TREIZE

« Mon enthousiasme pour la profession de nègre a pu donner l’impression que c’était un métier facile. Si c’est le cas, permettez-moi de nuancer un tant soit peu mon propos par un avertissement. »

Je me suis garé sur le bas-côté et j’ai coupé le contact. En découvrant les bois denses et détrempés, j’ai éprouvé une profonde déception. Je ne savais pas trop à quoi je m’étais attendu… pas forcément à Gorge Profonde dans un parking souterrain, mais tout de même à davantage que ça. Cependant, une fois de plus, McAra me surprenait : voilà un homme qui était censé détester plus encore que moi la campagne, et sa piste me conduisait à rien de moins qu’un paradis pour randonneurs.

Je suis sorti de voiture et j’ai verrouillé les portières. Après deux heures de conduite, j’avais besoin de me remplir les poumons de l’air froid et humide de Nouvelle-Angleterre. Je me suis étiré et j’ai commencé à descendre l’allée mouillée. L’écureuil m’observait depuis son perchoir, de l’autre côté de la route. J’ai avancé de quelques pas vers lui et frappé dans mes mains pour effrayer le ravissant petit rongeur. Il a battu en retraite dans un arbre voisin, brandissant sa queue en panache dans ma direction tel un majeur démesuré. J’ai cherché un bâton que je pourrais lui lancer, puis me suis interrompu pour reprendre mon chemin. Décidément, je passais beaucoup trop de temps seul dans les bois. Je serais content de ne plus entendre pendant très longtemps le profond silence végétatif de dix mille arbres réunis.

J’ai parcouru une vingtaine de mètres avant d’arriver à une brèche quasi invisible dans la forêt. Modestement en retrait de la route, un portail électrifié à cinq barreaux bloquait l’accès à une allée privée qui dessinait une courbe au bout de quelques mètres et disparaissait derrière les arbres. Je ne voyais pas la maison. À côté du portail, il y avait une boîte aux lettres métallique grise sans aucun nom dessus, juste un nombre — 3 551 — et un pilier en pierre muni d’un interphone et d’un digicode. Sur une plaque, on pouvait lire : « CETTE PROPRIÉTÉ EST PROTÉGÉE PAR UN SYSTÈME DE SÉCURITÉ CYCLOPS » ; un numéro gratuit figurait en travers d’un œil. J’ai hésité, puis j’ai appuyé sur la sonnette. En attendant, j’ai regardé autour de moi. Une petite caméra vidéo était montée sur une branche voisine. J’ai essayé de nouveau la sonnette. Pas de réponse.

Ne sachant trop quoi faire, j’ai reculé de quelques pas. L’idée m’a brièvement traversé l’esprit de passer par-dessus le portail pour jeter un petit coup d’œil non autorisé sur la propriété, mais cette caméra me plaisait modérément, et le nom du système de sécurité, Cyclops, ne me disait rien qui vaille non plus. Puis j’ai remarqué que la boîte aux lettres débordait littéralement de courrier, et j’ai pensé qu’il n’y aurait pas de mal à découvrir ne fût-ce que le nom du propriétaire des lieux. Après un dernier coup d’œil derrière moi et un haussement d’épaules contrit à l’adresse de la caméra, j’ai pris une poignée d’enveloppes. Elles étaient adressées soit à M. et Mme Paul Emmett, soit au Professeur et Mme Paul Emmett, soit au Professeur Emmett et à Nancy Emmett. À en juger par les cachets postaux, il semblait que le courrier n’avait pas été relevé depuis au moins deux jours. Soit les Emmett étaient absents, soit ils gisaient, morts, à l’intérieur. On avait fait suivre certaines des lettres en mettant une étiquette autocollante sur l’adresse originale. J’ai gratté l’une des étiquettes avec mon pouce, et j’ai pu apprendre qu’Emmett était président honoraire de quelque chose qui s’appelait l’institution Arcadia, avec une adresse à Washington.

Emmett… Emmett… pour une raison confuse, ce nom m’était familier. J’ai remis les lettres dans la boîte et je suis retourné à la voiture. J’ai ouvert ma valise, sorti l’enveloppe adressée à McAra et, dix minutes plus tard, j’avais trouvé ce dont je m’étais vaguement souvenu : P. Emmett (St. John’s) figurait dans la distribution du spectacle du Footlights et était photographié avec Lang. C’était le plus âgé de la troupe, celui que j’avais pris pour un thésard. Il avait les cheveux plus courts que les autres et paraissait plus conventionnel : « ringard », comme on disait à l’époque. Voilà donc ce qui avait poussé McAra à faire tout ce chemin : d’autres recherches encore sur Cambridge ? Maintenant que j’y réfléchissais, Emmett était également mentionné dans les mémoires. J’ai pris le manuscrit et feuilleté la partie sur les années d’université de Lang, mais Emmett n’y apparaissait pas. J’ai néanmoins fini par le trouver, cité au début du tout dernier chapitre :

Le professeur Paul Emmett, de l’université de Harvard, a décrit l’importance unique qu’ont eue les peuples de langue anglaise sur la progression de la démocratie dans le monde : « Tant que ces nations restent unies, la liberté est bien protégée ; dès qu’elles montrent des signes de faiblesse, la tyrannie reprend des forces. » Je suis parfaitement d’accord avec cette opinion.

L’écureuil était revenu me narguer avec malveillance depuis le bord de la route.

Bizarre : telle était mon impression générale sur tout ce que je découvrais. Bizarre.

Je ne sais pas exactement combien de temps je suis resté assis là. Je me rappelle juste que j’étais à ce point perplexe que j’en ai oublié d’allumer le chauffage de la Ford, et que ce n’est qu’en entendant une autre voiture approcher que j’ai pris conscience que j’étais complètement transi et engourdi. J’ai jeté un coup d’œil dans le rétroviseur et j’ai vu des phares, puis une petite voiture japonaise m’a dépassé. Une femme brune encore jeune était au volant, et un homme d’une soixantaine d’années, portant lunettes, veste et cravate, était assis à côté d’elle. Il s’est tourné vers moi, et j’ai su tout de suite que c’était Emmett, pas parce que je l’ai reconnu (ce n’était pas le cas), mais parce que je ne voyais pas qui d’autre pouvait s’aventurer dans cette allée si tranquille. La voiture s’est arrêtée devant le portail, et j’ai vu Emmett descendre pour prendre le courrier. Une fois encore, il a regardé dans ma direction et j’ai cru qu’il allait venir me demander ce que je faisais là. Au lieu de ça, il est remonté dans la voiture, qui a redémarré pour disparaître de mon champ de vision, sans doute vers la maison.

