UN

« De tous les avantages qu’offre le travail de nègre, l’un des principaux est sans doute l’occasion qui vous est donnée de rencontrer des gens intéressants. »

Andrew CROFTS[1]

À l’instant où j’ai appris que McAra était mort, j’aurais dû prendre le large. Je le sais maintenant. J’aurais dû dire « Désolé, Rick, ce n’est pas pour moi. Je ne le sens pas », finir mon verre et partir. Mais il savait si bien raconter les histoires, Rick — j’ai souvent pensé qu’il aurait dû être l’écrivain et moi l’agent —, qu’une fois qu’il a commencé à parler, il n’était plus question pour moi de ne pas écouter, et, le temps qu’il termine, j’étais ferré.

Voici l’histoire, telle que me l’a présentée Rick ce jour-là, pendant le déjeuner :

Deux dimanches plus tôt, McAra avait embarqué sur le dernier ferry pour Martha’s Vineyard à Woods Hole, dans le Massachusetts. J’ai calculé que ce devait être le 12 janvier. Le ferry avait bien failli ne pas partir. Le vent soufflait en tempête depuis le milieu de l’après-midi et les dernières traversées avaient été annulées. Cependant, vers vingt et une heures, les rafales s’étaient un peu calmées, et, à vingt et une heures quarante-cinq, le capitaine décida que le bateau pouvait appareiller sans danger. Le ferry était bondé : McAra eut de la chance de trouver une place pour sa voiture. Il se gara tout en bas puis monta prendre l’air.

Personne ne l’a revu vivant.

La traversée dure habituellement quarante-cinq minutes, mais, ce soir-là, le mauvais temps ralentissait considérablement le voyage. Comme le dit Rick : piloter un bateau de plus de soixante mètres par des rafales de force huit n’est pas franchement une partie de plaisir. Il était près de vingt-trois heures quand le ferry aborda à Vineyard’s Haven et que les voitures commencèrent à remonter — toutes sauf une : une Ford Escape SUV flambant neuve. Le commissaire de bord demanda par haut-parleur au propriétaire de venir dégager son véhicule qui empêchait ceux qui étaient garés derrière lui de sortir. Comme il ne se montrait pas, l’équipage chercha à ouvrir les portières, qui en fait n’étaient même pas fermées à clé, et poussèrent à la main la voiture jusque sur le quai. Ils fouillèrent ensuite le bateau méthodiquement : les escaliers, le bar, les toilettes, même les canots de sauvetage — rien. On appela la gare d’embarquement de Woods Hole pour s’assurer que personne n’était descendu juste avant l’appareillage du ferry ou n’avait été accidentellement laissé à quai — cette fois encore, rien. C’est alors qu’un responsable de la Massachusetts Steamship Authority finit par contacter les gardes-côtes de Falmouth pour signaler qu’un homme avait pu tomber par-dessus bord.

La police vérifia le numéro d’immatriculation de la Ford et découvrit qu’elle était enregistrée au nom d’un certain Martin S. Rhinehart, qui résidait à New York bien que l’on dénichât ledit M. Rhinehart dans son ranch en Californie. Il était alors minuit sur la côte Est, vingt et une heures sur la côte Ouest.

Je l’ai interrompu :

— Il s’agit bien du Marty Rhinehart ?

— En personne.

Rhinehart confirma aussitôt par téléphone que la Ford lui appartenait bien. Il la conservait dans sa propriété de Martha’s Vineyard pour son usage personnel et celui de ses invités en été. Il confirma également que, malgré l’époque de l’année, il y avait tout de même du monde là-bas en ce moment. Il assura qu’il allait demander à son assistante d’appeler à la propriété pour savoir si quelqu’un avait emprunté la voiture. Une demi-heure plus tard, l’assistante rappela pour annoncer qu’il manquait effectivement quelqu’un, un certain McAra.

