DOUZE

« Le livre n’est en aucun cas une tribune où le nègre peut exprimer ses propres opinions. »

Quand je me suis réveillé, le lendemain matin, je m’attendais à ne pas la trouver dans mon lit. C’est bien le protocole habituel dans ce genre de situation, non ? Une fois la petite affaire nocturne réglée, l’invité regagne ses pénates, aussi soucieux qu’un vampire d’éviter les premières lueurs impitoyables de l’aube. Mais pas Ruth Lang. Dans la pénombre, je distinguais son épaule nue et ses cheveux noirs coupés court, et je savais à sa respiration irrégulière presque inaudible qu’elle ne dormait pas plus que moi et m’écoutait.

J’étais allongé sur le dos, les mains jointes sur le ventre, aussi immobile qu’un gisant de pierre sur la tombe d’un chevalier croisé, et je fermais les yeux périodiquement, chaque fois que m’apparaissait un nouvel aspect de cette situation épouvantable. Sur l’échelle de Richter des mauvaises idées, celle-ci atteignait sûrement dix. C’était un coup de folie foudroyant. Au bout d’un moment, j’ai laissé ma main se faufiler jusqu’à la table de nuit pour y prendre ma montre. Je l’ai rapprochée de mon visage. Il était sept heures et quart.

Prudemment, feignant toujours de croire qu’elle dormait vraiment, je me suis glissé hors du lit et me suis dirigé vers la salle de bains.

— Vous ne dormez pas, a-t-elle dit sans bouger.

— Pardon de vous avoir dérangée, ai-je répliqué. Je me suis dit que j’allais prendre une douche.

J’ai verrouillé la porte derrière moi et fait couler l’eau aussi brûlante et dru qu’il m’était supportable, laissant le jet me masser le dos, le ventre, les jambes, le crâne. La petite pièce s’est rapidement remplie de vapeur. Ensuite, pour me raser, j’ai dû sans cesse frotter mon reflet dans la glace pour m’empêcher de disparaître.

Lorsque je suis retourné dans la chambre, Ruth avait enfilé son peignoir et s’était installée devant le bureau pour feuilleter le manuscrit. Les rideaux étaient toujours tirés.

— Vous avez rayé toute l’histoire de sa famille, a-t-elle commenté. Ça ne va pas lui plaire. Il est très fier des Lang. Et pourquoi avez-vous souligné mon nom partout ?

— Je voulais vérifier combien de fois il apparaissait. J’ai été surpris que vous ne soyez pas plus présente dans le texte.

— C’est un vestige des groupes de discussion.

— Pardon ?

— Quand nous étions à Downing Street, Mike disait toujours que chaque fois que j’ouvrais la bouche, je faisais perdre dix mille voix à Adam.

— Je suis certain que ce n’est pas vrai.

— Mais bien sûr que si. Les gens cherchent toujours quelqu’un à qui en vouloir. Je pense souvent que ma principale utilité, en ce qui le concerne, a été de servir de paratonnerre. Ils pouvaient s’en prendre à moi au lieu de s’attaquer à lui.

— Même si c’était le cas, ai-je assuré, il n’y a aucune raison pour que vous soyez rayée de l’histoire.

— Pourquoi ça ? C’est ce qui arrive à la plupart des femmes. Même les Amelia Bly de ce monde finissent par être effacées.

— Eh bien, je vais vous rétablir.

Dans ma hâte, j’ai poussé la porte coulissante du placard avec tant de force qu’elle a claqué contre la butée. Il fallait que je quitte cette maison. Je devais mettre de la distance entre moi et leur ménage à trois[5] destructeur avant de finir aussi dingue qu’eux.

— J’aimerais que vous m’accordiez, quand vous aurez le temps, un entretien vraiment approfondi. Pour me faire part de tous les événements importants qu’il aurait oubliés.

— C’est si aimable à vous, a-t-elle commenté avec amertume. Comme la secrétaire du patron qui est chargée de lui rappeler l’anniversaire de sa femme ?

— Quelque chose dans ce style. Mais, comme vous l’avez dit vous-même, je ne peux pas prétendre être un écrivain à part entière.

Je sentais qu’elle m’examinait attentivement. J’ai enfilé un caleçon par-dessous mon peignoir.

