ONZE

« Il peut y avoir des occasions où le sujet confie à son nègre quelque chose qui contredit ce qu’il a dit précédemment, ou bien quelque chose que le nègre sait déjà sur lui. Si cela arrive, il est important d’en parler tout de suite. »

La première chose que j’ai faite en rentrant a été de faire couler un bain chaud dans lequel j’ai versé la moitié d’un flacon d’huile de bain aux extraits de plantes (pin, cardamome et gingembre) trouvé dans le placard de la salle d’eau. Pendant que la baignoire se remplissait, j’ai tiré les rideaux de la chambre et retiré mes vêtements mouillés. Naturellement, une maison aussi moderne que celle de Rhinehart n’avait rien d’aussi trivialement utile qu’un radiateur, aussi les ai-je laissés là où ils étaient tombés avant d’aller dans la salle de bains me plonger dans la grande baignoire.

De la même façon que cela vaut parfois la peine d’avoir très faim pour simplement savourer le goût de la nourriture, le plaisir d’un bain chaud ne s’apprécie pleinement qu’après avoir été pendant des heures gelé jusqu’aux os sous la pluie. J’ai poussé un grognement de contentement et me suis laissé glisser au fond de la baignoire, mes narines affleurant seules à la surface de l’eau aromatique. Pareil à un alligator marinant dans son lagon fumant, je suis resté ainsi plusieurs minutes.

Je suppose que c’est la raison pour laquelle je n’ai pas entendu qu’on frappait à la porte et n’ai pris conscience d’une présence dans la chambre que quand j’ai sorti la tête de l’eau et perçu des mouvements à côté.

— Il y a quelqu’un ? ai-je appelé.

— Pardon, a répondu la voix de Ruth. J’ai frappé. C’est moi. Je vous apportais juste des vêtements secs.

— Ça ira, ai-je assuré. Je peux me débrouiller.

— Vous avez besoin d’habits convenablement aérés, sinon vous allez attraper la crève. Je vais demander à Dep de nettoyer les vôtres.

— Vraiment, il ne fallait pas.

— Le dîner sera servi dans une heure. Ça vous va ?

— C’est parfait, ai-je capitulé. Merci.

J’ai écouté le déclic de la porte lorsqu’elle est partie. Je suis aussitôt sorti du bain et j’ai attrapé une serviette. Sur le lit, elle avait posé une chemise qui sortait de la blanchisserie et appartenait à son mari — taillée sur mesure, avec son monogramme, APBL, brodé sur la poche — un pullover et un jean. Là où j’avais laissé mes propres vêtements ne subsistait plus qu’une trace humide sur le sol. J’ai soulevé le matelas — l’enveloppe s’y trouvait toujours — et je l’ai laissé retomber.

Ruth Lang avait décidément quelque chose de déconcertant. On ne savait jamais où on en était, avec elle. Il lui arrivait de se montrer agressive sans raison — je n’avais pas oublié son comportement lors de notre première conversation, lorsqu’elle m’avait virtuellement accusé de vouloir écrire un livre de révélations croustillantes sur Lang et elle — puis, à d’autres moments, d’une familiarité extravagante, vous prenant la main ou vous indiquant comment vous habiller.

C’était comme s’il lui manquait un minuscule mécanisme à l’intérieur du cerveau : celui qui indique comment se comporter normalement avec ses semblables.

J’ai resserré la serviette autour de ma taille, fait un nœud et me suis assis devant le bureau. J’avais été frappé par le fait qu’elle était curieusement absente de l’autobiographie de son mari. C’était l’une des raisons pour lesquelles j’avais voulu commencer la première partie du livre par l’histoire de leur rencontre jusqu’à ce que je découvre que Lang m’avait mené en bateau. Elle apparaissait, bien entendu, sur la dédicace :

Pour Ruth,

pour mes enfants,

et le peuple britannique

— mais il fallait ensuite attendre cinquante pages pour qu’elle apparaisse en personne. J’ai feuilleté le manuscrit afin de trouver le passage.

C’est à l’époque des élections municipales de Londres que je fis la connaissance de Ruth Capel, l’un des membres les plus énergiques de l’association locale. Je voudrais pouvoir dire que c’est son engagement politique qui m’attira au départ, mais le fait est que je la trouvai incroyablement séduisante — petite, fervente, avec des cheveux noirs coupés court et un regard sombre et perçant. Elle était du nord de Londres, fille unique d’un couple de professeurs d’université et passionnée de politique pratiquement depuis qu’elle savait parler — contrairement à moi ! Elle était aussi, ainsi que mes amis ne se lassaient jamais de me le faire remarquer, beaucoup plus intelligente que moi. Elle avait obtenu une licence avec mention très bien en politique, philosophie et économie à Oxford, puis avait décroché une bourse Fulbright pour faire sa thèse sur le gouvernement postcolonial. Et, comme si ce n’était pas suffisant pour m’intimider, elle avait également été reçue dans les tout premiers à l’examen d’entrée au Foreign Office, même si elle abandonna par la suite ce poste pour travailler au sein de l’équipe des Affaires étrangères du parti au Parlement.

