QUATRE

« Le nègre sera également pressé par les éditeurs de dénicher de quoi susciter la controverse afin de s’en servir comme argument de vente des droits audiovisuels et comme publicité au moment de la publication. »

C’est mon vieil ami le chauffeur sourd qui est venu me chercher à l’hôtel plus tard dans la matinée. Comme on m’avait pris une chambre dans un hôtel d’Edgartown, j’en avais tout naturellement déduit que la propriété de Rhinehart devait se trouver quelque part sur le port. Il y avait là de grandes maisons surplombant la mer, dont les jardins descendaient en pente douce jusqu’à des pontons privés, qui me paraissaient des résidences idéales pour milliardaires — preuve que je n’avais aucune idée de ce que la vraie richesse peut acheter. Au lieu de ça, nous nous sommes éloignés de l’agglomération pendant une dizaine de minutes en suivant les pancartes en direction de West Tisbury, nous enfonçant en terrain plat et densément boisé, puis, avant même que je puisse remarquer une brèche dans la forêt, nous avons tourné à gauche sur un sentier sableux.

Jusqu’alors, je ne connaissais pas vraiment le chêne de Bannister. Peut-être qu’il a belle allure quand il est en feuilles. Mais en hiver, je doute que la nature ait à nous proposer vision plus déprimante que ces kilomètres d’arbres torturés et rabougris couleur de cendre. Seules quelques rares feuilles brunâtres et racornies témoignaient que ces arbres avaient pu être vivants un jour. Nous avons tressauté et bringuebalé pendant cinq bons kilomètres de ce chemin étroit en pleine forêt, et la seule créature que nous avons croisée a été une moufette écrasée. Puis nous sommes enfin arrivés à une grille fermée, et là, a surgi de ce paysage pétrifié un homme muni d’une planchette à pince et portant les Oxford noires cirées et le sombre par-dessus Crombie caractéristiques du policier anglais en civil.

J’ai baissé ma vitre pour lui remettre mon passeport. Sa grosse figure maussade présentait dans le froid la couleur de la brique et ses oreilles approchaient celle de la terre cuite : il n’était visiblement pas satisfait de son sort. Il avait l’air de celui qui, chargé de monter la garde auprès d’une princesse dans les Caraïbes pendant une quinzaine de jours, se retrouve transféré ici à la dernière minute. Il a plissé le front en vérifiant si mon nom figurait sur sa liste, a essuyé la grosse goutte qui lui pendait au nez et a fait le tour du taxi pour l’examiner. J’entendais les rouleaux de la mer revenir inlassablement à l’assaut d’une plage toute proche. Le type a réapparu et m’a rendu mon passeport, puis il a dit — ou du moins j’ai cru l’entendre dire car il marmonnait dans sa barbe :

— Bienvenue dans cette maison de fous.

Cela m’a rendu plutôt nerveux, et j’espère que ça ne s’est pas trop vu, car la première impression que produit un nègre a son importance. J’essaye de ne jamais montrer d’anxiété. Je m’efforce d’avoir l’air professionnel, toujours. Mon code vestimentaire est celui du caméléon : je tâche de me conformer à ce que je m’attends à voir mon client porter. Pour un footballeur, je mettrai des baskets ; pour un chanteur de pop, une veste en cuir. Pour ma première rencontre avec un ancien Premier ministre, j’avais évité le costume — trop guindé : j’aurais eu l’air d’un avocat, ou d’un comptable — et opté pour une chemise bleu pâle, une cravate rayée classique, un veston et un pantalon gris. Je m’étais soigneusement peigné, lavé les dents et mis du déodorant. J’étais aussi prêt que possible. « Cette maison de fous » ? Est-ce qu’il avait vraiment dit ça ? Je me suis retourné vers le policier, mais il avait disparu.

La grille s’est ouverte, le chemin a suivi une courbe et, quelques instants plus tard, j’ai eu ma première vision de la propriété de Rhinehart : quatre bâtiments en forme de cubes — un garage, une réserve et deux maisons pour le personnel — puis, un peu plus loin, la résidence proprement dite. Elle n’était que sur deux niveaux mais paraissait aussi vaste qu’un château, avec un long toit bas et deux grandes cheminées de briques carrées, de celles qu’on pourrait voir sur un crématorium. Le reste du bâtiment était constitué entièrement de bois, et, bien que neuf, celui-ci avait déjà pris une teinte gris argenté pareille à celle que prennent les meubles de jardin après un an passé dehors. De ce côté-ci, les fenêtres étaient aussi hautes et étroites que des meurtrières, et cela ajouté à la grisaille, aux blockhaus un peu plus loin, à la forêt environnante et à la sentinelle devant la grille… l’ensemble évoquait un centre de vacances conçu par Albert Speer ; le Nid d’Aigle venait à l’esprit.