— Ah, a-t-elle fait d’un ton sec, la pudeur du lendemain matin.

— C’est un peu tard pour ça, ai-je répliqué.

J’ai ôté le peignoir et pris une chemise, et, tandis que le cintre rendait son tintement morne, je me suis dit que si l’on avait inventé les départs discrets en pleine nuit, c’était exactement pour éviter cette sorte de scène sinistre. Cela lui ressemblait bien de ne pas savoir comment se comporter dans ce genre de situation.

Notre intimité se dressait à présent comme une ombre entre nous. Le silence s’est prolongé et alourdi jusqu’au moment où j’ai eu l’impression que sa rancœur formait une barrière presque palpable. Je n’aurais pas pu davantage l’embrasser maintenant que lors de notre première rencontre.

— Qu’est-ce que vous allez faire ? a-t-elle demandé.

— Partir.

— Ce n’est pas nécessaire, en ce qui me concerne.

— Mais en ce qui me concerne moi, ça l’est.

J’ai mis mon pantalon.

— Allez-vous en parler à Adam ? a-t-elle insisté.

— Oh, bon sang ! me suis-je exclamé. Mais qu’est-ce que vous croyez ?

J’ai posé ma valise sur le lit et l’ai ouverte.

— Où irez-vous ?

Elle semblait sur le point de fondre à nouveau en larmes. J’ai espéré que non ; je ne supportais pas ça.

— Je retourne à l’hôtel. Je travaille beaucoup mieux là-bas.

J’ai commencé à jeter mes vêtements dans la valise, sans prendre la peine de les plier tant j’étais pressé de partir.

— Je suis désolé. Je n’aurais jamais dû séjourner chez un client. Ça finit toujours…

J’ai hésité.

— Vous finissez toujours par baiser la femme du client ?

— Non, bien sûr que non. C’est juste qu’il devient plus difficile de conserver une distance professionnelle. Quoi qu’il en soit, ce n’était pas tout à fait mon idée, si vous vous rappelez.

— Ce n’est pas très élégant de votre part.

Je n’ai pas répondu. J’ai continué de rassembler mes affaires. Son regard suivait chacun de mes gestes.

— Et à propos de ce que je vous ai dit la nuit dernière ? a-t-elle voulu savoir. Qu’est-ce que vous comptez faire ?

— Rien du tout.

— Vous ne pouvez pas faire comme si de rien n’était.

— Ruth, ai-je dit, m’arrêtant enfin. Je suis son nègre, pas un journaliste d’investigation. S’il veut dire la vérité au sujet de ce qui se passe, je suis ici pour l’aider. S’il ne veut pas… tant pis. Je suis neutre moralement.

— Ce n’est pas neutre moralement de dissimuler des informations à partir du moment où vous savez qu’il s’est produit quelque chose d’illégal… c’est un crime.

— Mais je ne sais pas s’il s’est passé quoi que ce soit d’illégal. Tout ce que j’ai, c’est un numéro de téléphone griffonné au dos d’une photo et les racontars d’un vieillard qui pourrait bien être sénile. Si quelqu’un a des preuves, ce ne peut être que vous. En fait, la seule véritable question qui se pose, c’est : qu’est-ce que vous allez faire ?

— Je ne sais pas, a-t-elle répondu. Peut-être écrire mes propres mémoires. « La femme de l’ex-Premier ministre dit tout. »

Je me suis remis à ranger.

— Eh bien, si jamais vous vous décidez, appelez-moi.

Elle a émis un de ses rires de gorge caractéristiques.

— Vous croyez vraiment que j’ai besoin de quelqu’un comme vous pour écrire un bouquin ?

Elle s’est levée et a dénoué sa ceinture. Pendant un instant, j’ai cru qu’elle allait se déshabiller, mais elle ne la défaisait que pour mieux rajuster son peignoir contre elle. Elle a ensuite serré fortement la ceinture pour faire un nœud, et le caractère définitif de son geste lui a d’une certaine façon rendu sa supériorité sur moi. Mon droit d’accès était annulé jusqu’à nouvel ordre. Sa résolution était telle que j’ai presque eu des regrets, et si elle avait ouvert les bras à ce moment-là, c’est moi qui me serais laissé aller contre elle, mais elle s’est détournée et, du geste entraîné de la femme d’un Premier ministre, a tiré la cordelette en nylon qui ouvrait les rideaux.

