir voir qui remuait dans la chambre d’à côté, mais les pas se sont éloignés. J’ai posé le manuscrit de McAra pour me concentrer sur les transcriptions des entretiens. Je savais ce que je voulais. Ça se trouvait dans notre première séance.

Je me souviens que c’était un dimanche après-midi et qu’il pleuvait — j’étais encore au lit. On frappe à la porte…

En revoyant un peu la grammaire, le récit de la façon dont Ruth était venue pêcher la voix de Lang aux élections municipales et l’avait entraîné dans la politique ferait une introduction parfaite. Pourtant McAra, avec son absence totale d’oreille pour tout ce qui présentait un intérêt humain, n’en avait même pas parlé. J’ai posé le bout de mes doigts sur les touches de mon ordinateur, et me suis mis à taper :

Chapitre Un : Les débuts

C’est par amour que je suis entré en politique. Pas par amour pour un parti ou une idéologie en particulier, par amour pour une femme qui est venue frapper à ma porte un dimanche après-midi pluvieux…

Vous allez dire que ça fait un peu trop sentimental, mais n’oubliez pas que les histoires sentimentales se vendent à la pelle, que je n’avais que quinze jours pour revoir l’intégralité de ce manuscrit et que de toute façon, cela valait infiniment mieux que de commencer par les origines du nom de Lang. Je martelai bientôt les touches aussi vite que ma frappe à deux doigts me le permettait :

Elle était trempée par la pluie battante, mais ne semblait pas s’en apercevoir. Elle s’est lancée dans un discours passionné sur les élections locales. Jusqu’alors, j’ai honte de le dire, je ne savais même pas qu’il allait y avoir des élections locales, mais au moins ai-je eu l’esprit de faire semblant de m’y intéresser…

J’ai levé les yeux. Par la fenêtre, j’ai vu Ruth traverser les dunes d’un pas décidé, bravant le vent pour l’une de ses promenades maussades et solitaires, son garde du corps trottant derrière elle pour toute compagnie. Je l’ai regardée jusqu’à ce qu’elle disparaisse, puis je me suis remis au travail.

* * *

J’ai continué ainsi pendant deux bonnes heures, jusque vers treize heures, puis j’ai entendu des coups légers contre ma porte. Ça m’a fait sursauter.

— Monsieur ? a appelé une timide voix féminine. Monsieur ? Vous voulez déjeuner ?

J’ai ouvert la porte et me suis trouvé devant Dep, l’intendante vietnamienne, dans son uniforme pantalon de soie noire. Elle devait avoir une cinquantaine d’années et paraissait aussi fragile qu’un oiseau. J’avais l’impression qu’il me suffirait d’éternuer pour l’envoyer bouler à l’autre bout de la maison.

— Ce serait très gentil, merci.

— Ici ou dans cuisine ?

— Dans la cuisine, ce serait parfait.

Lorsqu’elle se fut éloignée de son pas traînant chaussé de mules, je me suis retourné pour examiner ma chambre. Je savais que je ne pouvais pas remettre cela plus longtemps. « Fais comme si c’était de l’écriture, me suis-je exhorté : attaque. » J’ai ouvert la fermeture à glissière de ma valise, que j’avais posée sur le lit. Puis, prenant une profonde inspiration, j’ai tiré la porte coulissante du placard et entrepris d’enlever toutes les affaires de McAra des cintres en les empilant sur mon bras — chemises bon marché, vestons de confection, pantalons de grands magasins et le genre de cravate qu’on achète à l’aéroport : rien de sur mesure dans ton placard, pas vrai, Mike ? Je me suis rendu compte qu’il avait dû être vraiment gros en regardant les cols de chemise démesurés et les grands cercles formés par les ceintures de pantalon : beaucoup plus fort que moi en tout cas. Et là, bien entendu, mes pires craintes se sont réalisées : la sensation de toucher un tissu étranger et même le claquement des cintres métalliques contre la tringle chromée ont suffi à percer une brèche dans la barrière d’un quart de siècle de défenses attentives, me propulsant directement dans la chambre de mes parents, où je m’étais forcé à aller faire du tri trois mois après l’enterrement de ma mère.

Ce sont les affaires des morts qui m’ont toujours perturbé. Qu’y a-t-il de plus triste que le fouillis qu’ils laissent derrière eux ? Qui dit que tout ce qui reste de nous est de l’amour ? Tout ce qui restait de McAra, c’étaient des affaires. J’ai tout mis en tas sur le fauteuil, puis j’ai attrapé sa valise sur l’étagère au-dessus de la penderie. Je m’attendais qu’elle soit vide, mais, quand j’ai saisi la poignée, quelque chose a glissé à l’intérieur. J’ai pensé : « Ah ! Enfin. Le document secret. »

C’était une grosse valise très laide, en plastique moulé rouge, trop encombrante pour que je puisse la manipuler facilement. Elle a heurté le sol avec un bruit sourd. Le son a semblé résonner dans la maison silencieuse. J’ai attendu un moment, puis j’ai couché doucement la valise à plat par terre, me suis agenouillé devant et ai pressé les deux fermoirs. Ils se sont ouverts avec un déclic sonore et simultané.