Avant même que la voiture ne se soit arrêtée, la porte d’entrée s’est ouverte, et un autre policier — chemise blanche, cravate noire, blouson gris — m’a introduit sans sourire dans le hall. Il a fouillé rapidement ma sacoche pendant que je regardais autour de moi. J’avais, au cours de ma carrière, rencontré beaucoup de gens riches, mais je ne crois pas avoir jamais mis les pieds dans la maison d’un milliardaire auparavant. Il y avait des rangées de masques africains sur les murs blancs et lisses, et des vitrines éclairées remplies de sculptures sur bois et de poteries primitives figurant des silhouettes assez crues dotées de phallus géants et de seins en obus — le genre de choses que pourrait faire un sale gosse dès que le prof a le dos tourné. Le tout était totalement dépourvu de talent artistique, de la moindre beauté ou de mérite intellectuel. (J’ai découvert par la suite que la première Mme Rhinehart siégeait au comité directeur du Metropolitan Muséum d’Art moderne ; la seconde était une actrice de Bollywood qui avait cinquante ans de moins que lui et que ses banquiers lui avaient conseillé d’épouser pour percer sur le marché indien.)

De quelque part à l’intérieur de la maison, j’ai entendu une femme crier avec un accent britannique :

— Putain, mais c’est complètement ridicule !

Puis une porte a claqué et une blonde élégante en tailleur bleu foncé, un cahier à couverture rigide noir et rouge, format A4, à la main, a remonté le couloir en faisant claquer ses talons hauts.

— Amelia Bly, a-t-elle annoncé avec un sourire figé.

Elle devait avoir dans les quarante-cinq ans, cependant, de loin, elle aurait pu paraître dix ans de moins. Elle avait de beaux yeux bleus, grands et limpides, mais était trop maquillée, comme si elle travaillait au rayon cosmétiques d’un grand magasin et avait été contrainte de faire la démonstration de tous les produits en même temps. J’ai supposé qu’elle était le porte-parole mentionné par le Times de ce matin.

— Malheureusement, Adam est à New York pour le moment et ne reviendra qu’en fin d’après-midi.

— En fait, oubliez ce que j’ai dit, a crié la femme invisible. C’est complètement ridicule, putain de merde !

Amelia a étiré un peu plus son sourire, créant de minuscules fissures dans ses joues lisses et roses.

— Oh. Vraiment, je suis désolée. J’ai bien peur que Ruth ne soit dans un mauvais jour.

Ruth. Le nom a claqué comme un tambour d’alarme ou un lancer de sagaie parmi tout cet art tribal africain. Il ne m’était pas venu à l’esprit que la femme de Lang puisse se trouver ici. J’avais supposé qu’elle était restée à Londres. Elle était connue, entre autres, pour son indépendance. J’ai dit :

— Si ce n’est pas le bon moment…

— Non, non, elle est tout à fait décidée à vous voir. Venez prendre un café. J’irai la chercher. Comment est l’hôtel ? a-t-elle ajouté par-dessus son épaule. Tranquille ?

— Une vraie tombe.

J’ai repris mon sac au type des Services spéciaux et j’ai suivi l’assistante vers l’intérieur de la maison, happé par son nuage de parfum. J’ai remarqué au passage qu’elle avait de très jolies jambes ; ses cuisses faisaient crisser le nylon à chaque pas. Elle m’a conduit dans une pièce meublée de cuir couleur crème, est allée me servir une tasse de café à une cafetière posée dans un coin, puis s’est éclipsée. Je suis resté un moment devant les portes-fenêtres, la tasse à la main, à contempler l’arrière de la propriété. Il n’y avait pas de plates-bandes — rien de délicat ne pouvait sans doute pousser dans ce lieu désolé —, juste une grande pelouse qui expirait une centaine de mètres plus loin dans des buissons bruns et trapus. Un lac s’étendait au-delà, aussi lisse qu’une feuille d’acier sous un immense ciel d’aluminium. Sur la gauche, le terrain s’élevait en douceur jusqu’aux dunes qui indiquaient la lisière de la plage. Je n’entendais pas l’océan : les vitres étaient trop épaisses — à l’épreuve des balles, comme je le découvrirais par la suite.

Un brusque crépitement de morse en provenance du couloir signala le retour d’Amelia Bly.

— Je suis désolée, mais j’ai bien peur que Ruth ne soit un peu occupée pour le moment. Elle vous prie de l’excuser. Elle viendra vous rejoindre plus tard.

Le sourire d’Amelia s’était quelque peu durci. Il avait l’air aussi naturel que son vernis à ongles.