Il n’y avait rien d’autre à faire qu’attendre le matin. De toute façon, cela n’avait plus d’importance. Tout le monde savait que quand un passager était passé par-dessus bord, on ne pouvait espérer retrouver que son cadavre. Rick fait partie de ces Américains particulièrement énervants qui, à quarante ans, en paraissent dix-neuf, sont toujours en forme et soumettent leur corps aux pires turpitudes avec un vélo ou un canoë. Il connaît cette mer : il a même passé deux jours à parcourir en kayak les soixante miles du tour de l’île. Le ferry de Woods Hole traverse le bras de mer à l’endroit où le détroit de Vineyard rencontre celui de Nantucket, et ce sont là des eaux très dangereuses. À marée haute, on voit les courants aspirer les énormes balises de signalisation avec une telle force qu’ils les renversent sur le côté. Rick a secoué la tête. En janvier, en pleine tempête, sous la neige ? Personne ne peut survivre plus de cinq minutes.

Une femme du coin découvrit le corps le lendemain matin, rejeté sur la plage de Lambert’s Cove, une crique située à plus de six kilomètres vers le sud de l’île. Le permis de conduire trouvé dans son portefeuille confirma qu’il s’agissait bien de Michael James McAra, âgé de cinquante ans et qui venait de Balham, au sud de Londres. Je me souviens d’avoir éprouvé un soudain élan de sympathie à l’évocation de cette banlieue morne et si peu exotique : le pauvre diable était sacrément loin de chez lui. Son passeport donnait sa mère comme plus proche parent. Les policiers emportèrent le corps à la petite morgue de Vineyard Haven puis se rendirent chez Rhinehart pour annoncer la nouvelle et trouver quelqu’un parmi les autres invités qui puisse l’identifier.

Rick a alors souligné que ça avait dû être quelque chose, quand l’invité qui s’était porté volontaire était enfin arrivé pour reconnaître le corps.

— Je parie que l’employé de la morgue en parle encore.

Il y avait une voiture de patrouille d’Edgartown avec un gyrophare bleu, un deuxième véhicule contenant quatre gardes armés chargés de sécuriser le bâtiment, et un troisième véhicule, blindé, pour amener le personnage parfaitement reconnaissable qui, jusqu’à dix-huit mois plus tôt, avait été le Premier ministre de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord.

Ce déjeuner était l’idée de Rick. Je ne savais même pas qu’il était en ville avant son coup de fil de la veille au soir. Il avait insisté pour qu’on se retrouve à son club. En fait, ce n’était pas vraiment son club — Rick faisait en réalité partie d’un sanctuaire similaire à Manhattan, dont les membres avaient des accords d’entrée réciproques avec celui de Londres — mais il ne l’en aimait pas moins. Au déjeuner, seuls les hommes étaient admis. Ils portaient tous un costume bleu foncé et avaient tous plus de soixante ans : je ne m’étais plus senti aussi jeune depuis que j’avais quitté l’université. Dehors, le ciel hivernal pesait sur Londres comme une grande pierre tombale grise. À l’intérieur, la lumière électrique jaune de trois énormes lustres se reflétait sur le bois sombre des tables cirées, ainsi que sur l’argenterie et les carafes de vin vermeil. Une petite carte placée entre nous annonçait que le tournoi annuel de backgammon aurait lieu le soir même. C’était comme la relève de la Garde devant le Parlement — une image de l’Angleterre pour les étrangers. J’ai commenté :

— Je trouve ça incroyable que les journaux n’en aient pas parlé.

— Oh, mais ils en ont parlé. Personne n’en a fait mystère. Il y a eu des nécrologies.

Et, en y réfléchissant, je me rappelais vaguement avoir vu quelque chose. Mais je travaillais ce mois-là quinze heures par jour pour terminer mon dernier livre, l’autobiographie d’un footballeur, et tout ce qui sortait de mon sujet se perdait dans un grand flou.

— Mais comment un ex-Premier ministre britannique pouvait-il se retrouver en train d’identifier le corps d’un homme tombé du ferry de Martha’s Vineyard ?

— Michael McAra, a annoncé Rick avec toute l’emphase de quelqu’un qui a fait cinq mille kilomètres en avion pour arriver à cette chute, l’aidait à écrire ses mémoires.

À ce moment-là, dans une vie parallèle, j’exprime mes condoléances polies pour Mme McAra mère (« C’est si terrible de perdre un enfant de cet âge »), je plie mon épaisse serviette de lin, vide mon verre, dis au revoir et sors dans les rues glaciales de Londres avec toute ma carrière médiocre qui se déroule sans risque devant moi. Au lieu de quoi je me suis excusé, suis allé aux toilettes du club et ai examiné une planche humoristique de Punch même pas drôle tout en urinant pensivement.

