SEPT

« Très souvent, surtout si vous l’aidez à écrire des mémoires ou une autobiographie, l’auteur fond en larmes tout en vous racontant son histoire… votre tâche, en ces circonstances, est de lui passer les mouchoirs, de vous taire et de continuer à enregistrer. »

— Vos parents étaient-ils politisés ?

Nous étions revenus dans le bureau et avions repris nos positions respectives. Il se tenait affalé dans le fauteuil, toujours en survêtement, la même serviette toujours en écharpe autour du cou. Il émanait de lui un léger parfum de sueur. J’étais assis en face de lui avec mon cahier et ma liste de questions, l’enregistreur à minidisques posé sur le bureau, à côté de moi.

— Non, pas du tout. Je ne suis même pas sûr que mon père allait voter. Il disait qu’ils étaient tous aussi nuls les uns que les autres.

— Parlez-moi de lui.

— Il était maçon. À son compte. Il avait une cinquantaine d’années quand il a rencontré ma mère. Il avait deux fils adolescents d’un premier mariage — sa première femme l’avait quitté en le laissant avec les gosses quelque temps auparavant. Ma mère était institutrice et avait vingt ans de moins que lui. Très jolie, très timide. On raconte qu’il était venu faire des réparations sur le toit de l’école et qu’ils ont commencé à discuter, et puis, une chose en amenant une autre, ils ont fini par se marier. Il a construit une maison dans laquelle ils se sont installés tous les quatre. Je suis arrivé l’année d’après, et je crois que ça lui a fait un choc.

— Pourquoi ?

— Il pensait en avoir fini avec les petits.

— J’ai eu l’impression, en lisant ce qui a été écrit jusqu’ici, que vous n’étiez pas très proche de lui.

Lang a pris tout son temps pour répondre.

— Il est mort quand j’avais seize ans. Il était en préretraite, à cause de ses problèmes de santé, et mes demi-frères étaient adultes, mariés, installés de leur côté. C’est donc la seule fois où je me souviens de l’avoir vu beaucoup à la maison. En réalité, je commençais tout juste à le connaître quand il a eu sa crise cardiaque. Enfin, je m’entendais plutôt bien avec lui. Mais si vous voulez dire que j’étais plus proche de ma mère… alors c’est oui, de toute évidence.

— Et vos demi-frères ? Vous vous entendiez avec eux ?

— Oh non, pas du tout ! s’est exclamé Lang, riant pour la première fois depuis la pause déjeuner. Sérieusement, vous devriez effacer ça. On ne peut pas faire l’impasse sur eux, si ?

— C’est votre livre.

— Alors, laissez-les de côté. Ils ont tous les deux fait carrière dans le bâtiment, et ni l’un ni l’autre n’a jamais perdu une occasion de dire à la presse qu’il ne voterait pas pour moi. Je ne les ai pas vus depuis des années. Ils doivent avoir dans les soixante-dix ans, maintenant.

— Comment est-il mort exactement ?

— Pardon ?

— Pardon… votre père ? Je me demandais comment il était mort. Où est-il mort ?

— Oh, dans le jardin. En essayant de déplacer une dalle trop lourde pour lui. Les vieilles habitudes…

Il a consulté sa montre.

— Qui l’a trouvé ?

— C’est moi.

— Vous pourriez me décrire ça ?

C’était difficile — bien plus difficile que pendant la matinée.

— Je venais de rentrer du lycée. Je me souviens que c’était vraiment une belle journée de printemps. Maman était sortie, sûrement pour s’occuper de ses bonnes œuvres. J’ai pris à boire dans la cuisine et, sans même retirer mon uniforme scolaire, je suis allé dans le jardin pour taper dans un ballon, ou ce genre de chose. Et puis il était là, au milieu de la pelouse. Juste une écorchure au visage, à l’endroit où il était tombé. Les médecins nous ont dit qu’il avait certainement succombé avant même de toucher le sol. Mais je les soupçonne de toujours dire ça, pour rassurer les familles. Qui sait ? Ça ne peut pas être si facile, n’est-ce pas… de mourir ?

— Et votre mère ?

— Tous les fils ne pensent-ils pas que leur mère est une sainte ? a-t-il lancé, cherchant ma confirmation du regard. Eh bien, la mienne en était une. Elle a quitté l’enseignement à ma naissance, et elle était toujours prête à se mettre en quatre pour tout le monde. Elle venait d’une famille quaker très croyante. C’était l’altruisme même. Elle était tellement fière de me voir entrer à Cambridge, même si cela impliquait qu’elle allait rester seule. Pas une fois, elle ne m’a dit qu’elle était malade… elle ne voulait pas me gâcher mon séjour là-bas, surtout quand j’ai commencé à monter sur les planches et à être vraiment débordé. C’était typique d’elle. Je n’ai commencé à savoir qu’elle allait mal qu’à la fin de ma deuxième année.

— Parlez-moi de ça.

— D’accord, a fait Lang en se raclant la gorge. Bon Dieu. Je savais qu’elle n’était pas très en forme, mais… vous savez, à dix-neuf ans, on ne prête pas attention à grand-chose d’autre qu’à soi-même. J’étais sur scène, j’avais des petites amies. Pour moi, Cambridge était un paradis. Je l’appelais une fois par semaine, et elle avait toujours l’air d’aller bien, même si elle vivait seule. Et puis je suis rentré, et elle était… Ça m’a fait un choc. Elle était… quasi squelettique. Elle avait une tumeur au foie. Je ne sais pas, peut-être que maintenant, on pourrait faire quelque chose… mais à l’époque… il a eu un geste d’impuissance.

— Elle n’a pas tenu un mois.

— Comment avez-vous réagi ?

— Je suis retourné à Cambridge au début de ma dernière année et… j’imagine qu’on pourrait dire que je me suis jeté à corps perdu dans la vie.

Il s’est tu. J’ai dit :

— J’ai vécu une expérience similaire.

— Vraiment ?

Il avait pris un ton inexpressif et contemplait l’océan, les déferlantes de l’Atlantique. Ses pensées paraissaient très loin derrière l’horizon.

— Oui.

