J'avais enfin trouvé un appartement, pas loin du bureau. Un immeuble moderne, neuf, dénué de charme. J'y ai emménagé sans plaisir, avec résignation. Ma vie me sembla plus triste, plus solitaire que jamais. Je n'osais plus téléphoner à Frédéric. Maman était partie en voyage avec son ami Alain. Je passais des soirées entières devant la télévision ou l'écran de mon ordinateur.

Un jour, par inadvertance, j'ai cassé mes lunettes. Impossible de mettre la main sur la paire de rechange. J'avais dû la perdre lors du déménagement. J'ai téléphoné à l'ophtalmologiste qui me délivra une nouvelle ordonnance, puis je me suis rendue chez mon opticien. Celui-ci me conseilla d'aller déposer la feuille de soins directement à la sécurité sociale afin d'être remboursée plus rapidement.

Je n'avais pas remarqué que devant la caisse primaire d'assurance maladie se trouvait une prison. La seule prison de la ville. Sinistre, obsolète. Son toit recouvert de tuiles ébréchées et roussâtres semblait héberger toute la déchéance du monde.

Des rangées serrées de petites fenêtres crasseuses, souvent brisées, donnaient sur le haut mur qui encerclait le bâtiment. À travers les grillages rouillés, s'amoncelaient des cannettes de soda, des bouteilles d'eau.

En regardant la prison, je me suis souvenue que l'assassin d'Anna et des six jeunes femmes y était détenu. L'homme qui avait tué pour la première fois rue Dambre, dans « ma » chambre, vivait là, à quelques centaines de mètres de moi.

Il était là, quelque part dans cette longue bâtisse, derrière une de ces lucarnes grillagées. Que faisait-il ? Se doutait-il qu'une inconnue, debout devant la prison, pensait à lui, à ses crimes ? Une pluie fine s'était mise à tomber. La rue était déserte. Lentement, j'ai longé le haut mur d'enceinte, le regard rivé sur la rangée de fenêtres. J'ai ressenti une pulsion étrange, inexplicable ; le besoin impérieux d'effectuer à pied le tour de la prison, comme si je cherchais à délimiter de mes pas la présence de cet homme, comme si je voulais le cadenasser d'un périmètre physique, l'encercler de mon existence, de ma liberté.

De l'autre côté, la prison donnait sur un large boulevard bordé d'arbres. À travers les branches vertes, on apercevait le haut du bâtiment, plus morne, plus triste encore. Mes talons claquaient sur le trottoir mouillé. Je regardais toujours les fenêtres. Je me demandais si les détenus pouvaient voir dehors ; si lui, il pouvait me voir.

Pourquoi ai-je ressenti le besoin de faire le tour de la prison ? Anna n'était ni ma fille, ni ma sœur. Je ne la connaissais pas. Je ne l'avais jamais rencontrée. Ça n'avait pas d'importance, après tout. Il fallait le faire, tout simplement. Deux tours, lentement, le menton haussé vers les fenêtres. Mes cheveux étaient trempés, mes pieds aussi, mais je m'en fichais. J'avais presque fini le dernier tour quand une voix métallique, presque inhumaine, tonna dans mes oreilles.

— Madame ! Oui, vous, avec le manteau beige.

J'ai levé les yeux vers un mirador rendu opaque par la pluie.

— Ça fait deux fois que vous tournez autour de la prison, madame, mugit la voix dans le haut-parleur. Pourquoi ?

Que dire ? Comment expliquer ce geste ? Je ne pouvais que rester figée sur place, sous la pluie.

Une porte s'ouvrit dans le mur, et deux hommes vêtus d'uniformes sombres en sortirent. Ils se dirigèrent vers moi. Pendant un instant, j'ai pensé à fuir. Puis je me suis dit que ça ne servirait à rien. Je n'étais pas coupable, après tout. L'un des hommes me demanda des explications. Il était poli, avec des yeux clairs. L'autre se contentait de me dévisager.

— Vous allez me prendre pour une folle, je sais…

Mon rire m'a semblé forcé, presque hystérique. J'ai essayé d'expliquer, de la façon la plus claire possible, pourquoi j'avais ressenti le besoin de faire le tour de la prison. C'était à cause de cet homme, le tueur en série, il fallait que je le « borde » de mes pas, il fallait que je l'encercle, ça avait été plus fort que moi.

Les deux gardiens m'écoutaient sans dire un mot. La pluie s'était arrêtée. J'allais être en retard pour le bureau.

— Pardonnez-moi de vous poser cette question, madame, mais cet homme est-il l'assassin de votre fille ? demanda le gardien aux yeux clairs.