J’ai fourré les photos et la feuille du manuscrit dans ma sacoche, et j’ai laissé dix minutes aux Emmett pour rentrer chez eux et ouvrir la maison avant de démarrer et d’avancer la voiture jusqu’au portail. Cette fois, quand j’ai appuyé sur le bouton de la sonnette, on a répondu immédiatement.

— Oui ?

C’était une voix de femme.

— Madame Emmett ?

— Qui est-ce ?

— Je me demandais s’il serait possible d’échanger quelques mots avec le professeur Emmett.

— Il est très fatigué.

Elle avait une voix traînante, quelque chose qui la situait entre l’aristocrate anglaise et la belle du Sud-américaine, et la sonorité métallique de l’interphone accentuait encore ce trait.

— Ce ne sera pas long.

— Vous avez rendez-vous ?

— C’est au sujet d’Adam Lang. Je l’aide à rédiger ses mémoires.

— Un instant, s’il vous plaît.

Je savais qu’ils devaient m’observer par le système de surveillance vidéo. J’ai essayé d’adopter une attitude suffisamment respectable. Lorsque l’interphone s’est remis à crépiter, c’est une voix masculine américaine qui a pris la parole : sonore, bien timbrée, une voix de comédien.

— Paul Emmett. Je crois que vous devez faire erreur.

— Vous étiez à Cambridge avec M. Lang, me semble-t-il ?

— Nous étions contemporains, oui, mais je ne peux pas dire que je le connaisse.

— J’ai une photo de vous deux ensemble lors d’un spectacle du Footlights.

Il y a eu un long silence.

— Avancez jusqu’à la maison.

Un signal électrique s’est fait entendre, puis le portail s’est ouvert lentement.

Alors que je suivais l’allée, la grande maison à deux étages a peu à peu surgi entre les arbres : une partie centrale en pierre grise flanquée de deux ailes en bois peintes en blanc. La plupart des fenêtres étaient cintrées, avec de petits panneaux de verre cathédrale et de grosses persiennes. Il aurait été impossible de déterminer si elle avait six mois ou un siècle. Quelques marches conduisaient à un porche à colonnes, où Emmett m’attendait en personne. L’étendue de la propriété et la densité des bois environnants produisaient une sensation d’isolement complet. Le seul son de la civilisation était le ronronnement lointain d’un gros-porteur qui, dissimulé par les nuages bas, descendait vers l’aéroport. Je me suis rangé devant le garage, à côté de la voiture des Emmett, et suis sorti avec ma sacoche.

— Je vous prie de m’excuser si je vous parais un peu sonné, a annoncé Emmett après m’avoir serré la main. Notre avion arrive tout juste de Washington et j’accuse la fatigue. Je ne vois généralement personne sans rendez-vous. Mais vous avez mentionné une photographie, et cela a plutôt excité ma curiosité.

Il était vêtu avec la même recherche que sa façon de s’exprimer. Ses lunettes avaient une monture d’écaille résolument moderne, il portait une veste gris foncé, une chemise gris-bleu, une cravate rouge vif avec un motif de faisans, une pochette de soie assortie. Maintenant que je le voyais de près, je distinguais l’homme jeune derrière la façade plus âgée : les ans l’avaient légèrement brouillé, rien de plus. Il ne parvenait pas à détacher son regard de ma sacoche. Je savais qu’il aurait voulu que je lui montre la photo tout de suite, sur le pas de la porte. Mais je n’allais pas me faire avoir comme ça. J’ai attendu, et j’ai continué d’attendre, jusqu’au moment où il a bien été forcé de dire :

— Bon. Entrez, je vous prie.

Il régnait dans la maison une odeur de fleurs séchées et d’encaustique qui émanait des parquets cirés, ainsi que ce froid propre aux maisons inhabitées. Une horloge de grand-père émettait un tic-tac sonore sur le palier. J’entendais Mme Emmett parler au téléphone dans une autre pièce. « Oui, disait-elle. Il est là maintenant. » Ensuite, elle a dû s’éloigner. Sa voix est devenue indistincte puis s’est perdue tout à fait.

Emmett a refermé la porte d’entrée derrière nous.

— Puis-je ? a-t-il demandé.

J’ai sorti la photo de plateau et la lui ai remise. Il a remonté ses lunettes sur sa masse de cheveux argentés et s’est dirigé avec la photo vers la fenêtre de l’entrée. Il paraissait en forme pour son âge et j’ai supposé qu’il pratiquait régulièrement un sport : du squash, probablement ; du golf, sûrement.

— Eh bien, eh bien, a-t-il commenté en portant la photo en noir et blanc à la morne lumière hivernale, la penchant de-ci, de-là, et l’examinant au bout de son long nez tel un expert qui vérifierait l’authenticité d’un tableau, je n’ai rigoureusement aucun souvenir de ça.

— Mais c’est bien vous ?

— Oh, oui. Je m’étais inscrit au Dramat, dans les années soixante. C’était une époque formidable, ainsi que vous pouvez l’imaginer, a-t-il ajouté en adressant un petit rire complice à son image plus jeune. Ça oui.

— Le Dramat ?

— Pardon, s’est-il excusé en levant les yeux. L’association théâtrale de Yale. J’ai cru que je pourrais continuer à faire du théâtre quand je me suis rendu à Cambridge pour ma thèse de doctorat. Hélas, je n’ai pu rester qu’un trimestre au Footlights avant que la pression du travail ne mette fin à ma carrière de comédien. Puis-je garder ceci ?

— Malheureusement non. Mais je suis sûr que je pourrai vous en obtenir une copie.

— Vraiment ? Ce serait très gentil.

Il l’a retournée et en a examiné le verso.

— Le Cambridge Evening Post. Il faut que vous me racontiez comment vous êtes tombé là-dessus.

— J’en serai ravi, ai-je assuré.