— Tu te rends compte que je ne connais rien à la politique ? ai-je dit quand je suis revenu m’asseoir.

— Tu as voté pour lui, non ?

— Adam Lang ? Oui, bien sûr. Tout le monde a voté pour lui. Ce n’était pas de la politique ; c’était du délire.

— Eh bien, justement. Qu’est-ce qu’on en a à faire, de la politique ? Quoi qu’il en soit, mon pote, c’est d’un écrivain professionnel qu’il a besoin, pas d’un autre politicard de mes deux.

Il a jeté un coup d’œil autour de lui. La règle de fer du club exigeait qu’on ne parle pas travail dans l’enceinte de l’établissement, et c’était un problème pour Rick, vu qu’il ne parlait jamais d’autre chose.

— Marty Rhinehart a payé dix millions de dollars pour ces mémoires à deux conditions. La première, c’est que le livre soit en librairie moins de deux ans après la signature du contrat. La seconde, c’est que Lang ne prenne pas de gants au sujet de la guerre contre le terrorisme. D’après ce que je sais, il est très loin de ces deux objectifs. La situation était telle aux alentours de Noël que Rhinehart lui a laissé sa maison de vacances à Vineyard pour que Lang et McAra puissent travailler sans être distraits. Je suppose que la pression a fini par avoir raison de McAra. Le médecin légiste lui a trouvé assez d’alcool dans le sang pour dépasser quatre fois les limites autorisées par le code de la route.

— C’était donc un accident ?

— Accident ? Suicide ? (Il a eu un petit geste insouciant de la main.) Qui saura jamais ? C’est le livre qui l’a tué.

— C’est encourageant, ai-je commenté.

Pendant que Rick poursuivait son baratin, je gardais les yeux rivés sur mon assiette. Je m’imaginais l’ancien Premier ministre regardant le visage blême et froid de son écrivain secret à la morgue — contemplant son ombre pourrait-on dire. Qu’avait-il ressenti ? Je pose toujours cette question à mes clients. Je dois bien la poser une centaine de fois par jour pendant la phase d’entretiens. Qu’est-ce qu’ils ont ressenti ? Qu’est-ce qu’ils ont ressenti ? Et la plupart du temps ils ne peuvent pas répondre, ce qui explique pourquoi ils doivent m’engager pour leur fournir des souvenirs : à la fin d’une collaboration réussie, je suis plus eux qu’ils ne le sont eux-mêmes. C’est un processus qui, pour être honnête, me plaît assez : cette liberté fugitive d’être quelqu’un d’autre. Vous trouvez ça malsain ? Si c’est le cas, permettez-moi d’ajouter qu’on exige de moi un véritable savoir-faire. Je ne me contente pas d’extirper à ces gens l’histoire de leur vie, je donne forme à des existences qui étaient souvent invisibles ; je leur restitue parfois la vie qu’ils n’ont même pas conscience d’avoir vécue. Alors, si ce n’est pas de l’art, qu’est-ce que c’est ? J’ai demandé :

— J’aurais dû avoir entendu parler de McAra ?

— Oui, alors ne prétends pas le contraire. Il lui servait plus ou moins d’assistant quand Lang était Premier ministre. Il écrivait des discours, menait des recherches, mettait au point des stratégies politiques. Quand Lang a démissionné, McAra est resté à ses côtés, pour gérer toute la paperasserie.

J’ai fait la grimace et j’ai dit :

— Je ne sais pas, Rick.

Pendant tout le repas, j’avais coulé des regards vers un vieux comédien de télévision assis à la table voisine. Il avait été célèbre dans mon enfance pour avoir interprété dans une série le père isolé de deux adolescentes. À présent, alors qu’il se levait en vacillant et se dirigeait d’une démarche traînante vers la sortie, il avait l’air d’avoir été créé pour interpréter le rôle de son propre cadavre. C’était exactement le genre de personne dont je réécrivais les mémoires : des gens qui avaient dégringolé l’échelle de la célébrité de quelques degrés, ou à qui il restait encore quelques degrés à gravir, ou encore qui s’apprêtaient à atteindre le sommet et qui voulaient absolument en tirer le meilleur parti pendant qu’il était temps. Je me suis senti soudain submergé par le ridicule de l’idée même que je puisse collaborer à l’écriture des mémoires d’un Premier ministre.

