L'appartement correspondait exactement à ce que je cherchais. Quarante-huit mètres carrés, quatrième étage, chambre sur cour, salon sur rue. Pierre de taille, lumière, calme. Quartier vivant, bien desservi par le métro, marché le samedi. Le loyer n'était pas donné, mais ça n'avait pas d'importance. J'aimais cet endroit. Je l'ai aimé tout de suite.

Le jeune homme de l'agence immobilière m'a appris qu'il y avait une autre personne intéressée. Un monsieur d'un âge avancé. J'ai imaginé un vieillard paisible dont le seul tort était de ne pas baisser le volume de sa télévision. Le propriétaire devait faire son choix entre un retraité voûté et une quadragénaire divorcée, sans enfants.

Dans la glace de la salle de bains, j'ai aperçu mon reflet : un fin visage à lunettes, des cheveux lisses gainés d'un Movida acajou, des salières acérées sous une peau qui commençait à se faner. Rien qui avait su retenir Frédéric. Frédéric, c'était du passé, me le répéter, encore et toujours. Nouvelle vie, nouvel appartement. Un appartement à deux stations de mon travail, c'est ce que j'ai dit au jeune homme qui m'écoutait poliment.

— Vous êtes dans quelle branche ? a-t-il demandé.

— Dans l'informatique. Je suis analyste programmeur.

Comme toujours, j'ai vu son sourire se teindre d'ennui. Une femme qui maniait le html, c'était rébarbatif, sauf si elle avait un physique.

J'ai fait un nouveau tour des lieux. La cuisine était petite, mais propre et fonctionnelle, comme la salle de bains. Le salon donnait sur les toits gris de la rue Dambre. La chambre était très calme.

— Alors, a dit le jeune homme, vous le voulez ?

J'ai regardé une dernière fois autour de moi.

Frédéric aurait-il aimé ? J'imaginais sa moue, le léger haussement d'épaules. Il aurait trouvé ça trop étriqué. Trop « bonne femme chichi ». Mais après tout, Frédéric n'était plus là pour se plaindre, pour me critiquer. J'allais vivre seule. Et pour vivre seule, il fallait que je me sente bien chez moi.

Pas question de laisser le 25, rue Dambre à un retraité. Ou à qui que ce soit, d'ailleurs.


Quelques jours plus tard, le jeune homme de l'agence m'a téléphoné pour m'annoncer que mon dossier avait été retenu par le propriétaire. Je pouvais emménager immédiatement. Frédéric avait gardé la plupart de nos meubles. Je n'en voulais plus, de ces meubles-là. Je me demandais comment sa fiancée supportait de dormir dans un lit où il m'avait fait l'amour pendant si longtemps. Je n'ai rien gardé de nos années en commun. J'avais tourné la page. Il a suffi d'acheter un lit, un canapé, un fauteuil, une armoire, une commode, une table et deux chaises. Le tout me fut livré en quelques jours. Je n'ai pas fait mettre le téléphone, mon portable suffisait. Mon seul luxe fut d'installer le câble, pour disposer d'une centaine de chaînes et pour que mon ordinateur soit relié à Internet en permanence.

Ma collègue Elizabeth était venue m'aider à monter l'armoire. Elle était costaud, malgré un air trompeur de jeune fille chétive. Elizabeth avait quinze ans de moins que moi. Jolie, amusante. Une des seules personnes avec qui je m'entendais au bureau. Malgré notre amitié grandissante, nous persistions à nous vouvoyer.

— Voulez-vous mettre l'armoire dans votre chambre, Pascaline ? Car si c'est le cas, nous devrions déjà monter l'arrière.

Le mode d'emploi de l'armoire n'eut aucun secret pour deux informaticiennes habituées aux arcanes des chiffres et des formules compliquées.

— Mal foutu, leur truc, a remarqué Elizabeth. Regardez, le bas est inversé, c'est idiot, non ?

Accroupie à ses côtés, j'ai fait oui de la tête, machinalement. Tout à coup, je ne me sentais pas bien. Une sorte de nausée, un vertige, qui m'ont fait vaciller sur mes talons.