Et cette fois encore, j’ai attendu. Cela rappelait une partie de cartes. Il ne céderait rien tant que je ne l’y aurais pas forcé. Le battant de la grosse horloge a eu le temps d’effectuer plusieurs va-et-vient.

— Venez dans mon bureau, a-t-il fini par lâcher.

Il a ouvert la porte et je l’ai suivi dans une pièce sortie tout droit du club londonien de Rick : du papier peint vert sombre, des livres du sol au plafond, un escalier mobile de bibliothèque, des sièges de cuir brun rembourré, un grand lutrin en cuivre en forme d’aigle, un buste romain ; une odeur diffuse de cigare. Un pan de mur était consacré aux souvenirs : citations, prix, diplômes honoraires et de nombreuses photographies. J’ai repéré Emmett avec Bill Clinton et Al Gore. Emmett avec Margaret Thatcher et Nelson Mandela. Je vous donnerais bien les noms des autres si je les connaissais. Un chancelier allemand. Un président français. Il y avait également une photo de lui avec Lang, une poignée de main cordiale lors de ce qui semblait être un cocktail. Il m’a vu regarder.

— Le mur de l’ego, a-t-il commenté. Nous en avons tous un. Voyez-le comme l’équivalent de l’aquarium chez l’orthodontiste. Asseyez-vous. Je crains de ne pouvoir vous accorder que quelques minutes, malheureusement.

Je me suis perché sur le canapé rigide tandis qu’il prenait le fauteuil de capitaine, derrière son bureau. Le siège roulait en douceur d’avant en arrière. Emmett a relevé ses pieds sur le bureau, me gratifiant d’une belle vue sur les semelles à peine éraflées de ses chaussures de marche.

— Alors, a-t-il repris. La photo.

— Je travaille avec Adam Lang à la rédaction de ses mémoires.

— Je sais. Vous l’avez déjà dit. Pauvre Lang. C’est une très mauvaise chose, cette prise de position de La Haye. Quant à Rycart… le pire ministre des Affaires étrangères britannique depuis la guerre, si vous voulez mon avis. C’était une erreur de le nommer à ce poste. Mais si la CPI continue d’agir aussi stupidement, ils ne vont réussir qu’à faire de Lang d’abord un martyr, puis un héros, et donc, a-t-il ajouté en faisant un geste gracieux vers moi, un écrivain à succès.

— Dans quelle mesure le connaissez-vous ?

— Lang ? Je le connais à peine. Vous avez l’air étonné.

— Eh bien, pour commencer, il vous cite dans ses mémoires.

Emmett a paru réellement estomaqué.

— Maintenant, c’est à mon tour d’être surpris. Que dit-il ?

— C’est une citation, au début du dernier chapitre, ai-je expliqué en sortant la page concernée de ma sacoche. « Tant que ces nations » — il s’agit des peuples qui parlent anglais — « restent unies, la liberté est bien protégée ; dès qu’elles montrent des signes de faiblesse, la tyrannie reprend des forces. » Et puis Lang ajoute : « Je suis parfaitement d’accord avec cette opinion. »

— Eh bien, c’est fort honnête de sa part, a remarqué Emmett. Et je suis d’avis qu’il avait de bonnes intuitions en tant que Premier ministre. Mais cela n’implique pas que je le connaisse.

— Et puis il y a ça, ai-je dit en désignant le mur de l’ego.

— Oh, ça, a dit Emmett en esquissant un geste dédaigneux de la main. Elle a été prise à une réception au Claridge, pour célébrer le dixième anniversaire de l’institution Arcadia.

— L’institution Arcadia ? ai-je répété.

— C’est une petite organisation que j’ai dirigée autrefois. Très fermée. Aucune raison que vous en ayez entendu parler. Le Premier ministre nous a gratifiés de sa présence. C’était purement professionnel.

— Mais vous avez forcément connu Adam Lang à Cambridge, ai-je insisté.

— Pas vraiment. Nos chemins se sont croisés le temps d’un troisième trimestre, rien de plus.

— Vous souvenez-vous de certaines choses le concernant ?

J’ai sorti mon calepin. Emmett l’a regardé comme si je venais de dégainer une arme.

— Pardon, me suis-je excusé. Cela ne vous dérange pas ?

— Pas du tout. Je vous en prie. Mais je n’en reviens vraiment pas. Depuis toutes ces années, personne n’a jamais fait le rapport entre nous et Cambridge. Je n’y ai moi-même guère repensé avant aujourd’hui. Je ne crois pas que je puisse vous raconter quoi que ce soit qui mérite d’être noté.

— Mais vous avez joué ensemble ?

— Dans une seule production. La revue estivale. Je ne me rappelle même plus comment cela s’appelait. Il y avait une centaine de participants, vous savez.

— Il ne vous a donc laissé aucun souvenir.

— Aucun.

— Même s’il est devenu Premier ministre ?

— De toute évidence, si j’avais su qu’il le deviendrait, j’aurais pris la peine de mieux le connaître. Mais j’ai en mon temps rencontré huit présidents, quatre papes et cinq Premiers ministres britanniques, et aucun d’entre eux ne m’est apparu d’une personnalité que je qualifierais de remarquable.

« Oui, ai-je pensé, et il ne t’est jamais venu à l’esprit que tu ne leur avais pas fait grande impression non plus ? » Mais je me suis retenu de le dire et me suis contenté de :

— Je peux vous montrer autre chose ?

— Si vous estimez vraiment que cela peut présenter un intérêt.

Il a consulté sa montre avec ostentation.

J’ai sorti les autres photographies. En les regardant de nouveau, il devenait évident qu’Emmett apparaissait sur plusieurs d’entre elles. En fait, c’était sans erreur possible lui qui se trouvait au pique-nique estival et levait les pouces juste derrière Lang pendant que le futur Premier ministre jouait les Bogart avec son pétard alors qu’on lui offrait des fraises et du champagne.

Je me suis penché pour les donner à Emmett, qui a refait tout son petit cirque affecté en relevant ses lunettes pour pouvoir examiner les clichés à l’œil nu. Je le vois encore, soigné, rose, imperturbable. Il n’a pas cillé, ce que j’ai trouvé étrange parce que je n’aurais certainement pas manqué de réagir en pareille circonstance.