Je ne parle généralement pas de moi quand je travaille, ni dans aucune autre situation d’ailleurs. Mais il arrive qu’une ou deux confidences aident le client à s’exprimer.

— J’ai perdu mes parents vers le même âge. N’avez-vous pas trouvé que, d’une façon un peu étrange, malgré la tristesse, cela vous a rendu plus fort ?

— Plus fort ? s’est-il étonné, se détournant de la fenêtre pour me regarder, les sourcils froncés.

— Au sens de devenir autonome. En sachant que la pire chose qui puisse vous arriver est déjà arrivée, et que vous avez survécu. Que vous pouvez vous débrouiller tout seul.

— Vous avez peut-être raison. Je n’y ai jamais vraiment réfléchi. Du moins pas jusqu’à très récemment. C’est étrange. Vous voulez que je vous dise quelque chose ? J’ai vu deux morts avant d’avoir vingt ans, et puis — malgré mes fonctions de Premier ministre et tout ce que cela comporte : envoyer des hommes au combat, se rendre sur la scène d’un attentat à la bombe et je ne sais quoi encore — plus un seul pendant trente-cinq ans.

— Et qui a été le dernier ? ai-je demandé stupidement.

— Mike McAra.

— Vous n’auriez pas pu envoyer l’un des policiers pour l’identifier ?

— Non, a-t-il répondu en secouant la tête. Non, je n’aurais pas pu. Je lui devais au moins ça.

Il s’est interrompu à nouveau puis, d’un geste brusque, a saisi sa serviette et s’est frotté le visage.

— Voilà une conversation bien morbide, a-t-il décrété. Changeons de sujet.

J’ai consulté ma liste de questions. J’aurais voulu lui demander plein de choses au sujet de McAra. Je n’avais pas nécessairement l’intention de m’en servir dans le livre : force m’était même de reconnaître qu’une visite à la morgue effectuée après sa démission afin d’identifier un collaborateur ne serait peut-être pas du meilleur effet dans un chapitre intitulé « Un avenir d’espoir ». C’était plutôt pour satisfaire ma curiosité. Mais je savais aussi que je n’avais pas le temps de me laisser aller : il fallait que j’avance. Aussi ai-je fait ce qu’il me demandait et changé de sujet :

— Cambridge. Parlons de cette époque.

J’avais pensé que, de mon point de vue, les années de Cambridge seraient les plus faciles à traiter de tout le livre. J’y avais moi-même effectué mes études, quoique quelques années après Lang, et l’endroit n’avait pas tellement changé. Il ne changeait jamais beaucoup : c’est ce qui faisait son charme. Je pouvais reprendre tous les clichés : les bicyclettes, les écharpes, les toges, le canotage, les gâteaux, les poêles à gaz, les enfants de chœur, les pubs au bord de l’eau, les appariteurs en chapeau melon, les vents du Fenland, les ruelles étroites, l’émotion de marcher sur les pavés mêmes qu’avaient foulés en leur temps Newton et Darwin, etc. Et je me disais en regardant le manuscrit que cela valait mieux parce que, là encore, mes propres souvenirs devraient étayer ceux de Lang. Il s’était inscrit en économie, avait fugitivement joué au football pour la deuxième équipe de son collège et s’était fait un nom en tant que comédien au sein de l’université. Cependant, même si McAra avait consciencieusement dressé la liste de tous les spectacles auxquels l’ancien Premier ministre avait participé, allant jusqu’à citer certains passages de sketches que Lang avait interprétés pour le Footlights, tout cela présentait, cette fois encore, un manque de profondeur et un côté expéditif. Il y manquait la passion. Naturellement, j’ai mis ça sur le compte de McAra. Je n’imaginais que trop bien le peu de sympathie que ce tâcheron aux mains calleuses pouvait avoir pour les dilettantes bourgeois et leurs adolescents qui prenaient des poses dans de mauvaises productions de Brecht et Ionesco. Mais Lang lui-même semblait curieusement évasif concernant cette période de sa vie.

— C’est tellement loin, a-t-il protesté. Je ne me souviens pratiquement plus de rien. Pour être honnête, je n’étais pas très bon. Le théâtre, c’est surtout l’occasion de rencontrer des filles — à propos, ne mettez pas ça.

— Mais vous étiez excellent, me suis-je écrié. À Londres, j’ai lu des interviews où des gens disaient que vous étiez assez bon pour être professionnel.

— J’imagine que ça m’aurait plu, a concédé Lang, à un moment. Sauf qu’on ne change pas le monde en étant acteur. C’est une prérogative des politiques.

Il a de nouveau consulté sa montre.

— Mais Cambridge, ai-je insisté. Ç’a dû être d’une importance capitale pour vous, étant donné vos origines.

— Oui, j’ai beaucoup aimé le temps que j’ai passé là-bas. J’y ai rencontré des gens formidables. Mais ce n’était pas le monde réel. C’était un pays imaginaire.

— Je sais. C’est justement ce qui me plaisait, là-bas.

— Mais moi aussi. Juste entre nous, j’ai adoré ça, a avoué Lang, les yeux brillants à ce souvenir. Monter sur scène et faire semblant d’être quelqu’un d’autre ! Et se faire applaudir pour ça ! Que peut-il y avoir de mieux ?

— Super, ai-je commenté, surpris par son changement d’humeur. On y arrive. On va mettre ça dedans.

— Non.

— Pourquoi ?

Lang a poussé un soupir.

— Pourquoi ? Parce que ce sont les mémoires d’un Premier ministre, a-t-il répondu en frappant soudain violemment le bras de son fauteuil du plat de la main. Et que pendant toute ma carrière politique, chaque fois que mes adversaires ont été à court d’arguments pour m’attaquer, ils se sont rabattus là-dessus : pour eux, je n’étais qu’un putain d’acteur.