— Vous êtes blanche, Pascaline, a dit Elizabeth.

Je me suis relevée pour m'asseoir sur le lit. Ma bouche était sèche. J'avais mal au cœur.

— Un coup de pompe, a déclaré Elizabeth. Typique, après un déménagement. Je vais vous chercher un remontant.

Assise sur le bord du lit, je frissonnais. Un rhume ? Une grippe ? Le stress du déménagement ? Elizabeth m'a tendu un verre de vin rouge.

— Allez, buvez et reposez-vous. Je vais continuer avec l'armoire.

Je l'ai regardée s'affairer. Comme elle était gentille. Je pensais déjà au cadeau que j'allais lui faire. Quelque chose qu'elle apprécierait… Une bougie parfumée ? Ou alors un disque compact, un livre. Je ne connaissais pas bien ses goûts.

Elizabeth avait enlevé son pull. Elle était en T-shirt, les bras nus. Comment pouvait-elle avoir chaud alors que je grelottais à ses côtés ? Ce devait être une grippe. Je me suis levée pour aller dans le salon. Je me suis allongée sur le canapé. Peu à peu, le malaise s'est estompé.

Après en avoir terminé avec l'armoire, Elizabeth est venue me rejoindre. Elle m'a demandé si j'allais mieux.

J'ai fait un geste de la main.

— Oui, merci, ça doit être la fatigue. Rien de plus.


Première nuit rue Dambre. J'étais bien. Première nuit de ma nouvelle vie. J'avais tant de projets. Voyager, lire, découvrir toutes sortes de choses. Et puis, avant tout, changer de tête, aller chez le coiffeur, bannir mes lunettes pour adopter des lentilles de contact. Une nouvelle garde-robe, aussi. Il fallait tout transformer. Mettre des choses plus attirantes. Oser. Aller de l'avant. Redevenir jolie. Car je l'avais été. Ce n'était pas parce que je n'avais plus de mari qu'il fallait se résoudre à ressembler à une vieille fille. Au travail aussi, il fallait tout changer. Il n'y avait pas qu'Elizabeth, au bureau. Je devais sortir de mon carcan, m'ouvrir aux autres. Me faire de nouveaux amis.

Mon dîner devant la télévision me remplissait d'une joie simple. Un œuf cocotte à la crème, une tranche de jambon fumé, du Boursin et du pain, une compote de pomme, un verre de bordeaux Frédéric et ses steaks sanguinolents étaient loin. Les poêles grasses dans l'évier. L'odeur de graillon dans mes cheveux. Ne plus penser à Frédéric. Mais même en fermant les écoutilles comme on éteint un ordinateur, sa voix revenait. Ma pauvre Pascaline. Tu as si peu d'imagination. Tu es si terre à terre. Si ennuyeuse. Ça ne t'arrive jamais de rêver ? D'imaginer une autre vie ?

Le portable a sonné, effaçant la voix de Frédéric. C'était celle de ma mère, à présent. « Oui, maman, tout va bien. Tout est installé, c'est très confortable. Non, je n'ai besoin de rien. C'est ça, maman. Promis. Bonsoir, maman ! »

J'avais installé la télévision sur une table basse, en face du canapé. Télécommande à la main, je zappais d'une chaîne à l'autre. C'était ainsi que je me détendais. Je lisais peu. J'avais acheté une pile de romans, toujours dans les cartons. Dans ma « nouvelle vie », je me voyais lire.

Jusqu'à tard dans la nuit, j'ai regardé des bribes de films, de séries, de clips vidéo, d'interviews. Les paupières lourdes, je suis allée dans la chambre. J'ai réglé mon réveil pour sept heures et ôté mes lunettes que j'ai rangées dans leur étui de cuir rigide.

En attendant le sommeil, je me suis rendue compte que j'avais toujours cette espèce de mal de cœur, cette étrange nausée ressentie lorsque Elizabeth m'avait aidée à monter l'armoire.