— Oh, mon Dieu, a-t-il commenté. Est-ce que c’est vraiment ce que je pense ? Espérons qu’il n’avalait pas la fumée.

— Mais c’est bien vous qui êtes juste derrière lui, n’est-ce pas ?

— Il me semble bien, oui. Et je crois que je suis sur le point de lui adresser un avertissement sévère sur les dangers de l’abus de drogue. Ne le devinez-vous pas qui se forme sur mes lèvres ? a-t-il ajouté en me rendant les photos et en remettant ses lunettes sur son nez.

Il s’est redressé encore davantage sur son fauteuil pour m’étudier avec attention.

— M. Lang souhaite-t-il réellement que cela apparaisse dans ses mémoires ? Si oui, je préférerais rester anonyme. Mes enfants seraient mortifiés. Ils sont tellement plus puritains que nous ne l’étions.

— Pourriez-vous me donner le nom de certains autres sur la photo ? Des filles, peut-être ?

— Je suis désolé. Cet été-là n’est qu’un grand flou — un long flou joyeux. Le monde pouvait s’écrouler autour de nous, nous nous amusions bien.

Ses propos m’ont rappelé quelque chose qu’avait dit Ruth : à propos de tout ce qui se passait à l’époque où cette photo avait été prise.

— Étant donné que vous étiez à Yale dans les années soixante, vous avez eu de la chance, ai-je souligné, d’éviter la conscription pour le Vietnam.

— Quand on avait du fric, on n’était pas obligé d’y aller. Voilà, a-t-il conclu en faisant pivoter son fauteuil tout en soulevant ses pieds du bureau.

Il devenait soudain beaucoup plus sérieux. Il a pris un stylo et ouvert un carnet.

— Vous alliez me dire où vous avez eu ces photos.

— Le nom de Michael McAra vous évoque-t-il quelque chose ?

— Non. Ça devrait ?

J’ai trouvé qu’il répondait un tout petit peu trop vite.

— McAra était mon prédécesseur sur les mémoires de Lang, ai-je répondu. C’est lui qui a fait venir ces photos d’Angleterre. Il est venu vous voir ici il y a près de trois semaines, et il est mort quelques heures plus tard.

— Il serait venu me voir ?

Emmett a secoué la tête.

— Je crains que vous ne fassiez erreur. D’où venait-il ?

— Martha’s Vineyard.

— Martha’s Vineyard ! Mais, mon cher ami, personne n’habite sur Martha’s Vineyard à cette époque de l’année.

Il se fichait encore de moi : quiconque avait regardé les informations la veille savait où séjournait Lang.

— Le véhicule que conduisait McAra avait votre adresse programmée sur son système de navigation.

— Eh bien, je ne me l’explique pas.

Emmett s’est frotté le menton et a paru réfléchir attentivement à la question.

— Non, vraiment je ne vois pas. Et même si c’était vrai, cela ne prouve absolument pas qu’il soit venu jusqu’ici. Comment est-il mort ?

— Il s’est noyé.

— Je suis profondément désolé de l’apprendre. Je n’ai jamais cru au mythe qui veut que la mort par noyade soit indolore, et vous ? Je suis sûr que c’est une mort horrible.

— La police ne vous a jamais parlé de quoi que ce soit ?

— Non. Je n’ai pas eu le moindre contact avec la police.

— Où étiez-vous lors de ce week-end ? Ce devait être les 11 et 12 janvier.

Emmett a poussé un soupir.

— Quelqu’un de plus irritable que moi commencerait à trouver vos questions impertinentes.

Il s’est levé et a quitté son bureau pour se diriger vers la porte.

— Nancy ! a-t-il appelé. Notre visiteur veut savoir où nous nous trouvions le week-end des 11 et 12 janvier. Avons-nous cette information quelque part ?

Il a ouvert la porte et m’a adressé un sourire peu amène. Lorsque Mme Emmett est arrivée, il n’a pas pris la peine de faire les présentations. Elle tenait un agenda.

— C’était le week-end du Colorado, a-t-elle dit avant de montrer le livret à son mari.

— Oh, bien sûr, a-t-il dit. Nous étions à l’institut Aspen, a-t-il ajouté en me montrant la page concernée. Les relations bipolaires dans un monde multipolaire.

— Ç’a l’air fascinant.

— Ça l’était, a-t-il dit avant de refermer l’agenda avec un bruit sec et définitif. J’étais le principal intervenant.

— Vous y êtes resté tout le week-end ?

— Moi, oui, a dit Mme Emmett. J’ai fait du ski. Emmett est rentré dimanche.

— Vous auriez donc pu voir McAra, ai-je noté en me tournant vers lui.

— J’aurais pu, mais ça n’a pas été le cas.

— Juste pour en revenir à Cambridge…, ai-je commencé.

— Non, m’a-t-il interrompu en levant la main. S’il vous plaît. Vous serez bien aimable de ne pas revenir à Cambridge. J’ai dit tout ce que j’avais à dire sur le sujet. Nancy ?

Elle devait avoir vingt ans de moins que lui, et elle bondissait lorsqu’il s’adressait à elle avec une célérité que ne montrerait jamais une première épouse.

— Emmett ?

— Tu veux bien raccompagner notre ami ?

Pendant qu’il me serrait la main, il a ajouté :

— Je suis un grand lecteur de mémoires politiques. Je m’assurerai de me procurer le livre de M. Lang dès qu’il paraîtra.

— Peut-être vous en enverra-t-il un exemplaire, ai-je répliqué. Au nom du bon vieux temps.

— J’en doute fortement, a-t-il répondu. Le portail s’ouvre automatiquement. Faites attention de tourner à droite au bout de l’allée. Si vous prenez à gauche, vous vous enfoncerez dans les bois et l’on risque de ne plus jamais vous revoir.

* * *

Mme Emmett a refermé la porte derrière moi avant même que j’aie atteint la dernière marche. Je sentais le regard de son mari qui m’observait de la fenêtre de son bureau tandis que je regagnais la Ford dans l’herbe humide. Au bout de l’allée, pendant que j’attendais l’ouverture de la grille, le vent s’est soudain engouffré dans les arbres de part et d’autre de la chaussée, cinglant la voiture d’une rafale de pluie. Cela m’a tellement surpris que j’ai senti mes cheveux se dresser sur ma nuque comme autant de pointes minuscules.