C’était le genre de bagage qu’on ne fabrique plus depuis au moins dix ans, sauf peut-être dans les coins les plus arriérés d’Albanie. L’intérieur était garni d’une horrible doublure en plastique brillant imprimée d’où pendaient de grands élastiques tortillés. La valise ne contenait qu’une grosse enveloppe matelassée adressée à « M. McAra », suivi d’une boîte postale à Vineyard Haven. Une étiquette collée au dos indiquait qu’elle provenait du centre des archives Adam-Lang de Cambridge, en Angleterre. Je l’ai ouverte et en ai sorti une poignée de photos et de photocopies ainsi qu’une carte portant les compliments de l’expéditeur, une certaine Julia Crawford-Jones, titulaire d’un doctorat, administratrice.

J’ai reconnu aussitôt l’un des clichés : Lang en costume de poulet, pour un spectacle du Footlights au début des années soixante-dix. Il y avait une dizaine d’autres photos de plateau montrant l’ensemble de la troupe ; une série d’images de Lang tenant la perche lors d’une partie de canotage, portant chapeau de paille et blazer à rayures ; et trois ou quatre clichés où on le voyait à un pique-nique au bord de la rivière, visiblement pris le même jour que la sortie en barque. Les photocopies étaient celles de divers programmes d’émissions radiophoniques et de pièces de théâtre du Footlights de Cambridge, plus bon nombre de comptes rendus des journaux locaux sur les élections municipales de Londres en mai 1977, ainsi que celle de la carte d’adhésion de Lang au parti. Ce n’est que lorsque j’ai vu la date sur la carte que je me suis relevé. Elle datait de 1975.

Du coup, j’ai tout réexaminé plus attentivement, à commencer par les articles sur les élections. À première vue, j’avais cru qu’ils provenaient de l’Evening Standard, mais je me rendais maintenant compte qu’ils étaient extraits du bulletin d’information d’un parti politique — le parti de Lang — et qu’il y figurait parmi tout un groupe de militants pour la campagne électorale. Il était difficile de le repérer sur la photocopie de mauvaise qualité. Il avait les cheveux longs. Il était mal habillé. Mais c’était bien lui, membre d’une équipe qui faisait du porte-à-porte dans une cité HLM, « Agent électoral : A. Lang ».

J’étais plus irrité qu’autre chose. En tout cas, je n’y ai vu aucun sinistre présage. Tout le monde a tendance à embellir sa propre réalité. On commence avec une petite fiction à usage privé et voilà qu’un jour, pour rire, on la transforme en anecdote. Ça ne fait de mal à personne. Au fil des années, l’anecdote en question est répétée si régulièrement qu’elle passe pour un fait établi. Bientôt, démentir ce fait pourrait devenir embarrassant. Avec le temps, on a certainement fini par y croire soi-même. Et, de la même façon qu’un récif de corail, ce mythe qui prend corps peu à peu modèle la source historique. Je voyais bien pourquoi il convenait mieux à Lang de prétendre qu’il n’était venu à la politique que pour séduire une fille. Ça le flattait tout en le faisant paraître moins ambitieux, et ça la flattait elle aussi en lui donnant plus d’influence qu’elle n’en avait probablement eu. Le public aimait ce genre d’histoires. Tout le monde était content. Une question se posait néanmoins : qu’est-ce que j’étais censé raconter ?

C’est un dilemme qui survient régulièrement dans le travail du nègre, et la procédure est simple : on porte l’incohérence à l’attention de l’auteur, et on le laisse décider de la meilleure façon d’y remédier. Il convient pour le collaborateur de ne pas vouloir à tout prix s’en tenir à la vérité absolue : si tel était le cas, le poids mort de la réalité ferait à notre niveau s’écrouler toute l’industrie de l’édition. De la même manière qu’une esthéticienne ne dit pas à sa cliente qu’elle a une tête de crapaud, le nègre ne dit pas à son auteur que la moitié de ses souvenirs les plus chers sont fallacieux. Ne pas régenter, faciliter : telle est notre devise. De toute évidence, McAra avait omis de respecter cette règle simple. Il avait dû avoir des soupçons sur tout ce qu’on lui racontait, avait demandé quelques précisions aux archives puis avait rayé l’anecdote la mieux rodée de l’ex-Premier ministre de ses mémoires. Quel amateur ! J’imagine avec quel enthousiasme cela avait dû être reçu. Cela expliquait sans doute pourquoi les relations avaient fini par devenir un peu tendues.