— Donc, a-t-elle repris, si vous avez terminé votre café, je vais vous montrer où nous travaillons.

Elle a insisté pour que je monte en premier.

La maison, a-t-elle expliqué, avait été disposée de sorte que les chambres soient toutes au rez-de-chaussée et les pièces de vie au premier, et j’ai compris pourquoi à l’instant où nous avons débouché dans le gigantesque salon ouvert. Le mur face à la côte était tout en verre. Il n’y avait rien en vue qui laissât deviner la main de l’homme, juste l’océan, le lac et le ciel. C’était une vision primordiale : une scène immuable depuis dix mille ans. Le chauffage par le sol et le verre antibruit vous donnaient l’impression de vous trouver dans une luxueuse capsule à voyager dans le temps propulsée au néolithique.

— Pas mal comme endroit, ai-je commenté. On ne se sent pas un peu seul, la nuit ?

— Nous sommes ici, a dit Amelia.

Je l’ai suivie dans un grand bureau contigu au salon, où l’on pouvait supposer que Marty Rhinehart travaillait pendant ses vacances. La vue y était sensiblement la même, mis à part que cet angle favorisait l’océan au détriment du lac. Les rayonnages étaient remplis de livres sur l’histoire militaire allemande, leur tranche marquée d’un swastika blanchi par le soleil et l’air salin. Il y avait deux bureaux — un petit dans le coin, derrière lequel une secrétaire travaillait sur un ordinateur, et un plus grand, complètement vide à l’exception d’une photo de hors-bord et d’un modèle réduit de voilier. Le vieux squelette revêche qu’était Marty Rhinehart se tenait à la barre du bateau, contredisant le vieil adage selon lequel on n’est jamais ni trop maigre ni trop riche.

— Nous sommes une petite équipe, a expliqué Amelia. Moi, Alice, que voici (la fille dans le coin a levé les yeux), et Lucy, qui est à New York avec Adam. Jeff, le chauffeur, est aussi à New York — il doit ramener la voiture cet après-midi. Six agents de protection venus d’Angleterre — trois ici et trois qui sont avec Adam en ce moment. Ce ne serait pas du luxe d’avoir quelqu’un d’autre, ne serait-ce que pour gérer les médias, mais Adam n’arrive pas à envisager de remplacer Mike. Il y avait tellement longtemps qu’ils travaillaient ensemble.

— Et vous, depuis combien de temps êtes-vous avec lui ?

— Huit ans. Je travaillais à Downing Street. Je suis détachée du bureau du cabinet.

— Pauvre bureau du cabinet.

Elle m’a gratifié de son sourire vernis-à-ongles.

— C’est mon mari qui me manque le plus.

— Vous êtes mariée ? Je remarque que vous ne portez pas d’alliance.

— Je ne peux pas, malheureusement. Elle est beaucoup trop grosse. Ça sonne quand je passe par les services de sécurité de l’aéroport.

— Ah.

Nous nous comprenions parfaitement.

— Les Rhinehart emploient aussi un couple de Vietnamiens à demeure, mais ils sont tellement discrets que vous les remarquerez à peine. Elle s’occupe de la maison et lui se charge du jardin. Dep et Duc.

— Qui est qui ?

— Duc est l’homme, évidemment.

Elle a sorti une clé de la poche de sa veste élégante et ouvert un grand fichier métallique vert-de-gris d’où elle a tiré une boîte à archives.

— Cela ne doit pas quitter cette pièce, a-t-elle indiqué en la posant sur le bureau. Impossible de faire des copies. Vous pouvez prendre des notes, mais je vous rappelle que vous avez signé un accord de confidentialité. Vous avez six heures pour le lire avant qu’Adam ne rentre de New York. Je vous ferai porter un sandwich pour le déjeuner. Alice… venez. Nous ne voudrions pas le distraire de sa tâche, n’est-ce pas ?

Dès qu’elles m’eurent laissé, je me suis assis dans le fauteuil pivotant recouvert de cuir, j’ai sorti mon ordinateur portable, l’ai allumé et créé aussitôt un document intitulé « Lang manuscrit ». Puis j’ai desserré ma cravate, défait ma montre et l’ai posée sur le bureau, à côté de la boîte. L’espace d’un instant, je me suis permis de me balancer dans le fauteuil de Rhinehart, savourant la vue de l’océan et la sensation générale d’être le maître du monde. Puis j’ai ouvert le couvercle du boîtier, en ai tiré le manuscrit et me suis mis à lire.

* * *

Les bons livres sont tous différents, alors que les mauvais sont tous exactement pareils. Je le sais avec certitude parce que, dans mon domaine, on lit beaucoup de mauvais livres — des livres tellement mauvais qu’ils ne sont même pas publiés, ce qui est un véritable exploit quand on regarde ce qui est publié.