J’ai débouché sur la route déserte et suis reparti par où j’étais venu. Je me sentais légèrement perturbé, un peu comme si je venais de descendre un escalier dans l’obscurité et avais raté les dernières marches. Ma priorité immédiate était de sortir de ces bois.

« Faites demi-tour dès que possible. »

J’ai arrêté la Ford, saisi le GPS à deux mains et l’ai tiré avec un mouvement de torsion simultanée. Il a cédé dans un bruit réconfortant de câbles arrachés et je l’ai fourré sous le tableau de bord, côté passager. Au même instant, je me suis aperçu qu’une grosse voiture noire arrivait, phares allumés, par-derrière. Elle a dépassé la Ford trop rapidement pour que je puisse voir le conducteur, a accéléré jusqu’au croisement puis a disparu. Quand j’ai regardé derrière moi, la petite route de campagne était à nouveau déserte.

Il est curieux d’observer le fonctionnement du processus de peur. Si l’on m’avait demandé une semaine plus tôt de prédire ce que j’aurais fait dans une situation semblable, j’aurais répondu que je serais rentré directement à Martha’s Vineyard et que j’aurais essayé de me sortir toute cette histoire de la tête. En fait, j’ai pu découvrir que la nature mêle un élément inattendu de colère à la peur, sans doute pour favoriser la survie de l’espèce. Mon instinct, sur le moment, n’a donc pas été de prendre la fuite mais plutôt une sorte de revanche sur cet Emmett si dédaigneux — le genre de réaction atavique irréfléchie qui pousse des propriétaires généralement sains d’esprit à poursuivre des cambrioleurs armés jusque dans la rue, avec le plus souvent des résultats désastreux.

Ainsi, au lieu de chercher raisonnablement à retrouver le chemin de l’autoroute, j’ai suivi les pancartes jusqu’à Belmont. C’est une ville étirée, riche et verdoyante, tellement propre et ordonnée que cela en devient terrifiant — le genre d’endroit où il faut un permis rien que pour avoir un chat. Les rues impeccables, avec leurs drapeaux et leurs 4 x 4, défilaient, apparemment identiques. J’ai parcouru les larges avenues sans parvenir à me repérer, puis j’ai fini par tomber sur quelque chose qui ressemblait à un centre-ville. Cette fois, quand j’ai laissé la Ford, j’ai pris ma valise avec moi.

Je me trouvais dans une rue baptisée Leonard Street, une suite de belles boutiques aux auvents colorés sur fond de grands arbres dénudés. Il y avait un immeuble rose. Une couche de neige, fondue sur les bords, recouvrait les toits gris. Il aurait pu s’agir d’une station de sports d’hiver. On me proposait des tas de choses dont je n’avais pas besoin — une agence immobilière, une bijouterie, un salon de coiffure — et la chose que je cherchais : un cybercafé. J’ai commandé un café et un beignet, et je me suis assis aussi loin que possible de la vitrine. J’ai posé ma valise sur la chaise voisine, histoire de décourager quiconque aurait eu envie d’entamer la conversation, j’ai bu mon café, mordu dans mon beignet, et je me suis connecté à Google avant d’entrer « Paul Emmett institution Arcadia », et de me pencher sur l’écran.

* * *

D’après www.institutionarcadia.org, l’institution Arcadia avait été fondée en août 1991, lors du cinquantenaire de la première rencontre au sommet entre le Premier ministre Winston S. Churchill et le président Franklin D. Roosevelt à Placentia Bay, Terre-Neuve. Il y avait une photo de Roosevelt sur le pont d’un cuirassé américain, vêtu d’un élégant costume gris, recevant Churchill, qui faisait à peu près une tête de moins et portait une curieuse tenue navale bleu marine froissée à laquelle ne manquait pas même la casquette. On aurait dit un chef jardinier malin saluant un seigneur local.

Le but de l’institution, assurait le site, était d’« approfondir les relations anglo-américaines et de favoriser les idéaux éternels de la démocratie et de la libre expression que nos deux nations ont toujours défendus en temps de paix comme en temps de guerre ». Cela devait être accompli « à l’aide de séminaires, de programmes politiques, de conférences et d’initiatives de développement au plus haut niveau », ainsi que grâce à la publication d’un semestriel, The Arcadian Review, et à la création d’une dizaine de bourses d’études accordées chaque année pour des recherches de troisième cycle sur « des sujets stratégiques, politiques et culturels présentant un intérêt commun pour la Grande-Bretagne et les États-Unis ». L’institution Arcadia avait des bureaux londoniens à St. James’s Square, et américains à Washington, et les noms qui figuraient à son conseil d’administration — anciens ambassadeurs, PDG de grandes entreprises, professeurs d’université — formaient une liste d’invités pour le dîner le plus ennuyeux que vous ayez jamais subi de votre vie.

Paul Emmett avait été le premier président-directeur général de l’institution, et le site internet proposait une biographie réduite bien utile en un paragraphe : né à Chicago en 1949, diplômé de l’université de Yale et de St. John’s Collège à Cambridge ; chargé d’un cours de politique internationale à l’université de Harvard, 1975–1979, puis professeur de relations internationales à Howard T. Polk III, 1979–1991 ; fondateur de l’institution Arcadia ; président honoraire depuis 2007 ; publications : Où que tu ailles : les relations particulières 1940–1956 ; L’Énigme du changement ; Perdre un empire, trouver un rôle : certains aspects des relations USA-GB depuis 1956 ; Les Chaînes de Prométhée ou les Contraintes de la politique étrangère à l’ère nucléaire ; La Génération triomphante : l’Amérique, la Grande-Bretagne et le nouvel ordre mondial ; Pourquoi nous sommes en Irak. Il y avait un portrait dans Time Magazine qui décrivait sa passion pour le squash, le golf et les opéras de Gilbert et Sullivan, « que sa seconde femme, Nancy Cline, spécialiste de la défense de Houston, au Texas, et lui demandent régulièrement à leurs invités d’interpréter à la fin de leurs célèbres dîners à Belmont, la florissante cité-dortoir de Harvard Massachusetts ».

J’ai parcouru les premières des 37 000 entrées annoncées par Google sur Emmett et Arcadia :

Table ronde sur la politique au Moyen-Orient — Institution Arcadia.

