DEUX

« Un nègre qui est profane dans le sujet traité n’aura de cesse de poser les mêmes questions que le lecteur profane, et saura donc étendre le lectorat potentiel du livre à un public beaucoup plus large. »

Le groupe d’édition Rhinehart Publishing UK consistait en cinq sociétés plus anciennes rachetées au cours d’un accès particulièrement sévère de kleptomanie d’entreprises dans les années quatre-vingt-dix. Arrachées à leurs mansardes très dickensiennes de Bloomsbury, développées, réduites, réorientées, rebaptisées, modernisées et fondues, elles avaient finalement été parachutées à Hounslow, dans un immeuble de bureaux en acier et verre fumé dont tous les conduits étaient apparents à l’extérieur. L’immeuble en question était planté au milieu de cités au crépi granité, tel un vaisseau spatial abandonné lors d’une vaine mission visant à trouver une vie intelligente.

Je suis arrivé, avec une ponctualité toute professionnelle, à midi moins cinq, et j’ai trouvé la grande porte fermée. J’ai dû sonner pour entrer. Une affichette placardée dans le hall annonçait que l’alerte terroriste était passée au niveau ORANGE. Par le panneau vitré, je pouvais voir les agents de sécurité m’examiner sur un écran de surveillance dans leur aquarium miteux. Une fois à l’intérieur du bâtiment, j’ai été contraint de retourner mes poches et de passer par un détecteur de métaux.

Quigley m’attendait près des ascenseurs.

— De quelles bombes avez-vous peur ? ai-je demandé. Celles de Random House ?

— On publie les mémoires de Lang, a répondu Quigley d’une voix crispée. Apparemment, cela suffit à faire de nous une cible. Rick est déjà là-haut.

— Vous en avez vu combien ?

— Cinq. Vous êtes le dernier.

Je connaissais assez Roy Quigley pour savoir que je n’avais pas son soutien. Il devait avoir dans les cinquante ans, grand et plutôt genre gentleman-farmer. À une époque plus festive, il aurait fumé la pipe et proposé des à-valoir ridicules à des universitaires de petite envergure lors de déjeuners copieux à Soho. Aujourd’hui, son déjeuner se réduisait à une salade en barquette de plastique avalée dans son bureau avec vue sur l’autoroute M4, et il recevait ses ordres de la directrice des ventes et du marketing, une gamine qui devait avoir dans les seize ans. Il avait trois enfants inscrits dans des écoles privées largement au-dessus de ses moyens. Afin d’assurer sa survie, il avait bien été obligé de commencer à s’intéresser à la culture populaire, de s’occuper de la vie de divers footballeurs, de super-top models et autres comédiens dont il prononçait soigneusement les noms et étudiait les us et coutumes dans les tabloïds avec un savant détachement, comme s’il s’agissait d’une lointaine peuplade micronésienne. Je lui avais proposé une idée, l’année précédente, les mémoires d’un magicien qui avait — bien entendu — subi des abus sexuels dans son enfance, mais qui utilisait ses talents d’illusionniste pour se créer une vie nouvelle, etc. Il avait refusé le projet. Le bouquin était monté en tête des listes des meilleures ventes : Passez muscade, rien dans les mains, tout dans les pages. Il m’en voulait encore.

— Je dois vous avouer, m’a-t-il dit alors que l’ascenseur nous propulsait au dernier étage, que je ne crois pas que vous soyez l’homme de la situation.

— Alors, heureusement que ce n’est pas vous qui décidez, Roy.