Quoi qu’il en soit, la devise de la famille Lang a toujours été : « Qui ne tente rien n’a rien », et je réussis à obtenir que nous effectuions du démarchage électoral ensemble. Il me fut alors assez facile, après toute une soirée passée à faire du porte-à-porte et à distribuer des tracts, de suggérer d’aller prendre un verre au pub du coin. Au début, d’autres membres de l’équipe de campagne se joignaient à nous, mais ils se rendirent bientôt compte que Ruth et moi voulions rester seuls tous les deux. Un an après les élections, nous emménageâmes ensemble, et quand Ruth tomba enceinte de notre premier enfant, je lui demandai de m’épouser. Notre mariage eut lieu à la mairie de Marylebone en juin 1979, avec Andy Martin, l’un de mes vieux amis du Footlights, dans le rôle du garçon d’honneur. Pour notre lune de miel, nous empruntâmes le cottage des parents de Ruth près de Hay-on-Wye. Après deux semaines merveilleuses, nous rentrâmes à Londres, prêts pour le combat politique fort différent qui suivit l’élection de Margaret Thatcher.

C’était la seule référence quelque peu substantielle à Ruth.

J’ai parcouru lentement les chapitres suivants, soulignant les endroits où elle apparaissait. Son « expérience de toute une vie au parti » avait été inestimable pour aider Lang à obtenir son siège parlementaire. « Ruth vit bien avant moi la possibilité que je devienne dirigeant du parti. » Ainsi commençait un chapitre trois très prometteur, mais il n’était fait mention ni de comment ni de pourquoi elle était arrivée à cette conclusion. Elle surgissait de temps à autre pour « donner des conseils particulièrement sages » lorsqu’il fallait se débarrasser d’un collaborateur. Elle partageait ses suites dans les hôtels lors des conférences du parti. Elle avait resserré sa cravate le soir où il était devenu Premier ministre. Elle faisait les boutiques avec les épouses des autres grands dirigeants de ce monde lors des voyages officiels. Elle avait même donné naissance à ses enfants (« Mes enfants m’ont obligé à avoir toujours les pieds sur terre »). Cependant, la présence de Ruth demeurait assez fantomatique dans les mémoires, ce qui me déconcertait dans la mesure où elle me paraissait être tout sauf fantomatique dans la vie de son époux. Peut-être était-ce pour cela qu’elle avait tenu à m’engager : elle avait deviné que je voudrais lui donner davantage de consistance dans le livre.

J’ai regardé ma montre et me suis aperçu que j’avais passé une bonne heure à feuilleter le manuscrit : il était temps d’aller dîner. J’ai examiné les vêtements qu’elle avait disposés sur le lit. Je suis ce que les Anglais appellent « quelqu’un de délicat » et les Américains, « un chieur » : je ne mange pas de la nourriture provenant de l’assiette de quelqu’un d’autre, je ne bois pas dans le même verre et je ne porte pas de vêtements qui ne sont pas les miens. Mais ceux-ci étaient plus chauds et plus propres que tout ce que j’avais, et Ruth Lang avait pris la peine de me les apporter, alors je les ai enfilés — roulant les manches de la chemise parce que je n’avais pas de boutons de manchettes — et je suis monté.

* * *

Il y avait un feu de bûches dans la cheminée en pierre, et quelqu’un, Dep sans doute, avait allumé des bougies dans toute la pièce. Les projecteurs brûlaient également dans le parc, illuminant la silhouette blanche et spectrale des arbres et la végétation jaunâtre qui ployait sous le vent. Au moment où je pénétrais dans la pièce, une rafale de pluie s’est abattue sur l’immense baie vitrée. On se serait cru dans le salon d’un grand hôtel de luxe à la morte-saison, avec juste deux clients.

Ruth était installée sur le même canapé, dans la même position qu’elle avait adoptée le matin même, les jambes ramenées sous elle, et elle lisait la New York Review of Books. Disposés en éventail sur la table basse, il y avait tout un ensemble de magazines, et, à côté — présage, je l’espérais, de ce qui allait suivre —, un verre à pied contenant ce qui semblait être du vin blanc. Elle a levé un regard approbateur.

— Ça vous va comme un gant, a-t-elle commenté. Et maintenant, il vous faut un verre.

Elle a penché la tête par-dessus le dossier du canapé — je distinguais les muscles qui saillaient, pareils à des cordes, sur sa nuque — et a lancé de sa voix masculine en direction de l’escalier :

— Dep !

Puis, se tournant vers moi :

— Qu’est-ce que vous prendrez ?

— Qu’est-ce que vous buvez ?

— Du vin blanc biodynamique, des vignes de Rhinehart dans Napa Valley.

— Il ne posséderait pas de distillerie, par hasard ?

— C’est délicieux. Il faut que vous l’essayiez. Dep, dit-elle à l’intendante, qui venait d’apparaître en haut des marches, vous voudriez bien apporter la bouteille et un autre verre ?

Je me suis assis en face d’elle. Elle portait une longue robe en lainage rouge, et son visage, d’ordinaire récuré, affichait une pointe de maquillage. Il y avait quelque chose de touchant dans sa détermination à faire bonne figure alors même que les bombes tombaient pour ainsi dire tout autour d’elle. Il ne nous manquait plus qu’un vieux gramophone à manivelle pour jouer le courageux couple anglais dans une pièce de Noël Coward, ne perdant jamais son flegme alors que le monde s’écroulait autour de lui. Dep m’a servi du vin et laissé la bouteille.

— Nous mangerons dans vingt minutes, a indiqué Ruth, parce que d’abord, a-t-elle ajouté en s’emparant de la télécommande pour la braquer férocement vers l’écran, nous devons regarder les informations. À la vôtre, a-t-elle dit en levant son verre.

— À la vôtre, ai-je rétorqué en l’imitant.