L’instauration de la démocratie en Syrie et en Iran… dans son discours inaugural, Paul Emmett… www.institutionarcadia.org/site/tableronde/A56FL%2004.htm — 35k — en cache — pages similaires

Institution ArcadiaWikipédia. L’institution Arcadia est une organisation anglo-américaine à but non lucratif fondée en 1991 sous l’égide du professeur Paul Emmett… en.wikipedia.org/wiki/Institution Arkadia — 35k — en cache — pages similaires

Institution Arcadia/Groupe de stratégie Arkadia — Source Watch.

L’institution Arcadia se décrit comme ayant vocation de favoriser…

Le professeur Paul Emmett, expert en relations anglo-américaines… www.sourcewatch.org/index.php ?titre=Institution Arcadia — 39k

USATODAY.com — 5 questions pour Paul Emmett

Paul Emmett, ancien professeur de relations internationales à Harvard, dirige à présent l’influente institution Arcadia… www.usatodayxom/monde/2002-08-07/questions-x.htm ?tabl.htm — 35k.

Lorsque j’en ai eu assez des mêmes vieilles infos sur des séminaires et congrès d’été, j’ai modifié ma recherche en « Institution Arcadia Adam Lang », et j’ai trouvé un article sur le site du Guardian concernant la réception commémorative d’Arcadia et la présence du Premier ministre. Je suis passé sur Google Images, où l’on m’a proposé une mosaïque d’illustrations bizarres : un chat, un couple d’acrobates en justaucorps, un dessin humoristique qui représentait Lang en train de souffler dans un ballon avec, en légende : « Bientôt humilié ». Si j’en crois mon expérience, c’est toujours le problème, avec internet. La proportion de ce qui est utile par rapport à ce qui fait perdre son temps chute brutalement dès qu’on effectue une recherche, comme quand on tente de retrouver quelque chose qu’on a fait tomber entre les coussins d’un canapé et qu’on ne ressort que des poignées de vieux boutons, pièces de monnaie, poussières agglomérées et vieux bonbons sucés. L’important, c’est de poser la bonne question, et, d’une certaine façon, j’avais l’impression de prendre la mauvaise voie.

Je me suis accordé une pause pour masser mes yeux endoloris. Puis j’ai commandé un autre café et un autre beignet et j’ai examiné la clientèle. Il n’y avait pas grand monde, si l’on considérait que c’était l’heure du déjeuner : un homme âgé avec un journal, un homme et une femme de moins de trente ans qui se tenaient la main, deux mères — ou, plus vraisemblablement, des nounous — qui bavardaient pendant que leurs trois petits jouaient sans surveillance sous la table, et deux jeunes types aux cheveux coupés en brosse, qui auraient pu être dans l’armée, ou dans un service d’urgence quelconque (j’avais repéré une caserne de pompiers toute proche) : ils étaient installés sur des tabourets, au comptoir, et me tournaient le dos, plongés dans une conversation intense.

Je suis retourné sur le site de l’institution Arcadia et j’ai cliqué sur le conseil d’administration. Et ils ont tous surgi tels des esprits invoqués des vastes profondeurs transatlantiques : Steven D. Engler, ancien ministre de la Défense américain ; lord Leghorn, ancien ministre des Affaires étrangères britannique ; sir David Moberly, GCMG, KCVO, ancien ambassadeur britannique millénaire à Washington ; Raymond T. Streicher, ancien ambassadeur américain à Londres ; Arthur Prussia, président-directeur général du groupe Hallington ; le professeur Mel Crawford, de l’École d’administration John-F.-Kennedy ; Unity Chambers, de la Fondation des études stratégiques, décorée de l’ordre de la Chevalerie ; Max Hardaker, des Godolphin Securities ; Stéphanie Cox Morland, directrice principale du Manhattan Equity Holdings ; sir Milius Rapp, de l’école d’économie de Londres ; Mars Iremonger, des industries Cordesman, et Franklin R. Dollerman, principal associé de McCosh & Associés.

Laborieusement, j’ai entrepris d’entrer leurs noms ainsi que celui d’Adam Lang dans le moteur de recherche. Engler avait loué le courage inébranlable de Lang dans les colonne du New York Times. Leghorn avait prononcé un discours plein de compassion à la Chambre des lords, déplorant la situation au Moyen-Orient mais décrivant le Premier ministre comme « un homme de sincérité ». Moberly avait eu une attaque, aussi ne disait-il rien. Streicher n’avait pas ménagé son soutien à l’époque où Lang était allé chercher sa médaille de la Liberté présidentielle à Washington. Je commençais à me lasser de toute la procédure lorsque j’ai tapé « Arthur Prussia » et ai obtenu une coupure de presse datant d’un an plus tôt.

Londres — Le groupe Hallington a le plaisir de vous annoncer qu’Adam Lang, l’ancien Premier ministre de Grande-Bretagne, va intégrer la société en tant que consultant stratégique.

M. Lang, qui ne travaillera pas pour nous à plein temps, sera chargé de donner conseils et avis aux principaux investisseurs professionnels du groupe Hallington dans le monde.

D’après Arthur Prussia, président-directeur général de Hallington, « Adam Lang est l’un des hommes d’État les plus expérimentés et respectés au monde, et nous sommes honorés de pouvoir profiter de cette mine de compétences ».

Adam Lang a déclaré : « Je suis heureux de relever le défi de travailler avec une société dont l’influence planétaire, l’engagement pour la démocratie et l’intégrité sont aussi réputés que ceux du groupe Hallington. »

Je n’avais jamais entendu parler du groupe Hallington, aussi ai-je vérifié. Six cents employés, vingt-quatre bureaux dans le monde ; pas plus de quatre cents investisseurs, principalement saoudiens — et trente-cinq milliards de dollars de fonds à sa disposition. Le portefeuille de sociétés sous son contrôle semblait avoir été conçu par Darth Vador en personne. Les filiales de Hallington fabriquaient des bombes à fragmentation, des mortiers mobiles, des missiles d’interception, des hélicoptères antichars, des bombardiers à géométrie variable, des chars, des centrifugeuses nucléaires, des porte-avions. Le groupe possédait une société qui assurait la sécurité des entrepreneurs au Moyen-Orient, une autre qui effectuait des opérations de surveillance et de vérification de données sur le territoire américain et dans le reste du monde, et une entreprise de construction spécialisée dans l’édification de pistes d’aviation et bunkers militaires. Deux des membres de son comité directeur avaient été directeurs généraux de la CIA.