Oh oui, je connaissais assez bien le poids réel de Quigley. Il était en fait directeur du groupe pour le Royaume-Uni, ce qui signifiait qu’il avait à peu près autant de pouvoir qu’un chat crevé. L’homme qui menait véritablement la danse nous attendait dans la salle de conférences et c’était John Maddox, PDG de Rhinehart Inc., grand New-Yorkais aux épaules de taureau et atteint d’alopécie. Son crâne chauve brillait sous l’éclairage au néon comme un gros œuf vernissé. Tout jeune, il avait développé un physique de lutteur dans le but (d’après le Publisher’s Weekly) de pouvoir balancer par la fenêtre quiconque contemplait son crâne un peu trop fixement. J’ai fait bien attention de ne jamais laisser mon regard se poser plus haut que son poitrail de superhéros. À côté de lui, il y avait l’avocat de Lang venu de Washington, Sidney Kroll, quarantenaire à lunettes, au visage pâle et fin, cheveux noir corbeau tombants, et doté de la poignée de main la plus molle qu’il m’ait été donné de recevoir depuis le jour où Dippy le dauphin avait sauté de son bassin, lorsque j’avais douze ans.

— Et Rick Riccardelli, que vous devez connaître, a conclu Quigley, qui a terminé les présentations avec un imperceptible frisson.

Mon agent, qui portait une chemise grise luisante et une fine cravate en cuir rouge, m’a fait un clin d’œil. J’ai lancé :

— Salut, Rick.

Je me sentais nerveux en m’asseyant près de lui. La pièce était tapissée, façon Gatsby, de livres à couverture cartonnée impeccables qui n’avaient jamais été ouverts. Maddox tournait le dos à la fenêtre. Il a posé ses grandes mains glabres sur le plateau de verre de la table, comme pour prouver qu’il n’avait pas l’intention de dégainer tout de suite, et il a dit :

— D’après ce que m’a dit Rick, vous êtes au courant de la situation et vous savez ce que nous recherchons. Alors peut-être allez-vous pouvoir nous exposer ce que vous pensez être capable d’apporter à ce projet.

— Mon ignorance, ai-je répondu sur un ton enjoué, ce qui a eu au moins le mérite de créer la surprise.

Puis, avant qu’on ne puisse m’interrompre, j’ai débité le petit monologue que j’avais répété dans le taxi.

— Vous connaissez mon parcours. Inutile pour moi de prétendre être ce que je ne suis pas. Je vais être tout à fait franc avec vous. Je ne lis pas les biographies politiques. Et alors ? ai-je fait avec un haussement d’épaules. Personne ne les lit. Ce qui, d’ailleurs, n’est pas mon problème, ai-je ajouté en me tournant vers Maddox. Ça c’est votre problème.

— Oh, pitié, a commenté Quigley à voix basse.

— Et pour me montrer d’une franchise encore plus suicidaire, ai-je continué, la rumeur veut que vous ayez payé dix millions de dollars pour ce livre. Au point où nous en sommes, combien pensez-vous récupérer au bout du compte ? Deux millions ? Trois ? Ce n’est pas une bonne nouvelle pour vous, et c’est même particulièrement mauvais pour votre client, ai-je précisé en me tournant vers Kroll. Parce que, pour lui, ce n’est même pas une question d’argent. C’est une question de réputation. Adam Lang aura avec ce livre la chance de pouvoir s’adresser directement à l’Histoire, de faire entendre sa version des faits. La dernière chose dont il a besoin, c’est de sortir un livre que personne ne lira. De quoi cela aurait-il l’air, si l’histoire de sa vie restait sur les tables des invendus ? Mais cela ne doit pas obligatoirement finir comme ça.

Je sais rétrospectivement que je devais avoir l’air d’un vrai vendeur de foire. Mais ce n’était rien d’autre que du boniment et, à l’instar des déclarations d’amour éternel à minuit dans la chambre d’une inconnue, il y aurait prescription le lendemain matin. Kroll souriait pensivement en griffonnant sur son calepin jaune. Maddox me dévisageait avec insistance. J’ai repris ma respiration avant de poursuivre :

— Force est de constater qu’un grand nom ne suffit pas à faire vendre un livre. Nous sommes tous payés pour le savoir. Ce qui fait vendre un livre — ou un film, ou une chanson —, c’est le cœur.

À ce moment de mon speech, je crois même que je suis allé jusqu’à me frapper la poitrine.