— Je ne sais pas, ai-je répété, mais Rick m’a interrompu :

— La boîte de Rhinehart panique complètement. Ils vont organiser un petit défilé dans leur bureau londonien demain matin. Maddox lui-même arrive de New York pour représenter la société. Lang envoie l’avocat qui a négocié le contrat original pour son compte — le juriste le plus retors de Washington, un type incroyablement habile qui a pour nom Sidney Kroll. J’ai d’autres poulains dans mon écurie que je pourrais mettre sur le coup, alors, si tu n’es pas partant, dis-le-moi tout de suite. Mais d’après ce qu’ils en disent, j’ai l’impression que tu es le meilleur pour faire ça.

— Moi ? Tu plaisantes.

— Non, je t’assure. Il faut qu’ils fassent quelque chose d’extrême — qu’ils prennent des risques. C’est une grande chance qui se présente pour toi. Et ce sera bien payé. Les gosses ne mourront pas de faim.

— Je n’ai pas de gosses.

— Non, a rétorqué Rick avec un clin d’œil, mais moi j’en ai.

* * *

Nous nous sommes séparés sur le perron du club. Rick avait une voiture qui l’attendait, moteur allumé. Il ne m’a pas proposé de me déposer quelque part, et j’en ai déduit qu’il allait voir un autre client, à qui il débiterait exactement le même boniment qu’il venait de me servir. Quel est le nom collectif qu’on emploie pour tout un groupe de ces écrivains de l’ombre : un théâtre ? Un royaume ? Une armée ? Quoi qu’il en soit, Rick en avait une pleine écurie. Si vous jetez un coup d’œil sur la liste des best-sellers, vous serez étonné de savoir combien de ces titres sont l’œuvre de nègres, aussi bien parmi les romans que parmi les documents. Nous sommes les ouvriers fantômes qui font marcher l’édition, pareils aux employés invisibles qui animent le monde de Walt Disney. Nous empruntons les couloirs souterrains de la célébrité, surgissant ici ou là sous l’apparence de tel ou tel personnage, préservant l’illusion parfaite du royaume de la magie.

— À demain, a-t-il dit avant de disparaître de façon spectaculaire dans un nuage de fumée d’échappement : Méphistophélès à quinze pour cent de commission.

Je suis resté planté là un moment, indécis, et si je m’étais trouvé dans une autre partie de Londres, les choses auraient pu tourner différemment. Mais j’étais dans cette zone étroite où Soho se heurte à Covent Garden : une bande jonchée de détritus et peuplée de théâtres déserts, de ruelles sombres, de néons rouges, de snack-bars et de librairies — tant de librairies qu’on en est écœuré rien qu’à les regarder, des minuscules échoppes de bouquinistes hors de prix de Cecil Court aux monstres spécialisés dans le prix cassé de Charring Cross Road. Je passe souvent dans un de ces supermarchés du livre pour vérifier si mes derniers titres font bonne figure, et c’est ce que j’ai fait cet après-midi-là. J’ai franchi sans m’en apercevoir le court espace de moquette rouge râpée qui sépare la section Célébrités du département Biographies et Mémoires de la section Politique.

J’ai été surpris de voir qu’il y avait autant de choses sur l’ancien Premier ministre — toute une étagère d’ouvrages allant de l’hagiographie du début, Adam Lang, homme d’État de notre temps, à un récent démolissage en règle intitulé : Quand Adam Lang de bois : les mensonges complets d’Adam Lang, les deux du même auteur. J’ai pris la biographie la plus épaisse et l’ai ouverte au cahier de photographies : Lang tout petit en train de nourrir un agneau au biberon près d’un mur de pierres sèches, Lang en lady Macbeth dans une pièce scolaire, Lang déguisé en poulet dans un spectacle du Cambridge University Footlights, Lang en banquier d’affaires visiblement défoncé dans les années soixante-dix, Lang avec sa femme et ses enfants en bas âge sur le seuil d’une maison neuve, Lang arborant une rosette et saluant du haut d’un bus à étage découvert, le jour de son élection au Parlement, Lang avec ses collègues, Lang avec les dirigeants du monde, avec des pop stars, avec des soldats au Moyen-Orient. Un client chauve en pardessus de cuir élimé, qui examinait le même rayon que moi, a regardé la couverture. Puis il s’est pincé le nez d’une main et a fait mine de tirer une chasse d’eau de l’autre.