— Je déclare ce jour officiellement ouvert, a-t-elle annoncé. Que Dieu le bénisse, ainsi que tous ceux qui devront l’endurer.

— Eh bien, ai-je répliqué en contemplant la scène, c’est tout à fait un matin digne de la nuit dernière.

La pluie s’était muée en neige fondue, et la pelouse était jonchée de petites branches et de brindilles — vestiges de la tempête. Une chaise en rotin blanche gisait sur le côté. Çà et là, dans les endroits abrités, sur la saillie de la porte, la neige fondue s’était agglomérée et formait des bandes gelées, semblables à des morceaux d’emballage en polystyrène. La seule tache vive dans la pénombre était le reflet de la lumière de notre chambre, qui semblait flotter au-dessus des dunes comme un vaisseau spatial venu d’ailleurs. Je voyais très distinctement le visage de Ruth dans la vitre : attentif, soucieux.

— Je ne vous accorderai pas d’entretien, a-t-elle dit. Je ne veux pas être dans son putain de bouquin, qu’il me traite avec condescendance et me remercie avec vos mots à vous.

Elle a fait volte-face et m’a frôlé pour s’arrêter à la porte de la chambre.

— Il se débrouille, maintenant. Je vais divorcer. Elle pourra se charger des visites en prison.

J’ai écouté la porte de sa chambre s’ouvrir et se refermer, puis, peu après, le son à peine audible d’une chasse d’eau. J’avais presque fini de faire ma valise. J’ai plié les vêtements qu’elle m’avait prêtés la veille au soir et les ai posés sur la chaise, j’ai rangé mon ordinateur dans ma sacoche, et il n’est plus resté que le manuscrit. Il était là, formant une grosse pile sur la table, là où elle l’avait laissé, huit bons centimètres menaçants — mon pensum, mon boulet, mon gagne-pain. Je ne pouvais pas avancer sans lui, cependant, je n’arrivais pas non plus à le sortir de la maison. Il m’est venu à l’esprit de prétexter que l’enquête sur les crimes de guerre avait tellement modifié la situation de Lang que les anciennes règles n’avaient plus cours. Quoi qu’il en soit, il serait toujours possible de prendre ça comme excuse. Je ne voulais certainement pas risquer d’être embarrassé en restant ici et en tombant régulièrement sur Ruth. J’ai mis le manuscrit dans ma valise, avec l’enveloppe d’archives, j’ai tiré la fermeture à glissière sur le tout et suis sorti dans le couloir.

Barry, l’agent des Services spéciaux, était assis avec son Harry Porter sur la chaise près de l’entrée. Il a levé sa grosse tête de ses pages et m’a adressé un regard de désapprobation lasse agrémenté d’un petit sourire de mépris amusé.

— Bonjour, monsieur, a-t-il dit, alors, c’est fini pour la nuit ?

J’ai pensé : « Il sait. » Puis j’ai pensé : « Évidemment qu’il sait, pauvre imbécile : c’est son boulot de savoir. » J’ai vu dans un flash ses ricanements avec ses collègues, le relevé de ses observations officielles transmis à Londres, faisant l’objet d’un article discret dans un dossier, et j’ai éprouvé un mélange douloureux de fureur et de ressentiment. J’aurais peut-être dû répondre par un clin d’œil ou une bonne blague entendue — « Eh bien, vous savez ce qu’on dit, c’est dans les vieux pots qu’on fait les meilleures soupes », ou quelque chose du même acabit — mais j’ai préféré lâcher froidement :

— Et si vous alliez vous faire foutre ?

Ce n’était pas vraiment de l’Oscar Wilde, mais ça m’a permis de sortir de la maison. J’ai franchi la porte et me suis dirigé vers l’allée, constatant un peu tard que ma dignité morale outragée n’offrait malheureusement aucune protection contre les bourrasques de grésil cinglantes. J’ai parcouru péniblement quelques mètres encore en m’efforçant de garder la tête haute, puis j’ai foncé m’abriter contre la maison. La pluie débordait des gouttières et s’enfonçait dans le sol sableux. J’ai ôté ma veste et l’ai tenue au-dessus de ma tête en me demandant comment j’allais atteindre Edgartown. C’est à ce moment que l’idée d’emprunter la Ford Escape SUV brune m’est obligeamment venue à l’esprit.