Il s’est levé d’un bond et s’est mis à marcher de long en large. Puis il a pris une voix traînante et haut perchée, parfaite caricature de l’aristocrate anglais :

— « Oh, Adam Lang, avez-vous remarqué comme il change de voix en fonction des gens avec qui il se trouve ? » « Ça oui. », a-t-il répliqué, soudain métamorphosé en Écossais bourru, on ne peut vraiment pas se fier à ce que ce saligaud raconte. Ce type joue la comédie, c’est rien d’autre que de la connerie en branches ! »

Brusquement, il est devenu pontifiant, réfléchi, et a poursuivi en se tordant les mains :

— « La grande tragédie de M. Lang, c’est qu’un acteur ne peut être meilleur que le rôle qu’on lui attribue, et ce Premier ministre s’est retrouvé à court de répliques. » Cette dernière ne vous aura sans doute pas échappé lors de vos recherches approfondies.

J’ai fait non de la tête, trop stupéfait par sa tirade pour prononcer un mot.

— C’était dans l’éditorial du Times le jour où j’ai annoncé ma démission. Le titre en était « Veuillez quitter la scène ».

Il a regagné lentement son fauteuil et lissé ses cheveux en arrière avant de conclure :

— Alors non, si ça ne vous ennuie pas, nous ne nous appesantirons pas sur mes années de théâtre étudiant. Laissez-les exactement telles que Mike les a décrites.

Pendant un instant, nous n’avons parlé ni l’un ni l’autre. J’ai feint de rectifier mes notes. Dehors, un des policiers avançait avec peine dans les dunes, tête baissée contre le vent, mais l’insonorisation de la maison était telle qu’il avait l’air d’un mime. Les paroles de Ruth Lang à propos de son mari me sont revenues : « Il ne va pas très bien en ce moment et j’ai un peu peur de le laisser. » Je commençais à comprendre ce qu’elle entendait par là. J’ai entendu un déclic, et je me suis penché pour vérifier l’enregistreur.

— Il faut que je change le disque, ai-je annoncé, soulagé d’avoir une excuse pour m’éloigner. Je descends ça à Amelia. J’en ai pour une seconde.

Lang avait retrouvé son humeur sombre et il regardait par la fenêtre. Il m’a fait un petit geste vaguement dédaigneux de la main pour me signifier d’y aller. Je suis descendu dans la salle où les secrétaires transcrivaient le texte sur ordinateur. Amelia se tenait près d’un classeur. Elle s’est retournée à mon arrivée. Je suppose que c’est l’expression de mon visage qui m’a trahi.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? a-t-elle demandé.

— Rien, ai-je dit avant de céder aussitôt à l’envie de partager mon malaise. En fait, il a l’air un peu à cran.

— Vraiment ? Ça ne lui ressemble pas. De quelle façon ?

— Il vient juste de se mettre en boule pour rien. J’imagine que ce doit être à cause de tout cet exercice à l’heure du déjeuner, ai-je ajouté pour essayer de tourner la chose à la plaisanterie. Ça ne peut pas être bon.

J’ai remis le minidisque à l’une des secrétaires — je crois que c’était Lucy — et j’ai récupéré les dernières transcriptions. Amelia continuait de me dévisager, la tête légèrement penchée de côté.

— Quoi ? ai-je questionné.

— Vous avez raison. Il doit y avoir quelque chose qui le perturbe. Il a reçu un coup de fil juste après votre séance de ce matin.

— De qui ?

— C’était sur son portable. Et il ne m’a rien dit. Je me demande… Alice, mon chou — tu permets ?

Alice s’est levée, et Amelia s’est glissée à sa place devant l’écran d’ordinateur. Je ne crois pas avoir jamais vu des doigts filer aussi vite sur un clavier. Le crépitement des touches ne formait plus qu’un grondement continu, semblable au bruit que feraient un million de dominos en tombant les uns sur les autres. Les images sur l’écran défilaient presque aussi rapidement. Puis le crépitement s’est réduit à quelques coups secs staccato lorsque Amelia a trouvé ce qu’elle cherchait.

— Merde !

Elle a orienté l’écran vers moi et s’est redressée sur sa chaise avec incrédulité. Je me suis penché pour lire. La page web affichait « Dernières nouvelles » :

27 juin, 14 h 57 (Heure côte Est)


NEW YORK (AP) — L’ancien ministre des Affaires étrangères britannique Richard Rycart a demandé à la Cour pénale internationale de La Haye d’ouvrir une instruction : suivant certaines rumeurs, l’ex-Premier ministre britannique Adam Lang aurait en effet ordonné la remise illégale de suspects à la CIA, laquelle les aurait torturés.

M. Rycart, qui a été remercié du cabinet par Adam Lang voilà quatre ans, est aujourd’hui émissaire spécial des Nations unies pour les questions humanitaires, et il ne ménage pas ses critiques sur la politique étrangère américaine. À l’époque où il a quitté le gouvernement Lang, M. Rycart a soutenu qu’il avait été limogé pour ne pas s’être montré assez proaméricain.

Dans une déclaration émanant de son bureau de New York, M. Rycart a annoncé qu’il avait transmis des documents à la CPI il y a déjà plusieurs semaines. Les documents — sur le contenu desquels il y a eu quelques fuites dans un journal anglais de ce week-end — montreraient que M. Lang, alors Premier ministre, aurait autorisé personnellement la capture de quatre ressortissants britanniques au Pakistan voilà cinq ans.

M. Rycart a continué ainsi : « J’ai à maintes reprises demandé en privé au gouvernement britannique d’enquêter sur cet acte illégal. J’ai proposé de témoigner et de répondre à toutes les questions. Cependant, le gouvernement n’a cessé de refuser ne serait-ce que de reconnaître l’existence d’une opération Tempête. J’ai donc le sentiment de n’avoir d’autre choix que de remettre les preuves qui se trouvent en ma possession à la CPI. »

— Le petit salaud, a murmuré Amelia.

Le téléphone s’est mis à sonner sur le bureau. Puis un autre a carillonné sur une toute petite table près de la porte. Personne n’a bougé. Lucy et Alice ont questionné Amelia du regard. Le portable qu’Amelia rangeait dans un étui fixé à sa ceinture a émis lui aussi sa sonnerie électronique. L’espace d’une fraction de seconde, je l’ai vue paniquer — ce devait être l’une des rares occasions de sa vie où elle ne savait pas quoi faire. En l’absence d’instructions, Lucy s’est avancée vers le téléphone du bureau.