J’ai vidé mon verre en trente secondes. Du vin blanc. Quel intérêt ? J’ai pris la bouteille pour examiner l’étiquette. Apparemment, on cultivait le raisin selon des méthodes en harmonie avec le cycle lunaire, en fertilisant le sol avec de la bouse enfouie dans une corne de vache et des têtes d’achillée mises à fermenter dans une vessie de cerf. C’était exactement le genre d’activités suspectes à cause desquelles on brûlait autrefois, et à juste titre, ceux qui les pratiquaient pour sorcellerie.

— Vous aimez ? m’a demandé Ruth.

— Subtil et fruité, ai-je répondu. Avec une pointe de vessie.

— Resservez-nous, alors. Voilà Adam. Seigneur, ça fait l’ouverture du journal. Je crois que, pour une fois, je vais devoir m’enivrer.

Le titre, derrière le présentateur, était : LANG : CRIMES DE GUERRE. Ils ne prenaient même plus la peine de mettre un point d’interrogation, ce n’était pas bon signe. Les scènes familières de la matinée ont défilé : la conférence de presse à La Haye, Lang quittant la propriété de Vineyard, la déclaration aux journalistes sur la route de West Tisbury. Puis il y a eu des images de Lang à Washington, saluant d’abord des membres du Congrès dans un halo chaleureux de flashes et d’admiration mutuelle, puis, plus retenu, Lang avec le secrétaire d’État. Amelia Bly apparaissait clairement en arrière-plan, à la place de l’épouse officielle. Je n’ai pas osé regarder Ruth.

« Adam Lang, disait le secrétaire d’État, s’est tenu à nos côtés pendant la guerre contre le terrorisme, et je suis fier de me tenir à ses côtés aujourd’hui, et de lui tendre, de la part du peuple américain, la main de l’amitié. Adam, je suis content de vous voir. »

— Ne souris pas bêtement, a soufflé Ruth.

« Merci », a dit Adam avec un sourire éclatant, en serrant la main offerte.

Il tournait vers la caméra un visage rayonnant. On aurait dit un bon élève allant chercher son prix à la cérémonie de fin d’année.

« Merci beaucoup. Je suis très content de vous voir. »

— Oh, mais quelle connerie ! s’est exclamée Ruth.

Elle a pointé la télécommande et s’apprêtait à éteindre quand Richard Rycart est apparu, traversant le hall des Nations unies, entouré par la troupe de bureaucrates habituelle. À la dernière minute, il a soudain paru dévier de son chemin pour se diriger vers les caméras. Un peu plus âgé que Lang, il devait atteindre la soixantaine. Il était né en Australie, ou en Rhodésie, enfin dans un pays du Commonwealth, et n’était venu en Angleterre qu’à l’adolescence. Une cascade de cheveux gris fer retombait de façon spectaculaire par-dessus son col, et il savait parfaitement — à en juger par sa manière de se placer devant l’objectif — quel était son meilleur profil : le gauche. Son visage buriné et son nez busqué formant proue m’ont fait penser à un chef sioux.

« C’est avec stupeur et beaucoup de tristesse que j’ai regardé l’annonce de La Haye aujourd’hui », a-t-il dit.

Je me suis avancé sur mon siège. C’était bien la voix que j’avais entendue au téléphone plus tôt dans la journée. Ce vestige d’accent chantant ne laissait pas place au doute.

« Adam Lang était et est encore un vieil ami… »

— Espèce de sale hypocrite, a craché Ruth.

« … et je regrette qu’il ait choisi de ramener tout cela à un niveau personnel. Il ne s’agit pas ici de personnes. Il s’agit de la justice. Il s’agit de savoir s’il doit y avoir une loi pour les nations occidentales blanches et riches, et une autre pour le reste du monde. Il s’agit de s’assurer que tous les dirigeants politiques et militaires sachent, quand ils prennent une décision, qu’ils seront responsables au regard du droit international. Je vous remercie.

— Monsieur, si l’on vous demande de témoigner, a crié un journaliste, le ferez-vous ?

— Oui, certainement. »

— Un peu que tu vas le faire, pauvre minable, a dit Ruth.

Le journal a enchaîné sur un attentat suicide au Moyen-Orient, et Ruth a éteint la télévision. Aussitôt, son téléphone portable s’est mis à sonner. Elle a regardé.

— C’est Adam, qui appelle pour savoir ce que j’en ai pensé, a-t-elle indiqué en éteignant le portable aussi. Laissons-le mariner un peu.

Il vous demande toujours votre avis ?

— Toujours. Et il le suivait toujours. Jusqu’à récemment.

Je nous ai resservi de vin. Je le sentais commencer très lentement à faire effet.

— Vous aviez raison, ai-je dit. Il n’aurait pas dû aller à Washington. Ça faisait vraiment mauvais effet.

— Et nous n’aurions jamais dû venir ici, a-t-elle répliqué en englobant la pièce d’un mouvement de son verre. Enfin, de quoi ça a l’air ? Et tout cela au nom de la fondation Adam-Lang. Mais qu’est-ce que c’est, au juste ? Une simple activité de substitution haut de gamme pour quelqu’un qui vient de perdre son emploi. Voulez-vous que je vous dise la première règle en politique ? a-t-elle demandé en se penchant en avant pour prendre son verre.

— Je vous en prie.

— Ne jamais perdre contact avec sa base.

— J’essayerai de m’en souvenir.

— Taisez-vous, je suis sérieuse. Vous pouvez allez au-delà, bien entendu — il est même impératif d’aller au-delà si vous voulez gagner. Mais il ne faut jamais perdre complètement contact avec cette base. Parce que si cela vous arrive, vous êtes fini. Imaginez que les images de ce soir aient été prises à son arrivée à Londres — qu’il soit rentré pour combattre ces fantoches et leurs allégations absurdes. Ça aurait eu l’air magnifique ! Au lieu de quoi… Seigneur !

