Le directeur avait insisté pour que je prenne quinze jours de congé maladie. Du jour au lendemain, je m'étais retrouvée à la maison. Je me suis sentie désœuvrée, vidée. Je ne savais pas quoi faire de mes journées. Au début, je dormais les après-midi.

Puis, j'ai pensé à mon parcours. Les immeubles des jeunes filles. Il ne me restait plus que Rebecca, le dernier meurtre. J'avais enfin le temps, maintenant, de terminer ce parcours. J'étais contente, soulagée. Enfin quelque chose à faire. Quelque chose d'important. Une vraie mission.

Je me souviens d'avoir vu le père de Rebecca à la télévision, lors du procès. Il vivait à l'étranger, à présent. Il n'avait pas pu rester dans la ville où sa fille unique avait été tuée. Joachim G., sur les photos trouvées sur Internet, avait l'air d'un jeune homme. Il ne faisait pas ses quarante-cinq ans.

Une interview, débusquée sur un site web américain, m'a émue. Joachim G. racontait que ses grands-parents et son père, David, qui avait dix ans à l'époque, avaient été arrêtés à Paris en juillet 1942 et parqués au Vel d'Hiv. C'était le patriarche, Saül, qui avait poussé son fils David vers la sortie. Il lui avait ordonné de dissimuler son étoile, de filer. Pendant trois jours, David s'était caché dans les rues de Paris. Puis il avait trouvé refuge chez un ami. Ses parents et sa grande sœur, Ruth, avaient été déportés à Drancy, puis à Auschwitz. Il ne les avait jamais revus. La famille de son ami l'avait élevé. En 1952, David avait rencontré celle qui allait devenir sa femme, Ida. Ils avaient eu un fils, Joachim. Vingt ans plus tard, Joachim épousa Sarah, avec qui il eut Rebecca. Mais le sort n'avait pas fini de s'acharner sur la famille G. Sarah était morte dans un accident de voiture. Rebecca, quatre ans, en était sortie indemne.

Je ne pouvais pas m'empêcher d'admirer cet homme qui avait tant perdu – ses grands-parents et sa tante aux mains des nazis, sa femme dans un accident, sa fille assassinée par un tueur en série –, et qui restait courageux et lucide.

Bizarrement, ce n'était pas devant l'immeuble de Rebecca que j'ai voulu me rendre pour clore mon parcours. Non, cette fois, c'était différent. Il fallait que j'aille rue Nélaton, le 16 juillet, la date anniversaire de la rafle du Vel d'Hiv. Je n'avais jamais été dans cette rue, ou alors je n'en avais pas le souvenir. Je ne savais même pas à quoi elle ressemblait. Pourtant, elle n'était pas loin de chez moi. J'ai eu besoin de voir cette rue. Voir si des traces de ce qui s'était passé là subsistaient.

Dans le métro aérien, avant de descendre à Bir-Hakeim, j'ai pensé au nombre de fois où Rebecca avait échappé à la mort. David, son futur grand-père, avait réussi à fuir l'enfer du Vel d'Hiv. S'il y était resté, il aurait été exterminé comme les autres. Rebecca n'aurait pas existé. Plus tard, Sarah, sa mère, avait succombé à un accident. Rebecca, elle, n'avait rien eu.

Il aura fallu qu'un homme que j'avais appris à haïr, sans jamais avoir posé les yeux sur lui, sans jamais avoir entendu le son de sa voix, se trouve par une nuit de printemps, sur une grande avenue, à la sortie d'un cinéma.


Rue Nélaton. Il ne subsiste rien du Vel d'Hiv. C'est le ministère de l'intérieur qui le remplace, une masse moderne qui mange tout un côté de la rue. En face, des immeubles anciens, datant de 1890, de 1910. Des immeubles qui ont tout vu de la rafle. Des immeubles qui devaient se souvenir. Il m'a semblé que les bâtisses dans mon dos exsudaient une tristesse indicible, et qu'il n'y avait que moi pour capter leurs stigmates. Il n'y avait que moi pour écouter et comprendre la mémoire des murs.