— Non ! a crié Amelia. Laisse. Nous devons d’abord déterminer la position à tenir.

Deux autres téléphones retentissaient à présent dans d’autres parties de la maison. On se serait cru à midi dans une fabrique de pendules. Elle a sorti son portable pour vérifier le numéro d’appel.

— La meute est en route, a-t-elle commenté en éteignant son appareil.

Durant quelques secondes, elle a tambouriné du bout des doigts sur la table.

— Bon, débranche toutes les lignes, a-t-elle commandé à Alice d’une voix qui semblait avoir recouvré une partie de son assurance. Et ensuite, cherche sur les principaux sites d’information du web si tu peux dénicher d’autres déclarations de Rycart. Lucy… trouve une télévision et jette un coup d’œil sur les chaînes d’information. (Elle a consulté sa montre.) Ruth est-elle encore dehors ? Merde ! Elle n’est pas rentrée, si ?

Amelia a saisi son cahier noir et rouge et s’est engouffrée dans le couloir en claquant des talons. Comme je ne savais pas trop ce que j’étais censé faire, ni de quoi il s’agissait exactement, je me suis dit qu’il valait mieux la suivre. Elle appelait l’un des agents des Services spéciaux :

— Barry ! Barry !

Il a sorti la tête de la cuisine.

— Barry, trouvez Mme Lang et ramenez-la ici le plus vite possible.

Elle a pris l’escalier qui menait au salon.

Cette fois encore, Lang était assis, immobile, exactement là où je l’avais laissé. La seule différence était qu’il tenait son petit téléphone portable à la main. Il l’a refermé lorsque nous sommes entrés.

— Tous ces coups de fil signifient sans doute qu’il a balancé sa déclaration, a-t-il dit.

— Pourquoi ne m’en avez-vous pas parlé ? s’est écriée Amelia, exaspérée, en écartant les bras.

— Vous en parler avant d’avoir prévenu Ruth ? Je ne crois pas que cela aurait été très avisé, si ? Et puis, j’avais envie de garder ça un moment pour moi. Pardonnez-moi, a-t-il ajouté en se tournant vers moi, de m’être emporté.

J’ai été touché par ses excuses. Je me suis dit que c’était le charme dans l’adversité. J’ai répondu :

— Ne vous en faites pas pour ça.

— Et Ruth, a demandé Amelia, vous lui en avez parlé ?

— Je voulais le lui annoncer de vive voix, mais ce n’est de toute évidence plus possible, alors je viens de l’appeler.

— Et comment a-t-elle pris ça ?

— D’après vous ?

— Quel petit salaud ! a répété Amelia.

— Elle devrait être là dans une minute.

Lang s’est levé et est allé se poster à la fenêtre, les mains sur les hanches. J’ai senti à nouveau l’odeur forte de sa transpiration. Il me faisait penser à un animal acculé.

— Il tenait tellement à me dire que ça n’avait rien de personnel, a commenté Lang, le dos tourné. Il tenait tellement, mais tellement à me dire que ce n’était qu’à cause de son engagement notoire en faveur des droits de l’homme qu’il avait eu le sentiment de ne pas pouvoir se taire plus longtemps. « Son engagement notoire en faveur des droits de l’homme… », a-t-il répété en ricanant devant son reflet. Seigneur…

— Pensez-vous qu’il enregistrait l’appel ? a demandé Amelia.

— Qui sait ? Probablement. Et il va probablement le diffuser. Avec lui, tout est possible. J’ai simplement dit : « Merci infiniment de me prévenir, Richard », et j’ai raccroché. C’est d’un calme perturbant en bas, non ? s’est-il étonné en se retournant, sourcils froncés.

— J’ai fait débrancher tous les téléphones. Nous devons déterminer ce que nous allons dire.

— Qu’est-ce que nous avons dit pendant le weekend ?

— Que nous n’avions pas lu ce qu’il y avait dans le Sunday Times et ne prévoyions aucun commentaire.

— Eh bien, au moins nous savons maintenant d’où ils tiennent leur article.

Lang secoua la tête. Il avait presque l’air admiratif.

— Il veut vraiment me coincer, non ? Une fuite dans la presse le dimanche, qui prépare le terrain pour la déclaration du mardi. Trois jours de couverture au lieu d’un seul pour faire monter la mayonnaise. Il a bien appris sa leçon.

— Votre leçon.

Lang a accueilli le compliment d’un signe de tête et a reporté son regard vers la fenêtre.

— Ah, a-t-il dit. Voilà les problèmes qui arrivent.

Une petite silhouette décidée en anorak bleu revenait des dunes, dévalant le sentier si rapidement que le policier qui la suivait devait parfois se mettre à courir pour ne pas être distancé. Le capuchon pointu était rabattu sur son visage, et elle gardait le menton pressé contre sa poitrine, ce qui donnait à Ruth Lang l’allure d’un chevalier moyenâgeux casqué de polyester, en route pour le combat.

— Adam, il faut vraiment que nous fassions une déclaration, a dit Amelia. Si vous ne dites rien, ou si vous attendez trop longtemps, vous aurez l’air… (Elle a hésité.) Eh bien, ils en tireront leurs propres conclusions.

— Très bien, a répliqué Lang. Que diriez-vous de ceci ?

Amelia a décapuchonné un petit stylo argenté et ouvert son cahier.

— En réponse aux allégations de Richard Rycart, Adam Lang fait la déclaration suivante : « Lorsque la politique de soutien à cent pour cent des États-Unis dans la guerre totale contre le terrorisme était populaire en Grande-Bretagne, M. Rycart l’approuvait. Lorsqu’elle est devenue impopulaire, il l’a désapprouvée. Et lorsque, en raison de son incompétence en matière administrative, il a été prié de quitter les Affaires étrangères, il s’est soudain passionné pour la défense des prétendus droits de l’homme de terroristes supposés. Un enfant de trois ans verrait clair dans sa stratégie infantile visant à salir ses anciens collègues. » Point final. Fin du paragraphe.