— Et c’est bien pour ça que les biographies politiques sont le trou noir de l’édition. Le nom en haut de l’affiche peut être aussi gros qu’on veut, tout le monde sait qu’une fois dans la salle, ce sera encore et toujours le même spectacle fatigué, et qui veut payer vingt-cinq dollars pour ça ? Il faut mettre un peu de cœur là-dedans, et ça, c’est ma spécialité. Et où trouver plus de cœur que dans l’histoire d’un type qui est parti de rien et a fini par diriger un pays ?

« Vous voyez, ai-je continué, c’est toute l’ironie de la chose : les mémoires d’un chef politique doivent être plus intéressants que la plupart des autobiographies, pas moins. Je vois donc mon ignorance en matière de politique comme un atout. En fait, je dois même dire que je cultive mon ignorance. Et puis Adam Lang n’a pas besoin de mes lumières sur les questions politiques de son livre — c’est déjà un génie de la politique. Ce qu’il lui faut, à mon humble avis, c’est la même chose que ce qu’il faut à une star de cinéma, à un champion de base-ball ou à un chanteur de rock, à savoir un collaborateur expérimenté qui saura lui poser les bonnes questions pour mettre son cœur à nu.

Il y a eu un silence. Je tremblais. Rick m’a tapoté le genou sous la table pour me rassurer.

— Bien joué.

— Quel ramassis de conneries, a commenté Quigley.

— Vous trouvez ? a fait Maddox, qui ne m’avait pas quitté des yeux.

Il a dit cela sur un ton neutre, mais, si j’avais été Quigley, je me serais méfié.

— Oh, John, évidemment, a répliqué Quigley avec le mépris dédaigneux de quatre générations d’études en école privée derrière lui. Adam Lang est un personnage de l’histoire mondiale, et son autobiographie va être un événement pour l’édition mondiale. C’est même un événement historique. Et on ne doit pas l’aborder comme un… — il a fouillé dans son cerveau bien rempli pour y trouver une analogie convaincante mais a terminé assez platement —… un article pour la presse people.

Le silence s’est de nouveau installé. Derrière les vitres teintées, l’autoroute était complètement embouteillée. La pluie ridait la lueur des phares des automobiles à l’arrêt. Londres n’était pas encore revenu à la normale depuis l’explosion.

— Il me semble, dit Maddox de cette même voix lente et tranquille, ses mains roses de mannequin toujours posées sur la table, que j’ai des entrepôts remplis d’« événements pour l’édition mondiale » dont je n’arrive pas à me débarrasser. Qu’en pensez-vous, Sid ?

Pendant quelques secondes, Kroll a continué de sourire pensivement en griffonnant sur son calepin. Je me suis demandé ce qu’il trouvait de si drôle.

— Adam a une position très simple sur la question, a-t-il dit enfin. (Adam : il avait lâché le prénom dans la conversation aussi négligemment qu’on jette une pièce dans la casquette d’un mendiant.) Il prend ce livre très au sérieux — c’est son testament, si vous voulez. Il veut s’acquitter de ses obligations contractuelles. Et il veut que ce soit un succès commercial. Il est donc tout à fait prêt à suivre vos conseils, John, et ceux de Marty aussi, dans les limites du raisonnable. Évidemment, il est encore très perturbé par ce qui est arrivé à Mike, qui était irremplaçable.

— Évidemment.

Nous avons tous émis les commentaires de circonstance.

— Irremplaçable, a-t-il répété. Et pourtant… il doit être remplacé.

Il a levé les yeux, content de son bon mot, et j’ai compris à cet instant qu’il n’y avait pas une seule horreur au monde — pas une guerre ni un génocide ni un cancer infantile ni une famine — dont Sidney Kroll ne parvenait pas à voir le côté amusant.

— Adam appréciera certainement l’avantage qu’il y a à essayer quelqu’un de radicalement différent. Au bout du compte, tout se résume de toute façon à un lien personnel.

Ses lunettes ont étincelé sous les néons tandis qu’il me scrutait.

— Vous pratiquez la musculation, peut-être ?

J’ai fait non de la tête.

— Dommage. Adam aime s’entraîner.

Quigley, encore ébranlé par la rebuffade de Maddox, a tenté un retour :

— Il se trouve que je connais un très bon écrivain du Guardian qui fréquente les salles de gym.

