Je ne savais plus quel jour on était. J'avais perdu mes repères. La nuit s'était mal passée. Je m'étais réveillée malgré les cachets, en sursaut, gelée. J'avais eu beaucoup de mal à me rendormir. Le radio-réveil s'était déclenché comme d'habitude à sept heures, même si je n'avais plus besoin de me lever. J'aimais entendre une autre voix près de moi. Je me sentais moins seule. Je n'écoutais pas les nouvelles, juste la voix qui me réconfortait de sa présence. Qu'allais je faire aujourd'hui ? Je regrettais le bureau. J'aurais voulu y retourner, travailler, m'occuper. Il y avait beaucoup à faire, là-bas, en ce moment. Peut-être devrais je téléphoner au directeur pour lui expliquer que je m'ennuyais ? Peut-être aurait-il accepté que j'écourte mon congé maladie ?
Une voix de femme à la radio. Son timbre était bouleversé, on avait l'impression qu'elle pleurait. Malgré ma torpeur, j'ai écouté ce qu'elle disait. « Vous vous rendez compte ? Il a failli s'échapper. Cette nuit, il aurait été libre. Il a assassiné ma fille, et six autres jeunes filles, et la prochaine, ç'aurait pu être la vôtre ! Vous savez ce qu'il mérite ? Il mérite qu'on le descende comme un chien. S'il était sorti de là, c'est ce que j'aurais fait, je l'aurais retrouvé et je l'aurais tué de mes propres mains. » Le journaliste avait enchaîné : « C'était Armelle L., la maman de la jeune Anna, tuée en janvier 1992, à dix-huit ans. Maintenant, la situation au Proche-Orient. »
J'ai bondi hors du lit, traînant ma couette derrière moi dans ma hâte. Mon cœur cognait. Je me sentais à la fois paniquée et calme, comme si j'avais longtemps attendu ce moment. Comme si je le redoutais, mais que j'étais heureuse d'y être enfin. D'une main, j'ai allumé la télévision, de l'autre, l'ordinateur. Sur les deux écrans, mes yeux avaient du mal à suivre les informations qui arrivaient vers moi. « Le tueur des sept jeunes filles a failli se faire la belle. » « Des bouts de scie retrouvés dans la cellule de l'homme le plus surveillé du pays. » L'homme avait scié les barreaux de sa fenêtre. Il avait eu un complice, le prisonnier de la cellule d'à côté. Il avait failli s'échapper. C'était au milieu de la nuit dernière.
Sur une chaîne d'informations en continu, j'ai découvert le visage de la maman d'Anna. Elle était digne, malgré sa voix tremblante, malgré ses yeux pleins de larmes. Dans le reportage d'après, c'était la maman d'Olivia. Hors d'elle. Puis le père de Rebecca. Ils étaient tous là, furieux, bouleversés, choqués. Comment était-ce possible ? Que se serait-il passé s'il avait réussi à s'échapper de la prison, en pleine ville ? Les parents d'Adeline avaient vivement critiqué la vétusté de la prison. L'affaire secouait le pays. Les médias ne parlaient plus que du tueur en série. On ressassait le nom de ses victimes, la date de ses crimes. J'ai tout regardé en boucle, pendant deux heures. Puis j'ai eu mal au cœur, et j'ai coupé le son.
Dans ma douche, j'y pensais encore. Et s'il était sorti ? Et si je m'étais réveillée, et que j'avais appris qu'il était désormais libre ? Je n'ai plus pensé qu'à ces parents ébranlés. À T.J. et à la terreur qu'elle avait dû ressentir en écoutant les nouvelles. À tout ce que cette journée d'été avait fait resurgir chez ces gens. Une plaie jamais refermée. Une douleur jamais oubliée. Ce n'est pas dans l'ordre des choses, de perdre un enfant.
J'ai frissonné, comme si l'ombre noire était passée derrière mon dos.
— Allô Pascaline ?
C'était la voix d'Elizabeth. J'avais oublié d'éteindre mon portable après avoir effacé, sans les écouter, la longue série des messages.
— Je suis en bas de chez vous. Je dois vous parler.
Avant même que je puisse la dissuader, elle sonnait à la porte. J'ai ouvert.
— Mon Dieu ! La tête que vous avez !
Elle avait l'air choqué. J'ai ricané. Parce que je n'étais pas maquillée, pas coiffée, c'était ça ? Mais je n'allais pas en boîte de nuit, moi. J'étais tranquille, dans mon appartement, où elle avait fait irruption.
— Vous m'inquiétez. Que vous arrive-t-il ? Pourquoi ne répondez-vous pas à mes messages ?
J'aurais voulu qu'elle me laisse seule, pour que je puisse remonter le son et écouter les parents des jeunes filles. Il n'y avait que ça qui m'intéressait.
Elle a pris ma main.
— Écoutez, Pascaline, j'ai parlé au directeur. Au début, il n'a rien voulu me dire, puis j'ai insisté, j'ai expliqué que j'étais votre amie.
Elle a hésité. Je n'ai rien dit pour l'aider. Je tenais la télécommande et j'attendais qu'Elizabeth s'en aille. Je voulais qu'elle me lâche la main.
— Pourquoi lui avez-vous dit que votre fille a été assassinée ?
Je n'ai rien dit.
Elizabeth s'est assise sur le canapé.
— Expliquez-moi la mort de votre fille. Vous ne m'en avez jamais parlé.
Après tout, si elle voulait savoir… Pourquoi ne pas lui raconter ? Ensuite, elle me laisserait tranquille. J'aurais la paix. Elle était tout simplement curieuse, comme les autres. Alors, je lui ai parlé de cette nuit de mars. De maman et moi au cinéma. Au restaurant. De Frédéric devant son match. De comment il avait laissé Helena mourir.
Elizabeth a écouté, et elle a demandé :
— Pourquoi avez-vous dit au directeur que votre fille avait quinze ans ? C'est ça qui me fait penser que vous n'allez pas bien.
Je lui ai répondu que j'allais très bien. Elle a continué : mais non, je n'allais pas bien du tout. Je devenais folle, même. Et Robert, que j'avais failli étrangler ? Et ce mensonge au directeur ? Que m'arrivait-il, enfin ? Elle connaissait un excellent psy. Quelqu'un qui pourrait m'aider, qui allait me tirer de là.
Elle commençait à m'énerver. Ce serait bien qu'elle parte, à présent. Je voulais regarder la télévision. Elle devait s'en aller. Mais elle se montrait têtue. Il a fallu la bousculer pour la mettre dehors. Elle a crié sur le palier :
— Il faut vous faire aider, c'est grave ! Vous ne vous êtes pas remise de la mort de votre fille. Votre ex-mari n'est pas responsable. Vous devez vous faire soigner.
J'ai enfoncé mes doigts dans mes oreilles pour ne plus l'entendre. Je suis restée ainsi pendant dix minutes. Elle a fini par s'en aller. Vous ne vous êtes pas remise de la mort de votre fille. Petite conne ! Comment voulait-elle que je me remette de la mort d'Helena ? Comment peut-on se remettre de la mort d'un enfant ?
Et le visage ravagé de la maman d'Anna, qui repassait sur l'écran, me donnait raison.