Comme le cours de ma vie eût été différent — radicalement différent — si je ne m’étais pas aussitôt précipité au garage, slalomant autour des flaques, maintenant d’une main ma veste au-dessus de ma tête tout en tirant de l’autre ma petite valise. Je me représente à présent la scène comme dans un film, ou peut-être, plus judicieusement, comme dans ces reconstitutions télévisées des grands crimes du passé : la victime qui gambade avec insouciance vers son funeste destin, avec un fond sonore de cordes pour marquer l’aspect menaçant de la séquence. La porte n’avait pas été verrouillée depuis la veille, et les clés de la Ford étaient sur le contact — après tout, pourquoi s’inquiéter des voleurs quand on vit au bout d’une allée de plus de trois kilomètres, protégé par six gardes du corps armés ? J’ai hissé ma valise sur le siège passager avant et remis ma veste avant de me glisser derrière le volant.

Cette Ford était aussi froide qu’une morgue, et aussi poussiéreuse qu’un vieux grenier. J’ai fait courir mes mains sur les commandes étrangères et ai eu aussitôt le bout des doigts gris. Je n’ai pas de voiture — vivant seul à Londres, je n’en ai jamais vu la nécessité — et les rares fois où j’en loue une, il me semble toujours qu’on a rajouté une nouvelle couche de gadgets, de sorte que le tableau de bord d’une bonne familiale de base m’évoque désormais le cockpit d’un jumbo jet.

À droite du volant, un écran mystérieux s’est allumé dès que j’ai mis le contact. Il a affiché des arcs clignotants de couleur verte qui partaient de la Terre pour s’élever vers une station orbitale. Pendant que je regardais, la pulsation a changé de côté, et les arcs se sont mis à descendre du ciel. Un instant plus tard, l’écran a montré une grosse flèche rouge, un chemin jaune et une grande zone de bleu.

Une voix féminine américaine, douce mais ferme, a indiqué d’un point quelque part derrière moi : « Rejoignez la route dès que possible. »

J’aurais bien voulu l’éteindre, mais je n’ai pas trouvé comment, et je me disais que le bruit du moteur n’allait pas tarder à faire sortir Barry de sa torpeur pour venir voir ce qui se passait. La seule pensée de son expression lubrique a suffi à me mettre en branle. J’ai donc rapidement enclenché la marche arrière et sorti la Ford du garage. Puis j’ai réglé les rétroviseurs, allumé les phares et les essuie-glaces, et me suis engagé dans l’allée en direction de la grille. Lorsque j’ai dépassé la guérite, la scène s’est modifiée sur le petit écran du GPS. C’était aussi amusant qu’un jeu vidéo : la flèche s’est installée au milieu du chemin jaune. J’avais quitté la propriété.

Il y avait quelque chose de curieusement apaisant dans le fait de conduire et de voir apparaître tous les sentiers et cours d’eau en haut de l’écran, qui défilaient puis disparaissaient en bas. Cela me donnait l’impression que le monde entier était un lieu sûr et domestiqué dont le moindre détail était mesuré et répertorié, puis enregistré dans quelque salle de contrôle céleste où des anges à voix douce veillaient avec bienveillance sur les voyageurs ici-bas.

« Dans deux cents mètres, tournez à droite », a indiqué la voix féminine.

« Dans cinquante mètres, tournez à droite. »

Puis :

« Tournez à droite. »

Le manifestant solitaire était recroquevillé dans sa cabane et lisait un journal. Il s’est levé quand il m’a vu arriver au carrefour et est sorti sous la pluie. J’ai remarqué qu’il avait une voiture garée un peu plus loin, un vieux camping-car Volkswagen, et je me suis demandé pourquoi il ne s’abritait pas dedans. J’ai tourné à droite, et j’ai bien vu son visage hâve et grisâtre. Il était immobile et impavide et semblait ne pas se préoccuper davantage de la pluie que s’il avait été une statuette en bois devant un drugstore. J’ai appuyé sur l’accélérateur et foncé vers Edgartown avec cette petite sensation d’aventure qu’on a toujours quand on conduit en pays étranger. Mon guide désincarné est resté silencieux pendant les six kilomètres suivants, et je n’y pensais plus jusqu’au moment où, alors que j’atteignais les abords de la ville, l’appareil s’est remis en route :

« Dans deux cents mètres, tournez à gauche. »

La voix m’a fait sursauter.