— Peut-être, est intervenu Rick après une pause embarrassée, pourrions-nous voir comment vous prévoyez les choses d’un point de vue pratique.

— D’abord, il faut que tout soit bouclé dans un mois, a répondu Maddox. C’est l’avis de Marty et c’est le mien aussi.

— Un mois ? ai-je répété. Vous voulez un livre en un mois ?

“Il existe déjà un manuscrit complet, a assuré Kroll. Il a juste besoin d’être remanié.

— Très remanié, a commenté sombrement Maddox. Si l’on prend les choses dans l’autre sens : on sort le livre en juin, ce qui signifie qu’on expédie en mai, ce qui signifie qu’on corrige et qu’on imprime en mars et avril, ce qui signifie qu’on doit avoir le manuscrit fin février. Les Allemands, les Français, les Italiens et les Espagnols commenceront la traduction tout de suite. Les journaux auront besoin de le voir aussitôt pour discuter des extraits à publier. Il y a des accords avec la télévision. La tournée publicitaire doit être fixée suffisamment à l’avance. Nous devons réserver les espaces dans les magasins. Donc fin février — c’est comme ça, point. Ce qui me plaît dans votre CV, a-t-il dit en consultant une feuille de papier devant lui, sur laquelle figurait apparemment la liste de tous mes livres, c’est que vous avez visiblement de l’expérience et que, surtout, vous êtes rapide. Vous assurez.

— Il ne m’a jamais lâché, est intervenu Rick en serrant son bras autour de mes épaules. C’est un bon gars.

— En plus, vous êtes britannique. Il me semble qu’il est absolument indispensable que le nègre soit britannique aussi. Pour trouver le ton juste.

— Nous sommes d’accord, a dit Kroll. Mais tout le travail devra être effectué aux États-Unis. Adam s’est engagé là-bas dans un cycle de conférences qui se déroulent en ce moment, et dans un programme d’appel de dons pour sa fondation. Je ne le vois pas revenir en Angleterre avant mars au plus tôt.

— Un mois aux États-Unis, pas de problème… oui ? fit Rick en me regardant avec impatience.

Je sentais à quel point il voulait que je dise oui, mais tout ce que je pensais, c’était : « Un mois, ils veulent que j’écrive un bouquin en un mois. »

J’ai hoché lentement la tête.

— J’imagine que je pourrai toujours apporter le manuscrit ici pour y mettre la dernière main.

— Le manuscrit reste en Amérique, a dit Kroll sans ambages. C’est l’une des raisons pour lesquelles Marty a prêté sa maison de Vineyard. C’est un environnement sûr. Seules quelques personnes l’auront entre les mains.

— À vous écouter, on croirait plus à une bombe qu’à un livre ! a plaisanté Quigley.

Personne n’a ri. Il s’est frotté les mains, l’air malheureux.

— Vous savez, il y aura bien un moment où il faudra que je le voie par moi-même. En tant qu’éditeur, je suis censé lire le texte.

— En théorie, a répliqué Maddox. En fait, nous reparlerons de ça plus tard. Ce calendrier ne nous laisse pas de place pour des révisions, a-t-il ajouté en se tournant vers Kroll. Il faudra corriger au fur et à mesure.

Pendant qu’ils continuaient de discuter du programme, j’ai observé Quigley. Il se tenait droit, mais immobile, pareil à l’une de ces victimes de cinéma qui se font poignarder au milieu d’une foule sans que personne le remarque. Sa bouche s’ouvrait et se fermait imperceptiblement, comme s’il voulait nous livrer un dernier message. Cependant, même sur le moment, je me suis bien rendu compte que son intervention était tout à fait pertinente. S’il était l’éditeur désigné, pourquoi ne pouvait-il pas voir le manuscrit ? Et pourquoi fallait-il que celui-ci soit confiné dans un « environnement sûr », sur une île à l’est de la côte américaine ? J’ai senti le coude de Rick me toucher les côtes et j’ai pris conscience que Maddox me parlait :

— Est-ce que vous pouvez vous rendre rapidement là-bas ? En supposant que nous poursuivions le projet avec vous plutôt qu’avec les autres — combien de temps vous faut-il ?