Et ce qu’ils ont tous en commun, ces mauvais livres, qu’il s’agisse de romans ou de mémoires, c’est qu’ils sonnent faux. Je ne dis pas qu’un bon livre raconte nécessairement des choses vraies, seulement qu’on a l’impression que c’est vrai au moment où on le lit. J’ai un ami dans l’édition qui appelle ça le Test de l’hydravion, à cause d’un film qu’il a vu un jour : l’action se passait à Londres et le film commençait avec le héros qui venait travailler dans un hydravion qu’il posait sur la Tamise. Mon ami assurait qu’à partir de là, ce n’était même plus la peine de regarder.

L’autobiographie d’Adam Lang échouait au Test de l’hydravion.

Ce n’était pas forcément que les faits relatés n’étaient pas exacts — je n’étais pas alors en position d’en juger — mais plutôt que le livre tout entier sonnait faux, comme s’il y avait un vide en son centre. Il consistait en seize chapitres rangés par ordre chronologique : « Les débuts », « Entrée en politique », « La lutte pour la tête du parti », « Modifier le parti », « Victoire aux élections », « Réformer le gouvernement », « L’Irlande du Nord », « L’Europe », « Les liens privilégiés », « Second mandat », « Le défi du terrorisme », « La guerre contre le terrorisme », « Rester en course », « Ne jamais capituler », « Le temps de partir » et « Un avenir d’espoir ». Chaque chapitre faisait entre trente et soixante-dix feuillets, et n’avait pas tant été écrit que bricolé à partir de discours, comptes rendus officiels, communiqués, circulaires, retranscriptions d’interviews, agendas, manifestes du parti et articles de presse. De temps à autre, Lang se permettait une manifestation d’émotion (« J’étais fou de joie à la naissance de notre troisième enfant »), une observation personnelle (« Le président américain était beaucoup plus grand que je ne m’y attendais ») ou une remarque acerbe (« en tant que ministre des Affaires étrangères, Richard Rycart semblait souvent préférer défendre les étrangers devant la Grande-Bretagne que l’inverse »), mais c’était assez rare, et il n’en tirait aucun parti. Et où était passée sa femme ? Elle était à peine mentionnée.

Rick avait qualifié le manuscrit de « tas de merde ». En fait, c’était pire que ça. Un tas de merde, pour citer Gore Vidal, aurait eu au moins le mérite d’avoir sa propre intégrité. Là, c’était un tas de Rien. Tout était d’une précision rigoureuse et aboutissait cependant à un mensonge général — il était impossible qu’il en soit autrement. Aucun être humain ne pouvait traverser ainsi la vie et ses aléas en éprouvant si peu de choses. Surtout Adam Lang, qui avait fondé toute sa carrière politique sur sa capacité d’empathie. Je suis passé directement au chapitre intitulé « La guerre contre le terrorisme ». S’il devait y avoir quoi que ce soit qui puisse intéresser le lecteur américain, ce devait être là-dedans. Je l’ai passé au crible, cherchant des mots comme « livraison de prisonniers », « torture », « CIA ». Je n’ai rien trouvé, et, bien évidemment, pas la moindre allusion à une opération Tempête. Qu’en était-il de la guerre au Moyen-Orient ? Il devait bien y avoir une petite critique du président des États-Unis, ou du ministre de la Défense, ou du secrétaire d’État ; une allusion à une trahison ou à une déconvenue ; un scoop des coulisses de la politique ou un document anciennement classé secret ? Eh bien non. Nulle part. Néant. J’ai avalé ma salive, au sens propre et au sens figuré, et j’ai tout repris depuis le début.

À un moment, la secrétaire, Alice, a dû m’apporter un sandwich au thon et une bouteille d’eau minérale, parce que je les ai remarqués plus tard dans l’après-midi à l’extrémité du bureau. Mais j’étais trop concentré pour m’arrêter et, en plus, je n’avais pas faim. En fait, je commençais même à me sentir nauséeux à force de parcourir ces seize chapitres, scrutant la paroi blanche de cette prose monotone en quête de la moindre aspérité un tant soit peu intéressante à laquelle je pourrais me raccrocher. Pas étonnant que McAra se soit jeté du haut du ferry-boat de Martha’s Vineyard. Pas étonnant que Maddox et Kroll se soient précipités à Londres pour tenter de sauver le projet. Pas étonnant qu’ils me payent cinquante mille dollars par semaine. Tous ces éléments qui avaient pu paraître bizarres devenaient parfaitement logiques au vu de la nullité du manuscrit. Et maintenant, c’était ma réputation qui allait plonger, attachée au siège arrière de l’hydravion kamikaze d’Adam Lang. C’est moi qu’on allait pointer du doigt dans les cocktails littéraires — en admettant qu’on m’invite encore à un cocktail littéraire — comme étant le nègre qui avait participé au plus grand flop de l’histoire de l’édition. Soudain transpercé par un trait de perspicacité paranoïaque, j’ai cru voir le rôle que l’on m’avait en réalité attribué dans cette distribution : celui du bouc émissaire.