« Dans cinquante mètres, tournez à gauche. »

« Tournez à gauche », a-t-elle répété alors que nous arrivions au croisement.

Elle commençait à me porter sur les nerfs.

— Pardon, ai-je marmonné en prenant à droite en direction de Main Street.

« Faites demi-tour dès que possible. »

— C’est complètement ridicule, ai-je dit à voix haute en arrêtant la voiture.

J’ai appuyé sur plusieurs touches du GPS dans le but de l’éteindre pour de bon. Une nouvelle image est apparue sur l’écran pour me proposer un menu. Je ne me souviens pas de toutes les options. L’une d’elles était : « ENTRER UNE NOUVELLE DESTINATION ». Je crois qu’il y avait aussi : « RENTRER AU DOMICILE ». Et une troisième — celle qui était sélectionnée — indiquait : « RAPPELER LA DESTINATION PRÉCÉDENTE ».

Je l’ai fixée un instant du regard tandis que les implications potentielles se faisaient lentement jour dans mon cerveau. Prudemment, j’ai appuyé sur « SÉLECTIONNER ».

L’écran est devenu noir.

J’ai coupé le moteur et cherché le mode d’emploi. J’ai même bravé le grésil pour aller vérifier à l’arrière de la Ford s’il n’avait pas été laissé là. Puis je suis revenu m’asseoir les mains vides et j’ai remis le contact. Cette fois encore, le système GPS s’est enclenché. Pendant qu’il recommençait toute la procédure de réinitialisation avec son vaisseau mère, j’ai passé la première et descendu la côte.

« Faites demi-tour dès que possible. »

J’ai tapoté le volant des deux index. Pour la première fois de ma vie, je me retrouvais confronté à la véritable signification du mot « prédestination ». Je venais de passer devant l’église victorienne des baleiniers. Devant moi, la colline plongeait vers le port. Quelques mâts blancs apparaissaient confusément à travers le rideau de dentelle sale de la pluie. Je n’étais pas très loin de mon ancien hôtel — de la fille au bonnet blanc, des gravures de voiliers et du vieux capitaine John Coffin qui me regardait sévèrement sur son mur. Il n’était pas encore huit heures. Il n’y avait aucune circulation sur la route. Les trottoirs étaient déserts. J’ai continué à descendre vers le port, passant devant toutes les boutiques vides avec leurs joyeuses pancartes « Fermé-pour-l’hiver-à-l’année-prochaine ! ».

« Faites demi-tour dès que possible. »

Avec lassitude, je me suis soumis à mon destin. J’ai mis mon clignotant et j’ai tourné dans une petite rue bordée de maisons — je crois qu’elle s’appelait Summer Street, si peu estivale qu’elle fût — et j’ai freiné. La pluie martelait le toit de la Ford, l’essuie-glace allait et venait avec un bruit mat. Un petit terrier noir et blanc faisait ses besoins dans le caniveau avec une expression d’intense concentration sur sa petite tête pleine de sagesse. Son propriétaire, trop emmitouflé contre le froid et la pluie pour que je puisse en déterminer l’âge ou le sexe, s’est retourné gauchement pour me regarder, comme un cosmonaute qui se déplacerait sur un sol lunaire. Il tenait un ramasse-crottes dans une main, et une petite poche à merdes de chien en plastique blanc dans l’autre. J’ai rapidement fait marche arrière jusqu’à Main Street, maniant si fort le volant que la voiture est brièvement montée sur le trottoir. Avec un crissement de pneus, j’ai repris l’ascension de la côte. La flèche s’est affolée, puis s’est placée avec satisfaction au milieu de la voie jaune.