— Nous sommes aujourd’hui vendredi, ai-je répondu. Donnez-moi une journée pour me retourner. Je pourrais prendre l’avion dimanche.

— Et commencer lundi ? Ce serait super.

— Vous ne trouverez personne qui puisse aller plus vite, est intervenu Rick.

Maddox et Kroll se sont regardés, et j’ai su que je l’avais emporté. Ainsi que Rick l’a fait remarquer par la suite, le truc est de toujours se mettre à leur place.

« C’est comme quand tu dois choisir une nouvelle femme de ménage. Tu veux quelqu’un qui te donne tout l’historique du ménage et théorise sur le sujet, ou tu veux quelqu’un qui se mette tout de suite au travail et qui te nettoie ta baraque ? Ils-t-ont choisi parce qu’ils ont pensé que tu allais nettoyer leur putain de baraque. »

— Nous continuons avec vous, a lâché Maddox.

Il s’est levé et m’a tendu sa main à serrer.

— En admettant que nous arrivions à un accord satisfaisant avec Rick, bien entendu.

— Vous devrez également signer un accord de confidentialité, a ajouté Kroll.

— Pas de problème, ai-je assuré en me levant également.

Ça ne me dérangeait pas. Les clauses de confidentialité entrent dans la procédure standard des contrats de nègre.

— Tout est pour le mieux, alors.

Et c’était vrai. À part Quigley, tout le monde souriait, et il a soudain flotté dans la pièce comme une atmosphère virile de vestiaire après le match. Nous avons bavardé une minute, et c’est à ce moment-là que Kroll m’a pris à part et m’a dit, négligemment :

— J’ai ici quelque chose qui vous intéressera peut-être. il s’est baissé et a pris sous la table un sac en plastique jaune vif portant en belle ronde noire le nom d’un magasin de vêtements chic de Washington. Ma première pensée a été que ce devait être le manuscrit des mémoires de Lang et que tout ce cirque autour d’un « environnement sûr » n’avait été qu’une plaisanterie. Mais lorsqu’il a vu mon expression, Kroll s’est mis à rire et a dit :

— Non, non, ce n’est pas ça. C’est juste le livre d’un autre de mes clients. J’aimerais vraiment beaucoup avoir votre avis si vous trouvez un moment pour y jeter un coup d’œil. Voilà mon numéro.

J’ai pris sa carte et l’ai glissée dans ma poche. Quigley n’avait toujours pas prononcé un mot.

— Je t’appelle dès que nous avons conclu l’affaire, m’a dit Rick.

— Fais-les hurler, lui ai-je conseillé en lui pressant l’épaule.

Maddox a ri.

— Eh ! Souvenez-vous ! a-t-il lancé tandis que Quigley me raccompagnait à la porte, (fl a frappé de son gros poing le pan de sa veste bleue au niveau de sa poitrine.) Le cœur !

Pendant que l’ascenseur descendait, Quigley gardait les yeux rivés au plafond.

— C’est mon imagination, ou bien est-ce que je viens vraiment de me faire lourder ?

— Ils ne pourraient pas vous laisser partir, Roy, ai-je assuré avec toute la sincérité possible, ce qui ne faisait pas grand-chose. Vous êtes le seul qui puisse donner un peu de cohésion à cette boîte.

— « Vous laisser partir », a-t-il dit avec amertume. Oui, c’est bien l’euphémisme qu’on emploie aujourd’hui, n’est-ce pas ? Comme si on vous faisait une fleur. Vous êtes accroché au bord de la falaise et quelqu’un vous dit : « Oh, je suis affreusement désolé, mais nous allons devoir vous laisser partir. »

Au quatrième étage, deux personnes qui prenaient leur pause déjeuner sont montées et Quigley s’est tu jusqu’à ce qu’ils sortent au niveau du restaurant, soit au deuxième étage. Dès que les portes se sont refermées, il a ajouté :

— Il y a quelque chose qui ne va pas dans ce projet.