Elle a secoué la tête et poussé un soupir chargé de colère et d’énervement avant d’ajouter :

— Venez, allons manger.

Elle s’est relevée du canapé, renversant au passage une goutte de vin. Le liquide a aspergé le devant de sa robe en lainage rouge sans qu’elle paraisse le remarquer, et j’ai eu soudain l’horrible pressentiment qu’elle allait s’enivrer. (Je partage le préjugé commun à tous les gros buveurs mâles selon lequel il n’y a rien de plus irritant qu’un homme soûl sauf, peut-être, une femme soûle : je ne sais pas comment elles font, mais elles arrivent toujours à décevoir tout le monde.) Cependant, quand j’ai proposé de la resservir, elle a couvert son verre avec sa main.

— J’en ai pris assez.

La grande table près de la fenêtre avait été dressée pour deux, et la vue de la nature déchaînée mais silencieuse de l’autre côté de la vitre épaisse renforçait encore l’impression d’intimité créée par les bougies, les fleurs, la flambée crépitante. Dep a apporté deux bols de soupe claire, et, pendant un moment, nous avons fait tinter nos cuillers contre la porcelaine de Rhinehart sans parler.

— Comment ça avance ? a-t-elle enfin demandé.

— Le livre ? Pour être honnête, ça n’avance pas.

— Pourquoi — à part pour les raisons que l’on sait ?

J’ai hésité.

— Je peux vous parler franchement ?

— Bien sûr.

— J’ai du mal à le comprendre.

— Oh ?

Elle buvait à présent de l’eau plate glacée. Par-dessus le bord de son verre, ses yeux sombres m’ont jeté un de ses regards dignes d’un fusil à deux coups.

— Comment ça ?

— Je n’arrive pas à comprendre comment ce beau gosse de dix-huit ans qui fait ses études à Cambridge sans s’intéresser le moins du monde à la politique et qui passe son temps à jouer la comédie, à boire et à draguer se retrouve soudain…

— Marié avec moi ?

— Non, non, ce n’est pas ça. Pas ça du tout. (En réalité, j’aurais voulu dire : Oui, oui, tout à fait, bien sûr.) Non, je ne comprends pas pourquoi, à l’âge de vingt-deux, vingt-trois ans, il devient tout à coup membre d’un parti politique. Ça sort d’où ?

— Le lui avez-vous demandé ?

— Il m’a dit qu’il s’était engagé à cause de vous. Que vous étiez venue démarcher chez lui, qu’il s’était senti attiré par vous et qu’il vous avait suivie dans la politique par amour, essentiellement. Pour vous voir davantage. Bon, là, je le suis parfaitement. Mais il faudrait que ce soit vrai.

— Et ça ne l’est pas ?

— Vous savez bien que ça ne l’est pas. Il était membre du parti au moins un an avant de vous rencontrer.

— Vraiment ? a-t-elle dit en plissant le front avant de boire encore quelques gorgées d’eau. Et cette histoire qu’il raconte toujours pour expliquer ce qui l’a entraîné dans la politique… je m’en souviens très distinctement, parce que je faisais effectivement du porte-à-porte pour les élections de Londres en soixante-dix-sept, et que j’ai bien frappé chez lui, et qu’il s’est mis à venir régulièrement aux réunions du parti après ça. Il doit donc bien y avoir une miette de vérité là-dedans.

— Une miette, ai-je concédé. Peut-être a-t-il pris sa carte du parti en soixante-quinze et ne s’est-il guère intéressé à la politique pendant deux ans, puis il vous rencontre et devient militant. Mais ça ne répond toujours pas à la question fondamentale de savoir ce qui l’a attiré au départ dans un parti politique.

— Est-ce vraiment si important ?

Dep est venue débarrasser les bols, et j’ai profité de cette pause dans notre conversation pour étudier la question de Ruth.

— Oui, ai-je répondu lorsque nous avons été à nouveau seuls, curieusement, je crois que c’est important.

— Pourquoi ?

— Parce que, même si c’est un détail insignifiant, cela implique qu’il n’est pas tout à fait celui que nous croyons. Je ne suis même pas certain qu’il soit celui qu’il croit être… et là, ça pose un réel problème quand on doit écrire l’autobiographie de quelqu’un. J’ai juste l’impression de ne pas le connaître du tout. Je n’arrive pas à saisir le son de sa voix.

Ruth a examiné la table, les sourcils froncés, et a rajusté méticuleusement son couteau et sa fourchette. Puis elle a demandé, sans lever les yeux :

— Comment savez-vous qu’il a pris sa carte en soixante-quinze ?

J’ai craint un instant d’en avoir trop dit. Cependant, je ne voyais aucune raison de mentir :

— Mike McAra a retrouvé la carte d’inscription au parti d’Adam dans les archives de Cambridge.

— Bon Dieu, a-t-elle grommelé, ces archives ! Ils ont tout, de ses premiers bulletins scolaires à nos factures de teinturier. C’est typique de Mike, de gâcher une belle histoire par excès de recherches.

— Il a aussi déterré un obscur bulletin du parti qui montre Adam en démarcheur militant pendant la campagne de soixante-dix-sept.

— Ce doit être après notre rencontre.

— Peut-être.