Je ne sais toujours pas ce que je croyais être en train de faire. Je ne pouvais même pas être certain que McAra avait été le dernier à taper une adresse. Il pouvait très bien s’agir d’un autre invité de Rhinehart ; ce pouvait aussi être Dep ou Duc ; ce pouvait même être la police. Quoi qu’il en soit, j’avais sûrement au fond de moi l’idée que si les choses devenaient un tant soit peu inquiétantes, je pourrais toujours faire machine arrière, et j’imagine que cela me procurait un sentiment de réconfort tout à fait illusoire.

Une fois sorti d’Edgartown et sur la route de Vineyard Haven, je n’ai plus rien entendu de mon guide céleste pendant plusieurs minutes. Je dépassais des taches de forêt sombre et de petites maisons blanches. Les rares voitures qui venaient en sens inverse gardaient les phares allumés et roulaient lentement avec un bruit mouillé sur la chaussée glissante. Je me tenais penché en avant sur mon siège, scrutant le matin sale. Je suis passé devant un collège qui commençait tout juste à s’animer, et, à côté, devant les seuls feux rouges de l’île (ils figuraient sur la carte comme une attraction touristique, quelque chose à aller voir en hiver). La route observait ensuite un virage serré et les arbres semblaient se refermer sur elle ; l’écran affichait des noms comme Deer Hunter’s Way ou Skiff Avenue[6].

« Dans deux cents mètres, tournez à droite. »

« Dans cinquante mètres, tournez à droite. »

« Tournez à droite. »

J’ai pris la descente vers Vineyard Haven, croisant un car scolaire qui peinait en sens inverse. J’ai eu l’impression fugitive d’une rue commerçante déserte sur ma gauche, puis je me suis retrouvé sur l’espace plat et miteux autour du port. J’ai tourné le coin de la rue, dépassé un café et débouché dans un grand parking. À une centaine de mètres, de l’autre côté du bitume troué de flaques et balayé par la pluie, une file de véhicules montait la rampe du ferry. La flèche rouge me la désignait.

Dans la chaleur de la Ford et tel que le présentait l’écran du GPS, le chemin proposé paraissait tentant, semblable à un dessin d’enfant de vacances estivales — un embarcadère jaune se prolongeant dans le bleu vif du port de Vineyard Haven. Mais la réalité qui apparaissait derrière le pare-brise était nettement moins attirante : la gueule noire et rouillée du ferry et, au-delà, la houle grise et les haussières cinglées de neige fondue.

On a cogné à ma vitre et j’ai cherché le bouton qui permettait de l’abaisser. L’homme portait un ciré bleu marine dont il avait relevé la capuche, et il devait appuyer fermement la main dessus pour la maintenir en place. Ses lunettes dégoulinaient de pluie. Un badge indiquait qu’il travaillait pour la Steamship Authority.

— Il va falloir vous dépêcher, a-t-il crié en tournant le dos au vent. Le ferry part à huit heures et quart. Le temps se dégrade. Il n’y en aura peut-être pas d’autre avant un moment.

Il a ouvert ma portière et m’a presque poussé vers le guichet.

— Prenez votre billet. Je leur dis que vous arrivez tout de suite.

J’ai laissé le moteur tourner et me suis dirigé vers le petit bureau de vente. Une fois devant le comptoir, je n’étais pas encore décidé. Je voyais par la vitre les dernières voitures embarquer sur le ferry, et l’employé du parking resté près de la Ford, qui tapait du pied pour ne pas s’engourdir. Il a remarqué que je le regardais et m’a fait signe de me dépêcher.

La vieille dame qui attendait à la caisse semblait elle aussi avoir mieux à faire que de se trouver là, à huit heures quinze, un vendredi matin.

— Bon, vous y allez ou quoi ? a-t-elle questionné.

J’ai poussé un soupir, sorti mon portefeuille et plaqué cinq billets de dix dollars sur le comptoir, en échange de quoi j’ai obtenu un ticket et un peu de monnaie.

* * *

Lorsque j’ai eu franchi la rampe métallique bringuebalante qui conduisait au tréfonds sombre et graisseux du navire, un autre homme en ciré m’a indiqué une place où me garer, et j’ai avancé tout doucement jusqu’à ce qu’il me fasse signe d’arrêter. Tout autour de moi, les conducteurs quittaient leur véhicule et se frayaient à la hâte un chemin entre les voitures pour gagner les escaliers. Je suis resté où j’étais pour essayer de comprendre comment fonctionnait le système de navigation. Cependant, l’homme d’équipage n’a pas tardé à frapper à ma vitre et m’a indiqué par gestes que je devais couper le contact. J’ai obéi et l’écran s’est à nouveau éteint. Les portes du ferry se sont refermées derrière moi. Les moteurs du bateau ont vrombi, la coque a fait un bond en avant et, avec des grincements sinistres, nous nous sommes ébranlés.