Ma première nuit se passa mal. Je n'étais pas inquiète. Ça m'arrivait parfois, dans un nouvel endroit : j'avais cherché mes repères, je ne m'étais plus souvenue où j'étais. Mais les deuxième et troisième nuits furent tout aussi blanches. Ça m'agaçait. Il était si parfait, ce petit appartement. Pas de bruit, pas de trouble de voisinage. Alors pourquoi ces réveils nocturnes ? Pourquoi ces frissons ? L'estomac noué, les tympans bourdonnants ?

Je ne comprenais pas l'origine de mes malaises. À la pharmacie, on m'avait donné des fortifiants à base de plantes. Mais j'avais l'impression qu'ils ne faisaient qu'accroître mes symptômes.

J'ai fini par constater une chose bizarre. Au bureau, je me sentais bien. Ni frissons ni nausée. Le vertige me prenait dès que j'arrivais chez moi. Je refusais de croire que c'était lié à mon appartement. Cet appartement, c'était mon nouveau départ. Ma nouvelle chance. Rien ne pouvait les gâcher. Alors je faisais avec.

Tout ça venait certainement du fait que j'étais seule, sans amour. Les femmes qui s'endorment chaque soir avec un homme à leur côté n'ont jamais froid aux pieds, mal au cœur, mal au ventre, c'est connu. Il fallait que j'accepte ces désagréments pour le reste de ma vie. Ce n'était pas à quarante ans passés que j'allais rencontrer l'âme sœur. L'avantage d'être dénuée d'imagination, c'est qu'on est doté d'une certaine lucidité envers soi-même.

Mais cette solitude me creusait. Elle me dévorait. Et comme toujours, c'était à Frédéric que je pensais dans ces moments-là. Il me manquait. La chaleur de son corps dans le lit. Ses pulls roulés en boule sur le canapé. L'odeur de son after-shave dans la salle de bains. Lui n'était pas seul. Il avait refait sa vie. Il aurait sûrement des enfants avec sa fiancée. Avec moi, ça n'avait pas marché. Rien n'avait marché.

J'ai lutté contre l'envie d'entendre sa voix. Parfois, quand le manque de lui devenait trop tenace, je faisais une chose idiote, une chose de jeune fille, j'appelais sa messagerie vocale, juste pour l'écouter me demander de laisser un message, ce que je ne faisais jamais. Juste pour entendre sa voix.

Pendant deux jours, je suis parvenue à me maîtriser. Je ne l'ai pas appelé. Mais le troisième soir, vers onze heures, je ne pouvais plus résister. J'ai composé les dix chiffres que je connaissais par cœur. Je m'attendais à tomber sur sa messagerie, car il ne branchait pas son portable le soir, mais ce fut lui qui me répondit. J'étais trop surprise pour raccrocher et comme mon numéro s'était affiché sur son écran de téléphone, je l'ai entendu dire : « Tiens, bonsoir Pascaline, comment vas-tu ? »

Il avait sa voix joviale des jours heureux. Je lui ai répondu d'une voix tout aussi joviale (alors que je n'avais qu'une envie, crier que j'allais mal parce que je l'aimais toujours, et que je crevais de tristesse dans mon lit neuf tellement il me manquait) : « Très bien, et toi ? » Il était en voiture, avec elle. Ils rentraient d'un dîner vers leur maison en banlieue. Je lui ai dit que j'avais déménagé, et que je lui enverrai un e-mail avec ma nouvelle adresse.

— Tu es dans quel coin ? m'a-t-il dit, avec le ton poli et désintéressé du jeune homme de l'agence immobilière.

— Rue Dambre, dans un joli deux-pièces.

— Rue Dambre, répéta-t-il.

Puis j'ai entendu sa voix à elle. Elle a ri en murmurant quelque chose. Frédéric a ri aussi : « Muriel dit qu'il y a eu un assassinat rue Dambre. Tu devrais faire attention, c'est visiblement un quartier à risques. Je rentre dans un tunnel, ça va couper, à bientôt ! »

Le coup du tunnel, il me le faisait souvent. J'ai raccroché. Je pensais à elle, à cette femme sans visage qui m'avait volé mon mari. Je me suis demandé si elle l'appelait « Fred », comme moi. Était-elle belle ? Sûrement. Je la détestais.