Je voyais bien que quelque chose la troublait. Une nouvelle bourrasque de pluie a frappé le carreau, et Ruth a posé le bout des doigts contre la vitre épaisse, comme pour suivre le chemin des gouttes. L’éclairage extérieur conférait au jardin l’aspect d’un fond sous-marin, tout en frondes ondulantes et frêles troncs gris dressés tels les espars de bateaux engloutis. Dep a apporté le plat principal — poisson à la vapeur, nouilles et une sorte d’étrange légume vert pâle qui ressemblait à de l’herbe — qui était probablement de l’herbe. J’ai vidé avec ostentation la fin de la bouteille de vin dans mon verre.

— Vous voulez une autre bouteille, monsieur ? a questionné Dep.

— Je ne crois pas que vous ayez de whisky, si ?

L’intendante a guetté l’approbation de Ruth.

— Oh, filez-lui donc du whisky, a déclaré Ruth.

Elle est revenue avec une bouteille de Chivas Regal Royal Salute de cinquante ans d’âge et un verre en cristal taillé. Ruth a commencé à manger. Je me suis servi un scotch à l’eau.

— C’est délicieux, Dep ! a lancé Ruth.

Elle s’est essuyé la bouche sur le coin de sa serviette puis a inspecté la trace de rouge à lèvres avec étonnement, comme si elle venait de voir une trace de sang.

— Pour en revenir à votre question, a-t-elle enfin repris, je ne crois pas que vous devriez chercher du mystère là où il n’y en a pas. Adam a toujours eu une conscience sociale — il a hérité ça de sa mère — et je sais qu’après avoir quitté Cambridge pour venir s’installer à Londres, il a été très malheureux. Je crois qu’en fait, il était en pleine dépression.

— En pleine dépression ? Il a suivi un traitement pour ça ? Vraiment ?

J’ai essayé d’empêcher ma voix de trahir mon excitation. Si c’était vrai, c’était la meilleure information de la journée. Rien ne fait mieux vendre des mémoires qu’une bonne dose de souffrance. Un abus sexuel dans l’enfance, une tétraplégie, la misère : entre de bonnes mains, ça peut rapporter de l’or. Il devrait y avoir une section à part dans les librairies sous la mention Schadenfreude.

— Mettez-vous à sa place, a repris Ruth tout en continuant de manger et de gesticuler avec sa fourchette pleine. Son père et sa mère étaient morts tous les deux. Il avait quitté l’université qu’il avait adorée. La plupart de ses amis de théâtre avaient un agent et commençaient à se voir proposer des engagements professionnels. Pas lui. Je crois qu’il était paumé et je crois qu’il s’est tourné vers la politique pour compenser. Il ne voudrait peut-être pas le dire en ces termes — il n’est pas très porté sur l’autoanalyse — mais c’est comme ça que j’interprète ce qui s’est passé. Vous seriez surpris de savoir combien de gens atterrissent dans la politique parce qu’ils ont échoué dans la carrière qu’ils avaient choisie au départ.

— Sa rencontre avec vous a donc dû être un moment très important pour lui.

— Pourquoi dites-vous cela ?

— Parce que vous aviez une véritable passion politique. Et de la culture. Et des contacts au parti. Vous avez dû lui donner l’objectif qui lui a permis d’avancer.

J’avais l’impression qu’une brume se levait. J’ai demandé :

— Ça vous dérange si je prends des notes ?

— Allez-y, si vous pensez que ça peut être utile.

— Oh oui, absolument.

J’ai posé mon couteau et ma fourchette dans mon assiette — je ne suis pas trop poisson et petites herbes — j’ai sorti mon calepin et l’ai ouvert à une page vierge. Je m’imaginais de nouveau à la place de Lang — tout juste vingt ans, orphelin, isolé, ambitieux, doué, mais pas tout à fait assez, en quête d’un chemin à suivre, effectuant quelques pas hésitants dans la politique, puis rencontrant soudain une femme qui rendait l’avenir possible.

— Vous épouser a été ce qui a fait basculer sa vie.

— C’est sûr que je ne ressemblais pas à ses copines de Cambridge, toutes ces Jocaste et ces Pandore. Déjà, toute gamine, je m’intéressais davantage à la politique qu’aux poneys.

— Vous n’avez jamais eu envie de devenir vous-même un personnage politique à part entière ?

— Bien sûr que si. Vous n’avez jamais eu envie de devenir un écrivain à part entière ?

Ç’a été comme de prendre une gifle. Je ne suis même pas sûr de ne pas avoir posé mon calepin.

— Aïe, ai-je lâché.

— Pardon, je ne voulais pas me montrer grossière. Mais vous devez comprendre que nous sommes dans le même bateau, vous et moi. J’ai toujours été plus forte qu’Adam en matière de politique. Et vous êtes plus fort que lui en matière d’écriture. Mais au bout du compte, c’est lui la star, non ? Et nous savons tous les deux que notre boulot est d’être au service de la star. C’est son nom sur le livre qui le fera vendre, pas le vôtre. Ç’a été pareil pour moi. Il ne m’a pas fallu longtemps pour prendre conscience qu’il pouvait aller très loin dans la carrière politique. Il avait le physique et le charme pour ça. Il parlait bien. Il plaisait aux gens. Alors que moi, j’ai toujours été un peu le vilain petit canard, avec un talent marqué pour mettre les pieds dans le plat. Comme je viens d’en faire la démonstration.

Elle a reposé sa main sur la mienne. Une main tiède à présent, plus douce.

— Je suis vraiment désolée. Je vous ai blessé. J’imagine que les nègres ont des sentiments aussi, comme tout le monde.