Je me suis de nouveau intéressé aux documents sur Cambridge. Il se dégageait une étrange impression d’innocence de cette jeunesse dorée[3] révolue, égarée dans cette vallée perdue mais heureuse, à mi-chemin entre les deux sommets des cultures hippie et punk.

D’un point de vue spirituel, ils paraissaient beaucoup plus proches des années soixante que des années soixante-dix. Les filles portaient de longues robes à fleurs ornées de dentelles et de décolletés plongeants, et de grands chapeaux de paille pour se protéger du soleil. Les garçons avaient les cheveux aussi longs que les filles. Sur la seule photo en couleurs, Lang tenait une bouteille de champagne dans une main, et ce qui ressemblait à un pétard dans l’autre ; une fille lui donnait apparemment des fraises à manger tandis qu’en arrière-plan, un garçon torse nu levait le pouce en signe d’encouragement.

La plus grande des photos de plateau montrait huit jeunes gens rassemblés sous un projecteur, bras tendus, comme s’ils venaient d’interpréter le dernier numéro d’un spectacle de cabaret. Lang se trouvait complètement à droite, vêtu de son blazer à rayures, d’un nœud papillon et d’un canotier. Il y avait deux filles en justaucorps, bas résille et talons hauts : une blonde aux cheveux courts, l’autre brune frisée, ou peut-être rousse (c’était impossible à déterminer sur la photo monochrome). Elles étaient jolies toutes les deux. À part Lang, j’ai reconnu deux des garçons : l’un était à présent un comédien de théâtre célèbre, l’autre un acteur de cinéma. Un troisième homme paraissait plus âgé que les autres : un thésard peut-être. Tous portaient des gants.

Collée au dos figurait une liste tapée des noms des comédiens et de leur collège d’université respectif : G.W. Syme (Caius), W.K. Innés (Pembroke), A. Parke (Newnham), P. Emmett (St. John’s), A.D. Martin (King’s), E.D. Vaux (Christ’s), H.C. Martineau (Girton), A.P. Lang (Jésus).

Il y avait un tampon de copyright — Cambridge Evening News — dans le coin inférieur gauche, et, griffonné à côté en diagonale, au stylo à bille bleu, un numéro de téléphone, précédé du code d’accès international britannique. Toujours infatigable dans sa course aux détails, McAra avait certainement traqué l’un des membres de la troupe, et je me suis demandé lequel ça pouvait être, et si il ou elle se rappelait encore les événements immortalisés par le photographe. Sur un coup de tête, j’ai pris mon portable et composé le numéro.

Au lieu de la sonnerie familière britannique à deux temps, j’ai entendu la note continue de la sonnerie américaine. Je l’ai laissée retentir longtemps. Et puis, au moment où j’allais renoncer, un homme a répondu, prudemment.

— Richard Rycart.

La voix, avec son léger accent colonial — « Richard Roicart » —, était indubitablement celle de l’ancien ministre des Affaires étrangères. Il semblait soupçonneux.

— Qui est à l’appareil ? a-t-il demandé.

J’ai coupé aussitôt la communication. En fait, j’étais tellement paniqué que j’ai carrément jeté le téléphone sur le lit. Il y est resté pendant une trentaine de secondes, puis il s’est mis à sonner. Je me suis précipité dessus — le numéro appelant était listé comme « non communiqué » — et je l’ai éteint. Dans les instants qui ont suivi, j’ai été trop abasourdi pour bouger.

Je me suis répété de n’en tirer aucune conclusion hâtive. Je n’étais pas certain que c’était McAra qui avait écrit le numéro ni même qu’il l’avait appelé. J’ai vérifié sur l’enveloppe le cachet d’expédition. Elle avait quitté le Royaume-Uni le 3 janvier… neuf jours avant la mort de McAra.

Il m’a soudain paru d’une importance vitale de débarrasser la chambre de toute trace de son précédent occupant. J’ai retiré précipitamment ses derniers vêtements du placard et vidé directement les tiroirs de chaussettes et de sous-vêtements dans la valise (je me souviens qu’il portait de longues chaussettes lui arrivant au genou et de grands slips kangourou : ce garçon était décidément démodé jusqu’au bout). Je n’ai pu retrouver aucun papier personnel — ni agenda, ni carnet d’adresses, ni lettre, ni même de livre — et j’ai supposé qu’ils avaient dû être emportés par la police tout de suite après sa mort. Dans la salle de bains, j’ai récupéré son rasoir jetable en plastique bleu, sa brosse à dents, son peigne et le reste, et alors ça a été terminé : toutes les affaires tangibles de Michael McAra, ancien assistant du très honorable Adam Lang, étaient entassées dans une valise prête pour la décharge. Je l’ai tirée dans le couloir jusqu’au solarium. Pour ce que j’en avais à faire, elle pouvait bien rester là jusqu’à cet été, du moment qu’elle ne croisait plus jamais mon chemin. Il m’a fallu un moment pour reprendre mon souffle.