Je lui ai répondu que non, il n'avait pas tué ma fille. Ma fille était morte toute petite. Le gardien semblait attendre une explication supplémentaire. Mais je ne savais pas quoi ajouter. Devais je lui raconter que la première victime de cet homme avait été tuée chez moi, dans ma chambre ? Que depuis que je le savais, je ne dormais plus ?

Son collègue prit la parole.

— De temps en temps, il y a des dames qui font le tour de la prison, comme vous. Il y en a même une qui vient souvent.

— Pourquoi ? demandai-je, intriguée.

— Elle vient comme vous, pour le « boucler », c'est comme ça qu'elle nous explique ce qu'elle fait. Elle le « boucle », lui, le tueur en série. Elle fait deux, trois fois le tour de la prison, très vite. On a l'habitude, on la connaît bien maintenant. C'est une brave dame. Il a tué sa fille, Olivia.

Olivia. L'avant-dernier meurtre. Le sixième. Tout ce que j'avais lu sur Internet me revenait.

Vingt ans, blonde. Radieuse. Pleine de vie. Sur les photographies que j'avais vues d'elle, elle souriait. Elle venait de commencer son premier travail dans une agence de publicité. Son petit ami s'appelait Marc. Elle avait été retrouvée par ses parents, inquiets de ne pas avoir eu de nouvelles de leur fille depuis deux jours. Je me souvenais d'avoir lu que le père ne s'était jamais remis de ce qu'il avait vu dans la chambre à coucher d'Olivia. Il était devenu fou.

— Quand on vous a aperçue tout à l'heure sur les caméras de contrôle, poursuivit le gardien, on a cru que vous étiez la maman d'Olivia.

Pendant tout le trajet vers mon bureau, j'ai pensé à la mère d'Olivia, qui « bouclait » le meurtrier de sa fille, exactement comme je l'avais fait ce matin-là.


J'ai repris le chemin de la prison une fois par semaine. Je le « bouclais ». Je faisais un tour ou deux, rapidement. Les gardiens me connaissaient à présent. Ils me laissaient faire. Une fois, j'ai cru apercevoir la maman d'Olivia devant moi sur le boulevard. Une chevelure blonde, un long dos fin, des tennis. Était-ce elle ? Qui d'autre pouvait faire le tour de la prison ainsi ? Elle marchait plus vite que moi. Je n'arrivais pas à la rattraper.

Lors du procès, elle avait accepté de répondre aux questions des journalistes. J'avais retrouvé une de ses interviews sur Internet. Sur la photo, ses yeux étaient marron clair, de beaux yeux lumineux, et je savais que ces yeux-là avaient dû voir l'insoutenable, la vision d'Olivia égorgée. Et pourtant, elle qui avait porté cette enfant disparue, elle était encore là, et elle expliquait qu'elle devait vivre avec cette injustice. Lors du procès, alors que les autres mères s'étaient repliées sur elles-mêmes, muettes, elle avait voulu regarder l'homme dans les yeux. Elle avait voulu comprendre pourquoi il avait tué sept fois. Elle lui avait posé des questions calmes. Jamais elle n'avait perdu le contrôle d'elle-même.

La silhouette blonde s'estompait devant moi, fondue dans le gris du boulevard. J'aurais pu accélérer le pas, la rattraper, mettre la main sur son épaule. Je n'osais pas. Je suis restée derrière elle, la démarche hésitante. J'avais lu qu'elle s'était rendue au procès pour voir le dernier visage sur lequel Olivia avait posé les yeux. Pour respirer le même air que lui. Mais la vision de ce visage lui avait été insupportable. Dans la salle d'audience se retrouvaient dans un face-à-face implacable le début et la fin d'une jeune fille souriante. La personne qui lui avait donné la vie et celle qui la lui avait ôtée.

Qu'aurais-je pu lui dire ? Aurait-elle accepté de me parler ? Elle avait confié à la fin de son interview que, de temps en temps, elle allait dans un café, face à l'immeuble où sa fille avait été tuée.

Elle prenait un thé, et elle regardait les deux fenêtres du deuxième étage, là où le crime avait été commis. D'autres personnes vivaient là à présent, mais elle ne les voyait pas. Elle aimait imaginer que c'était Olivia qui bougeait derrière les rideaux, Olivia qui allumait et éteignait les lumières. Une heure plus tard, elle s'en allait. Ses amis, ses autres enfants, tentaient de la dissuader de revenir sur les lieux de la mort d'Olivia, avait-elle raconté. Ce n'était pas bon pour elle de faire ça, ils disaient, elle allait se rendre malade.

Ils ne devaient pas savoir pour la prison. Ils ne devaient pas savoir qu'elle venait ici le « boucler ». Ils ne la comprenaient pas.

Mais moi, je la comprenais.

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