— Quand on nous égratigne, notre sang est rouge aussi.

— Vous avez fini de manger ? Dans ce cas, pourquoi ne me montreriez-vous pas ce qu’a exhumé Mike ? Ça pourrait réveiller des souvenirs. Ça m’intéresse.

* * *

Je suis descendu dans ma chambre pour récupérer l’enveloppe de McAra. Lorsque je suis revenu au premier, Ruth avait retrouvé sa place sur le canapé. On avait remis des bûches dans le feu et le vent mugissait dans la cheminée, soulevant des étincelles orangées. Dep débarrassait la table. J’ai juste eu le temps de sauver mon verre et la bouteille de scotch.

— Vous voulez un dessert ? a proposé Ruth. Un café ?

— C’est très bien comme ça.

— Nous avons terminé, Dep. Merci.

Elle s’est écartée très légèrement, pour m’inviter à m’asseoir près d’elle, mais j’ai fait comme si je n’avais rien vu et j’ai repris ma place en face d’elle, de l’autre côté de la table basse. J’étais encore vexé par sa pique sur le fait de ne pas être un écrivain à part entière. C’est possible. Je n’ai jamais écrit de poésie, c’est vrai. Je n’écris pas de livre d’introspection sur mes angoisses d’adolescent. Je n’ai pas d’avis sur la condition humaine sinon, peut-être, qu’on a intérêt à ne pas l’étudier de trop près. Je me vois en fait comme l’équivalent littéraire d’un tourneur expérimenté, ou d’un vannier ; comme un potier peut-être : je fabrique des objets plutôt divertissants que les gens ont envie d’acheter.

J’ai ouvert l’enveloppe et en ai sorti les photocopies de la carte du parti de Lang et des articles concernant les élections municipales de Londres. Je les ai poussées dans sa direction. Elle a croisé les chevilles et s’est penchée pour lire, et je me suis surpris en train de plonger le regard dans son décolleté étonnamment dense et profond.

— Bon, il n’y a pas à discuter, a-t-elle commenté en posant la carte de membre de côté. C’est bien sa signature.

Elle a martelé du doigt l’article sur les militants de 1977.

— Et je reconnais certains de ces visages. Je devais être en congé ce soir-là, ou en train de faire campagne ailleurs. Sinon, je figurerais sur la photo avec lui. Qu’est-ce que vous avez d’autre ? a-t-elle demandé en levant les yeux.

Il n’y avait pas a priori de raison de lui cacher quoi que ce soit, aussi lui ai-je tendu tout le paquet. Elle a examiné le nom et l’adresse, puis le cachet de la poste avant de relever la tête.

— Mais qu’est-ce que fabriquait Mike ?

Elle a ouvert le rabat et l’a maintenu entre le pouce et l’index pour regarder à l’intérieur de l’enveloppe, comme s’il risquait de s’y trouver quelque chose susceptible de mordre. Puis elle a retourné la pochette et renversé son contenu sur la table. Je l’observais attentivement tandis qu’elle parcourait les photos et les programmes… j’étudiais son petit visage perspicace, en quête du moindre indice de ce qui avait pu paraître si important à McAra. J’ai vu ses traits concentrés s’adoucir en découvrant la photographie de Lang en blazer rayé sur une rive tachetée de lumière.

— Oh, regardez-le, a-t-elle commenté. Il est joli garçon, n’est-ce pas ?

Elle l’a portée à hauteur de sa joue.

— Irrésistible, ai-je dit.

Elle a examiné les photos de plus près.

— Bon sang, regardez-les. Regardez ses cheveux. C’était un autre monde, non ? Enfin, qu’est-ce qui se passait pendant qu’on prenait cette photo ? Le Vietnam. La guerre froide. La première grève des mineurs en Grande-Bretagne depuis 1926. Le coup d’État militaire au Chili. Et qu’est-ce qu’ils font ? Ils prennent une bouteille de champagne et ils vont faire du canotage !

— Je bois à cette époque.

Elle a posé la photo.

— Écoutez cela, a-t-elle dit avant de commencer à lire :

Les filles nous regretteront toutes

Alors que le train s’ébranle.

Elles nous enverront un baiser et diront : « Revenez Nous voir à Cambridge un jour. »

Nous lancerons négligemment une rose et nous détournerons

Avec un soupir d’adieu, parce que nous savons

Qu’elles n’ont pas la moindre chance.

Tchao Cambridge, dîners, bumps et Mais,

Trinners, Fenners, cricket, tennis,

Spectacles et pièces du Footlights.

Nous ferons une dernière balade

Sur ce bon vieux KP

Et un dernier tour de punt sur cette bonne vieille Cam

Pour aller prendre le thé à Grantchester.

Elle a souri et secoué la tête.

— Je n’en comprends pas la moitié. C’est en code de Cambridge.

— Les bumps sont des régates entre collèges, ai-je expliqué. En fait, vous aviez les mêmes à Oxford, mais vous étiez sans doute trop préoccupée par la grève des mineurs pour vous en apercevoir. Les Mais sont les bals du mois de mai, qui ont lieu début juin, comme il se doit.

— Comme il se doit.

— Trinners c’est Trinity College. Fenners, c’est le terrain de cricket de l’université.

— Et KP ?

— King’s Parade. Quant aux punts, c’est le nom qu’on donne à ces barques à fond plat actionnées par une perche…

— Ça je le sais, merci, a-t-elle dit. C’est drôle, ils ont écrit ça pour faire de l’humour. Mais maintenant, c’est plein de nostalgie.