Je me suis senti soudain pris au piège, assis dans l’aube glaciale de cette cale empuantie par le diesel et les gaz d’échappement, et il y avait là davantage que la sensation de claustrophobie engendrée par un séjour sous le pont. C’était McAra. Je sentais sa présence près de moi. Ses obsessions pesantes et tenaces semblaient s’être faites miennes. C’était comme quand on commet l’erreur, au cours d’un voyage, de parler à un étranger un peu lourd et pas très brillant qui refuse ensuite de vous laisser tranquille. Je suis descendu de voiture et je l’ai verrouillée, puis je suis allé chercher une tasse de café. Au bar du pont supérieur, j’ai fait la queue derrière un type qui lisait USA Today, et j’ai vu par-dessus son épaule une photo de Lang en compagnie du secrétaire d’État. Le titre était : « Lang affronte un procès pour crimes de guerre. Washington le soutient. » L’appareil l’avait surpris un grand sourire aux lèvres.

J’ai porté mon café à une table d’angle et entrepris d’examiner dans quelle situation ma curiosité m’avait plongé. D’un point de vue technique, je m’étais, pour commencer, rendu coupable de vol de voiture. Il fallait au moins que j’appelle la maison pour leur signaler que je l’avais prise. Mais cela impliquerait probablement de parler à Ruth, qui ne manquerait pas de demander où je me trouvais, et je n’avais aucune envie de le lui dire. Puis il y avait la question de savoir si ce que je faisais était vraiment avisé. En admettant que je suivais bien la route qu’avait empruntée McAra, je devais garder à l’esprit le fait qu’il n’en était pas revenu vivant. Comment pouvais-je savoir ce qui m’attendait au bout ? Peut-être devrais-je confier mes intentions à quelqu’un, ou, mieux encore, prendre quelqu’un avec moi pour me servir de témoin ? Ou peut-être valait-il mieux que je me contente de débarquer à Woods Hole et d’attendre dans un bar le prochain ferry de retour sur l’île pour préparer l’opération convenablement, au lieu de me jeter tête baissée dans l’inconnu ?

Curieusement, je ne me sentais pas particulièrement en danger — sans doute parce que tout avait l’air si ordinaire. J’ai regardé le visage des autres passagers : des travailleurs pour la plupart, à en juger par leurs jeans et leurs bottes — des types fatigués qui avaient déjà effectué leurs livraisons sur l’île très tôt ce matin, ou des gens qui allaient chercher du matériel en Amérique. Une grosse vague a heurté le flanc du navire, et nous avons tous vacillé comme un seul homme, pareils à des algues ondulant au fond de l’océan. Par le hublot couvert d’eau de mer, le contour bas et gris de la côte et la mer glaciale agitée semblaient complètement anonymes. Nous aurions pu tout aussi bien nous trouver sur la Baltique, la mer Blanche ou le Solent — n’importe quelle rive morne et plate où les gens doivent trouver de quoi vivre aux confins de la terre.

Quelqu’un est sorti fumer une cigarette sur le pont, laissant entrer une rafale d’air glacial et humide. Je n’ai pas cherché à le suivre. J’ai pris un autre café et me suis détendu, en sécurité et bien au chaud dans l’atmosphère jaunâtre et humide du bar, jusqu’au moment où, une demi-heure plus tard, nous avons croisé le phare de Nobska Point, et un haut-parleur nous a priés de regagner notre véhicule. Le ferry a tangué violemment dans la houle et heurté le bord du quai avec un fracas qui a couru tout le long de la coque. J’ai été projeté contre le chambranle métallique de la porte, en bas de l’escalier. Plusieurs alarmes de voiture se sont déclenchées, et ma sensation de sécurité s’est évanouie, remplacée par une peur panique que quelqu’un ait essayé de forcer la serrure de la Ford. Mais quand je me suis approché d’un pas chancelant, elle m’a paru intacte, et, après vérification, les mémoires de Lang se trouvaient toujours dans ma valise.