— Vous voulez parler de moi ?

— Non. Avant vous. Mais je n’arrive pas à mettre le doigt dessus, a-t-il dit en fronçant les sourcils. Le fait que personne ne soit autorisé à voir quoi que ce soit, pour commencer. Et puis ce type, Kroll, il me fait froid dans le dos. Et ce pauvre vieux Mike McAra, bien sûr. Je l’ai rencontré quand on a signé le contrat, il y a deux ans de ça. Il ne m’a pas donné l’impression d’être un type suicidaire. Plutôt l’inverse. Il m’a paru plutôt du genre à pousser les autres à se tuer, si vous voyez ce que je veux dire.

— Dur ?

— Dur, oui. Lang était là, tout sourire, et il y avait cette espèce de gangster à ses côtés, avec des yeux de serpent. J’imagine qu’il faut avoir quelqu’un comme ça avec soi quand on est dans la position de Lang.

Nous sommes arrivés au rez-de-chaussée et sortis dans le hall.

— Vous trouverez un taxi au coin de la rue, a dit Quigley et, pour cette mesquinerie minable — me laisser marcher sous la pluie au lieu de m’appeler un taxi sur le compte de la société —, je l’ai mentalement envoyé se faire pendre.

— Dites-moi, a-t-il soudain demandé, depuis quand est-ce la mode d’être stupide ? C’est le truc que je ne comprends vraiment pas. Le culte de l’imbécillité. La consécration de la crétinerie.

— Vous parlez comme un vieux, Roy, lui ai-je répondu. Les gens se plaignent que le niveau baisse depuis que Shakespeare écrit des comédies.

— Oui, mais maintenant, on est en plein dedans, n’est-ce pas ? Ça n’a jamais été à ce point avant.

Je savais qu’il essayait de me faire sortir de mes gonds — le nègre des stars parti pour écrire les mémoires d’un ex-Premier ministre — mais j’étais trop content de moi pour y prêter attention. Je lui ai souhaité une bonne retraite et j’ai traversé le hall en balançant ce satané sac en plastique jaune au bout de mon bras.

* * *

Il m’a fallu une bonne demi-heure pour dégoter un moyen de rentrer en ville. Je n’avais qu’une idée très floue de l’endroit où je me trouvais. Les rues étaient larges, les maisons petites. Il tombait un crachin régulier et glacé. J’avais mal au bras à force de me trimballer le manuscrit de Kroll. À en juger par le poids, il devait approcher le millier de feuillets. C’était qui son client ? Tolstoï ? J’ai fini par m’arrêter dans un abribus en face d’un épicier et d’une entreprise de pompes funèbres. La carte d’une compagnie de taxis était coincée dans sa structure métallique.

Le trajet jusqu’à chez moi a pris près d’une heure et j’ai eu tout le temps de jeter un coup d’œil sur le manuscrit. Le livre s’intitulait Un parmi tant d’autres. Il s’agissait de l’autobiographie d’un ancien sénateur américain passé à la postérité uniquement pour avoir continué de respirer pendant près de cent cinquante ans. Sur l’échelle habituelle des pensums, il dépassait toutes les mesures — il s’envolait au-delà des limites de l’ennui pour atteindre la stratosphère privée d’oxygène de la plus complète nullité. La voiture était surchauffée et sentait le vieux plat à emporter. J’ai commencé à me sentir nauséeux. J’ai remis le manuscrit dans son sac et baissé la vitre. La course m’a coûté quarante livres.