Je suis passé de l’autre côté du rayonnage et ai cherché McAra, Michael, dans l’index. Je n’y ai trouvé que cinq ou six références assez vagues — autrement dit, aucune raison d’avoir entendu parler de lui à l’extérieur du parti ou du gouvernement, alors tu peux aller te faire voir, Rick, ai-je pensé. Je suis revenu à la photographie du Premier ministre assis, souriant, à la table du Conseil, le personnel de Downing Street rangé derrière lui. D’après la légende, McAra était la silhouette baraquée au dernier rang. Il était légèrement flou — tache pâle, à l’air grave et aux cheveux bruns. Je l’ai examiné plus attentivement. Il avait exactement l’air de ces inadaptés au physique ingrat qui sont poussés depuis la naissance vers la politique et font que les gens comme moi en restent à la page sportive. On trouve un McAra dans tous les pays, tous les systèmes, derrière n’importe quel chef ayant une machine politique à faire tourner : un mécanicien graisseux dans la salle des chaudières du pouvoir. Et c’était à cet homme que l’on avait confié la rédaction de mémoires à dix millions de dollars ? Je me suis senti personnellement insulté. J’ai acheté une petite pile de documentation et quitté la librairie avec la conviction de plus en plus ferme que Rick avait raison : peut-être étais-je vraiment l’homme de la situation.

Il paraissait évident, à l’instant où je suis sorti, qu’une nouvelle bombe venait d’exploser. À Tottenham Court Road, les gens surgissaient du sol par les quatre bouches de la station de métro comme une pluie d’orage d’un égout engorgé. Un haut-parleur annonçait un « incident à Oxford Circus ». On aurait dit une comédie romantique survoltée : Brève rencontre mâtinée de guerre contre le terrorisme. J’ai continué à marcher sans trop savoir comment j’allais rentrer chez moi — les taxis, comme les faux amis, ont tendance à toujours disparaître au premier signe de problème. Dans la vitrine d’un de ces grands magasins d’électroménager, la foule suivait le même bulletin d’information relayé simultanément par une dizaine d’écrans : des images aériennes d’Oxford Circus, de la fumée noire sortant de la station de métro, des langues de flammes orange. Une bande de téléscripteur électronique défilait au bas de l’image pour annoncer un probable attentat suicide, de nombreux morts et blessés, et pour donner un numéro d’urgence à appeler. Un hélicoptère s’est incliné et a viré au-dessus des toits. Je respirais l’odeur de fumée — un mélange âcre et irritant pour les yeux de gasoil et de plastique en feu.

Il m’a fallu deux bonnes heures pour rentrer à pied en me traînant cette saleté de sac bourré de livres, plein nord jusqu’à Marylebone Road puis à l’ouest vers Paddington. Comme d’habitude, ils avaient fermé tout le réseau métropolitain afin de s’assurer qu’il n’y avait pas d’autre bombe ; et ils avaient fait pareil avec la plupart des gares de chemin de fer. De part et d’autre de la grande artère, la circulation était bloquée et le resterait vraisemblablement jusqu’au soir. (Je me dis que si seulement Hitler avait su, il n’aurait pas eu besoin de toute une armée de l’air pour paralyser Londres : un simple adolescent bien endoctriné muni d’une bouteille d’eau de Javel et d’un paquet de désherbant aurait suffi.) De temps en temps, une voiture de police ou une ambulance grimpait sur le trottoir et le remontait dans un vrombissement pour essayer de prendre une rue latérale.

J’ai continué de marcher vers le soleil couchant.