J’ai terminé de lire la dernière des six cent vingt et une pages au milieu de l’après-midi (« Ruth et moi regardons ensemble vers l’avenir, quoi qu’il nous réserve »), puis j’ai posé le manuscrit et pressé mes mains contre mes joues en ouvrant grands les yeux et la bouche, donnant une imitation passablement convaincante du Cri d’Edvard Munch.

C’est alors que j’ai entendu tousser à la porte et levé les yeux pour découvrir Ruth Lang qui m’observait. Je ne sais toujours pas depuis combien de temps elle était là. Elle a haussé un mince sourcil noir, et a demandé :

— C’est si mauvais que ça ?

* * *

Elle portait un gros pull-over d’homme blanc et informe, avec des manches si longues qu’elles ne laissaient apparaître que ses ongles rongés. Une fois en bas, elle a enfilé un anorak bleu clair par-dessus, disparaissant un instant pendant qu’elle passait la tête à l’intérieur, son visage pâle émergeant enfin en fronçant les sourcils. Ses cheveux noirs coupés court se dressaient telle la chevelure de Méduse.

C’est elle qui avait proposé d’aller faire un tour. Elle a assuré que je semblais en avoir besoin, et c’était vrai. Elle m’a trouvé le coupe-vent de son mari, qui m’allait parfaitement, ainsi qu’une paire de bottes imperméables qui faisaient partie de la maison, et nous sommes sortis ensemble dans les rafales de l’Atlantique. Nous avons suivi le chemin qui bordait la pelouse et gagné les dunes. À droite, il y avait le lac avec un appontement et, juste à côté, un canot à rames qui avait été remonté par-dessus les roseaux et retourné. Sur notre gauche, s’étendait l’océan gris. Devant nous, le sable blanc s’étirait sur plusieurs kilomètres, et, derrière nous, le tableau était le même, à l’exception d’un policier en pardessus qui nous suivait à une cinquantaine de mètres de distance.

— Vous devez en avoir marre, ai-je dit en esquissant un signe de tête en direction de notre escorte.

— C’est comme ça depuis si longtemps que je n’y prête plus attention.

Nous avons continué dans la bourrasque. De près, la plage n’était plus aussi idyllique. De curieux morceaux de plastique brisés, des amas de goudron, une chaussure de toile bleu marine raidie par le sel, un tambour de câble en bois, des oiseaux morts, des squelettes et des fragments d’os — on aurait cru marcher le long d’une autoroute à six voies. Les rouleaux affluaient avec un rugissement puis se retiraient dans un bruit de camion qui s’éloigne.

— Alors, a fait Ruth, c’est mauvais à quel point ?

— Vous ne l’avez pas lu ?

— Pas entièrement.

— Eh bien, ai-je répondu poliment, il va falloir le remanier.

— À quel point ?

Les mots « Hiroshima » et « 1945 » m’ont fugitivement traversé l’esprit.

— C’est réparable, ai-je répondu, et c’était sans doute vrai : même Hiroshima avait fini par être réparé. Le problème, c’est le délai. Il faut absolument terminer en quatre semaines, ce qui laisse moins de deux jours par chapitre.

— Quatre semaines ! fit-elle en laissant échapper un rire grave, plutôt vulgaire. Vous n’arriverez jamais à le faire tenir en place si longtemps !

— Il n’aura pas à proprement parler à l’écrire. C’est pour ça qu’on me paye. Il faut juste qu’il me parle.

Elle avait remonté sa capuche et je ne pouvais pas vraiment voir son visage. Seule l’extrémité blanche et pointue de son nez apparaissait. Tout le monde disait qu’elle était plus intelligente que son mari et qu’elle avait apprécié plus encore que lui leur vie à la tête de l’État. Quand il y avait une visite officielle dans un pays étranger, elle l’accompagnait presque toujours : elle refusait d’être laissée à la maison. Il suffisait de les regarder ensemble à la télé pour voir qu’elle profitait pleinement de la réussite de son époux. Adam et Ruth Lang : la Puissance et la Gloire. Là, elle s’est arrêtée et s’est tournée vers l’océan, les mains enfoncées dans les poches. Un peu plus loin sur la plage, comme s’il jouait à Un, deux, trois, soleil ! le policier s’est figé lui aussi.