Amelia s’était arrêtée d’écrire à la moitié de la dictée de Lang. Elle foudroyait l’ancien Premier ministre du regard et, si je n’avais pas su que c’était impossible, j’aurais pu jurer que la Reine des Neiges avait un début de larme au coin d’un œil. Il lui a rendu son regard. On a frappé doucement à la porte, et Alice est entrée, une feuille de papier à la main.

— Excusez-moi, Adam, a-t-elle annoncé. Ça vient juste d’arriver d’Associated Press.

Lang semblait peu désireux de quitter Amelia des yeux, et j’ai su alors — avec toute la certitude qu’il m’était donné d’avoir — que leur relation dépassait largement le cadre professionnel. Après une pause si longue qu’elle en devenait embarrassante, il a pris la feuille des mains d’Alice et a commencé à la lire. C’est le moment qu’a choisi Ruth pour entrer. Je commençais à avoir l’impression d’être un spectateur qui a quitté sa place pour aller aux toilettes et s’égare soudain sur la scène en plein milieu de la pièce : les comédiens faisaient comme si je n’étais pas là, et je savais que je devais partir, mais je n’arrivais pas à trouver de réplique de sortie.

Lang a fini de lire et a tendu la feuille à Ruth.

— D’après Associated Press, a-t-il annoncé, des sources directes à La Haye — quelles qu’elles puissent être — assurent que le bureau du procureur de la Cour pénale internationale donnera un communiqué dans la matinée.

— Oh, Adam ! s’est écriée Amelia en portant la main à sa bouche.

— Pourquoi n’avons-nous pas été avertis ? a questionné Ruth. Que fait Downing Street ? Pourquoi n’avons-nous aucune nouvelle de l’ambassade ?

— Les téléphones sont débranchés, a répondu Lang. Ils cherchent sûrement à me joindre en ce moment même.

— On s’en fout d’en ce moment ! a hurlé Ruth. Qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse, en ce moment ? C’est il y a une semaine qu’on aurait dû savoir ça ! Qu’est-ce que vous foutez, vous ? a-t-elle continué en reportant sa fureur contre Amelia. Je croyais que si vous étiez là, c’était pour maintenir une liaison avec le gouvernement ? Vous n’allez pas me dire que vous n’avez rien vu venir ?

— D’une façon générale, le procureur de la CPI est très soucieux de ne pas prévenir les suspects quand ils font l’objet d’une enquête, a répondu Amelia. Ni, en l’occurrence, le gouvernement de ces suspects. Au cas où ils seraient tentés de détruire des preuves.

Ces paroles ont semblé frapper Ruth de plein fouet. Elle a mis un moment à se ressaisir.

— Alors, voilà ce qu’est devenu Adam, maintenant ? Un suspect ? Il faut que tu parles à Sid Kroll, a-t-elle poursuivi en se tournant vers son mari.

— On ne sait pas exactement ce que va dire la procureur de la CPI, a fait remarquer Lang. Je dois d’abord m’entretenir avec Londres.

— Adam, a dit Ruth en s’adressant à lui très lentement, comme s’il venait d’avoir un accident et risquait d’être commotionné, ils te pendront sur la place publique si ça les arrange. Tu as besoin d’un avocat. Appelle Sid.

Lang a hésité, puis il s’est tourné vers Amelia.

— Appelez-moi Sid.

— Et pour les médias ?

— On fait une déclaration pour temporiser. Juste une phrase ou deux.

Amelia a sorti son portable et a fait défiler son carnet d’adresses.

— Vous voulez que je prépare quelque chose ?

— Pourquoi ne le ferait-il pas, lui ? est intervenue Ruth en me désignant. Il est censé être écrivain.

— Très bien, a dit Amelia sans dissimuler son irritation. Mais il faut que ce soit prêt tout de suite.

— Une petite seconde, ai-je demandé.

— Il faut que j’aie l’air sûr de moi, m’a dit Lang, et surtout pas sur la défensive — ce serait fatal. Mais il ne s’agit pas de faire le malin non plus. Pas d’amertume. Pas de colère. Mais ne dites pas que je suis content d’avoir l’occasion de blanchir mon nom ou ce genre de connerie.

— Bien, ai-je récapitulé, vous n’êtes pas sur la défensive, mais vous ne faites pas le malin, vous n’êtes pas en colère, mais vous n’êtes pas content ?

— C’est ça.

— Qu’est-ce que vous êtes, alors, exactement ? Curieusement, vu les circonstances, tout le monde a ri.

— Je t’avais dit qu’il était drôle, a commenté Ruth. Amelia a brusquement levé la main et nous a fait signe de nous taire.

— J’ai Adam Lang pour Sidney Kroll, a-t-elle annoncé. Non, je n’attendrai pas.

* * *

Je suis descendu avec Alice et me suis tenu derrière son épaule tandis qu’elle prenait place devant le clavier, attendant patiemment que les paroles de l’ex-Premier ministre jaillissent de mes lèvres. Ce n’est que lorsque j’ai commencé à imaginer ce que Lang pourrait dire que je me suis aperçu que je n’avais pas posé la question essentielle : avait-il réellement ordonné la remise des quatre hommes ? J’ai su alors qu’il n’avait pu en être autrement, sans quoi il aurait simplement tout nié en bloc dès le week-end, quand l’affaire était sortie dans les journaux. J’ai eu à nouveau l’impression d’être complètement dépassé par les événements. Je me suis lancé :

— J’ai toujours été un ardent, non… effacez ça… j’ai toujours été un grand… non, un défenseur convaincu du travail de la Cour pénale internationale. (L’avait-il été ? Je n’en avais aucune idée. Je supposais que oui. Ou plutôt, je supposais qu’il avait toujours prétendu l’être.) Et je ne doute pas que la CPI ne se laissera pas abuser par des dénonciations pernicieuses aux motivations purement politiciennes.

Je me suis interrompu. Il fallait, me semblait-il, encore une ligne : quelque chose qui soit d’une portée plus large, plus digne d’un homme d’État. À sa place, qu’est-ce que je dirais ?

— La lutte internationale contre le terrorisme, ai-je dicté, saisi par une soudaine inspiration, est trop importante pour être utilisée à des fins de vengeance personnelle.