Il devait être dix-huit heures quand je suis arrivé chez moi. J’occupais les deux derniers niveaux d’une haute maison ornée de stuc dans ce secteur que les gens du quartier appellent Notting Hill et que la poste s’entête à appeler North Kensington. Des seringues usagées brillaient dans le caniveau ; à la boucherie halal d’en face, on tuait les animaux sur place. Ce n’était pas très gai. Mais, de la partie en grenier qui me servait de bureau, j’avais une vue sur tout l’ouest de Londres qui valait bien celle d’un gratte-ciel : des toits, des voies de chemin de fer, l’autoroute et le ciel — un paysage de grande plaine urbaine avec, en pointillé, les feux des avions qui descendaient vers Heathrow. C’est ce panorama qui m’avait convaincu de prendre l’appartement, et non le discours de l’agent immobilier sur la revalorisation certaine du quartier — heureusement, vu que la riche bourgeoisie n’est pas plus revenue dans le coin qu’elle n’est retournée dans le centre de Bagdad.

Kate était déjà là et regardait les infos. Kate : j’avais oublié qu’elle venait passer la soirée ici. C’était ma… ? je ne savais jamais comment l’appeler. Dire que c’était ma petite amie était absurde : on n’a plus de petite amie quand on est du mauvais côté de la trentaine. « Compagne » ne convenait pas non plus puisque nous n’habitions pas sous le même toit « Amante » ?

— Comment ne pas éclater de rire ? « Maîtresse » ? Oh, je vous en prie. « Fiancée » ? — certainement pas. J’imagine que j’aurais dû trouver de mauvais augure que quarante mille ans de langage humain n’aient pas réussi à produire un terme s’appliquant à notre relation. (D’ailleurs, elle ne s’appelle pas réellement Kate, mais je ne vois pas pourquoi la mêler à cette histoire. Et de toute façon, ça lui va mieux que son vrai prénom. Elle est du genre à s’appeler Kate, si vous voyez ce que je veux dire — raisonnable et en même temps insolente, féminine mais jouant tout le temps les garçons manqués. Et on ne va pas lui en vouloir parce qu’elle travaille à la télévision.) J’ai lancé :

— Merci pour ton coup de fil angoissé. Je suis mort, en fait, mais ne t’inquiète pas pour ça.

Je l’ai embrassée sur le haut du crâne, ai laissé tomber les livres sur le canapé et suis allé me servir un whisky à la cuisine.

— Le métro est complètement bloqué. Il a fallu que je marche depuis Covent Garden.

— Mon pauvre chéri, l’ai-je entendue dire. Et tu as fait des courses.

J’ai complété mon verre à l’eau du robinet, en ai bu la moitié puis l’ai rempli à nouveau, cette fois de whisky. Je me suis souvenu que j’étais censé avoir réservé une table au restaurant. Quand je suis revenu dans le séjour, elle sortait un à un les livres du sac.

— Qu’est-ce que c’est que tout ça ? a-t-elle demandé en levant les yeux vers moi. Tu ne t’intéresses pas à la politique.

Puis, comme elle était maligne, plus maligne que moi, elle a compris de quoi il s’agissait. Elle savait comment je gagnais ma vie ; elle savait que je devais voir un agent ; et elle savait ce qui était arrivé à McAra.

— Ne me dis pas qu’ils veulent que tu sois son nègre ? a-t-elle dit en riant. Tu n’es pas sérieux.

Elle essayait de tourner la chose à la plaisanterie — prononçant le « Tu n’es pas sérieux » à l’américaine, comme ce joueur de tennis, il y a quelques années — mais j’ai bien vu qu’elle était consternée. Elle détestait Lang ; c’était comme s’il l’avait trahie personnellement. Elle avait été membre du parti. Ça aussi, je l’avais oublié.

— Ça ne donnera sans doute rien, ai-je dit en reprenant quelques gorgées de whisky.

Elle s’est remise à regarder les infos, cette fois en croisant les bras contre sa poitrine, ce qui n’était jamais bon signe. La bande de téléscripteur annonçait un bilan de sept morts, qui n’avait rien de définitif.

— Mais si on te le propose, tu le feras ? a-t-elle demandé sans tourner la tête.