— Vous étiez mon idée, a-t-elle dit.

J’ai vacillé dans le vent, manquant presque de tomber.

— Vraiment ?

— Oui. C’est vous qui avez écrit le livre de Christy à sa place.

Il m’a fallu quelques secondes pour comprendre de qui elle parlait. Christy Costello. Il y avait longtemps que je n’avais plus pensé à lui. C’était mon premier best-seller. Les mémoires intimes d’une rock star des années soixante-dix. Alcool, drogues, filles, un accident de voiture qui avait failli être fatal, chirurgie, rééducation, et enfin la rédemption dans les bras d’une femme de bien. Tout y était. On pouvait l’offrir pour Noël à son adolescent rebelle aussi bien qu’à sa grand-mère bigote, et cela ferait autant plaisir à l’un qu’à l’autre. Le livre s’était vendu à trois cent mille exemplaires en édition cartonnée pour le Royaume-Uni seulement.

— Vous avez lu Christy ?

Ça paraissait tellement incroyable.

— Nous avons séjourné chez lui, sur l’île Moustique, l’hiver dernier. J’ai lu son autobiographie. Elle se trouvait à côté du lit.

— Je suis confus.

— Non ? Pourquoi ? C’était génial, quoique assez horrible. En écoutant ses petits bouts d’histoires pendant le dîner et en voyant que vous aviez réussi à en tirer quelque chose qui ressemblait à une vie, j’ai dit à Adam : « C’est l’homme qu’il te faut pour écrire ton livre. »

J’ai ri. Je n’arrivais plus à m’arrêter. J’ai fini par lâcher :

— Eh bien, j’espère que les souvenirs de votre mari sont un peu moins embrumés que ceux de Christy.

— N’y comptez pas trop, a-t-elle répliqué.

Elle a abaissé sa capuche et respiré profondément. Elle était mieux en chair et en os qu’à la télévision. La caméra la trahissait presque autant qu’elle flattait son mari.

— Seigneur, ce que j’ai envie d’être chez moi, a — t-elle lâché. Même si les enfants sont partis à l’université. Je le lui répète tout le temps : j’ai l’impression d’être mariée à Napoléon à Sainte-Hélène.

— Pourquoi ne rentrez-vous pas à Londres ?

Elle est restée silencieuse pendant un moment et s’est contentée de contempler l’océan en se mordillant la lèvre. Puis elle s’est tournée vers moi pour me jauger.

— Vous avez signé cette clause de confidentialité ?

— Évidemment.

— Vous en êtes certain ?

— Vérifiez auprès du bureau de Sid Kroll.

— Parce que je n’ai pas envie de retrouver ça dans le premier torchon de la semaine prochaine, ni dans un bouquin de révélations croustillantes sous votre nom d’ici un an.

— Hou là ! me suis-je exclamé, pris de court par son agressivité. Je croyais que j’étais votre idée ? Ce n’est pas moi qui ai demandé à venir. Et je ne cherche rien de croustillant.

— C’est bon, a-t-elle fait en hochant la tête. Alors je vais vous dire pourquoi je ne peux pas rentrer, entre vous et moi. C’est parce qu’il ne va pas très bien en ce moment et que j’ai un peu peur de le laisser.

« Nom de Dieu, me suis-je dit. C’est de mieux en mieux. »

— Oui, ai-je répondu, très diplomate. Amelia m’a dit qu’il était très éprouvé par la mort de Mike.

— Ah oui, vraiment ? Je ne sais pas depuis quand Mme Bly est devenue spécialiste de l’état émotionnel de mon mari.

Elle n’aurait pu manifester plus clairement ses sentiments en crachant et en sortant les griffes.

— La perte de Mike n’a sûrement pas arrangé les choses, mais il n’y a pas que ça. La perte du pouvoir, voilà le vrai problème. Avoir perdu le pouvoir et devoir se contenter de tout revivre mentalement, année par année. Et cela pendant que la presse ne cesse d’exploiter ce qu’il a fait et ce qu’il n’a pas fait. Il n’arrive pas à se libérer du passé, vous comprenez. Il ne peut pas entamer une autre chose. Il est coincé, a-t-elle ajouté en ayant un geste d’impuissance en direction de la mer, du sable et des dunes. Nous sommes coincés tous les deux.

Alors que nous revenions vers la maison, elle a glissé son bras sous le mien.

— Seigneur, a-t-elle dit, vous devez commencer à vous demander dans quoi vous vous êtes fourré.