Je suis restée quelques instants sur le trottoir, à essayer d'imaginer ce qu'avait pu être la journée du jeudi 16 juillet 42. Cohue, cris, sifflets. Incessant ballet d'autocars, déversement ininterrompu d'une cohorte fatiguée et craintive. Chaleur, poussière, désespoir. Aux fenêtres des immeubles de la rue Nélaton et du boulevard de Grenelle, les habitants du quartier avaient dû contempler le défilé de familles encombrées de baluchons faits à la hâte, d'enfants apeurés. J'imaginais leur indifférence, leur compassion, leur résignation. Combien d'entre eux avaient essayé de cacher une famille, un enfant, un bébé ? Combien d'entre eux, aux premières loges sous les portes cochères de la rue Nélaton, avaient tenté l'impossible : sauver un de ces inconnus marqués de l'étoile jaune ? Et moi, si j'avais été là, sur un trottoir, sur un balcon, est-ce que j'aurais trouvé le courage de le faire ?

Autour de moi, les gens marchaient vite, tête basse, visage fermé. Ils allaient tous travailler. Ils pensaient à la journée qui les attendait, aux coups de fils à passer, aux rendez-vous de la matinée. Ils pensaient à ce qu'ils allaient manger tout à l'heure pour le déjeuner. Ils ne se souvenaient pas du 16 juillet 42. Personne ne se souciait du passé. Personne ne se souvenait des enfants qui pleuraient, du vélodrome étouffant, bondé, fétide. Pas d'eau, pas de vivres, pas de sanitaires. Personne ne se rappelait ce qui s'était passé ici, il y avait soixante ans. Comment était-ce possible qu'on ne se souvienne pas ?

Existait-il encore quelqu'un, dans ces immeubles du côté ancien de la rue Nélaton, pour me raconter le « jeudi noir » ? Quelqu'un qui avait tout vu, et qui se souvenait ? Oui, il y avait la mère du marchand de journaux, m'a dit le patron du café au coin de la rue Nocard. Elle avait quatre-vingt-quinze ans et toute sa tête. Elle aurait pu vous raconter, elle avait trente-cinq ans en 42. Mais elle est morte la semaine dernière.

À droite, sur le boulevard de Grenelle, au-dessus ; d'un petit jardin, j'ai trouvé une plaque du souvenir. Je me suis approchée pour la lire :


« Les 16 et 17 juillet 1942, 13 152 juifs furent arrêtés dans Paris et sa banlieue, déportés et assassinés à Auschwitz. Dans le Vélodrome d'Hiver qui s'élevait ici, 4 115 enfants, 2 916 femmes et 1 129 hommes furent ; parqués dans des conditions inhumaines par la police du gouvernement de Vichy, sur ordre des occupants nazis. Que ceux qui ont tenté de leur venir en aide soient remerciés. Passant, souviens-toi ! ».


J'ai remarqué quelques grands bouquets de fleurs posés sur le gazon, sous la plaque. Des fleurs fraîches, qu'on venait d'apporter. J'ai voulu m'avancer pour lire ce qui était écrit sur les emballages. Mais le jardin était fermé d'un portail qui ne s'ouvrait pas. Sans doute fallait-il déranger le policier qui somnolait au soleil dans son box. Je n'ai pas osé. Sur un des bouquets, j'ai déchiffré la phrase suivante : « A mes grands-parents, à ma tante, qui avait 14 ans le 16 juillet 1942. »

Et puis, la brise a fait bouger l'un des longs rubans blancs, et je suis presque certaine d'y avoir lu en une fraction de seconde : « À la mémoire de ma fille, Rebecca. »

J'ai regardé autour de moi, pour voir si quelqu'un quittait les lieux. Mais dans la foule indifférente du boulevard de Grenelle, je n'ai vu personne qui ressemblait à Joachim G. Je me suis sentie triste, désemparée.

J'aurais voulu lui dire que moi aussi je pensais à Rebecca, que moi aussi j'étais venue ici ce matin pour Rebecca. J'ai posé la rose contre le portail, et je suis partie.

Mon parcours était fini. Mais je n'en ressentais aucun soulagement.

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