Je venais de régler le chauffeur et traversais le trottoir pour rentrer chez moi, tête baissée sous la pluie et cherchant mes clés, quand j’ai senti qu’on me touchait l’épaule. Je me suis retourné et j’ai heurté un mur, ou bien je me suis fait rentrer dedans par un camion — c’est l’effet que ça m’a fait. Une espèce de force implacable m’a heurté de plein fouet et je suis tombé en arrière, entre les mains d’un second assaillant. (On m’a dit ensuite qu’ils étaient deux, deux hommes d’une vingtaine d’années. L’un d’eux attendait près de l’entrée de l’appartement en sous-sol, l’autre a surgi de nulle part et m’a attrapé par-derrière.) Je me suis écroulé et ai senti la pierre rugueuse de la bordure du trottoir contre ma joue, puis j’ai hoqueté, aspiré l’air et crié comme un bébé. Mes doigts ont dû se crisper involontairement sur le sac en plastique parce que j’ai eu conscience, au milieu de cette douleur envahissante, d’une douleur vive beaucoup plus localisée — un son de flûte dans la symphonie — tandis qu’un pied m’écrasait la main et qu’on m’arrachait quelque chose.

Quand on ne peut plus respirer, on dit qu’on a la respiration coupée, ce qui sous-entend quelque chose de net et précis, une opération bien propre. Moi, on ne m’avait pas coupé la respiration, on m’avait cogné, défoncé et à moitié asphyxié, on m’avait précipité par terre et humilié. J’avais l’impression d’avoir pris un coup de couteau dans le plexus solaire. Cherchant l’air, j’étais sûr d’avoir été poignardé. J’ai senti que des gens me prenaient par les bras et me redressaient en position assise. On m’a appuyé contre un arbre, dont j’ai senti l’écorce dure me rentrer dans le dos, et quand j’ai enfin pu me remplir un peu les poumons d’oxygène, je me suis aussitôt palpé le ventre pour toucher la plaie béante qui ne pouvait manquer de se trouver là, imaginant déjà mes entrailles répandues autour de moi. Mais j’ai eu beau chercher le sang sur mes doigts, je n’y ai aperçu que la pluie sale de Londres. Il m’a fallu une bonne minute pour prendre conscience que je n’allais pas mourir — que j’étais, dans l’ensemble, indemne — et, alors, je n’ai plus eu en tête que d’échapper à tous ces gens bien intentionnés qui se pressaient autour de moi et sortaient leur téléphone portable en me demandant s’ils devaient appeler la police et une ambulance.

La perspective exaltante de devoir attendre dix heures aux urgences puis de perdre une demi-journée à l’antenne de police locale pour porter plainte a suffi à m’arracher au caniveau puis à me propulser dans l’escalier jusqu’à mon appartement. J’ai fermé la porte à clé, retiré mon manteau et suis allé, tout tremblant, m’allonger sur le canapé. Je n’ai pas bougé pendant peut-être une heure, tandis que les ombres froides de cet après-midi de janvier s’accumulaient peu à peu dans la pièce. Enfin je suis allé dans la cuisine et j’ai vomi dans l’évier, après quoi j’ai avalé un whisky bien tassé.

Je me suis alors senti passer de l’état de choc à une sorte d’euphorie. De fait, avec un peu d’alcool dans les veines, j’ai été gagné par une véritable allégresse. J’ai tâté la poche intérieure de ma veste puis mon poignet : j’avais toujours ma montre et mon portefeuille.

La seule chose qu’on m’avait prise était le sac en plastique jaune contenant les mémoires du sénateur Alzheimer. J’ai éclaté de rire en m’imaginant les voleurs descendant Ladbroke Grove au pas de course puis s’arrêtant dans une petite rue sombre pour examiner leur butin. « Mon conseil à toute jeune personne qui voudrait entrer dans la vie publique aujourd’hui… » Ce n’est qu’après un deuxième verre que j’ai pris conscience de ce que la situation pouvait avoir de gênant. Le vieil Alzheimer ne représentait rien pour moi, mais Sidney Kroll verrait peut-être les choses autrement.

J’ai sorti sa carte de ma poche. Sidney L. Kroll de Brinkerhof Lombardi Kroll, avocats, M Street, Washington, DC. Au bout d’une dizaine de minutes de réflexion, je suis retourné m’asseoir sur le canapé et je l’ai appelé sur son portable. Il a répondu à la deuxième sonnerie :

— Sid Kroll.

J’ai deviné à son intonation qu’il souriait.

— Sidney, ai-je commencé en m’efforçant de prononcer son prénom d’un ton naturel, vous ne devinerez jamais ce qui vient de m’arriver.