* * *

À notre retour, il y avait beaucoup plus d’animation dans la maison. Une limousine Jaguar vert foncé immatriculée à Washington était garée devant l’entrée, et un minibus noir aux vitres fumées s’était rangé juste derrière. La porte d’entrée s’est ouverte et j’ai entendu plusieurs sonneries de téléphone retentir en même temps. Un homme grisonnant, plutôt avenant, en costume brun bon marché, était assis à l’entrée et buvait une tasse de thé en parlant avec l’un des policiers. Il s’est relevé vivement dès qu’il a vu Ruth Lang. Visiblement, ils avaient tous l’air de la craindre.

— Bonjour, madame.

— Bonjour, Jeff. Comment était New York ?

— Un vrai merdier, comme d’habitude. On se croirait dans le sud-est de Londres à l’heure de pointe, a-t-il fait avec un accent typique appuyé. J’ai bien cru que j’arriverais jamais à temps.

Ruth s’est tournée vers moi.

— Ils préfèrent avoir la voiture prête quand Adam atterrira.

Elle entreprenait un long processus : s’extirper de son anorak, quand Amelia Bly a fait son apparition, un portable coincé entre son épaule rembourrée et son menton sculpté, ses doigts agiles refermant la fermeture à glissière d’un attaché-case.

— C’est bon, c’est bon, je le lui dirai.

Elle a adressé un signe de tête à Ruth sans interrompre sa conversation.

— Jeudi, il est à Chicago, a-t-elle continué en regardant Jeff tout en tapotant sa montre.

— En fait, je crois bien que je vais aller à l’aéroport, a soudain dit Ruth en remettant son anorak. Amelia n’a qu’à rester ici à se limer les ongles ou je ne sais quoi. Pourquoi ne viendriez-vous pas ? a-t-elle ajouté à mon intention. Il est impatient de vous rencontrer.

Un point pour l’épouse, me suis-je dit. Mais non : dans la plus belle tradition de l’administration britannique, Amelia ne s’est pas avouée vaincue.

— Je monterai dans la voiture d’escorte, a-t-elle répliqué en refermant son portable d’un coup sec avec un sourire doucereux. Je me ferai les ongles en route.

Jeff a ouvert l’une des portières arrière à Ruth tandis que je faisais le tour et manquais de me casser le bras à tirer sur la portière opposée. Je me suis glissé sur le siège de cuir et la portière s’est refermée avec un bruit bizarre.

— Elle est blindée, monsieur, a commenté Jeff dans le rétroviseur alors que nous démarrions. Ça pèse deux tonnes et demie. Mais elle continuerait de rouler sur plus de cent kilomètres avec ses quatre pneus crevés.

— Oh, taisez-vous, Jeff, a dit Ruth avec bonne humeur. Il n’a pas envie d’avoir tous les détails.

— Les vitres font deux centimètres et demi d’épaisseur et ne s’ouvrent pas, au cas où vous voudriez essayer. La voiture est hermétique en cas d’attaque chimique ou biologique, avec assez d’oxygène pour tenir une heure. Ça fait réfléchir, pas vrai ? En ce moment précis, monsieur, vous êtes probablement plus en sûreté que vous ne l’avez jamais été de toute votre vie et que vous ne le serez jamais.

Ruth s’est esclaffée et a fait la grimace.

— Oh, les mecs et leurs jouets !

Le monde extérieur semblait étouffé, lointain. Le chemin dans la forêt se déroulait, aussi lisse et silencieux qu’une piste de caoutchouc. Je me suis demandé si c’était l’impression qu’on avait dans le ventre maternel : ce merveilleux sentiment de complète sécurité. Nous sommes passés sur le cadavre de la moufette sans que la grosse voiture enregistre le moindre frémissement.

— Nerveux ? m’a demandé Ruth.

— Non. Pourquoi ? Je devrais ?

— Pas du tout. C’est l’homme le plus charmant que vous ayez jamais rencontré. Mon prince charmant à moi ! a-t-elle ajouté en émettant à nouveau ce rire grave, masculin. Seigneur, a-t-elle dit en regardant par la vitre, je serai contente de laisser ces arbres derrière moi. J’ai l’impression de vivre dans une forêt enchantée.

J’ai jeté un coup d’œil par-dessus mon épaule en direction du minibus banalisé qui nous suivait de près.

Je m’y habituais déjà. Être contraint d’y renoncer après s’y être accoutumé devait revenir à laisser partir sa maman. Mais, grâce au terrorisme, Lang n’aurait jamais à y renoncer — n’aurait jamais à faire la queue dans les transports publics, n’aurait même jamais à prendre un volant. Il était aussi protégé et couvé qu’un Romanov avant la révolution.

Nous avons quitté la forêt et pris la nationale, puis nous avons tourné à gauche et, presque immédiatement, à droite pour franchir la clôture de l’aéroport. J’ai été très surpris de découvrir aussitôt la grande piste.

