Je me suis souvent demandé à quoi ressemblerait Helena, aujourd'hui. Lorsqu'il m'arrivait de croiser dans la rue une adolescente de quatorze, quinze ans, je l'observais avec attention. Je la comparais à Helena. J'imaginais une jeune fille qui aurait gardé les yeux bleutés que j'avais connus. Je l'imaginais grande, souple, avec des cheveux châtains. Elle aurait eu des lunettes, comme moi. Un appareil dentaire, gardé quelques années. Le sourire de son père. Mes longues jambes.

Quand je voyais une mère et sa fille, je me disais souvent qu'Helena et moi, on aurait été comme ça. Helena et moi, en train de faire des courses. Helena et moi, en route pour un cours de danse, un cours de gymnastique, ou de piano. Depuis mon entrevue avec le directeur, une vanne s'était ouverte en moi ; je disais son prénom à outrance. Je ne m'en lassais pas. Du Helena par-ci, du Helena par-là. Sur mes lèvres, subitement, ma fille revivait.

J'ai dit au marchand de légumes qu'Helena aimait les mandarines sans pépins, à la caissière du Franprix qu'Helena arrivait ce soir pour passer le week-end avec moi, au pharmacien qu'Helena avait un rhume des foins. Helena chaussait du 37, Helena n'aimait pas la charcuterie, Helena adorait Mister Bean. Helena était bonne en maths. Helena rêvait d'aller à New York. Helena, Helena, Helena. Ma fille. J'aimais leur dire : « Ma fille. Helena. »

Ma fille Helena. Quinze ans. Impossible de la lever le matin. Difficile de la coucher le soir. Une adolescence assez harmonieuse, sans heurts. Une certaine indépendance. Une certaine volonté. Coquette. Drôle. Secrète.

Helena aurait marché tôt, vers dix mois. Elle aurait parlé tôt, aussi, d'une voix posée, étonnamment mûre. Elle aurait eu ses règles à treize ans. Helena. Ma fille. Elle aurait souhaité acheter son premier soutien-gorge toute seule. Elle serait tombée amoureuse d'un garçon dans sa classe. Mais elle n'aurait pas voulu m'en parler. Elle aurait dit : « Je t'en parlerai si je souffre, maman. » Elle n'aimerait pas que je me dispute avec Frédéric. Elle partirait dans sa chambre et elle fermerait sa porte avec ostentation. Au dîner, elle nous dirait, lasse : « Ça y est. Vous allez divorcer. Je sais que vous allez divorcer. »

Le plus dur, c'était d'imaginer sa voix. Elle était partie trop tôt pour pouvoir m'appeler « maman ». Souvent, je l'entendais dans ma tête, ce « maman » péremptoire, impatient, tendre, joyeux. « Maman ! Où est mon jean ? » « Maman ! Y a quoi pour le dîner ? » « Maman, je peux aller chez Mélanie samedi ? S'il te plaît, maman ! » « Oh, tu m'emmerdes, maman ! » « Maman, ma petite maman. Je t'aime, maman. »

J'ai toujours voulu avoir une fille. Frédéric aussi. On avait choisi son prénom après l'échographie qui avait dévoilé son sexe. Lui voulait Lena, moi Hélène. On avait fait un compromis. Helena. Sans accent. J'étais fière de porter ce bébé. Je me disais que, plus tard, ma fille serait quelqu'un d'extraordinaire.

Je me souviens de la première fois que je l'avais blottie contre moi, après l'accouchement. Frédéric n'avait pas voulu assister à la naissance. J'étais seule avec ma fille. Elle avait été calme dans mes bras, toute douce. Elle me regardait. Je lui avais dit à voix basse : « Bonjour, jolie Helena. Je suis ta maman. Ta maman. »

Elle avait six mois à vivre.

Загрузка...