Lucy a imprimé, et, quand j’ai rapporté la feuille dans le bureau, j’éprouvais une étrange fierté d’écolier rendant timidement son devoir. J’ai feint de ne pas voir la main tendue d’Amelia et ai montré d’abord mon texte à Ruth (j’apprenais enfin le protocole de cette cour en exil). Elle m’a gratifié d’un signe de tête approbateur et l’a tendu à Lang par-dessus le bureau. Il l’a lu en silence, m’a prié d’un geste de lui donner mon stylo et a griffonné un seul mot. Puis il m’a rendu le tout et a levé les pouces. S’adressant au combiné, il a dit :

— C’est très bien, Sid. Qu’est-ce qu’on sait de ces trois juges ?

— J’ai le droit de voir ? a demandé Amelia alors que nous descendions au rez-de-chaussée.

En lui remettant la feuille, j’ai remarqué que Lang avait ajouté le terme « intestine » à la dernière phrase. « La lutte internationale contre le terrorisme est trop importante pour être utilisée à des fins de vengeance personnelle intestine. » Le contraste brutal entre « internationale » et « intestine » faisait apparaître Rycart plus mesquin encore.

— C’est très bien, a commenté Amelia. Vous pourriez devenir le nouveau Mike McAra.

Je l’ai dévisagée. Je pense que dans sa bouche, c’était un compliment. Mais avec elle, c’était toujours difficile à déterminer. D’ailleurs, je m’en moquais. Pour la première fois de ma vie, je découvrais l’adrénaline de la politique. Je comprenais maintenant pourquoi Lang supportait aussi mal sa retraite. Je soupçonnais que la compétition sportive de haut niveau devait procurer un peu la même sensation. C’était comme de jouer au tennis sur le court central de Wimbledon. Rycart avait servi au ras du filet, et nous avions foncé sur la balle pour la renvoyer à la volée, avec une vitesse accrue. Un par un, les téléphones ont été rebranchés et se sont mis instantanément à sonner, réclamant l’attention de tous. Alors, j’ai entendu les secrétaires transmettre mon texte aux journalistes avides — « J’ai toujours été un défenseur convaincu du travail de la Cour pénale internationale. » J’ai regardé mes phrases partir par courriel aux agences de presse, puis, quelques minutes plus tard, j’ai commencé à les voir apparaître sur l’écran de l’ordinateur et à la télévision. (« Il y a quelques minutes à peine, l’ancien Premier ministre a fait une déclaration disant que… ») Le monde semblait devenu notre chambre d’écho.

Au milieu de l’agitation générale, mon propre portable a sonné. J’ai collé l’écouteur contre mon oreille et ai dû me boucher l’autre oreille avec mon index pour entendre qui était au bout du fil. Une voix étouffée a demandé :

— Vous m’entendez ?

— Qui est à l’appareil ?

— C’est John Maddox, de Rhinehart à New York. Mais où êtes-vous donc ? On vous croirait dans une maison de fous.

— Vous n’êtes pas le premier à utiliser cette expression. Attendez, John. Je vais essayer de trouver un endroit plus calme.

Je suis sorti dans le couloir et l’ai emprunté jusqu’à l’arrière de la maison.

— C’est mieux comme ça ?

— Je viens d’entendre les infos, a dit Maddox. Ça ne peut qu’être très bon pour nous. On devrait commencer là-dessus.

— Quoi ? me suis-je exclamé sans cesser de marcher.

— L’affaire de crime de guerre, là. Vous l’avez interrogé là-dessus ?

— Pour vous parler franchement, John, je n’en ai pas eu beaucoup l’occasion, ai-je répondu en m’efforçant de ne pas paraître trop sarcastique. Là, tout de suite, il est un peu débordé.

— D’accord, et qu’est-ce que vous avez vu pour l’instant ?

— Les premières années — l’enfance, l’université…

— Non, non, a coupé Maddox avec impatience. Laissez donc ces foutaises. C’est ce qui se passe maintenant qui est important. Faites en sorte qu’il se concentre là-dessus et n’en parle à personne d’autre. Nous devons absolument en conserver l’exclusivité dans ses mémoires.

J’avais abouti dans le solarium où j’avais parlé à Rick pendant la pause déjeuner. Même avec la porte fermée, j’entendais toujours le son diffus des téléphones qui sonnaient de l’autre côté de la maison. L’idée que Lang puisse ne rien dire sur l’enlèvement illégal et la torture des quatre Britanniques avant la sortie du livre n’était qu’une plaisanterie. Naturellement, ce n’est pas exactement ainsi que j’ai présenté les choses au directeur de la troisième plus grosse maison d’édition du monde.

— Je vais transmettre, John, ai-je assuré. Mais vous feriez certainement mieux d’en parler à Sidney Kroll. Cela donnerait peut-être la possibilité à Adam de dire que son avocat lui a conseillé de se taire.

— Bonne idée. J’appelle Sid tout de suite. En attendant, je voudrais que vous comprimiez le calendrier.

— Le comprimer ? a fait ma voix, creuse et ténue dans la salle vide.

— C’est ça. Le comprimer. Activer un peu les choses si vous préférez. Aujourd’hui, Lang fait vendre. Les gens s’intéressent à nouveau à lui. On ne peut pas se permettre de laisser passer cette chance.

— Êtes-vous en train de dire que vous voulez ce livre dans moins d’un mois ?

— Je sais que c’est dur. Et que cela signifie sans doute se contenter de revoir la plus grande partie du manuscrit au lieu de le réécrire, mais qu’est-ce qu’on en a à foutre ? Personne ne va en lire la moitié, de toute façon. Plus tôt on le sortira, plus on en vendra. Vous pensez pouvoir y arriver ?

La réponse était non. Non, pauvre connard de chauve, espèce de salaud psychopathe… vous avez vraiment lu cette merde ? Vous avez complètement pété les plombs. J’ai dit :

— Bien, John, je vais faire mon possible.

— Bravo. Et ne vous en faites pas pour votre contrat. Nous vous paierons autant pour deux semaines de travail que pour quatre. Je peux vous dire que si cette affaire de crime de guerre explose, ce sera pour nous une bénédiction.