— Nous y sommes déjà ?

— En été, Marty aime quitter son bureau de Manhattan à quatre heures pour être sur la plage à six heures.

— Je suppose qu’il a un jet privé, ai-je commenté en essayant de prendre un air entendu.

— Bien sûr qu’il a un jet privé.

Elle m’a gratifié d’un tel regard que j’ai eu le sentiment d’être un péquenaud qui vient de beurrer sa tartine avec son couteau à poisson. Bien sûr qu’il a un jet privé. On ne possède pas une maison de trente millions de dollars pour y aller en car. Ce type devait avoir une empreinte de pollueur digne d’un yéti. J’ai pris conscience à cet instant que pratiquement tous les gens que les Lang fréquentaient alors avaient un jet privé. Et de fait, Lang a surgi aussitôt à bord d’un Gulf Stream d’entreprise, tombant du ciel déjà sombre pour raser les pins sinistres. Jeff a enfoncé la pédale d’accélérateur et, une minute plus tard, nous nous arrêtions devant le petit terminal. Il y a eu une véritable canonnade de claquements de portes et nous nous sommes engouffrés à l’intérieur — Ruth, Amelia, Jeff, l’un des agents de protection, et moi. Là, un policier du poste d’Edgartown attendait déjà. Derrière lui, sur le mur, j’ai repéré une vieille photo passée de Bill et Hillary Clinton accueillis à leur descente d’avion pour des vacances présidentielles marquées par le scandale.

Le jet privé a quitté lentement la piste. Il était peint en bleu foncé, avec, près de la porte, la mention « Hallington » inscrite en lettres d’or. Il paraissait plus gros que le symbole phallique habituel des PDG, avec une dérive haute et six hublots de chaque côté. Lorsqu’il s’est immobilisé et que les moteurs ont été coupés, le silence qui a suivi sur l’aéroport désert a été étonnamment profond.

La porte s’est ouverte, la passerelle abaissée, et deux agents des Services spéciaux sont apparus. L’un d’eux s’est dirigé directement vers l’aérogare. L’autre s’est posté au pied des marches, scrutant avec ostentation le tarmac désert, surveillant bien les alentours. Lang lui-même ne paraissait nullement pressé de débarquer. Je parvenais tout juste à le deviner dans la pénombre de l’appareil, en train de serrer la main du pilote et du steward avant de sortir enfin — presque à contrecœur, m’a-t-il semblé — et de s’arrêter en haut de la passerelle. Il portait lui-même son attaché-case, ce qu’il ne faisait pas lorsqu’il était Premier ministre. Le vent a soulevé les basques de sa veste et tiré sur sa cravate. Il a lissé ses cheveux. Puis il a regardé autour de lui comme s’il essayait de se rappeler ce qu’il était censé faire. Cela commençait presque à devenir embarrassant quand il nous a soudain aperçus, qui l’observions de l’autre côté de la grande vitre. Il a tendu le bras, nous a salués et a souri, exactement de la même façon que lorsqu’il était à son apogée, et le moment de flottement — ou de quoi que ça ait pu être — s’est évanoui. Lang s’est approché d’un pas décidé, passant son attaché-case dans l’autre main, suivi par un agent des Services spéciaux et une jeune femme qui tirait une valise à roulettes.

Nous nous sommes écartés de la vitre juste à temps pour l’accueillir au portail des arrivées.

— Bonjour, chérie, a-t-il dit avant de se baisser pour embrasser sa femme.

Il avait le teint vaguement orangé. J’ai pris conscience qu’il était maquillé.

Elle lui a caressé le bras.

— Comment était New York ?

— Super. Ils m’ont donné le Gulfstream 4 — tu sais, le transatlantique, celui qui a des lits et une douche à bord. Bonjour Amelia. Bonjour Jeff, a-t-il dit. Qui êtes-vous ?

— Je suis votre homme de l’ombre, ai-je répondu.

Je l’ai regretté à l’instant où je l’ai dit. J’avais prévu cela comme un trait d’esprit autodépréciateur destiné à briser la glace, mieux, m’avait-il semblé, que de me présenter comme son nègre. J’avais même répété ma réplique avant de quitter Londres. Mais, curieusement, dans cet aéroport désert, au milieu de toute cette grisaille et de ce silence, elle a sonné particulièrement mal. Il a tressailli.

— D’accord, a-t-il commenté sur un ton dubitatif, et, quoiqu’il m’ait serré la main, il a aussi légèrement écarté la tête, comme pour m’examiner sans danger.

« Bon Dieu, ai-je pensé. Il doit me prendre pour un fou. »

— Ne t’en fais pas, lui a dit Ruth. Il n’est pas toujours aussi nul.

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