— On vient juste de vous voler mon manuscrit ?

J’en suis resté sans voix.

— Bon sang, ai-je fini par dire. Il n’y a donc rien dont vous ne soyez déjà au courant ?

— Comment ? s’est-il exclamé sur un tout autre ton. Nom d’un chien, je plaisantais. C’est vraiment ce qui vient de se passer ? Vous allez bien ? Où êtes-vous, maintenant ?

Je lui ai raconté toute l’histoire. Il m’a dit de ne pas m’en faire. Le manuscrit était absolument sans importance. Il ne me l’avait remis que parce qu’il pensait qu’il pourrait m’intéresser à titre professionnel. Il m’en ferait envoyer un autre exemplaire. Quelles étaient mes intentions ? Prévenir la police ? J’ai répondu que je porterais plainte s’il voulait que je le fasse, mais qu’en ce qui me concernait, l’intervention de la police risquait de poser plus de problèmes qu’autre chose. Je préférais considérer l’incident comme un tour de plus sur le manège bariolé de la vie urbaine.

— Vous savez, que sera sera, victime d’un attentat à la bombe un jour, d’une agression le lendemain.

Il était du même avis.

— Ça a été un réel plaisir de faire votre connaissance aujourd’hui. Je suis ravi que vous soyez de la partie. Tchao, a-t-il dit avant de raccrocher, son sourire perçant à nouveau dans sa voix.

Tchao.

Je suis entré dans la salle de bains et j’ai ouvert ma chemise. Une marque horizontale rouge violacé était imprimée dans la chair juste au-dessus de l’estomac, au ras de la cage thoracique. Je me suis planté devant la glace pour mieux voir. Elle atteignait pas loin d’une dizaine de centimètres de long sur un bon centimètre de large, avec des bords curieusement nets. Je me suis dit que ce n’était pas de la chair et des os qui m’avaient esquinté de la sorte. Je penchais pour un coup de poing américain. À nouveau, je ne me suis pas senti très bien et je suis retourné m’allonger sur le canapé.

Lorsque le téléphone a sonné, c’était Rick, pour me dire que l’affaire était conclue.

— Qu’est-ce qu’il y a ? a-t-il soudain demandé avant de s’interrompre. Tu n’as pas l’air dans ton assiette.

— Je me suis fait agresser.

— Non !

Je lui ai décrit ce qui m’était arrivé. Rick a dûment prononcé les commentaires de sympathie appropriés, mais dès qu’il a su que j’étais assez bien pour travailler, sa voix a perdu tout accent d’inquiétude et il s’est empressé de ramener la conversation au sujet qui l’intéressait vraiment.

— Tu es donc toujours prêt à prendre l’avion dimanche ?

— Bien sûr. Je suis un peu mal fichu, c’est tout.

— D’accord, eh bien voilà de quoi t’achever. Pour un mois de travail sur un manuscrit qui est censé être déjà écrit, Rhinehart Inc. va te payer deux cent cinquante mille dollars, plus les frais.

Quoi ?

Si je n’avais pas déjà été assis sur le canapé, je serais tombé à la renverse. On dit que tout le monde a un prix. Un quart de million de dollars pour quatre semaines de travail, c’était à peu près dix fois le mien.

— Ça fait cinquante mille dollars versés chaque semaine pendant les quatre semaines à venir, a dit Rick, plus une prime de cinquante mille si tu finis à temps. Ils prennent en charge les frais d’avion et ton séjour là-bas. Et ton nom apparaîtra sur le livre.

— En page de titre ?

— Je t’en prie ! Dans les remerciements. Mais ça n’échappera pas à la presse spécialisée. J’y veillerai. Même si, pour le moment, ta participation reste strictement confidentielle. Ils insistent particulièrement là-dessus.

Je l’ai entendu ricaner dans le combiné et je l’ai imaginé en train de se renverser en arrière dans son fauteuil.

— Oh oui, c’est tout un nouveau monde qui s’ouvre devant toi, mon garçon !

Ce en quoi, il avait raison.

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