Je sais qu’internet donne corps à tous les cauchemars de paranoïaque. Je sais qu’internet a tendance à tout mettre dans le même panier — Lee Harvey Oswald, la princesse Diana, l’Opus Dei, Al-Qaïda, Israël, le MI6, les cercles dans les champs de blé — et à tout envelopper du beau ruban bleu des liens hypertextes pour en faire une vaste conspiration internationale. Mais je connais aussi la sagesse du vieux dicton qui veut qu’un paranoïaque soit simplement quelqu’un d’un peu plus informé que les autres, et, tandis que je tapais « Institution Arcadia », « Groupe Hallington », « CIA », j’avais l’impression que, tels les contours d’un vaisseau fantôme, quelque chose commençait à émerger du brouillard des données sur l’écran.

Washingtonpost. com : Hallington renvoie à CIA « vols de torture ».

La société dément avoir connaissance du programme de « livraison extraordinaire » à la CIA… membre du comité directeur de la prestigieuse institution Arcadia a…

www.washingtonpost.com/ac2 ;wp-dyn/A27824-2007Dec261angue= — en cache — pages similaires.

J’ai cliqué sur l’article et suis allé directement à la partie qui m’intéressait :

Le 18 février, le Gulfstream 4 de Hallington a fait l’objet de photographies clandestines — sans son logo d’entreprise — sur la base militaire de Stare Kiejkuty en Pologne, où l’on pense que la CIA a conservé un centre de détention secret.

C’était deux jours après l’enlèvement présumé de quatre citoyens britanniques — Nasir Ashraf, Shakeel Qazi, Salim Khan et Faruk Ahmed — par des agents de la CIA à Peshawar, au Pakistan. M. Ashraf aurait succombé à une crise cardiaque après la procédure d’interrogatoire connue sous le nom de waterboarding.

Entre février et juillet de la même année, le jet a effectué cinquante et un atterrissages à Guantanamo et s’est rendu quatre-vingt-deux fois sur la base militaire de l’aéroport international Dulles de Washington. Il s’est également posé sur la base militaire d’Andrews, tout près de la capitale, et sur les bases aériennes américaines de Ramstein et de Rhin-Main, en Allemagne.

Le suivi de vol de l’appareil fait également état de voyages en Afghanistan, au Maroc, à Dubaï, en Jordanie, en Italie, au Japon, en Suisse, en Azerbaïdjan et en République tchèque.

Le logo de Hallington apparaît sur des photos prises lors d’un meeting aérien à Schenectady, État de New York, le 23 août, soit huit jours après le retour à Washington du Gulfstream, qui venait d’effectuer un vol autour du monde avec escales à Anchorage en Alaska, Osaka au Japon, Dubaï et Shannon.

Le logo n’était pas visible quand le Gulfstream a été photographié lors d’une escale de ravitaillement à Shannon, le 27 septembre. Mais quand l’appareil atterrit à l’aéroport Centennial de Denver en février de cette année, une photo montre qu’il arborait non seulement le logo de Hallington, mais un nouveau numéro d’enregistrement.

Un porte-parole de Hallington confirme que le Gulfstream est fréquemment loué à d’autres opérateurs, mais il insiste sur le fait que la société n’a absolument pas connaissance de l’usage qui en est fait alors.

Le waterboarding ? la planche à eau ? Je n’en avais jamais entendu parler. Ça paraissait plutôt inoffensif, comme une sorte de sport américain pour tous, un croisement entre la planche à voile et le skateboard. J’ai effectué une recherche internet.

Le waterboarding consiste à attacher fermement un prisonnier sur un plan incliné de façon que les pieds de la victime soient plus élevés que sa tête et que tout mouvement soit impossible. Le visage du prisonnier est recouvert d’une étoffe ou de cellophane sur laquelle le tortionnaire verse un jet d’eau continu. Même si un peu de liquide pénètre dans les poumons de la victime, c’est la sensation psychologique d’être sous l’eau qui rend ce supplice si efficace. Un réflexe de nausée se déclenche, le prisonnier sent littéralement qu’il se noie et supplie presque instantanément d’être délivré. Les agents de la CIA qui ont été soumis à cette pratique durant leur formation ont tenu une moyenne de quatorze secondes avant de céder. Khalid Sheik Mohammed, membre d’Al-Qaïda et cerveau présumé des attentats du 11 septembre, prisonnier le plus coriace de la CIA, a gagné l’admiration de ses interrogateurs en se montrant capable de tenir deux minutes et demie avant de supplier de tout avouer.

Le waterboarding peut provoquer une souffrance intense et des lésions pulmonaires, des lésions cérébrales dues à la privation d’oxygène, des fractures et des dislocations des membres lorsque le sujet se débat avec trop de vigueur, ainsi qu’un traumatisme psychologique à long terme. En 1947, un officier japonais a été reconnu coupable d’avoir appliqué le supplice du waterboarding sur un citoyen américain, et condamné à quinze ans de travaux forcés pour crime de guerre. Selon une enquête d’ABC News, la CIA aurait autorisé l’utilisation de cette forme de torture depuis la mi-mars 2002, et recruté une équipe de quatorze interrogateurs formés à cette technique.

Il y avait une illustration du Cambodge de Pol Pot, montrant un homme couché sur le dos, attaché par les poignets et les chevilles sur une table inclinée, tête en bas. Celle-ci disparaissait dans un sac aspergé par un homme qui tenait un arrosoir. Sur une autre photographie, un suspect viêt-cong plaqué au sol subissait un traitement similaire administré par trois GI avec de l’eau minérale. Le soldat qui vidait la bouteille souriait. L’homme assis sur la poitrine du prisonnier tenait avec désinvolture une cigarette entre l’index et le majeur de la main droite.

