Depuis quelque temps, j'avais du mal à dormir. Le sommeil ne venait plus, ou était ponctué de rêves sanglants. J'ai pris rendez-vous avec un médecin du quartier. Je lui ai expliqué que j'avais des cauchemars, comme ceux que je faisais petite. La fatigue me perturbait. C'était devenu difficile de me concentrer sur mon travail.
Le médecin m'a posé quelques questions sur les cauchemars. J'ai décrit l'ombre noire, puis ce qui s'était passé dans la chambre d'Anna. J'ai ensuite parlé du besoin d'aller voir les lieux des crimes. En lui avouant tout ça, j'ai eu honte, comme devant chez Gisèle. Je ne pouvais pas le regarder dans les yeux.
Le docteur n'a pas eu l'air choqué. Il m'a simplement demandé pourquoi j'avais besoin de faire ce parcours. Je n'ai pas su quoi lui répondre. Je me suis sentie idiote. J'ai regardé mes mains posées sur mes genoux. Silence. Tic-tac de sa montre. Au bout de quelques minutes, il n'a plus posé de questions. J'étais soulagée.
En me donnant l'ordonnance pour des somnifères, le docteur m'a conseillé, comme Elizabeth l'avait fait, de consulter un psychiatre. Il s'est montré insistant, m'a noté le numéro d'un confrère respecté. Je lui ai promis que j'appellerais son collègue, mais je n'en avais pas l'intention. J'allais bien, après tout. Juste un peu de fatigue.
Et puis, il y a eu ce pépin, au travail. Une négligence de ma part. Un oubli. Sans doute dû au manque de sommeil. Ça ne m'était jamais arrivé. Sur un des programmes en cours, je n'avais pas effectué le bon formatage. Résultat, une semaine de retard pour toute l'entreprise. Mes collègues avaient été étonnés. C'était le genre d'erreur que faisait un débutant, certainement pas celle qu'on surnommait « Œil de Lynx ». Devant les toilettes, Sandra et Karine m'avaient glissé des regards compatissants. Il fallait peut-être que je me repose un peu, non ? Que je prenne des vitamines ? J'avais mauvaise mine, est-ce que je l'avais remarqué ? Aucune envie de les écouter. Elles devaient jubiler, au fond. Pour une fois que je faisais une bêtise.
Mon directeur s'était montré compréhensif. Avais-je besoin de vacances ? Y avait-il un problème de santé, un souci familial, dont j'aurais pu lui parler ? J'ai réfléchi avant de lui répondre. Mais non, je n'avais aucune explication. Un simple oubli. Un manque de vigilance. Le directeur avait dit que ce n'était pas mon genre, une telle erreur. Il voulait bien passer l'éponge pour cette fois.
Elizabeth était soucieuse. Elle était venue me voir après mon entrevue avec le directeur. Comment avais-je pu faire une telle « boulette » ? Moi, la tête la plus attentive du bureau, moi qui n'oubliais rien, qui passais pour une maniaque ?
Tout à coup, j'en ai eu assez de la sollicitude d'Elizabeth, de celle du directeur. J'en ai eu assez de leur voix concernée, de leurs regards préoccupés. J'ai dit à Elizabeth que je m'envoyais en l'air tous les soirs, dans toutes les positions avec Robert, et que je n'avais plus envie de me prendre la tête avec ces logiciels. L'informatique, ça me gonflait.
Elle m'a dévisagée, à la fois estomaquée et curieuse.
— On déjeune ensemble ? m'a-t-elle proposé, en me voyant prendre ma veste.
Elle devait croire que j'allais tout lui raconter, en détail. Elle en souriait d'avance. Elle attendait ça depuis longtemps. Ensuite, elle raconterait tout à Sandra et à Karine.
J'ai enfilé ma veste, puis je me suis retournée pour la regarder.
— Désolée, mais j'ai rendez-vous avec une amie.
— Une amie ?
Elizabeth a eu l'air étonné. Elle savait bien que je n'avais pas d'amies, à part elle.
— Je la connais ?
Sur le pas de la porte, j'ai lancé, avec une pointe d'effronterie :
— Non, vous ne la connaissez pas. Elle s'appelle Sabrina.