Le temps qu’il raccroche, les deux semaines évoquées ne représentaient plus un chiffre lancé au hasard mais un délai ferme et définitif. Je ne devais plus mener quarante heures d’entretien avec Lang pour passer toute sa vie en revue : il fallait à présent l’amener à se concentrer uniquement sur la guerre contre le terrorisme, et nous commencerions les mémoires là-dessus. En ce qui concernait le reste, je ferais de mon mieux pour l’améliorer, le réécrivant quand ce serait possible.

— Et si Adam n’est pas très chaud ? ai-je questionné lors de ce qui s’est avéré notre dernier échange.

— Il le sera, a assuré Maddox. Et s’il ne l’est pas, eh bien vous n’aurez qu’à rappeler à Adam — à son ton, il était clair que nous n’étions que deux tantouses d’Anglais — ses obligations contractuelles : remettre un livre qui nous donne un compte rendu honnête et complet de la guerre contre le terrorisme. Je compte sur vous. C’est d’accord ?

Il n’y a pas plus triste qu’un solarium sans soleil. Je voyais le jardinier exactement au même endroit que la fois précédente, raide et empêtré dans ses épais vêtements d’extérieur, toujours en train d’entasser les feuilles mortes dans sa brouette. À peine venait-il de nettoyer un coin que le vent ramenait de nouvelles brassées de feuilles. Je me suis laissé aller à un bref instant de désespoir, appuyé dos au mur, la tête relevée vers le plafond, à méditer sur la nature fuyante des jours d’été et du bonheur humain. J’ai essayé de joindre Rick, mais son assistant m’a dit qu’il était sorti pour l’après-midi, aussi ai-je demandé qu’il me rappelle. Puis je me suis mis en quête d’Amelia.

Elle n’était pas dans le bureau, où les secrétaires répondaient encore au téléphone, ni dans le couloir ni dans la cuisine. À ma grande surprise, l’un des policiers m’a indiqué qu’elle était dehors. Il devait être quatre heures passées et il commençait à faire froid. Elle se tenait au bout de l’allée, devant la maison. Dans la pénombre de janvier, l’extrémité de sa cigarette rougeoyait quand elle inspirait, puis disparaissait complètement.

— Je n’aurais pas cru que vous étiez fumeuse, ai-je commenté.

— Je ne m’en autorise qu’une de temps en temps. Et seulement dans les périodes de grand stress ou de grande satisfaction.

— Et là, c’est quoi ?

— Très drôle.

Elle avait boutonné sa veste pour se protéger de la tombée de la nuit glaciale et fumait de cette façon curieusement sur la défensive qu’ont certaines femmes, un bras pendant mollement contre la taille, l’autre — celui dont la main tient la cigarette — incliné en travers de la poitrine. La fumée odorante du tabac grillé en plein air m’a donné une furieuse envie de fumer. Ç’aurait été la première cigarette en plus de dix ans, et ça n’aurait pas manqué de me faire replonger à deux paquets par jour, pourtant, si elle m’en avait proposé une à cet instant, je l’aurais prise.

Elle ne l’a pas fait.

— John Maddox vient d’appeler, l’ai-je informée. Il veut le bouquin dans quinze jours au lieu d’un mois.

— Nom de Dieu. Bonne chance.

— J’imagine qu’il n’y a pas la moindre possibilité que j’arrive à coincer Adam pour une autre séance aujourd’hui, si ?

— D’après vous ?

— Dans ce cas, est-ce qu’il serait envisageable de me ramener à l’hôtel ? Je commencerai à travailler là-bas.

Elle a exhalé la fumée par les narines et m’a dévisagé.

— Vous n’avez pas l’intention d’emporter le manuscrit avec vous, au moins ?

— Bien sûr que non ! (Ma voix monte toujours d’une octave quand je mens. Je n’aurais jamais pu faire de politique : on m’aurait pris pour Donald Duck.) Je voudrais juste mettre en forme les entretiens d’aujourd’hui, c’est tout.

— Vous vous rendez compte à quel point tout cela peut devenir grave, n’est-ce pas ?

— Bien sûr. Vous pouvez vérifier mon ordinateur, si vous voulez.

Elle s’est tue juste assez longtemps pour que je puisse percevoir ses soupçons, et a fini sa cigarette en lâchant :

— Bon, je vous fais confiance.

Elle a laissé tomber son mégot sur l’allée, l’a écrasé délicatement du bout du pied puis s’est baissée pour le ramasser. Je l’ai imaginée au lycée, récupérant les preuves de la même façon — première de la classe jamais surprise en train de fumer. Elle a ajouté :

— Bon, prenez vos affaires. Je vais demander à l’un des garçons de vous conduire à Edgartown.

Nous sommes retournés dans la maison et nous sommes séparés dans le couloir. Elle a filé vers les téléphones qui sonnaient. J’ai monté l’escalier qui conduisait au bureau et, en approchant, j’ai entendu Ruth et Adam Lang en pleine dispute. Leurs voix étaient étouffées, et les seules paroles que j’ai pu saisir distinctement ont été la toute fin de la dernière diatribe de Ruth : « … passer le reste de ma vie ici, bordel ! » La porte était entrouverte. J’ai hésité. Je ne voulais pas les interrompre, mais en même temps, je ne voulais pas attendre à l’extérieur et risquer d’être surpris comme si j’écoutais aux portes. J’ai fini par frapper doucement et, après un silence, j’ai entendu Lang dire d’une voix lasse :

— Entrez.

Il était assis au bureau. Sa femme se trouvait à l’autre bout de la pièce. Ils respiraient fort tous les deux et j’ai eu l’impression que quelque chose de capital — comme une explosion contenue depuis longtemps — venait de se produire. Je comprenais pourquoi Amelia avait fui dehors pour fumer.

— Pardon de vous déranger, me suis-je excusé en montrant mes affaires. Je voulais juste…

— Ça va, a dit Lang.

— Je vais appeler les enfants, a conclu Ruth d’un ton amer. À moins, bien sûr, que tu ne l’aies déjà fait ?