J’ai fait démarrer le moteur, et, lorsque j’ai émergé dans les rafales de vent et de pluie de Woods Hole, l’écran satellite m’indiquait sa voie dorée familière. Il aurait été très facile de me garer là et d’aller prendre un petit déjeuner dans un des cafés du coin, mais je suis resté dans la file de voitures et j’ai suivi le mouvement — m’enfonçant dans cet hiver sale de Nouvelle-Angleterre, sur Woods Hole Road puis dans Locust Street, Main Street et au-delà. J’avais un demi-réservoir d’essence et toute la journée devant moi.

« Dans deux cents mètres, au rond-point, prenez la deuxième sortie. »

C’est ce que j’ai fait et, pendant quarante-cinq minutes, j’ai roulé vers le nord en empruntant des autoroutes régionales non payantes, revenant en fait plus ou moins vers Boston. En tout cas, cela paraissait répondre à une question : quoi qu’ait pu faire McAra juste avant sa mort, il n’était pas allé voir Rycart à New York. Je me demandais ce qui pouvait l’avoir attiré à Boston. L’aéroport, peut-être ? Je me suis laissé aller à l’imaginer en train d’attendre quelqu’un à sa descente d’avion — pourquoi pas en provenance d’Angleterre ? — , son visage grave tourné avec impatience vers le ciel, un salut rapide dans le hall de l’aéroport avant de filer vers un rendez-vous clandestin. À moins que ce ne soit lui qui ait pris l’avion ? Mais alors que ce scénario commençait à s’étoffer dans mon imagination, le GPS m’a indiqué l’autoroute inter-Etats 95 et, même si je ne connaissais pas grand-chose à la géographie du Massachusetts, j’ai su que je m’écartais de l’aéroport Logan et du centre de Boston.

J’ai conduit aussi lentement que possible sur cette large voie pendant environ vingt-cinq kilomètres. La pluie avait cessé mais il faisait encore sombre. Le thermomètre affichait une température extérieure de 3,8 °C. Je me rappelle de grandes trouées dans les bois, parsemées de lacs, avec des immeubles de bureaux et des usinés high-tech rutilants au milieu de terrains paysagers, aussi délicatement agencés que des clubs de loisirs, ou des cimetières. Au moment où je commençais à me demander si McAra ne tentait pas de fuir vers la frontière canadienne, la voix dans mon dos m’a indiqué la prochaine sortie de la 95, et je me suis retrouvé sur une autre grosse autoroute régionale à six voies qui, d’après l’écran, était la Concord Tumpike.

Je ne distinguais pas grand-chose à travers le rideau d’arbres, même s’ils avaient perdu leurs feuilles. Ma lenteur exaspérait les conducteurs derrière moi. Des poids lourds ne cessaient de se rapprocher pesamment, puis de me faire des appels de phares et de klaxonner avant de déboîter pour me doubler dans une gerbe d’eau boueuse.

La femme à l’arrière a repris la parole :

« Dans deux cents mètres, prenez la prochaine sortie. »

Je suis passé sur la voie de droite et j’ai emprunté la bretelle de sortie. Au bout de la courbe, j’ai découvert une banlieue boisée avec grandes maisons, garages doubles, larges allées et pelouses immenses — un environnement riche mais convivial, dont les demeures étaient séparées les unes des autres par des arbres et où presque toutes les boîtes aux lettres étaient ornées d’un ruban jaune à la gloire de l’armée. Je crois bien que la rue portait le doux nom de Pleasant Street.

Une pancarte indiquait Belmont Center, et c’est plus ou moins la direction que j’ai prise, en empruntant des routes de moins en moins peuplées à mesure que les prix du terrain grimpaient. J’ai dépassé un parcours de golf et tourné à droite dans un bois. Un écureuil roux a traversé la chaussée juste devant moi et s’est perché sur une pancarte signalant que les feux de camp étaient interdits. C’est à cet instant, au milieu de nulle part, que mon ange gardien m’a enfin annoncé, d’un ton calme mais sans réplique :

« Vous êtes arrivé à destination. »

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