— C’est le principe de la satire.

— Et qu’est-ce que c’est que ce numéro de téléphone ?

J’aurais dû savoir que rien ne lui échapperait. Elle m’a montré la photo avec le numéro griffonné au dos. Je n’ai pas répondu. Je sentais mon visage s’empourprer. Évidemment, il aurait fallu le lui dire plus tôt. Maintenant, c’était moi qui avais l’air coupable.

— Alors ? a-t-elle insisté.

— C’est celui de Richard Rycart, ai-je avoué à voix basse.

Ça valait presque le coup rien que pour voir sa réaction. On aurait dit qu’elle venait d’avaler un frelon. Elle a porté la main à sa gorge.

Vous avez appelé Richard Rycart, a-t-elle hoqueté.

— Moi, non. McAra sans doute.

— C’est impossible.

— Qui d’autre aurait pu noter ce numéro ?

Je lui ai tendu mon portable.

— Essayez.

Elle m’a dévisagé un instant, comme si nous jouions à « action ou vérité », puis elle a tendu le bras, pris mon téléphone et composé les quatorze chiffres. Elle l’a porté à son oreille en me dévisageant de nouveau. Environ trente secondes plus tard, son expression a trahi la panique. Elle a pressé la touche de déconnexion et posé le téléphone sur la table.

— Il a répondu ? ai-je demandé.

Elle a acquiescé d’un mouvement de tête.

— On aurait dit qu’il se trouvait au restaurant.

Le téléphone s’est mis à sonner, vibrant sur la surface de la table comme s’il prenait soudain vie.

— Qu’est-ce que je fais ? ai-je demandé.

— Faites ce que vous voulez. C’est votre téléphone.

Je l’ai éteint. Il y a eu un silence, rompu seulement par le crépitement et le ronronnement des bûches dans le feu.

— Quand avez-vous découvert ça ?

— En début d’après-midi. Quand j’ai emménagé dans la chambre de McAra.

— Et ensuite, vous vous êtes rendu à Lambert’s Cove, pour voir où avait échoué son corps ?

— C’est exact.

— Pourquoi avez-vous fait ça ? a-t-elle questionné d’une voix très douce. Dites-le-moi franchement.

— Je ne sais pas trop.

Je me suis interrompu. Et puis j’ai tout lâché — je ne pouvais plus garder ça pour moi plus longtemps :

— J’ai rencontré un homme là-bas, un vieux monsieur qui connaît bien les courants de Vineyard Sound.

Il dit qu’il est impossible, à cette époque de l’année, que quelqu’un tombé du ferry de Woods Hole puisse échouer à Lambert’s Cove. Et, d’après lui, il y aurait aussi une femme, qui habite une maison juste derrière les dunes, qui aurait vu des torches sur la plage, la nuit où McAra a disparu. Mais elle a fait une chute dans l’escalier depuis et se trouve dans le coma. Elle ne peut donc plus rien dire à la police. C’est tout ce que je sais, ai-je conclu en écartant les mains.

Elle me regardait, les lèvres entrouvertes.

— C’est, a-t-elle dit lentement, tout ce que vous savez ? Nom d’un chien.

Elle a commencé à tâter le cuir du canapé avec ses mains puis a tourné son attention vers la table, cherchant quelque chose sous les photos.

— Nom d’un chien. Merde, a-t-elle dit en claquant des doigts dans ma direction. Donnez-moi votre téléphone.

— Pourquoi ? ai-je questionné en le lui remettant.

— Ça ne va pas de soi ? Je dois appeler Adam.

Elle a gardé l’appareil dans sa paume tendue, l’a examiné et a commencé à taper les chiffres d’un mouvement rapide du pouce. Elle en a composé la moitié avant de s’arrêter.

— Quoi ? ai-je demandé.

— Rien.

Elle regardait derrière moi, par-dessus mon épaule, tout en se mordillant l’intérieur de la lèvre. Elle avait le pouce en suspens au-dessus des touches, et l’a maintenu ainsi un long moment avant de reposer finalement l’appareil sur la table.

— Vous ne l’appelez pas ?

— Peut-être. Tout à l’heure. Je vais d’abord faire un tour, a-t-elle annoncé en se levant.

— Mais il est neuf heures du soir, ai-je protesté. Et il pleut des cordes.

— Ça m’éclaircira les idées.

— Je viens avec vous.

— Non. Merci, il faut que je réfléchisse de mon côté. Restez ici et prenez un autre verre. On dirait bien que vous en avez besoin. Ne m’attendez pas.

* * *

C’était le malheureux flic que je plaignais. Il était sans doute en bas, les pieds sur la table, devant la télé, appelant de tous ses vœux une nuit tranquille bien au chaud. Et voilà que lady Macbeth repartait pour une de ses balades interminables, cette fois en plein milieu d’une tempête sur l’Atlantique. Je me suis approché de la fenêtre et les ai regardés traverser la pelouse, vers la végétation déchaînée par une fureur silencieuse. Elle marchait devant, comme d’habitude, tête baissée, comme si elle avait perdu un objet précieux et revenait sur ses pas pour scruter le sol en espérant le retrouver. L’éclairage extérieur projetait son ombre dans quatre directions. L’agent des Services spéciaux finissait d’enfiler son manteau.