Je n'ai plus du tout pensé à cette histoire d'assassinat. Jusqu'au matin où j'ai croisé dans l'entrée de l'immeuble une dame qui me salua poliment et se présenta comme la voisine du second.

— Vous arrivez tout de même à bien dormir ? m'a-t-elle demandé avec sollicitude, et une curiosité un peu malsaine.

J'ai trouvé sa question surprenante. Que voulait-elle dire ?

— Vous êtes certainement au courant, a-t-elle embrayé.

— Au courant de quoi, madame ?

La dame a glapi.

— Le meurtre… Dans votre appartement… On ne vous a rien dit ?

J'ai senti mon visage devenir blanc. Impossible d'articuler un mot. J'ai bousculé la dame pour sortir de l'immeuble le plus vite possible. J'avais chaud. Un trou au creux du ventre. Dans le métro, je me suis rendu compte que j'avais du mal à respirer.

En arrivant au bureau, j'ai à peine salué mes collègues. J'ai allumé l'ordinateur, mon manteau encore sur le dos. Une fois connectée sur Internet, j'ai tapé « rue Dambre meurtre assassinat ». Le disque dur a crépité, les moteurs de recherche se sont mis au travail, les informations ont été traquées, analysées, puis listées sur mon écran.

Huit réponses. Un tueur en série assassine sa première victime rue Dambre en 1992 / Meurtre rue Dambre : le premier d'une série sanglante / Anna, 18 ans, violée et tuée rue Dambre : la première victime d'un serial killer qui terrorise la capitale. Etc... etc.

Comme dans un autre monde, j'ai lu tout ce qu'il y avait à lire sur les meurtres de sept jeunes filles. Leur assassin avait finalement été arrêté en 1999. Il avait ensuite été condamné à la perpétuité deux ans plus tard. J'avais bien sûr entendu parler de cette affaire, mais je n'avais pas retenu qu'une des victimes habitait ma nouvelle rue.

Anna L. Il y avait sa photo, comme celles de toutes les autres jeunes filles assassinées par cet homme. Étudiante. Jolie. De longs cheveux châtains. Il l'avait suivie dans la rue Dambre, il l'avait menacée d'un couteau, il l'avait forcée à monter, à ouvrir sa porte, et puis. Et puis. On l'avait retrouvée ligotée sur le lit. La gorge tranchée. Après elle, sur une période de six ans, l'homme avait impunément tué six autres jeunes filles, toujours de la même façon.

Le premier meurtre, c'était chez moi. Ce premier meurtre avait été la matrice de tous les autres à suivre. Le modèle, en quelque sorte. Et c'étaient les murs de ma chambre qui avaient vu éclore cette genèse affreuse. Mes murs étaient porteurs d'horreur.

La voix d'Elizabeth m'a fait sursauter.

— Ça va, Pascaline ? Vous n'avez pas dit un mot depuis ce matin. Vous venez déjeuner ?

J'avais passé la matinée entière à m'informer sur les meurtres.


Muriel avait donc raison. Il y avait bien eu un meurtre dans mon appartement. La jeune Anna avait été tuée dans ma chambre.

Il y avait eu un assassinat. Mais ça ne me concernait pas. C'était du passé. C'était fini. Alors pourquoi y revenir sans cesse ? Pourquoi y penser autant ? J'en parlai à Elizabeth pendant notre pause déjeuner.

— Vous savez, a dit Elizabeth la bouche pleine, moi, ça ne me ferait ni chaud, ni froid. Dans un de mes anciens studios, un type s'était suicidé dans la salle de bains avant que j'emménage. Je n'y pensais jamais.

Je me suis efforcée alors de ne plus me tracasser avec cette histoire. Il fallait faire comme Elizabeth.

« Ni chaud, ni froid. » Continuer à vivre comme si de rien n'était dans mon nouvel appartement. Les gens mouraient partout, dans des maisons, des hôpitaux, des usines, sur des autoroutes, des plages, des pistes de ski. C'était ainsi. Il ne fallait pas que je me laisse impressionner.

Mais sur le chemin du retour, je n'ai fait que penser au meurtre.

À ce qui m'attendait dans la chambre, maintenant que je savais.

Загрузка...