Je me suis appuyé contre le dossier de ma chaise, plusieurs choses me revenant en mémoire. Je pensais particulièrement au commentaire d’Emmett sur la mort de McAra — comme quoi la noyade n’était pas indolore et que c’était en fait une mort horrible. J’avais trouvé sur le moment que c’était une réflexion curieuse pour un professeur. J’ai assoupli mes doigts comme un pianiste se préparant à exécuter un dernier mouvement particulièrement difficile, et j’ai tapé une nouvelle demande sur le moteur de recherche : « Paul Emmett CIA ».

L’écran s’est aussitôt rempli de résultats, aucun d’entre eux n’étant à première vue intéressant : des articles et des critiques de livres d’Emmett où il était fait mention de la CIA ; des articles signés par d’autres traitant de la CIA et qui se trouvaient contenir des références à Emmett ; des articles concernant l’institution Arcadia et où il était fait mention d’Emmett et de la CIA. J’ai dû en parcourir trente ou quarante avant de tomber sur quelque chose de prometteur :

La CIA à l’université

La Central Intelligence Agency emploie aujourd’hui plusieurs centaines d’universitaires américains… Paul Emmett…

www.espions-au-campus.org/Church/listK1897a/html — 11k.

La page web était intitulée « À qui Frank pensait-il ??? » et commençait par une citation du rapport sur le comité de sélection de la CIA rédigé par Frank Church et publié en 1976 :

La Central Intelligence Agency utilise à présent plusieurs centaines d’universitaires américains (le terme « universitaires » désignant aussi bien les administrateurs que les membres de la faculté et les étudiants diplômés chargés de dispenser des cours) qui, en plus d’ouvrir des pistes et, en certaines occasions, d’établir des contacts à des fins d’espionnage, écrivent éventuellement des livres et autres articles pouvant servir de propagande à l’étranger. Au-delà de ces recrues, des dizaines d’autres sont encore utilisées à leur insu pour des activités mineures.

Au-dessous, suivait par ordre alphabétique un lien hypertexte d’une vingtaine de noms, parmi lesquels celui d’Emmett. J’ai cliqué dessus, et j’ai soudain eu l’impression de basculer de l’autre côté d’une trappe.

Selon Frank Molinari, membre de la CIA qui a tiré la sonnette d’alarme, Paul Emmett serait entré à l’Agence entre 1969 et 1970, et il a été affecté à la division des ressources étrangères de la Direction des opérations. (Source : L’Agence de l’intérieur, Amsterdam, 1977.)

— Oh, non, ai-je fait à voix basse. Non, non, ce n’est pas possible.

J’ai dû fixer l’écran du regard durant une bonne minute avant d’être brutalement tiré de ma rêverie par un vacarme de vaisselle cassée. Je me suis retourné pour découvrir que c’était l’un des enfants qui jouaient sous la table voisine qui avait tout renversé. Alors qu’une serveuse se précipitait avec pelle et balayette, et que les nounous (ou les mères) grondaient les petits, j’ai remarqué que les deux types aux cheveux en brosse accoudés au bar ne prêtaient nullement attention à cette scène domestique : ils ne me quittaient pas des yeux. L’un d’eux avait un téléphone portable collé contre son oreille.

Avec un calme apparent — plus apparent, espérais-je, que ce que j’éprouvais —, j’ai éteint l’ordinateur et fait mine de terminer mon café. Le breuvage avait refroidi pendant que je travaillais et il m’a paru amer et glacé sur les lèvres. J’ai ensuite pris ma valise, et déposé un billet de vingt dollars sur la table. S’il m’arrivait quelque chose, la serveuse stressée se rappellerait l’Anglais solitaire qui avait pris la table la plus éloignée de la vitrine et avait laissé un pourboire si élevé que c’en était absurde. Qu’est-ce que ça aurait bien pu m’apporter ? Je n’en ai aucune idée, mais cela m’a paru intelligent sur le moment. J’ai soigneusement évité de regarder les deux boules à zéro en passant près d’eux.

Une fois dans la rue, dans la lumière froide et grise, avec le Starbucks à auvent vert un peu plus loin, la circulation ralentie (« Bébé à bord : conduisez doucement ») et les piétons âgés en toque de fourrure et gants fourrés, on aurait pu imaginer un instant que je venais de perdre une heure à jouer à un jeu de réalité virtuelle maison. Mais alors, la porte du cybercafé s’est ouverte derrière moi et les deux types en sont sortis. J’ai remonté rapidement la rue en direction de la Ford et, dès que je me suis retrouvé derrière le volant, j’ai verrouillé les portières. J’ai vérifié ensuite dans mes rétroviseurs, mais n’ai pu repérer aucun des autres clients du café.

Je suis resté un moment sans bouger ; je me sentais plus en sécurité en restant assis là. Je rêvais que peut-être, si je restais tranquille assez longtemps, je pourrais, suivant un phénomène d’osmose, être absorbé par la vie paisible et prospère de Belmont. Je pourrais aller faire ce que tous ces retraités n’auraient manqué pour rien au monde : disputer une partie de bridge, peut-être, ou regarder un petit film d’après-midi, ou encore rester un moment à la bibliothèque locale pour lire le journal en secouant la tête devant la façon dont le monde allait à vau-l’eau depuis que ma génération de bons à rien trop gâtés avait pris les commandes. J’ai vu des dames sortir tout apprêtées du salon de coiffure en se tapotant les cheveux. Le jeune couple qui s’était tenu la main dans le café examinait les bagues dans la vitrine du bijoutier.

Et moi ? Je me suis un peu apitoyé sur moi-même. J’étais aussi coupé de toute cette normalité que si je m’étais trouvé sous une cloche de verre.

J’ai ressorti les photos et les ai feuilletées jusqu’à ce que je tombe sur celle montrant Lang et Emmett ensemble sur scène. Un futur Premier ministre et un agent présumé de la CIA caracolant avec chapeau et gants dans une revue comique ? Cela paraissait moins improbable que grotesque, mais j’en avais pourtant la preuve en main. J’ai retourné la photo et considéré le numéro griffonné au dos, et plus je le regardais, plus il me paraissait évident que c’était la seule solution qui s’offrait à moi. Le fait qu’une fois encore, j’allais marcher dans les pas de McAra ne pouvait être évité.

J’ai attendu que les deux amoureux soient entrés dans la bijouterie et j’ai sorti mon téléphone portable. J’ai fait défiler les numéros préenregistrés et sélectionné celui de Richard Rycart.

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