Je me suis senti soudain submergé de fatigue. J’avais les jambes raides à cause de la bicyclette. Un rhume naissant me faisait frissonner. Même le whisky de Rhinehart avait perdu de son attrait. Elle m’avait dit de ne pas l’attendre, aussi ai-je décidé de suivre ce conseil. J’ai remis photographies et photocopies dans l’enveloppe et je suis descendu dans ma chambre. J’ai à peine eu le temps de me déshabiller et d’éteindre la lumière que le sommeil m’a gagné — pour m’aspirer au fond du matelas vers ses eaux sombres, pareil à un courant puissant alors que j’étais un nageur épuisé.

J’ai émergé à un moment, McAra près de moi, son corps massif et gauche se retournant dans l’eau comme celui d’un dauphin. Il était tout habillé, avec un gros imperméable noir et d’épaisses chaussures à semelles de crêpe. Je n’y arriverai pas, m’a-t-il dit. Continuez sans moi.

Affolé, je me suis redressé dans mon lit. Je ne savais absolument pas depuis combien de temps je dormais. La chambre était plongée dans l’obscurité. Il y avait un rai de lumière vertical sur ma gauche.

— Vous êtes réveillé ?

— Maintenant, oui.

Pardon.

— Ça ne fait rien. Attendez.

Je suis allé dans la salle de bains et j’ai enfilé le peignoir en éponge blanc accroché derrière la porte, et lorsque je suis retourné dans la chambre pour la faire entrer, j’ai vu qu’elle portait le même. Il était beaucoup trop grand pour elle. Elle paraissait étonnamment petite et vulnérable. Ses cheveux étaient trempés. Ses pieds nus avaient laissé des traces humides entre sa chambre et la mienne. J’ai demandé :

— Quelle heure est-il ?

— Je ne sais pas. Je viens de parler à Adam.

Elle semblait hébétée, tremblante, et avait les yeux très grands ouverts.

— Et ?

Elle a jeté un coup d’œil dans le couloir.

— Je peux entrer ?

Encore sonné par mon rêve, j’ai allumé la lampe de chevet. Je me suis écarté pour laisser Ruth Lang entrer et j’ai refermé la porte derrière elle.

— La veille de la mort de Mike, Adam et lui se sont terriblement disputés, a-t-elle dit de but en blanc. Je n’en ai parlé à personne auparavant. Pas même à la police.

Je me suis massé les tempes et me suis efforcé de me concentrer.

— À propos de quoi ?

— Je ne sais pas, mais c’était terrible, définitif — et ils ne se sont plus reparlé ensuite. Quand j’ai interrogé Adam, il a refusé de me dire quoi que ce soit. Et chaque fois que j’ai essayé d’aborder le sujet depuis, ça a été la même chose. À la lumière de ce que vous avez découvert aujourd’hui, j’ai eu l’impression que je devais éclaircir une fois pour toutes la question avec lui.

— Qu’est-ce qu’il a dit ?

— Il était en train de dîner avec le vice-président. Au début, cette espèce de bonne femme ne voulait même pas aller lui porter le téléphone.

Elle s’est assise sur le bord du lit et a enfoui son visage dans ses mains. Je ne savais pas quoi faire. Il m’a paru incongru de rester debout, dressé au-dessus d’elle, alors j’ai pris place à côté d’elle. Elle tremblait de la tête aux pieds : ce pouvait être de peur, de colère, ou peut-être tout simplement de froid.

Il a commencé par dire qu’il ne pouvait pas parler, a-t-elle repris, mais je lui ai assuré qu’il avait intérêt à le faire. Alors il est allé dans les toilettes. Quand je lui ai dit que Mike avait été en contact avec Rycart juste avant sa mort, il n’a même pas fait semblant d’être surpris, a-t-elle constaté en se tournant vers moi. Il savait.

Elle avait l’air accablée.

— Il l’a avoué ?

— Il n’en a même pas eu besoin. Je l’ai su à sa voix. Il a dit que nous ne devrions rien ajouter au téléphone.

Qu’on en discuterait lorsqu’il serait rentré. Mon Dieu… dans quoi s’est-il donc fourré ?

Quelque chose a paru céder en elle, et elle s’est laissée aller contre moi, bras tendus. Sa tête s’est appuyée contre ma poitrine et j’ai cru un instant qu’elle s’était peut-être évanouie, mais je me suis aperçu alors qu’elle se cramponnait à moi, qu’elle me tenait si farouchement que je sentais ses ongles rongés à travers l’épais tissu du peignoir. Mes mains se sont postées quelques centimètres au-dessus d’elle, avançant et reculant avec incertitude comme s’il émanait d’elle une sorte de champ magnétique. Puis j’ai fini par lui caresser les cheveux en essayant de murmurer des paroles d’apaisement auxquelles je ne croyais pas vraiment.

— J’ai peur, a-t-elle avoué d’une voix étouffée. Je n’ai jamais eu peur de toute ma vie. Mais maintenant, j’ai très peur.

Vous avez les cheveux mouillés, ai-je dit doucement. Vous êtes trempée. Laissez-moi aller vous chercher une serviette.

Je me suis dégagé et me suis rendu dans la salle de bains. Je me suis regardé dans le miroir. Je me sentais comme un skieur sur le point d’aborder pour la première fois une piste particulièrement dangereuse. Lorsque je suis retourné dans la chambre, elle avait retiré son peignoir et s’était glissée dans le lit, drap remonté juste au-dessus de sa poitrine.

— Ça ne vous ennuie pas ?

— Non, bien sûr, ai-je assuré.

J’ai éteint la lumière et me suis couché du côté froid du lit. Elle s’est tournée vers moi, a posé la main sur mon torse et pressé avec vigueur ses lèvres contre les miennes, comme si elle s’apprêtait à me faire du bouche-à-bouche.

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