Lang ne l’a pas regardée ; il m’a regardé moi. Et, oh, que ce regard glauque était lourd de sens ! Il m’invitait, en cet instant prolongé, à contempler l’homme qu’il était devenu : dépouillé de son pouvoir, trompé par ses ennemis, traqué, déraciné, coincé entre sa femme et sa maîtresse. On pourrait écrire une centaine de pages sur ce regard fugitif sans avoir encore tout dit.

— Pardon, a dit Ruth en me bousculant avec une certaine rudesse de son petit corps tendu.

Au même instant, Amelia est apparue dans l’encadrement de la porte, un téléphone à la main.

— Adam, c’est la Maison-Blanche, a-t-elle annoncé. Nous avons le président des États-Unis en ligne pour vous.

Elle m’a souri et m’a poussé vers la porte.

— Ça ne vous dérange pas ? Nous avons besoin de la salle.

* * *

Il faisait déjà sombre quand je suis arrivé à l’hôtel. Il subsistait juste assez de jour pour laisser voir les gros nuages noirs en provenance de l’Atlantique, qui s’amoncelaient au-dessus de Chappaquiddick. La fille au petit bonnet de dentelle de la réception a fait remarquer qu’il allait y avoir de la tempête.

Je suis monté dans ma chambre et suis resté un moment dans la pénombre, à écouter le grincement de la vieille enseigne de l’auberge et le fracas suivi du grondement incessant des vagues, au-delà de la route déserte. Le phare s’est allumé à l’instant précis où son faisceau était dirigé droit sur l’hôtel, et ce soudain jaillissement de rouge dans la chambre m’a tiré brusquement de ma rêverie. J’ai allumé la lampe de bureau et sorti mon ordinateur portable de ma sacoche. Nous avions fait un bon bout de chemin ensemble, cet ordinateur et moi. Nous avions subi des rock stars qui se prenaient pour des messies dont la mission était de sauver la planète. Nous avions survécu à des footballeurs dont les grognements monosyllabiques auraient fait passer les borborygmes d’un vieux gorille pour une tirade de Shakespeare. Nous avions supporté des acteurs promis à l’oubli mais dont l’ego égalait celui d’un empereur romain, et l’entourage qui allait avec. J’ai gratifié la machine d’une petite tape affectueuse. Son boîtier métallique autrefois rutilant était rayé et cabossé — blessures honorables d’une douzaine de campagnes. Nous arriverions bien à nous sortir de celle-ci.

Je l’ai branché sur la ligne téléphonique de l’hôtel, ai lancé la connexion à mon fournisseur de services internet et, pendant que l’opération était en cours, je suis allé me chercher un verre d’eau dans la salle de bains. Le visage qui m’a contemplé dans le miroir était encore plus délabré que le spectre de la veille au soir. J’ai tiré sur la paupière inférieure de mon œil pour en étudier le blanc jaunâtre avant de poursuivre mon examen par les dents et les cheveux grisonnants puis par le filigrane rouge qui constellait mes joues et mon nez. Martha’s Vineyard semblait me faire vieillir. C’était Shangri-La à l’envers.

De la pièce voisine m’est parvenue l’annonce familière « Vous avez un e-mail ».

J’ai vu tout de suite que quelque chose clochait. Il y avait la liste habituelle d’une douzaine de messages publicitaires qui me proposaient tout, du gonfleur de pénis au Wall Street Journal, plus un courriel du bureau de Rick confirmant le versement de la première partie de l’avance. La seule chose qui n’apparaissait pas était le mail que je m’étais envoyé à moi-même dans l’après-midi.

J’ai fixé un moment l’écran d’un regard stupide, puis j’ai ouvert le classeur séparé du disque dur qui stocke systématiquement tous les courriels, entrants et sortants. Et là à mon immense soulagement, en tête de la liste des « envois », il y avait le message intitulé « sans objet » auquel j’avais ajouté en pièce jointe le manuscrit des mémoires d’Adam Lang. Mais quand j’ai ouvert le message vide et cliqué sur la boîte de téléchargement, tout ce que j’ai pu recevoir a été un message m’informant que « le dossier n’est pas accessible ». J’ai réessayé plusieurs fois, toujours avec le même résultat.

J’ai sorti mon téléphone portable et appelé mon fournisseur internet.

Je vous épargnerai le compte rendu détaillé de l’éprouvante demi-heure qui a suivi — la sélection interminable de toute une liste d’options, la musique d’attente passée en boucle, la conversation de plus en plus alarmiste avec le représentant de la société au fin fond de l’Uttar Pradesh ou Dieu seul sait d’où il pouvait parler.

La fin de l’histoire était que le manuscrit avait disparu, et que la compagnie n’avait aucune trace signalant qu’il eût jamais existé.

Je me suis allongé sur le lit.

Je n’ai pas l’esprit très pratique, mais même moi, je commençais à entrevoir ce qui avait pu se passer. D’une façon ou d’une autre, le manuscrit avait été subtilisé de la mémoire informatique de mon fournisseur de services. Il n’y avait à cela que deux explications possibles. La première était qu’il n’avait pas été chargé correctement — mais cette option ne pouvait être retenue puisque j’avais reçu les deux messages de réception pendant que j’étais encore dans le bureau : « Votre dossier a été transféré » et « Vous avez un message ». La seconde était que le fichier avait été effacé depuis. Mais comment cela avait-il pu se produire ? L’effacement impliquerait que quelqu’un avait un accès direct aux ordinateurs de l’un des plus gros conglomérats internet du monde et pouvait ensuite effacer ses traces à volonté. Cela impliquerait également — c’était obligatoire — que mes e-mails étaient surveillés.

La voix de Rick m’est revenue — « Ouah. Ç’a dû être une sacrée opération à monter. Trop grosse pour un journal. Il doit s’agir d’un coup monté par le gouvernement… » —, suivie de celle d’Amelia : « Vous vous rendez compte à quel point tout cela peut devenir grave, n’est-ce pas ? »

— Mais ce bouquin est merdique ! ai-je crié désespérément au portrait du maître baleinier victorien accroché en face du lit. Il n’y a rien là-dedans qui justifie qu’on se donne autant de mal !

Le vieux loup de mer me contemplait, impassible. J’avais rompu mon serment, semblait dire son expression, et il y avait quelqu’un, là, dehors — une force inconnue —, qui le savait.

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