Je n’ai pas eu à répondre grâce au présentateur qui annonçait un direct avec New York pour recueillir la réaction de l’ancien Premier ministre. Et là, soudain, Adam Lang est apparu sur un podium estampillé au nom du Waldorf Astoria, où il avait visiblement pris la parole à un déjeuner. « Vous avez tous connaissance des événements tragiques qui viennent de frapper Londres, où, une fois encore, les puissances du fanatisme et de l’intolérance… »

Rien de ce qu’il a pu dire ce soir-là ne mérite d’être cité. C’était presque une parodie de ce qu’un homme politique peut dire après un attentat terroriste. Pourtant, en le regardant, on aurait pu penser que c’étaient sa propre femme et ses enfants qui avaient été éventrés dans l’explosion. C’était l’essence même de son génie : renouveler et élever les clichés de la politique par la seule force de son interprétation. Kate elle-même avait gardé le silence. Ce n’est qu’une fois qu’il a eu terminé et que son public, en grande partie féminin et d’un certain âge, s’est levé pour applaudir, qu’elle a marmonné :

— Qu’est-ce qu’il fabrique à New York ?

— Il donne des conférences.

— Il ne peut pas en donner ici ?

— Je suppose que personne ne le paierait cent mille dollars la séance ici.

Elle a coupé le son.

— Il fut un temps, a dit Kate après ce qui a semblé un très long silence, où les princes qui conduisaient leur pays à la guerre étaient censés risquer leur vie au combat — tu sais, pour mener la bataille, par exemple. Aujourd’hui, ils se baladent en voiture blindée avec des gardes du corps armés et se font plein de fric à cinq mille kilomètres de chez eux pendant qu’on est coincés ici à subir les conséquences de leurs actes. Je ne te comprends pas, a-t-elle ajouté en se tournant vers moi pour me regarder en face pour la première fois. Ça fait des années que je lui casse du sucre sur le dos — que je le traite de criminel de guerre et ainsi de suite — et que toi, tu restes là à opiner et acquiescer. Et maintenant, tu voudrais lui écrire sa propagande et l’enrichir encore. Tout ça n’a donc jamais eu aucun sens pour toi ?

— Eh, attends un peu, ai-je protesté. Tu peux toujours parler. Ça fait des mois que tu essayes de décrocher une interview de lui. Quelle différence ça fait ?

— Quelle différence ça fait ? Nom d’un chien !

Elle a crispé les mains — ces mains blanches et fines que je connaissais si bien — et les a levées avec emportement, mi-griffes, mi-poings. Les tendons saillaient sur ses bras.

Quelle différence ça fait ? Nous, on veut qu’il rende des comptes, voilà la différence ! On veut lui poser les bonnes questions ! Au sujet de la torture, des bombes et des mensonges ! Pas : « Qu’est-ce que vous avez ressenti ? » Putain ! Je perds mon temps, là.

Elle s’est levée et est allée dans la chambre pour récupérer le sac qu’elle apportait toujours quand elle comptait passer la nuit ici. Je l’ai entendue y jeter à grand bruit tube de rouge à lèvres, brosse à dents, vaporisateur de parfum. Je savais qu’en allant la rejoindre, je pouvais encore sauver la situation. C’était sûrement ce qu’elle attendait : nous avions déjà connu des scènes pires que ça. J’aurais été contraint de concéder qu’elle avait raison, d’admettre mon incompétence en la matière, de reconnaître sa supériorité morale et intellectuelle là-dessus comme sur tout le reste. Il n’y aurait même pas eu besoin d’une confession verbale : une étreinte éloquente aurait probablement suffi à me valoir un sursis. Mais la vérité était que sur le moment, si l’on me donnait le choix entre une soirée à entendre sa morale de gauche pleine de suffisance et la perspective de travailler avec un prétendu criminel de guerre, je choisissais le criminel de guerre. Alors je me suis contenté de continuer à regarder la télé.

Je fais parfois ce cauchemar dans lequel toutes les femmes avec qui j’ai couché se réunissent. Elles forment un nombre respectable plutôt que considérable — s’il s’agissait d’une soirée mondaine, disons qu’elles pourraient se tenir sans problème dans ma salle de séjour. Et si d’aventure — pourvu que cela n’arrive jamais — une telle assemblée devait se réunir, Kate en serait sans conteste l’invitée d’honneur. C’est pour elle qu’il faudrait avancer un siège, d’elle que des mains serviables rempliraient le verre, elle qui serait assise au centre d’un cercle incrédule tandis que l’on disséquerait mes déficiences physiques et morales. Elle était celle qui s’était accrochée le plus longtemps.

Au lieu de claquer la porte en partant, elle l’a fermée tout doucement. J’ai trouvé ça très classe. Sur l’écran de télévision, le bilan des victimes venait de passer à huit.

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