Pourtant, tandis que je regagnais sa — ma — notre chambre, je sentais sa présence qui trottinait maladroitement sur mes talons.

— Va te faire foutre, McAra, ai-je marmonné pour moi-même. Va te faire foutre et fiche-moi la paix pour que je puisse finir ce bouquin et me tirer d’ici.

J’ai fourré les photos et les photocopies dans la grande enveloppe et j’ai cherché un endroit où la dissimuler, puis je me suis interrompu et me suis demandé pourquoi je voulais la cacher. Ce n’était pas vraiment top secret. Cela n’avait rien à voir avec des crimes de guerre. Ce n’était qu’un jeune homme, un comédien, plus de trente ans plus tôt, sur une rive baignée de soleil, qui buvait du champagne avec des amis. Il pouvait y avoir des tas de raisons pour expliquer le numéro de Rycart au dos de la photo. Et cependant, pour une raison indéterminée, il paraissait impératif de cacher l’enveloppe. En l’absence d’une meilleure idée, j’ai honte d’avouer que je me suis rabattu sur le bon vieux cliché de la glisser sous le matelas.

— Déjeuner, monsieur, a appelé Dep dans le couloir.

J’ai fait volte-face. Je ne savais pas trop si elle avait pu me voir, mais je n’étais pas très sûr que ça avait de l’importance : par rapport à tout ce dont elle avait dû être témoin dans cette maison depuis plusieurs semaines, mon comportement devait passer pour de la petite bière.

Je l’ai suivie dans la cuisine. J’ai demandé :

— Mme Lang est-elle ici ?

— Non, monsieur. Elle aller Vineyard Haven. Faire les courses.

Elle m’avait préparé un club sandwich. Je me suis perché sur un tabouret haut devant le comptoir du petit déjeuner et me suis forcé à manger pendant qu’elle enveloppait des choses dans du papier d’aluminium pour les ranger dans l’un des six frigos de Rhinehart. J’ai réfléchi à ce que j’allais faire. En temps normal, je me serais forcé à retourner à mon bureau et j’aurais continué à écrire tout l’après-midi. Mais, pour la toute première fois de ma carrière de nègre, j’étais bloqué. J’avais gaspillé la moitié de la matinée à composer un souvenir intime et charmant d’un événement qui ne s’était jamais produit — qui n’avait pas pu se produire, parce que Ruth Lang n’était venue commencer sa carrière à Londres qu’en 1976, alors que son futur mari était déjà membre du parti depuis un an.

L’idée même d’attaquer la partie de Cambridge, que j’avais considérée à une époque comme du texte en barre, me laissait à présent face à un mur blanc. Qui était-il, ce futur acteur allergique à la politique, coureur de jupons complètement insouciant ? Qu’est-ce qui l’avait soudain transformé en militant du parti écumant les cités, si ça n’avait pas été sa rencontre avec Ruth ? Je n’y comprenais rien. Il m’est alors apparu que j’avais un problème fondamental avec notre ancien Premier ministre. Ce n’était pas un personnage vraisemblable d’un point de vue psychologique. En chair et en os ou à l’écran, il semblait avoir une forte personnalité. Mais dès qu’on prenait le temps de réfléchir un peu, il s’évanouissait. Cela me rendait la tâche pratiquement impossible : contrairement à tous les dingos du show-business et du sport avec qui j’avais pu travailler auparavant, dès qu’il s’agissait de Lang, je n’arrivais pas à le recréer.

J’ai sorti mon portable et envisagé de rappeler Rycart. Mais plus je réfléchissais au tour que pouvait prendre la conversation, plus j’hésitais à l’engager. Qu’étais-je censé dire ? « Oh, bonjour, vous ne me connaissez pas, mais je remplace Mike McAra au poste de nègre d’Adam Lang. Je crois qu’il vous a appelé un jour ou deux avant d’être retrouvé mort, échoué sur une plage. » J’ai remis le téléphone dans ma poche et, soudain, il m’a été impossible de me débarrasser de l’image du gros corps de McAra ballotté par le ressac. Avait-il heurté des rochers ou avait-il dérivé directement sur le sable fin ? Comment s’appelait l’endroit où on l’avait retrouvé ? Rick l’avait mentionné lors de ce déjeuner à son club de Londres. Lambert quelque chose.

— Excusez-moi, Dep, ai-je demandé à l’intendante.

Elle s’est redressée devant le frigo. Elle avait un visage si compatissant et sympathique.

— Monsieur ?

— Savez-vous s’il y a quelque part une carte de l’île que je pourrais emprunter ?

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